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1.
PremierJour
Allongé sur son lit, Lucas regarda la petite diode de son beeper qui clignotait frénétiquement. Ilrefermasonlivreet leposajusteàcôtédelui,ravi.C'était latroisièmefoisenquarante-huitheuresqu'ilrelisaitcettehistoireetdemémoired'enferaucunelecturenel'avaitautantrégalé.Ilcaressalacouvertureduboutdudoigt.CedénomméHiltonétaitenpassededevenirsonauteur
culte.Ilrepritl'ouvrageenmain,bienheureuxqu'unclientl'aitoubliédansletiroirdelatabledenuitdecettechambred'hôteletlelançad'ungesteassurédanslavaliseouverteàl'autreboutdelapièce.Ilregardalapendulette,s'étiraetquittalelit.«Allez,lève-toietmarche»,dit-il,enjoué.Faceaumiroirdel'armoire,ilresserralenœuddesacravate,ajustalavestedesoncostumenoir,repritseslunettesdesoleilsurlepetitguéridonprèsdelatélévisionetlesrangeadanslapochehautedesoncomplet.Lebeeperattachéaupassantde laceinturedesonpantalonnecessaitdevibrer. Il repoussadupied laporte de l'unique placard et se dirigea vers la fenêtre. Il écarta le voile grisâtre et immobile pourétudier la cour intérieure, aucune brise ne viendrait chasser la pollution qui envahissait le bas deManhattanet s'étendait jusqu'aux limitesdeTriBeCa.La journée serait caniculaire,Lucasadorait lesoleil,etquimieuxqueluisavaitcombienilétaitnocif?Surlesterresdesécheresse,n'autorisaitilpaslaproliférationdetoutessortesdegermesetdebactéries,n'était-ilpasplusintraitablequelagrandefaucheuse pour trier les faibles des forts ? « Et la lumière fut ! » fredonna-t-il en décrochant letéléphone. Ildemandaà la réceptionque l'onprépare sanote, sonvoyageàNewYorkvenaitd'êtreécourté,puisilquittalachambre.Auboutducouloir,ildéconnectal'alarmedelaportequis'ouvraitsurl'escalierdesecours.Arrivédanslacourette,ilrécupéralelivreavantdesedélesterdesavalisedansungrandcontainer
àorduresets'engagead'unpaslégerdanslaruelle.DanslapetiteruedeSoHoauxpavésdisjoints,Lucasguettaitd'unœilgourmandunbalconnetenfer
forgé, qui ne résistait plus à la tentation de s'effondrer que par la grâce de deux rivets rouillés.Lalocatairedu troisièmeétage, jeunemannequinaux seins tropbien sculptés, auventre insolent et auxlèvrespulpeuses,étaitvenues'installerdanssachaise longue,nesedoutantderienetc'étaitparfaitainsi.Dansquelquesminutes (si savuene le trompaitpas, et ellene le trompait jamais), les rivetscéderaient.Laravissanteseretrouveraitalorstroisétagesencontrebas,lecorpsdisloqué.Lesangquis'écouleraitdesonoreilleentrelesintersticesdespavéssouligneraitlaterreurpeintesursonvisage.Sonjoliminoisresteraitainsifigéjusqu'àcequ'ilsedécomposedansuneboîteensapinoùlafamilledelademoisellel'auraitenferméavantdelarguerletoutsousunedalledemarbreetquelqueslitresdelarmesinutiles.Unriendutout,quiferaitauplusquatrelignesmalrédigéesdanslejournalduquartieret coûterait un procès au gérant de l'immeuble.Un responsable technique de lamairie perdrait sonemploi (il faut toujours un coupable), un de ses supérieurs enterrerait l'affaire, en concluant quel'accidentauraittournéaudramesidespassantss'étaienttrouvéssouslebalconnet.Commequoiily
avaitunDieusurcetteterre,etfinalementc'étaitbienlàlevraiproblèmedeLucas.La journée aurait pu parfaitement bien commencer si, à l'intérieur de cet appartement coquet, un
téléphonen'avaitsonnéetsil'idiotequil'occupaitn'avaitlaissésonportabledanssasalledebains.Lastupidetêtedelinotteselevapourallerlechercher:décidément,ilyavaitplusdemémoiredansunMacquedanslacervelled'unmannequin,seditLucas,déçu.Lucasserralesdentsetsesmâchoiresgrincèrent,commecellesducamiond'orduresquidescendait
vers lui, faisant trembler la rue sur son passage. Dans un claquement sec et franc, l'assemblagemétalliques'arrachadelafaçadeetdégringola.Àl'étageinférieur,unefenêtreexplosa,pulvériséeparun morceau de la rambarde. Un gigantesque mikado de poutrelles de fer rouillées, habitationstroglodytes de colonies de bacilles du tétanos, s'abattait sur le pavé. L'œil de Lucas s'éclaira ànouveau, un longeron de métal aiguisé filait vers le sol à une vitesse vertigineuse. Si ses calculsimmédiatsserévélaient justes,et ils l'étaient toujours,rienn'étaitperdu.Ils'engageanonchalammentsurlachaussée,forçantleconducteurdelabenneàralentir.Lapoutrelletraversalacabinedelabenneàorduresetvintseficherdansle thoraxduchauffeur, lecamionfituneterribleembardée.Lesdeuxéboueurs, juchés sur leur plate-forme arrière, n'eurent pas le temps de crier : l'un fut happé par lagueulebéantedelabenneetaussitôtbroyéparlesmandibulesquiofficiaient,imperturbables,l'autrefutprojetéau-devantetglissa,inerte,surlemacadam.L'essieuavantpassasursajambe.Danssacourse,leDodgepercutaunréverbèrequ'ilexpédiaenl'air.Lesfilsélectriquesdésormais
dénudés eurent la bonne idée de frétiller jusqu'au caniveau gorgé d'eau sale.Une gerbe d'étincellesannonça le formidablecourt-circuitquiaffecta tout lepâtédemaisons.Dans lequartier, les feuxdecroisementsemirentenberne,aussinoirsquelecompletdeLucas.Auloin,onpouvaitdéjàentendrelesfracasdespremièrescollisionsauxcarrefoursabandonnésàeux-mêmes.Al'intersectiondeCrosbyStreetetdeSpring,lechocdelabennefolleetd'untaxijaunefutinévitable.Heurtéparletravers,leYellow Cab vint s'encastrer dans la devanture de la boutique du musée d'Art moderne. « Unecompressiondepluspourleurvitrine»,murmuraLucas.L'essieuavantducamionescaladaunevoitureen stationnement, les optiques désormais aveugles pointaient vers le ciel.La lourde benne se torditdans un bruit de tôles déchirées, avant de se coucher sur le flanc. Les tonnes de détritus qu'ellecontenaitdégueulèrentdesesentraillesetlachausséesecouvritd'untapisd'immondices.Auvacarmedudrameconsommésuccédaunsilencedemort.Lesoleilcontinuaittranquillementsacourseverslezénith,lachaleurdesesrayonsauraitvitefaitderendrel'atmosphèreduquartierpestilentielle.Lucasajustalecoldesachemise,ilavaitunesaintehorreurquelespansdépassentdesonveston.Il
contempla l'étendue du désastre tout autour de lui. Il était à peine neuf heures à sa montre, et,finalement,c'étaitunetrèsbellejournéequicommençait.Latêteduchauffeurdetaxireposaitsurlevolant,actionnantleklaxonquirésonnaitàl'unissondela
cornedesremorqueursdansleportdeNewYork,unendroitsijoliquandilfaisaitbeaucommeencedimanche de fin d'automne. Lucas s'y rendait. De là, un hélicoptère le déposerait à l'aéroport deLaGuardia,sonaviondécollaitdanssoixante-sixminutes.
*Lequai80duportmarchanddeSanFranciscoétaitdésert,Zofiaraccrochalentementlecombinédu
téléphoneetsortitdelacabine.Lesyeuxplissésparlalumière,ellecontemplalajetéeopposée.Unessaim d'hommes s'y affairait autour de gigantesques containers. De leur nacelle, les grutiers haut
perchésdanslecieldirigeaientunballetsubtildeflèchesquisecroisaientàlaverticaled'unimmensecargoenpartancepourlaChine.Zofiasoupira,mêmedouéedelameilleurevolontédumonde,ellenepouvaitpastoutfaireseule.Elleavaitbiendesdons,maispasceluid'ubiquité.LabrumerecouvraitdéjàletablierduGoldenGatedontseulslessommetsdespilesdépassaientde
l'épais nuage qui envahissait progressivement la baie. Dans quelques instants l'activité portuairedevraitcesser, fautedevisibilité.Zofia, ravissantedanssa tenued'officierenchargede la sécurité,n'avait que peu de temps pour convaincre les contremaîtres syndiqués d'interrompre leurs dockerspayésàlatâche.Siseulementellesavaitsemettreencolère!...Lavied'unhommedevraitpourtantpeser plus lourd que quelques caisses chargées à la hâte ;mais les hommes ne changeraient pas sirapidement,sinonellen'auraitpasbesoind'êtrelà.Zofiaaimaitl'atmosphèrequirégnaitsurlesdocks.Elleavaittoujoursbeaucoupàfaireici.Toutela
misère du monde se donnait rendezvous à l'ombre des anciens entrepôts. Les sansabri y élisaientdomicile,àpeineprotégésdespluiesd'automne,desventsglacésquelePacifiquecharriaitsurlavillel'hiver venu, et des patrouilles de police qui n'aimaient guère s'aventurer dans cet univers hostile,quellequesoitlasaison.—Manca,arrêtez-les!L'hommeàlacarrureépaissefitminedenepasl'avoirentendue.Surlegrandbloc-notesqu'ilcalait
contresonventre,ilrecopiaitlenumérod'immatriculationd'uncontainerquis'élevaitdansleciel.—Manca ! Nem'obligez pas à dresser un procès-verbal, prenez votre radio et faites cesser le
travail,maintenant ! reprit Zofia. La visibilité est inférieure à huitmètres et vous savez bien qu'endessousdedixvousauriezdéjàdûsifflerl'arrêt.LecontremaîtreMancaparaphalapageetlatenditaujeunepointeurquil'assistait.D'unmouvement
delamainilluifitsignedes'éloigner.— Ne restez pas là-dessous, vous êtes dans une zone d'aplomb : quand ça se décroche, ça ne
pardonnepas!—Oui,maisçanesedécrochejamais.Manca,vousm'avezentendue?insistaZofia.—Jen'aipasuneviséelaserdansl'oeilquejesache!bougonnal'hommeensegrattantl'oreille.—Maisvotremauvaisefoiestplusprécisequen'importequeltélémètre!N'essayezpasdegagner
dutemps,fermez-moiceporttoutdesuiteavantqu'ilnesoittroptard.—Celafaitquatremoisquevoustravaillezicietjamaislaproductivitén'aautantbaissé.C'estvous
quialleznourrirlesfamillesdemescamaradesàlafindelasemaine?Untracteurs'approchaitdelazonededéchargement.Lechauffeurnevoyaitplusgrand-chose,etses
fourchesfrontalesévitèrentdejustesselacollisionavecuneremorqueàplateau.—Allezpoussez-vousdelà,mapetite,vousvoyezbienquevousgênez!—Cen'estpasmoiquigêne,c'estlebrouillard.Vousn'avezqu'àpayervosdockersautrement.Je
suiscertaineque leursenfantsserontplusheureuxdevoir leurpèrecesoirquede toucher laprimed'assurance décès du syndicat. Dépêchez-vous, Manca, dans deux minutes je vous dresse uneassignationpersonnelleautribunaletj'iraiplaidermoi-mêmedevantlejuge.LecontremaîtredévisageaZofiaavantdecracherdansleport.—Onnevoitmêmeplusvosrondsdansl'eau!dit-elle.Mancahaussalesépaules,s'emparadesontalkie-walkieetserésignaàordonnerl'arrêtgénéraldes
activités. Quelques instants plus tard, quatre coups de trompe résonnèrent, immobilisant aussitôt leballetdesgrues,desélévateurs,destracteursàsellette,descavaliers,desfrontaux,etdetoutcequipouvaitsemouvoirautourdesquaisouàborddescargos.Auloin,dansl'invisible,lacornedebrumed'unremorqueurréponditàl'arrêtdel'activité.—Aforcedejourschômés,ceportfiniraparfermer.—Cen'estpasmoiquifaislapluieetlebeautemps,Manca,j'empêchejustevoshommesdesetuer.
Arrêtezdefairecettetête-là,jedétestequandnoussommesfâchés,jevousoffreuncaféetdesœufsbrouillés.Venez!—Vouspouvezmeregardertantquevousvoulezavecvosyeuxd'ange,mais,jevouspréviens,àdix
mètresjeremetstoutenroute!—Dèsquevouspourrezlirelenomdesbateauxsurleurcoque!Allez,venez!LeFisher'sDeli,meilleurecantineduport,étaitdéjàbondé.Achaquebrouillard,touslesdockers
s'y retrouvaient pourpartager l'espoir d'une éclairciequi sauverait leur journée.Les anciens étaientattablésaufonddelasalle.Deboutaucomptoir,lesplusjeunesserongeaientlesonglesententantdedeviner par-delà les fenêtres la proue d'un navire ou la flèche d'une grue de bord, premiers signesd'une amélioration du temps.Derrière les conversations de circonstance, tous priaient, ventre noué,cœurserré.Pourcespolyvalentsquitravaillaientdejourcommedenuit,sansjamaisseplaindredelarouilleetduselquis'infiltraientjusquedansleursarticulations,pourceshommesquinesentaientplusleursmainsauxcalsépais,ilétaitterriblederentreràlamaison,lesquelquesdollarsdelagarantiesyndicaleenpoche.Unecacophonierégnaitdanslebistrot—decouvertsquis'entrechoquaient,devapeurquisifflaitdu
percolateur, de glaçons que l'on raclait dans leur bac. Sur les banquettes en moleskine rouge, lesdockerss'étaiententasséspargroupesdesixetpeudemotss'échangeaientau-dessusdubrouhaha.Mathilde,laserveuseauxcheveuxcoupésàlaAudreyHepburn,lasilhouettefragiledanssablouse
envichy,porteunplateausichargéquelesbouteillesytiennentenéquilibrecommeparenchantement.Lecarnetdecommandesfichédanssontablier,ellevaetvientdelacuisineaucomptoir,dubarauxtables,delasalleauguichetduplongeur.Lesjournéesdegrandebrumesontpourellesansrépit,maisdanssasolitudequotidienneellessontsespréférées.Desessouriresgénéreux,desesregardsencoin,de ses reparties cinglantes, elle finit toujours par réchauffer un peu le moral des hommes qui lacôtoient.Laportes'ouvre,elletournelatêteetsourit,elleconnaîtbiencellequientre.—Zofia!Table5!Dépêche-toi,ilapresquefalluquejemontedessuspourtelagarder.Jevous
apporteducafétoutdesuite.Zofias'yinstalleencompagnieducontremaîtrequicontinuederâler.—Cinq ans que je leur dis d'installer des éclairages au tungstène, ony gagnerait aumoins vingt
joursdeboulotparan.Etpuiscesnormessontidiotes,mesgarssaventencorebosseràcinqmètresdevisibilité,cesonttousdespros.—Lesapprentisreprésententtrente-septpourcentdevoseffectifs,Manca!—Lesapprentis,ilssontlàpourapprendre!Notremétiersetransmetdepèreenfils,etpersonnene
joueaveclaviedesautresici.Unecartededockerçasemérite,partouslestemps!LevisagedeMancas'adoucitquandMathildelesinterromptpourdéposerleurcommande,fièrede
sonagilitéacquiseàl'ouvrage.
—Desœufsbrouillésbaconpourvous,Manca.Toi,Zofia,jesupposequetunemangespas,commed'habitude.Jet'aiquandmêmeserviun
caféquetuneboiraspasnonplus,avecdulaitsansmousse.Lepain,leketchup,voilà,toutyest!Labouchedéjàpleine,Mancalaremercie.D'unevoixmalassuréeMathildedemandeàZofiasisa
soiréeest libre.Zofia lui répondqu'ellepassera la chercherdès la finde son service.Soulagée, laserveusedisparaîtdansletumulteducaféquinecessedes'emplir.Dufonddelasalle,unhommeàlacarrure sérieuse se dirige vers la sortie. À la hauteur de leur table il s'arrête pour saluer lecontremaître.Mancaessuiesaboucheetseredressepourl'accueillir.—Qu'est-cequetufaisparici?—Commetoi,jesuisvenurendrevisiteauxmeilleursœufsbrouillésdelaville!—Tuconnaisnotreofficierdesécurité,lelieutenantZofia...?—Nousn'avonspasceplaisir,l'interromptaussitôtZofiaenselevant.—Alors,jevousprésentemonvieilamil'inspecteurGeorgePilguezdelapolicedeSanFrancisco.Elle tenditunemainfrancheaudétectivequi laregardait,étonné, lorsquelebeeperaccrochéàsa
ceinturesemitàsonner.—Jecroisbienquel'onvousappelle,ditPilguez.Zofiaexaminalepetitappareilàsaceinture.Au-dessusduchiffre7,ladiodelumineusenecessait
declignoter.Pilguezladévisageaensouriant.—Çavajusqu'à7chezvous?Votreboulotdoitêtrerudementimportant,cheznousças'arrêteà4.—C'est lapremière foisquecettediodes'allume, répondit-elle, troublée. Jevous laisse, jevous
priedem'excuser.Ellesalualesdeuxhommes,adressaunpetitsigneàMathildequinelavitpasetsefrayaunchemin
verslaporteàtraversl'assemblée.Delatableoùl'inspecteurPilguezavaitprissaplace,lecontremaîtres'écria:—Neconduisezpas tropvite,àmoinsdedixmètresdevisibilitéaucunvéhiculen'estautoriséà
circulersurlesquais!MaisZofian'entenditpas ; remontant sur sanuque lecolde savesteencuir, ellecouraitvers sa
voiture.Portièreàpeineclaquée,ellelançalemoteurquidémarraauquartdetour.LaForddeservices'ébranla et fonça le long des docks, sirène hurlante. Zofia ne semblait aucunement perturbée parl'opacitédubrouillardquinecessaitdes'intensifier.Elleroulaitdanscedécorspectral,sefaufilantentre les pieds des grues, slalomant allègrement entre les containers et lesmachines immobilisées.Quelquesminutesluisuffirentpourarriveràl'entréedelazoned'activitémarchande.Elleralentitaupostedecontrôle,mêmesiparcetempslavoiedevaitêtrelibre.Labarrièrestriéerougeetblancétaitlevée.Legardienduquai80sortitdesaguérite,mais,dansunetellenuitblanche,ilnevitrien.Onnevoyaitplussapropremaintendue.Zofiaremontait3rdStreet,longeantlazoneportuaire.Aprèsavoirtraversé tout le Bassin chinois, 3rd Street bifurquait enfin vers le centre de la ville. Imperturbable,Zofianaviguaitdanslesruesdésertes.Ànouveausonbeeperretentit.Elleprotestaàvoixhaute.—Jefaiscequejepeux!Jen'aipasd'ailesetlavitesseestlimitée!Elleavaitàpeineachevésaphrasequ'unimmenseéclairdiffusadanslabrumeunhalodelumière
fulgurant. Un coup de tonnerre d'une violence inouïe éclata, faisant trembler toutes les vitres des
façades.Zofiaécarquillalesyeux,sonpiedappuyaunpeuplusfortsurl'accélérateur,l'aiguillegrimpatrèslégèrement.ElleralentitpourtraverserMarketStreet,onnepouvaitplusdistinguerlacouleurdufeu, et s'engagea sur Kearny. Huit blocs séparaient encore Zofia de sa destination, neuf si elle serésignaitàrespecterlesensdecirculationdesrues,cequ'elleferaitsansaucundoute.Danslesruesaveugles,unepluiediluviennedéchiraitlesilence,degrossesgoutteséclataientsurle
pare-brise dans un clapotis assourdissant, les essuie-glaces étaient impuissants à chasser l'eau. Auloin, seule la pointe qui abritait l'ultime étage de lamajestueuse Tour pyramidale du TransamericaBuildingémergeaitdel'épaisnuagenoirquirecouvraitlaville.
*Vautrédanssonfauteuildepremièreclasse,Lucasprofitaitparlehublotdecespectaclediabolique
maisd'unebeautédivine.LeBoeing767tournaitau-dessusdelabaiedeSanFrancisco,dansl'attented'unehypothétiqueautorisationd'atterrir.Impatient,Lucastapotasurlebeeperaccrochéàsaceinture.La diode n° 7 ne cessait de clignoter. L'hôtesse s'approcha pour lui ordonner de l'éteindre et deredressersondossier:l'appareilétaitenapproche.—Ehbien,arrêtezdoncd'approcher,mademoiselle,etposez-nousceputaind'avion,jesuispressé!Lavoixducommandantdebordgrésilladansleshaut-parleurs:lesconditionsmétéorologiquesau
solétaientrelativementdifficiles,maislafaiblequantitédekérosènedanslesréservoirslesobligeaità atterrir. Il demanda à l'équipage navigant de s'asseoir et convoqua le chef de cabine au poste depilotage.Ilraccrochasonmicro.Lamineforcéedel'hôtessedel'airdelapremièreclassevalaitbienunoscar:aucuneactriceaumonden'auraitsucomposerlesourireàlaCharlieBrownqu'elleaccrochaà la commissure de ses lèvres. La vieille dame assise à côté de Lucas et qui ne parvenait plus àcontrôler sa peur agrippa son poignet. Lucas fut amusé par la moiteur de sa main et le légertremblement qui l'agitait. La carlingue étaitmalmenée par une série de secousses plus violentes lesunesquelesautres.Lemétalsemblaitsouffrirautantquelespassagers.Parlehublotonpouvaitvoirlesailesdel'appareiloscilleraumaximumdel'amplitudeprévueparlesingénieursdeBoeing.—Pourquoilachefdecabineestconvoquée?demandalavieilledame,auborddeslarmes.—Pourfaireuncanarddanslecaféducommandantdebord!réponditLucas,rayonnant.Vousavez
latrouille?—Plusqueça,jecrois.Jevaisprierpournotresalut!—Ah!maisarrêtez-moiçatoutdesuite!Bienheureuse,gardezdonccetteangoisse,c'esttrèsbon
pourvotresanté!L'adrénaline,çadécrassetout.C'estledéboucheurliquideducircuitsanguinetpuisça fait travailler votre cœur. Vous êtes en train de gagner deux années de vie ! Vingt-quatre moisd'abonnementàl'œil,c'esttoujoursçadepris,mêmesiàvoirvotreminelesprogrammesnedoiventpasêtrefolichons!Labouchetropsèchepourparler,lapassagèreessuyad'unreversdelamaindesgouttesdesueurà
sonfront.Danssapoitrinelecœurs'étaitemballé,sarespirationdevenaitdifficileetunemultitudedepetitesétoilesscintillantesvenaienttroublersavue.Lucas,amusé,luitapotaamicalementlegenou.— Si vous fermez bien fort les yeux, et en vous concentrant bien entendu, vous devriez voir la
GrandeOurse.
Iléclataderire.Savoisineavaitperduconnaissanceetsatêteretombasurl'accoudoir.Endépitdesviolentesturbulences,l'hôtesseseleva.S'agrippanttantbienquemalauxportebagages,elleavançaitverslafemmeévanouie.Delapochedesontablier,ellesortitunepetitefioledeselsqu'elledécapsulaetpromenasouslenezdelavieilledameinconsciente.Lucaslaregarda,encoreplusamusé.—NotezqueMamieadesexcusesdenepasbiensetenir,votrepiloten'yvapasdemainmorte.On
se croirait dans desmontagnes russes.Dites-moi... ça restera entre nous, promis... votre remède degrand-mère...surelle...c'estpoursoignerlemalparlemal?Etilneputréfrénerunnouveléclatderire.Lachefdecabineledévisagea,outrée:ellenetrouvait
riend'amusantàlasituationetleluifitsavoir.Untroud'airbrutalexpédial'hôtesseverslaportedupostedepilotage.Lucasluiadressaunlarge
sourireetgiflafranchementlajouedesavoisine.Celle-cisursautaetouvritunœil.—Etlarevoilàparminous!ÇavousfaitcombiendeMilescepetitvoyage?Ilsepenchaàsonoreillepourchuchoter:—N'ayezpashonte,regardez-lesautourdenous,ilssonttousentraindeprier,c'estd'unridicule!Ellen'eutpasletempsderépondre,danslehurlementassourdissantdesmoteursl'avionvenaitde
toucherlesol.Lepiloteinversalapousséedesréacteursetdeviolentesgerbesd'eauvinrentfouetterlacarlingue.L'appareils'immobilisaenfin.Danstoutelacabine,lespassagersapplaudissaientlespilotesoujoignaientlesmains,remerciantDieudelesavoirsauvés.Exaspéré,Lucasdébouclasaceinturedesécurité,levalesyeuxauciel,regardasamontreets'avançaverslaporteavant.
*La pluie avait redoublé de force. Zofia gara la Ford le long du trottoir qui bordait laTour. Elle
abaissa lepare-soleil,dévoilantunpetitmacaronquiarborait les lettresCIA.Elle sortit encourantsousl'ondée,cherchadelamonnaieaufonddesapocheetinséralaseulepiècequ'elleavaitdansleparcmètre.Puis elle traversa l'esplanade,dépassa les troisportes à tambourquidonnaient accès auhallprincipaldumajestueuxédificepyramidalqu'ellecontourna.Unenouvellefoislebeepervibraàsaceinture:ellelevalesyeuxversleciel.—Jesuisdésolée,maisc'esttrèsglissantlemarbremouillé!Toutlemondelesait,saufpeut-être
lesarchitectes...OnplaisantaitsouventaudernierétagedelaTourendisantqueladifférenceentrelesarchitecteset
DieuétaitqueDieu,lui,neseprenaitpaspourunarchitecte.Ellelongealemurdubâtiment,jusqu'àunedallequ'ellereconnutàsacouleurplusclaire.Elleposa
samainsurlaparoi.Unpanneaus'effaçadanslafaçade,Zofias'engouffraetlatrappeseremitaussitôtenplace.
*Lucasétaitdescendudesontaxietmarchaitd'unpasassurésurleparvisqueZofiaavaitabandonné
quelquesinstantsplustôt.Al'opposédelamêmeTour,ilappliquacommeellesamainsurlapierre.
Unedalle,celle-ciplussombrequelesautres,coulissaetilentradanslepilierouestduTransamericaBuilding.
*Zofia n'avait eu aucunmal à s'accoutumer à la pénombre du corridor. Sept lacets plus tard, elle
accédaàunlargehallhabillédegranitblancd'oùs'élevaienttroisascenseurs.Lahauteurquirégnaitsous leplafondétaitvertigineuse.Neufglobesmonumentaux, tousde tailledifférente,suspenduspardescâblesdontonnepouvaitdiscernerlespointsd'amarrage,diffusaientunelumièreopaline.Chaquevisiteausiègedel'Agenceétaitpourelleunesourced'étonnement.L'atmosphèrequirégnait
enceslieuxétaitdécidémentinsolite.Ellesalualeconciergequis'étaitlevéderrièresoncomptoir.—Bonjour,Pierre,vousallezbien?L'affectiondeZofiapour celuiquidepuis toujoursveillait auxaccèsde laCentrale était sincère.
Chaquesouvenirdecepassageauxportessiconvoitéesyassociaitsaprésence.N'était-cepasà luique l'ondevait le climatpaisible et rassurantqui régnait dans l'Entréede laDemeure endépit d'untransitintense?Mêmelesjoursdegrandeaffluence,quanddescentainesdepersonnesseprécipitaientauxportes,Pierre,aliasZée,nepermettaitjamaisledésordreoulabousculade.LesiègedelaCIAneseraitvraimentpaslemêmesanslaprésencedecetêtreposéetattentif.—Beaucoupde travail ces tempsderniers,ditPierre.Vousêtesattendue.Sivous souhaitezvous
changer,jedoisavoirvotreclédevestiairequelquepart,donnez-moiquelquessecondes...Ilsemitàfouillerdanslestiroirsdelabanqued'accueiletmurmura:—Ilyenatellement!Voyons,oùl'ai-jemise?—Pasletemps,Zée!ditZofiaenmarchantd'unpaspresséversleportiquedesécurité.La porte vitrée pivota. Zofia avança vers l'ascenseur de gauche, Pierre la rappela à l'ordre, lui
montrantdudoigtlacabineexpressaucentre,cellequimontaitdirectementautoutdernierétage.—Vousêtescertain?demanda-t-elle,surprise.Pierrehochalatêtealorsquelesportess'ouvraientausond'uneclochettequiricochasurlesmurs
degranit.Zofiaenrestainterditequelquessecondes.—Dépêchez-vous,etbonnejournée,luidit-ilavecunsourireaffectueux.Lesportesserefermèrentsurelle,etlacabines'élevaversledernierétagedelaCIA.
*Dans le pilier opposé de la Tour, le néon du vieuxmonte-charge grésillait et la lumière vacilla
quelques secondes.Lucas ajusta sa cravate et tapota les revers de sa veste.Les grilles venaient des'ouvrir.Unhommevêtud'uncostumeidentiqueausienvintaussitôtl'accueillir.Sansluiadresserlaparole,
illuiindiquasèchementlessiègesdusasd'attenteetretournas'asseoirderrièresonbureau.Lemolosseauxalluresdecerbèrequidormaitenchaînéàsespiedssoulevaunepaupière,seléchalesbabinesetrefermal'œil,untraitdebavefilasurlamoquettenoire.
*
L'hôtesseavaitaccompagnéZofiaversuncanapéàl'assiseprofonde.Elleluiproposadechoisirune
desrevuesmisesàdispositionsurunetablebasse.Avantderetournerderrièresoncomptoir,elleluiassuraqu'onviendraitlachercherdanspeudetemps.
*Aumêmemoment,Lucasrefermaunmagazineetconsultasamontre,ilétaitpresquemidi.Ilendéfit
lebraceletetl'attachaàl'enverssursonpoignetpournepasoublierdelaréglerenrepartant.Ilarrivaitparfoisqu'au«Bureau»letempss'arrête,etLucasnesupportaitpaslemanquedeponctualité.
*Zofia reconnut Michaël dès qu'il apparut au bout du couloir, son visage s'éclaira aussitôt. La
cheveluregrisonnantetoujoursunpeuenbroussaille,lespattesépaissesquiallongeaientsestraitsetcetirrésistibleaccentécossais(certainsprétendaientqu'ill'avaitempruntéàsirSeanConnery,dontilne ratait jamais aucun film) lui donnaient une allure dont l'âge n'altérerait jamais l'élégance. Zofiaadoraitlafaçonquesonparrainavaitdefairechuinterless,maiselleraffolaitencoreplusdelapetitefossettequiseformaitsursonmentonquandilsouriait.Depuissonarrivéeàl'Agence,Michaëlétaitsonmentor,sonmodèleéternel.Aufuretàmesurequ'elleavaitgravileséchelonsdelahiérarchie,ilavaitaccompagnéchacundesespasets'étaittoujoursarrangépourqueriendenégatifnefigurâtàsondossier.À force de patientes leçons et d'attentions dévouées, il avait toujours valorisé les qualitésprécieusesdesaprotégée.Sagénérositérarementégalée,sonà-propos,lavivacitédesonâmesincère,compensaient les légendaires repartiesdeZofiaqui surprenaientparfois sespairs.Quant à la façonparfois peu orthodoxe qu'elle avait de s'habiller... tout le monde savait bien ici, et depuis fortlongtemps,quel'habitnefaisaitpaslemoine.Michaël avait toujours soutenu Zofia car il avait identifié en elle, aux premiers instants de son
admission,unmembred'élite,etilavaittoujoursveilléàcequ'elle-mêmenelesachejamais.Personnen'auraitosécontestersesvues:ilétaitreconnupoursonautoriténaturelle,sasagesseetsadévotion.Depuislanuitdestemps,Michaëlétaitlenumérodeuxdel'Agence,lebrasdroitdugrandPatronquetoutunchacunappelaitici-hautMonsieur.Undossiersouslecoude,MichaëlpassadevantZofia.Elleselevapourl'embrasser.—C'estdouxdeterevoir!C'esttoiquim'asfaitappeler?—Oui,enfinpastoutàfait,restelà,ditMichaël.Jevaiscertainementvenirtechercher.Ilavaitl'airtendu,cequineluiressemblaitpas.—Qu'est-cequisepasse?—Pasmaintenant, je t'expliquerai plus tard, et tume feras le plaisir d'enlever ce bonbon de ta
boucheavantque...
La réceptionniste ne lui laissa pas le temps d'achever sa recommandation, il était attendu. Ils'engagea dans le couloir d'un pas pressé et se retourna pour la rassurer d'un regard. À travers lacloisonilentendaitdéjàlesbribesdelaconversationquis'envenimaitdanslegrandbureau.—Ahnon,pasàParis!Ilssonttoutletempsengrève...ceseraitbeaucouptropfacilepourtoi,ily
adesmanifestationsquasiquotidiennes...N'insistepas...depuis le tempsqueçadure, jene lesvoispass'arrêterdemainpournousfaireplaisir!UncourtsilenceencourageaMichaëlàleverlebraspourfrapperàlaporte,maisilinterrompitson
gesteenentendantlavoixdeMonsieurreprendreuntonplusfort:—L'Asieetl'Afriquenonplus!Michaëlrecourbal'index,maislamains'immobilisaàquelquescentimètresdubattantcarànouveau
lavoixs'élevait,résonnantcettefoisjusquedanslecorridor.—LeTexas,pasquestion!PourquoipasenAlabamatantquetuyes?!Ilfitunenouvelletentative,sansplusdesuccès,néanmoinslavoixs'étaitapaisée.— Que penserais-tu d'ici ? Ce n'est pas une mauvaise idée après tout... ça nous évitera des
déplacementsinutilesetdepuisletempsquenousnousdisputonsceterritoire.VapourSanFrancisco!Lesilenceindiquaquelemomentétaitvenu.ZofiasourittimidementàMichaëlalorsqu'ilpénétrait
danslebureaudeMonsieur.Laporteserefermaderrièrelui,Zofiaseretournaverslaréceptionniste.—Ilestnerveux,non?—Oui,depuisleleverdujouroccidental,répondit-elleévasivement.—Pourquoi?—J'entendsbeaucoupdechosesici,maisjenesuisquandmêmepasdanslesecretdeMonsieur...
etpuisvousconnaissezlarègle,jenedoisriendire,jetiensàmaplace.Elleréussitauprixdegrandseffortsàgarderlesilenceplusd'unepetiteminuteetreprit:—Toutàfaitconfidentiellement,etdevousàmoi,jepeuxvousassurerqu'iln'estpasleseulàêtre
tendu.RaphaëletGabrielonttravaillétoutelanuitoccidentale,Michaëllesarejointsaucrépusculeoriental,celadoitêtresacrémentsérieux.Zofia s'amusaitduvocableétrangede l'Agence.Maisétait-ilpossible, ences lieux,depenseren
heuresalorsquechaquefuseauduglobeavaitlasienne?Sonparrainluirappelait,àlapremièreironiedesapart,quelerayonnementuniverseldesactivitésdelaCentraleetlesdiversitéslinguistiquesdesonpersonneljustifiaientcertainesexpressionsetautresusages.Ilétaitproscrit,parexemple,d'utiliserdeschiffrespouridentifierlesagentsdel'Intelligence.Monsieuravaitchoisilespremiersmembresdesondirectoireenlesnommant,etlatraditionavaitperduré...Finalement,quelquesrèglesbiensimples,très éloignées des idées préconçues sur la terre, facilitaient les coordinations opérationnelles ethiérarchiquesdelaCIA.Depuistoujours,ondistinguaitlesangesparunprénom....carc'estainsiquefonctionnaitdepuislanuitdestempslamaisondeDieuquel'onappelaitaussi
laCENTRALEDEL'INTELLIGENCEDESANGES.Monsieurmarchait de long en large, lesmains croisées dans le dos, l'air soucieux.De temps en
temps,Ils'arrêtaitpourregarderautraversdesgrandesfenêtresdelapièce.Au-dessousdelui,l'épaismatelas de nuages interdisait d'entrevoir lamoindre parcelle de terre. L'immensité bleue bordait la
baievitréeauxdimensionsinfinies.Iljetaunœilcourroucéàlatablederéunionquitraversaitlapiècedans toute sa longueur. Le plateau démesuré s'étirait jusqu'à la cloison du bureau adjacent. Seretournant vers la table, Monsieur repoussa une pile de dossiers. Tous ses gestes trahissaientl'impatiencequ'ilcontrôlait.—Vieux!Toutçaestpoussiéreux!Veux-tuquejetedisecequeJepense?Cescandidaturessont
canoniques!Commentveux-tuquel'ongagne?Michaëlétaitrestéprèsdelaporteetavançadequelquesmètres.—CesonttousdesagentssélectionnésparvotreConseil...—Parlons-endemonConseil,quelmanqued'idées !Toujoursà radoter lesmêmesparaboles, il
vieillit le Conseil ! Quand ils étaient jeunes, ils étaient pleins d'idées pour améliorer le monde.Aujourd'hui,ilssontpresquerésignés!—Maisleursqualitésn'ontjamaistari,Monsieur.—Jenelesremetspasencause,maisregardeoùnousensommes!Savoixs'étaitélevéedansleciel,faisanttremblerlesmursdelapièce.Michaëlredoutaitplusque
toutlescolèresdesonemployeur.Ellesétaientrarissimes,maisleursconséquencesavaientétéplutôtdévastatrices.Ilsuffisaitderegarderparlafenêtreletempsquirégnaitsurlavillepourdevinersonhumeurdumoment.— Les solutions du Conseil ont-elles réellement fait progresser l'humanité ces temps derniers ?
repritMonsieur.Iln'yavraimentpasdequoipavoiser,non?Bientôt,onnepourraplusinfluencerunsimplefroissementd'ailedepapillon...niLuiniMoid'ailleurs,dit-il,désignantlemuraufonddelapièce.Sileséminentsmembresdemonassembléeavaientfaitpreuved'unpeuplusdemodernité,jen'aurais pas à relever un défi aussi absurde !Mais le pari est lancé, alors il nous faut du neuf, del'original,dubrillantet,surtout,delacréativité!Unenouvellecampagnes'engage,etc'estlesortdecettemaisonquiestenjeu,queDiable!Onfrappaaussitôttroiscoupsàlacloisonmitoyenne,Monsieurlaregardad'unairagacéets'assità
l'extrémitédelatable.L'airmalin,IlavisaMichaël.—Montre-moidonccequetucachessoustonbras!Confus,sonfidèleadjoints'approchaetdéposadevantluiunechemisecartonnée.Monsieurouvrit
lerabatet fitdéfiler lespremiersfeuillets,sonœils'éclaira, lesplissementsdesonfrontdénotaientl'intérêtgrandissantqu'ilportaitàsa lecture.Ilsoulevaledernierongletetexaminaattentivement lasériedephotographiesjointes.Blonde,recueilliedansunealléeduvieuxcimetièredePrague,brune,courantlelongdescanauxde
Saint-Pétersbourg,rousse,attentivesouslatourEiffel,cheveuxcourtsàRabat,longsetdansleventàRome, bouclés place de l'Europe àMadrid, ambrés dans les ruelles de Tanger, elle était toujoursravissante.Defaceoudeprofil,sonvisageétaitsimplementangélique.Interrogatif,Monsieurdésignaleseulclichéoùl'épauledeZofiaétaitdénudée:unlégerdétailretintsonattention.—C'estunpetitdessin, s'empressadedireMichaëlencroisant lesdoigts.Une toutepetitepaire
d'ailes de rien du tout, une coquetterie, un tatouage... un peu moderne peut-être ? Mais on peutl'effacer!—Jevoisbienquecesontdesailes,grommelaMonsieur.Oùest-elle,quandpuis-jelavoir?—Elleattendsurlepalier...
—Alors,fais-laentrer!Michaël sortit du bureau et alla chercher Zofia. En chemin, il lui infligea une série de
recommandations.Zofiaallaitrencontrerlegrandpatronet l'événementétaitassezexceptionnelpourque son parrain en ait le trac à sa place... et Zofia devrait savoir garder la sienne pendant toutl'entretien.Ellesecontenteraitd'écouter,saufsiMonsieurposaitunequestionsansapporterlui-mêmederéponse.Ilétaitinterditdeleregarderdanslesyeux.Michaëlrepritsonsouffleetpoursuivit:—Attachetescheveuxenarrièreettiens-toidroite.Unechoseencore,situdoisparler,tuconcluras
chacunedetesphrasesparMonsieur...MichaëldévisageaZofiaetsourit.—...etpuisoubliecequejeviensdetedire,soistoi-même!Aprèstout,c'estcequ'ilpréfère.C'est
pourcelaquej'aiproposétacandidatureetcertainementpourcelaaussiqu'ilt'adéjàchoisie!Jesuisépuisé,cen'estplusdemonâgetoutça.—Choisiepourquoi?—Tu vas le savoir, allez, prends ton souffle et entre, c'est ton grand jour... et tume craches ce
chewing-gumunefoispourtoutes!Zofianeputs'empêcherdefaireunerévérence.Avec son visage buriné, ses mains sublimes, sa carrure, sa voix grave, Dieu était encore plus
impressionnant que tout ce qu'elle avait pu imaginer. Elle fit discrètement glisser son chewing-gumsous la langue et sentit un indescriptible frisson parcourir son dos.Monsieur l'invita à s'asseoir.Puisqu'elleétaitselonsonparrain(Ilsavaitquec'étaitainsiqu'elleappelaitMichaël)l'undesagentslesplusqualifiésdesaDemeure,Ils'apprêtaitàluiconfierlamissionlaplusimportantequel'Agenceaitconnuedepuissacréation.Illaregarda,ellebaissaaussitôtlatête.—Michaël vous délivrera les documents et instructions nécessaires au parfait déroulement des
opérationsdontvousaurezlaseuleresponsabilité...Ellen'avaitpasledroitàl'erreuretletempsluiseraitcompté...Elleavaitseptjourspourréussir.—...Faitespreuved'imagination,detalent,ilparaîtquevousenavezdemultiples,jelesais.Soyez
d'uneextrêmediscrétion,vousêtestrèsefficace,jelesaisaussi.Ilétaitdirectif,jamaisuneopérationn'avaitautantexposél'Agence.Illuiarrivaitdeneplussavoir
lui-mêmedequellefaçonils'étaitlaisséentraînerdanscetincroyabledéfi.—...Si,jecroisquejelesais!ajouta-t-il.Comptetenudelagravitédesenjeux,ellen'enréféreraitqu'àMichaëlet,encasdebesoinextrême
oud'indisponibilitédesapart,àLuimême.CequeMonsieurallaitmaintenant lui révélernedevraitjamaissortirdeceslieux.Ilouvritsontiroiretprésentadevantelleunmanuscritoùdeuxsignaturesétaientapposées.Letextedétaillaitlesdispositionsdelasingulièremissionquil'attendait:Lesdeuxpuissancesquirégissentl'ordredumonden'ontcessédes'affronterdepuislanuitdes
temps.Constatantqu'aucuned'ellesn'arriveàinfluencerselonsavolontéledestindel'humanité,chacunesereconnaîtcontrecarréeparl'autredansl'achèvementparfaitdesavisiondumonde...MonsieurinterrompitZofiadanssalecturepourcommenter:—Depuis le jouroù lapommeluiest restéeen traversde lagorge,Lucifers'opposeàceque je
confie laTerre à l'homme. Il n'a eude cessedevouloirmedémontrerquemacréaturen'en estpasdigne.
IlluifitsignedepoursuivreetZofiarepritledocument:...Touteslesanalysespolitiques,économiquesetclimatiquestendentàrévélerquelaterretourne
àl'enfer.MichaëlexpliquaàZofiaque leurConseil avaitopposéàcetteconclusionprématuréedeLucifer
quelasituationactuellerésultaitdeleurrivalitépermanente,freinàl'expressiondelavéritablenaturehumaine.Il était bien trop tôt pour seprononcer, la seule certitude était que lemondene tournait plus très
rond.Zofiapoursuivit:La notion d'humanité diverge radicalement selon le point de vue de l'un ou de l'autre. Après
d'éternellesdiscussions,nousavonsacceptél'idéequel'avènementdutroisièmemillénairesedevaitdeconsacreruneèrenouvelle, libéréedenosantagonismes.Dunordausud,de l'ouestà l'est, letempsestvenudesubstituerànotrecohabitationforcéeunmodeopératoireplusefficient...—Çanepouvaitpluscontinuerainsi,repritMonsieur.Zofiaobservaitleslentsmouvementsdesmainsquiaccompagnaientsavoix.—Lexxe siècle a été trop éprouvant. Et puis, au train où vont les choses, nous allons finir par
perdretoutcontrôle,Luicommemoi.Cen'estpastolérable,ilenvadenotrecrédibilité.Iln'yapasquelaTerredansl'univers,toutlemondemeregarde.Leslieuxsaintssontpleinsdequestions,maislesgensytrouventdemoinsenmoinsderéponses...Gêné,Michaëlfixaitleplafond,iltoussa,MonsieurinvitaZofiaàpoursuivre.... Pour attester la légitimité de celui à qui incombera de régir la terre au cours du prochain
millénaire,nousnoussommeslancéunultimedéfidontlestermessontdécritsci-dessous:Septjoursdurant,nousenverronsparmileshommesceluioucellequenousconsidéronscomme
lemeilleurdenosagents.Leplusàmêmed'entraînerl'humanitéverslebienoulemalapporteralavictoire à son camp, prélude à la fusion de nos deux institutions. Le pouvoir d'administrer lenouveaumondereviendraauvainqueur.LemanuscritétaitsignédelamaindeDieuetdelamainduDiable.Zofiarelevalentementlatête.Ellevoulaitreprendreletexteàsondébut,pourcomprendrel'origine
del'actequ'elletenaitentresesmains.—C'estunpariabsurde,ditMonsieur,unpeuconfus.Maiscequiestfaitestfait.Ellerepritleparchemin,Ilcompritl'étonnementquetrahissaientsesyeux.—Considèrecetécritcommeunalinéaàmonderniertestament.Moiaussijevieillis.C'estbienla
premièrefoisquejeressensdel'impatience,alorsfaisensortequeletempspassetrèsvite,ajouta-t-ilen regardant par la fenêtre, n'oublie pas à quel point il est compté... Il l'a toujours été, ce fut mapremièreconcession.MichaëlfitunsigneàZofia,ilfallaitseleveretquitterlapièce.Elles'exécutasur-le-champ.Aupas
delaporte,elleneputréprimerl'enviedeseretourner.—Monsieur?Michaëlretintsonsouffle,Dieutournalatêteverselle,levisagedeZofias'éclaira.—Merci,dit-elle.Dieuluisourit.
