Segal, Eyal (2015) - L_école de Tel Aviv, Une Approche Rhétorique Et Fonctionnaliste Du Récit

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    Cahiers de Narratologie28 (2015)Le rcit comme acte cognitif

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    Eyal Segal

    Lcole de Tel Aviv, une approcherhtorique et fonctionnaliste du rcit

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    Rfrence lectronique

    Eyal Segal, Lcole de Tel Aviv, une approche rhtorique et fonctionnaliste du rcit ,Cahiers de Narratologie

    [En ligne], 28 | 2015, mis en ligne le 29 octobre 2015, consult le 02 novembre 2015. URL : http://narratologie.revues.org/7289 ; DOI : 10.4000/narratologie.7289

    diteur : REVELhttp://narratologie.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur :http://narratologie.revues.org/7289Document gnr automatiquement le 02 novembre 2015.Article L.111-1 du Code de la proprit intellectuelle.

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    Traduction de Raphal Baroni*1 Dans cet essai, je voudrais donner un bref aperu dune orientation importante de la

    narratologie incarne par les travaux de plusieurs thoriciens du rcit israliens qui sont tousassocis au Dpartement de potique et de littrature compare (DPCL) lUniversit de TelAviv. Ce dpartement a t fond par Benjamin Hrushovski au milieu des annes soixante, eta commenc avoir un impact international partir du milieu des annes soixante-dix avecla fondation en 1975 de lInstitut Porter pour la potique et la smiotique et le lancement dedeux revues anglophones, lphmrePTL(Poetics and Theory of Literature) et son successeurPoetics Today(pour plus de dtails historiques, voir McHale & Segal 2015 : 196-200). Cecitant pos, je commencerai par formuler quelques-uns des principes de base guidant lapprochedu rcit et en fait de la littrature en gnral propre ce que je dsignerai comme lcole

    de Tel Aviv.2 La cl de vote de cette approche est la conception que le rcit est avant tout et essentiellement

    un acte communicatif. Dans les premiers stades de son dveloppement, cest--dire dans lesannes soixante et au dbut des annes soixante-dix, cette approche recoupait de faon vidente la fois louvrage influent de Wayne BoothRhetoric of Fiction(1961) et ce quon a appelles thories de la rception . Cette dernire orientation sest dveloppe simultanment enplusieurs endroits je mentionnerai des dveloppements aussi varis que les crits de StanleyFish (1980), larticle La mort de lauteur (cens conduire la naissance du lecteur )et louvrage S/Z de Roland Barthes (1968 ; 1970), les travaux de lcole de Constance(notamment Iser 1974 et Jauss 1977) et mme linfluente prsentation du structuralisme parJonathan Culler dans Structuralist Poetics (1975), que je dcrirais comme une rinterprtation

    du structuralisme travers la perspective de la rception, point de vue qui prend forme dans leconcept de comptence littraire . Quoi quil en soit, mon but nest pas dtablir les dateset les dtails exacts de cette mergence mais de poser les fondements pour une comparaisonsur une large chelle.

    3 Comme toutes ces approches, les travaux produits par les membres de lcole de Tel Avivse centrent sur lactivit du lecteur et, plus prcisment, sur la dynamique du processus de lalecture. Je voudrais nanmoins prciser que, comparativement ces modles, l approche deTel Aviv se prsente comme une conceptualisation plus quilibre de lacte communicatif,car elle tient compte de ses deux versants ou participants le lecteur, pour qui le texte estconstruit, et lauteur (implicite), qui a model le texte dans le but datteindre ses objectifscommunicationnels. Un exemple clair de cette tendance peut tre trouv dans larticle

    fondateur Le roi travers un regard ironique ( The King through Ironic Eyes , publiune premire fois en hbreux en 1968) crit conjointement par Meir Sternberg et MenakhemPerry, qui propose une lecture serre de lhistoire biblique de David, Urie et Bath-Shba dansle livre de Samuel. Larticle inclut une discussion extensive sur lactivit de comblement deslacunes textuelles [gap-filling] par le lecteur une activit que cette histoire biblique dramatiseparticulirement cause de son style trs laconique, qui laisse beaucoup despace pour unereconstruction par le lecteur de ses significations implicites. Cependant, conjointement laccent mis par Sternberg et Perry sur lactivit du lecteur dans ce contexte, ils ne cessentde souligner galement les diffrentes manires dont le texte contrle et oriente au moinsjusqu un certain point cette activit1.

    4 De ce point de vue, le travail ralis par la narratologie de Tel Aviv et en particulier parMeir Sternberg peut tre qualifi dans les grandes lignes comme le prolongement duneorientation rhtorique telle que la concevait Wayne Booth. Cependant, lobsession de Boothpour la question du jugement thique le conduit se focaliser sur la construction du point

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    de vue , lexclusion de pratiquement tous les autres aspects de la narrativit. linverse, la rhtorique telle quelle est pratique par lcole de Tel Aviv est beaucoup plus ouverte etinclut, en principe, tout ce qui est communiqu par le texte et ce qui influence (ou est perupar) le lecteur.

    5 Cette orientation rhtorique est solidaire dune approche fonctionnaliste. Au lien desimplement dcrire et classifier des formes, la narratologie de Tel Aviv explore leurs buts etmotivations, guide en cela par le Principe de Prote [ Proteus Principle ] tel quil a t

    formul par Meir Sternberg. Selon ce principe, il ny a pas de forfaits [package deals] dansle rcit (ou dans la communication en gnral) et pour cette raison, les rapports entre les traitsou les formes apparentes et leurs effets ou fonctions sont variables. Dans diffrents contextes,les mmes formes pourraient remplir des fonctions diffrentes et une mme fonction peut treremplie (ou un mme effet peut tre cr) par diffrentes formes.

    6 Dans ce qui va suivre, je voudrais prsenter un chantillon du travail ralis par la narratologiede Tel Aviv, de manire fournir, en relation avec diffrents thmes, quelques mises enoeuvres concrtes de ce que jai voqu jusquici. Je commencerai avec ltude par TamarYacobi de ce qui est habituellement considr comme une question relative au point de vue :la narration non-fiable. Ensuite, je passerai aux travaux de Meir Sternberg qui sattachent une question que lon associe gnralement lintrigue : la dfinition du rcit et de la narrativit.

    Enfin, je voudrais brivement prsenter les bases de ma propre tude de la clture narrative,qui peut tre considre comme une application et une extension du concept de narrativitdvelopp par Sternberg et donc cest du moins mon espoir comme un exemple de laproductivit de son approche.

    7 La conception que se fait Tamar Yacobi (1981, 1987, 2001, 2005) de la narration non-fiablediffre fondamentalement des autres approches de ce phnomne (en commenant par celle deWayne Booth) car elle ne la considre pas comme un trait de caractre fixe qui serait attach auportrait dun narrateur, mais plutt comme une hypothse formule par le lecteur de manire rsoudre une srie de problmes textuels. En tant que telle, la postulation de la non-fiabilitest toujours un acte interprtatif et hypothtique. Par un tel acte, nous (lecteurs) mettons enbranle un mcanisme intgratif qui amne des lments discordants former une structurecohrente que nous attribuons la singularit du discoureur ou de lobservateur travers lamdiations duquel le monde est reprsent. Les dficiences du mdiateur cest--dire sonincomptence, son manque de sincrit, son ignorance, son manque de discernement quelon parvient expliquer par ce biais, sont alors utilises pour accomplir diffrentes vises :rhtorique (notamment la production dironie), psychologique, thmatique, etc. Et par unehypothse de congruit inverse, nous pouvons dduire et expliquer ce que serait une narrationfiable.

    8 Ce mcanisme dintgration perspectivale [perspectival integration] nest, en fait, quunepossibilit parmi dautres types de mcanismes (ou de logiques) possibles de rsolution, qui setrouvent en comptition et qui peuvent tre activs par le lecteur. Les quatre autres mcanismessont les suivants :

    9 - Le mcanisme gntique qui attribue les trangets et les incohrences de la fiction la

    production du texte et ses circonstances. Pour dire les choses brutalement, cela met lafaute sur lauteur . Ce mcanisme est en fait, dans certains cas, assez proche du mcanisme perspectival en ce que lui aussi fait porter la responsabilit des trangets textuelles surquelquun qui est associ lhistoire raconte. Il y a cependant une diffrence dans lidentitde la personne responsable. Une explication gntique impute souvent lauteur une certaineperte de contrle sur le texte, alors que lhypothse dun narrateur faillible conduit attribuer lauteur, en tant que communicateur qui se cache derrire la scne, une matrise ironique.- Le mcanisme gnrique qui fait appel un certain modle de ralit (ou une simplificationde cette dernire) qui est encod en fonction de conventions gnriques ; il sagit par exemplede la libert causale propre la comdie, qui soppose une logique plus stricte qui seraittypique de lintrigue tragique.