—Septjourspouruneéternité...jecomptesurtoi!Illaregardasortirdelapièce.Danslecouloir,Michaëlretrouvaitàpeinesarespirationquandilentenditlavoixgravelerappeler.
IlabandonnaZofia,fitdemi-touretretournadanslegrandbureau.Monsieurfronçalessourcils.—Leboutdecaoutchoucqu'elleacollésousmatableestparfuméàlafraise,n'est-cepas?—C'estbiendelafraise,Monsieur,réponditMichaël.—Unedernièrechose, lorsqu'elleaura terminé samission, je te serais reconnaissantde lui faire
enlevercepetitdessinsur l'épauleavantque tout lemonde icines'ymette.Onn'est jamaisà l'abrid'unemode.—C'estévident,Monsieur.—Unequestionencore:Commentas-tusuquejelachoisirais?—Parcequecelafaitplusdedeuxmilleansquejetravailleàvoscôtés,Monsieur!Michaëlrefermalaportederrièrelui.LorsqueMonsieurfutseul,ils'assitauboutdelalonguetable
etfixalacloisonfaceàlui.Ilseraclalagorgepourannoncerd'unevoixclaireetforte:—Noussommesprêts!—Nousaussi!réponditnarquoisementlavoixdeLucifer.Zofiaattendaitdansunepetite salle.Michaëlentraet avançavers la fenêtre.Au-dessousd'eux le
ciels'éclaircissait,quelquescollinesémergeaientdelacouchenuageuse.—Dépêche-toi,nousn'avonspasdetempsàperdre,ilfautquejeteprépare.Ils prirent place autour d'une petite table ronde sous une alcôve. Zofia confia son inquiétude à
Michaël.—Paroùdois-jecommencerunetellemission,parrain?— Tu pars avec un certain handicap, ma Zofia. Voyons les choses en face, le mal est devenu
universel et presque aussi invisible que nous. Tu joues en défense, ton adversaire en attaque. Il tefaudrad'abordidentifierlesforcesqu'illigueracontretoi.Trouvelelieuoùiltenterad'opérer.Laisse-lepeut-êtreagirenpremieretcombatssesprojetsdumieuxquetulepourras.Cen'estquelorsquetul'aurasneutraliséquetuaurasunechancedemettreenœuvreungranddessein.Tonseulatoutseralaconnaissanceduterrain.IlsontchoisiSanFranciscocommethéâtred'opérations...parlepluspurdeshasards.
*Sebalançantsursachaise,Lucasachevaitdeprendreconnaissancedumêmedocumentsousl'oeil
attentif de sonPrésident. Bien que les stores fussent baissés, Lucifer n'avait pas ôté les épaisseslunettesdesoleilquimasquaientsonregard.Toussesprocheslesavaient,lemoindreéclairageirritaitsesyeux,brûlésjadisparunrayonnementexcessif.Entouré des membres de son cabinet qui avaient pris place autour de la table aux proportions
démesurées(elles'étiraitjusqu'àlacloisonquiséparaitl'immensesalledubureauadjacent),Président
déclara aux membres du Conseil que la séance était levée. Sous l'impulsion du directeur de lacommunication,undénomméBlaise,l'assemblées'acheminaversl'uniqueportedesortie.Restéassis,Président fit ungestede lamain, rappelantLucas à ses côtés.Accentuant songeste, il l'invita à sepencherversluietmurmuraquelquechoseàsonoreillequepersonnen'entendit.Ensortantdubureau,LucassevitrejoindreparBlaisequil'accompagnajusqu'auxascenseurs.Enchemin,illuiremitplusieurspasseports,desdevises,ungrandtrousseaudeclésdevoitures,et
exhibaunecartedecréditdecouleurplatinequ'ilagitasoussonnez.—Doucementaveclesnotesdefrais,n'abusezpas!D'ungestevifetagacé,Lucass'emparadurectangleenplastiqueetrenonçaàserrerlamainlaplus
adipeusedetoutel'organisation.Habituédelachose,Blaisefrottasapaumesurledosdesonpantalonet cacha gauchement ses mains dans ses poches. Dissimuler était une des grandes spécialités del'individu qui s'était hissé jusqu'à ce poste, non par compétence, mais par tout ce que la volontéd'ascensionpeutproduiredefourberieetd'hypocrisie.BlaisecongratulaLucas,luiditqu'ilavaitpeséde tout son poids (une litote, compte tenu de sa physionomie) pour favoriser sa candidature. Lucasn'accordapas lemoindrecréditàsespropos :Blaisen'étaitàsesyeuxqu'un incompétentàqui l'onavaitconfiélaresponsabilitédelacommunicationinterne,pourd'exclusivesraisonsdeparenté.Lucas ne prit même pas la peine de croiser ses doigts quand il promit de rendre régulièrement
compte àBlaise de l'avancement de samission.Au sein de l'organisation qui l'employait,mystifierétaitlemoyenleplussûrdontdisposaientlesdirecteurspourpérenniserleurspouvoirs.PourplaireàleurPrésident, il leur arrivait même de se mentir entre eux. Le responsable de la communicationsuppliaLucasdeluidivulguercequePrésidentavaitmurmuréàsonoreille.Cedernierledévisageaavecméprisetpritcongé.
*Zofiaembrassalamaindesonparrainetl'assuraqu'elleneledécevraitpas.Elleluidemandasielle
pouvait lui confier un secret. Michaël acquiesça d'un signe de tête. Elle hésita et lui avoua queMonsieuravaitdesyeuxincroyables,ellen'avaitjamaisrienvud'aussibleu.—Ilschangentparfoisdecouleur,maisilt'estinterditdedireàquiconquecequetuasvudedans.Ellepromitetsortitdanslecorridor.Ill'accompagnaàl'ascenseur.Justeavantquelesportesnese
referment,illuisouffla,complice:—Ilt'atrouvéecharmante.Zofiarougit.Michaëlfitmineden'enavoirrienvu.—Poureux,cedéfin'estpeut-êtrequ'unmaléficedeplus;pournous,c'estunequestiondesurvie.
Nouscomptonstoussurtoi.Quelquesinstantsplustard,elletraversaànouveaulegrandhall.Pierrejetaunœilsursesécransde
contrôle,lavoieétaitlibre.LaportecoulissaànouveaudanslafaçadeetZofiaputaccéderàlarue.
*
Aumêmemoment,Lucassortaitdel'autrecôtédelaTour.Undernieréclairzébralecielauloin,au-dessusdescollinesdeTiburon.Lucashélauntaxi,lavoitureserangeadevantluietilgrimpadansleYellowCab.Sur le trottoir d'en face,Zofia courait vers sa voiture, un agent de la circulation était en train de
rédigerunecontravention.—Bellejournée,vousallezbien?ditZofiaàlafemmeenuniforme.Lacontractuelletournalentementlatêteafindes'assurerqueZofianesemoquaitpasd'elle.—Nousnousconnaissons?demandal'agentJones.—Non,jenecroispas.Dubitative,ellemâchouillaitsonstyloendévisageantZofia.Elledétachal'amendedesasouche.—Etvous,vousallezbien?demanda-t-elleenglissantlePVsurlepare-brise.—Vousn'auriezpasunchewing-gumàlafraise?demandaZofiaens'emparantduticket.—Non,àlamenthe.Zofiarefusacourtoisementlatablettequiluiétaitofferte.Elleouvritsaportière.—VousnenégociezmêmepasvotrePV?—Non,non.—Voussavezque,depuis ledébutdel'année, lesconducteursdevéhiculesdugouvernementsont
tenusdepayereux-mêmesleursamendes?—Oui,ditZofia,j'ailucelaquelquepartjecrois,c'estunpeunormalaprèstout.—Al'école,vousétieztoujoursaupremierrang?demandal'agentJones.—Très franchement, jenem'ensouviensplus...Maintenantquevousm'enparlez, jecroisque je
m'asseyaisunpeuoùjevoulais.—Vousêtescertainequevousallezbien?—Le coucherdu soleil sera superbe ce soir, ne le ratez surtout pas !Vousdevriezy assister en
famille,depuisPresidioParklespectacleseraéblouissant.Jevouslaisse,untravailénormem'attend,ditZofiaengrimpantdanssavoiture.Quand laFords'éloigna, lacontractuelle sentit commeun léger frissonparcourir sonéchine.Elle
rangeasonstylodanssapocheetpritsontéléphoneportable.Ellelaissaunlongmessagesurlaboîtevocaledesonmari.Elleluidemandas'ilpouvaitretarder
d'unedemi-heureledébutdesonservice,elleferait toutpourrentrerplustôt.ElleluiproposaitunepromenadedansPresidioParkaucoucherdusoleil.Ilseraitexceptionnel,c'étaituneemployéedelaCIAquileluiavaitdit!Elleajoutaqu'ellel'aimaitetque,depuisqu'ilsvivaientenhorairesdécalés,ellen'avaitpas trouvélemomentdeluidireàquelpoint il luimanquait.Quelquesheuresplus tard,faisantdescoursespourunpique-niqueimprovisé,elleneserenditmêmepascomptequelepaquetdechewing-gumsqu'elleavaitmisdanssoncaddien'étaitpasàlamenthe.
*Prisonnier des embouteillages du quartier financier, Lucas feuilletait les pages d'un guide
touristique.Quoiqu'enpenseBlaise, l'enjeudesamissionjustifaituneaugmentationdesesnotesdefrais: ildemandaauchauffeurdeledéposeràNobHill.UnesuiteauFairmont,palaceréputédelaville, lui conviendrait parfaitement.Lavoiture bifurqua surCaliforniaStreet, à la hauteur deGraceCathedralpours'engouffrersouslemajestueuxauventdel'hôtel.Elles'immobilisadevantletapisdeveloursrougegansédefiletsdorés.Lebagagistevouluts'emparerdesapetitemallette,maisilluijetaunregardquilemaintintàdistance.Ilneremerciapasleportierquifaisaittournerpourluilaportetambour et se dirigea directement vers la réception. La préposée ne trouvait nulle trace de saréservation.Lucashaussaleton,traitantlajeunefemmed'incapable.Instantanémentleresponsableduservice fondit sur lui. D'un ton obséquieux « spécial client difficile » il tendit à Lucas une clémagnétiqueetseconfonditenexcuses,espérantqu'unsurclassementencatégorie«Suitesupérieure»luiferaitoublierleslégersdésagrémentscausésparuneemployéeincompétente.Lucassaisitlacartesansménagementetdemandaàn'êtredérangésousaucunprétexte. Il fitminede luiglisserunbilletdanslamain,qu'ildevinaitpresqueaussimoitequecelledeBlaise,etsedirigead'unpaspresséversl'ascenseur. Le responsable de la réception se retourna, la paume vide et l'air courroucé. Le liftierdemandacourtoisementàsonpassagerrayonnants'ilavaitpasséunebonnejournée.—Qu'est-cequeçapeutbientefoutre?réponditLucasensortantdelacabine.
*Zofia rangea sa voiture le long du trottoir. Elle gravit lesmarches du perron de la petitemaison
victorienneperchéesurPacificHeights.Elleouvritlaporteetcroisasalogeuse.—Tuesrentréedevoyage,jesuisbiencontente,ditMissSheridan.—Maisjenesuispartiequedepuiscematin!—Tuescertaine? Ilmesemblaitque tuétaisabsentehier soir.Oh, jesaisbienque jememêle
encoredecequinemeregardepas,maisjen'aimepasquandlamaisonestvide.—Jesuisrentréetard,vousdormiez,j'avaisunpeuplusdetravailqued'habitude.—Tutravaillestrop!Àtonâge,etjoliecommetul'es,tudevraispassertessoiréesavecunpetit
ami.—Ilfautquejemontemechanger,maisjepasseraivousvoirenpartant,Reine,c'estpromis.LabeautédeReineSheridann'avait jamaiscapitulédevant le temps.Savoixdouceetgraveétait
magnifique, son regard de lumière témoignait d'une vie dense dont elle ne choyait que les bonssouvenirs.Elleavaitétél'unedespremièresfemmesgrandsreportersàparcourirlemonde.Lesmursdesonsalonovaleétaientcouvertsdephotosjaunies,visagespassésquitémoignaientdesesnombreuxvoyages, de ses rencontres. Là où ses confrères avaient cherché à photographier l'exception, Reineavaitsaisilecommun,pourcequ'ilcontenaitdeplusbeauàsesyeux,sonà-propos.Lorsque ses jambes lui interdirent le prochain départ, elle se retira dans sa demeure de Pacific
Heights. Elle y était née, pour en partir un 2 février 1936 embarquer sur un cargo à destination del'Europe,lejourdesesvingtans.Elleyétaitrevenueplustard,yvivresonuniqueamour,letempsd'untropcourtmomentdebonheur.Depuis lors, Reine avait habité seule cette grandemaison, jusqu'au jour où elle avait rédigé une
petiteannoncedansleSanFranciscoChronicle.«Jesuisvotrenouvelleroommate»,avaitditZofia
sourianteen seprésentantà saported'entrée, aumatinmêmede laparution.Le tondéterminéavaitséduitReine,etsanouvellelocataireavaitemménagélesoirmême,changeantaufildessemaineslavied'unefemmequis'avouaitaujourd'huiheureused'avoirrenoncéàsasolitude.Zofiaadoraitlesfinsdesoiréepasséesencompagniedesalogeuse.Quandellenerentraitpastroptard,elledistinguaitdela vitre du perron le rai de lumière qui traversait le vestibule, l'invitation deMiss Sheridan étaittoujours ainsi formulée. Sous prétexte de s'assurer que tout allait bien, Zofia passait la tête dansl'encadrement de la porte. Un grand album de photographies était ouvert sur le tapis et quelquesmorceauxdegalettedisposésdansunecoupellefinementciseléerapportéed'Afrique.Reineattendaitdanssonfauteuil,assisefaceàl'olivierquis'épanchaitdansl'atrium.Alors,Zofiaentrait,s'allongeaitàmêmelesoletcommençaitàtournerlesfeuilletsd'undesalbumsauxvieillescouverturesdecuir,dontlesbibliothèquesde lapièceregorgeaient.Sans jamaisquitter l'olivierduregard,Reinecommentaituneàunelesillustrations.Zofiagrimpaàl'étage,fittournerlaclédesonappartement,repoussalaportedupiedetlançason
trousseausurlaconsole.Ellejetasavestedansl'entrée,ôtasonchemisierdanslepetitsalon,traversasa chambre eny abandonnant sonpantalon, et entra dans la salle debains.Elle ouvrit engrand lesrobinetsdeladouche, la tuyauteriesemitàcogner.Elledonnauncoupsecsur lepommeauet l'eauruisselasursescheveux.Parlapetitelucarneouvertesurlestoitsenhélixquidévalaientjusqu'auportpassaitlesondesclochesdeGraceCathedral,quiannonçaitdix-neufheures.—Pasdéjà!dit-elle.Elle sortit de l'alcôve qui sentait bon l'eucalyptus et retourna dans sa chambre. Elle ouvrit la
penderie,hésitaentreundébardeuretunechemised'hommetropgrandepourelle,unpantalonencotonet son vieux jean, opta pour le jean et la chemise dont elle retroussa lesmanches.Elle attacha sonbeeper à la ceinture et enfila une paire de tennis en sautillant vers l'entrée pour en redresser lescontreforts sans avoir à se baisser. Elle prit son trousseau de clés, décida de laisser les fenêtresouvertesetdescenditl'escalier.—Je rentrerai tard ce soir.Nousnousverronsdemain, si vous avezbesoindequoi que ce soit,
appelez-moisurmonbeeper,d'accord?Miss Sheridan grommela une litanie queZofia savait parfaitement interpréter.Quelque chose qui
devaitdire:«tutravaillestrop,mafille,onnevitqu'uneseulefois».Etc'étaitvrai,Zofiaœuvraitcontinuellementàlacausedesautres,sesjournéesétaientsansrelâche,
mêmepaslamoindrepetitepauseneserait-cequepourdéjeunerousedésaltérerpuisquelesangesnesesustentaientjamais.Sigénéreuseetintuitivefût-elle,ReinenepouvaitriendevinerdecequeZofiapeinaitelle-mêmeàappeler«savie».
*Leslourdesclochesrésonnaientencoreduseptièmeetderniercarillondel'heure.GraceCathedral,
perchéeausommetdeNobHill,faisaitfaceauxfenêtresdelasuitedeLucas.Ilsuçaitavecdélectationsonosdepoulet,encroqua lecartilageauboutdupilonet se levapours'essuyer lesmainssur lesrideaux. Ilenfilasaveste,seregardadans legrandmiroirqui trônaitsur lacheminéeetsortitde lachambre.Ildescendit lesmarchesdugrandescalierdontlamajestueusevoléecommandait lehalletadressaunsourirenarquoisàlaréceptionniste,quibaissalatêtedèsqu'ellelevit.Sousl'auvent,un
chasseurhélaaussitôtuntaxiqu'ilempruntasansluidélivrerdepourboire.Ilavaitenvied'unebellevoitureneuve,leseulendroitdelavillepourenchoisiruneledimancheétaitleportmarchandoùdenombreux modèles étaient parqués une fois débarqués des cargos. Il demanda au chauffeur de leconduiresurlequai80...Là,ilpourraitenvoleruneàsongoût.—Dépêchez-vous,jesuispressé!dit-ilauconducteur.LaChryslerbifurquadansCaliforniaStreetetdescenditverslebasdelaville.Illeurfallutàpeine
septminutespour traverser lequartierdesaffaires.Àchaque intersection, lechauffeur rouspétaitenreposantsonbloc-notes;touslesfeuxpassaientauvert,l'empêchantd'yinscrireladestinationdesacourse comme la loi l'y obligeait. « A croire qu'ils le font exprès », marmonna-t-il au sixièmecarrefour.Danssonrétroviseur,ilvitlesouriredeLucasetleseptièmefeuluiouvritlaroute.Lorsqu'ilsarrivèrentàl'entréedelazoneportuaire,uneépaissevapeurs'échappadelacalandre,la
voituretoussaets'immobilisasurlebas-côté.—Ilnemanquaitplusquecela!soupiraleconducteur.—Jenevousrèglepaslacourse,ditLucasd'untoncassant,nousnesommespastoutàfaitarrivésà
destination.Ilsortitenlaissantsaportièreouverte.Avantquelechauffeurnepuisseréagir,lecapotdesontaxi
futpropulséverslecielparungeyserd'eaurouilléequis'échappaitduradiateur.«Jointdeculasse,lemoteurestmort,mongrand!»criaLucasens'éloignant.Àlaguérite,ilprésentaunbadgeaugardien,labarrièreauxstriesrougesetblanchessereleva.Il
marchad'unpasassuréjusqu'auparking.Là,ilrepéraunesublimeChevroletCamarocabrioletdontilcrochetalaserruresansdifficulté.Lucass'installaderrièrelevolant,choisituneclédansletrousseauqu'ilportaitàlaceintureetdémarraquelquessecondesplustard.Lavoitureremontal'alléecentrale,neratantaucunedesflaquesforméesaucreuxdesnids-de-poule.Ilsouillaainsichaquecontainerquisetrouvaitdepartetd'autredesonchemin,rendantlesimmatriculationsillisibles.Au bout du pavé, il tira le frein àmain d'un coup sec ; la voiture glissa par son travers jusqu'à
s'immobiliser à quelques centimètres de la devanture du Fisher'sDeli, le bar du port. Lucas sortit,gravitlestroismarchesenboisduperronensifflotantetpoussalaporte.Lasalleétaitpresquevide.D'ordinairelesouvriersvenaientsedésaltéreraprèsunelonguejournée
detravail,maisaujourd'hui,enraisondumauvaistempsquiavaitsévitoutelamatinée,ilstentaientderécupérer lesheuresperdues.Ce soir ils finiraient très tard, se résignant à rendre lesmachines auxéquipesdenuitquinetarderaientpasàarriver.Lucas prit place dans un box, fixant Mathilde qui essuyait des verres derrière son comptoir.
Troubléeparsonsourireétrange,ellevintaussitôtprendresacommande.Lucasn'avaitpassoif.—Amangerpeut-être?questionna-t-elle.Uniquement si elle l'accompagnait. Mathilde déclina aimablement l'offre, il lui était interdit de
s'asseoirdanslasalledurantlesheuresdeservice.Lucasavaittoutsontemps,iln'avaitpasfaimetseproposaitdel'inviterdansunautrelieuquecelui-ciqu'iltrouvaitterriblementbanal.Mathildeétaitgênée,lecharmedeLucasétaitloindelalaisserindifférente.Danscettepartiedela
ville,l'éléganceétaitaussirarequedanssavie.Elledétournasonregardalorsqu'illadévisageaitdesesyeuxdiaphanes.—C'estvraimenttrèsgentil,murmura-t-elle.
Aumêmemoment,elleentenditdeuxpetitscoupsd'avertisseur.—Jenepeuxpas,répondit-elleàLucas,jedînejustementavecuneamiecesoir.C'estellequivient
deklaxonner.Uneautrefoispeutêtre?Zofiaentra,essoufflée,etsedirigeaverslebaroùMathildeavaitreprissaplace,etunsemblantde
contenance.—Pardon,jesuisenretard,maisj'aieuunevraiejournéededingue,ditZofiaensehissantsurl'un
destabouretsducomptoir.Unedizained'hommesappartenantauxéquipesdenuitentrèrentàleurtourdansl'établissement,ce
quicontrariabeaucoupLucas.L'undesdockerss'arrêtaàlahauteurdeZofia,illatrouvaitravissantesansuniforme.Elleremercia legrutierdesoncomplimentetseretournaversMathildeenlevant lesyeuxauciel.Lajolieserveusesepenchaverssonamiepourluidemanderderegarderdiscrètementleclientàla
vestenoire,installédansleboxaufonddelasalle.—J'aivu...laissetomber!—Toutdesuite,lesgrandsmots!chuchotaMathilde—Mathilde, ta dernière aventure en date a failli te coûter la vie, alors, cette fois-ci, si je peux
t'éviterlepire...j'aimeraismieux!—Jenevoispaspourquoitudisça?—Parcequelepire,c'estjustementcegenre-là!—Quelgenre?—Leregardquiseveutténébreux.—Tutiresvite,disdonc!Jenet'avaismêmepasentenduechargerlerevolver!—Tuasmissixmoisàtedésintoxiquerdetouteslessaloperiesquetonbarmand'O'Farrelltefaisait
généreusementpartageraveclui.Tuveuxruinertasecondechance?Tuasunjob,unechambre,ettues«propre»depuisdix-septsemaines.Tuveuxreplongertoutdesuite?—Monsangn'estpaspropre,lui!—Donne-toiunpeudetempsetprendstesmédicaments!—Cetypeal'airgentilcommetout.—Commeuncrocodiledevantunfiletmignon!—Tuleconnais?—Jamaisvu!—Alorspourquoicejugementhâtif?—Fais-moiconfiance,j'aiundonpourfairelapartdeschoses.LavoixgravedeLucassouffladanslecreuxdesanuqueetZofiasursauta.—Puisquevousavezpréemptélasoiréedevotredélicieuseamie,soyezgénéreuseetacceptezune
invitation communeà l'unedesmeilleures tablesde laville.On tient parfaitement à trois dansmoncabriolet!—Vousêtestrèsintuitif, iln'yapasplusgénéreuxqueZofia!enchaînaMathilde,pleined'espoir
quesonamiesoitaccommodante.
Zofiaseretournaavecl'intentiondeleremercieretdelecongédier,maisellefutaussitôtsaisieparlesyeuxqui ladévisageaient.Tousdeuxse regardèrent longuementsans rienpouvoirsedire.Lucasauraitvouluparler,maisaucunsonnesortitdesagorge.Silencieux,ilscrutaitlestraitsdecevisagefémininaussi troublantqu'inconnu.Ellen'avaitplus lamoindregouttedesalivedans labouche,ellecherchauneboissonàtâtons,ilposasamainsurlecomptoir.Uncroisementdegestesmaladroitsfitglisserleverre,quiroulasurletablierdezincetsebrisaausolenseptéclats.Zofiasebaissapourramasseravecprécautiontroisdesmorceauxdeverre,Lucass'agenouillapourl'aiderets'emparadesquatreautres.Enserelevantilsnesequittèrenttoujourspasduregard.Mathildelesavaitobservéstouràtour,elleintervint,agacée.—Jevaisbalayer!—Enlèvetontablieretallons-y,noussommestrèsenretard,réponditZofiaendétournantleregard.EllesaluaLucasd'unsignedetêteetentraînasansménagementsonamieau-dehors.Surleparking,
Zofiapressalepas.AprèsavoirouvertlaportièredeMathilde,elles'installaàsontouretdémarraentrombe.—Maisqu'est-cequiteprend?demandaMathilde,interloquée.—Riendutout!Mathildefitpivoterlerétroviseurcentral.—Regardetatêteetreformule-moitonriendutout!Lavoiturefilaitlelongduport.Zofiaouvritsafenêtre,unairglacialenvahitl'habitacle,Mathilde
frissonna.—Cethommeestterriblementgrave!murmuraZofia.—Je connaissaisgrand,petit, beau, laid,maigre, gros, poilu, imberbe, chauve,maisgrave, là je
t'avouequetumesèches!—Alorsjetedemandedemefaireconfiance,jenesaismêmepascommentlediremoi-même.Ilesttristeetsemblaitsitourmenté...jamaisjen'ai...—Ehbien, c'est le candidatparfaitpour toiqui raffolesdesâmesenpeine.Tuvascertainement
nousfaireunepetitefractureduventriculegauche!—Nesoispascaustique!—Ça,c'estquandmêmelemondeàl'envers!Jetedemandeunavisimpartialsurunhommequeje
trouvecraquantcommeunpetitLu.Tuneleregardesmêmepas,maistumeledescendsd'uneflèchequeGeronimoauraitputaillerenpersonne.Etlorsquetudaignesenfinteretourner,tucollestesyeuxdanslessienscommeuneventousequivoudraitdéboucherlelavabodemasalledebains.Mais,àpartça,jen'aipasledroitd'êtrecaustique!—Tun'asrienressenti,Mathilde?—Si,HabitRougesituveuxtoutsavoir,etcommeonentrouvequechezMacy's,côtééléganceje
pensaisquec'étaitplutôtbonsigne.—Tunet'espasrenducompteàquelpointilavaitl'airsombre?—C'estdehorsqu'ilfaitsombre,allumetesphares,onvaavoirunaccident!Mathilderesserralecoldesaparkaautourdesanuqueetajouta:
—Bon,d'accord,savesteétaitunpeusombre:maiscoupeitalienneencashmeresixfils,pardonne-moidupeu!—Cen'estpasdeçaquejeteparle.—Tuveuxquejetedise?Jesuiscertainequecen'estpaslegenreàportern'importequelcaleçon.Mathildepritunecigaretteetl'alluma.Elleouvritsafenêtreetsoufflaunelonguevolutedefumée
quifilaparlavitreouverte.—Quitteàmourird'unepneumonie!Bon,jeteleconcède,ilyacaleçonetcaleçon!—Tun'écoutespasunmotdecequejetedis!repritZofia,préoccupée.—TuimaginesletroublepourlafilledeCalvinKleindevoirlenomdesonpèreécritengrosses
lettresquandunhommesedéshabilledevantelle!—Tul'avaisdéjàvu?demandaZofia,imperturbable.—Peut-êtreaubardeMario,mais jenepeuxpas te legarantir.Acetteépoque lessoiréesoù je
voyaisclairétaientplutôtrares...—Maistoutçac'estfini,c'estderrièretoimaintenant,ditZofia.—Tucroisauxsensationsde«déjà-vu»?—Peut-être,pourquoi?—Toutà l'heure,aubar...quand leverre luiaéchappédesmains... j'aivraimenteu l'impression
qu'iltombaitauralenti.—Tuasleventrevide,jet'emmènedînerasiatique!achevaZofia.—Jepeuxteposerunedernièrequestion?—Biensûr.—Tun'asjamaisfroid?demandaMathilde.—Pourquoi?—Parcequ'avecunbâtonnetdanslabouche,jepourraisressembleràunesquimau,fermemoicette
vitre!LaFordroulaitversl'anciennechocolateriedeGhirardelliSquare.Auboutdequelquesminutesde
silence, Mathilde tourna le bouton de la radio et regarda la ville qui défilait. Au croisement deColombusAvenueetdeBayStreet,leportdisparutdesavue.
*—Sivousvoulezbienrelevervotremainpourquejepuissenettoyermoncomptoir!LepatronduFisher'sDeliavaittiréLucasdesarêverie.—Pardon?—Ilyaduverresousvosdoigts,vousallezvouscouper.—Nevousfaitespasdesoucipourmoi.Quiétait-ce?—Unejoliefemme,cequiestassezrareparici!—Oui,c'estpourçaquej'aimebienlequartier!coupaLucasaussisec.Vousn'avezpasréponduà
maquestion.— C'est ma barmaid qui vous intéresse ? Désolé, mais je ne donne pas d'information sur mon
personnel,vousn'avezqu'àreveniretluidemandervous-même,ellereprenddemainàdixheures.Lucasplaquasamainsurlecomptoirenzinc.Lesmorceauxdeverreexplosèrentenmilleéclats.Le
propriétairedel'établissementreculad'unpas.—Jemefouscomplètementdevotreserveuse!Connaissez-vouslajeunefemmequiestpartieavec
elle?repritLucas.—C'estunedesesamies,elletravailleàlasécuritéduport,c'esttoutcequejepeuxvousdire.D'ungestevif,Lucass'emparadutorchonfichédanslaceinturedupatron.Ilépoussetasapaumequi
étrangementn'avaitpas lamoindreégratignure.Puis il lança lemorceaudechiffondans lapoubelleplacéederrièrelecomptoir.LepatronduFisher'sDelifronçalessourcils.—T'inquiètepas,monvieux,ditLucasenregardantsamainintacte.C'estcommepourmarchersur
lesbraises,ilyauntruc,ilyatoujoursuntruc!Puisilsedirigeaverslasortie.Surleperrondel'établissement,ilôtaunminusculeéclatquis'était
fichéentresonindexetsonmajeur.Ilavançaverslecabriolet,sepenchapardessuslaportièreetendesserralefreinàmain.Lavoiture
qu'ilavaitvoléeglissalentementverslabordureduquaietbascula.Dèsquelacalandrepénétradanslesflots,levisagedeLucass'éclairad'unsourire,aussiintensequeceluid'unenfant.Pourlui,lemomentoùl'eauenvahissaitl'habitacleenentrantparlavitre(qu'ilprenaittoujourssoin
de laisser entrouverte) était un moment de pure joie. Mais ce qu'il préférait le plus, c'étaient lesgrossesbullesquis'évadaientdupotd'échappementjusteavantquelacombustionnes'étouffe.Quandelleséclataientàlasurface,leurs«blob-blob»étaientirrésistibles.LorsquelafoulesemassapourvoirlesfeuxarrièredelaCamarodisparaîtredansleseauxtroubles
duport,Lucasmarchaitdéjàloindansl'allée,mainsdanslespoches.—Jecroisquejeviensdetrouveruneperlerare,murmura-t-ilens'éloignant.Sijenegagnepas,ce
seraitbienlediable.
*Zofia et Mathilde dînaient face à la baie, devant l'immense vitre qui surplombait Beach Street.
«Notremeilleuretable»,avaitprécisélemaîtred'hôteleurasiend'unsourirequinecachaitriendesadentureproéminente.Lavueétaitmagnifique.Àgauche,leGoldenGâte,fierdesesocres,rivalisaitdebeauté avec leBayBridge, le pont argenté d'un an son aîné.Devant elles, lesmâts des voiliers sebalançaient lentementdans l'enceintede lamarinaà l'abridesgrandeshoules.Desalléesdegravierparcellisaient les carrés de pelouse qui s'étendaient jusqu'à l'eau. Les promeneurs du soir lesempruntaient,jouissantdelatempératureclémentedecedébutd'automne.Le serveur déposa deux cocktails maison et une corbeille de chips de crevettes sur leur table.
«Cadeaude lamaison»,dit-il enprésentant lesmenus.MathildedemandaàZofia si elleétaitunehabituée. Les prix lui semblaient très élevés pour unemodeste employée de l'administration. Zofiaréponditquelepatronlesinvitait.
—TufaissauterlesPV?— Juste un service rendu il y a quelquesmois, rien du tout, je t'assure, rétorqua-t-elle, presque
confuse.—J'aiunpetitcontentieuxavectesriendutout!Quelgenredeservice?Zofiaavaitrencontrélepropriétairedel'établissementunsoir,surlesdocks.Ilymarchaitlelongdu
quai,attendantquel'ondédouaneunelivraisondevaisselleenprovenancedeChine.Latristessedesonregardavaitattirél'attentiondeZofia;elleavaitredoutélepirequandils'était
penchéprès du bord, fixant l'eau saumâtre pendant un longmoment.Elle s'était approchée de lui etavait engagé la conversation ; il avait fini par lui confier que sa femme voulait le quitter aprèsquarante-troisannéesdemariage.—Quelâgeasafemme?demandaMathilde,intriguée.—Soixante-douzeans!—Etonpenseàdivorceràsoixante-douzeans?questionnaMathildeenréprimantdifficilementle
rirequilagagnait.—Si tonmari ronfle depuis quarante-trois ans, tu peuxy penser très fort, voiremême toutes les
nuits.—Tuasressoudélecouple?—Jel'aiconvaincudesefaireopérerenluipromettantquecelaneluiferaitpasmal.Leshommes
sonttellementdouillets.—Tucroisqu'ilauraitvraimentsauté?—Ilavaitjetésonallianceàl'eau!Mathildelevalesyeuxauciel,ellefutfascinéeparleplafonddurestaurantentièrementdécoréde
vitraux de chezTiffany's. Il donnait à la salle un air de cathédrale. Zofia partageait son avis et luiresservitunebouchéedepoulet.Intriguée,Mathildesepassalamaindanslescheveux.—C'estvrai,cettehistoirederonflement?Zofialaregardaetnerésistapasausourirequilagagnait.—Non!—Ah!Alorsqu'est-cequenousfêtons?demandaMathildeenlevantsonverre.Zofia parla vaguement d'une promotion dont elle avait fait l'objet le matin même. Non, elle ne
changeaitpasd'affectationet,non,ellen'étaitpasaugmentée,ettoutneseramenaitpasnonplusàdesconsidérations matérielles. Si Mathilde voulait bien cesser de ricaner, elle pourrait peut-être luiexpliquerquecertainestâchesapportaientbienplusquedel'argentoudel'autorité:uneformesubtiled'achèvementpersonnel.Lepouvoiracquis sur soi-mêmeaubénéfice—etnonaudétriment—desautrespouvaitêtretrèsdoux.—Ainsisoit-il!ricanaMathilde.— Décidément, avec toi, ma vieille, je suis loin d'être au bout de mes peines, répliqua Zofia,
dépitée.Mathildesaisissaitlabouteilledesakéenbamboupourremplirleursdeuxverres,lorsqu'enl'espace
d'unesecondelevisagedeZofiasemétamorphosa.Elleagrippalepoignetdesonamieetlasoulevapratiquementdesonfauteuil.—Sorsd'ici,fonceverslasortie!hurlaZofia.Mathilderestafigée.Leursvoisinsdetable, toutaussiétonnés,regardèrentZofiaquivociféraiten
tournoyantsurelle-même,àl'affûtd'unemenaceinvisible.—Sorteztous,sortezaussivitequevouslepouvezetéloignez-vousd'ici,dépêchez-vous!L'assemblée hésitante la regardait, se demandant quelle mauvaise farce se jouait. Le gérant de
l'établissementaccourutversZofia,lesmainsjointesenungestedesupplicationpourquecellequ'ilconsidérait comme une amie cesse de perturber le bon ordre de son établissement. Zofia le priténergiquementparlesépaulesetlesuppliadefaireévacuerlasalle,sansattendre.Elleleconjuradeluifaireconfiance,c'étaitunequestiondesecondes.LiuTrann'étaitpastoutàfaitunsage,maissoninstinctneluiavaitjamaisfaitdéfaut.Ilfrappadeuxcoupssecsdanssesmainsetlesquelquesmotsqu'ilprononçaencantonaissuffirentàanimerunballetdeserveursdéterminés.Leshommesenlivréeblanchetiraientenarrièreleschaisesdesconvivesqu'ilsguidaientprestementverslestroissortiesdel'établissement.LiuTranrestaaumilieude lasallequisevidait.Zofia l'entraînapar lebrasversunedes issues,
maisilrésista,avisantMathilde,pétrifiéeàquelquesmètresd'eux.Ellen'avaitpasbougé.—Jesortirailedernier,ditLiuaumomentmêmeoùunaide-cuisiniercouraithorsdelacuisineen
hurlant.Uneexplosiond'uneviolenceinouïesoufflaleslieux.Lelustremonumentalfutdisloquéparl'onde
dechocquiravagealasalle; il tombalourdementsurlesol.Lemobiliersemblaitcommeaspiréautraversdelagrandebaiedontlesvitrespulvériséess'éparpillaientsurlachausséeencontrebas.Desmilliersdepetitscristauxrouges,vertsetbleuspleuvaientsurlesdécombres.L'âcrefuméegrisequienvahissaitlasalleàmangers'élevaenépaissesvolutesparlafaçadebéante.Augrondementquisuivitlecataclysmesuccédaunsilenceétouffant.Garéencontrebas,Lucasreferma lavitrede lanouvellevoiturequ'ilavaitvoléeuneheureplustôt.Ilavaitunesaintehorreurdelapoussièreetplusencorequeleschosesnesepassentpascommeillesavaitprévues.Zofiarepoussalebuffetmassifquis'étaitcouchésurelle.Ellesefrottalesgenouxetenjambaune
desserte retournée.Elle observa le désordre qui s'étendait autour d'elle. Sous le squelette du grandluminaire,dégarnidetoussesapparats,gisaitlerestaurateur,larespirationsaccadéeetdifficile.Zofiase précipita vers lui. Liu grimaçait, terrassé par la douleur. Le sang affluait dans ses poumons,comprimantunpeuplussoncœuràchaqueinspiration.Auloin,lessirènesdespompierssefaisaientéchodanslesruesdelaville.ZofiasuppliaLiudetenirbon.—Vousêtesinestimable,soupiralevieuxChinois.Elleprit samain ;Liu saisit la sienne et la posa sur son torsequi sifflait commeunpneupercé.
Mêmemalenpoint,sesyeuxsavaientlirelavérité.Iltrouvaquelquesforcesultimespourmurmurerque,grâceàZofia,iln'étaitpasinquiet.Ilsavaitque,danssongrandsommeiléternel,ilneronfleraitpas.Ilricana,provoquantunequintedetoux.—Quellechancepourmesfutursvoisins!Ilsvousdoiventbeaucoup!Un refluxde sangémergeade sabouche, s'écoulant sur sa jouepourvenir se fondreau rougedu
tapis.LesouriredeLiuseraidit.
—Jepensequ'ilfautvousoccuperdevotreamie,jenel'aipasvuesortir.Zofiaregardatoutautourd'ellemaisnevitaucunetracedeMathildenid'aucunautrecorps.—Prèsdelaporte,souslevaisselier,suppliaLiuentoussantunenouvellefois.Zofiasereleva.Liularetintparlepoignetetplongeasesyeuxdanslessiens.—Commentavez-voussu?Zofiacontemplal'homme,lesderniersrayonsdevies'échappaientdesesprunellesdorées.—Vouslecomprendrezdansquelquesinstants.Alors,levisagedeLius'éclairad'unimmensesourire,ettoutsonêtres'apaisa.—Mercipourcettemarquedeconfiance.Ce furent là lesdernièresparolesdeMr.Tran.Sespupillesdevinrentaussi infimesque lapointe
d'uneaiguille,sespaupièrescillèrentetsajoues'abandonnaaucreuxdelamaindesatoutedernièrecliente.Zofialuicaressalefront.— Pardonnez-moi de ne pas vous accompagner, dit-elle en reposant doucement la tête inerte du
restaurateur.Ellese releva,écartaunepetitecommodequigisait lesquatrepiedsen l'airet sedirigeavers le
grandmeublecouché.Detoutessesforces,elle lerepoussaetdécouvritMathilde, inconsciente,unegrandefourchetteàcanardplantéedanslajambegauche.Lefaisceaudelalampedupompierbalayalesol,sespascrépitaientsurlesgravats.Ils'approcha
des deux femmes et décrocha aussitôt l'émetteur-récepteur du holster accroché à son épaule pourannoncerqu'ilavaittrouvédeuxvictimes.—Uneseule!repritZofiaens'adressantàlui.—Tantmieux,ditunhomme,envestonnoir,quiscrutaitauloinlesdécombres.Lechefdespompiershaussalesépaules.— C'est probablement un agent fédéral. Maintenant, ils arrivent presque avant nous quand ça
explosequelquepart,ronchonna-t-ilenapposantunmasqueàoxygènesurlevisagedeMathilde.Ils'adressaàl'undeseséquipiersquivenaitdelesrejoindre:— Elle a une jambe fracturée, peut-être un bras aussi, elle est inconsciente. Préviens les
paramédicauxpourqu'ilsl'évacuenttoutdesuite.IldésignalecorpsdeTran.—Etluilà-bas,commentest-il?—Ilesttroptard!réponditl'hommeaucomplet-veston,depuisl'autreboutdelasalle.ZofiatenaitMathildedanssesbrasettâchaitd'étoufferlatristessequinoyaitsagorge.—Toutçaestmafaute,jen'auraispasdûnousamenerici.Elleregardalecielparlafenêtreéclatée,salèvreinférieuretremblotait.—Nelareprenezpasmaintenant!Ellepouvaityarriver,elleétaitsurlabonnevoie.Nousétions
convenusdequelquesmoisavantdedéciderdequoiquecesoit.Uneparoleestuneparole!Étonnés,lesdeuxambulanciersquis'étaientapprochésd'elleluidemandèrentsitoutallaitbien.Elle
lesrassurad'unsimplemouvementdelatête.Ilsluiproposèrentdel'oxygène,ellen'envoulaitpas.Ils
laprièrentalorsdes'écarter,ellereculadequelquespasetlesdeuxsauveteursdéposèrentMathildesurunecivièreet sedirigèrentaussitôtvers la sortie.Zofiaavança jusqu'àcequi restaitde labaievitrée. Elle ne quitta pas des yeux le corps de son amie qui disparaissait dans l'ambulance. Lestourbillons des gyrophares rouges et orange de l'unité 02 s'estompèrent au son de la sirène quis'éloignaitversleSanFranciscoMémorialHospital.—Neculpabilisezpas,çanousarriveàtousd'êtreaumauvaisendroitetaumauvaismoment,c'est
ledestin!Zofia sursauta. Elle avait reconnu la voix grave de celui qui tentait de la réconforter aussi
gauchement.Lucass'approchaitd'elleenplissantlesyeux.—Qu'est-cequevousfaiteslà?demandat-elle.—Jecroyaisquelecommandantdespompiersvousl'avaitdéjàdit,répondit-ilenôtantsacravate.—...Etcommetoutsembleindiquerqu'ils'agitd'unebanaleexplosiondegazencuisineouaupire
d'une affaire criminelle, le gentil agent fédéral va pouvoir rentrer chez lui et laisser faire lesgénéralistes.Lesmilieuxterroristesn'ontaucuneraisondechasserlecanardàl'orange!Lavoixaussiérailléequebourruedel'inspecteurdepoliceavaitinterrompuleurconversation.—Aquiavons-nousl'honneur?demandaLucasd'untonpersifleurquitrahissaitsonagacement.—Al'inspecteurPilguezdelapolicedeSanFrancisco,luiréponditZofia.—Jesuiscontentquecettefoisvousmereconnaissiez!ditPilguezàZofia,ignoranttotalementla
présencedeLucas.Al'occasion,vousm'expliquerezvotrepetitnumérodecematin.—Jenesouhaitaispasquenousayonsàexpliquerlescirconstancesdenospremièresrencontres,
pourprotégerMathilde,ajoutaZofia.Ixsragotssediffusentplusvitequelabrumesurlesdocks.—Jevousaifaitconfianceenlalaissantsortirplustôtqueprévu,alorsjevousremercieraisd'en
faireautantàmonsujet.Letactn'estpasforcémentinterditdanslapolice!Celaétantdit,vul'étatdelapetite,onauraitpeut-êtremieuxfaitdelalaisserpurgersapeine.—Joliedéfinitiondutact,inspecteur!repritLucasenlessaluanttousdeux.Iltraversal'ouverturebéanteoùgisaientlesrestesdeladoubleportemonumentaleexpédiéed'Asie
àgrandsfrais.Avantderegagnersonvéhicule,LucasapostrophaZofiadelarue.—Jesuisdésolépourvotreamie.SaChevroletnoiredisparutquelquessecondesplustardàl'intersectiondeBeachStreet.Zofianepouvaitfourniraucunéclaircissementà l'inspecteur.Seulunterriblepressentiment l'avait
conduite à presser tous les occupants de quitter l'établissement. Pilguez lui fit remarquer que sesexplicationsétaientunpeulégèresauregarddunombredeviesqu'ellevenaitdesauver.Zofian'avaitriend'autreàajouter.Peut-êtreavait-elledétectéinconsciemmentl'odeurdegazquis'échappaitdanslefauxplafondde lacuisine.Pilguezgrogna : lesdossiers tordusoù l'inconscientavaitsonmotàdireavaientunefâcheusetendanceàs'attacheràluicesdernièresannées.—Prévenez-moiquandvousaurezétablilesconclusionsdevotreenquête,j'aibesoindesavoirce
quis'estpassé.Illalaissalibredequitterleslieux.Zofiaretournaàsavoiture.Lepare-briseétaitfendudepartet
d'autre,etlacarrosseriemarronrepeinted'ungrispoussièreparfaitementuniforme.Surlaroutequila
conduisaitverslesurgences,ellecroisaplusieurscamionsdepompiersquicontinuaientàaffluerversleslieuxdudrame.EllegaralaFord,traversaleparkingetentradanslesas.Uneinfirmièrevintàsarencontre et lui indiquaqueMathilde était en salled'examen.Zofia remercia la jeune femmeetpritplacesurunedesbanquettesvidesdelasalled'attente.