    - Le mcanisme fonctionnel qui impose un ordre sur la dviance en postulant que certains butsla requirent ou la justifient.

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    - Le mcanisme existentiel qui rattache les incongruits la dimension objective dumonde fictif et sa logique interne notamment les canons de la probabilit, qui scartentsensiblement de ceux propres la ralit.

    10 Je voudrais insister sur quelques-uns des bnfices que lon peut tirer de lapproche de Yacobi.Premirement, dans lide articule plus haut selon le Principe de Prote de briserles liens automatiques entre forme et fonction, cette approche vite certaines assimilationsfcheuses, qui prvalent encore dans la caractrisation du narrateur. Parmi elles, celle qui est

    la plus courante concerne la postulation dun rapport automatique entre, dune part, la nonfiabilit et la narration homodigtique ou la premire personne et, dautre part, entre lafiabilit et la narration htrodigtique ou la troisime personne (ce point est dveloppdans Yacobi 2001).

    11 De plus, lapproche de Yacobi place la question de la non fiabilit dans un contexte plus largeque dhabitude, ce qui lui permet, entre autres choses, de dcrire et de mettre en relation despostures interprtatives divergentes concernant un mme texte, en les abordant sous langledune thorie de linterprtation large spectre qui reste malgr tout spcifiquement orientevers la narration elle-mme. On peut trouver un exemple de ce type, sur une grande chelle,dans une tude de cas portant sur la rception de La Sonate Kreutzerde Tolsto (Yacobi2005), ce texte ayant gnr une riche polmique en ce qui concerne la question de la fiabilit

    du narrateur. Pour rester bref, je voudrais dmontrer lintrt de cette approche en me fondantsur une autre controverse interprtative fameuse, concernant le livre de Henry JamesLe Tourdcrou. La controverse se concentre sur la question de savoir si les fantmes qui apparaissentdans lhistoire de la gouvernante sont rels ou sils sont le produit de limagination nvrotiquede la narratrice. Dans les termes du modle de Yacobi, il sagit dun cas vident de conflit entrele mcanisme dintgration perspectivale, qui explique (ou, pour les pro-apparitionnistes, quifeint dexpliquer) que les fantmes sont le produit dune narration non fiable, et le mcanismeexistentiel, qui attribue aux fantmes une existence objective dans le monde reprsent parle texte. Ce dernier mcanisme est tay, dans ce cas prcis, par le mcanisme gnrique del histoire de fantme et par le canon spcifique de probabilit qui lui est associ.

    12 Quoi quil en soit, la controverse entourant le rcit de Henry James ne sarrte pas l, tantdonn qu un certain stade de son dveloppement, une autre hypothse a acquis un statutdominant, statut dont je pense quelle jouit encore aujourdhui. Cette hypothse maintientque le texte est systmatiquement ambigu, et que le dbat entre les interprtations opposesque jai mentionnes ci-dessus nest en fait que le reflet de cette ambigut structurale quiest au principe de son organisation. Ainsi, cette mta-hypothse (pour le dire ainsi),motive le statut problmatique des fantmes par un autre mcanisme dintgration, savoir lemcanisme fonctionnel, qui place lambigut comme la finalit de luvre2.

    13 Je voudrais maintenant me tourner vers les travaux de Meir Sternberg, qui portent sur ladfinition et la comprhension du rcit, et en particulier de la narrativit de ce qui

    constitue lessence dun rcit3.14 Contrairement la plupart des approches narratologiques, celle de Sternberg dfinit lessence

    du rcit non pas en termes mimtiques, dans laction reprsente ou narre, mais plutt en

    termes rhtoriques et communicationnels, relatifs lintrt du rcit. Cet intrt est suscitchez le lecteur par la cration de lacunes informationnelles concernant nimporte quel aspectdu monde reprsent que ce soit un vnement, un motif dagir, un trait de caractre, unerelation, un point de vue, une image de la socit ou mme un modle complet de ralit.Fondamentalement, ces lacunes rsultent de linteraction entre deux temporalits : celle dela squence des vnements reprsents (semblable la vie) et celle de leur dvoilementartistique, travers la squence du raconter/lire ; ou, en abrg, le mimtique et le textuel.Sternberg dfinit trois types dintrts narratifs fondamentaux, en fonction des combinaisonspossibles entre ces deux niveaux squentiels (voir tableau infra). On peut dfinir les diffrentesentres de ce tableau en fonction de deux types de questions : 1. Est-ce que linformationcache au lecteur appartient au futur ou au pass (les deux perspectives temporelles tant

    relies avec ce qui est peru, un point donn de la squence textuelle, comme le prsent

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    du rcit) ? 2. Le lecteur est-il conscient quune information lui est dissimule ? (en dautrestermes, sait-il ou elle quil ou elle ne sait pas quelque chose ?)

    15 La conscience de ne pas savoir quelque chose cre une attente portant sur linformationmanquante, qui se transforme soit en suspense si la lacune est situe dans le futur du rcit, soit en curiosit si la lacune porte sur le pass.

    16 Nanmoins, si le lecteur nest pas au courant quune lacune existe, cette dernire deviendraeffective ou perceptible seulement au moment ou elle sera rvle de manire impromptue,

    crant ainsi de la surprise. Nous voyons que seulement trois des quatre cases ci-dessous sontremplies, ce qui rvle une asymtrie de base entre le pass et le futur : il est vident que lonne peut pas tre surpris par quelque chose qui nest pas encore arriv.

    17 Les trois types principaux de lintrt du rcitFutur Pass

    Suspense(Prospection) Curiosit(Rtrospection) Attente (Connaissance d'une lacune)

    X Surprise(Recognition)Absence d'attente (Ignorance de lalacune)

    18 Dans ce contexte, il peut tre utile de tracer une distinction supplmentaire entre deuxtypes de surprise. Quand lexistence dune lacune dans ce qui tait prcdemment considrcomme un pass pleinement rvl est dcouverte, la lacune elle-mme peut tre comble

    immdiatement, mais elle peut aussi rester ouverte (ou pour le moins elle peut ne pastre comble sans ambigut), ce qui cre par consquent de la curiosit. Par exemple, ladcouverte soudaine de lexistence dun secret obscur dans le pass dun personnage peutsurvenir pendant la rvlation du secret lui-mme, ou laisser la nature de ce secret inconnu.Dans les deux cas, il y aura de la surprise, mais ce nest que dans le second quelle laisseraou gnrera une trace de curiosit.

    19 En somme, ces trois types principaux dintrt narratif mettent en lumire des fonctionnementsqui distinguent la narrativit de toute autre forme de discours, et un texte dans lequel de telstraits dominent (isolment ou en combinaison) peut tre dcrits comme un rcit.

    20 Je voudrais montrer brivement la diffrence qui existe entre une approche du rcit de ce genre, la fois rhtorique et fonctionnelle, qui met laccent sur les mcanismes de lintrt narratif, et

    une autre approche narratologique trs influente, celle de Grard Genette, qui se fonde sur unetaxinomie de formes. Je me concentrerai en particulier sur le phnomne que Genette appellela prolepse . Au dbut de son chapitre sur l Ordre dansDiscours du rcit(1972), Genettedfinit la prolepse comme une manuvre narrative consistant narrer ou voquer davanceun vnement ultrieur (p. 82). Quand il en vient analyser cette figure dans le dtail, il meten vidence des cas o des vnements appartenant au futur du rcit sont raconts de manireanticipe par rapport leur situation naturelle dans lordre chronologique, que ce soit demanire dtaille, ou au contraire brivement, comme des annonces ou amorces ; ilsubdivise et classifie les cas de figure selon diverses sous-catgories : suivant que la prolepseest externe ou interne lhistoire, suivant sa porte, son extension, etc.