*Lucasklaxonnadedeuxcoups impatients.Assisdans saguérite, legardien appuya surunbouton
sansdétournerleregarddupetitécran:lesYankeesmenaientconfortablement.LabarrièresesoulevaetlaChevroletavança,feuxéteints,jusqu'auborddelajetée.Lucasouvritsafenêtreetjetalemégotde sa cigarette. Il amena le levier de vitesse sur la position neutre et sortit du véhicule en laissanttourner lemoteur.D'uncoupdepiedsur lepare-chocsarrière, ildonna l'impulsion justenécessairepourquelavoitureglisseenavantetbasculeduquai.Lesmainssurleshanches,ilcontemplalascène,ravi.Quand la dernière bulle d'air eut éclaté, il se retourna etmarcha joyeusement en direction duparking.UneHondacouleurolivesemblaitn'attendrequelui.Ilencrochetalaserrure,ouvritlecapot,arrachalatrompedel'alarmeetlalançaauloin.Ils'installaetcontempla,peuenthousiaste,l'intérieuren plastique. Il sortit son trousseau de clés et choisit celle qui lui paraissait lemieux convenir. Lemoteurausonaigusemitàtourneraussitôt.—Unejaponaiseverte,onauratoutvu!maugréa-t-ilendesserrantlefreinàmain.Lucasregardasamontre,ilétaitenretardetilaccéléra.Assissurunplotd'amarrage,unclochard
nommé Jules haussa les épaules en regardant la voiture s'éloigner, un ultime « blob »mourut à lasurface.
*—Ellevas'entirer?C'étaitlatroisièmefoisdelasoiréequelavoixdeLucaslafaisaitsursauter.—J'espère,répondit-elle,leregardantdepiedencap.Quiêtes-vousexactement?—Lucas.Désoléetenchantéàlafois,dit-ilentendantlamain.C'étaitbienlapremièrefoisqueZofiaressentaitlafatiguepesersurelle.Elleselevaetsedirigea
versledistributeurdecafé.—Vousenvoulezun?—Jeneboispasdecafé,réponditLucas.—Moinonplus,dit-elle,contemplantlapiècedevingtcentsqu'ellefaisaittournerdanslecreuxde
samain.Qu'est-cequevousfaitesici?—Commevous,répliquaLucas,jesuisvenuvoircommentelleallait.—Pourquoi?demandaZofiaenrangeantlapiècedanssapoche.—Parce que je dois faire un rapport et que pour l'instant, dans la case « victimes », j'aimis le
chiffre1,alorsjeviensvérifiers'ilfautounonquej'amendel'information.J'aimebienremettremescomptesrenduslejourmême,j'aiunesaintehorreurduretard.
—Jemedisaisbienaussi!—Vousauriezmieuxfaitd'acceptermoninvitationàdîner,nousn'enserionspaslà!—Vousavezbienfaitdeparlerdetacttoutàl'heure,vousavezl'airdevousyconnaître!—Ellene sortiradublocque tarddans lanuit, ça faitdes sacrésdégâtsune fourchetteàcanard
quandelleestplantéedansunmagrethumain. Ilsenontpourdesheuresà recoudre toutça, jepeuxvousemmeneràlacafétériad'enface?—Non,vousnepouvezvraimentpas!—Commevousvoudrez,attendonsici,c'estmoinssympathique,maissivouspréférez...Dommage!Ilsétaientassisdosàdossurlesbanquettesdepuisplusd'uneheurelorsquelechirurgienapparut
enfinauboutducouloir. Ilne fitpasclaquersesgantsen latex (depuis toujours leschirurgienss'endébarrassaientensortantdublocopératoireet les jetaientdans lespoubellesdisposéesàceteffet).Mathildeétaithorsdedanger,l'artèren'avaitpasététouchée.Lescannernerévélaitaucunetracedetraumatismecrânien.Lacolonnevertébraleétaitintacte.Mathildeavaitdeuxfracturesnondéplacées,uneàlajambe,l'autreaubras,etquelquespointsde
suture.Onétaitentraindelaplâtrer.Unecomplicationétaittoujourspossible,maislemédecinétaitconfiant. Il souhaitait néanmoins qu'elle reste au repos complet au cours des prochaines heures. IlremerciaZofiad'avertirsesprochesqu'aucunevisiteneseraitautoriséeavantlematin.—Ceseravitefait,dit-elle,iln'yaquemoi.Elle communiqua à la responsable de l'étage le numéro d'appel de son beeper. En sortant, Zofia
passadevantLucaset,sansluiadresserunregard,ellel'informaqu'iln'auraitpasàraturersonprocès-verbal.Elledisparutdansletourniquetdusas.Lucaslarejoignitsurleparkingdésert,ellecherchaitencoresesclés.—Sivouspouviezarrêterdemefairesursauter,jevousenseraistrèsreconnaissante,luidit-elle.—Jecroisquenousavonsmalcommencé,repritLucasd'unevoixdouce.—Commencéquoi?rétorqua-t-elle.Lucashésitaavantderépondre:—Disonsque jesuisparfoisunpeudirectdansmespropos,mais jemeréjouissincèrementque
votreamies'ensorte.—Ehbien,nousauronsaumoinspartagéquelquechoseaujourd'hui,commequoitoutestpossible!
Maintenantsivousvouliezbienmelaisserouvrirmaportière...—Etsinousallionsaussipartageruncafé...s'ilvousplaît?Zofiarestamuette.—Mauvaisepioche!poursuivitLucas.Vousn'enbuvezpasetmoinonplus!Unjusd'orangepeut-
être?Ilsenserventd'excellents,justeenface.—Pourquoiavez-voustellementenviedevousdésaltérerenmacompagnie?—Parcequejeviensd'arriverenvilleetquejeneconnaisvraimentpersonne.J'aipassétroisans
d'uneextrêmesolitudeàNewYork,cequin'ariendetrèsoriginal.LaGrandePommem'arendupeudisert,maisjesuisrésoluàchanger.ZofiainclinalatêteetscrutaLucas.
—Bon,jerecommencetout,dit-il.OubliezNewYork,masolitudeetleresteaussid'ailleurs.Jenesaispaspourquoi j'ai tant enviedeprendreunverre avecvous.En fait, jem'en ficheduverre, j'aienviedevousconnaître.Voilà,jevousaiditlavérité.Ceseraitunebonneactiondevotrepartdedireoui.Zofia regarda sa montre et hésita quelques secondes. Elle sourit et accepta l'invitation. Ils
traversèrent larueetentrèrentdansleKrispyKreme.Lepetitétablissementsentaitbonlapâtisseriechaude, une plaque de beignets sortait tout juste du four. Ils s'attablèrent devant la vitrine.Zofia nemangeapasmaisregardaitLucas,perplexe.Ilavaitengloutiseptbeignetsausucreglacéenmoinsdedixminutes.—Danslalistedespéchéscapitaux,lagourmandisenevousapastraumatiséàcequejevois?dit-
elle,l'œilamusé.—C'estd'unridiculeceshistoiresdepéchés...,répondit-ilensuçantsesdoigts,destrucsdemoine.
Unejournéesansbeignet,c'estpirequ'unejournéedebeautemps!—Vousn'aimezpaslesoleil?luidemandat-elle,étonnée.—Ahmais,j'adoreça!Ilyalesbrûluresetlescancersdelapeau;leshommescrèventdechaud,
étranglés par leur cravate ; les femmes sont terrorisées à l'idée que leur maquillage fonde, tout lemondefinitparattraperlacrèveàcausedesclimatiseursquitrouentlacouched'ozone;lapollutionaugmenteet les animauxmeurentde soif, sansparlerdesvieillespersonnesqui suffoquent.Ahnon,pardonnez-moi!Lesoleiln'estpasdutoutl'inventiondeceluiqu'oncroit.—Vousavezuneétrangeconceptiondeschoses.Zofias'intéressaplusattentivementauxproposdeLucaslorsqu'ilditd'untongravequ'ilfallaitêtre
honnêtelorsquel'onqualifiaitlemaletlebien.L'ordonnancementdesmotsintriguaZofia.Lucasavaitcitéàplusieursrepriseslemalavantlebien...d'ordinairelesgensfaisaientl'inverse.Une idée traversa sonesprit.Elle le soupçonnad'êtreunAngeVérificateurvenucontrôler lebon
déroulementdesamission.Elleenavaitsouventrencontrésurdesopérationsmoinsambitieuses.PlusLucas parlait, plus l'hypothèse lui semblait vraisemblable, tant il était provocateur. Achevant sonneuvièmebeignet,ilannonça,laboucheàmoitiépleine,qu'iladoreraitlarevoir.Zofiasourit.Ilréglalanoteettousdeuxsortirent.Surleparkingdésert,Lucaslevalatête.—Unpeufraismaissublimeciel,n'est-cepas?Elleavaitacceptésoninvitationàdînerpourlelendemain.Si,parleplusgranddeshasards,tous
deuxtravaillaientpourlamêmemaison,celuiquiavaitvoululatesterseraitservi:ellecomptaitbiens'endonneràcœurjoie.Zofiarepritsavoitureetrentrachezelle.Ellesegaradevantlamaisonetpritgardedenepasfairedebruitengravissantleperron.Aucune
lumièrenetraversaitl'entrée,laportedeReineSheridanétaitclose.Avantd'entrerdanslamaisonellelevalesyeux,iln'yavaitninuageniétoileaufirmament.Ilyeutunsoir,ilyeutunmatin...
2.
DeuxièmeJour
Mathilde s'était éveillée à l'aube.On l'avait descendue au cours de la nuit dans une chambre oùl'ennuiperçaitdéjà.Depuisquinzemois,l'hyper-activitéavaitétésonseulremèdepourseguérirdesscoriesd'uneautrevieoùlecocktailmalindedésespoirsetdedroguesavaitpresqueeuraisond'elle.Lenéonquigrésillaitau-dessusdesa tête lui rappelait les longuesheurespasséesà luttercontre lemanque,quiensontempscorrompaitsesentraillesenindiciblesalgies.MémoiredejoursdantesquesoùZofia,qu'elleappelaitsonangegardien,devait retenirsesmains.Poursurvivre,ellemutilaitsoncorps, le griffait à s'en arracher la peau pour inventer île nouvelles blessures qui dilueraient leschâtimentsinsoutenablesdesplaisirsrévolus.Il lui semblait parfois ressentir encore à l'arrière de son crâne le lancinement des hématomes,
conséquencedesmultiples coups qu'elle s'assenait au fonddes nuits abandonnées à des souffrancesultimes. Elle regarda le creux de son coude, les stigmates des piqûres s'en étaient effacés semaineaprèssemaine,signederédemption.Seulunultimepetitpointviolacésubsistaitencoreautraitd'uneveine,commeunrappeldelàoùlamortlenteétaitentrée.Zofiapoussalaportedesachambre.—Justeàtemps,dit-elleendéposantunbouquetdepivoinessurlatabledenuit.—Pourquoijusteàtemps?demandaMathilde.—J'aivutatêteenentrant,lamétéodetonmoralavaitl'airdevirerauvariable,tendanceorage.Je
vaisallerdemanderunvaseauxinfirmières.—Resteauprèsdemoi,ditMathilded'unevoixeffacée.—Lespivoinessontpresqueaussiimpatientesquetoi,ellesontbesoindebeaucoupd'eau,nebouge
pas,jereviens.Seuledanssachambre,Mathildecontemplaitlesfleurs.Desonbrasvalide,ellecaressalescorolles
soyeuses.Les pétales de pivoine avaient la texture d'un pelage de chat,Mathilde adorait les félins.Zofiainterrompitsarêverieenrevenant,lesbraschargésd'unseau.—C'esttoutcequ'ellesavaient;cen'estpastrèsgrave,cenesontpasdesfleurssnobs.—Cesontmespréférées.—Jesais.—Commenttuasfaitpourentrouverencettesaison?—Secret!Zofia contempla la jambe plâtrée de son amie puis l'attelle qui immobilisait son bras.Mathilde
surpritsonregard.—Tun'yespasalléedemainmorteavec tonbriquet !Qu'est-cequ'il s'estpasséexactement là-
bas ? Je neme souviens de presque rien. Nous parlions, tu t'es levée,moi pas, et puis ensuite unimmensetrounoir.—Non...unefuitedegazdanslefauxplafonddel'office!Combiendetempsdevras-turesterici?LesmédecinsauraientacceptédelaisserMathildesortirdèslelendemain,maisellen'avaitpasles
moyensdefaireappelàuneassistanceàdomicileetsonétat laprivaitde touteautonomie.LorsqueZofias'apprêtaàrepartir,Mathildefonditenlarmes.—Nemelaissepasici,cetteodeurdedésinfectantmerendfolle.J'aiassezpayé,jetelejure.Jen'y
arriveraiplus.J'aitellementlatrouilledereplongerquejefaissemblantd'avalerlescalmantsqu'ilsmedonnent.Jesaisquejesuisunpoidspourtoi,maissors-moidelà,Zofia,maintenant!Zofiaretournaauchevetdesonamieetluicaressalefrontpourchasserlesspasmesdechagrinqui
agitaientsoncorps.Elleluipromitdefairedesonmieuxpourtrouverunesolution,auplusvite.Ellerepasseraitlavoirenfindesoirée.Ensortantdel'hôpital,Zofiafilaverslesdocks,sajournéeétaitchargée.Letempspassaitvite:elle
avaitunemissionàaccomplir,etquelquesprotégésqu'iln'étaitpasquestiond'abandonner.Ellepartitrendrevisiteàsonvieilamierrant.Julesavaitquittélemondesansavoirjamaisidentifiélecheminqui l'avait conduit sous l'arche n° 7 où il avait élu domicile non fixe... Juste une série de terriblesmauvais toursque lavie luiavait joués.Unecompressiondepersonnelavaitmarqué le termedesacarrière.Unesimplelettreétaitvenueluiannoncerqu'ilnefaisaitpluspartiedelagrandecompagniequiavaitététoutesonexistence.Acinquante-huitansonestencoretrèsjeune...etmêmesilessociétésdecosmétiquesjuraientqu'à
l'approchedelasoixantainelavieétaitencoredevantsoipourpeuquel'onprennesoindesoncapitalesthétique, leurs propres départements de ressources humaines n'en étaient que peu convaincuslorsqu'ilsréévaluaientleplandecarrièredeleurscadres.C'estainsiqueJulesMinskys'étaitretrouvéauchômage.Unagentdesécuritéavaitconfisquésonbadgeàl'entréedel'immeubleoùilavaitpasséplus de tempsquedans sa propremaison.Sans lui adresser une seule parole, l'hommeenuniformel'avaitaccompagnéjusqu'àsonbureau.Souslesregardssilencieuxdesescollègues,ilavaitdûrangersesaffaires.Parunjourdepluiesinistre,Juless'enétaitallé,unpetitcartonsouslebraspouruniquebagage,aprèstrente-deuxannéesdefidèlesservitudes.LaviedeJulesMinsky,statisticienetférudemathématiquesappliquées,serésumaitpourtantenune
arithmétiquetrèsimparfaite:additiondeweek-endspasséssurdesdossiersaudétrimentdesaproprevie;divisionsubieauprofitdupouvoirdeceuxquil'employaient(onétaitfierdetravaillerpoureux,on formait une grande famille où chacun avait son rôle à jouer à condition de tenir sa place) ;multiplication d'humiliations et d'idées ignorées par quelques autorités illégitimes aux pouvoirsinégalementacquis ; soustraction,enfin,dudroitde finir sacarrièredans ladignité.Semblableà laquadratureducercle,l'existencedeJulesseréduisaitàuneéquationd'insolublesiniquités.Au cours de son enfance, Jules aimait à traîner près de la décharge de ferraille où une presse
immensecompressaitlescarcassesdesvieillesvoitures.Pourchasserlessolitudesquihantèrentsesnuits,ilavaitsouventimaginélaviedujeunecadrenantiquiavaitruinélasienneenl'«évaluant»bonpour la casse. Ses cartes de crédit s'étaient effacées à l'automne, son compte en banque n'avait passurvécu à l'hiver, il avait quitté samaison au printemps. L'été suivant, il avait sacrifié un immenseamourenemportantsafiertédansunderniervoyage.Sansmêmes'enrendrecompte,ledénomméJulesMinsky,cinquante-huitans,était revenuéliredomicilenon fixesous l'archen°7duquai80duportmarchand de San Francisco. Il pourrait bientôt y fêter dix années de belles étoiles. Il se plaisait à
raconteràquipouvaitl'entendreque,lejourdesongranddépart,ilnes'étaitvraimentrenducomptederien.Zofiaavisalacicatricequisuintaitsousl'accrocdupantalonentweedaumotifprincede-galles.—Jules,vousdevezallerfairesoignercettejambe!—Ah,nerecommencepas,s'ilteplaît,ellevatrèsbienmajambe!—Sionnenettoiepascetteplaie,elleseragangrenéedansmoinsd'unesemaineetvouslesavez
trèsbien!—J'aidéjàvéculapiredesgangrènes,majolie,alorsunedeplus,unedemoins!Etpuis,depuisle
tempsquejedemandeàDieudevenirmerechercher,ilfautbienquejelelaissefaire.Sijemesoigneà chaque fois que j'ai quelque chose de travers, à quoi ça sert d'implorer de partir de cette foutueterre!Alorstuvois,cebobo,c'estmonticketgagnantpourTailleurs.—Quivousmetdesidéesaussistupidesdanslatête?—Personne,mais il y a un jeunegars qui traînepar ici et qui est tout à fait d'accord avecmoi.
J'aimebiendiscuteraveclui.Quandjelevois,c'estmonrefletdansunmiroirpassé.Ils'habilleaveclemêmegenredecostumequeceuxquejeportaisavantquemontailleurn'aitlevertigeendécouvrantlesabîmesdemespoches. Je luiprêche labonneparole, lui lamauvaise,on faitunpeude troc, tuvois,etmoijemedistrais.Nimurnitoit,personneàhaïr,pasplusdenourrituredevantlaportequedebarreauxqu'onrêverait
descier...LaconditiondeJulesMinskyavaitétépirequecelled'unprisonnier.Rêverpouvaitdevenirunluxequandonluttaitpoursasurvie.Lejour,ilfallaitchercherdelanourrituredanslesdécharges,l'hiver,marchersanscessepourluttercontrel'alliancemortelledusommeiletdufroid.—Jules,jevousconduisaudispensaire!—Jecroyaisquetutravaillaisàlasécuritéduport,pasàl'ArméeduSalut!Zofiatiradetoutessesforcessurlebrasduclochardpourl'aideràserelever.Ilneluifacilitapas
la tâchemais finit bongrémalgrépar l'accompagner jusqu'à savoiture.Elle lui ouvrit laportière,Julespassasamaindanssabarbe,hésitant.Zofialeregarda,silencieuse.Lesridesmagnifiquesautourdesesprunellesazurcomposaientlesfortinsd'uneâmeriched'émotions.Autourdesaboucheépaisseetsouriantesedessinaientd'autrescalligraphies,cellesd'uneexistenceoùlapauvretén'étaitquecelledel'apparence.—Çanevapas sentir trèsbondans toncarrosse.Aveccette foutueguibole, jen'aipaspualler
jusqu'auxdouchescesderniersjours!—Jules,sil'onditquel'argentn'apasd'odeur,pourquoiunpeudemisèreenaurait-elle?Arrêtez
dediscuteretmontez!Après avoir confié son passager aux soins du dispensaire, elle redescendit vers les docks. En
chemin, elle fit un crochet pour rendrevisite àMissSheridan : elle avait unprécieux service à luidemander.Ellelatrouvasurlepasdesaporte.Reineavaitquelquescoursesàfaireet,danscettevilleréputéepour ses ruespentuesoù chaquepas est undéfi pourunepersonne âgée, rencontrerZofia àcette heure inhabituelle relevait dumiracle. Zofia la pria de s'installer dans la voiture etmonta encourantàsonappartement.Elleentrachezelle, jetauncoupd'œilàsonrépondeur téléphoniquequin'avaitenregistréaucunmessageetredescenditaussitôt.Enchemin,elleseconfiaàReine,quiacceptaderecevoirMathildejusqu'àcequ'elleserétablisse.Ilfaudraittrouverunmoyendelahisserjusqu'à
l'étageetquelquesbonnespairesdebraspourdescendrelelitmétalliqueremiséaugrenier.
*Confortablementinstallédanslacafétériadu666MarketStreet,Lucasgriffonnaitquelquescalculsà
mêmelatableenformica,prenantpossessiondesontoutnouvelemploiauseinduplusgrandgroupeimmobilierdeCalifornie.Iltrempaitsonseptièmecroissantdansunetassedecafécrème,penchésurl'ouvragepassionnantquiracontaitcomments'étaitdéveloppéelaSiliconValley:Unevastebandedeterres,devenuesentrenteanslaplusstratégiquezonedehautestechnologies,baptiséelepoumondel'informatiquedumonde.Pourcespécialisteduchangementd'identité,sefaireembaucheravaitétéd'une simplicité déconcertante, il prenait déjà un plaisir fou à la préparation de son planmachiavélique.La veille, dans l'avion de NewYork, la lecture d'un article du San Francisco Chronicle sur le
groupe immobilierA&H avait illuminé l'œil deLucas : la physionomie rondouillarde de son vice-présidents'offraitsansretenueàl'objectifduphotographe.EdHeurt,leHdeA&H,excellaitdansl'artde se pavaner d'interview en conférence de presse, vantant sans relâche les incommensurablescontributionsdesongroupeàl'essoréconomiquedelarégion.L'homme,quiambitionnaitdepuisvingtansunecarrièrededéputé,nerataitjamaisunecérémonieofficielle.Ils'apprêtaitàinaugurerengrandtralaladominicall'ouvertureofficielledelapêcheaucrabe.C'estàcetteoccasionqueLucasavaitcroisélarouted'EdHeurt.L'impressionnantcarnetd'adressesinfluentesdontLucasavaithabilementnourrilaconversationlui
avait valu le poste de conseiller à la vice-présidence, aussitôt créé pour lui. Les rouages del'opportunismen'avaientaucunsecretpourEdHeurtetl'accordfutscelléavantquelenumérodeuxdugroupen'eût achevéd'engloutir une pincede crabe, généreusement trempéedans unemayonnaise ausafran,quitachatoutaussigénéreusementleplastrondesonsmoking.Ilétaitonzeheurescematinet,dansuneheure,EdprésenteraitLucasàsonassocié,AntonioAndric,
leprésidentdugroupe.LeAdeA&Hdirigeaitd'unemaindeferdansungantdevelourslevasteréseaucommercialqu'il
avait sumailler au fil des années.Un sens inné de l'immobilier, une assiduité inégalable au travailavaientpermisàAntonioAndricdedévelopperunimmenseempirequiemployaitplusdetroiscentsagentsetpresqueautantdejuristes,comptablesetassistantes.Lucashésitaavantde renonceràunehuitièmeviennoiserie. Il claquadupouceetde l'indexpour
commander un cappuccino. Mâchouillant son feutre noir, il compulsa ses feuillets et continua deréfléchir. Les statistiques qu'il avait empruntées au département informatique de A&H étaientéloquentes.S'accordantfinalementunpetitpainauchocolat,ilconclutqu'ilétaitimpossibledelouer,vendreou
acheterlemoindreimmeubleouparcelledeterraindanstoutelavalléesanstraiteraveclegroupequil'employaitdepuislaveilleausoir.Laplaquettepublicitaireetsonineffableslogan:«L'immobilierintelligent»luipermirentd'affinersesplans.A&H était une entité à deux têtes, son talon d'Achille se situait à la jonction des deux cous de
l'hydre. Il suffirait que les deux cerveaux de l'organisation aspirent au même air pour en venir às'étouffermutuellement.Qu'AndricetHeurtsedisputentlabarredunavire,etlegroupenetarderaitpas
à dériver. Le naufrage brutal de l'empire A&H attiserait vite l'appétit des grands propriétaires,entraînant la déstabilisation dumarché immobilier dans une vallée où les loyers étaient des piliersfondamentauxdelavieéconomique.Lesréactionsdesplacesfinancièresneseferaientpasattendreetlesentreprisesdelarégionseraientviteasphyxiées.Lucascompulsaquelquesdonnéespourétablirseshypothèses : laplusprobableétaitqu'ungrand
nombre d'entreprises ne survivraient pas à l'augmentation de leurs loyers et à la baisse de leurscotations.Même en étant pessimiste, les calculs de Lucas laissaient prévoir qu'aumoins dixmillepersonnesperdraientleuremploi;unchiffresuffisantpourfaireimploserl'économiedetoutelarégionetprovoquerlaplusbelleemboliequel'onn'aitjamaisimaginée,celledupoumondel'informatiquedumonde.Lesmilieuxfinanciersn'ayantd'égaleàleurscertitudespassagèresqueleurfrilositépermanente,les
milliardsqui se jouaientàWallStreet sur lesentreprisesdehaute technologiesevolatiliseraientenquelquessemaines,infligeantunsuperbeinfarctusaucœurdupays.—Lamondialisation a quandmême du bon ! dit Lucas à la serveuse qui lui porta cette fois un
chocolatchaud.—Pourquoi,c'estavecunproduitcoréenquevouscompteznettoyervoscochonneries?répondit-
elle,dubitative,enregardantlesgraffitissurlatable.—J'effaceraitoutenpartant!grommela-t-ilenreprenantlecheminementdesapensée.Puisqu'onlaissaitentendrequeleseulfroissementdesailesd'unpapillonpouvaitdonnernaissance
à un cyclone, Lucas démontrerait que ce théorème pouvait s'appliquer en économie. La criseaméricainenetarderaitpasàsepropagerenEuropeetenAsie.A&Hseraitsonpapillon,EdHeurtsonfroissementd'aile,etlesdocksdelavillepourraientbienêtrelethéâtredesavictoire.Après avoirméthodiquement raturé le formica avecune fourchette,Lucas sortit de la cafétéria et
contourna l'immeuble. Il repéradans la rueuncoupéChryslerdont il crocheta la serrure.Au feu, ilactionnalacapoteélectriquequiserepliadanssonhabitacle.Endescendantlarampedeparkingdesesnouveauxbureaux,Lucaspritsontéléphoneportable.Ils'immobilisadevantlevoiturieretluifitunsigne amical de la main pour qu'il patiente, le temps de terminer sa communication. D'une voixostentatoire, ilconfiaitàun interlocuteur imaginaireavoirsurprisEdHeurtprêcheràuneravissantejournalistequelavraietêtedugroupe,étaitlui,etsonassociéseulementlesjambes!Lucasenchaînad'unformidableéclatderire,ouvritsaportièreettenditsesclésaujeunehomme,quiluifitremarquerquelebarilletétaitendommagé.—Jesais,ditLucas,l'aircontrit,onn'estplusensécuriténullepart!Levoiturier,quin'avaitpasperduunmotdelaconversation,leregardas'éloignerendirectiondu
hall de l'immeuble. Il alla garer la décapotable d'une main experte et reconnue... c'était à lui et àpersonned'autrequel'assistantepersonnelled'AntonioAndricconfiaitchaquejourlesoindegarerson4x4.Larumeurmitdeuxheuresàgrimperjusqu'auneuvièmeetdernierétagedu666MarketStreet,leprestigieux siège social de A&H : la pause-déjeuner avait freiné sa progression. À treize heuresdixsept,AntonioAndricentrait ivrederagedanslebureaud'EdHeurt,à treizeheuresvingt-neuf, lemêmeAntonioressortaitdubureaudesonassociéenclaquantlaporte.Ilcriasurlepalierque«lesjambes»allaientsedétendresurunterraindegolfetqueles«méninges»n'avaientqu'àassureràsaplacelecomitémensueldesdirecteurscommerciaux.Lucasadressaunregardcompliceauvoiturierenreprenantsoncabriolet.Iln'avaitrendezvousavec
sonemployeurquedansuneheure,cequiluilaissaitletempsdefaireunepetitecoursederiendutout.Ilavaituneenviefolledechangerdevoiture,etpourgareràsamanièrecellequ'ilconduisait,leportn'étaitpassiloinqueça.
*ZofiaavaitdéposéReinechezsoncoiffeuretpromisdevenirlarechercherdeuxheuresplustard.
Justeletempspourelled'allerdonnersoncoursd'histoireaucentredeformationpourlesmalvoyants.LesélèvesdeZofias'étaientlevéslorsqu'elleavaitfranchileseuildelaporte.—Sanscoquetterie,jesuislaplusjeunedecetteclasse,asseyez-vous,jevousenprie!L'assemblées'étaitexécutéedansunmurmureetZofiarepritlaleçonlàoùellel'avaitlaissée.Elle
ouvritlelivreenbrailleposésursonbureauetencommençalalecture.Zofiaaimaitcetteécritureoùles mots se déliaient du bout des doigts, où les phrases se composaient au toucher, où les textesprenaientvieaucreuxdelamain.Elleappréciaitcetuniversamblyope,simystérieuxpourceuxquicroyaient tout voir, bien que souvent aveugles de tant d'essentiels. Au son de la cloche, elle avaitterminésaleçonetdonnérendez-vousàsesélèveslejeudisuivant.ElleavaitretrouvésavoitureetétaitalléechercherReinepourladéposerchezelle.PuiselleavaittraversédenouveaulavillepourreconduireJulesdudispensaireauxdocks.Lebandagequientouraitsajambeluidonnaitdesalluresdeflibustier,ilnedissimulapasunecertainefiertélorsqueZofialuienfitlaremarque.—Tum'asl'airpréoccupée?demandaJules.—Non,justeunpeudébordée.—Tuestoujoursdébordée,jet'écoute.— Jules, j'ai relevé un drôle de défi. Si vous deviez faire quelque chose d'incroyablement bien,
quelquechosequichangeraitlecoursdumonde,quechoisiriez-vous?— Si j'étais utopiste ou si je croyais aumiracle, je te dirais que j'éradiquerais la faim dans le
monde, j'anéantirais toutes lesmaladies, interdiraisquequiconqueattenteà ladignitéd'unenfant.Jeréconcilieraistouteslesreligions,souffleraisuneimmensemoissondetolérancesurlaterre,jecroisaussiquejeferaisdisparaîtretouteslespauvretés.Oui,toutçajeleferais...sij'étaisDieu!—Etvousêtes-vousdéjàdemandépourquoiLuinelefaisaitpas?—Tulesaisaussibienquemoi,toutcelanedépendpasdeSavolontémaisdecelledeshommesà
qui II a confié la Terre. Il n'existe pas de bien immense que l'on puisse se représenter, Zofia, toutsimplementparceque,aucontrairedumal,lebienestinvisible.Ilnesecalculenineseracontesansperdredesonéléganceetdesonsens.Lebiensecomposed'unequantitéinfiniedepetitesattentionsqui,misesboutàbout,finiront,elles,unjourpeut-être,parchangerlemonde.Demandeàn'importequidetecitercinqhommesquiontchangéenbienlecoursdel'humanité.Jenesaispas,parexemple,lepremierdesdémocrates, l'inventeurdes antibiotiques,ouun faiseurdepaix.Aussi étrangequecelaparaisse,peudegenspourrontlesnommer,alorsqu'ilsévoquerontsansproblèmecinqdictateurs.Onconnaîttouslenomdesgrandesmaladies,rarementceluideceuxquilesontvaincues.L'apogéedumalquechacunredouten'est riend'autreque la findumonde,maiscemêmechacunsemble ignorerquel'apogéedubienadéjàeulieu...lejourdelaCréation.—Maisalors,Jules,queferiez-vouspourfairelebien,accomplirletrèsbien?
— Je ferais exactement ce que tu fais ! Je donnerais à ceux que je côtoie l'espoir de tous lespossibles.Tuasinventéunechosemerveilleusetoutàl'heure,sansmêmet'enrendrecompte.—Qu'est-cequej'aifait?— En passant devant mon arche tu m'as souri. Un peu plus tard, ce détective qui vient souvent
déjeunerpariciestpasséenvoiture,ilm'aregardéavecsonéternelairbougon.Nosregardssesontcroisés,jeluiaiconfiétonsourire,etquandilestreparti,jel'aivu,illeportaitsurseslèvres.Alors,avecunpeud'espoir,ill'auratransmisàceluioucellequ'ilallaitvoir.Turéalisesmaintenantcequetuasfait?Tuasinventéunesortedevaccincontrel'instantdemal-être.Sitoutlemondefaisaitcela,rienqu'uneseulefoispar jour,donnerjusteunsourire, imagines-tul'incroyablecontagiondebonheurquifileraitsurlaterre?Alorsturemporteraistonpari.LevieuxJulestoussadanssamain.—Mais,bon.Jet'aiditquejen'étaispasutopiste.Alors,jevaismecontenterdeteremercierde
m'avoirreconduitjusqu'ici.Leclochardsortitdelavoitureetavançaverssonabri.Ilseretourna,fitunpetitsignedelamainà
Zofia—Quellesquesoientlesquestionsquetuteposes,fie-toiàtoninstinctetcontinuedefairecequetu
fais.Zofialeregarda,interrogative.—Jules,quefaisiez-vousavantdevivreici?Ildisparutsousl'arche,sansrépondre.ZofiarenditvisiteàMancaauFisher'sDeli,l'heuredudéjeunerétaitdéjàbienentaméeet,pourla
secondefoisdelajournée,elleavaitunserviceàdemanderàquelqu'un.Lecontremaîtren'avaitpastouchéàsonassiette.Elles'assitàsatable.—Vousnemangezpasvosœufsbrouillés?Mancasepenchapourchuchoteràsonoreille:—QuandMathilden'estpaslà,lanourrituren'aaucungoûtici.—Justement,c'estd'ellequejesuisvenuvousparler.Zofia quitta le port une demi-heure plus tard en compagnie du contremaître et de quatre de ses
dockers.Enpassantdevantl'archen°7,ellepilanet.Elleavaitreconnul'hommeencompletélégantqui fumait une cigarette auprès de Jules. Les deux dockers qui avaient pris place à bord de sonvéhiculeetlesdeuxautresquilasuivaientdansunpick-upluidemandèrentpourquoielleavaitfreinéaussibrutalement.ElleaccélérasansrépondreetfilaversleMémorialHospital.
*Les optiques de la Lexus flambant neuve s'illuminèrent dès qu'elle s'engagea dans les soussols.
Lucasmarchad'unpaspressévers laported'accèsauxescaliers. Il consulta samontre, il avaitdixminutesd'avance.Lesportesde l'ascenseur s'ouvrirent sur leneuvièmeétage. Il fit undétourpourpasserdevant la
portedel'assistanted'AntonioAndric,s'invitadanslapièceets'assitsurlecoindesonbureau.Ellenerelevapaslatêteetcontinuadepianotersurleclavierdesonordinateur.—Vousêtestotalementdévouéeàvotretravail,n'est-cepas?Elizabethluisouritetpoursuivitsatâche.—Savez-vousqu'enEuropeladuréedutravailestlégalisée?EnFrance,ajoutaLucas,ilspensent
mêmequeplusdetrente-cinqheuresparsemainenuisentàl'épanouissementdel'individu.Elizabethselevapourseservirunetassedecafé.—Etsic'estvousquivouleztravaillerplus?demanda-t-elle.—Vousnepouvezpas!LaFranceprivilégiel'artdevivre!Elizabethrepritplacederrièresonécranets'adressaàLucasd'unevoixdistante.—J'aiquarante-huitans,jesuisdivorcée,mesdeuxenfantssontàl'université,jesuispropriétaire
demonpetitappartementàSausalitoetd'unjolipetitcondominiumauborddulacTahoe,quej'auraifinidepayerdansdeuxans.Pourtoutvousdire,jenecomptepasletempsquejepasseici.J'aimebiencequejefais,bienplusquededéambulerdevantdesvitrinesenconstatantquejen'aipasassezbossépourmepayercedontj'aienvie.QuantauxFrançais,jevousrappellequ'ilsmangentdesescargots!Mr.Heurtestdanssonbureauetvousavezrendez-vousàquatorzeheures...cequitombebienpuisqu'ilestexactementquatorzeheures!Lucassedirigeaverslaporte.Avantd'emprunterlecouloirilseretourna.—Vousn'avezjamaisgoûtéaubeurred'ail,sinon,vousnediriezpasça!
*ZofiaavaitorganisélasortieanticipéedeMathilde.Mathildeacceptaitdesignerunedécharge,et
Zofiaavaitjuréqu'aumoindresigneanormalellelaraccompagneraitaussitôtauxurgences.Lechefdeservicedonnasonaccordsousréservequel'examenmédicalprévuàquinzeheuresnecontredisepasl'évolutionfavorabledel'étatdesantédesapatiente.Quatre dockers prirentMathilde en charge sur le parking de l'hôpital. Leurs plaisanteries sur la
fragilité du chargement allaient bon train : ils s'amusaient à utiliser tout le vocabulaire d'unemanutentionoùMathildejouaitlerôleducontainer.Ilsl'allongèrentavecbeaucoupdeprécautionsurla civière qu'ils avaient improvisée à l'arrière de la camionnette. Zofia conduisait aussi lentementqu'elle le pouvait, mais le moindre cahot réveillait dans la jambe de Mathilde une vive douleurremontantjusqu'aucreuxdel'aine.Illeurfallutunedemi-heurepourarriveràbonport.Lesdockersdescendirentlelitmétalliquedugrenieretl'installèrentdanslelivingdeZofia.Manca
lepoussajusqu'àlafenêtreetarrangealepetitguéridonquiferaitofficedetabledenuit.Commençaalors la lente ascension de Mathilde, que les dockers emportaient vers l'étage, sous le hautcommandement deManca. A chaquemarche gagnée, Zofia serrait les doigts en entendantMathildecriersapeur.Leshommesyrépondaientenchantantàtue-tête.Ellesfinirentpars'abandonnerauxrireslorsqu'ilseurentenfinpassélecoudedelacaged'escalier.Avecmilleattentions,ilsdéposèrentleurserveusepréféréesursanouvelleliterie.Zofialesinviteraitàdéjeunerpourlesremercier.Mancaditquecen'étaitpaslapeine,Mathildeles
avaitsuffisammentchoyésauDelipourqu'ilspuissentrendrelapareille.Zofialesreconduisitauport.
Quandlavoitures'éloigna,Reinepréparadeuxtassesdecaféaccompagnéesdequelquesmorceauxdegaletteposésdanssacoupelleenargentciselé,puisellemontaàl'étage.Quittant le quai 80, Zofia décida de faire un léger détour. Elle alluma l'autoradio et chercha une
stationjusqu'àcequelavoixdeLouisArmstrongs'envoledansl'habitacle.Whatawonderfulworldétaitl'unedeseschansonspréférées.Ellefredonnadeconcertaveclevieuxbluesman.LaFordtournaaucoindesentrepôtsetfilaendirectiondesarchesquibordaientlatravéedesimmensesgrues.Elleaccéléraet,aupassagedesralentisseurs,lavoitureeutunesériedehoquets.Elleensouritetouvritsavitreengrand.Leventfaisaitvolersescheveux,elletournaleboutonduvolume,etlachansonsejouaplus fort encore.Radieuse, elle s'amusait à slalomer entre les cônes de sécurité... vers la septièmearche.Lorsqu'ellevitJules,elleluifitunpetitsignedelamain,qu'illuirenditaussitôt.Ilétaitseul...alorsZofiaéteignitlaradio,refermalavitreetbifurquaverslasortie.
*Heurtavaitquittélasalleduconseilsouslesapplaudissementscauteleuxdesdirecteurs,effaréspar
les promesses qui venaient de leur être faites. Certain qu'il était rompu à tout exercice decommunication, Ed avait transformé la réunion commerciale en parodie de conférence de presse,détaillant sans retenue ses visions mégalo-expansionnistes. Dans l'ascenseur qui le reconduisait auneuvièmeétage,Edétaitauxanges : lemanagementdeshommesn'était finalementpassicompliquéquecela;s'illefallait,ilpourraittrèsbienœuvrerseulàladestinéedugroupe.Foudejoie,ildressasonpoingserréverslecielensignedevictoire.
*La balle de golf avait fait chanceler le drapeau avant de disparaître. Antonio Andric venait de
réussirunmagnifique«trouenun»surun«parquatre».Foudejoie,illevasonpoingserréverslecielensignedevictoire.
*Ravi,Lucasabaissasonpoingvers la terreensignedevictoire : levice-présidentavait réussià
semer un trouble sans précédent parmi les dirigeants de son empire, et la confusion des esprits netarderaitpasàsepropagerauxétagesinférieurs.Edl'attendaitprèsdudistributeurdeboissons,ilouvritlesbrasenlevoyant.—Quelle réunionformidable,n'est-cepas?Jemerendscompteque jesuis tropsouvent loinde
mestroupes!Jedoisremédieràcela,àceproposj'aiunpetitserviceàvousdemander.Edavaitrendez-vouslesoirmêmeavecunejournalistequidevaitrédigerunarticlesurluidansun
quotidien local. Pour une fois il sacrifierait ses devoirs vis-à-vis de la presse aux besoins de sesfidèles collaborateurs. Il venait de convier à dîner le patron du développement, le responsable dumarketing et les quatre directeurs du réseau commercial. À cause de son petit accrochage avecAntonio,ilpréféraitnepasinformersonassociédesoninitiativeetlelaisserjouird'unevraiesoirée
dereposdont ilavaitvisiblementbesoin.SiLucasvoulaitbienassurer l'interviewàsaplace, il luirendrait un service inestimable ; d'autant que les éloges d'un tiers s'avéraient toujours plusconvaincants. Ed comptait sur l'efficacité de son nouveau conseiller, qu'il encouragea d'une tapeamicale sur l'épaule. La table était réservée à vingt et une heures chez Simbad, un restaurant depoissonssurFisherman'sWharf :uncadreuntantinetromantique,descrabesdélicieux,uneadditionhonorable,lepapierdevraitêtreéloquent.
*Après s'être occupée du transfert deMathilde, Zofia revint auMémorialHospital, dans un autre
servicecettefois-ci.Elleentradanslepavillonn°3etgrimpajusqu'autroisièmeétage.Leservicedeshospitalisationspédiatriquesétaitcommeàsonhabitudesurchargé.Dèsquelepetit
Thomas eut reconnu son pas au fond du couloir, tout son visage s'illumina. Pour lui, lesmardis etvendredisétaientdesjourssansgris.Zofiacaressasajoue,s'assitauborddesonlit,déposaunbaisersursamainqu'ellesouffladanssadirection(c'étaitleurgestecomplice),etrepritsalectureàlapagecornée.Personnen'était autoriséà toucherau livrequ'elle rangeaitdans le tiroirde sa tabledenuitaprèschaquevisite.Thomasyveillaitcommesuruntrésor.Mêmeluinesepermettaitpasdelirelemoindremotensonabsence.Lepetitbonhommeàlatêtechauveconnaissaitmieuxquequiconquelavaleurdel'instantmagique.SeuleZofiapouvaitluidirececonte.Nulneconfisqueraituneminutedeshistoires fantastiques du lapin Theodore. De ses intonations elle rendait chaque ligne précieuse.Parfoiselleselevait,parcouraitlapiècedelongenlarge;chacunedesesgrandesenjambéesqu'elleaccompagnaitd'amplesmouvementsdebrasetdemimiquesprovoquaitaussitôtlesriressansretenuedupetitgarçon.Pendantl'heureféeriqueoùlespersonnagess'animaientdanssachambre,c'étaitlaviequi reprenait ses droits.Même quand il rouvrait les yeux, Thomas oubliait lesmurs, sa peur et ladouleur.Ellereplial'ouvrage,lerangeaenbonneplaceetregardaThomasquifronçaitlessourcils.—Tuasl'airsoucieuxtoutàcoup?—Non,réponditl'enfant.—Quelquechoset'aéchappédansl'histoire?—Oui.—Quoi?dit-elleenreprenantsamain.—Pourquoitumelaracontes?Zofianetrouvapaslesmotsjustespourformulersaréponse,alorsThomassourit.—Moijesais,dit-il.—Alors,dis-le-moi.Ilrougitetfitglisserleplidudrapdecotonentresesdoigts.Ilmurmura:—Parcequetum'aimes!Etcettefois,cefurentlesjouesdeZofiaquis'empourprèrent.—Tuasraison,c'étaitexactementlemotquejecherchais,dit-elled'unevoixdouce.—Pourquoilesadultesnedisentpastoujourslavérité?
—Parcequ'elleleurfaitpeurparfois,jecrois.—Maistoitun'espascommeeux,n'est-cepas?—Disonsquejefaisdemonmieux,Thomas.Ellerelevalementondel'enfantetl'embrassa.Ilplongeadanssesbrasetlaserratrèsfort.Lecâlin
achevé,Zofiaavançaverslaporte,maisThomaslarappelaunedernièrefois.—Jevaismourir?Thomasladévisageait,Zofiascrutalonguementleregardsiprofonddupetitgarçon.—Peut-être.—Passitueslà,alorsàvendredi,ditl'enfant.—Avendredi,réponditZofiaensoufflantlebaiseraucreuxdesamain.Ellerepritlechemindesdockspourallervérifierlebondéroulementdudébardaged'uncargo.Elle
s'approchad'unepremièrepiledepalettes,undétailavaitattirésonattention:elles'agenouillapourcontrôlerlavignettesanitairequigarantissaitlerespectdelachaînedufroid.Lapastilleavaitviréaunoir. Zofia prit immédiatement son talkie-walkie et bascula sur le canal 5. Le bureau des servicesvétérinaires ne répondit pas à son appel. Le camion réfrigéré qui attendait au bout de la travée netarderaitpasàemporterlamarchandiseimpropreverslesnombreuxrestaurantsdelaville.Illuifallaittrouverunesolutionauplusvite.Elletournalamolettesurlecanal3.—Manca,c'estZofia,oùêtes-vous?Lepostegrésilla.—A la vigie, ditManca, et il fait très beau si vous aviez undoute sur la question ! Je pourrais
presquevoirlescôteschinoises!—LeVasco-de-Gamaestendéchargement,pouvez-vousm'yrejoindreauplusvite?—Ilyaunproblème?—J'aimeraismieuxenparleravecvoussurplace,répondit-elleenraccrochant.ElleattendaitMancaaupieddelagruequitransbordaitlespalettesdunavireverslaterre,ilarriva
quelquesminutesplustard,auvolantd'unFenwick.—Alorsqu'est-cequejepeuxfairepourvous?demandaManca.—Auboutdecettegrue,ilyadixpalettesdecrevettesnoncomestibles.—Et?—Commevouspouvez leconstater, lesservicessanitairesnesontpas làet jen'arrivepasà les
joindre.—J'aibiendeuxchiensetunhamsterà lamaison,mais jenesuispasvétérinairepourautant.Et
puisqu'est-cequevousyconnaissezencrustacés,vous?Zofialuimontralapastilletémoin.—Lescrevettesn'ontpasdesecretpourmoi!Sionnes'enoccupepas,ilneferapasbonallerau
restaurantenvillecesoir...—Benoui,maisqu'est-cequevousvoulezquej'yfasse,àpartmangerunsteakchezmoi?
—...Nipourlespetitsdemangeràlacantinedemain!Laphrasen'étaitpasinnocente,Mancanesupportaitpasquel'ontoucheàunseulcheveud'unenfant,
ilsétaientsacréspourlui.Illafixaquelquesinstantsensefrottantlementon.—Bon,d'accord!ditMancaens'emparantdel'émetteurdeZofia.Ilchangealafréquencepourcontacterlegrutier.—Samy,mets-toiaularge!—C'esttoi,Manca?J'aitroiscentskilosaubout,çapeutattendre?—Non!La flèche pivota lentement, entraînant sa charge dans un lent balancement. Elle s'immobilisa à la
verticaledel'eau.—Bien!ditMancadanslemicro.Maintenantjevaistepasserl'officierenchefdelasécuritéqui
vientderepérerunegrossefaiblesseàtonarrimage.Ellevat'ordonnerdelarguertoutdesuitepourque tuneprennespasde risquepersonnel,et tuvas luiobéirà lamêmevitesseparcequec'est sonmétierdefairedestrucscommeça!Il tendit lecombinéàZofiaavecunimmensesourire.Zofiahésitaet toussotaavantdetransmettre
l'ordre.Ilyeutunbruitsecetlecrochetsedéfit.Lespalettesdecrustacéss'abîmèrentdansleseauxduport.MancaremontasursonFenwick.Endémarrant,iloubliaqu'ilavaitenclenchélamarchearrièreetrenversalescaissesdéjààterre.Ils'arrêtaàlahauteurdeZofia.—Silespoissonssontmaladescettenuit,c'estvotreproblème,jeneveuxpasenentendreparler!
Despapiersdel'assurancenonplus!Etletracteurfilasansbruitsurl'asphalte.L'après-midi touchait à sa fin. Zofia traversa la ville, la boulangerie qui fabriquait lesmacarons
préférésdeMathildesetrouvaitàlapointenorddeRichmondsur45thStreet.Elleenprofitapourfairequelquescourses.Zofiarentrauneheureplustard,lesbraschargés,etgrimpajusqu'àl'étage.Ellerepoussalaportedu
pied, elle ne voyait pas grand-chose devant elle et passa directement derrière le comptoir de lacuisine. Elle souffla en posant les paquets bruns sur le plateau en bois et releva la tête : Reine etMathildelaregardaientavecunairplusqu'étrange.—Jepeuxprofiterdecequivousfaitrire?demandaZofia.—Nousnerionspas!assuraMathilde.—Pasencore...maisàvoirvosdeuxtêtes,jepariequeçanevapastarder.—Tuasreçudesfleurs!susurraReineentreseslèvresqu'ellepinçait.Zofialesdévisageatouràtour.—Reinelesamisesdanslasalledebains!ajoutaMathilde,lagorgenouée.—Pourquoidanslasalledebains?demandaZofia,suspicieuse.—L'humiditéjesuppose!répliquaMathilde,hilare.ZofiaécartalerideaudedoucheetentenditReineajouter:—Cegenredevégétalabesoindebeaucoupd'eau!
Le silence régna d'une pièce à l'autre. Lorsque Zofia demanda qui avait eu la délicatesse de luienvoyer un nénuphar, le rire deReine éclata dans le salon, celui deMathilde suivit aussitôt.Reineretrouvasuffisammentdecontenancepourajouterqu'ilyavaitunpetitmot sur le reborddu lavabo.Dubitative,Zofialedécacheta.Amongrandregret,uncontretempsprofessionnelm'obligeàreporternotredîner.Pourmefaire
pardonner, je vousdonne rendez-vousà19h30aubarduHyattEmbarcadero,nousyprendronsl'apéritif.Soyezlà,votrecompagniem'estindispensable.LepetitboutdebristoltélégraphiéétaitsignéLucas.Zofialefroissaetlejetadanslacorbeille.Elle
retournadanslesalon.—Alorsc'étaitqui?demandaMathildeens'essuyantlespommettes.Zofia se dirigeavers le placardqu'elle ouvrit énergiquement.Elle enfila un cardigan, attrapa ses
cléssurlatablettedel'entréeetseretournaavantdesortirpourdireàReineetMathildequ'elleétaitravie qu'elles se soient trouvées. Il y avait de quoi préparer à dîner sur le comptoir. Elle avait dutravail et rentrerait tard.Elle fit une révérence forcée et s'éclipsa.Mathilde etReine entendirent un« bonsoir » glacial dans la cage d'escalier, juste avant que la porte d'entrée ne claque.Le bruit dumoteur de la Ford s'évanouit quelques secondes plus tard.Mathilde regardaReine sansmasquer lelargesourireaucoindeseslèvres.—Vouscroyezqu'elleestvexée?—Tuasdéjàreçuunnénuphar,toi!Reines'essuyalecoindel'oeil.Zofiaconduisaitsèchement.Elleallumalaradioetgrommela.—Donc,ilm'aprisepourunegrenouille!AucarrefourdelaTroisièmeAvenueelledonnauncouprageursurlevolant,actionnantinopinément
le klaxon.Devant son pare-brise, un piétonmontrait d'un geste inélégant que le feu était encore aurouge.Zofiapassasatêteparlafenêtreetluihurla:—Désolée,lesbatracienssontdaltoniens!Elleroulaàviveallureendirectiondesquais.—Unfâcheuxcontretemps,gnagnagna,maispourquiseprend-il!LorsqueZofiaarrivaauquai80, legardiensortitde saguérite. Il avaitunmessagede lapartde
Manca qui voulait la voir de toute urgence. Elle regarda sa montre et fila vers le bureau descontremaîtres. En entrant dans la pièce, elle vit aussitôt à la mine de Manca qu'il y avait eu unaccident : il lui confirma qu'un calier du nom deGomez était tombé.Une échelle défectueuse étaitprobablementàl'originedesachute.Levracaufonddelacaleavaitàpeineamortilechoc,l'hommeavaitététransportéàl'hôpitaldansunpiteuxétat.Lescausesdel'accidentprovoquaientlacolèredesescollègues.Zofian'étaitpasdeserviceaumomentde lacatastrophe,maisellenes'ensentaitpasmoinsresponsable.Depuisledrame,latensionn'avaitcessédemonteretdesrumeursdedébrayagecirculaient déjà entre les quais 96 et 80. Pour calmer les esprits, Manca avait promis de faireconsignerlebateauàquai.Sil'enquêteconfirmaitlessuspicions,lesyndicatseporteraitpartiecivileetpoursuivraitl'armateur.Enattendant,pourdébattredubienfondéd'unegrève,Mancaavaitconviéàdînerlesoirmêmelestroischefsdesectiondel'UniondesDockers.L'airgrave,Mancagriffonnales
coordonnéesdurestaurantsurunpetitboutdepapierqu'ildéchiradubloc-notes.—Ceseraitbienquetutejoignesànous,j'airéservéàneufheures.IltenditlefeuilletàZofia,ellepritcongédelui.Le vent froid qui soufflait sur les quais giflait ses joues. Elle emplit ses poumons d'air glacé et
expiralentement.Unemouettevintseposersurunecorded'amarragequigrinçaitens'étirant.L'oiseauinclinalatêteetfixaZofiaduregard.—C'esttoi,Gabriel?dit-elled'unevoixtimide.Lamouettes'élevadanslesairsenpoussantungrandcri.—Non,cen'étaitpastoi...Marchantlelongdel'eau,elleressentituneimpressionqu'elleneconnaissaitpas,commeunvoile
detristessequivenaitsemêlerauxembruns.—Çanevapas?LavoixdeJuleslafitsursauter.—Jenevousavaispasentendu.—Moisi,ditlevieilhommeens'approchantd'elle.Qu'est-cequetufaispariciàcetteheurelà,tu
n'esplusdeservice!—Jesuisvenueméditersurunejournéequin'acessédedéraper.—Alors,netefiepasauxapparences,tusaisqu'ellessontsouventtrompeuses.Zofiahaussalesépaulesets'assitsurlapremièremarchedel'escalierdepierrequidescendaitvers
l'eau.Juless'installaàsescôtés.—Votrejambenevousfaitpassouffrir?demanda-t-elle.—Net'occupedoncpasdemajambe,veuxtu!Alorsqu'est-cequinevapas?—Jecroisquesuisfatiguée.—Tun'esjamaisfatiguée...jet'écoute!—Jenesaispascequej'ai,Jules...jemesensunpeulasse...—Nousvoilàbien!—Pourquoidites-vousça?—Pourrien,commeça!D'oùnousvientcecoupdecafard?—Jen'ensaisrien.—Onnelevoitjamaisvenirlepetitscarabéechagrin,ilestlàetpuisunmatinilrepart,onnesait
pascomment.Ilessayadeserelever,elleluitenditlamainpourl'aideràprendreappuisurelle.Ilgrimaçaense
redressant.—Ilestseptheuresetquart...jecroisquetudoisyaller.—Pourquoidites-vousça?—Arrêteaveccettequestion!Disonsquec'estparcequ'ilesttard.Bonnesoirée,Zofia.Ilmarchasansboiter.Avantd'entrersoussonarche,ilseretournaetl'interpella:
—Toncafardseraitplutôtblondoubrun?Julesdisparutdanslapénombre,lalaissantseulesurleparking.Lepremiertourdeclénelaissaitaucunespoir:lespharesdelaFordéclairaientàpeinelaprouedu
navire.Ledémarreurfitàpeuprèslemêmebruitqu'unepuréedepommesdeterrequel'ontouilleàlamain.Ellesortitenclaquantviolemmentlaportièreetmarchaverslaguérite.—Merde!dit-elleenremontantsoncol.Untaxiladéposaunquartd'heureplustardaupieddel'EmbarcaderoCenter.Zofiacourutdansles
escalatorsquidébouchaientsurlegrandatriumducomplexehôtelier.Delà,elleprit l'ascenseurquimontaitd'untraitjusqu'audernierétage.Lebarpanoramiquetournaitlentementsurunaxe.Enunedemi-heure,onpouvaitainsiadmirerl'île
d'Alcatrazàl'est,leBayBridgeausud,lesfaubourgsfinanciersetleurstoursmagistralesàl'ouest.LeregarddeZofiaauraitpu toutaussibienapercevoir lemajestueuxGoldenGatequi reliait les terresverdoyantes du Presidio aux falaises tapissées dementhe qui surplombaient Sausalito... à conditiontoutefoisd'êtreassisefaceàlavitre,maisLucasavaitprislabonneplace...Il refermalacartedescocktailsethéla leserveurd'unclaquementdedoigts.Zofiabaissa la tête.
Lucasrecrachadanssamainlenoyauqu'ilastiquaitméticuleusementdelalangue.— Les prix sont absurdes ici, mais je dois reconnaître que la vue est exceptionnelle, dit-il en
enfournantunenouvelleolive.—Oui,vousavezraison, lavueestassez jolie,ditZofia.Jecroismêmepouvoirdevinerun tout
petitmorceauduGoldenGatedansletoutpetitbandeaudemiroirenfacedemoi.Amoinsquecelanesoitlerefletdelaportedestoilettes,elleaussielleestrouge.Lucastiralalangueetlouchaenessayantd'envoirlebout,ilsaisitlenoyaupoli,l'abandonnasurla
coupelleàpainetconclut:—Detoutefaçonilfaitnuit,n'est-cepas?D'unemain tremblante, le serveur déposa sur la table unmartini dry, deux cocktails de crabes et
s'éloignad'unpaspressé.—Vousnetrouvezpasqu'ilestunpeutendu?demandaZofia.Lucasavaitattenducettetabledixminutesetavaitunpeutancélegarçon.—Croyez-moi,vulestarifs,onpeutêtreexigeant!—Vousavezcertainementunecartedecréditdorée?réponditZofiadutacautac.—Absolument!Commentlesavez-vous?demandaLucas,l'airaussiétonnéqueravi.—Elles rendent souvent arrogant... Croyezmoi, les additions sont sans communemesure avec la
soldedesemployésdelasalle.—C'estunpointdevue,accusaLucasenmâchouillantuneénièmeolive.Dèslors,àchaquefoisqu'ilcommandadesamandes...unautreverre...uneserviettepropre...ilfit
l'effort de prononcer quelques mercis étouffés qui semblaient vraiment lui brûler la gorge. Zofias'inquiétadecequin'allaitpaschezlui,iléclatad'unriretonitruant.Toutallaitpourlemieuxdanslemeilleurdesmondes,ilétaitvraimentheureuxdel'avoirrencontrée.Dix-septolivesplustard,ilréglal'additionsanslaisserdepourboire.Ensortantdel'établissement,Zofiaglissadiscrètementunbilletde
cinqdollarsdanslamainduchasseurquiétaitallérechercherlavoituredeLucas.—Jevousdépose?dit-il.—Non,merci,jevaisprendreuntaxi.D'ungestelarge,Lucasouvritlaportièrecôtépassager.—Montez,jevousdépose!Le cabriolet filait à vive allure.Lucas fit vrombir lemoteur et inséraundisque compact dans le
lecteurdelaconsoledebord.Ungrandsourireauxlèvres,ilsaisitunecartedecréditPlatiniumdesapocheetl'agitaentrelepouceetl'index.—Vousreconnaîtrezqu'ellesn'ontpasquedesdéfauts!Zofialedévisageaquelquessecondes.Alavitessedel'éclair,elleluiôtalemorceaudeplastique
dorédesdoigtsetlejetapar-dessusbord.—Ilparaîtmêmequ'ilslesrefontenvingtquatreheures!dit-elle.Lavoiturepiladansuncrissementdepneus,Lucaséclataderire.—L'humour,c'estirrésistiblechezunefemme!Quandlavoitureserangeadevantlastationdetaxis,Zofiafitpivoterlaclédecontactpourcouper
lebruitassourdissantdumoteur.Elledescenditetrefermadélicatementsaportière.—Vousêtescertainequevousnevoulezpasquejevousraccompagnechezvous?demandaLucas.—Jevousremercie,maisj'airendez-vous.Enrevanche,j'aiunpetitserviceàvousdemander.—Toutcequevousvoudrez!ZofiasepenchaàlafenêtredeLucas.—Pourriez-vousattendrequej'aietournéaucoindelarueavantderemettrevotresupertondeuseà
gazonenmarche?Ellereculad'unpas,ilagrippasonpoignet.—J'aipasséunmomentdivin,ditLucas.Il lapriad'accepterdereconduirecedînermanqué.Lespremiersmomentsd'unerencontreétaient
toujoursdifficiles,malaiséspourlui,carilétaittimide.Elledevaitleurlaisserunechancedemieuxseconnaître.Zofiarestaitperplexequantàsadéfinitiondelatimidité.—Onnepeutpasjugerlesgenssurunepremièreimpression,n'est-cepas?Ilyavaituneoncedecharmedans le tonqu'ilavaitemprunté...Elleacceptaundéjeuner, riende
plus!Puiselletournalestalonsetavançaversletaxientêtedestation.Lev12deLucasvrombissaitdéjàdanssondos.
*Letaxiserangealelongdutrottoir.LesclochesdeGrâceCathedralrésonnèrentdeleurneuvième
coup.ZofiaentrachezSimbad,elleétaitpileàl'heure.Ellereplialemenuqu'ellerenditàlaserveuseetpritunegorgéed'eau,décidéeàentrerdans levifdu sujetqui l'avait amenéeàcette table. Il luifallaitconvaincreleschefsdusyndicatd'enrayerlemouvementdegrognesurlesquais.
—Même si vous les soutenez, vos dockers ne tiendront pas plus d'une semaine sans salaire. Sil'activités'arrête,lescargosn'aurontqu'às'amarrerdel'autrecôtédelabaie.Vousalleztuerlesdocks,dit-elled'unevoixsansfaille.L'activité marchande était vivement concurrencée par Oakland, le port voisin rival. Un nouveau
blocus risquait d'entraîner ledépart des entreprisesde fret.L'appétit despromoteurs, qui lorgnaientdepuisdixanslesplusbeauxterrainsdelaville,étaitdéjàsuffisammentaiguisépourquel'onnejouepasenplusauPetitChaperonrouge,avecdesparfumsdegrèvedansunpanier.—C'estarrivéàNewYorketàBaltimore,çapeutnousarriver ici, reprit-elle,convaincuede la
causequ'elledéfendait.Et si les quais marchands fermaient leurs portes, les conséquences ne seraient pas seulement
désastreuses pour la vie des dockers. Très vite les flux incessants de camions qui traverseraientquotidiennementlespontsachèveraientd'engorgerlesaccèsdelapresqu'île.Lesgensdevraientquitterleurdomicileencoreplustôtpourserendreautravailetrentreraientchezeuxencoreplustard.Ilnefaudraitpassixmoisavantquebeaucoupd'entreeuxneserésignentàmigrerplusausud.—Vousnecroyezpasquevouspoussezlebouchonunpeuloin?demandal'undeshommes.Ilne
s'agitquede renégocier lesprimesde risque !Etpuis jepensequenoscollèguesd'Oakland serontsolidaires.—C'estcequel'onappellelathéoriedubattementdel'ailedupapillon,insistaZofiaendéchirant
unboutdelanappeenpapier.—Qu'est-cequ'ilsviennentfairelà,lespapillons?demandaManca.L'hommeaucompletnoirquidînaitderrièreeuxseretournapourintervenirdansleurconversation.
LesangdeZofiaseglaçaaussitôtqu'ellereconnutLucas.—C'estunprincipegéophysiquequiprétendquelemouvementdesailesd'unpapillonenAsiecrée
undéplacementd'airquipeutdevenir,derépercussionenrépercussion,uncyclonedévastantlescôtesdelaFloride.Lesdéléguéssyndicauxseregardèrenttouràtour,aussisilencieuxquedubitatifs.Mancatrempason
quignondepaindanslamayonnaiseetreniflaavantdes'exclamer:—QuitteàfairelesconsauVietnam,onauraitdûenprofiterpoursulfaterleschenilles,aumoinson
n'yseraitpasallépourrien!LucassaluaZofiaetseretournaverslajournalistequil'interviewaitàlatablevoisine.Levisagede
Zofiaétaitcouleurpivoine.L'undesdélégués luidemandasielleétaitallergiqueauxcrustacés,ellen'avait pas touché à son plat. Elle se sentait légèrement nauséeuse, se justifia-telle, leur offrant departagersonassiette.Ellelessuppliaderéfléchiravantdecommettrel'irréparable,puiss'excusa:ellenesesentaitvraimentpastrèsbien.Tous se levèrent quand elle quitta la table. En passant, elle se pencha vers la jeune femme et la
regardafixement.Surprise,celle-cieutunmouvementderecul,manquantdebasculerenarrière.Zofialuiadressaunsourireforcé.—Vousdevezdrôlement luiplairepourêtre faceà lavue !Celadit,vousêtesblonde ! Jevous
souhaiteunebonnesoirée...professionnelle...àtouslesdeux!Ellesedirigead'unpasdéterminéverslesvestiaires,Lucasseprécipita,laretintparlebrasetla
forçaàseretourner.
—Qu'est-cequivousapris?—Professionnel,c'estdifficileàépeler,non?Unf,deuxs,deuxn,etvoussavezquoi?Pasdeq
dedans!Etpourtant,enymettantunpeudebonnevolonté,onarrivequandmêmeàentrouverun,n'est-cepas!—C'estunejournaliste!—Oui,moiaussi jesuis journaliste : ledimanche, jerecopiemonbloc-notesdelasemainedans
monjournalintime.—MaisAmyestunevraiejournaliste!—Etlegouvernemental'airtrèsoccupéencemomentàcommuniqueravecAmy!—Parfaitement,etneparlezpassifort,vousallezgrillermacouverture!—Celledesonmagazine,jesuppose?Offrezluiquandmêmeundessert,j'enaivuunàmoinsdesix
dollarsàlacarte!—Lacouverturedemamission,bonsang!—Ça,c'estunevraiebonnenouvelle!Plustard,quandjeseraigrand-mère,jepourrairaconterà
mespetits-enfantsqu'unsoirj'aiprisl'apéritifavecJamesBond!Àlaretraite,vousaurezbienledroitdeleverlesecret-défense?—Bonçasuffit!Vousnedîniezpasavectroiscopinesdelycéeàcequejeconstate!—Charmant,vousêtesrésolumentcharmant,Lucas,remarquez,votreinvitéeaussi,dit-elle.Ellea
un délicieux port de tête sur un joli cou d'oiseau. La veinarde : dans quarante-huit heures elle varecevoirunesublimecageenosiertressé!—Ça,c'estunsous-entendu!Monnénupharvousadéplu?—Bienaucontraire!Jemesuissentieflattéequevousnem'ayezpasfait livrer l'aquariumet la
petiteéchelleavec!Allez,dépêchez-vous,elleal'airaccablé!C'estredoutablepourunefemmedes'ennuyeràlatabled'unhomme,croyez-moisurparole,jesaisdequoijeparle.Zofia tourna les talons, la porte du restaurant se referma derrière elle.Lucas haussa les épaules,
avisad'uncoupd'œillatabléequeZofiaavaitquittéeetrejoignitsoninvitée.—Quiétait-ce?demandalajournalistequis'impatientait.—Uneamie.—Jememêledecequinemeregardepas,maiselleavaitl'airdetout,saufdeça.—Effectivement,vousvousmêlezdecequinevousregardepas!Tout au long du dîner, Lucas ne cessa de vanter les mérites de son employeur. Il expliqua qu'à
l'encontredetouteslesidéesreçues,c'étaitàEdHeurtquelacompagniedevaitsonformidableessor.Une fidélité excessive à son associé et samodestie légendaire avaient amené le viceprésident à sesatisfairedu titredenumérodeux,carpourEdHeurtseulecomptait lacause.Pourtant, lavraie têtepensantedubinômec'étaitlui,etluiseul!Lajournalistepianotaitd'unemainagilesurleclavierdesonordinateurdepoche.Hypocritement,Lucaslapriadenepasfaireétatdanssonarticledecertainesconsidérationsqu'il luiavaitlivréestoutàfaitconfidentiellementetparcequesesyeuxbleusétaientirrésistibles. Il se pencha pour lui servir un verre de vin, elle l'invita à lui confier d'autres secretsd'alcôve,àtitrepurementamical,bienentendu.Ilritauxéclatsetajoutaqu'iln'étaitpasencoreassezivrepourcela.Ajustantlabretelledesondébardeurensoiesurleborddesonépaule,Amydemanda
cequipourraitprovoquerl'ivressechezlui.
*Zofiagravitlesmarchesduperronàpasdeloup.Ilétait tard,maislaportedeReineétaitencore
entrebâillée, Zofia la poussa doucement du doigt. Il n'y avait pas d'albumposé sur le tapis, pas decoupelleàgâteaux,MissSheridanl'attendaitassisedanssonfauteuil.Zofiaentra.—Ilteplaîtcejeunehomme,n'est-cepas?—Quiça?—Nefaispasl'idiote,celuidunénuphar,avecquituaspassélasoirée!—Nousn'avonsprisqu'unverre.Pourquoi?—Parcequ'ilnemeplaîtpas,voilàpourquoi!—Jevousrassure,àmoinonplus.Ilestodieux.—C'estbiencequejedis,ilteplaît!—Maisnon!Ilestvulgaire,imbuetsuffisant.—MonDieu,elleestdéjàamoureuse!s'exclamaReineenlevantlesbrasauciel.—Alorsvraimentpas!C'estquelqu'undemaldanssapeauquejepensaispouvoiraider.—C'estencorepirequecequejecroyais!ditReineenlevantànouveaulesbras.—Maisenfin!—Neparlepassifort,tuvasréveillerMathilde.—Detoutefaçon,c'estvousquinecessezdemedirequ'ilfautquej'aiequelqu'undansmavie.— Ça, ma chérie, c'est ce que toutes les mères juives disent à leurs enfants... tant qu'ils sont
célibataires.Lejouroùilsleurramènentquelqu'unàlamaison,elleschantentlamêmechanson,maisellesmettentlesparolesàl'envers.—Mais,Reine,vousn'êtesmêmepasjuive!—Etalors?Reineselevaetsortitlepetitplateaudubuffet;elleouvritlaboîteenmétaletdéposatroisbiscuits
danslacoupelleargentée.ElleordonnaàZofiad'engrignoteraumoinsun,etsansdiscuter,elleavaitsuffisammentsouffertcommeçaàl'attendretoutelasoirée!—Assieds-toietraconte-moitout!ditReineens'enfonçantdanssonfauteuil.Elle écouta Zofia sans l'interrompre, cherchant à comprendre les desseins de l'homme qui avait
croisésarouteàplusieursreprises.EllefixaZofiad'unregardinquisiteuretnebrisalesilencequ'elles'étaitimposéquepourluidemanderdeluitendreunmorceaudegalette.Ellen'enprenaitqu'àlafindesesrepas,maislacirconstancejustifiaitl'assimilationimmédiatedesucresrapides.—Décris-le-moiencore,demandaReineaprèsavoircroquéunboutdesablé.Zofias'amusaitbeaucoupducomportementdesalogeuse.Vul'heuretardive,elleauraitpumettreun
termeàcetteconversationetseretirer,maisleprétexteétaitparfaitpoursavourercesinstantsprécieuxoùlacaressed'unevoixsefaitplusenvoûtantequecelledelamain.Enrépondantleplussincèrement
possibleàsoninterlocutrice,ellesesurpritdenepouvoirattribuerlamoindrequalitéàceluiquiavaitpartagésasoirée,hormispeut-êtreuncertainespritoùlalogiquesemblaitrégnerenmaître.ReinetapotatendrementlegenoudeZofia.—Cetterencontren'estpaslefruitduhasard!Tuesendangerettunelesaismêmepas!LavieilledameserenditcomptequesonintentionavaitéchappéàZofia;ellesecalaprofondément
danssonfauteuil.—Ilestdéjàdanstesveines,ilirajusqu'àtoncœur.Ilyrécolteralesémotionsquetuyascultivées
avectantdeprécautions.Puisil tenourrirad'espoirs.Laconquêteamoureuseest lapluségoïstedescroisades.—Reine,jecroisvraimentquevousvouségarez!—Non,c'esttoiquibientôtvast'égarer.Jesaisquetumeprendspourunevieilleradoteuse,maistu
verrascequejetedis.Chaquejour,chaqueheure,tuterassurerasdetesrésistances,detesmanières,detesesquives,maisl'enviedesaprésenceserabienplusfortequ'unedrogue.Alorsnesoispasdupedetoi-même,c'esttoutcequejetedemande.Ilenvahiratatête,etriennepourraplustedélivrerdumanque.Nitaraison,nimêmeletempsquiseradevenutonpireennemi.Seulel'idéedeleretrouver,telquetul'imagines,teferavaincrelaplusterribledespeurs:l'abandon...delui,detoi-même.C'estleplusdélicatdeschoixquelavienousimpose.—Pourquoimedites-voustoutça,Reine?Reinecontempladanslabibliothèqueledosdecouverturedel'undesesalbums.Quelqueslignesde
nostalgievenaientdes'écriredanssesyeux.—Parcequemavieestderrièremoi!Alorsnefaisrienoufaistout!Pasdetricherie,pasdefaux-
semblantet,surtout,pasdecompromis!Zofiaentrelaçait les frangesdu tapisentresesdoigts.Reine luiadressaun regardde tendresseet
caressasescheveux.—Bon,nefaispascettetête-là,ilparaîtquedetempsentempsleshistoiresd'amourfinissentbien!
Allez,assezdemotsusés,jen'osemêmepasregardermamontre.Zofiarefermadoucementlaporteetgrimpachezelle.Mathildedormaitd'unsommeild'ange.
*Les deux Margarita s'entrechoquèrent dans un tintement de cristal. Assis profondément dans le
canapédesasuite,Lucassevantadepréparercecocktailcommepersonne.Amyportaleverreàsaboucheetacquiesçadesyeux.D'unevoixterriblementdouceilconfiaêtrejalouxdesgrainsdeselquis'étaientabandonnéssursabouche.Ellelesfitcraquerentresesdentset jouadesalangue,celledeLucasglissasurleslèvresd'Amy,avantdes'aventurerplusavant,bienplusavant.
*Zofia n'alluma pas la lumière.Elle traversa la pièce dans la pénombre pour se rendre jusqu'à la
fenêtrequ'ellefitcoulisserdoucement.Elles'assitsurlerebordetregardalamerourlerlescôtes.Elle
emplitsespoumonsdesembrunsquelabriseocéanesoufflaitsurlavilleetregardaleciel,songeuse.Iln'yavaitpasd'étoilesdansleciel....Ilyeutunsoir,ilyeutunmatin...
3.
TroisièmeJour
Ilvoulutremonteràlui lecouvre-lit,maissamainlecherchaenvain.Ilouvritunœiletfrottasabarbenaissante.Lucassentitsaproprehaleineetseditquelacigaretteetl'alcoolfaisaientvraimentmauvaisménage.L'affichageduradio-réveilindiquaitsixheuresvingtetune.Àcôtédelui,l'oreillerdéfoncéétaitsolitaire.Ilselevaetsedirigeaverslepetitsalon,nucommeunver.Amy,enrouléedanslecouvre-lit,croquaitunepommerougearrachéeàlacorbeilledefruits.—Jet'airéveillé?demanda-t-elle.—Indirectement,oui!Ilyaducafédanscetendroit?—J'aiprislalibertéd'encommanderauroomservice,jeprendsunedoucheetjemesauve.—Siçanetedérangepastrop,réponditLucas,j'aimeraismieuxqueturentresprendretadouche
cheztoi,jesuistrèsenretard!Amyenrestainterdite.Ellesedirigeaaussitôtverslachambreetrécupérasesaffaireséparses.Elles'habillaàlahâte,attrapasesescarpinsets'engageadanslepetitcorridorverslaportepalière.
Lucassortitlatêtedelasalledebains.—Tuneprendsplusdecafé?—Non,jevaisleprendrechezmoiluiaussi,mercipourlapomme!—Iln'yapasdequoi,tuenveuxuneautre?—Non,çairacommeça,j'aiétéravie,bonnejournée.Elleretiralachaînettedesécuritéettournalapoignée.Lucass'approchad'elle.—Jepeuxteposerunequestion?—Jet'écoute!—Quellessonttesfleurspréférées?—Lucas,tuasbeaucoupdegoût,maisessentiellementdumauvais!Tesmainssonttrèshabiles,j'ai
vraimentpasséunenuitd'enferavectoi,maisrestons-enlà!Ensortant,ellesetrouvanezànezaveclegarçond'étagequiapportaitleplateaudupetitdéjeuner.
LucasregardaAmy.—Tuescertainequetuneveuxpasdecafé,maintenantqu'ilestarrivé?—Certaine!—Soisgentille,dis-moipourlesfleurs!Amyinspiraprofondément,visiblementexaspérée.—Onnedemandepasceschoses-lààl'intéressée,çabrisetoutlecharme,tunesaispasçaàton
âge?
—Évidemmentquejesaisça,réponditLucasd'untondepetitgarçonboudeur,maiscen'estpastoil'intéressée!Amytourna les talons,manquantdepeubousculer legarçonquiattendait toujoursà l'entréede la
suite.Lesdeuxhommesimmobilesentendirentlavoixd'Amyhurlerdufondducouloir:«Uncactus,ettu peux t'asseoir dessus ! » Silencieux, ils la suivirent du regard. Une petite sonnette retentit :l'ascenseurétaitarrivé.Avantquelesportesnesereferment,Amyajouta:«Undernierdétail,Lucas,tuestoutnu!»
*—Tun'aspasfermél'œildelanuit.—Jedorstoujourstrèspeu...—Zofia,qu'est-cequitepréoccupe?—Rien!—Uneamie,çasaitentendrecequel'autreneditpas.—J'aitropdetravail,Mathilde,jenesaismêmeplusparoùcommencer.J'aipeurd'êtredébordée,
denepasêtreàlahauteurdecequel'onattenddemoi.—C'estbienlapremièrefoisquejetevoisdouter.—Alors,nousdevonsêtreentraindedevenirdevraiesamies.Zofia se dirigea vers le coin cuisine. Elle passa derrière le comptoir et remplit la bouilloire
électrique.Desonlitinstallédanslesalon,Mathildepouvaitvoirlejourseleversurlabaie,sousunlégercrachind'aube.Debientristesnuagesopacifiaientleciel.—Jehaisoctobre,ditMathilde.—Qu'est-cequ'ilt'afait?—C'estlemoisquienterrel'été.Toutestmesquinàl'automne:lesjoursraccourcissent,lesoleil
n'estjamaisaurendez-vous,lesfroidstardentàvenir,onregardenospull-overssansencorepouvoirlesmettre.L'automnen'estqu'unesaloperiedesaisonparesseuse,rienquedel'humidité,delapluieetencoredelapluie.—Etc'estmoiquisuissupposéeavoirmaldormi!Labouilloiresemità trembloter.Undéclic interrompit lefrémissementde l'eau.Zofiasoulevale
couvercled'uneboîteenfer,pritunsachetd'EarlGrey,versaleliquidefumantdansunegrandetasseetlaissalethéinfuser.EllecomposalepetitdéjeunerdeMathildesurunplateau,ramassalejournalqueReine avait glissé sous la porte comme chaque matin et le lui apporta. Elle aida son amie à seredresser, remit les oreillers en place et se dirigea vers sa chambre.Mathilde souleva la fenêtre àguillotine. La moiteur de l'arrière-saison s'infiltra jusque dans sa jambe, réveillant une douleurlancinante,ellegrimaça.—J'airevul'hommeaunénupharhiersoir!criaZofiadepuislasalledebains.—Vousnevousquittezplus!répliquaMathilde,crianttoutaussifort.—Tuparles!Ildînaitjustedanslemêmerestaurantquemoi.
—Avecqui?—Uneblonde.—Quelgenre?—Blonde!—Maisencore?—Genrecoursaprèsmoitun'auraspasdemalàmerattraper,j'aidestalonshauts!—Vousvousêtesparlé?—Vaguement.Ilabafouilléqu'elleétaitjournalisteetqu'ilaccordaituneinterview.Zofia entra sous sa douche. Elle tourna les vieux robinets grinçants et gratifia d'un coup sec le
pommeauquitoussapardeuxfois:l'eauruisselasursonvisageetsoncorps.MathildeouvritleSanFranciscoChronicle,unephotoattirasonattention.—Iln'apasmenti!cria-t-elle.Zofia,quishampouinaitabondammentsescheveux,ouvritl'œil.Dureversdelamain,elletentade
chasserlesavonquilapiquaitetprovoqual'effetcontraire.—Saufqu'elleestplutôtchâtain...,renchéritMathilde,etplutôtpasmal!Lebruitdeladouchecessa,Zofiaapparutaussitôtdanslesalon.Uneserviette-épongerhabillaitàla
tailleetsachevelureétaitcoifféedemousse.—Qu'est-cequeturacontes?Mathildecontemplasonamie.—Tuasvraimentdebeauxseins!—Lessaintssonttoujoursbeaux,sinonceneseraientpasdessaints!—C'estcequej'essaiededireauxmienstouslesmatinsdevantlaglace.—Dequoituparlesexactement,Mathilde?—Detespommes!J'adoreraisquelesmiennessoientaussifières.Zofiacachasapoitrineavecsonavant-bras.—Dequoiparlais-tu,avant?—Probablementdecequit'afaitsortirdeladouchesansterincer!dit-elleenagitantlejournal.—Commentl'articlepourrait-ilêtredéjàpublié?—AppareilsnumériquesetInternet!Tudonnesuneinterview,quelquesheuresplustardtuessurla
premièrepagedujournaletlelendemaintusersàemballerlepoisson!ZofiavoulutprendrelequotidiendesmainsdeMathilde,elles'yopposa.—N'ytouchepas!Tuestrempée.Mathildesemitàlireàvoixhautelespremièreslignesdel'articlequititraitsurdeuxcolonnes«LA
VRAIEASCENSIONDUGROUPEA&H» :unvéritablepanégyriqued'EdHeurtoùla journalisteencensaitentrenteligneslacarrièredeceluiquiavaitincontestablementcontribuéauformidableessoréconomique de la région. Le texte concluait que la petite société des années 1950, devenue ungigantesquegroupe,reposaitaujourd'huientièrementsursesépaules.Zofia finit par s'emparer du feuillet et acheva la lecture de la chronique chapeautée d'une petite
photoencouleurs.ElleétaitsignéeAmySteven.Zofiareplialepapieretneputrefrénerunsourire.—Elleestblonde!dit-elle.—Vousallezvousrevoir?—J'aiacceptéundéjeuner.—Quand?—Mardi.—Àquelleheure,mardi?Lucasdevaitpasserlachercherversmidi,réponditZofia.Mathildepointaalorsdudoigtlaportede
lasalledebainsenhochantlatête.—Dansdeuxheuresdonc!—Onestmardi?demandaZofiaenramassantàlahâtesesaffaires.—C'estcequiestécritdanslejournal!Zofiaressortitdudressingquelquesminutesplustard.Elleétaitvêtued'unjeanetd'unpullagrosses
mailles,elle seprésentadevant sonamie,enquête inavouéed'unéventuelcompliment.Mathilde luijetaunregardetreplongeadanssalecture.—Qu'est-cequinevapas?Lescouleursjurent?C'estcejean,non?demandaZofia.—On en reparlera quand tu te seras rincé les cheveux, ditMathilde en feuilletant les pages des
programmesdetélévision.Zofia se contempla dans le miroir posé sur la cheminée. Elle ôta son chandail et retourna, les
épaulesbasses,verslasalledebains.—C'estbienlapremièrefoisquejetevoistepréoccuperdelafaçondonttueshabillée...Essaiede
meraconterqu'ilne teplaîtpas,quecen'estpas tongenred'homme,qu'ilest trop«grave»... justepourvoircommenttuledirais!ajoutaMathilde.Unpetitgrattementsurlaporteprécédal'entréedeReine.Elleavaitlesbraschargésd'unpanierde
légumesfraisetd'uneboîteencartondontlejolirubantrahissaitlecontenugourmand.—Ondirait que le temps n'arrive pas à décider de sa tenue aujourd'hui, dit-elle en rangeant les
gâteauxsuruneassiette.—Ondiraitqu'iln'estpasleseul,renchéritMathilde.ReineseretournaquandZofiasortitdelasalledebains,lescheveuxtrèsenvolumecettefois.Elle
achevadeboutonnersonpantalonetd'ajusterleslacetsdesestennis.—Tusors?questionnaReine.—J'aiundéjeuner,réponditZofiaendéposantunbaisersursajoue.—JevaistenircompagnieàMathilde.Sielleveutbiendemoi!Etmêmesiçal'ennuied'ailleurs,
parcequejem'ennuieencoreplusqu'elle,touteseuleenbas.Unesériedecoupsdeklaxonretentitdanslarue.Mathildesepenchaàlavitre.—Onestbienmardi!ditMathilde.—C'estlui?demandaZofia,restantenretraitdelafenêtre.—Non,c'estFédéralExpress!IlslivrentleurscolisenPorschecabrioletmaintenant.Depuisqu'ils
ontrecrutéTomHanks,ilsnereculentplusdevantrien!Lasonnetteretentitdeuxfois.ZofiaembrassaReineetMathilde,sortitdel'appartementetdescendit
rapidementl'escalier.Installéauvolant,Lucasrelevasapairedelunettesdesoleiletluiadressaungénéreuxsourire.À
peineZofia avait-elle refermé sa portière que le coupé s'élançait à l'assaut des collines de PacificHeights.LavoitureentradansPresidioPark,elleletraversaets'engageasurlabretellequiconduisaitauGoldenGâte.De l'autre côté de la baie, les collines de Tiburon émergeaient péniblement de labrume.—Jevousemmènedéjeunerauborddel'eau!hurlaLucasdanslevent.Lesmeilleurscrabesdela
région!Vousaimezlecrabe,n'est-cepas?Parpolitesse,Zofiaacquiesça.L'avantagequandonne se sustentepas, c'estque l'onpeut choisir
sansaucunedifficultécequel'onnevapasmanger.L'airétaitdoux,l'asphaltedéfilaitenuntraitcontinusouslesrouesdelavoitureetlamusiqueque
jouait la radio était enchanteresse. L'instant présent ressemblait à s'y méprendre à un morceau debonheur,qu'ilnerestaitplusqu'àpartager.Lavoiturequittalavoierapidepourunepetiteroute,dontleslacetssedéroulaientjusqu'auportdepêchedeSausalito.Lucasserangeasurleparkingfaceàlajetée.IlfitletourduvéhiculeetouvritlaportièredeZofia.—Sivousvoulezbienmesuivre.Il lui tendit lebraset l'aidaàs'extrairede l'habitacle. Ilsmarchèrentsur le trottoirquibordait la
mer.De l'autre côté de la rue, un homme était tiré en laisse par unmagnifique golden retriever aupelagecouleur sable.Enpassant à leurhauteur, il regardaZofiaet s'encastradeplein fouetdans leréverbère.Ellevouluttraverseraussitôtpourluiporterassistance,maisLucaslaretintparlebras:cegenre
dechienétaitspécialisédanslessauvetages.Ill'entraînaàl'intérieurdel'établissement.L'hôtessepritdeuxmenusetlesguidaàunetableenterrasse.LucasinvitaZofiaàprendreplacesurlabanquettequifaisaitfaceàlamer.Ilcommandaunvinblancpétillant.Ellepritunboutdepainpourlelanceràunemouette perchée sur la balustrade qui la guettait du regard. L'oiseau attrapa le morceau au vol ets'élançaversleciel,traversantlabaieàgrandscoupsd'aile.À quelques kilomètres de là, sur l'autre rive, Jules arpentait les quais. Il s'approcha du bord et
envoyad'uncoupdepiedsecuncaillouricocherparseptfoisavantdeleregardersombrer.Ilenfouitsesmainsdanslespochesdesonvieuxpantalondetweedetregardaletraitdelabergeopposéequisedécoupaitsurl'eau.Sonairétaitaussitroubléquelesflots,sonhumeuraussihouleuse.Lavoituredel'inspecteurPilguezquiquittaitleFisher'sDelietremontaitsirènehurlanteverslavilleletiradesespensées.Unerixeavaitviréàl'émeutedansChinatown,ettouteslesunitésétaientappeléesenrenfort.Julesfronçalesyeux.Ilgrommelaetretournasoussonarche.Assissurunecagetteenbois,ilréfléchit:quelquechoselecontrariait.Unefeuilledejournalquivolaitdansleventseposadansuneflaque,juste devant lui. Elle s'imbiba d'eau et, petit à petit, la photo de Lucas au verso apparut entransparence.Julesn'aimaitpasdutoutlefrissonquivenaitdeluiparcourirl'échiné.