    21 Il sagit dune procdure danalyse trs naturelle et qui nest pas problmatique en elle-

    mme. Nanmoins, quand on aborde la prolepse non en tant que forme textuelle ouen tant quopration spcifique (lopration de faire une annonce anticipe) mais pluttsous langle dune approche fonctionnaliste qui consiste analyser la fonction proleptiqueconsistant rvler des lments futurs de lhistoire au lecteur limage change radicalement.Il devient alors clair que le phnomne proleptique dont soccupe Genette constitueseulement une partie et pas ncessairement la plus importante dun spectre beaucoup pluslarge de moyens qui ont tous en commun une mme vise : canaliser les anticipations dulecteur travers le futur du rcit en communiquant certaines informations ce sujet. Parmices moyens, on peut mentionner par exemple la manire dont opre la familiarit du lecteuravec des conventions gnriques, moyen souvent trs efficace pour orienter le futur (quelon songe aux systmes codifis trs labors du genre policier classique) sans quil soitncessaire dinscrire explicitement la prolepse dans le texte. Pour donner un autre exemple, li une potique plus spcifique, on peut aussi mentionner ce que Sternberg appelle lpithteproleptique qui opre dans le rcit biblique. Dans la potique biblique, ainsi que le montre

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    Sternberg (1985), il ny a jamais dpithte formelle renvoyant lattribut dun personnageau dbut dune narration qui soit redondante, ou mme qui demeure statique, quand on la meten relation avec le dveloppement ultrieur de lhistoire. Au contraire, cet attribut sinsredans laction et joue un rle essentiel dans lintrigue, acqurant ainsi une fonction proleptiqueimplicite.

    22 Par ailleurs, on peut noter quune annonce explicite est un trait textuel qui peut remplirdiffrentes fonctions quand on la met en rapport avec la manipulation de lintrt du lecteur :

    de manire vidente, lannonce peut tre utilise soit pour neutraliser lintrt du lecteur endivulguant de manire anticipe et complte un dveloppement ultrieur ou, linverse, ellepeut renforcer lintrt dun tel dveloppement en communiquant une information limite etsuggestive, ce qui creusera lapptit narratif du lecteur au lieu de le combler.

    23 Ce genre de recherche qui vise tablir des corrlations fonctionnelles se situe en fait au-deldu champ dinvestigation de lapproche de Genette ; aussi, quand la fin deDiscours du rcitil dclare quil navait pas lintention de produire une synthse finale o se rejoindraientet se justifieraient les uns les autres tous les traits caractristiques du rcit proustien (1972 :271), cest quen fait il ne peut tout simplement pas y arriver, en tout cas pas lintrieur desfrontires de sa narratologie, qui est atomiste par nature.

    24 Pour terminer, je voudrais prsenter les bases de ma propre tude de la clture narrative (Segal

    2007, 2010), qui tente de raliser une synthse entre le modle narratologique de Sternberg etla conception gnrale de la clture telle quelle est prsente par Barbara Herrnstein Smithdans son tude classiquePoetic Closure(1968).

    25 Je commencerai par clarifier ce que jappelle une clture en diffrenciant cette notion de la fin . Quand nous disons quun texte narratif est fini , on peut simplement vouloir dire quela narration a atteint son point final, ce qui signifie que nous nous rfrons un phnomneincontournable (et mme vident), tant donn que tout rcit doit se terminer quelque part.Sur un autre plan, on peut se rfrer au sens dune fin cest le phnomne auquel se rfreprcisment le titre du fameux livre de Frank Kermode The Sense of an Ending(1967) ce quisignifie que lon ne dsigne pas le point final du texte en lui-mme, mais plutt un certain effetou une qualit perceptible cre par le texte, qui peut tre une rsolution stable, une finalitou une conclusion clinch pour utiliser la formulation de Barbara Herrnstein Smith. Dansun tel cas, le terme clture serait plus appropri. Ce nest certainement pas un phnomneinvitable, mais plutt lun de ceux dont la cration ncessite lusage de stratgies textuellesassez complexes et sophistiques, que certains textes peuvent ne pas arriver produire, ouencore quils peuvent intentionnellement viter de crer. Dans de tels cas, on pourra parlerd ouverture , un concept qui se rattache encore la mme mtaphore ou au mme champsmantique.