*Laserveusedéposasurlatableunemarmitefumantequidébordaitdepincesdecrabe.Lucasservit
Zofiaet jetaunbrefcoupd'œil auxplastronsquiaccompagnaient le rince-doigts. Il lui enoffritun,qu'ellerefusa,Lucasrenonçaégalementàs'enattacherunautourducou.—Jedoisavouerquelabavetten'estpasunaccessoiretrèsseyant.Vousnemangezpas?demanda-
t-il.—Jenecroispas,non.—Vousêtesvégétarienne!—L'idéedemangerdesanimauxmesembletoujoursunpeubizarre.—C'estdansl'ordredeschoses,iln'yariendebizarreàcela.—Unpeu,quandmême,si!—Maistouteslescréaturesdelaterreenmangentd'autrespoursurvivre.—Oui,maismoi les crabesnem'ont rien fait. Je suisdésolée,dit-elle en repoussant légèrement
l'assiettequivisiblementl'écœurait.—Vousaveztort,c'estlanaturequiveutça.Silesaraignéesnesenourrissaientpasd'insectes,ce
seraitlesinsectesquinousmangeraient.—Ehbien,justement,lescrabessontdegrossesaraignées,alorsilfautleslaissertranquilles!Lucas se retourna et appela la serveuse. Il demanda la carte des desserts et très courtoisement
indiquaqu'ilsavaientfini.—Jenedoispasvousempêcherdemanger,ditZofia,rougissante.—Vousm'avezralliéàlacauseducrustacé!Ildéplialacarteetdésignadudoigtunfondantauchocolat.—Jepenseque là,nousneferonsdemalqu'ànous-mêmes.Çadoitbienchercherdans lesmille
caloriesuntruccommeça!CurieusedetesterlajustessedesonintuitionsurlesAngesVérificateurs,ZofiainterrogeaLucassur
sesvéritablesfonctions,iléludalaréponse.Ilyavaitd'autressujetsplusintéressantsqu'ilsouhaitaitpartageravecelleet,pourcommencer,cequ'ellefaisaitd'autredanslaviequedeveilleràlasécuritéduportmarchand.Commentoccupait-ellesestempslibres?Mêmeausingulier,dit-elle,l'expressionluisemblaitétrangère.Endehorsdesheuresqu'ellepassaitsurlesdocks,elleœuvraitdansdiversesassociations, enseignait à l'institut des malvoyants, s'occupait de personnes âgées et d'enfantshospitalisés.Elleaimaitleurcompagnie,ilyavaitentreeuxuntraitd'unionmagique.Seulslesenfantset les personnes âgées voyaient ce que beaucoup d'hommes ignoraient, le temps perdu d'avoir étéadultes.Àsesyeux,lesridesdelavieillesseformaientlesplusbellesécrituresdelavie,cellesoùlesenfantsapprendraientàlireleursrêves.Lucaslaregarda,fasciné.—Vousfaitesvraimenttoutça?—Oui!—Maispourquoi?Zofia ne répondit pas.Lucas avala la dernière gorgéede son café pour retrouver un semblant de
contenance,puisilencommandaunautre.Ilprittoutsontempspourleboireettantpissilebreuvageétaitdevenufroid,tantpissilegrisducielviraitausombre.Ilauraitvouluquecetteconversationnes'arrêtepas,pasdéjà,pasmaintenant.IlproposaàZofiadefairequelquespasauborddel'eau.Elle
resserra le col de son pull autour de son cou et se leva. Elle le remercia pour le gâteau, c'était lapremièrefoisqu'ellegoûtaitauchocolatetelleendécouvraitlasaveurincroyable.Lucasluiditqu'ilcroyaitbienqu'ellesemoquaitdelui,mais,àl'expressionjoyeusequelajeunefemmeluiadressa,ilsutqu'elleneluimentaitpas.Uneautrechoseledéroutabienplusencore:àcetinstantprécis,Lucaslutl'indicibleaufonddesyeuxdeZofia-ellenementaitjamais!Pourlatoutepremièrefois,ledoutelepénétraetilenrestabouchebée.—Lucas,jenesaispascequej'aidit,mais,enl'absenced'araignée,vousprenezunrisqueénorme!—Pardon?—Sivousgardezlaboucheouvertecommeça,vousallezfinirpargoberunemouche!—Vousn'avezpasfroid?ditLucasenseredressant,droitcommeunbâton.—Non,çava,maissinousnousmettonsenmarcheçairaencoremieux.Lagrèveétaitpresquedéserte.Unimmensegoélandsemblaitcourirsurl'eauàlarecherchedeson
envol. Ses pattes s'arrachèrent aux flots, soulevant quelque écume à la crête des vagues. L'oiseaus'élevaenfin,fitunlentvirageets'éloignaindolemmentdansleraidelumièrequitraversaitlacouchedenuages.Lesclaquementsd'ailessefondirentdansleclapotduressac.Zofiasecourba,luttantcontreleventquisoufflaitparbourrasquesenétrillantlesable.Unlégerfrissonparcourutsoncorps.Lucasôtasavestepourlaluidéposersurlesépaules.L'airchargéd'embrunsvenaitfouettersesjoues.Sonvisage s'éclaira d'un immense sourire, commeun ultime rempart au rire qui la gagnait, un rire sansprétexte,sansraisonapparente.—Pourquoiriez-vous?demandaLucas,intrigué.—Jen'enaipaslamoindreidée.—Alorsnevousarrêtezsurtoutpas,celavousvavraimentbien.—Çavabienàtoutlemonde.Unefinepluiesemitàtomber,creusantlaplagedemillepetitscratères.—Regardez,dit-elle,ondiraitlaLune,vousnetrouvezpas?—Si,unpeu!—Vousavezl'airtristetoutàcoup.—Jevoudraisqueletempss'arrête.Zofiabaissalesyeuxetavança.Lucasseretournapourmarcherfaceàelle.Ilcontinuasaprogressionàreculons,précédantlespas
deZofiaquis'amusaitàposerméticuleusementlespiedsdanssestraces.—Jenesaispascommentdireceschoses-là,reprit-ild'unaird'enfant.—Alorsneditesrien.LeventchassalescheveuxdeZofiadevantsonvisage,ellelesrepoussaenarrière.Unefinemèche
s'étaitenchevêtréedansseslongscils.—Jepeux?dit-ilenavançantlamain.—C'estdrôle,vousavezl'airtimidetoutàcoup.
—Jenem'enrendaispascompte.—Alorsnevousarrêtezsurtoutpas...celavousvavraimentbien.LucasserapprochadeZofiaetl'expressiondeleursdeuxvisageschangea.Elleressentitaucreuxde
lapoitrinequelquechosequ'ellenepossédaitpas :un infimebattementqui résonnait jusqu'à sestempes.LesdoigtsdeLucastremblaientdélicatement,retenantlapromessed'unecaressefragilequ'ildéposasurlajouedeZofia.—Voilà,dit-ilendélivrantsesyeux.Unéclairdéchiralecielobscurci,letonnerreretentitetunepluielourdevints'abattresureux.—J'aimeraisvousrevoir,ditLucas.—Moiaussi,unpeuplusausecpeut-être,maismoiaussi,réponditZofia.IlpritZofiasoussonépauleetl'entraînaencourantverslerestaurant.Laterrasseenboisblanchi
avaitétéabandonnée.Ilss'abritèrentsousl'auvententuilesd'ardoiseetregardèrentensemblel'eauquidébordaitdelagouttière.Sur labalustrade, lamouettegourmandesemoquaitbiendel'averseet lesdévisageait.Zofiasepenchaetramassaunquignondepaintrempé.Ellel'essoraetlelançaauloin.Levolatiles'enfuitverslelarge,lagueulepleine.—Commentvousreverrai-je?demandaLucas.—Dequeluniversvenez-vous?Ilhésita.—Quelquechosecommel'enfer!Zofiahésitaàsontour,elleledétaillaetsourit.—C'estcequedisentsouventceuxquiontvécuàManhattanquandilsarriventici.Letempsviraitàlatempête,maintenantilfallaitpresquehurlerpours'entendre.Zofiapritlamain
deLucasetditd'unevoixdouce:—D'abordvousmecontacterez.Vousprendrezdemesnouvelles, et au coursde la conversation
vousproposerezunrendez-vous.Là,jevousrépondraiquej'aidutravail,quejesuisoccupée;alorsvous suggérerezuneautredate et jevousdiraiquecelle-ci convientparfaitement, car, justement, jeviendraid'annulerquelquechose.Unnouveléclairzébra lecieldevenunoir.Sur laplage leventsoufflaitdésormaisenrafales.Ce
tempsavaitdesairsdefindumonde.—Vousnevoudriezpasquel'onsemetteplusàl'abri?demandaZofia.—Commentallez-vous?ditLucaspourseuleréponse.—Bien!Pourquoi?répondit-elle,étonnée.—Parcequej'auraisvouluvousinviteràpasserl'après-midiavecmoi...maisvousn'êtespaslibre,
vousavezdutravail,vousêtesoccupée.Peut-êtrequ'undînercesoirseraitparfait?Zofiasourit.Ilouvritsonmanteaupourl'abriteretl'entraînaainsiverslavoiture.Lamerdémontée
abordait le trottoir désert. Lucas fit traverser Zofia. Il lutta pour ouvrir la portière plaquée par lesassautsduvent.Lebruitassourdissantdelatempêtes'étouffadèsqu'ilsfurentàl'abrietilsreprirentlaroutesousunepluiebattante.LucasdéposaZofiadevantungarage,commeelleleluiavaitdemandé.Avantdelaquitter,ilconsultasamontre.Ellesepenchaàsafenêtre.
—J'avaisundînercesoir,maisj'essaieraidel'annuler,jevoustéléphoneraisurvotreportable.Ilsourit,démarraetZofialesuivitduregard,jusqu'àcequelavoituredisparaissedansleflotde
VanNessAvenue.Elle alla payer la recharge de sa batterie et les frais de remorquage de sa voiture. Lorsqu'elle
s'engageadansBroadway, l'orage était passé.Le tunnel débouchait directement au cœur duquartierchauddelaville.Aunpassageclouté,ellerepéraunpickpocketquis'apprêtaitàfondresursavictime.Elleserangeaendoublefile,sortitdelaFordetcourutverslui.Elleinterpellasansménagementl'homme,quireculad'unpas:sonattitudeétaitmenaçante.—Trèsmauvaiseidée,ditZofiaenpointantdudoigtlafemmeàl'attaché-casequis'éloignait.—T'esflic?—Laquestionn'estpaslà!—Alors,barre-toi,connasse!Et il courut à toute vitesse vers sa proie. Alors qu'il approchait d'elle, sa cheville dévissa et il
s'étaladetoutsonlong.LajeunefemmequiavaitgrimpédansunCablecarneserenditcomptederien.Zofiaattenditqu'ilserelèvepourrejoindresonvéhicule.Enouvrant laportière, elle semordit la lèvre inférieure,mécontented'elle-même.Quelquechose
avait interféré avec ses intentions. L'objectif était atteint, mais pas comme elle l'aurait voulu :raisonnerl'agresseurn'avaitpassuffi.Ellerepritlarouteetserenditverslesdocks.
*—Dois-jeallergarervotrevoiture,monsieur?Lucassursautaetrelevalatête,ilfixalevoiturierquiledétaillaitd'unairétrange.—Pourquoimeregardez-vouscommeça?—Vousrestiezsansbougerdansvotrevoituredepuiscinqbonnesminutes,alorsjemedisais...—Qu'est-cequevousvousdisiez?—J'aicruquevousnevoussentiezpasbien,surtoutquandvousavezposévotretêtesurlevolant.—Ehbien,necroyezpas,çavouséviteradestasdedéceptions!Lucas sortit de son coupé et lança les clés au jeune homme. Quand les portes de l'ascenseur
s'ouvrirent, il tombanezànezavecElizabeth,quisepenchaversluipourluidirebonjour.Lucasfitaussitôtunpasenarrière.—Vousm'avezdéjàsaluécematin,Elizabeth,ditLucasenfaisantlagrimace.—Vousaviezraisonpourlesescargots,c'estdélicieux!Bonnejournée!Lesportesdelacabines'ouvrirentsurleneuvièmeétage,etelledisparutdanslecouloir.EdaccueillitLucasàbrasouverts.—C'estunebénédictiondevousavoirrencontré,moncherLucas!
—Onpeutappelercelacommeça,ditLucasenrefermantlaportedubureau.Il avança vers le vice-président et s'installa dans un fauteuil. Heurt agita le San Francisco
Chronicle.—Nousallonsfairedegrandeschosesensemble.—Jen'endoutepas.—Vousn'avezpasl'aird'allerbien?Lucas soupira. Ed ressentit l'exaspération deLucas. Il secoua à nouveau joyeusement la page du
journaloùfiguraitlepapierd'Amy.—Formidable,l'article!Jen'auraispasfaitmieux.—Ilestdéjàpublié?—Cematin!Commeellemel'avaitpromis.ElleestdélicieusecetteAmy,n'est-cepas?Elleadûy
travaillertoutelanuit.—Quelquechosecommeça,oui.EdpointadudoigtlaphotodeLucas.—Jesuisidiot,j'auraisdûvousremettreunephotodemoiavantlerendez-vous,maistantpis,vous
êtestrèsbienvousaussi.—Jevousremercie.—Vousêtescertainquetoutvabien,Lucas?—Oui,monsieurleprésident,jevaistrèsbien!—Jenesaispassimoninstinctmetrompe,maisvousavezl'airunpeubizarre.Ed déboucha le carafon en cristal, servit un verre d'eau à Lucas et ajouta d'un air faussement
compatissant:—Si vous aviez des soucis,même d'ordre personnel, vous pouvez toujours vous confier àmoi.
Noussommesunegrandemaisonmaisavanttoutunegrandefamille!—Vousvouliezmevoir,monsieurleprésident?—Appelez-moiEd!Extatique, Heurt commenta son dîner de la veille qui s'était déroulé au-delà de toutes ses
espérances.Ilavaitinstruitsescollaborateursdesonintentiondefonderauseindugroupeunnouveaudépartementqu'ilbaptiserait:DivisionInnovations.Lebutdecettenouvelleunitéseraitdemettreenœuvredesoutilscommerciauxinéditspourconquérirdenouveauxmarchés.Edenprendraitlatête:cetteexpérienceseraitpourluicommeunecuredejouvence.L'actionluimanquait.Àl'heureoùilluiparlait,plusieurssous-directeursseréjouissaientdéjààl'idéedeformerlanouvellegarderapprochéedufuturprésident.Décidément,Judasnevieilliraitjamais...ilsavaitmêmeêtrepluriel,pensaLucas.Poursuivantsonexposé,Heurtconclutqu'unepetiteconcurrenceavecsonassociénepourraitpasfairedemal,bienaucontraire,unapportd'oxygèneesttoujoursbénéfique.—Vouspartagezcetteopinionavecmoi,Lucas?—Toutàfait,répondit-ilenhochantlatête.Lucasétaitauxanges:lesintentionsdeHeurtallaientbienau-delàdesesespérancesetlaissaient
présagerlaréussitedesonprojet.Au666MarketStreet,l'airdupouvoirnetarderaitpasàseraréfier.
Les deux hommes discutèrent de la réaction d'Antonio. Il était plus que probable que son associés'opposeàsesnouvellesidées.Ilfallaituncoupd'éclatpourlancersadivision,maismettreaupointuneopérationd'enverguren'étaitpasunechoseaiséeetdemandaitbeaucoupdetemps,rappelaHeurt.Le vice-président rêvait d'unmarché prestigieux qui légitimerait le pouvoir qu'il voulait conquérir.Lucasselevaetposaledossierqu'iltenaitsouslebrasdevantEd.Ill'ouvritpourenextraireunépaisdocument:La zone portuaire de San Francisco s'étendait sur de nombreux kilomètres, bordant pratiquement
toutelacôteestdelaville.Elleétaitenperpétuellemutation.L'activitédesdockssurvivait,augrandregretdumondeimmobilierquiavaitpourtantbatailléfermepourl'extensionduportdeplaisanceetlatransformationdesterrainsdefrontdemer,lesplusprisésdelaville.Lespetitsvoiliersavaienttrouvéunancragedansunesecondemarina,victoiredesmêmespromoteursquiavaientréussiàdéplacerleurbataille un peu plus au nord. La création de cette unité résidentielle avait fait l'objet de toutes lesconvoitises desmilieux d'affaires, et lesmaisons qui bordaient l'eau s'étaient arrachées à prix d'or.Plus avant, on avait aussi construit de gigantesques terminaux qui accueillaient les immensespaquebots.Lesflotsdepassagersqu'ilsdéversaientsuivaientunepromenaderécemmentaménagéequilesconduisaitauquai39.Lazonetouristiqueavaitdonnénaissanceàunemultitudedecommercesetde restaurants. Les multiples activités des quais étaient source de gigantesques profits et d'âpresbataillesd'intérêts.Depuisdixans,lesdirecteursimmobiliersdelazoneportuairesesuccédaientaurythme de un tous les quinze mois, signe indicateur des guerres d'influence qui ne cessaient de sedéroulerautourdel'acquisitionetdel'exploitationdesrivesdelacité.—Oùvoulez-vousenvenir?demandaEd.Lucas sourit malicieusement et déplia un plan : sur le cartouche on pouvait lire « Port de San
Francisco,Docks80».—Àl'attaquedecedernierbastion!Levice-présidentvoulaituntrône,Lucasluioffraitunsacre!Ilserassitpourdétaillersonprojet.Lasituationdesdocksétaitprécaire.Letravail,toujoursdur,
était souvent dangereux, le tempérament des dockers fougueux.Une grève pouvait s'y propager plusvitequ'unvirus.Lucasavaitdéjàfaitlenécessairepourquel'atmosphèreysoitexplosive.—Jenevoispasenquoicelanoussert,ditEdenbâillant.Lucasrepritd'unairdétaché:—Tant que les entreprises de logistique et de fret paient leurs salaires et leurs loyers, personne
n'ose les déloger. Mais cela pourrait changer assez vite. Il suffirait d'une nouvelle paralysie del'activité.—Ladirectionduportn'ira jamaisdanscettedirection.Nousallonsrencontrerbeaucouptropde
résistances.—Celadépenddescourantsd'influence,ditLucas.—Peut-être,repritHeurtendodelinantdelatête,mais,pourunprojetdecetteenvergure,ilnous
faudraitdesappuistoutausommet.—Cen'estpasàvousqu'il fautexpliquercommentontire lesficellesdu lobbying!Ledirecteur
immobilier du port est à deux doigts d'être remplacé. Je suis certain qu'une prime de départl'intéresseraitauplushautpoint.
—Jenevoispasdequoivousparlez!—Ed,vousauriezpuinventerlacolleaudosdesenveloppesquicirculentsouslestables!Levice-présidentseredressadanssonfauteuil,nesachantpass'ildevaitsesentir flattéparcette
remarque.Ensedirigeantverslaporte,Lucasapostrophasonemployeur:—Danslachemisebleue,voustrouverezaussiunefiched'informationsdétailléessurnotrecandidat
àunericheretraite.Ilpassetoussesweek-endsaulacTahoe,ilestcriblédedettes.Débrouillez-vouspourm'obtenirauplusviteunrendez-vousaveclui.Imposezunlieutrèsconfidentiel,et laissez-moifairelereste.Heurtcompulsanerveusementlesfoliosdudossier.IlregardaLucas,médusé,etfronçalessourcils.—ANewYork,vousfaisiezdelapolitique?Laportesereferma.L'ascenseur était sur le palier, Lucas le laissa repartir à vide. Il sortit son portable, l'alluma et
composa fébrilement le numérode samessagerie vocale. «Vousn'avezpas de nouveaumessage»,répéta par deux fois la voix aux intonations de robot. Il raccrocha et fit rouler la molette de sontéléphonejusqu'àafficherlapetiteenveloppetexto:elleétaitvide.Ilcoupal'appareiletentradanslacabine.Quandilressortitdansleparking,ils'avouaquequelquechosequ'iln'arrivaitpasàidentifierletroublait:uninfimebattementaucreuxdesapoitrinequirésonnaitjusquedanssestempes.
*Leconcileduraitdepuisplusdedeuxheures.LesrépercussionsdelachutedeGomezaufonddela
cale du Valparaiso prenaient des proportions inquiétantes. L'homme était toujours en réanimation.Touteslesheures,Mancatéléphonaitàl'hôpitalpours'enquérirdesonétat:lesmédecinsréservaientencoreleurdiagnostic.Silecaliervenaitàdécéder,personnenepourraitpluscontrôlerlacolèrequigrondaitsourdementsurlesquais.Lechefdusyndicatdelacôteouests'étaitdéplacépourassisteràlaréunion. Il se levapour se resservir une tassede café.Zofia enprofita pourquitter discrètement lasalle où se tenaient les débats. Elle sortit du bâtiment et s'éloigna de quelques pas pour se cacherderrièreuncontainer.Àl'abridesregardsindiscrets,ellecomposaunnuméro.L'annoncedurépondeurétaitbrève:«Lucas»,suivaitimmédiatementlebip.—C'estZofia,jesuislibrecesoir,rappelezmoipourmedirecommentnousnousretrouverons.À
toutàl'heure.Enraccrochant,elleregardasontéléphoneportableet,sansvraimentsavoirpourquoi,ellesourit.Alafindel'après-midi,lesdéléguésavaientreportéàl'unanimitéleurdécision.Illeurfaudraitdu
tempspouryvoirplus clair.La commissiond'enquêtenepublierait sonexpertise sur les causesdudramequetarddanslanuitetleSanFranciscoMémorialHospitalattendaitégalementlebilanmédicaldumatinàvenirpourseprononcersurleschancesdesurviedudocker.Enconséquence,laséancefutlevéeetreportéeaulendemain.Mancaconvoquerait lesmembresdubureaudèsqu'ilaurait reçulesdeuxrapports,etuneassembléegénéralesetiendraitaussitôtaprès.Zofiaavaitbesoindeprendrelegrandair.Elles'accordaquelquesminutesderépitpourmarcherle
longduquai.Àquelquespas,laprouerouilléeduValparaisosebalançaitauboutdesesamarres,lenavire était enchaîné comme un animal demauvais augure. L'ombre du grand cargo se reflétait par
intermittence sur les nappes huileuses qui ondulaient au gré du clapot. Le long des coursives, deshommes en uniforme allaient et venaient, s'activant à toutes sortes d'inspections.Le commandant duvaisseau les observait, appuyé à la balustradede savigie.À en juger par la façondont il lança sacigarettepar-dessusbord,ilyavaitfortàcraindrequelesheuresàvenirnesoientencoreplustroublesque les eaux dans lesquelles lemégot s'étiola. La voix de Jules rompit la solitude du lieu que lesmouettesébréchaientdeleurscris.—Çanedonnepasenviedefaireunplongeon,n'est-cepas?Saufsic'estlegrand!Zofia se retourna et le détailla tendrement. Ses yeux bleus étaient usés, sa barbe insolente, ses
vêtements défraîchis, mais le dénuement n'ôtait rien à son charme. Chez cet homme, l'élégance seportaitaufondducœur.Julesavaitenfouisesmainsdanslespochesdesonvieuxpantalondetweedauxmotifsàcarreaux.—C'estduprince-de-galles,maisjecroisqu'ilyapasmaldetempsqueleprinces'estfaitlamalle.—Etvotrejambe?—Disonsqu'elletienttoujoursàcôtédel'autreetquecen'estdéjàpassimal.—Vousavezfaitrefairelepansement?—Ettoi,commentvas-tu?—Unpetitmaldetête,cetteréunionn'enfinissaitplus.—Unpeumalaucœuraussi?—Non,pourquoi?—Parcequ'auxheuresauxquelles tu traînespar icicesderniers temps, jedoutequecesoitpour
venirprendrelesoleil.—Çava,Jules,j'avaisjusteenvied'unpeud'airfrais.—Et le plus frais que tu aies trouvé, c'est autour d'un bassin qui pue le poisson crevé.Mais je
supposequetudoisavoirraison:tuvastrèsbien!Leshommesquiinspectaientlevieuxbateaudescendirentparl'échelledecoupée.Ilsentrèrentclans
deuxFordnoires(dontlesportièresnefirentaucunbruitenserefermant),quiroulèrentlentementverslasortiedelazoneportuaire.—Situpensaisprendretajournéedecongédemain,n'ycompteplus!J'aibienpeurqu'ellenesoit
encorepluschargéequed'habitude.—Jelecrainsaussi.—Alors,oùenétions-nous?repritJules.—Aumomentoùj'allaismedisputeravecvouspourvousemmenerrefairevotrepansement!Restez
là,jevaischerchermavoiture.Zofianeluilaissapasleloisird'argumenterets'éloigna.—Mauvaisejoueuse!bougonna-t-ildanssabarbe.AprèsavoirraccompagnéJules,Zofiafitrouteverssonappartement.Elleconduisaitd'unemainet
cherchaitsonportabledel'autre.Ildevaitencoresecacheraufonddesongrandsacet,commeelleneletrouvaitpas...lepremierfeupassaaurouge.Àl'arrêt,elleretournalefourre-toutsurlesiègeàsadroiteetpritlecombinéaumilieududésordre.
Lucasavaitlaisséunmessage,ilpasseraitlaprendreenbasdechezelleàseptheuresetdemie.Elleconsultasamontre,illuirestaitexactementquarante-septminutespourrentrerembrasserMathildeetReineetsechanger.Unefoisn'étantpascoutume...ellesepencha,ouvritlaboîteàgantsetposasongyropharebleusurlaplageavant.Sirènehurlante,elleremonta3rdStreetàviveallure.
*Lucass'apprêtaitàquittersonbureau.Ilpritlagabardineaccrochéesuruncintreauportemanteauet
lapassasursesépaules.Iléteignitlalumièreetlavilleapparutennoiretblancderrièrelabaievitrée.Ilallaitrefermerlaportelorsqueletéléphonesemitàgrelotter.Ilretournasursespaspourprendrel'appel. Ed l'informa que le rendez-vous qu'il avait sollicite aurait lieu à dix-neuf heures trenteprécises.Danslapénombre,Lucasgriffonnal'adressesurunmorceaudepapier.—Jevoustéléphoneraidèsquej'auraitrouvéunterraind'ententeavecnotreinterlocuteur.Lucasraccrochasansplusdecivilitéscls'approchadelavitre.Ilregardaitlesruesquis'étendaient
en contrebas. De cette hauteur, les files de lumières blanches et rouges délinéées par les feux devoituresdessinaientune immense toiled'araignéequi scintillait dans lanuit.Lucasplaqua son frontcontrelecarreau,uneauréoledebuéeseformadevantsabouche,aucentre,unpetitpointdelumièrebleue clignotait.Au loin, ungyrophare remontait versPacificHeights.Lucas soupira,mit lesmainsclanslespochesdesonmanteauetsortitdelapièce.
*Zofiacoupalasirèneetrangealegyrophare;ilyavaituneplacedevantlaportedelamaison,elle
s'ygaraaussitôt.Ellegrimpal'escalierquatreàquatreetentradanssonappartement.—Ilssontnombreuxàtepoursuivre?demandaMathilde.—Pardon?—Tun'espresquepasdutoutessoufflée,situvoyaistatête!—Jevaismepréparer,jesuistrèsenretard!Comments'estpasséetajournée?—Al'heuredudéjeuner,j'aifaitunpetitsprintavecCarlLewis,c'estmoiquil'aibattu!—Tut'esbeaucoupennuyée?—Soixante-quatrevoituressontpasséesdanslarue,dontdix-neufvertes!Zofiarevintverselleets'assitaupieddulit.—Jeferaimonpossiblepourrentrerplustôtdemain.Mathildejetaunœilencoinàlapenduletteposéesurleguéridonethochalatête.—Jeneveuxpasmemêlerdecequinemeregardepas...—Jesorscesoir,maisjenerentreraipastard.Situnedorspas,onpourraparler,ditZofiaense
levant.—Toioumoi?murmuraMathildeenlaregardantdisparaîtredanslapenderie.
Ellereparutdixminutesplus tarddans lesalon.Uneservietteentouraitsescheveuxmouillés,uneautre sa taille encore humide.Elle posa une petite trousse en tissu sur le rebord de la cheminée ets'approchadumiroir.—TudînesavecpetitLu?questionnaMathilde.—Ilatéléphoné?!—Non!Paslemoinsdumonde.—Alorscommentlesais-tu?—Commeça!Zofiaseretourna,posasesmainssurseshanchesetfitfaceàMathilde,l'airtrèsdéterminé.—Tuasdevinécommeça,quejedînaisavecLucas?—Saufàmetromper,ilmesemblequecequetutiensdanstamaindroites'appelledumascara,et
danstagaucheunpinceauàblush.—Jenevoisvraimentpaslerapport!—Tuveuxquejetedonneunindice?ditMathilded'untonironique.—Tum'enverraisabsolumentravie!réponditZofia,légèrementagacée.—Tuesmameilleureamiedepuisplusdedeuxans...Zofiainclinalatêtedecôté.LevisagedeMathildes'illuminad'unsouriregénéreux.—...c'estlapremièrefoisquejetevoistemaquiller!Zofia se retourna vers le miroir sans répondre. Mathilde prit nonchalamment le supplément des
programmesdetélévisionetenrecommençalalecturepourlasixièmefoisdelajournée.—Nousn'avonspaslatélé!ditZofiaenétalantdélicatementdudoigtunpeudebrillantàlèvres.—Çatombebien,j'aihorreurdeça!réponditMathildedutacautacentournantlapage.LetéléphonesonnadanslesacqueZofiaavaitlaissésurlelitdeMathilde.—Veux-tuquejedécroche?luidemandaielled'unevoixinnocente.Zofiaseprécipitasurlefourre-toutetplongeadedans.Ellepritl'appareilets'éloignaàl'autrebout
delapièce.—Non,tuneveuxpas!grommelaMathildeenattaquantlagrilledesprogrammesdulendemain.Lucasétaitdésolé,ilavaitprisduretardetilnepouvaitpaspasserlachercher.Unetableleurétait
réservée à vingt heures trente audernier étagede l'immeublede laBankofAmerica surCaliforniaStreet.LerestauranttroisétoilesquisurplombaitlavilleoffraitunemagnifiquevueduGoldenGâte.Zofia le rejoindrait là-bas. Elle raccrocha, gagna le coin cuisine et se pencha à l'intérieur duréfrigérateur.Mathildeentenditlavoixcaverneusedesonamieluidemander:—Qu'est-cequiteferaitplaisir?J'aiunpeudetempspourteprépareràdîner.—Une«omelette-salade-yaourt».Plustard,Zofiaattrapasonmanteaudanslapenderie,embrassaMathildeetrefermadoucementla
portedel'appartement.Elle s'installa au volant de la Ford.Avant de démarrer, elle abaissa le pare-soleil et se regarda
quelquessecondesdanslemiroirdecourtoisie.Lamouedubitative,ellerelevasavitreettournalacléde contact. Lorsque la voiture disparut au bout de la rue, le voile à la fenêtre de Reine retombadoucementsurlavitre.Zofiaabandonnasonvéhiculeàl'entréeduparkingetremercialevoiturierenlivréerougequilui
tendaitunticket.—J'aimeraisbienêtreceluiavecquivousallezdîner!ditlejeunehomme.—Mercibeaucoup,dit-elle,écarlateetravie.LaportetambourvirevoltaetZofiaapparutdanslehall.Aprèslafermeturedesbureaux,seulslebar
au rez-de-chausséeet le restaurantpanoramiqueaudernierétage restaientouvertsaupublic.Ellesedirigeaitd'unpasassurévers l'ascenseur, lorsqu'elleressentitunesingulièresensationdesécheresseenvahirsabouche.Pourlapremièrefois,Zofiaavaitsoif.Elleconsulta l'heureàsamontre.Commeelleavaitdixminutesd'avance,elleavisalecomptoirencuivrederrièrelavitrineducaféetchangeade direction. Elle s'apprêtait à y entrer lorsqu'elle reconnut le profil de Lucas, attablé, en pleineconversationavecledirecteurdesservicesimmobiliersduport.Ellerecula,troublée,etretournaversl'ascenseur.Quelque temps plus tard, Lucas se laissait guider par lemaître d'hôtel jusqu'à la table où Zofia
l'attendait.Elleseleva,ilbaisasamainetl'invitaàs'asseoirfaceàlavue.Au cours du dîner, Lucas posa cent questions auxquelles Zofia répondait par mille autres. Il
appréciaitlemenugastronomique,ellenetouchaitàaucunplat,écartantdélicatementlanourritureauxquatre coins de l'assiette. Les interruptions du serveur leur semblaient durer d'éternelles minutes.Quand il s'approchaencore,munid'un ramasse-miettesqui ressemblait àune faucillebarbue,Lucasvints'asseoiràcôtédeZofiaetsoufflad'ungrandcoupsurlanappe.—Voilà,c'estpropremaintenant!Vouspouveznouslaisser,mercibeaucoup!dit-ilaugarçon.Laconversationrepritaussitôt.LebrasdeLucastrouvaappuisurledossierdelabanquette,Zofia
ressentitlachaleurdesamain,siprochedesanuque.Le garçon s'avança à nouveau, au courroux de Lucas. Il déposa devant eux deux cuillères et un
fondantauchocolat.Ilfittournerl'assiettepourlaleurprésenter,seredressadroitcommeunpiquetetannonçafièrementsoncontenu.—Vousavezbienfaitdelepréciser,ditLucas,agacé,onauraitpuconfondreavecunsouffléaux
carottes!Legarçons'éloignadiscrètement.LucassepenchaversZofia.—Vousn'avezrienmangé.—Jemangetrèspeu,répondit-elleenbaissantlatête.—Goûtez,pourmefaireplaisir,lechocolatestunmorceaudeparadisenbouche.—Etunenferpourleshanches!reprit-elle.Il ne lui laissa pas le choix, trancha le fondant, porta une cuillerée jusqu'à la bouchedeZofia et
déposalechocolatchaudsursalangue.DanslapoitrinedeZofia,lesbattementssourdaientplusfortetellecachasapeuraufonddesyeuxdeLucas.—C'estchaudetfroidenmêmetemps,c'estdoux,dit-elle.
Leplateauqueportaitlesommeliers'inclinalégèrement,leverreàcognacglissa.Quandilheurtalapierreausol,iléclataenseptmorceaux,tousidentiques.Lasallesetut,LucastoussotaetZofiabrisalesilence.ElleavaitencoredeuxquestionsàposeràLucas,maisellevoulutqu'il luiprometted'y répondre
sansdétour,etilpromit.—Quefaisiez-vousencompagniedudirecteurimmobilierduport?—C'estétrangequevousmedemandiezcela.—Onavaitditsansdétour!LucasregardafixementZofia,elleavaitposésamainsurlatable,lasiennes'enapprocha.—C'étaitunrendez-vousprofessionnel,commeladernièrefois.— Ce n'était pas une vraie réponse, mais vous anticipez ma seconde question. Quel est votre
métier?Pourquitravaillez-vous?—Nouspourrionsdirequejesuisenmission.LesdoigtsdeLucaspianotèrentfébrilementsurlanappe.—Quelgenredemission?repritZofia.LesyeuxdeLucasabandonnèrentZofiauninstant,uncertainregardavaitdétournésonattention:au
fonddelasalle,ilvenaitdereconnaîtreBlaise,lesouriremalinaucoindeslèvres.—Qu'ya-t-il?demanda-t-elle.Vousnevoussentezpasbien?Lucasétaitmétamorphosé.Zofiareconnaissaitàpeineceluiquiavaitpartagécettesoiréerichede
sentimentsinédits.—Neme posez aucune question, dit-il. Allez au vestiaire, prenez votremanteau et rentrez chez
vous.Jevouscontacteraidemain,jenepeuxrienvousexpliquermaintenant,j'ensuisdésolé.—Qu'est-cequivousprend?dit-elle,levisageinterdit.—Partez,maintenant!Elleselevaettraversalasalle.Lesmoindresbruitsvenaientàsesoreilles:lecouvertquitombe,
les verres qui s'entrechoquent, le vieux monsieur qui s'essuie la lèvre supérieure d'un mouchoirpresqueaussivieuxquelui,lafemmemalhabilléequiregardelapâtisseriedévoréed'envie,l'hommed'affairesquijouesonproprerôleenlisantunjournal,surlecheminentrelestablescecouplequineparleplusdepuisqu'elles'estlevée.Ellepressalepas,enfinlesportesdel'ascenseurserefermèrent.Toutenellen'étaitplusqu'émotionscontredites.Ellecourutjusqu'àlarueoùleventlasaisit.Danslavoiturequis'enfuyait,iln'yavaitplusqu'elleet
unfrissondemélancolie.QuandBlaises'assitàlaplacequeZofiavenaitd'abandonner,Lucasserralespoings.—Alors,commentvontnosaffaires?dit-il,jovial.—Qu'est-cequevousfoutezlà?demandaLucasd'unevoixquinecherchaitnullementàcacherson
irritation.—Jesuisresponsabledelacommunicationinterneetexterne,alorsjeviensunpeucommuniquer...
avecvous!
—Jen'aiaucuncompteàvousrendre!—Lucas,Lucas,allons!Quiparledecomptabilité?Jevienssimplementm'inquiéterdelasantéde
monpoulain,et,àcequej'aivu,ilal'airdeseporteràmerveille.Blaisesefitaussimielleuxquefaussementamical.—Jesavaisquevousétiezbrillant,maislà,jedoisavouerquejevousavaissous-estimé.—Sic'esttoutcequevousaviezàmedire,jevousinviteàprendrecongé!— Je l'ai regardée pendant que vous la berciez de vos sérénades, et je dois reconnaître qu'au
momentdudessertj'étaisimpressionné!Parcequelà,monvieux,çafriselegénie!Lucas scruta Blaise attentivement, cherchant à décrypter ce qui pouvait rendre hilare ce parfait
abruti.—Lanaturen'apasététrèsheureuseavecvous,Blaise,maisnedésespérezpas.Ilyaurabienun
jour chez nous une pénitente qui aura commis quelque chose de suffisamment grave pour êtrecondamnéeàpasserquelquesheuresdansvosbras!—Nesoyezpas faussementmodeste,Lucas, j'ai toutcompriset j'approuve.Votre intelligenceme
surprendratoujours.Lucasseretournapourdemanderd'unsignedelamainqu'onluiportel'addition.Blaises'enempara
ettenditunecartedecréditaumaîtred'hôtel.—Laissez,c'estpourmoi!—Oùvoulez-vousenvenirexactement?demandaLucasenreprenantl'additiondesdoigtsmoites
deBlaise.—Vous pourriezm'accorder plus de confiance.Dois-je vous rappeler que c'est grâce àmoi que
cettemissionvousaétéconfiée?Alorsnejouonspasauximbécilespuisquenoussavonstrèsbientouslesdeux!—Quesavons-nous?ditLucasenselevant.—Quielleest!LucasserassitlentementetdévisageaBlaise.—Etquiest-elle?—Maiselleestl'autre,moncher...,votreautre!LabouchedeLucass'entrouvritlégèrement,commesil'airseraréfiaitsoudain.Blaiseenchaîna:—Cellequ'ilsontenvoyéecontrevous.Vousêtesnotredémon,elleestleurange,leurélite.BlaisesepenchaversLucas,quifitunmouvementenarrière.—Nesoyezpasdépitécommeça,monvieux,enchaîna-t-il,c'estmonmétierdetoutsavoir.Jeme
devaisbiendevous féliciter.La tentationde l'angen'estplusunevictoirepournotrecamp,c'estuntriomphe!Etc'estbiendecelaqu'ils'agit,n'est-cepas?Lucasavaitsentiunepointed'appréhensiondansladernièrequestiondeBlaise.—N'est-cepasvotremétierquedetoutsavoir,monvieux?ajoutaLucasavecuneironiemêléede
colère.Ilquittalatable.Alorsqu'iltraversaitlasalle,ilentenditlavoixdeBlaise:—J'étaisaussivenuvousdirederallumervotreportable.Onvouscherche!Lapersonnequevous
avezapprochéecesdernièresheuressouhaiteraitbeaucouppouvoirconclureunaccordcesoir.L'ascenseurserefermasurLucas.Blaiseavisal'assiettededessertinachevée,ilserassitettrempa
sondoigtmoitedanslechocolat.
*LavoituredeZofia filait le longdeVanNessAvenue, sursonpassage tous les feuxpassaient .m
vert.Elleallumalepostederadioetcherchaunefréquencerock.Sesdoigtsfrappaientlevolantaugrédespercussions,ilstapaientintensément,deplusenplusfort,jusqu'àcequeladouleurenvahisselesphalanges. Elle bifurqua dans Pacific Heights et vint se ranger sans ménagement devant la petitemaison.Lesfenêtresdurez-de-chausséeétaientéteintes.Zofiamontaversl'étage.Lorsqu'elleposasonpied
sur la troisièmemarche de l'escalier, la porte deMiss Sheridan s'entrouvrit. Zofia suivit le rai delumièrequifilaitàtraverslapénombrejusquedansl'appartementdeReine.—Jet'avaisprévenue!—Bonsoir,Reine.—Assieds-toidoncprèsdemoi,tumedirasplutôtbonsoirenrepartant.Quoique,àvoirtamine,il
estpossiblequ'onsediseplutôtbonjouràcemoment-là.Zofia s'approchadu fauteuil.Elle s'assit sur lamoquetteetposasa tête sur l'accoudoir.Reine lui
caressalescheveuxavantdeprendrelaparole:—Tuasunequestion,j'espère?Parceque,moi,j'aiuneréponse!—Jesuisbienincapabledevousdirecequejeressens.Zofiaseleva,avançaverslafenêtreetsoulevalevoile.LaFordsemblaitdormirdanslarue.Reine
reprit:—Loindemoi l'idéed'être indiscrète.Enfin, à l'impossible, nul n'est tenu !Àmon âge, le futur
rétrécitàvued'œil,etquandonestpresbytecommejelesuis,ilyadequois'inquiéter.Alorschaquejourquipasse,jeregardedevantmoi,aveclafâcheuseimpressionquelaroutevas'arrêteràlapointedemeschaussures.—Pourquoidites-vousça,Reine?—Parcequejeconnaistagénérosité,ettapudeuraussi.Pourunefemmedemonâge,lesjoies,les
tristessesdeceuxqu'onaimesontcommedeskilomètresgagnésdanslanuitquis'annonce.Vosespoirs,vosenviesnousrappellentqu'aprèsnouslechemincontinue,quecequenousavonsfaitdenotrevieaeuunsens,mêmeinfime...untoutpetitboutderaisond'être.Alorsmaintenant,tuvasmedirecequinevapas!—Jenesaispas!—Cequeturessenss'appellelemanque!—Ilyatantdechosesquej'aimeraispouvoirvousdire.—Net'inquiètepas,jelesdevine...ReinesoulevadoucementlementondeZofiadelapointedudoigt.
—Réveille-moi donc ton sourire ; il suffit d'uneminuscule graine d'espoir pour planter tout unchampdebonheur...etd'unpeuplusdepatiencepourluilaisserletempsdepousser.—Vousavezaiméquelqu'un,Reine?—Tuvoistoutescesvieillesphotosdanscesalbums,ehbien,ellesneserventstrictementàrien!
La plupart des gens qui sont dessus sont déjà morts depuis longtemps et, pourtant, elles sont trèsimportantespourmoi.Sais-tupourquoi?...Parcequejelesaiprises!Situsavaiscommejevoudraisquemesjambesm'emmènentencoreunefoislà-bas!Profite,Zofia!Cours,neperdspasdetemps!Noslundissontparfoiséreintants,nosdimanchesmaussades,maisDieuquelerenouvellementdelasemaineestdoux.Reineouvritlapaumedesamain,pritl'indexdeZofiaetluifitparcourirletraitdesalignedevie.—Sais-tucequ'estleBachert,Zofia?Zofianeréponditpas,lavoixdeReinesefitplusdouceencore:—Écoute bien, c'est la plus belle histoire dumonde : le Bachert est la personne queDieu t'a
destinée,elleestl'autremoitiédetoi-même,tonvraiamour.Alors,toutel'intelligencedetavieseradelatrouver...et,surtout,delareconnaître.ZofiaregardaReineensilence.Elleseleva,luidéposaunbaiserpleindetendressesurlefrontet
luisouhaitabonnenuit.Avantdesortir,elleseretournapourluidemanderunedernièrechose:—Ilyaundevosalbumsquej'aimeraisbeaucoupvoir.—Lequel?Tulesastousparcourusunebonnedizainedefois!—Levôtre,Reine.Etlaporteserefermadoucementsurelle.Zofiagravitlesmarches.Sursonpalierelleseravisa,repritl'escaliersansfairedebruitetréveilla
la vieille Ford. La ville était presque déserte. Elle descendit California Street. Un feu la força àmarquerl'arrêtdevantl'entréedel'immeubleoùelleavaitdîné.Levoiturierluifitunpetitsigneamicaldelamain,elledétournalatêteetregardaChinatownquis'ouvraitàsagauche.Quelquesblocsplusbas,ellerangeasavoiturelelongdutrottoir,traversaleparvisàpied,apposasamainsurlaparoiestdelaTourpyramidaleetentradanslehall.Elle saluaPierre et se dirigea vers l'ascenseur qui conduisait au dernier étage.Quand les portes
s'ouvrirent, elle demanda à voirMichaël. L'hôtesse était désolée, le jour oriental était levé et sonparrainœuvraitàl'autreboutdumonde.Ellehésita,etdemandasiMonsieurétaitdisponible.—Enprincipeoui,maislà,çarisqued'êtreunpeudifficile.Laréceptionnisteneputrésisteràl'enviederépondreàl'airintriguédeZofia.—Avousjepeuxbienledire!Monsieuraundada,unhobbysivouspréférez:lesfusées!Ilen
raffole!L'idéequeleshommesenenvoientpleindansleciellerendhilare.Ilneratejamaisundépart,Il s'enfermedanssonbureau,allume toussesécransetpersonnenepeutplusLuiparler. JenevouscachepasqueçadevientunpeuproblématiquedepuisquelesChinoiss'ysontmiseuxaussi!—Etilyaunlancementencemoment?demandaZofia,impassible.—Saufproblèmetechnique, ledécollageestprévudans37minuteset24secondes!Vousvoulez
quejeLuilaisseunmessage,c'étaitimportant?
—Non,neLedérangezpas,j'avaisjusteunequestion,jereviendrai.—Oùserez-vousunpeuplustard?Quandjelaissedesmémosincomplets,j'aitoujoursdroitàune
petiteréflexionencoin.—Jevaisprobablementallermarchersurlesquais,enfin,jecrois.Alors,bonnenuitoccidentale,
oubonjouroriental,commevouspréférez!ZofiaquittalaTour.Unefinepluietombait,ellemarchasanssepresserjusqu'àsavoitureetrepritle
volantendirectionduquai80,cetautreendroitdelavillequiétaitsonrefuge.Elleeutenvied'airpur,devoirdesarbres,etprit ladirectiondunord.ElleentradansleGolden
Gâte Park par la voieMartinLutherKing qu'elle remonta jusqu'au lac central. Le long de la petiteroute,lesréverbèresdessinaientdesmyriadesdehalosdanslanuitétoilée.Sesphareséclairèrentlapetitecabaneenboisoùlespromeneursviennentlouerdesbarqueslesjoursdebeautemps.Leparkingétaitdésert,elleylaissalaFordetmarchajusqu'àunbancsousunlampadaire,oùelles'assit.Pousséparunebriselégère,ungrandcygneblancdérivaitsurl'eaulesyeuxclos,passantprèsd'unegrenouilleendormiesurunnénuphar.Zofiasoupira.ElleLe vit arriver auboutde l'allée.Monsieurmarchait d'un pas nonchalant, lesmains dans les
poches.Ilenjambalepetitgrillageetcoupaparlapelouse,évitantlesmassifsdefleurs.Ils'approchaets'assitàcôtéd'elle.—Tuasdemandéàmevoir?—Jenevoulaispasvousdéranger,Monsieur.—Tunemedérangesjamais.Tuasunproblème?—Non,unequestion.LesyeuxdeMonsieurs'éclairèrentunpeuplusencore.—Alorsjet'écoute,mafille.—Nous passons notre temps à prêcher l'amour,mais nous les anges, nous ne disposons que de
théories.Alors,Monsieur,qu'est-cevraimentquel'amoursurterre?IlregardalecieletpritZofiasoussonépaule..— Mais c'est la plus belle chose que j'aie inventée ! L'amour c'est une parcelle d'espoir, le
renouvellement perpétuel dumonde, le chemin de la terre promise. J'ai créé la différence pour quel'humanitécultivel'intelligence:unmondehomogèneauraitététristeàmourir!Etpuislamortn'estqu'unmomentdelaviepourceluioucellequiasuaimeretêtreaimé.Duboutdupied,Zofiatraçafébrilementunronddanslegravier.—MaisleBachert,c'estunehistoirevraie?Dieusouritetluipritlamain.— Belle idée, n'est-ce pas ? que celui qui trouve son autre moitié devienne plus abouti que
l'humanité toutentière.Cen'estpas l'hommequiestuniqueensoi - si je l'avaisvouluainsi, jen'enauraiscrééqu'un;c'estlorsqu'ilcommenceàaimerqu'illedevient.Lacréationhumaineestpeut-êtreimparfaite,maisrienn'estplusparfaitdansl'universquedeuxêtresquis'aiment.—Alorsjecomprendsmieuxmaintenant,ditZofiaentraçantunelignedroitejusteaumilieudeson
cercle.Ilseleva,remitsesmainsdanslespochesets'apprêtaitàpartirquandIIposasamainsurlatêtede
Zofiaetluiditd'uneparoledouceetcomplice:—Jevaisteconfierungrandsecret,laseuleetuniquequestionquejemeposedepuislepremier
jour:Est-cevraimentmoiquiaiinventél'amour,ouest-cel'amourquim'ainventé?S'éloignantd'unpasléger,Dieuregardasonrefletdansl'eauetZofial'entenditgrommeler:—Monsieur par-ci,Monsieur par-là, il faut vraiment que je me trouve un prénom dans cette
maison...déjàqu'ilsmevieillissentaveccettebarbe...IlseretournaetdemandaàZofia:—Quepenserais-tudeHoustoncommeprénom?Interloquée,Zofialeregardapartir,sessublimesmainsétaientcroiséesdanssondos,ilcontinuait
demarmonnertoutseul.—MonsieurHouston,peut-être...Non...Houston,c'estparfait!Etlavoixs'éteignitderrièrelegrandarbre.Zofiarestaseuleunlongmoment.Lagrenouillejuchéesursonnénupharlaregardaitfixement,elle
coassapardeuxfois.Zofiasepenchaetluidit:—Quoi,quoi?!Zofia se leva, rejoignit sa voiture et quitta leGoldenGâte Park. Sur la colline deNobHill, un
clochersonnaitonzecoups.
*Les roues avant s'arrêtèrent de tourner à quelques centimètres du rebord, la calandre de l'Aston
Martin surplombait l'eau.Lucasdescendit et laissa laportièreouverte. Ilposa sonpieddroit sur lepare-chocsarrière, soupiraprofondémentet renonça. Il s'éloignadequelquespas, sentant tournersatête.Ilsepenchaaudessusdel'eauetvomit.—Çan'apasl'aird'allerbienfort!Lucasserelevaetdévisagealevieuxclochardquiluitendaitunecigarette.—Desbrunes,unpeufortesmaisvulacirconstance,ditJules.Lucasenpritune,Julesavançasonbriquet,laflammeéclairaleursdeuxvisagesuncourtinstant.Il
inhalauneprofondeboufféeettoussaaussitôt.—Ellessontbonnes,dit-ilenlançantlemégotauloin.—L'estomacdérangé?demandaJules.—Non!réponditLucas.—Alors,unecontrariétépeut-être!—EtvousJules,commentvavotrejambe?—Commelereste,elleboite!—Alorsremettezdoncvotrebandageavantqueças'infecte,ditLucasens'éloignant.Julesleregardasedirigerverslesvieuxbâtimentsàunecentainedemètresdelà.Lucasgrimpait
lesmarchesdel'escalierpiquéderouilleetavançaitsurlacoursivequilongeaitlafaçadeaupremier
étage.Julesluicria:—Cettecontrariété,elleseraitplutôtbruneoublonde?MaisLucasn'entenditpas.Laporteduseulbureauàlafenêtreéclairéeserefermasurlui.
*Zofia n'avait aucune envie de rentrer chez elle.En dépit du plaisir d'hébergerMathilde, une part
d'intimité lui manquait. Elle marchait sous la vieille tour en brique rouge qui dominait les quaisdéserts. La pendule incrustée dans le chapiteau conique sonna la demi-heure.Elle s'approcha de labordureduquai.Laproueduvieuxcargotanguaitdanslalumièred'uneluneàpeinedélayéed'unlégervoiledebrume.—Jel'aimebien,moi,cerafiot,onalemêmeâge!Luiaussigrincequandilbouge,ilestencore
plusrouilléquemoi!ZofiaseretournaetsouritàJules.—Jen'airiencontrelui,dit-elle,mais,siseséchellesétaientenmeilleurétat,jel'aimeraisencore
plus.—Lematérieln'yestpourriendanscetaccident.—Commentlesavez-vous?—Lesmursdesdocksontdesoreilles,despetitsboutsdemotpar-ciformentdespetitsboutsde
phrasepar-là...—VoussavezcommentGomezesttombé?—C'estbienlàtoutlemystère.Avecunjeuneonauraitpucroireàunmomentd'inattention.Depuis
letempsqu'onentenddireàlatéléquelesjeunessontplusconsquelesvieux...,maisjen'aipaslatéléetledockerétaitunvieuxbriscard.Personnenevagoberqu'iladévissétoutseulsurunbarreau.—Ilapuavoirunmalaise?—Possibleaussi,maisresteàsavoirpourquoiilauraiteucemalaise.—Maisvousavezvotrepetiteidée!— J'ai surtout un peu froid, cette saleté d'humiditéme rentre jusque dans les os, j'aimerais bien
continuernotreconversationmaisunpeuplusloin.Prèsdel'escalierquimonteauxbureaux,là-basilyacommeunmicroclimat,çatedérangeraitquenousfassionsquelquesmètresensemble?Zofiaoffritsonbrasauvieilhomme.Ilss'abritèrentsouslacoursivequilongeaitlafaçade.Julesse
déplaçadequelquespaspour s'installer juste au-dessousde la seule fenêtre encore alluméeà cetteheure tardive.Zofia savaitque lespersonnesâgéesavaient toutes leursmanies etquepourbien lesaimerilfallaitsavoirnepascontrarierleurshabitudes.—Voilà,onestbienici,dit-il,c'estmêmelàqu'onestlemieux!Ilss'assirentaupieddumur.Juleslissalesplisdesonéternelpantalonaumotifprincede-galles.—Alors,repritZofia,pourGomez?—Moijenesaisrien!Maissituécoutes,ilestbienpossiblequecettepetitebrisenousraconte
quelquechose.
Zofiafronçalessourcils,maisJulesposaundoigtsurseslèvres.Danslesilencedelanuit,ZofiaentenditlavoixgravedeLucasrésonnerdanslebureau,justeau-dessusdesatête.
*Heurtétaitassisauboutdelatableenformica.Ilpoussaunpetitcolisemballédansdupapierkraft
devant le directeur des services immobiliers du port. TerenceWallace avait pris place en face deLucas.— Un tiers maintenant. Le second viendra lorsque votre conseil d'administration aura voté l
'expropriationdesdocksetledernierdèsquejesignerailemandatdecommercialisationexclusifdesterrains,ditlevice-président.—Noussommesbiend'accordquevosadministrateursdevrontseréuniravantlafindelasemaine,
ajoutaLucas.—Ledélaiestterriblementcourt,gémitl'homme,quin'avaitpasencoreosésaisirlepaquetbrun.—Lesélectionsapprochent!Lamairieseraravied'annoncerlatransformationd'unezonepolluante
en résidences proprettes. Ce sera comme un cadeau tombé du ciel ! renchérit Lucas en chassant lepaquetverslesmainsdeWallace.Votretravailnedevraitpasêtresicompliquéqueça!Lucasselevapours'approcherdelafenêtrequ'ilentrebâillaetajouta:— Et puisque vous n'aurez bientôt plus besoin de travailler... vous pourrez même refuser la
promotionqu'ilsvousoffrirontpourvousremercierdelesavoirenrichis...—Pouravoir trouvéunesolutionàunecriseannoncée!repritWallaced'unevoixminaudiere,en
tendantunegrandeenveloppeblancheaEd.—Lavaleurdechaqueparcelleestindiquéedanscerapportconfidentiel,dit-il.Surévaluezlesprix
dedixpourcentetmesadministrateursnepourrontpasrefuservotreoffre.Wallaceempoignasondûetsecouajoyeusementlecolis.—Jelesauraitousréunisvendrediauplustard,ajouta-t-il.LeregarddeLucasquis'échappaitparlavitrefutattiréparl'ombrelégèrequifuyaitencontrebas.
LorsqueZofiamontadans savoiture, il lui semblaqu'elle le regardaitdroitdans lesyeux.Les feuxarrièredelaForddisparurentauloin.Lucasbaissalatête.—Vousn'avezjamaisd'étatsd'âme,Terence?—Cen'estpasmoiquivaisprovoquercettegrève!répondit-ilenquittantlebureau.Lucasrefusaqu'Edleraccompagneetrestaseul.LesclochesdeGraceCathedralsonnèrentminuit.Lucasenfilasagabardineetglissasesmainsdans
lespoches.Enouvrantlaporte,ilcaressaduboutdesdoigtslacouverturedupetitlivredérobéquinelequittaitplus.Ilsourit,contemplalesétoilesetrécita:—Qu'ilyaitdesluminairesaufirmamentducielpourséparerlejourdelanuit...etqu'ilsservent
designespourséparerlalumièredesténèbres.Dieuvitquecelaétaitbon.
4.
QuatrièmeJour
Mathildeavaitgémipresquetouteslesheures,ladouleurn'avaitcessédetroublersonsommeiletsanuitn'avaitconnuderépitqu'auxpremièreslueursdumatin.Zofias'étaitlevéesansfairedebruit,elles'étaithabilléeetavaitquittél'appartementsurlapointedespieds.Lafenêtredupalierdispensaitunjolisoleil.Enbasdel'escalierelleavaittrouvéReinequirepoussaitdupiedlaported'entrée,lesbraspleinsd'unbouquetdefleursénorme.—Bonjour,Reine.Reinequiserraitunelettreentreseslèvresnepouvaitrépondre,Zofiaavançaaussitôtpourl'aider.
Elles'emparadel'immensegerbeetlaposasurlaconsoledel'entrée.—Vousavezétédrôlementgâtée,Reine.—Moinon,mais toioui !Tiens, lepetitmotaussi a l'aird'êtrepour toi !dit-elle en lui tendant
l'enveloppequeZofia,intriguée,décacheta.Jevousdoisdesexplications,appelez-moi,s'ilvousplaît.Lucas.Zofiarangealemotdanssapoche.Reinecontemplaitlesfleurs,mi-admirative,mimoqueuse.— Il ne s'est pas foutu de toi, dis donc ! Il y en a près de trois cents, et toutes de variétés
différentes!Jen'auraijamaisunvasesuffisammentgrand!Miss Sheridan retourna dans son appartement, Zofia lui emboîta le pas, emportant le somptueux
bouquetdanssesbras.—Pose ces fleurs près de l'évier, je te ferai des bouquets à taille humaine, tu les reprendras en
rentrant.File,jevoisquetuesdéjàenretard.—Merci,Reine,jepasseraitoutàl'heure.—Oui,oui,c'estça,allezouste,jedétestenetevoirqu'àmoitiéettatêteestdéjàailleurs!Zofiaembrassasalogeuseetquittalamaison.Reinepritcinqvasesdansleplacardqu'ellealigna
sur la table, chercha son sécateur dans le tiroir de la cuisine et commença ses compositions. Ellelorgnasurunelonguebranchedelilasqu'ellemitdecôté.Quandelleentenditleparquetcraquerau-dessusdesatête,elleabandonnasonouvragepourpréparerlepetitdéjeunerdeMathilde.Quelquesinstantsplustard,ellemontaitl'escalierenmarmonnant:—Hôtelière,fleuriste...etpuisquoimaintenant?Nonmais,jetejure!ZofiarangeasavoituredevantleFisher'sDeli.Ellereconnutl'inspecteurPilguezenentrantdansle
bar;ill'invitaàs'asseoir.—Commentvanotreprotégée?—Elleserétablitdoucement,sajambelafaitsouffrirplusquesonbras.—C'estnormal,dit-il,onn'aplusbeaucoupderaisondemarchersurlesmainscesdernierstemps!
—Qu'est-cequivousamèneparici,inspecteur?—Lachutedudocker.—Etqu'est-cequivousrendd'humeuraussimaussade?—L'enquêtesurlachutedudocker!Vousprenezquelquechose?ditPilguezenseretournantversle
comptoir.Depuisl'accidentdeMathilde, l'établissementassuraitunserviceminimum:endehorsdesheures
depointe,ilfallaits'armerdepatiencepourobteniruncafé.—Est-cequel'onsaitpourquoiilesttombé?repritZofia.—Lacommissiond'enquêtepensequec'estlebarreaudel'échellequiestencause.—C'estplutôtunetrèsmauvaisenouvelle,murmuraZofia.—Jenesuispasconvaincuparleursméthodesd'investigation!J'aieuunpetitaccrochageavecleur
responsable.—Àquelsujet?—J'avaisl'impressionqu'ilfaisaitdesgargarismesenrépétantlemot«vermoulu».Leproblème,
continuaPilguez,plongédanssespensées,c'estquelepanneaudesfusiblessemblen'intéresseraucundescommissaires!—Quevient-ilfairelà,votretableaudefusibles?— Ici rien, mais près de la cale, beaucoup ! Il n'y a pas trente-six raisons pour qu'un docker
expérimentétombe.Soitl'échelleestpourrie,jenedispasqu'elleétaitdepremièrejeunesse...soitilyafauted'inattention:paslegenredeGomez!Àmoinsquelacalenesoittrèssombre,cequidevientlecassilalumières'éteintbrutalement.Alorsl'accidentestquasimentinévitable.—Voussuggérezqu'ils'agiraitd'unactedemalveillance?—JesuggèrequelemeilleurmoyendefairedévisserGomezétaitdecouperlesprojecteurspendant
qu'ilétaitsurl'échelle!Ilfaudraitpresqueporterdeslunettesdesoleilpourbosserlà-dedansquandc'estéclairé,àvotreavisquesepasse-t-ilquandtoutestplongédanslenoir?Letempsquevosyeuxaccommodent,vousperdezl'équilibre.Vousn'avezjamaiseulevertigeenentrantdansunmagasinoudansuncinémaaprèsêtrerestéenpleinsoleil?Imaginezl'effet,perchéenhautd'unescabeaudevingtmètres!—Vousavezdespreuvesdecequevousavancez?Pilguez mit la main dans sa poche et sortit un mouchoir qu'il posa sur la table. Il le déplia,
découvrantunpetitcylindrerondcalcinésurtoutesalongueur.Ilréponditàl'airinterrogatifdeZofia.—J'aiunfusiblegrilléauquelilmanqueunzéroàl'ampérage.—Jenesuispastrèsdouéeenélectricité...—Cemachinétaitdixfoistropfaiblepourlachargequ'ildevaitsupporter!—C'estunepreuveça?—Demauvaisefoientoutcas!Larésistancepouvaittenircinqminutesaumieuxavantderendre
l'âme.—Maistoutçaprouveraitquoi?—Qu'iln'yapasquedanslescalesduValparaisoqu'onnevoitpastrèsclair.
—Qu'enpenselacommissiond'enquête?Pilgueztrituraitlefusible,sonvisagedissimulaitmalsacolère.—Elle pense que ce que j'ai entre lesmains ne prouve rien puisque je ne l'ai pas trouvé sur le
tableau!—Maisvouspensezlecontraire?—Oui!—Pourquoi?Pilguezfitroulerlecoupe-circuitsurlatable,Zofias'enemparapourl'observerattentivement.— Je l'ai ramassé sous l'escalier, la surtension avait dû l'envoyer valdinguer.Celui qui est venu
effacersestracesn'apasdûleretrouver.Surletableau,ilyenavaitunflambantneuf.—Vouscomptezouvriruneenquêtecriminelle?—Pasencore,làaussij'aiunproblème!—Lequel?—Lemotif!Quelpouvaitêtrel'intérêtdefairetomberGomezaufonddecerafiot?Aquil'accident
pouvait-ilbienservir?Vousavezuneidée?Zofiarésistaaumalaisequil'envahissait,elletoussaetmitsamaindevantsonvisage.—Paslamoindre!—Mêmepetite?demandaPilguez,suspicieux.—Mêmeminuscule,dit-elleentoussantànouveau.—Dommage,réponditPilguezenselevant.Iltraversalebar,sortitencédantlepassageàZofiaetsedirigeaverssavoiture.Ils'appuyaàsa
portièreetseretournaversZofia.—N'essayezjamaisdementir,vousn'avezaucundonpourça!Illuiadressaunsourireforcéets'installaderrièresonvolant,Zofiacourutverslui.—Ilyaunechosequejenevousaipasdite!Pilguezregardasamontreetsoupira.—Lacommissiond'enquêteavaitmis lebateauhorsdecausehiersoiretpersonnen'est retourné
l'inspecterdepuis.— Alors qu'est-ce qui aurait pu les convaincre de changer d'avis pendant la nuit ? demanda
l'inspecteur.—Laseulechosequejesais,c'estquelamiseencausedunavirevaprovoquerunenouvellegrève.—Enquoicelabénéficie-t-ilàlacommission?—Ildoitbienyavoirunlien,cherchez-le!—S'ilyenaun,c'estlecommanditairedelachutedeGomez.—Unaccident,uneconséquence,uneseuleetmêmefinalité,murmuraZofia,troublée.—Jevaiscommencerparallerfouillerdanslepassédelavictimepourécarterd'autreshypothèses.—Jesupposequec'estcequ'ilyademieuxàfaire,ditZofia.
—Etvous,oùallez-vous?—Al'assembléegénéraledesdockers.Elles'écartadelaportière,Pilguezmitsonmoteurenmarcheets'éloigna.Ensortantdelazoneportuaireiltéléphonaàsonbureau.Laresponsabledudispatchingdécrochaà
laseptièmesonnerie,Pilguezenchaînaaussitôt:—Bonjour,icilespompesfunèbres,ledétectivePilguezafaitunmalaise,ilestdécédéenessayant
de vous joindre, et nous voulions savoir si vous préfériez que l'on vous dépose son corps aucommissariatoudirectementchezvous!—Enfin!Ilyaunedéchargeàdeuxblocsd'ici,vousn'avezqu'àledéposerlà-bas,j'irailevoirdès
que j'aurai une adjointe et que je ne serai plus obligée de décrocher ce téléphone toutes les deuxminutes,réponditNathalia.—Gracieux!—Qu'est-cequetuveux?—Tunet'esmêmepasinquiétéeuneseconde?—Tunefaisplusdemalaisedepuisquejesurveilletaglycémieettoncholestérol.Enrevanche,il
m'arrivederegretterl'époqueoùtuallaismangertesœufsencachette;aumoins,tamauvaisehumeuravaitsesheuresdefaiblesse.C'étaitpourprendredemesnouvellesquetumepassaiscetappelbourrédecharme?—J'aiunserviceàtedemander.—Aumoinsonpeutdirequetusaist'yprendre!Jet'écoutetoujours...—Regarde sur le serveur central tout ce que tu peux trouver sur le dénommé Félix Gomez, 56
FillmoreStreet,cartededocker54687.Etj'aimeraisbiensavoirquit'aracontéquejemangeaisdesœufsencachette!—Moiaussijesuisdanslapolice,figure-toi.Tumangesaussidélicatementquetuparles!—Etalors,qu'est-cequeçaprouve?—Quiporteteschemisesaupressing?Bon,jetelaisse,j'aisixlignesenattente,etilyapeut-être
unevraieurgence.UnefoisqueNathaliaeutcoupélacommunication,Pilguezenclenchalasirènedesonvéhiculeetfit
demi-tour.Il avait falluunebonnedemi-heurepourque la foule se taise, la réunion sur l'esplanadevenait à
peinedecommencer.MancafinissaitdelirelerapportmédicalduSanFranciscoMémorialHospital.Gomezavaitsubitroisinterventionschirurgicales.Lesmédecinsnepouvaientprédires'ilreprendraitunjoursontravail,maislesdeuxfêluresauxvertèbreslombairesn'avaientpasentraînéd'atteintedelamoelle épinière : il était toujours inconscient, mais hors de danger. Un murmure de soulagementtraversal'assemblée,n'apaisantpaspourautantlatensionquirégnait.Lesdockerssetenaientdeboutface à l'estrade improvisée entre deux containers. Zofia s'était installée un peu à l'écart, au dernierrang.Mancademandalesilence.— La commission d'enquête a conclu que la vétusté de l'échelle de cale était probablement
responsabledel'accidentdenotrecamarade.
Levisageduresponsablesyndicalétaitgrave.Lesconditionsde travailqui leurétaient imposéesavaientmis la vie d'un de leurs compagnons en danger, une fois encore l'un d'eux avait payé de sapersonne.Unfiletdefuméeâcres'échappaitderrièrelaported'uncontainerquijouxtaitlatribuneoùManca s'adressait aux dockers. En allumant son cigarillo, EdHeurt avait ouvert la fenêtre de sa
Jaguar. Il remit l'allume-cigares dans son enclave et postillonna les fibres de tabacdéposées sur leboutdesalangue.Ilsefrottalesmains,ravidesentirlacolèregronderàquelquesmètresdelui.—Jenepeuxquevousproposerdevoterl'arrêtillimitédutravail,conclutManca.Un lourd silence planait au-dessus des têtes.Une à une lesmains se levaient, cent bras s'étaient
dressés, Manca consentit d'un signe de tête à la décision unanime de ses collègues. Zofia inspiraprofondémentavantdeprendrelaparole.—Nefaitespasça!Vousêtesentraindetomberdansunpiège!Ellelutl'étonnementquisemêlaitàlacolèresurlesvisagestournésverselle.—Cen'estpasl'échellequiacausélachutedeGomez,repritZofiaenhaussantleton.—Dequoiellesemêle!criaundocker.—Çat'arrangeraitbienquetaresponsabilitédechefdelasécuriténesoitpasmiseencause!hurla
unautre.—C'estlamentablededireça!rétorquaZofia.Ellesentitl'agressivitéambianteseretournercontreelle.—Onmereprocheenpermanencedeprendretropdeprécautionspourvous,etvouslesaveztous
trèsbien!Larumeursefigeaquelquessecondesavantqu'untroisièmehommenereprenne:—Alorspourquoiest-iltombé,Gomez?—Pasàcausedel'échelleentoutcas!réponditZofiaenbaissantlavoixetlatête.Unconducteurdetracteurs'avançaenfrappantunebarredeferdanslecreuxdesamain.—Tire-toi,Zofia!Tun'espluslabienvenueici.Ellesesentitsoudainmenacéeparlesdockersquiserapprochaient.Ellefitunpasenarrièreetse
heurtaàl'hommequisetenaitderrièreelle.—Donnant,donnant!chuchotaPilguezàsonoreille.Vousm'expliquezàquisertcettegrève,etje
vous tiredecemauvaispas. Jepensequevousavezunepetite idéesur laquestion,etvousn'aurezmêmepasàmedirequivousessayezdeprotéger!Elletournalatêteverslui,Pilguezaffichaitunsourirenarquois.—L'instinctpolicier,machère,ajouta-t-ilenfaisantroulerlefusibleentresesdoigts.Ilseplaçadevantelleetprésentasonbadgeàlafoule,quis'arrêtaaussitôt.— Il est bien probable que la petite dame ait raison, dit-il en savourant le silence qu'il venait
d'imposer. Je suis l'inspecteur Pilguez de la brigade criminelle de San Francisco et je vais vousdemanderdebienvouloirreculerdequelquespas,jesuisagoraphobe!Personnen'obéitetdel'estradeMancalança:—Pourquoiêtes-vouslà,inspecteur?
— Pour empêcher vos amis de faire une connerie, et de tomber dans un piège, comme dit lademoiselle!—Etenquoicelavousregarde?repritlechefdusyndicat.—Ça,çameregarde!ditPilguezenlevantlebras,lefusibleauboutdesdoigts.—Qu'est-cequec'est?questionnaManca.—Cequiauraitdûassurerlacontinuitédel'éclairagedanslacaleoùGomezesttombé!TouslesvisagessetournèrentversMancaquihaussaleton.—Onnevoitpasoùvousvoulezenvenir,inspecteur.—C'estbiencequejedis,monvieux,etdanslacale,Gomeznonplusnerisquaitpasdevoirgrand-
chose.Lepetitcylindreencuivredessinauneparaboleau-dessusdelatêtedesdockers.Mancalesaisitau
vol.—L'accident de votre camarade est dû à un acte demalveillance, poursuivit Pilguez.Ce coupe-
circuitestdixfoistropfaible,constatezparvous-mêmes.—Pourquoionauraitfaitça?demandaunevoixanonyme.—Pourquevousvousmettiezengrève!réponditlaconiquementPilguez.—Desfusibles,yenapartoutsurlesbateaux,ditunhomme.—Cequevousracontezn'arienàvoiraveclerapportdelacommissiond'enquête!repritunautre.—Silence!hurlaManca.Supposonsquevousdisiezvrai,quiauraitfomentécecoup?PilguezregardaZofiaetsoupiraavantderépondreauchefdusyndicat:—Disonsquecetaspectdelachosen'estpasencoretoutàfaitélucidé!—Alorspartezd'ici avecvoshistoires àdormirdebout, clamaundocker en agitant unpied-de-
biche.Lamaindupolicierdescendit lentementvers sonholster.L'assembléemenaçante semouvaitvers
eux, comme unemaréemontante qui ne tarderait pas à les submerger. Près de l'estrade, devant uncontainerouvert,Zofiareconnutceluiquilafixait.—Moijeconnaislecommanditaireducrime!LavoixposéedeLucasavaitsaisilesdockerssurplace.Touslesvisagessetournèrentverslui.Il
repoussalaporteouverteducontainerquigrinçasursesgonds,découvrantàlavuedetouslaJaguarqu'ellecachait.Lucaspointadudoigtleconducteurquitournaitfébrilementlaclédudémarreur.—Ilyadegrossesenveloppespourracheterlesterrainssurlesquelsvousbossez...aprèslagrève
bienentendu.Demandez-lui,c'estl'acheteur!Heurt enclencha brusquement lamarche avant, les pneus patinèrent sur l'asphalte et la voiture de
fonctionduvice-présidentdeA&Hcommençasacoursefolleentrelesgruespouréchapperàlafureurdesdockers.PilguezordonnaàMancad'allerretenirseshommes.—Dépêchez-vousavantqueçatourneaulynchage!Lechefdusyndicatfitlagrimaceensefrottantlegenou.
—J'aiunearthriteterrible,gémit-il,l'humiditédesquais,qu'est-cequevousvoulezc'estlemétierquiveutça!Ilclaudiquaens'éloignant.—Nebougezpasdelà,touslesdeux,grommelaPilguez.IlabandonnaLucasetZofiapourcourirdansladirectionoùlesdockerss'étaientélancés.Lucasle
suivitduregard.Alorsquel'ombredel'inspecteursedérobaitderrièreuntracteur,LucasavançaversZofiaetpritses
mainsdanslessiennes.Ellehésitaavantdeposersaquestion.—Vousn'êtespasunVérificateur,n'est-cepas?dit-elled'unevoixpleined'espoir.—Non,jenesaispasdequoivousparlez!—Etvousnefaitespasnonpluspartiedugouvernement?— Disons que je travaille pour quelque chose de... comparable. Mais je te dois quand même
d'autresexplications.Un fracas de tôle retentit au loin. Lucas et Zofia se regardèrent et coururent tous deux dans la
directiond'oùlebruitétaitvenu.—S'ilsmettentlamainsurlui,jenedonnepascherdesapeau!ditLucasencourantàpetitefoulée.—Alorspriezpourqueçan'arrivepas,réponditZofiaensehissantàsahauteur.—Oh,detoutefaçon,pourcequ'ellevaut!repritLucasavecdeuxenjambéesd'avance.Zofialedépassaànouveau.—Vousnemanquezvraimentpasd'airquandmême!—Côtésouffle,jesuisinépuisable!Ilgrimaçaenredoublantd'effortspourreprendrelatêtedanslachicanequiseprofilaitentredeux
pilesdecontainers.Zofiaaccélérasacoursepourl'empêcherdereveniràsahauteur.—Ilssontlà-bas,dit-elle,horsd'haleinemaistoujoursentête.Lucassprintapourlarejoindre.Auloin,unefuméeblanches'échappaitdelacalandredelaJaguar
empaléesurlafourched'unchargeur.Zofiainspiraprofondémentpourmaintenirsonallure.—Jem'occupedeluietvousdesdockers...dèsquevousm'aurezrejointe,dit-elleendonnantune
nouvelleimpulsion.Ellecontournalafoulecompactequiencerclaitlacarcasseduvéhicule,nevoulantpasseretourner
aurisquedeperdrequelquesprécieusessecondes.EllesedélectaitdelatêtequedevaitfaireLucasdanssondos.—C'estridicule,onnefaisaitpaslacourse,àcequejesache!entendit-ellecriertroisfouléesen
arrière.L'assistance était silencieuse et contemplait la voiturevide.Undesdockers accourut : le gardien
n'avait vu passer personne devant sa guérite, Ed était encore prisonnier des quais et devaitcertainement se cacher à l'abri d'un container. L'assemblée se dispersa, chacun partant dans unedirection,décidéàretrouverlepremierlefuyard.LucasserapprochadeZofia.—Jen'aimeraispasêtreàsaplace!—Ondirait vraimentqueça a l'airdevous ravir ! répondit-elle, énervée.Aidez-moiplutôt à le
localiseravanteux!—Jesuisunpeuàcourtdesoufflelà,maisonsedemandeàquilafaute!—Maisquellemauvaisefoi!ditZofiaencampantsesmainssurseshanches.Quiacommencé?—Vous!LavoixdeJuleslesinterrompit.—Votreconversational'airpassionnante,maissivouspouviezlareprendreunpeuplustard,nous
pourrionspeut-êtresauverunevie.Suivez-moi!Jules leur expliqua en chemin qu'Ed avait abandonné sa voiture juste après le choc pour se
précipiterverslasortieduport.Lameuteserapprochaitdangereusementdeluiquandilétaitpasséàlahauteurdel'archen°7.—Oùest-il?s'inquiétaZofia,marchantaucôtéduvieuxclochard.—Sousunepiledefripes!Julesavaiteuunmalfouàleconvaincredesecacherdanssoncaddie.—J'airarementvuquelqu'und'aussiantipathique!Vouslecroiriezqu'ilafaitsondifficile!reprit
Julesenrâlant.Quand je luiaimontré lebassinoù lesdockersallaient lui faireprendreunbain, lacouleurdelamoussel'aconvaincuquemonlingen'étaitpassisale.Lucas,quiétaittoujoursenretrait,accéléralepaspours'approcherd'euxetmurmura:—Si!C'estvous!—Absolumentpas!chuchota-t-elleentournantlatête.—Vousavezaccélérélapremière.I—Mêmepas!—Bon,çasuffit,touslesdeux,repritJules.I'inspecteurestauprèsdelui.Ilfauttrouverunmoyen
defairesortircethommed'ici,discrètement.Pilguez leur fit un signe de la main, et tous les trois se dirigèrent vers lui. L'inspecteur prit le
commandementdesopérations.—Ilssonttousprèsdesgruesentraindefouillerchaquerecoin,etilsnevontpastarderàvenirpar
ici!Est-cequel'undevousdeuxpeutallercherchersonvéhiculesanssefaireremarquer?LaFordétaitparquéeaumauvais endroit,Zofia attireraitprobablement l'attentiondesdockers en
allantlaprendre.Lucasrestamuet,traçantdelapointedupieduncercledanslaterrepoussiéreuseduquai.Julesindiquad'unregardàLucaslagruequidéposaitsurlesdocks,nonloind'eux,uneChevrolet
Camaroenpiteuxétat.C'étaitlaseptièmecarcassequ'elleremontaitdesflots.—Moijesauraisbienoùtrouverdesvoituresnonloind'ici,maisleursmoteursfontdedrôlesde
blob-blobquantonlesdémarre!soufflalevieuxclocharddansl'oreilledeLucas.Sousleregardinterrogatifdel'inspecteurPilguez,Lucass'éloignaenmaugréant:—Jevaisvouscherchercedontvousavezbesoin!Il revint troisminutesplus tardauvolantd'unespacieuseChryslerqu'ilgaradevant l'arche. Jules
avança le caddie, Pilguez et Zofia aidèrent Heurt à en sortir. Le vice-président s'allongea sur labanquettearrièreetJuleslerecouvritcomplètementd'unedesescouvertures.—Etvousaurezl'obligeancedelafairenettoyeravantdemelaramener!ajouta-t-ilenclaquantla
portière.Zofias'installaàcôtédeLucas.Pilguezavançaàsafenêtre.—Netraînezpas!—Onvousledéposeauposte?interrogeaLucas.—Pourquoifaire?réponditlepolicier,dépité.—Vousn'allezpaslepoursuivre?demandaZofia.—Laseulepreuvequej'avaisétaitunpetitcylindreencuivrededeuxcentimètresdelong,etj'aidû
m'enséparerpourvoustirerd'affaire!Aprèstout,ajoutal'inspecteurenhaussantlesépaules,éviterlessurtensions...c'estbienàçaqueçasertunfusible,non?Allez,filez!Lucas enclencha la vitesse et la voiture s'éloigna dans un nuage de poussière.Alors qu'il roulait
encorelelongdesquais,lavoieétoufféedeEdsefitentendre.—Vousallezmelepayer,Lucas!Zofiasoulevaunpandelacouverture,dévoilantlevisageécarlatedeHeurt.—Jenesuispassûrequelemomentsoitbienchoisi,dit-elled'unevoixréservée.Mais le vice-président dont les clignements de paupières étaient devenus incontrôlables ajouta à
l'attentiondeLucas.—Vousêtesfini,Lucas,vousn'avezpasidéedemonpouvoir!Lucasbloquasesfreins,lavoitureglissasurplusieursmètres.Lesdeuxmainsposéessurlevolant,
LucassetournaversZofia.—Descendez!—Qu'est-cequevousallezfaire?réponditelle,inquiète.Letonqu'ilempruntapourréitérersonordrenelaissaitaucuneplaceàladiscussion.Elledescendit
et la vitre se referma en couinant. Dans le rétroviseur, Heurt vit les yeux sombres de Lucas quisemblaientvireraunoir.—C'estvousquineconnaissezpasmonpouvoir,monvieux!ditLucas.Maisnevousinquiétezpas,
jevaisvousapprendretrèsvite!Ilretiralaclédecontactetsortitàsontourduvéhicule.Apeineavait-ilavancéd'unpasquetoutes
les portes se verrouillèrent. Le moteur monta progressivement en régime et, quand Ed Heurt seredressa,l'aiguilleducadranaucentredutableaudebordaffichaitdéjà4500toursminute.Lespneuspatinaientsurl'asphaltesansquelavoiturebouge.Lucascroisalesbras,l'airsoucieux,etmurmura:—Quelquechosenemarchepas,maisquoi?Zofias'approchadeluietlesecouasansménagement.—Qu'est-cequevousfaites?Àl'intérieurdel'habitacleEdsesentithappéparuneforceinvinciblequil'aplatissaitausiège.Le
dossierdelabanquettefutbrutalementchassédesesenclavesetpropulsésurlalunette.PourrésisteràlaforcequiletiraitenarrièreHeurts'agrippaàlasangledecuirdufauteuil,lacouturesedéchiraetladragonnecéda. Ilsaisitdésespérément lapoignéede laporte,mais l'aspirationétaitsi fortequesesarticulations bleuirent avant d'abandonner leur vaine résistance. Plus Ed luttait, plus il reculait. Lecorpscompriméparunpoidssansmesure,ils'enfonçaitinexorablementversl'intérieurducoffre.Ses
onglesgriffèrent lecuir sansplusde succès ;dèsqu'il fut à l'intérieurde lamalle, ledossierde labanquette reprit sa place et la force cessa.Ed était désormais dans le noir. Sur le tableaudebord,l'aiguille du comptetours rebondissait contre la bordure extrême du cadran. De l'extérieur, levrombissement dumoteur était devenu assourdissant. Sous les roues fumantes, la gomme laissait degrassesempreintesnoires,lavoituretoutentièretremblait.Anxieuse,Zofiaseprécipitapourlibérerlepassager;l'habitacleétaitvide,ellepaniquaetseretournaversLucasquitrituraitlaclédudémarreur,l'airpréoccupé.—Qu'est-cequevousavezfaitdelui?demandaZofia.—Ilestdanslecoffre,répondit-il,trèsabsorbé.Quelquechosenemarchevraimentpas...qu'est-ce
quej'oublie?—Maisvousêtestotalementmalade!Silesfreinslâchent...Zofia n'eut pas le loisir d'achever sa phrase. Visiblement soulagé, Lucas hocha la tête et claqua
aussitôt des doigts. À l'intérieur de la berline, le levier du frein à main se libéra et la voiture seprécipitadansleport.Zofiacourutàlabordureduquai,elleseconcentrasurl'arrièreduvéhiculequiémergeaitencoredesflots:lecapotdelamalles'ouvrit,etlevice-présidentpataugeadansleseauxépaissesquibordaient lequai80.Flottant commeunbouchonà ladérive,EdHeurt s'éloignad'unebrassemaladroiteversl'escalierdepierre,crachanttantqu'illepouvait.Lavoituresombra,entraînantavecelle lesgrandsprojets immobiliersdeLucas.Sur leparvis, ilportaitaucoindesyeux lagêned'unenfantprissurlefait.—Vousn'auriezpasunepetitefaim?dit-ilàZofiaquivenaitversluid'unpasdéterminé.Avectout
çaonaunpeusautéledéjeuner,non?Ellelefusilladuregard.—Quiêtes-vous?—C'estunpeudifficileàexpliquer,réponditil,embarrassé.Zofialuiarrachalaclédesmains.—Vousêteslefilsdudiableousonmeilleurélèvepourréussirdestourspareils?Delapointedupied,Lucastraçaunelignedroiteauparfaitmilieuducerclequ'ilavaitdessinédans
lapoussière.Ilbaissalatêteetréponditd'unairpenaud:—Vousn'avezdonctoujourspascompris?Zofiareculad'unpas,puisdedeux.—Jesuissonenvoyé...sonélite!Elleplaquasamainàsabouchepourétouffersoncri.—Pasvous...,murmura-t-elleenregardantLucasunedernièrefoisavantdes'échapperencourant.Elle l'entenditcriersonprénom,mais lesmotsdeLucasn'étaientdéjàplusquequelquessyllabes
hachéesparlevent.—Etmerde,toinonplustunem'avaispasditlavérité!ditLucaseneffaçantlecercled'uncoupde
piedrageur.
*
Dans son immense bureau, Lucifer éteignit son écran de contrôle, le visage de Lucas devint uneinfimepointeblanchequis'évanouitaucentredumoniteur.Satanpivotadanssonfauteuiletappuyasurleboutondel'interphone.—Faites-moivenirBlaisetoutdesuite!
*Lucasmarchajusqu'auparkingetquittalesdocksàbordd'unDodgegrisclair.Labarrièrefranchie,
il cherchaau fondde sespochesunepetite cartedevisitequ'il coinça sur leparesoleil. Il prit sontéléphoneportableetcomposa lenumérode laseule journalistequ'ilconnaissaitbibliquement.Amydécrochaàlatroisièmesonnerie.—Jenesaistoujourspaspourquoituespartiefâchée?dit-il.—Jenem'attendaispasàcequeturappelles,tumarquesunpoint.—J'aiunserviceàtedemander!—Tuviensdereperdrelepoint!Etmoi,qu'est-cequej'ygagne?—Disonsquej'aiuncadeaupourtoi!—Sicesontdesfleurs,tutelesgardes!—Unscoop!—Quetuvoudraisquejepublie,j'imagine!—Quelquechosecommeça,oui.—Uniquementsiletuyauestassortid'unenuitaussibrûlantequeladernière.—Non,Amy,cen'estpluspossible!—Etsijerenonceàladouche,c'esttoujoursnon?—Toujours!—Çamedésespèrequedestypescommetoitombentamoureux!— Branche ton magnétophone, c'est au sujet d'un certain magnat de l'immobilier dont les
déconvenuesvontfairedetoilaplusheureusedesjournalistes!LeDodgefilaitlelongde3rdStreet;LucasachevalacommunicationetbifurquadansVanNessen
remontantversPacificHeights.
*Blaisefrappatroiscoups,ilessuyasesmainsmoitessursonpantalonetentra.—Vousavezdemandéàmevoir,Président?—Tuastoujoursbesoindeposerdesquestionsidiotesdonttuconnaislaréponse?Restedebout!Blaiseseredressa,terriblementinquiet.Présidentouvritsontiroiretfitglisserunechemiserouge
jusqu'à l'autre bout de la table.Blaise partit la chercher à petite foulée et revint aussitôt se planterdevantsonmaître
—Atonavis,imbécile,jet'aifaitveniricipourteregardertournerautourdemonbureau?Ouvrelapochette,crétin!BlaisetournanerveusementlerabatencartonetreconnutaussitôtlaphotooùLucastenaitZofiadans
sesbras.— J'en ferais bien notre carte de vœux de fin d'année,mais il memanque une légende ! ajouta
Lucifer en tapant du poing sur la table. J'imagine que tu vasme la trouver, puisque c'est toi qui aschoisinotremeilleuragent!—Formidablecettephoto,n'est-cepas?bredouillaBlaise,quisuaitdetoutesparts.—Alors là, repritSatanenécrasantsacigarettesur leplateauenmarbre,ou tonhumourdépasse
l'entendementouquelquechosed'intelligentm'échappe.—Vousnepensiezquandmêmepas,Président,que...maisnon...enfin...voyons!enchaînaBlaise
d'untonaffecté.Toutcelaestprévuettotalementcontrôlé!Lucasadesressourcesinsoupçonnées,ilestdécidémentincroyable!Satansortitunenouvellecigarettedesapocheetl'alluma.Ilinhalauneprofondeboufféeetexpirala
fuméedevantlevisagedeBlaise.—Faistrèsattentionàcequetuesentraindemeraconter...— Nous visons l'échec et mat... eh bien, nous sommes en train de prendre la reine de votre
adversaire.Luciferse levaetmarcha jusqu'à labaievitrée. Ilposasesdeuxmainssur lecarreauet réfléchit
quelquesinstants.—Arrêteavectesmétaphores,j'aihorreurdeça.Espéronsquetudisvrai...lesconséquencesd'un
mensongeseraientinfernalespourtoi.—Nousn'avonsaucunsouciàVousfaire!gémitBlaiseenseretirantsurlapointedespieds.Dès qu'il fut seul, Satan revint s'installer à l'extrémité de la longue table. Il alluma son écran de
contrôle.—Onva quandmêmevérifier deuxou trois choses, grommela-t-il en appuyant à nouveau sur le
boutondel'interphone.