    26 Un des avantages principaux du modle de Sternberg tient lorientation rhtorique etcommunicationnelle de sa dfinition de la narrativit, et ce sont dans ces termes que je dfinisle concept de clture, tout en suivant lapproche de Smith. Par consquent, le lien entre lesdeux thories peut tre tabli assez naturellement. De manire le dmontrer, je commenteraiun passage cl de ltude de Smith dans lequel elle dfinit la clture en relation avec la structure

    dynamique du texte peru comme un tout :

    Il sera utile de considrer la structure dun pome comme reposant sur les principes traverslesquels il a t gnr ou en fonction desquels tel lment suit un autre. La description de lastructure dun pome devient alors la rponse la question Quest-ce qui fait quil se poursuit ? Cela permet de poser une question corollaire telle que Quest-ce qui lempche de sepoursuivre ? Ce qui suggre immdiatement quil existe une relation troite entre la structurepotique et la clture4.

    27 Or, si la question essentielle laquelle il sagit de rpondre quand on veut dcrire la structuredun texte est Quest-ce qui fait quil se poursuit ? alors la conception de la narrativitarticule par Meir Sternberg pourrait tre en mesure de fournir une rponse fondamentalepour les textes narratifs, savoir : lintrt narratif, dans ses trois modalits de base, est ce

    qui fait que le rcit se poursuit. La question complmentaire mentionne ensuite par Smith,qui nous oriente vers la comprhension de la manire dont la clture est cre (ou non), est

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    Quest-ce qui empche le texte de se poursuivre ? et dans les termes de Sternberg, larponse naturelle serait : la cessation ou lachvement de lintrt narratif. Pour donner unexemple simple : le type dominant de lintrt narratif dans le roman policier classique est lacuriosit, qui drive elle-mme du mystre du crime qui est commis avant le dbut de lenqute(et donc qui appartient au pass du rcit). Cet intrt se combine nanmoins avec un suspenseportant sur lissue de lenqute, qui appartient au futur du rcit. L'aboutissement de lenqute,en apportant la solution du crime mystrieux, rsout (ou abolit ) simultanment, sur une

    large chelle, la fois la curiosit et le suspense.28 linverse, l ouverture narrative est le rsultat de lacunes significatives relative au monde

    reprsent, lacunes qui demeurent en tat douverture (et qui ne seront pas dfinitivementcombles, mme la fin) ; en dautres termes, elle est engendre par des lacunes durables. Ilpeut sagir aussi bien de lacunes engendrant du suspense, quand elles se rapportent au futurdu rcit, que de lacunes engendrant de la curiosit, quand elles se rfrent au pass. Parmi lestrois types de base dfinissant lintrt narratif, louverture ne peut tre dcrite quen termesde suspense ou de curiosit, tant donn que cette tape ncessite que le lecteur ait consciencequune information importante lui manque. Louverture narrative ne peut pas se manifester travers la surprise, bien quelle puisse certainement tre cause par elle ou quelle puisse luisuccder par exemple quand nous sommes confronts une surprise qui rvle lexistence

    dune lacune sans la combler, ce qui laisse ou gnre une trace sous forme dattente deplus amples informations.29 Il me faut prciser que ce que jai dfini nest pas, strictement parler, la (non)clture du

    rcit, mais plutt celle de la narrativit. Cela signifie que je ne prtends pas quune explicationdans les termes de l'aboutissement (ou du non aboutissement) de lintrt narratif se rfre laclture (ou louverture) de tout ce qui constitue un rcit. Par exemple, le texte peut faire usagede toutes sortes de dispositifs linguistiques et stylistiques qui, en eux-mmes, nont aucunrapport direct avec la narrativit. Je soutiens nanmoins que, pour autant que la narrativitsoit dominante dans un texte, lexplication de la clture dans les termes dune manipulationde lintrt narratif sera toujours dune importance cruciale. Et cela nous permet aussi demieux comprendre comment les lments narratifs essentiels interagissent avec dautres forcesdiscursives importantes qui travaillent (ou contre) lachvement de la dynamique du rcit.

    30 Je crois que cette dfinition des conditions dterminant la clture ou louverture narrative meten vidence le fait que la distinction entre fin ouverte ou fin ferme est en fait trsgrossire dans sa forme de base, et quelle ne devrait pas tre regarde comme (ou rduite )une simple dichotomie. Au contraire, la distinction devrait tre affine et place sur une chellepossdant une gradation fine (et multidimensionnelle) tenant compte de divers aspects de lanarrativit, tels que les diffrentes lignes dintrt du rcit qui sont dveloppes par le texte,leurs interrelations et leurs hirarchisations relatives, il faudrait encore se demander jusququel point chacune de ces lignes dbouche sur une clture et, en dfinitif, considrer leffetcombin de tous ces facteurs.