*LucasroulaitsurVanNess,ilralentitpourtournerlatêteàl'intersectiondePacificStreet,ouvritsa
vitre,allumalaradioetpritunecigarette.EnpassantsouslespilesduGoldenGâte,iléteignitlaradio,jetasacigarette,refermalafenêtreetrouladanslesilenceversSausalito.
*ZofiaavaitgarésaFordaufondduparking.Elleavaitempruntélesescaliersetrefaitsurfacesur
UnionSquare.Elletraversalepetitparcetmarchasansbut.Dansl'alléediagonale,elles'assitsurunbancoùunejeunefemmepleurait.Llleluidemandacequin'allaitpas,mais,avantdepouvoirentendresaréponse,ellesentitlechagrinnoyersagorge.
—Jesuisdésolée,dit-elleens'éloignant.Elle erra le longdes trottoirs, flânantdevant lesvitrinesdes commercesde luxe.Elle regarda la
porte à tambour du grand magasin Macy's et sans même s'en rendre compte s'engouffra dans letourniquet.Apeineétait-elleentréequ'unehôtesse,vêtuedepiedencapd'ununiformejaunepoussin,lui proposait de l'asperger généreusement de la dernière senteur à la mode,Canary Wharf. Zofiadéclinacourtoisementd'unsourireeffacéetluidemandaoùtrouverleparfumHabitRouge.Lajeunedémonstratricenecherchapasàmasquersonagacement.—Deuxièmestandsurvotredroite!dit-elleenhaussantlesépaules.LorsqueZofias'éloigna,lavendeusevaporisadanssondosdeuxpschittdefumetjaune.—Lesautresaussiontledroitd'exister!Zofia s'approcha du présentoir. Elle souleva timidement le flacon de démonstration, dévissa le
bouchonrectangulaireetposadeuxgouttesdeparfumàl'intérieurdesonpoignet.Elleavançasamainprèsde sonvisage, inspira l'essence subtile et ferma lesyeux.Sous sespaupières closes, la brumelégèrequiflottaitsousleGoldenGâtefaisaitcapaunordversSausalito:surlapromenadedéserte,unhommeencompletnoirymarchaitseullelongdel'eau.La voix d'une vendeuse la rappela aumonde. Zofia regarda autour d'elle. Des femmes, les bras
chargésdesacsenrubannés,seprécipitaientd'alléeenallée.Zofiabaissalatête,remitlafioleenplace,puissortitdumagasin.Aprèsavoirrécupérésavoiture,
elle se rendit au centre de formation pour lesmalvoyants. La leçon du jour ne fut que silence, sesélèves le respectèrent tout au long du cours. Lorsque la cloche retentit, elle abandonna sa chaiseperchéesurl'estradeetleurditsimplement«merci»avantdequitterlasalle.Ellerentrachezelleetdécouvritungrandvasequigarnissaitlehalldefleurssomptueuses.—Impossibledelemontercheztoi!ditReineenouvrantsaporte.Çateplaît,c'estgaidanscette
entrée,non?—Oui,ditZofiaensemordillantlalèvre.—Qu'est-cequetuas?—Reine,vousn'êtespasdugenreàdire«jet'avaisprévenue»?—Non,cen'estpasdutoutmongenre!—Alors, vous pourriezmettre ce bouquet chez vous, s'il vous plaît ? demandaZofia d'une voix
fragile.Ellegrimpaaussitôtà l'étage.Reine la regardas'enfuirdans l'escalier ; lorsqu'elledisparutdesa
vue,ellemurmura:—Jetel'avaisdit!Mathildeposasonjournaletdévisageasonamie.—Tuaspasséunebonnejournée?—Ettoi?réponditZofiaenposantsonsacaupiedduportemanteau.—C'estuneréponse!Remarque,àvoirtatête,laquestionn'étaitpasurgente.—JesuisfatiguéeMathilde!—Vienst'asseoirsurmonlit!
Zofiaobéit.Lorsqu'elleselaissachoirsurlematelas,Mathildegémit.—Jesuisdésolée,ditZofiaenseredressant.Alorstajournée?— Passionnante ! reprit Mathilde en grimaçant. J'ai ouvert le frigo, lancé une bonne vanne, tu
connaismonhumour,çaafaitexploserunetomatederireetducoupj'aipassélerestedel'après-midiàfaireunshampooingaupersil!—Tuasbeaucoupsouffertaujourd'hui?—Seulementpendantmoncoursd'aérobic!Tupeuxterasseoirmaisdélicatementcettefois.MathilderegardaparlafenêtreetditaussitôtàZofia:—Restedebout!—Pourquoi?demandaZofia,intriguée.—Parcequetuvastereleverdansdeuxminutes,réponditMathildesansdéviersonregard.—Qu'est-cequ'ilya?—Jenepeuxpascroirequ'ilremetteça!ricanaMathilde.Zofiaécarquillalesyeuxetreculad'unpas.—Ilestenbas?—Qu'est-cequ'ilestcraquant,siseulementc'étaitsonjumeau,ilyenauraitunpourmoi!Ilt'attend,
assis sur le capot de sa voiture, avec des fleurs, allez, descends ! ditMathilde, déjà seule dans lapièce.Zofia était sur le trottoir.Lucas se releva et tendit àmains jointes le nénuphar roux qui se tenait
fièrementplantédanssonpotenterrecuite.— Je ne sais toujours pas quelles sont vos préférées,mais aumoins, celle-ci vous pousse àme
parler!Zofialedévisageasansriendire.Ilavançaverselle.—Jevousdemandedemelaisseraumoinsunechancedevousexpliquer.—Expliquerquoi?dit-elle.Iln'yaplusrienàexpliquer.Elle tourna ledos, rentra chez elle, s'arrêta aubeaumilieuduhall pour fairedemi-tour, ressortit
danslarue,marchajusqu'àluisansprononcerunseulmot,s'emparadunénupharetretournadanslamaison.Laporteclaquaderrièreelle.Reineluibarral'accèsàl'escalieretconfisqualafleurd'eau.—Jem'enoccupe et toi je te donne troisminutespourmonter te préparer.Fais ta coquette et ta
difficile,c'esttrèsféminin,maisn'oubliepasquelecontrairedetoutc'estrien!Etrien,cen'estpasgrand-chose...allez,file!Zofia voulut répliquer, mais Reine campa ses mains sur ses deux hanches et affirma d'un ton
autoritaire:—Iln'yapasde«mais»quitienne!Enentrantdansl'appartementZofiasedirigeaverslapenderie.—Jenesaispaspourquoi,maisdèsquejel'aivuj'aipressentiunjambonpuréeentêteàtêteavec
Reinecesoir,ditMathildeenadmirantLucasparlafenêtre.—Çava!répliquaZofia,énervée.
—Trèsbien,ettoi?—Nemecherchepas,Mathilde,cen'estpaslemoment.—Là,mavieille,j'ail'impressionquetut'estrouvéetouteseule!Zofiadécrocha son imperméableduportemanteauet sedirigeavers laporte sans répondreà son
amiequilarappelad'unevoixfranche:—Leshistoiresd'amourfinissenttoujourspars'arranger!...Saufpourmoi.—Arrêteavectesremarques,veux-tu,tun'asmêmepasidéedequoituparles,réponditZofia.—Si tu avais connumon ex, tu aurais eu une idée de ce qu'est l'enfer !Allez, passe une bonne
soirée.Reine avait posé le nénuphar sur un petit guéridon. Elle le regarda attentivement et murmura :
« Après tout ! » Jetant un œil à son reflet dans le miroir au-dessus de la cheminée, elle remithâtivementenordresescheveuxargentetsedirigead'unpasdiscretversl'entrée.Elleglissasatêtedans l'encadrement de la porte et murmura à Lucas qui faisait les cent pas sur le trottoir : « Ellearrive!»EllerentravitechezelleenentendantlespasdeZofia.Zofias'approchadelaberlinemauveàlaquelleLucasétaitadossé.—Pourquoiêtes-vousvenuici?Qu'est-cequevousvoulez?—Unedeuxièmechance!—Onn'ajamaisunesecondechancedefaireunepremièrebonneimpression!—Cesoir,çam'arrangeraitbeaucoupdevousprouverquec'estfaux.—Pourquoi?—Parceque.—C'estunpeucourtcommeréponse!—ParcequejesuisretournéàSausalitocetaprès-midi,ditLucas.Zofialeregarda,c'étaitlapremièrefoisqu'elleledevinaitfragile.— Je ne voulais pas que la nuit tombe, repritil. Non, c'est plus compliqué que cela. Ne « pas
vouloir » a toujours fait partie de moi, ce qui était étrange tout à l'heure c'était de connaître lecontraire,pourunefoisj'aivoulu!—Vouluquoi?—Vousvoir,vousentendre,vousparler!—Etpuisquoid'autreencore!Quejetrouveuneraisondevouscroire?—Laissez-moivousemmener,nerefusezpascedîner.—Jen'aiplusfaim,dit-elleenbaissantlesyeux.—Vousn'avezjamaiseufaim!Iln'yapasquemoiquin'aipastoutdit...Lucasouvritlaportièredelavoitureetsourit.—...Jesaisquivousêtes.Zofialedévisageaetmontaàbord.Mathilde lâchalepandurideauquiglissa lentementsur lecarreau.Aumêmemoment,unvoilage
retombaitsurunefenêtredurez-de-chaussée.
Lavoituredisparutauboutdelaruedéserte.Sousunefinepluied'automne,ilsroulaientsansriensedire,Lucasconduisaitàpetiteallure,Zofia regardaitau-dehors,cherchantdans lecieldes réponsesauxquestionsqu'elleseposait.—Depuisquandsavez-vous?demanda-t-elle.—Quelquesjours,réponditLucas,gêné,ensefrottantlementon.—Demieuxenmieux!Etpendanttoutcetemps-làvousn'avezriendit!—Vousnonplus,vousn'avezriendit.—Moijenesaispasmentir!—Etmoi,jenesuispasprogrammépourdirelavérité!—Alorscommentnepaspenserquevousavez toutmanigancé,quevousmemanipulezdepuis le
début?—Parcequeceseraitvoussous-estimer.Etpuisçapourraitbienêtrel'inverse,touslescontraires
existent!Lasituationactuellesemblemedonnerraison.—Quellesituation?—Toutecettedouceur,envahissanteetétrangère.Vous,moi,danscettevoituresanssavoiroùaller.—Quevoulez-vousfaire?demandaZofia,leregardabsenttournéverslespiétonsquidéfilaientsur
lestrottoirshumides.—Jen'ensaisabsolumentrien.Resterauprèsdevous.—Arrêtezça!Lucaspilaetlavoitureglissasurl'asphaltemouillépouracheversacourseaupiedd'unfeu.—Vousm'avezmanquétoutelanuit,ettoutelajournée.Jesuisrepartimarcherjusqu'àSausalito,en
maldevous,maislà-basaussivousmemanquiez;vousmemanquiezetc'étaitdoux.—Vousignorezlesensdecesmots.—Jeneconnaissaisqueleurantonyme.—Arrêtedemefairelacour!—Jerêvaisquenousnoustutoyionsenfin!Zofianeréponditpas.Lefeupassaàl'orangepuisauvert,puisàl'orangepuisaurouge.Lesessuie-
glaceschassaientlapluie,cadençantlesilence.—Etpuis,jenevousfaispaslacour!ditLucas.—Jen'aipasditquevouslafaisiezmal,réponditZofiaenhochantfranchementlatête,j'aiditquetu
lafaisais,c'estdifférent!—Etjepeuxcontinuer?demandaLucas.—Noussommesassaillisd'appelsdephares.—Ilsn'ontqu'àattendre,c'estrouge!—Oui,pourlatroisièmefois!—Jenecomprendspascequim'arrive,jenecomprendsplusgrand-chosed'ailleurs,maisjesais
quejemesensbienprèsdevousetquecesmots-lànonplusnefontpaspartiedemonvocabulaire.—C'estunpeutôtpourdiredeschosespareilles.
—Parcequ'enplusilyadesmomentspourdirelavérité?—Oui,ilyena!—Alorslàj'aivraimentbesoind'êtreaidé;êtresincère,c'estencorepluscompliquéquejenele
pensais!—Oui,c'estdifficiled'êtrehonnête,Lucas,bienplusquevousnel'imaginez,etc'estsouventingrat
etinjuste,maisnepasl'êtrec'estvoiretprétendreêtreaveugle.Toutçaesttellementcompliquéàvousexpliquer.Noussommestrèsdifférentsl'undel'autre,vraimenttropdifférents.—Complémentaires,dit-il,pleind'espoir,làjesuisd'accordavecvous!—Non,vraimentdifférents!—Etdirequecesmotssortentdevotrebouche...Jecroyaisque...—Vouscroyezdésormais?—Nesoyezpasméchante, jepensaisen toutcasque ladifférence...mais j'aidûme tromper,ou
plutôtj'avaisraison,cequiestparadoxalementdésolant.Lucas sortit de la voiture, laissant sa portière ouverte. Le vacarme de klaxons augmenta lorsque
Zofiasemitàcourirderrièreluisouslapluie.Ellel'appelait,maisilnel'entendaitpas,l'averseavaitredoubléd'intensité.Ellelerattrapaenfinetagrippasonbras,ilseretournaetluifitface.LescheveuxdeZofiaétaientplaquéssursonvisage,ilenécartadélicatementunemècherebelleàlacommissuredeseslèvres,ellelerepoussa.—Nosmondesn'ont rien en commun, nos croyances sont étrangères, nos espoirs divergents, nos
culturessontsiéloignées...oùvoulezvousqu'onaillealorsquetoutnousoppose?—Vousavezpeur!dit-il.C'estça,vousêtespétrifiéedetrouille.Contrevosordresétablis,c'est
vousquirefusezdevoir,vousquiparliezd'aveuglementetdesincérité.Vousprêchezlabonneparoleàlongueurdejournée,maisdénuésd'actelessermentsnesontrien.Nemejugezpas,c'estvrai,jesuisvotreopposé,votrecontraire,votredissemblance,maisjesuisaussivotreressemblance,votreautremoitié. Je ne saurais pasvousdécrire ceque je ressensparceque je ne connais pas lesmots pourqualifiercequimehantedepuisdeux jours,aupointdeme laissercroireque toutpourraitchanger,monmonde,commevousdisiez,levôtre,leleur.Jemefousdescombatsquej'aimenés,jememoquedemes nuits noires et demes dimanches, je suis un immortel qui pour la première fois a envie devivre.Nouspourrionsnousapprendrel'unl'autre,nousdécouvriretfinirparnousressembler...avecletemps.Zofiaposaundoigtsursabouchepourl'interrompre:—Letempsdedeuxjours?—...Ettroisnuits!Maisellesvalentbienunepartdemonéternité,repritLucas.—Vousrecommencez!Un coup de tonnerre explosa dans le ciel, l'ondée devenait un oragemenaçant. Il leva la tête et
regardalanuitquiétaitnoirecommeellenel'avaitjamaisété.—Dépêchez-vous,dit-ild'untondéterminé,ilfautquenouspartionsd'icitoutdesuite,j'aiuntrès
mauvaispressentiment.Sans plus attendre, il entraîna Zofia. Dès que les portières furent claquées, il brûla le feu,
abandonnantlesconducteursagglutinésàsonpare-chocs.Iltournabrutalementàgaucheets'engageaà
l'abridesregardsindiscretsdansletunnelquipassaitsouslacolline.Lesouterrainétaitdésert,Lucasaccéléradans la longue lignedroitequi débouchait sur lesportesdeChinatown.Les tubesdenéondéfilaientau-dessusdupare-brise,illuminantl'habitacled'éclatsblancsintermittents.Lesessuie-glacess'immobilisèrent.— Probablement un faux contact, dit Lucas au moment où les ampoules des phares éclataient
simultanément.—Desfauxcontacts!rétorquaZofia.Freinez,onn'yvoitpresquerien.—J'adorerais,réponditLucasenappuyantsurlapédalequin'opposaitplusaucunerésistance.Illevalepieddel'accélérateur,maislancéeàcettevitesse,lavoiturenes'arrêteraitjamaisavantla
findutunneloùcinqavenuessecroisaient.Celaneportaitpourluiàaucuneconséquence,ilsesavaitinvincible,mais il tourna la têteet considéraZofia.Enune fractionde seconde, il serra levolantàtouteforceetcria:—Accrochez-vous!D'unemainassurée, il dévia sa coursepourplaquer levéhiculecontre laglissièrequibordait la
paroicarrelée,degrandesgerbesd'étincellesvinrentlécherlavitre.Deuxdétonationsrésonnèrent:lespneusavantvenaientd'éclater.Laberlinefituneséried'embardéesavantdesemettreentravers.Lacalandrepercutaleraildesécuritéetl'essieuarrièresesouleva,entraînantaussitôtlavoituredansunevalsedetonneaux.LaBuickétaitmaintenantcouchéesurletoitetglissaitinexorablementverslasortiedu tunnel. Zofia serra les poings et la voiture s'immobilisa enfin à quelques mètres seulement ducarrefour.Mêmelatêteàl'envers,ilsuffitàLucasderegarderZofiapoursavoirqu'elleétaitindemne.—Vousn'avezrien?luidemanda-t-elle.—Vousplaisantez!dit-ilens'époussetant.—C'estcequ'onappelleuneréactionenchaîne!repritZofiaensecontorsionnantpoursesoustraire
àl'inconfortdesaposition.—Probablement,sortonsdelàavantqueleprochainmaillonnoustombedessus,réponditLucasen
repoussantsaportièred'uncoupdepied.IlcontournalacarcassefumantepouraiderZofiaàs'enextraire.Dèsqu'ellefutsursesjambes,illui
prit lamainet l'entraînaencourant.Tousdeuxse faufilèrentàviveallurevers lecentreduquartierchinois.—Pourquoicourt-oncommeça?demandaZofia.Lucascontinuasansdireunmot.—Jepeuxaumoinsrécupérermamain?ditelle,essoufflée.Lucas délia ses doigts, la délivrant de son emprise. Il s'arrêta à la lisière d'une ruelle blafarde
éclairéeparquelquesréverbèresfatigués.—Entronslà,ditLucasenmontrantunpetitrestaurant,nousyseronsmoinsexposés.—Exposésàquoi,qu'est-cequisepasse?Vousavezl'aird'unrenardauxaguetspoursuiviparune
meutedechiens.—Dépêchons!Lucasouvritlaporte,maisZofianebougeapasd'uncentimètre,ilrevintversellepourl'entraînerà
l'intérieur,ellerésista.
—Cen'estpaslemoment!dit-ilenlatirantparlebras.Zofiasedégageaaussitôtetlerepoussa.—Vous venez de nous faire avoir un accident, vousm'entraînez dans une course folle alors que
personnenenouspoursuit,j'ailespoumonsquivontexploseretpaslamoindreexplication...—Suivez-moi,nousn'avonspasletempsdediscuter.—Pourquoivousferais-jeconfiance?Lucasreculaverslapetiteéchoppe.Zofial'observait,ellehésitaetfinitparmarcherdanschacunde
sespas.Lasalleétaitminuscule,ellecomptaithuittables.Ilchoisitcelledufond,luioffritunechaiseets'assitàsontour.Iln'ouvritpaslacartequelevieilhommeencostumetraditionnelluiprésentaitetluidemandacourtoisement,enparfaitmandarin,unedécoctionquinefiguraitpasaumenu.L'hommes'inclinaavantdes'effacerverslacuisine.—Vousm'expliquezcequisepasse,Lucas,sinonjepars!—Jecroisquejeviensderecevoirunavertissement.—Cen'étaitpasunaccident?Dequoiveutonvousavertir?—Devous!—Maispourquoi?Lucasinspiraavantderépondre:—PARCEQU'ILSAVAIENTTOUTPREVU,SAUFQUENOUSNOUSRENCONTRIONS!Zofiaprit unechipsdecrevettedans lepetit bol enporcelainebleueet la croqua lentement sous
l'œilinterditdeLucas.Illuiservitunetasseduthébrûlantquelevieilhommevenaitdedéposersurlatable.—Jevoudraistellementvouscroire,maisqu'est-cequevousferiezàmaplace?—Jemelèveraisetjequitteraiscetendroit...—Vousn'allezpasrecommencer!—...etdepréférenceparlaportedederrière.—Etc'estcequevoussouhaiteriezquejefasse?—Absolument!Ennevousretournantsousaucunprétexte,vousvouslevezàtroisetnousfonçons
derrièrelerideau.Maintenant!Il lasaisitparlepoignetet l'entraînasansménagement.Traversantlacuisineàtoutehâte, ilforça
d'uncoupd'épaulelaportequiouvraitsurlacourette.Poursefrayerunpassage,ilrepoussaunbacàorduresdontlesrouesgrincèrent.Zofiacompritenfin:unesilhouettesedécoupaitdansl'obscurité.Al'ombreportéeparlalumièred'unlanterneaus'ajoutaitcelledel'armeautomatiquepointéedansleurdirection.Zofiaeutquelquessecondespourconstaterd'unbrefregardquetroismurslescernaient,cinqdéflagrationsdéchirèrentlesilence.Lucas se jeta sur ellepour lui faireun rempartde soncorps.Ellevoulut le repousser,mais il la
plaquacontrelamurailled'enceinte.Lepremiercoup ricochasur sacuisse ; ledeuxièmeeffleura lehautdubassin, ilplia lesgenoux
maisseredressaaussitôt ; le troisièmeimpactrebonditsursescôtes, lamorsurefutsurprenante ; lequatrièmeprojectilefitdemêmecontrelemilieudesacolonnevertébrale,ileneutlesoufflecoupéetretrouvapéniblementsarespiration.Quandlecinquièmeprojectilel'atteignit,cefutcommeuneflammequibrûlait sa chair : la cinquièmeballe était la première à pénétrer dans son corps... sous l'épaule
gauche.L'agresseurs'enfuitaussitôtsonforfaitaccompli.Quandl'échodesdéflagrationss'estompa,iln'yeut
plusque la seule respirationdeZofiapourvenir troubler le silence.Elle le serrait aucreuxde sesbras,latêtedeLucasreposaitsursonépaule.Lesyeuxclos,ilsemblaitluisourireencore.Elleberçaitsoncorpsinerteetmurmuraàsonoreille:—Lucas?Ilneréponditpas,ellelesecouaunpeuplusvivement.—Lucas,nefaitespasl'idiot,ouvrezlesyeux!Lesyeuxclos,ilsemblaitdormir,aussipaisiblementqu'unenfantabandonnédanssonsommeil.Et
pluslapeurmontaitenelle,plusellel'étreignait.Quandunelarmeluivintàlajoue,elleressentituneforceinouïecomprimersapoitrine.Elleeutunhaut-le-cœur.—Celanepouvaitpasnousarriver,noussommes...—...Déjàmorts...invincibles...immortels?Oui!Àtoutinconvénientsonavantage,n'est-cepas?
dit-ilenseredressant,presquejovial.Zofialedévisagea,incapabledecernerl'humeurquilagagnait.Ilapprochalentementsonvisagedu
sien, elle se refusa, jusqu'à ce que les lèvres de Lucas viennent effleurer les siennes esquissant unbaiseraugoûtopiacé.Ellereculaetregardalapaumeempourpréedesamain.—Alorspourquoisaignes-tu?Lucassuivitlefiletrougequicoulaitlelongdesonbras.—C'estabsolumentimpossible,çanonpluscen'étaitpasprévu!dit-il....Puisils'évanouit.Elleleretintdanssesbrasrefermés.—Qu'est-cequinousarrive?demandaLucasenreprenantsesesprits.—Encequimeconcerne, c'est assezcompliqué !Encequi te concerne, je croisqu'uneballe a
traversétonépaule.—Çamefaitmal!—Celatesemblepeut-êtreillogiquemaisc'estnormal,ilfautt'emmeneràl'hôpital.—Horsdequestion!—Lucas,jen'aiaucuneconnaissancemédicaleendémonologie,maisilsemblequetuasdusanget
quetuesentraindeleperdre.—Jeconnaisquelqu'unà l'autreboutdelavillequipeutrecoudrecetteblessurele tempsqu'elle
cicatrise,dit-ilenappuyantsurlaplaie.—Moi aussi je connais quelqu'un, et tu vas me suivre sans discuter, parce que la soirée a été
suffisammentmouvementéecommeça.Jecroisquej'aimoncompted'émotions.Ellelesoutintetl'entraînadanslaruelle.Auboutdupassage,elleavisalecorpsdeleuragresseur
quireposaitinanimésousunenchevêtrementdepoubelles.ZofiaregardaLucas,étonnée.—J'aiunminimumd'amour-proprequandmême!dit-ilenledépassant.Ils arrêtèrentun taxi, qui lesdéposadixminutesplus tarddevant chez elle.Elle leguidavers le
perron et lui fit signe de ne pas faire de bruit. Elle ouvrit la porte avec mille précautions, et ils
montèrent l'escalier à pas feutrés. Lorsqu'ils arrivèrent sur le palier, la porte de Reine se refermasilencieusement.
*Tétanisé derrière son bureau,Blaise éteignit son écran de contrôle. Sesmains dégoulinaient, son
frontperlaitd'unesueurabondante,lorsquelasonneriedutéléphoneretentit,ilenclenchalerépondeuretentenditLuciferquileconviaitd'unevoixpeuavenanteaucomitédecrisequisetiendraitauleverdelanuitorientale.—Tuasintérêtàêtreàl'heureavecdessolutionsetunenouvelledéfinitionde«toutestprévu!»,
achevaPrésidentavantderaccrocherbrutalement.Ilsepritlatêteàdeuxmains.Tremblantdetoutsoncorps,ildécrochalecombiné,quiluiglissades
doigts.
*Michaëlregardaitlemurd'écransaccrochésenfacedelui.Ildécrochalecombinédesontéléphone
etcomposalenumérodelalignedirectedeHouston.Laligneétaitsurrépondeur.Ilhaussalesépaulesetconsultasamontre;enGuyane,ArianeVquitteraitsarampedelancementdansdixminutes.
*AprèsavoirinstalléLucassursonlit,l'épaulecaléepardeuxgroscoussins,Zofiaserenditdansla
penderie.Elles'emparadelaboîteàcoutureposéesurl'étagèresupérieure,pritunebouteilled'alcooldansl'armoireàpharmaciedelasalledebainsetretournadanssachambre.Elles'assitprèsdelui,dévissaleflaconettrempalefilàcoudredansledésinfectant.Elleessayaensuitedelefairepasserautraversdel'aiguille.—Tareprisevaêtreunmassacre,ditLucasensouriant,narquois.Tutrembles!—Paslemoinsdumonde!répondit-elle,triomphante,alorsquelelienvenaitenfindepasserdans
lechasdel'aiguille.LucaspritlamaindeZofiaetl'écartadoucement.Ilcaressasajoueetl'attiraverslui.—J'aipeurquemaprésencenesoitcompromettantepourtoi.—Jedoisavouerquelessoiréesentacompagniesontrichesenaléas.—Monemployeurn'aquefaireduhasard.—Pourquoit'aurait-ilfaittirerdessus?—Pourmemettreàl'épreuveetenarriverauxmêmesconclusionsquetoi,jesuppose.Jen'aurais
jamaisdûêtreblessé.Jeperdsdemespouvoirsàtoncontact,etjepourraispresqueprierpourquelaréciproquesoitvraie.—Qu'est-cequetucomptesfaire?
—Iln'oserapass'attaqueràtoi.Tonimmunitéangéliquelaisseàréfléchir.ZofiaregardaLucasaufonddesyeux.—Cen'estpasdeçaquejeparle,qu'est-cequenousferonsdansdeuxjours?Duboutdudoigt,ileffleuraleslèvresdeZofia ̂elleselaissafaire.—Aquoipenses-tu?demanda-t-elle,troublée,enreprenantsasuture.—LejouroùlemurdeBerlinesttombé,leshommesetlesfemmesontdécouvertqueleursruesse
ressemblaient.Dechaquecôté,desmaisonslesbordaient,desvoituresycirculaient,desréverbèresyéclairaientleursnuits.Bonheursetmalheursn'allaientpasdemême,maislesenfantsdel'Ouestcommedel'Estontréaliséquel'opposéneressemblaitpasàcequ'onleuravaitraconté.—Pourquoidis-tuça?—Parcequej'entendsRostropovitchjouerduvioloncelle!—Quelmorceau?dit-elleenachevantsontroisièmepointdesuture.—C'estlapremièrefoisquejel'entends!Etlà,tuviensdemefairemal.Zofias'approchadeLucaspourcouperlaligatureavecsesdents.Elleposasatêtesursontorseet
cette fois-ci s'abandonna.Le silence les liait. Lucas glissait les doigts de samain vaillante dans lacheveluredeZofia,berçantsatêtedecaresses.Ellefrissonna.—C'estcourtdeuxjours!—Oui,chuchota-t-il.—Nousseronsséparés.C'estinéluctable.Et,pourlatoutepremièrefois,ZofiacommeLucasredoutèrentl'éternité.—Onpourraitnégocierqu'iltelaisserepartiravecmoi?ditZofiad'unevoixtimide.—OnnenégociepasavecPrésident,surtoutquandonluiafaitdéfautetdetoutefaçonjecrains
fortquel'accèsàtonmondenesoithorsdemaportée.— Mais avant, il y avait bien des points de passage entre l'Est et l'Ouest, non ? dit-elle en
approchantànouveaul'aiguilleduborddelaplaie.Lucasgrimaçaetpoussauncri.—Là,tuesdouillet,jet'aiàpeinetouché!J'aiencorequelquespointsàfaire!Laportes'ouvritbrusquementetMathildeapparut,appuyéeaubalaiquiluiservaitdebéquille.— Je n'y suis pour rien si lesmurs de ton appartement sont en papiermâché, dit-elle en boitant
jusqu'àeux.Elles'assitaupieddulit.—Donne-moi cette aiguille, dit-elle autoritairement àZofia, et toi, approche-toi, ordonna-telle à
Lucas.Tuasunechancefolle,jesuisgauchère!Ellerecousitlesplaiesd'unemainagile.Troissuturesdechaquecôtédel'épaulesuffirentàfermer
lesblessures.—Deuxannéesdeviepasséesderrièreuncomptoir louchevousdonnentdes talentsd'infirmière
insoupçonnables,enfin,surtoutquandonestamoureusedutaulier.Acesujetd'ailleurs, j'auraisdeuxtroischosesàvousdireàtouslesdeux,avantderetournermecoucher.Aprèsjeferaitoutcequiestenmonpouvoir pourmeconvaincreque je suis en traindedormir et quedemainmatin j'aurai le plus
grandfouriredemavierienqu'enrepensantaurêvequejesuisentraindefaireencemoment.Sursabéquilledefortune,Mathilderepartitverssachambre.Surlepasdelaporteelleseretourna
pourlescontempler.—Peuimportequevoussoyezounoncequejecroisquevousêtes.Avantdeterencontrer,Zofia,je
pensaisquelesvraisbonheursdecetteterren'existaientquedanslesmauvaisbouquins,c'estcommeça, parait-il, qu'on les reconnaissait.Mais c'est toi qui m'as dit un jour que le pire d'entre nous atoujoursdesailescachéesquelquepart,qu'ilfautl'aideràlesouvriraulieudelecondamner.Alorsdonne-toiunevraiechance,parcequesij'enavaiseuuneaveclui,jepeuxt'assurer,mavieille,quejenel'auraispaslaissépasser.Quantàtoi,legrandblessé,situluifroissesneserait-cequ'uneplume,jeterefaisdespointsdesutureavecuneaiguilleàtricoter.Etnefaitespascestêtes-là,quoiqu'ilvousfailleaffronter, jevousdéfends formellementà tous lesdeuxdebaisser lesbras,parceque sivousrenoncez,c'estlemondeentierquibascule,entoutcaslemien!Laporteclaquaderrièreelle.LucasetZofiarestèrentmuets.Ilsécoutèrentsonpasquiclaudiquait
surleparquetdusalon.Desonlit,Mathildecria:—Depuisletempsquejetedisaisqu'avectesairsdesainte-nitouchetufaisaisfigured'ange!Eh
bien,maintenanttupeuxtelesgarderteshaussementsd'épaules,jen'étaispassiconnequeça!Ellepritl'interrupteurdelalampeposéesurleguéridonettiralefild'uncoupsec.Ledisjoncteur
sauta immédiatement. La lumière de la lune filtra au travers des voilages de toutes les fenêtres del'appartement.Mathildeenfouitsatêteaufonddesonoreiller.Danssachambre,ZofiaseblottitcontreLucas.LesondesclochesdeGrâceCathedralentraparlafenêtreentrouvertedelasalledebains.Ledouzièmeéchorésonnaau-dessusdelaville.Ilyeutunenuit,ilyeutunmatin...
5.
CinquièmeJour
L'aubedu cinquième jour se levait et tousdeuxdormaient.La fraîcheur dupetitmatin portait lessenteurs de l'automne par la fenêtre ouverte. Zofia se blottit contre Lucas. En gémissant,Mathildel'avaitsortiedesonrêveagité.Elles'étiraetsefigeaaussitôtenréalisantqu'ellen'étaitpasseule.Ellefitglisser lentementlacouvertureetsortitdesonlitdansseshabitsdelaveille.Àpasdeloupellegagnalesalon.—Tuasmal?—Justeunemauvaisepositionetuneviolentedouleur,jesuisdésolée,jenevoulaispasteréveiller.—Çan'aaucuneimportance,jenedormaispasvraiment.Jevaistepréparerunthé.Ellesedirigeaverslecoincuisineetcontemplalevisagemaussadedesonamie.—Tuviensdegagnerunchocolatchaud!ditelleenouvrantleréfrigérateur.Mathildetiralerideau.Danslarueencoredéserte,unhommesortaitd'unemaison,tenantsonchien
enlaisse.— J'adorerais avoir un labrador,mais à la seule idée de devoir le promener tous lesmatins je
pourraismemettreauProzacenintraveineuse,ditMathildeenabandonnantlevoilage.—Onestresponsabledecequ'onapprivoiseetçan'estpasdemoi!commentaZofia.—Tuasbienfaitdelepréciser.Vousavezdesplans,petitLuettoi?—Nousnousconnaissonsdepuisdeuxjours!Etpuisils'appelleLucas.—C'estbiencequejedis!—Non,nousn'avonspasdeplans!—Ehbien,çanepeutpasrestercommeça,onatoujoursdesplansquandonestdeux!—Ettusorsçad'où?—C'estcommeça,ilyadesimagesdebonheurquel'onn'apasledroitderetoucher,tucolories
maistudépassespasletrait!Alorsunetunégalentdeux,deuxégalecoupleetcoupleégaleprojets,c'estainsietpasautrement!Zofiaéclataderire.Lelaitgrimpadanslacasserole,elleleversadanslatasseetremualentement
lapoudredechocolat.—Tiens,boisaulieudediredesbêtises,ditelleenapportant lebreuvagefumant.Oùas-tuvuun
couple?—Tuesdésolante!Troisansquejet'entendsmeparlerdel'amour,etblablabla.Ilsserventàquoi
tescontesdeféessiturefuseslerôledelaprincessedèslepremierjourdetournage.—Quellemétaphoreromantique!
—Oui,ehbien,vamétaphoreravecluisiçanetedérangepas!Jetepréviensquesitunefaisrien,dèsquecettejambeestréparéejetelepiquesansvergogne.—Onverra.Lasituationn'estpasaussisimplequ'elleenal'air.—Tuenasdéjàvu,toi,deshistoiresd'amourquisontsimples?Zofia, jet'ai toujoursvueseule,
c'esttoiquimedisais:«Noussommesseulsresponsablesdenotrefélicité»,ehbien,mavieille,tafélicitémesuredansles1,85mpourunpetit78kilosdemuscles,alorsjet'enprie,nepassesurtoutpasàcôtédubonheur,c'estendessousqueçasepasse.—Ah!c'estvraimentmalinetdélicat!—Non,c'estpragmatiqueetjecroisque«félicité»estentraindeseréveiller,alorssitupouvais
allerlevoirmaintenant,parcequelàvraimentj'aimeraisquetumefassesunpeud'air,allez,dégagedetonsalon,ouste!Zofiahochalatêteetrepartitverssachambre.Elles'assitaupieddulitetguettaleréveildeLucas.
S'étirerenbâillantluidonnaitunealluredefélin.Ilentrouvritlesyeux.Aussitôtsonvisages'éclairad'unsourire.—Tueslàdepuislongtemps?demanda-t-il.—Commentvatonbras?— Je ne sens presque plus rien, dit-il en effectuant un mouvement de rotation de l'épaule
accompagnéd'unegrimacededouleur.—Etenversionnonmacho,commentvatonbras?—Çamefaitunmaldechien!—Alors,repose-toi.Jevoulaistepréparerquelquechose,maisjenesaispascequetuprendsau
petitdéjeuner.—Unevingtainedecrêpesetautantdecroissants.—Caféouthé?répondit-elleenselevant.Lucaslacontempla,sonvisages'étaitobscurci,illasaisitparlepoignetetlatiraverslui.— Tu as déjà eu l'impression que le monde te laisserait seule derrière lui, la sensation qu'en
regardantchaquerecoindelapiècequetuoccupesl'espaceserétrécit,laconvictionquetesvêtementsavaientvieillipendantlanuit,quedanschaquemiroirtonrefletjouelerôledetamisèresansaucunspectateur,sansquecelanet'apporteplusaucunsentimentdebien,depenserqueriennet'aimeetquetun'aimespersonne,quetoutcerienneseraquelevidedetapropreexistence?ZofiaeffleuraduboutdesdoigtsleslèvresdeLucas.—Nepensepascommeça.—Alors,nemelaissepas.—J'allaisjustetefaireuncafé.Elles'approchadelui.—Jenesaispassilasolutionexiste,maisnouslatrouverons,chuchota-t-elle.—Jenedoispaslaissercetteépaules'engourdir.Vaprendretadouche,jevaism'occuperdupetit
déjeuner.Elleacceptadebonnegrâceets'éclipsa.Lucasregardasachemisesuspendueaumontantdulit:la
manche étaitmaculée d'un sang devenu noir, il l'arracha. Il avança jusqu'à la fenêtre qu'il ouvrit etcontemplalestoitsquis'étendaientsouslui;lacornedebrumed'ungrandcargosoufflaitdanslabaie,commeenréponseauxclochesdeGrâceCathedral. Il roulaenboule le tissutachéet le jetaauloinavantde refermer le carreau.Puis il fit quelquespasvers le seuil de la salledebains et colla sonoreilleàlaporte.Leruissellementdel'eauleréchauffasoudain,ilinspiraprofondémentetsortitdelachambre.—Jevaisfaireducafé,vousenvoulez?demanda-t-ilàMathilde.Elleluimontrasatassedechocolatchaud.—J'aiarrêtélesexcitantsaveclereste,maisj'aientendupourlescrêpes,alorsjemecontenteraide
dixpourcentduhold-up.—Cinqpourcentmaximum,répondit-ilenserendantderrièrelecomptoir,etuniquementsivousme
ditesoùsetrouvelacafetière.—Lucas,hiersoir,j'aientenduquelquesbribesdevotreconversationetilyavaitvraimentdequoi
sepincer.Àl'époqueoùjemedroguais,jenedispas...jenemeseraisposéaucunequestion.Maislà,jenepensepasquel'aspirineprovoquedestripspareils,alorsdequoiparliez-vousexactement?—Nousavionsbeaucoupbutouslesdeux,nousdevionsdirepasmaldebêtises,nevousinquiétez
pas,vouspouvezcontinuerlesantalgiquessanscraintedeseffetssecondaires.Mathilderegardalavestequ'ilportaitlaveille,elleétaitsuspendueaudossierdelachaise,sondos
étaitcribléd'impactsdeballes.—Etquandvousprenezunecuite,vousfaitestoujoursunepartiedetirauxpigeons?—Toujours!répondit-ilenouvrantlaportedelachambre.—Entoutcas,elleestplutôtbiencoupéepourunevesteenkevlar,dommagequevotretailleurn'ait
pasrenforcélesépaulettes.—Jeleluiferairemarquer,comptezsurmoi.—Jecomptesurvous!Bonnedouche.Reine entra dans l'appartement, elle posa le journal et un gros sachet de pâtisseries sur la table,
dévisageantMathildeseuledanslapièce.—QuitteàfaireBed&Breakfast,autantquepersonnenecritiquelabonnetenuedupetitdéjeuner,
çapourraitnuireàmafutureclientèle,onnesaitjamais.Lestourtereauxsontréveillés?—Danslachambre!ditMathildeenlevantlesyeuxauciel.—Quandjeluiaiditquelecontrairedetoutc'estrien,ellem'avraimentpriseaupieddelalettre.—Vousn'avezpasvul'animaltorsenu!—Non,maisàmonâge,tusais,çaouunchimpanzé,çanefaitplusgrandedifférence.ReinedisposaitlescroissantssurunegrandeassietteenregardantlavestedeLucasd'unairintrigué.—Tuleurdirasqu'ilsévitentleteinturierauboutdelarue,c'estlemien!Bon,jeredescends!Etelledisparutdanslacaged'escalier.ZofiaetLucass'assirentautourdelatablepourpartageràtroislerepasdumatin.DèsqueLucaseut
avalé ladernièreviennoiserie, ils rangèrent la cuisine et installèrentMathilde confortablementdans
sonlit.Zofiadécidad'entraînerLucasdanssajournéequicommençaitparunevisiteauxdocks.Elleprit son imperméable au portemanteau, Lucas lança un regard dégoûté au veston en piteux état.Mathilde lui fit remarquerqu'unechemiseàunemancheétaitpeut-êtreunpeu troporiginalepour lequartier. Elle possédait une chemise d'homme dans ses affaires et acceptait de la lui prêter à laconditionqu'ilpromettedelaluirendretellequ'ill'avaitportée;illaremercia.Quelquesminutesplustard,ilss'apprêtaientàsortirdanslaruequandlavoixdeReinelesrappelaàl'ordre.Ellesetenait,mainssurleshanches,aumilieudel'entréeettoisaitLucas.—Àvousvoircommeça,onadebonnesraisonsdepenserquevousêtesdeconstitutionsolide,
maisn'allezquandmêmepastenterlediableenattrapantfroid.Suivez-moi!Elles'engouffradanssonappartementetouvritsavieillearmoire.Laporteenboisgrinçasurses
gonds.Reineécartaquelquesaffairespoursortirunevestequipendait suruncintre,qu'elle tenditàLucas.—Ellen'estplusdepremièrejeunesse,quoiqueleprince-de-gallesnesedémoderajamais,sivous
voulezmonavis,etpuisletweed,çatientchaud!Elle aida Lucas à passer le veston qui semblait avoir été coupé sur lui tant la carrure était
parfaitementajustéeetregardaZofia,l'œilencoin.—Necherchepasàsavoiràquielleappartenait,veux-tu!Àmonâgeonfaitcequ'onveutdeses
souvenirs.Elle se plia en deux pour prendre appui sur le rebord de la cheminée en faisant une drôle de
grimace.Zofiaseprécipitaverselle.—Qu'est-cequevousavez,Reine?—Unriendutout,justeunedouleurauventre,pasdequoit'affoler.—Vousêtestoutepâleetvousavezl'airépuisée!—Jenesuispasalléeausoleildepuisdixans,etpuisàmonâge,tusais,ilfautbienseréveiller
fatiguéeunmatinoul'autre.Netefaisdoncpasdesouci.—Vousnevoulezpasquel'onvousemmènevoirunmédecin?—Ilnemanqueraitplusqueça!Qu'ilsrestentdoncchezeuxtesdocteurs,etmoijerestechezmoi!
Iln'yaquecommeçaquejem'entendsbienaveceux.Elleleurfitunsignedelamainquivoulaitdire«allez,allez,vousavezl'airaussipressésl'unque
l'autre,partezd'ici».Zofiahésitaavantd'obtempérer.—Zofia?—Oui,Reine?—Cet albumque tu voulais tant voir, je crois que je serais contente de te lemontrer.Mais ces
photossontunpeuparticulières,jevoudraisquetulesdécouvresàlalumièredelafindujour.C'estcellequileshabillelemieux.—Commevouslevoudrez,Reine.—Alorsviensmevoiràcinqheurescesoiretsoisprécise,jecomptesurtoi.—Jeserailà,c'estpromis.—Et,maintenant, filez, tous lesdeux, jevous ai assez retardés commeça avecmeshistoiresde
vieille bonne femme ! Lucas, prenez soin de cette veste... je tenais plus que tout à l'homme qui laportait.Lorsque la voiture s'éloigna, Reine abandonna le rideau de sa fenêtre et maugréa toute seule en
arrangeantl'undesbouquetsquifleurissaientsatable.—Levivre,lecouvert,ilnerestaitplusquelelinge!IlsdescendirentCaliforniaStreet.Aufeuquimarquait l'arrêtà l'intersectiondePolkStreet, ilsse
trouvèrent juste à côté de la voiture de l'inspecteur Pilguez. Zofia baissa sa vitre pour le saluer. Ilécoutaitsaradiodebordquicrachouillaitunmessage.—Jenesaispascequisepassecettesemaine,maisilssonttousentraindedevenirfous,c'estla
cinquièmerixequidégénèredansChinatown.Jevouslaisse,passezunebonnejournée,leurdit-ilendémarrant.Lavoituredupolicierbifurquasurlagauchesirènehurlante,laleurs'arrêtadixminutesplustardau
boutduquai80.Ilsregardèrentlevieuxcargosebalancernonchalammentauboutdesescordages.—J'aipeut-êtretrouvéuneidéepourempêcherl'inévitable,ditZofia,terameneravecmoi!Lucasladévisagea,inquiet.—Oùça?—Chezlesmiens,reparsavecmoi,Lucas!—Etcomment?ParlagrâceduSaint-Esprit?réponditLucasironiquement.—Quandonneveutpasretournerchezsonemployeur,ilfautfairetoutlecontrairedecequel'on
attenddevous.Fais-toivirer!—TuaslumonCV?Tucroisquejepeuxl'effaceroulerécrireenquarante-huitheures?Etquand
bienmême,crois-tuvraimentquetafamillem'accueilleraitlesbrasgrandsouverts,lecœurauréolédebonnesintentions?Zofia,jen'auraipasfranchileseuildetamaisonqu'unehordedegardessejetterasurmoipourmerenvoyerlàd'oùjeviens,etjedoutequeleretoursefasseenpremièreclasse.— J'ai dédiémon âme aux autres, à les convaincre de ne jamais se résigner à la fatalité, alors
maintenantc'estmontour,c'estàmoidegoûteraubonheur,àmoid'êtreheureuse.Leparadisgagné,c'estd'êtredeux,jel'aimérité!—Tu demandes l'impossible, leur opposition est trop grande, jamais ils ne nous laisseront nous
aimer.—Ilsuffiraitd'unpeud'espoir,d'unsigne.Toiseulpeuxdéciderdechanger,Lucas,donne-leurune
preuvedebonnevolonté.—Jevoudraistellementquetudisesvraietquecelasoitsifacile.—Alors,essaie,jet'ensupplie!Lucass'amuïtetlesilencerégna.Ils'éloignadequelquespasversl'étraverouilléedugrandnavire.