    31 Dans le cadre de cet article, il mest impossible daller au-del de ces quelques gnralits,mais je voudrais malgr tout mentionner le fait que mes travaux examinent dans le dtail

    les structures de lintrt narratif propres trois corpus diffrents, dont je considre que laforme de la clture prsentent un aspect singulier. En premier lieu, janalyse des rcits quise rattachent au genre du roman policier (cas que jai dj mentionn) et qui reprsentent leparadigme dune clture forte ; ensuite je me suis intress au roman picaresque et aux uvresde Kafka. Ces deux derniers cas sont analyss comme des exemples o la structure de base quidfini leur intrt narratif cause des problmes fondamentaux au niveau de la cration duneclture.

    32 Pour terminer sur une note personnelle, au dbut de cet article, jai mentionn un article, Leroi travers un regard ironique , qui est ltude la plus ancienne de lEcole de Tel Avivfigurant dans ma bibliographie. Avoir lu cet article au lyce a jou un rle important dans madcision dtudier la littrature ; aussi, le fait que je sois aujourdhui en mesure de citer une

    rfrence mes propres travaux ct de cet article a beaucoup dimportance mes yeux.

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    Jespre ne pas tre trop prsomptueux en affirmant que cela souligne la vitalit de lapprochedu rcit (et de la littrature en gnral) que je me suis donn pour tche de prsenter ici.

    Bibliographie

    Une bibliographie indicative de la narratologie de lcole de Tel-Aviv:

    Perry, Menakhem 1979 Literary Dynamics : How the Order of the Text Creates Its Meaning [with an

    Analysis of Faulkners A Rose for Emily] ,Poetics Today, 1(1-2) : 35-64, 311-61.

    Perry, Menakhem, and Meir Sternberg

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  • 7/23/2019 Segal, Eyal (2015) - L_cole de Tel Aviv, Une Approche Rhtorique Et Fonctionnaliste Du Rcit

    9/9

    Lcole de Tel Aviv, une approche rhtorique et fonctionnaliste du rcit 9

    Cahiers de Narratologie, 28 | 2015

    McHale, Brian, and Segal, Eyal 2015 Small World : The Tel Aviv School of Poetics and Semiotics ,in Theoretical Schools and Circles in the Twentieth-Century Humanities : Literary Theory, History,

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    Notes1 Dans ce contexte, voir aussi le sous-titre vocateur de Perry (1979): Comment lordre du texte creson sens .

    2 Pour un compte-rendu dtaill de lhistoire critique que jai brivement rsume, voir Beidler (2004).

    3 Cette approche est labore en particulier dans Sternberg (1978, 1990, 1992, 2001, 2010).

    4 Cf. Smith 1968 : 4.

    Pour citer cet article

    Rfrence lectronique

    Eyal Segal, Lcole de Tel Aviv, une approche rhtorique et fonctionnaliste du rcit , Cahiers deNarratologie[En ligne], 28 | 2015, mis en ligne le 29 octobre 2015, consult le 02 novembre 2015.URL : http://narratologie.revues.org/7289 ; DOI : 10.4000/narratologie.7289

    propos de lauteur

    Eyal SegalUniversit de Tel Aviv

    Droits dauteur

    Article L.111-1 du Code de la proprit intellectuelle.

    Rsum

    Cet article est la traduction franaise dune confrence donne le 16 juin 2007 dans le cadredu colloque Current Trends in Narratology lUniversit de Fribourg (Allemagne). Ilsagit dune prsentation synthtique des thories sur le rcit qui se rattachent lcole de TelAviv. Lauteur souligne notamment la valeur des travaux de Tamar Yacobi, qui portent sur lesnarrations non-fiables, et de Meir Sternberg, dont loriginalit consiste fonder sa dfinitionde la narrativit sur lintrt narratif, qui peut prendre les formes du suspense, de la curiositou de la surprise. Ce courant narratologique, bien que souvent prcurseur et trs influent dans

    le monde anglo-saxon (notamment grce la clbre revue Poetics Today) est encore malconnu en France du fait de labsence de traduction de ses textes majeurs. Larticle a t publiune premire fois en 2007 sur le site Vox Poetica. La prsente traduction a t rvise aveclaide de lauteur.

    Notes de la rdaction

    *Traduit de langlais