Achaqueclaquementde ses amarresqui se tendaientdansdesgrincements sauvages, leValparaisoprenaitl'allured'unanimalquisebattraitpourlaliberté,pourchoisirsadernièredemeure:unbeaunaufragedegrandlarge.—J'aipeur,Zofia...—Moiaussi.Laisse-moit'emmenerdansmonmonde,j'yguideraichacundetespas,j'apprendraites
réveils,j'inventeraitesnuits,jeresteraiprèsdetoi.J'effaceraitouslesdestinstracés,recoudraitouteslesblessures.Tesjoursdecolère,jelieraitesmainsdanstondospourquetunetefassespasmal,jecolleraimaboucheàlatiennepourétouffertescrisetrienneseraplusjamaispareil,etsituesseulnousseronsseulsàdeux.Illapritdanssesbras,effleurasajoueetcaressasonoreilledutimbregravedesavoix.—Situsavaistouslescheminsquej'aiemployéspourarriveràtoi.Jenesavaispas,Zofia,jeme
suis trompésisouvent,et j'ai recommencéàchaquefoisavecplusde joieencore,plusdefierté.Jevoudraisquenotretempss'arrêtepourpouvoir levivre, tedécouvriret t'aimercommetulemérites,maisce tempslànous liesansnousappartenir.Jesuisd'uneautresociétéoùtoutn'estquepersonne,toutn'estqu'unique;jesuislemal,toilebien,jesuistadifférence,maisjecroisquejet'aime,alorsdemande-moicequetuveux.—Taconfiance.Ilsquittèrentlazoneportuaireetlavoitureremonta3rdStreet.Zofiacherchaitunegrandeartère,un
lieupleindepassage,traverséd'hommesetdevéhicules.
*Blaiseentradanslegrandbureau,penaud,leteintblafard.—C'estpourmoncoursparticulierd'échecs?clamaPrésident en faisant lescentpas le longde
l'infiniebaievitrée.Redéfinis-moilanotionde«mat».Blaisetiraàluiungrosfauteuilnoir.—Restedebout,crétin!Etpuisnon,finalementassieds-toi,moinsjevoistapersonnemieuxjeme
porte!Doncpourrésumerlasituation,notreéliteauraitvirédebord?—Président...—Tais-toi!Tum'asentendutedemanderdeparler?As-tuaperçusurmabouchequemesoreilles
avaientenvied'entendrelesondetavoixnasillarde?—Je...—Tutetais!PrésidentavaithurlésifortqueBlaiseenrétrécitdecinqbonscentimètres.—Iln'estpasquestionquenousleperdionsànotrecause,repritPrésident,etiln'estpasquestion
quenousperdions tout court. J'attendais cette semainedepuis l'éternité et je ne te laisserai pas toutgâcher,minuscule!Jenesaispasquelleétaittadéfinitiondel'enferjusqu'àprésent,maisj'enaipeut-êtreunenouvelleàvenirpourtoi!Tais-toiencore!Faisbienensortequejenevoieplusbougerteslèvresadipeuses.Tuasunplan?Blaisepritunefeuilleetgriffonnaquelqueslignesàlahâte.Présidents'emparadelanoteetlalut
en s'éloignant vers le bout de la table. Si la victoire semblait compromise, la partie pouvait êtreinterrompue,elleseraitalorsàrejouer.BlaiseproposaitderappelerLucasavantl'heure.Ivrederage,LuciferroulalepapierenbouleavantdelejetersurBlaise.—Lucasmelepaieratrèscher.Ramène-leiciavantlanuit,etnet'avisepasderatertoncoupcette
fois-ci!
—Ilnereviendrapasdesonpleingré.—Tusous-entendraisquesavolontéseraitsupérieureàlamienne?—Jesous-entendssimplementqu'ilfaudraqu'ilmeure...—...Enoubliantunpetitdétail...c'estdéjàfaitdepuislongtemps,imbécile!—Siuneballeapuletoucher,d'autresmoyensdel'atteindreexistent.—Alors,trouve-lesaulieudeparler!Blaises'éclipsa,ilétaitmidi.Lejours'effaceraitdanscinqheures,cequiluilaissaitpeudetemps
pourrédigerlestermesd'unredoutablecontrat.Organiserlemeurtredesonmeilleuragentnelaissaitaucuneplaceauhasard.
*LaFordétaitgaréeàl'intersectiondePolketdeCalifornia,faceàunegrandesurface.Acetteheure
delajournéelerubandevéhiculesétaitininterrompu.Zofiaavisaunhommeâgéquisemblaithésiteràs'engageravecsacannesurlepassageclouté.Letempsimpartipourfranchirlesquatrefilesétaittrèscourt.—Etquefait-onmaintenant?ditLucasd'unairdésabusé.—Aide-le!répondit-elleendésignantlevieuxpiéton.—Tuplaisantes?—Paslemoinsdumonde.— Tu veux que je fasse traverser un boulevard à un vieillard ? Ça ne me semble pas très
compliqué...—Alorsfais-le!—Ehbien,jevaislefaire,ditLucasens'éloignantàreculons.Ils'approchadel'hommeetrevintaussitôtsursespas.—Jenevoispasl'intérêtdecequetumedemandes.— Tu préfères commencer en passant l'après-midi à remonter le moral à des personnes
hospitalisées?Cen'estpastrèscompliquénonplus,ilsuffitdelesaideràfaireleurtoilette,prendrede leurs nouvelles, les rassurer sur l'évolution de leur état, t'asseoir sur une chaise et leur lire lejournal...—C'estbon!Jevaism'enoccuperdetoncrouletabille!Ils'éloignaànouveau...pourrejoindreaussitôtZofia.—Jetepréviens,silepetitmoufletenface,quijoueavecsontéléphonecaméradigitale,prendune
seulephoto,jel'envoiejouerausatellited'uncoupdepiedaucul!—Lucas!—Çava,çava,j'yvais!Sansménagement,Lucasentraînaparlebrasl'hommequiledévisageaitd'unairétonné.—Tun'étaispasvenucompterlesvoitures,àcequejesache!Alorsaccroche-toiàtacanneoutu
vasgagnerlatraverséeensolitairedeCaliforniaStreet!Lefeupassaaurougeetl'équipages'engageasurlemacadam.Àladeuxièmebandezébrée,lefront
deLucassemitàperler,àlatroisièmeileutl'impressionqu'unecoloniedefourmisavaitéludomiciledanslesmusclesdesescuisses,unecrampeviolentelesaisitàlaquatrièmebande.Soncœurbattaitlachamade et l'air peinait de plus en plus à trouver ses poumons. Avant d'atteindre le milieu de lachaussée, Lucas suffoquait. La zone protégée autoriserait une halte, imposée de toute façon par lacouleurdufeuquivenaitdevirerauvert,toutcommelevisagedeLucas.— Tout va bien, jeune homme ? demanda le vieux monsieur. Voulez-vous que je vous aide à
traverser?Restezaccrochéàmonbras,cen'estplustrèsloin.Lucass'emparadumouchoirenpapierqu'illuitendaitpourépongersonfront.—Jenepeuxpas!dit-ild'unevoixtremblotante.Jen'yarrivepas!Jesuisdésolé,désolé,désolé!Etils'enfuitencourantverslavoitureoùZofial'attendait,assisesurlecapot,brascroisés.—Tucompteslelaisserlà?—J'aifailliylaissermapeau!dit-il,haletant.Ellen'écoutamêmepas lafindesaphraseetseprécipitaaumilieudesvoituresquiklaxonnaient
pourrejoindrelaplate-formecentrale.Elleagrippalevieuxmonsieur.— Je suis confuse, terriblement confuse, c'est un débutant, c'était sa toute première fois, ditelle,
affolée.L'hommesegrattal'arrièredelatêteenregardantZofiad'unœildeplusenplusintrigué.Alorsque
lefeupassaitaurouge,LucasappelaZofia.—Laisse-lelà!cria-t-il.—Qu'est-cequetudis?—Tum'astrèsbienentendu!J'aifaitlamoitiéducheminpourtoi,àtontourdefairel'autre,vers
moi.Laisse-lelàoùilest!—Tuesdevenufou?—Non,logique!J'ailudansunmagnifiquelivredeHiltonqu'aimerc'estpartager,fairechacunun
pasversl'autre!Tum'asdemandél'impossible, jel'aifaitpourtoi,accepteaussiderenonceràunepartdetoi-même.Laissecethommelàoùilest.C'estlepetitvieuxoumoi!Levieilhommetapotal'épauledeZofia.—Jeneveuxpasvous interrompre,mais vous allezvraiment finir parmemettre en retard avec
toutesvoshistoires.Allezdoncrejoindrevotreami!Etsansplusattendre,l'hommetraversal'autremoitiédel'avenue.ZofiaretrouvaLucasadosséàlavoiture,elleavaitleregardtriste.Illuiouvritlaportière,attendit
qu'elles'asseyeetpritplacederrièrelevolant,maislaFordrestaimmobile.—Nemeregardepascommeça,jesuissincèrementnavrédenepasavoirpuallerjusqu'aubout,
dit-il.Elleinspiraprofondémentpourluirépondre,songeuse:—Ilfautcentanspourquepousseunarbre,quelquesminutesseulementpourlebrûler...—Sûrement,maisoùveux-tuenvenir?
—Jeviendraivivredanstamaison,c'esttoiquim'yemmèneras,Lucas.—Tun'ypensespas!—Bienplusquetunel'imagines.—Jenetelaisseraipasfaireça,enaucuncas.—Jereparsavectoi,Lucas,unpointc'esttout.—Tun'yarriveraspas.— C'est toi qui m'as dit de ne pas me sousestimer. C'est un vrai paradoxe, mais les tiens
m'accueillerontàbrasouverts!Apprends-moilemal,Lucas!Ilregardalonguementsabeautésingulière.Perduedanslesilenced'unentre-deux-univers,elleétait
résolueàunvoyagedontelleignoraitladestinationmaisdontl'intentionluiôtaittoutepeur.Et,pourlapremièrefois,l'enviedevintplusfortequelaconséquence,pourlapremièrefois,aimerprenaitunsensdifférentdetoutcequ'elleavaitpuimaginer.Lucasrepritlarouteetroulaàviveallureverslesbasquartiers.
*Surexcité,Blaisedécrochasontéléphoneetbafouillaqu'onluipassePrésident,ouplutôtqu'on le
prévienne de sa visite imminente. Il essuya ses mains sur son pantalon et retira la cassette del'enregistreur.Trottinantverslefondducouloiraussivitequesespetitesjambesleportaient,Blaiseavaitvraimenttoutducanard.Aussitôtaprèsavoirfrappé,ilentradanslebureaudePrésident,quilereçutenlevantunemainenl'air.—Tais-toi!Jesaisdéjà!—J'avaisraison!neputs'empêcherdeclamerl'ineffableBlaise.—Peut-être!réponditPrésidentd'unairhautain.Blaisefitunpetitsautdecontentementettapadanssonpoingdetoutessesforces.—Vousl'aurezvotreéchecetmat!jubilait-ild'unevoixcomblée.Parcequej'avaisvujuste,Lucas
estunpurgénie!Ilaconvertileuréliteànosdesseins,quellesublimevictoire!Blaisedéglutitavantdereprendre:—Ilfautinterromprelaprocédureimmédiatement,maisj'aibesoindevotresignature.Luciferselevapourallermarcherlelongdelabaievitrée.—MonpauvreBlaise,tuessibêteque,certainsjours,jemedemandesitaprésenceicin'estpas
uneerreurd'orientation.Aquelleheureseraexécuténotrecontrat?—L'explosionauralieuàdix-septheuresprécises,répondit-ilenconsultantfébrilementsamontre....Cequi leur laissaitexactementquarante-deuxminutespourannuler l'opérationqueBlaiseavait
savammentpréparée.—Nousn'avonspasunesecondeàperdre,Président!—Nous avons tout le temps, nous assurerons notre victoire sans prendre le moindre risque de
rédemption.Nousnechangeonsrienàcequiétaitprévu...àundétailprès...,ajoutaSatanensefrottantlementon,nouslesramèneronstouslesdeux,àcinqheuresprécises!
—Maisquelleseralaréactiondenotreadversaire?demandaBlaisequicédaitàl'affolement.—Unaccidentestunaccident!Cen'estquandmêmepasmoiquiaiinventélehasard,àcequeje
sache?Prépareuneréceptionpourleurarrivée,tun'asquequaranteminutes!
*LecroisementdeBroadwayetdeColombusAvenueétaitdepuistoujourslelieudeprédilectionde
touslesvicesdugenrehumain:ladrogue,lescorpsdefemmesetd'hommesabandonnésparlavies'yéchangeaientàl'abridesregardsindiscrets.Lucasserangeaàl'entréed'uneruelleétroiteetsombre.Sousunescalierdélabréunejeuneprostituéesubissaitlesbrutalitésdesonsouteneurquiluiinfligeaitunecorrectionmagistrale.—Regardebien,ditLucas!Levoilàmonunivers,l'autrevisagedelanaturehumaine,celuiquetu
veuxcombattre.Vacherchertapartdebontédanscetasd'immondices,ouvretesyeuxengrand,sanscompromis,tuverraslapourriture,ladéchéance,laviolenceàsonétatbrut.Laputainquimeurtdevanttoisefaitsouiller,dérouilleràencrever,sansopposerderésistanceàl'hommeàquionl'avendue.CommecetteTerre,illuirestequelquesinstantsdevie,quelquesfrappesencoreetellerendrasonâmedéchue.Voilàlaraisondecepariterriblequinouslie.Tuvoulaisquejet'apprennelemal,Zofia?Ilme suffit d'une leçon pour que toute sa dimension t'appartienne et te compromette pour toujours.Traversecetteruelle,acceptedenepasintervenir,tuverras,c'estd'unesimplicitédéconcertantedenerienfaire;faiscommeeux,passetonchemindevantcettemisère,jet'attendraidel'autrecôté;quandtuserasarrivée là-bas, tuauraschangé.Cepassage,c'estceluide l'entre-deux-mondes, sansespoirderetour.Zofia descendit de la voiture, qui s'éloigna.Elle s'engageadans unepénombreoù chaquepas lui
semblaitpluslourd.Elleportasonregardauloinetdetoutessesforceselleessayaderésister.Soussespieds,laruelles'étendaitàl'infinienuntapisdedétrituséparsquimaculaientlepavétortueux.Lesmursétaientnoir-de-gris,ellevitSarah,laprostituée,accabléeparlescoupsquipleuvaienten
rafales.Saboucheétaitmeurtriedemultiplesblessuresdonts'échappaitunsangfilant,aussinoirquel'abîme,satêtechancelait,sondosn'étaitquedéchirures,sescôtescraquaientl'uneaprèsl'autresousledéchaînementdesviolences,maissoudainementelleluttait.Elleluttaitpournepastomber,nepaslaisser sonventreà lamercides talonnadesqui achèveraient lepeudeviequi lui restait.Lepoinglancésursamâchoireenvoyasatêteheurterlemur,lechocfutinouï,larésonanceàl'intérieurdesoncrâne,terrible.Sarahlavit,commeuneultimelueurd'espoir,commeunmiracleoffertàcellequicroyaitenDieu
depuisjamais.AlorsZofiaserralesdents,lespoings,passasonchemin...etralentit.Derrièreelle,lafemmemitungenouàterre,netrouvantpluslaforcemêmedegémir.Zofianevoyaitpaslamaindel'homme qui se levait comme un maillet au-dessus de la nuque résignée de la prostituée. Dans unbrouillarddelarmes,submergéed'unenauséeindicible,ellereconnutàl'autreboutdelaruellel'ombredeLucasquil'attendait,lesbrascroisés.Elles'arrêta,sonêtretoutentiersefigeaetellehurlasonnom.Dansuncrid'unedouleurqu'ellene
pouvait imaginer, elle l'appela si fortqu'elledéchira tous les silencesdumonde,condamna tous lesabîmes,letempsd'unefractiondesecondequepersonnenevit.Lucascourutjusqu'àelle,ladépassaetsaisitl'homme,qu'ilenvoyarouleràterre.Cedernierserelevaaussitôtetfonçaverslui.Laviolence
deLucasfutindescriptibleetl'hommesedisloqua.Ensevidantdesonsang,iltrahissaitlatragédiedesonarrogancedéfaite,ultimeterreurqu'ilemportaitdanslamort.Lucass'accroupitdevantlecorpsinanimédeSarah.Ilpritsonpouls,glissasesmainssouselleetla
soulevadanssesbras.—Viens,dit-ilàZofiad'unevoixdouce.Nousn'avonspasdetempsàperdre,tuconnaismieuxque
personnelechemindel'hôpital,jevaisconduire,tumeguideras,tun'espasenétat.Ils allongèrent la jeune femme sur la banquette, Zofia prit le gyrophare dans la boîte à gants et
enclencha la sirène. Il était seize heures trente, la Ford filait à toute allure vers le San FranciscoMémorialHospital,ilsyseraientdansmoinsd'unquartd'heure.Dèssonarrivéeauxurgences,Sarahfutimmédiatementpriseenchargepardeuxmédecinsdontun
réanimateur.Ellesouffraitd'unenfoncementdelacagethoracique,lesradioscrâniennesrévélèrentunhématomeaulobeoccipitalsanslésioncérébraleapparenteetunpolytraumatismefacial.Unscannerconfirmeraitquesesjoursn'étaientpasendanger.Ils'enétaitfalludepeu.LucasetZofiaquittèrentleparking.—Tuespâlecommeunlinceul,cen'estpastoiquil'asfrappé,Zofia,c'estmoi.—J'aiéchoué,Lucas,jenesuispaspluscapablequetoidechanger.—Jet'auraishaïed'avoirréussi.C'estcequetuesquimetouche,Zofia,pascequetudeviendrais
pourt'accommoderdemoi.Jeneveuxpasquetuchanges.—Alorspourquoituasfaitça?—Pourquetucomprennesquemadifférenceestaussilatienne,pourquetunemejugespasplus
que je ne te juge, parce que ce temps qui nous éloigne en nous faisant défaut pourrait aussi nousrapprocher.Zofiaavisalapenduletteincrustéedansletableaudebordetsursauta.—Qu'est-cequetuas?— Je vaismanquer à la promesse que j'ai faite àReine, et je vais lui faire de la peine. Je sais
qu'elleadûpréparerunthé,cuisinersessabléstoutl'après-midi,etqu'ellem'attend.—Cen'estpassigrave,ellet'excusera.—Oui,maiselleseradéçue,jeluiavaisjuréd'êtreponctuelle,c'étaitimportantpourelle.—Quandaviez-vousrendez-vous?—Àdix-septheuresprécises!Lucas regarda samontre, il était cinq heuresmoins dix, et le trafic devant eux leur laissait peu
d'espoird'honorerlapromessedeZofia.—Tuaurasunquartd'heurederetardtoutauplus.—Ilseratroptard,lejourseratombé.Elleavaitbesoinpourmemontrersesphotosd'unecertaine
lumière,commed'unsoutien,unprétexteàouvrircertainespagesdesamémoire.J'aitellementœuvrépourquesoncœurselibère,jeluidevaisd'êtreàsescôtés.Jenesuisvraimentplusgrand-chose.LucasregardasamontreetcaressalajouedeZofiaenfaisantlamoue.—Onvarefaireunpetittourdemanègeengyrophareetensirène,ilnousresteseptminutespour
êtredanslestemps,vraimentpasdequoienfairetouteuneéternité!Accrochetaceinture!
LaForddéboîtaaussitôt sur la filedegaucheet remontaCaliforniaStreet à touteallure.Dans lenorddelaville,touslesfeuxs'alignèrentpourformerunealléemagistraledefanauxrouges,libéranttouslescarrefourssurleurpassage.
*—Oui,oui,j'arrive!réponditReineàlapetitesonnettequicarillonnaitl'achèvementdelacuisson.Ellesebaissapoursortirlapâtisseriedelagazinière.Laplaquechaudeétaitbientroplourdepour
qu'ellepuisse la tenird'une seulemain.Elle laissa laportedu fourouverteetdéposa lagalette surl'établienémail.Prenantgardedenepassebrûler,ellelafitglissersuruneplanchedebois,pritunelamelargeetfineetcommençaàdécouperdesparts.Elleépongeasonfrontetsentitquelquesgouttesquifuyaientdanssanuque.Ellen'avaitjamaisdesueur:sansdouteétait-cecettepesantefatiguequil'avait saisie lematinetne l'avaitpasquittéedepuis.Elleabandonna legâteauun instantpourallerdanssachambre.Uncourantd'airentraalorsdanslapièceettourbillonnajusquederrièrelecomptoir.QuandReinerevint,elleregardal'horloge,pressantlepaspourdisposerlestassessurleplateau.Danssondos,l'unedesseptbougiesposéessurleplandetravails'étaitéteinte,cellequiétaitleplusprèsdelacuisinièreàgaz.
*La Ford bifurqua dansVanNess et Lucas profita du virage pour consulter samontre, ils avaient
encorecinqminutesdevanteuxpourêtreàl'heure,l'aiguilleducompteurgrimpad'uncran.
*Reineavançavers lavieillearmoireet enouvrit laportequigrinçade tout sonbois.Samainsi
jolimenttachéeparlesannéessefaufilasouslapiledelingeendentelled'antan,lesdoigtsfragilesserefermèrentsurleregistreencuircraquelé.Ellefermasespaupièresethumalacouverturedurecueilavantdeleposeràmêmelesol,surletapisaumilieudusalon.Ilneluirestaitplusqu'àfairechaufferl'eauet toutserait finprêt,Zofiaarriveraitd'uneminuteà l'autre ;ellesentitsoncœurbattreunpeuplusviteets'attachaàcontrôlerl'émotionquilagagnait.Elleretournaverslacuisineetsedemandaoùelleavaitbienpurangerlesallumettes.
*Zofia s'accrochait dumieux qu'elle le pouvait à la dragonne au-dessus de la portière, Lucas lui
sourit.—Situsavaislenombredevoituresquej'aiconduites,jen'enaijamaisérafléuneseule!Encore
deuxpetitsfeuxetnousarriveronsdanstarue.Détends-toi,iln'estquecinqheuresmoinsdeux.
*Reinefouillaletiroirdubuffet,puisceluideladesserte,enfinceuxdugarde-manger,sansrésultat.
Elle tira le rideau sous le comptoir et regarda attentivement sur les étagères. En se relevant elleressentitcommeunlégervertigeetsecoualatêteavantdecontinuersesrecherches.—Maisoùai-jebienpulesmettre?maugréat-elle.Elleregardaautourd'elleettrouvaenfinlapetiteboîteposéesurlereborddelacuisinière.—Etl'eau,tulaverraisdevantlamer?sedit-elleentournantlamolettedubrûleur.
*Lespneusdelavoiturecrissèrentdanslacourbe,Lucasvenaitdes'engagerdansPacificHeightset
lamaisonn'étaitplusqu'àcentmètres.IlannonçafièrementàZofiaqu'aupireelleauraitquinzepetitessecondesderetard.Ilcoupalasirène...et,danssacuisine,Reinecraqual'allumette.L'explosionsoufflainstantanémenttouteslesvitresdelamaison.Lucasappuyadesdeuxpiedssurla
pédaledufrein,laFordfituneembardée,évitantdejustesselaported'entréeexpulséeaumilieudelarue.ZofiaetLucasseregardèrent,horrifiés,lerez-de-chausséeétaitlaproiedesflammes,illeurétaitimpossibledefranchiruntelmurdefeu.Ilétaitdix-septheures...justepasséesdequelquessecondes.Mathildeavaitétéprojetéeaumilieudusalon.Autourd'elle,toutétaitrenversé:lepetitguéridon
gisaitsursoncôté,lecadreau-dessusdelacheminées'étaitbriséentombant,éparpillantmilleéclatsde verre sur le tapis. La porte du réfrigérateur pendait sur ses gonds, le grand lustre se balançait,dangereusementaccrochéaudominodesfilsélectriques.Uneâcreodeurdefumées'infiltraitdéjàparleslambourdesduplancher.Mathildeseredressaetpassasesmainssursonvisagepourenchasserlapoussièredusinistre.Sonplâtreétaitfissurésurtoutesalongueur.Déterminée,elleenécartalesbordset le jeta loin devant elle. Réunissant toutes ses forces, elle prit appui sur le dossier de la chaiserenversée et se releva. Elle se faufila en boitant parmi les décombres, toucha la porte d'entrée et,commecelle-cin'étaitpaschaude,ellesortitsurlepalieretavançajusqu'àlabalustrade.Sepenchant,elle avisa le chemin qu'elle pourrait se frayer au travers des nombreux foyers de l'incendie, puisentrepritdedescendre l'escalier, ignorant lesfulgurancesdanssa jambe.Latempératuredans lehallétait insoutenable, il luisemblaitquesessourcilsetsescheveuxallaients'embraserd'unesecondeàl'autre. Devant elle, une poutre incandescente se décrocha du plafond, entraînant dans sa chute unepluie de braises rougeoyantes. Le concert des craquements de bois était assourdissant, l'air qu'elleaspirait lui brûlait les poumons, à chaque inspiration Mathilde s'asphyxiait. La dernière marcheréveillatropvivementsadouleur,ellefléchitets'étaladetoutsonlong.Aucontactdusol,elleprofitadupeud'oxygènequirestaitdanslapièce.Elleinspiraetexpiraauprixdegrandsefforts,etrecouvrasesesprits.Sursadroite,lemurétaitéventré,illuisuffiraitderamperquelquesmètrespoursauversavie,maissursagauche,àmêmedistance,Reinegisaitsurledos.Leursregardssecroisèrentautraversd'unvoiledefumée.D'ungestedelamain,Reineluiditdes'enalleretluimontralepassage.Mathilde se releva en hurlant sa douleur. Contractant sesmâchoires à s'en briser les dents, elle
avança vers Reine. Chaque pas infligeait un coup de poignard dans sa chair. Elle repoussa leslambeaux de boiseries léchés par le feu et continua d'avancer. Elle entra dans l'appartement ets'allongeaàcôtédeReinepourreprendresonsouffle.—Jevaisvousaideràvousrelever,etvousvousaccrocherezàmoi,ditMathildeenhaletant.Reineclignadesyeuxensigned'acquiescement.Mathildepassasonbrassouslanuquedelavieille
dameetentrepritdelasoulever.Lasouffrancefutinsoutenable,uneconstellationd'étoilesl'éblouit,elleperditl'équilibre.—Sauve-toi,ditReine,nediscutepasetparsd'ici.DisdemapartàZofiaquejel'aime,disluiaussi
que j'ai adoré mes conversations avec toi, que tu es très attachante. Tu es une fille formidable,Mathilde,tuasuncœurgroscommeunananas,alorsessaiejustedemieuxchoisirceluiàquituoffresdes quartiers, allez, file tant qu'il est temps.De toute façon, je voulais qu'on dispersemes cendresautourdemamaison,alors,àquelquesdétailsprès,j'auraiétéexaucée.—Vouscroyezqu'ilyaunepetitechancepourque jesoismoins têtuequevousàvotreâge?Je
reprendsmonsouffleetonrecommencedansdeuxsecondes,onpartirad'icitouteslesdeux...oupas!Lucasapparutdansl'embrasure,ilavançaitverselles.Ils'agenouilladevantMathildeetluiexpliqua
commenttoustroissortiraientdubrasier.Ilôtalevestonentweed,couvritlatêtedeReinepourprotégersonvisage,lapritdanssesbrasetse
releva.Quandildonnalesignal,Mathildes'accrochaàseshanchesetlesuivit,parfaitementcolléeàsoncorpsquifaisaitécran.Quelquessecondesplustard,touslestroiséchappaientàl'enfer.Lucas retenaitReinedans sesbras,Mathilde s'abandonna à ceuxdeZofia qui avait accouruvers
elle.Les sirènesdes secours se rapprochaient.Zofiaallongeasonamiesur lapelousede lamaisonvoisine.ReineouvritlesyeuxetregardaLucas,unsouriredemaliceaucoindeslèvres.—Sionm'avaitditqu'unbeaujeunehommecommeça...Maisunequintedetouxl'empêchadepoursuivre.—Gardezvosforces!—Ça tevaplutôtbien le côtéprincecharmant,mais tudois êtredrôlementmyopequandmême,
parceque,franchement,autourdetoiilyabienmieuxquecequetuasdanslesbras.—Vousavezbeaucoupdecharme,Reine.—Oui,sûrementautantqu'unevieillebicyclettedansunmusée!Nelaperdspas,Lucas,ilyades
erreursqu'onnesepardonnejamais,crois-moi!Maintenant,situvoulaisbienmereposer,jecroisquequelqu'und'autrevavenirmechercher!—Neditespasdebêtises!—Ettoi,n'enfaispas!Lessecoursvenaientd'arriver.Lespompierss'attaquèrentaussitôtàl'incendie.Pilguezcourutvers
MathildeetLucass'avançavers lesbrancardiersquipoussaientunecivière. Il lesaidaàyallongerReine.Zofialerejoignitetgrimpadansl'ambulance.—Retrouvons-nousàl'hôpital,jeteconfieMathilde!Unpolicieravaitdemandéunesecondeambulance,Pilguezfitannulerl'ordre,pourgagnerdutemps
ilconduiraitMathildeluimême.IlenjoignitLucasdelesuivreettousdeuxlaprirentsousl'épaulepourl'installeràl'arrièreduvéhicule.L'ambulancedeReineétaitdéjàloin.Unmaelstrômdelumièresbleuesetrougesscintillaitdansl'habitacle,Reineregardaparlafenêtreet
serralamaindeZofia.—C'estdrôle,lejouroùl'ons'enva,onpenseàtoutcequel'onn'apasvu.—Jesuislà,Reine,murmuraZofia,reposezvous.—Toutesmesphotosontbrûlémaintenant,saufune.Jel'aigardéecachéesurmoitoutemavie,elle
étaitpourtoi,jevoulaisteladonnercesoir.Reinetenditsonbrasetouvritsamainquinecontenaitqueduvide.Zofialaregarda,interloquée,
Reineluisouritenretour.—Tuascruquej'avaisperdulaboule,hein?C'estlaphotodel'enfantquejen'aijamaiseu,elle
auraitétécertainementmaplusbelle.Prends-laetmets-laprèsdetoncœur,elleatellementmanquéaumien.Zofia, je sais que tu ferasun jourquelque chosequime rendra fièrede toi pour toujours.Tuvoulaissavoirsi leBachertn'étaitqu'un joliconte?Jevais tedire lavérité.C'estàchacund'entrenousderendresonhistoirevraie.Nerenoncepasàtavieetbats-toi.Reineluicaressalajouetendrement.—Etapproche-toiquejet'embrasse,situsavaiscommejet'aime,tum'asdonnédevraiesannéesde
bonheur.ElleserraZofiadanssesbrasetluioffritdanscetteétreintetouteslesforcesquiluirestaient.—Jevaismereposerunpeumaintenant,jevaisavoirpleindetempspourmereposer.Zofia inspiraprofondémentpour retenir ses larmes.Elleposasa tête sur lapoitrinedeReinequi
respiraitlentement.L'ambulanceentradanslesasdesurgences,etlesportess'ouvrirent.OntransportaReine,etpourlasecondefoisdelasemaineZofias'assitdanslasalled'attenteréservéeauxfamillesdespatients.Àl'intérieurdelamaisondeReine,lacouvertureencuircraqueléd'unvieilalbumfinissaitdese
consumer.Lesportescoulissèrent ànouveaupour laisserMathildeentrerdans le sas, soutenueparLucaset
Pilguez.Uneinfirmièreseprécipitaverseuxenpoussantunechaiseroulante.—Laisseztomber!ditPilguez.Ellenousamenacésderepartirsionlamettaitlà-dessus!Lanurserécitaparcœurlerèglementdesadmissionsàl'hôpitaletMathildeserangeaauxraisons
desassurancesens'installantdemauvaisegrâcedanslefauteuil.Zofiaserenditauprèsd'elle.—Commenttesens-tu?—Commeuncharme.UninternevintchercherMathildeetl'emmenaversunesalled'examen.Zofiapromitdel'attendre.—Pastroplongtemps!ditPilguezdanssondos.Zofiaseretournaverslui.—Lucasm'atoutditdanslavoiture,ajoutat-il.—Qu'est-cequ'ilvousadit?—Quecertainesaffaires immobilièresne luiavaientpasvaluquedesamis!Zofia, jepense très
sérieusementquevousêtesl'uncommel'autreendanger.Lorsquej'aivuvotreamiaurestaurantilyaquelquesjours,jepensaisqu'iltravaillaitpourlegouvernementetnonqu'ilvenaitvousyvoir.Deuxexplosionsaugazenunesemaine,endeuxendroitsoùvousvoustrouviez,çafaitbeaucouppourunecoïncidence!—Lapremièrefois,aurestaurant,jecroisquec'étaitvraimentunaccident!ditLucasdel'autrebout
delasalle.—Peut-être! reprit l'inspecteur.Entoutcas,c'estdutravaildegrandprofessionnel,nousn'avons
pas retrouvé lemoindre indice qui permette de supposer qu'il s'agisse d'autre chose. Ceux qui ontmontécescoupssontdémoniaques,etjenevoispascequilesarrêteratantqu'ilsn'aurontpasatteintleurbut.Ilvafalloirvousprotéger,etm'aideràconvaincrevotrepetitcamaradedecollaborer.—Ceseradifficile.—Faites-leavantqu'ilnem'aitfoutulefeuàtouslesquartiersdelaville!Enattendantjevaisvous
mettre en sécurité pour la nuit. Le directeur du Sheraton de l'aéroport me doit quelques retoursd'ascenseur, c'est le moment d'appuyer sur le bouton ! Il saura vous réserver un accueil des plusconfidentiels.Jeluipasseunappeletjevousemmène.Allezdireaurevoiràvotrecopine.Zofiasoulevalerideauetentradansleboxd'examen.Elles'approchadesonamie.—Quellessontlesnouvelles?—Rienquedubanal!réponditMathilde.Jevaisavoirunplâtretoutneuf;ilsveulentmegarderen
observationpourêtresûrsquejen'aipasinhalétropdefuméestoxiques.Lespauvres,s'ilssavaientceque j'ai pu avaler comme trucs toxiques dans ma vie, ils ne seraient pas si inquiets. Comment vaReine?—Pastrèsbien.Elleestauservicedesgrandsbrûlés.Elledort,onnepeutpaslavoir,ilsl'ontmise
dansunechambrestérile,auquatrièmeétage.—Tuviendrasmechercherdemain?Zofialuitournaledosetregardalepanneaulumineuxoùétaientaccrochéeslesradiographies.—Mathilde,jenecroispasquejepourraiêtrelà.—Jenesaispaspourquoi,mais jem'endoutaisunpeu.C'est le lotde l'amitiédese réjouirque
l'autre rompeun joursoncélibat,mêmequandcela renvoieàsapropresolitude.Nosmomentsvontrudementmemanquer.—Amoiaussi.Jevaispartirenvoyage,Mathilde.—Longtemps?—Oui,assezlongtemps.—Maistureviendrasquandmême?—Jen'ensaisrien.LesprunellesdeMathildes'embrumèrentdechagrin.—Jecroisquejecomprends.Vis,maZofia,l'amourestcourt,maislessouvenirsdurentlongtemps.ZofiapritMathildedanssesbrasetlaserratrèsfort.—Tuserasheureuse?demandaMathilde.—Jenesaispasencore.
—Onpourrasetéléphonerdetempsentemps?—Non,jenepensepasquecelaserapossible.—C'estsiloinqueçal'endroitoùilt'emmène?—Encoreplusloin.Jet'enprie,nepleurepas.—Jenepleurepas,c'estcettefuméequicontinueàpiquer,allez,filed'ici!—Prendssoindetoi,ditZofiad'unevoixdouceens'éloignant.Ellesoulevalerideauetregardaànouveausonamie,lesyeuxpleinsdetristesse.—Tuvaspouvoirtedébrouillertouteseule?—Toiaussi,prendssoindetoi...pourunefois,ditMathilde.Zofiasourit,etlevoileblancretomba.L'inspecteurPilguezétaitauvolant,Lucasassisàcôtédelui.Lemoteurtournaitdéjà.Zofiamontaà
l'arrière.Levéhiculequittal'auventdesurgencesetpritladirectiondel'autoroute.Personneneparlait.Zofia,lecœurtroplourd,revivaitquelquessouvenirsprojetéssurlesfaçadesetlescarrefoursqui
défilaientparlafenêtre.Lucasinclinalerétroviseurpourlaregarder,Pilguezfitlamoueetleremitenplace.Lucaspatientaquelquessecondesetletournaànouveau.—Çavousdérangequejeconduise?râlaPilguezenleremettantdanslebonsens.Il abaissa le pare-soleil côté passager, ouvrit lemiroir de courtoisie et reposa sesmains sur le
volant.Lavoiturequitta laHighway101à lahauteurdeSouthAirportBoulevard.Quelques instantsplus
tard,PilguezserangeaitsurleparkingduSheraton.Le directeur de l'hôtel leur avait réservé une suite au sixième étage, le plus haut. Ils avaient été
enregistrésdansl'établissementaunomdeOliveretMarySweet.Pilguezavaithaussélesépaulesenexpliquantqu'iln'yavaitriendemieuxpourattirerl'attentionquelesDoeet lesSmith.Avantdeleslaisser,illeurrecommandadenepasquitterleurchambreetdefaireappelauroomservicepourserestaurer.Illeurdonnalenumérodesonbeeperetlesinformaqu'ilviendraitleschercherlelendemainavantmidi.S'ilss'ennuyaient,ilspourraientcommencerlarédactiond'unrapportsurlesévénementsdelasemaine,ceseraitautantdetravailenmoinspourlui.LucasetZofialeremercièrentsuffisammentpourqu'ilensoitgênéetilpartit,laminebourrue,agrémentantson«aurevoir»dequelques«Çava,çava».Ilétaitvingt-deuxheures,laportedelasuiteserefermaitsureux.Zofiaserenditàlasalledebains.Lucass'allongeasurlelit,pritlatélécommandeetfitdéfilerles
chaînes.Lesprogrammeslefirentrapidementbâiller.Iléteignitlatélévision.Ilentendaitl'eaucoulerderrière la porte, Zofia prenait une douche.Alors, il regarda la pointe de ses chaussures, remit enplace le reversdesonpantalon,enépousseta lesdeuxgenouxet tira sur lepli. Il se leva,ouvrit leminibar,qu'ilrefermaaussitôt,avançaprèsdelafenêtre,soulevalevoilage,avisaleparkingdésertetretournas'allonger.Ilobservasacagethoraciquequisegonflaitetsedégonflaitaufuretàmesuredesmouvementsdesarespiration,soupira,inspectal'abat-jourdelalampedechevet,déplaçalecendrierlégèrementsur ladroiteetfitcoulisser le tiroirdela tabledelanuit.Sonattentionfutattiréepar lapetitecouverturecartonnéedel'ouvrage,gravéeausigledel'hôtel;illepritetcommençaàlire.Lespremièreslignesleplongèrentdansuneffroiabsolu.Ilcontinuasalectureentournantlespagesdeplusenplusvite.Auseptièmefeuillet,ilselevahorsdeluietallafrapperàlasalledebains.
—Jepeuxentrer?—Uneseconde,demandaZofiaenenfilantunpeignoir.Elleouvritetletrouvafulminant,faisantlescentpasauseuildelaporte.—Qu'est-cequ'ilya?demanda-t-elle,inquiète.—Ilyaquepluspersonnenerespecterien!Ilagitalepetitlivrequ'iltenaitdanslamainetpoursuivitendésignantlacouverture:—CeSheratonaentièrementpompélelivredeHilton!Etjesaisdequoijeparle,c'estmonauteur
préféré.Zofialuipritl'ouvragedesmainsetleluirenditaussitôt.Ellehaussalesépaules:—C'estlaBible,Lucas!Asonairinterrogatif,elleajoutad'unairdésolé:—Laissetomber!Ellen'osaitpas luidirequ'elleavait faim, il ledevinaà la façondontelle feuilletait le livretdu
serviced'étage.—Ilyaunechosequejevoudraiscomprendreunebonnefoispourtoutes,demanda-t-elle.Pourquoi
mettent-ilsdeshorairesdevantlesmenus?Çasous-entendquoi?Quepassédixheurestrentelematinilsdoiventabsolumentrangerleurscornflakesdansuncoffre-fortavecuneserrureàhorodateurquines'ouvrira plus avant le lendemain ?C'est bizarre, quandmême !Et si tu as envie de céréales à dixheures trente,maisdusoir !Et regarde, ils fontpareilavec lescrêpes !De toute façon, tun'asqu'àmesurerlalongueurducordondeleursèchecheveuxdanslasalledebainsettuastoutcompris!Celuiquiainventélesystèmedevaitêtrechauve; ilfautquetutecollesàdixcentimètresdumurpourteréchaufferunemèche.Lucaslapritdanssesbrasetlaserracontreluipourlacalmer.—Tuesentraindedevenirexigeante!Elleregardaautourd'elleetrougit.—Peut-être!—Tuasfaim!—Pasdutout!—Jecroisquesi!—Unpetitquelquechoseàgrignoteralors,maispourtefaireplaisir.—DesFrostiesoudesSpécialK?—Ceuxquifont«Snap,Crackle,Pop»quandtulescroques?—RiceKrispies!Jem'enoccupe.—Sanslait!—Pasdelaitage,accordaLucasendécrochantletéléphone.—Maisdusucre,pleindesucre!—Jem'enoccupeaussi!Ilraccrochaetvints'asseoiràcôtéd'elle.
—Tunet'esriencommandé?dit-elle.—Non,jen'aipasfaim,réponditLucas.Après que le room service eut délivré sa commande, elle prit une serviette-éponge et dressa le
couvert sur le lit. À chaque cuillerée avalée, elle en enfournait une dans la bouche de Lucas quil'acceptaitdebonnegrâce.Unéclairzébralecieldanslelointain.Lucasselevaetfermalesrideaux.Ilrevints'allongerprèsd'elle.—Demain,jetrouveraiunesolutionpourquenousleuréchappions,ditZofia.Ildoitbienyavoirun
moyen.—Nedisrien,murmuraLucas.J'auraisvouludesdimanchesfantastiques,vivredesdemainsavec
toienrêvantqu'ilyenauraitpleind'autres,maisilnenousrestequ'uneseulejournée,etcelle-là,jeveuxquenouslavivionsvraiment.LepeignoirdeZofiasedéfitlégèrement,ilenrefermalespans,elleposaseslèvressurlessiennes
etmurmura:—Déchois-moi!—Non,Zofia,lespetitesailestatouéessurtonépauletevonttropbienetjeneveuxpasquetules
brûles.—Jeveuxrepartiravectoi.—Pascommeça,paspourça.Ilcherchaàtâtonsl'interrupteurdelalampe,Zofiaseblottittoutcontrelui.Danssachambred'hôpital,Mathildeéteignit la lumière.Cettenuitencore,elles'endormirait juste
au-dessusdulitdeReine.Lesclochesdelacathédralesonnèrentminuit.Ilyeutunenuit,ilyeutunmatin...
6.
SixièmeJour
Elle s'était avancée jusqu'à la fenêtre sur la pointe des pieds. Lucas dormait encore. Elle avaitouvertlesrideauxsurl'aubed'unmatindenovembre.ElleregardalesoleilquiperçaitlabrumeetseretournapourcontemplerLucasquis'étirait.—Tuasdormi?demanda-t-il.Elles'enrouladanssonpeignoiretcollasonfrontàlavitre.—Jet'aicommandéunpetitdéjeuner,ilsnevontpastarderàfrapper,jevaisallermepréparer.—C'estsiurgentqueça?dit-ilenprenantsonpoignetpourl'entraînerverslui.Elles'assitsurleborddulitetpassasamaindanslescheveuxdeLucas.—Tusaiscequec'estqueleBachert?luidemanda-t-elle.—Çameditquelquechose,j'aidûlirecemotquelquepart,réponditLucasenplissantlefront.—Jeneveuxpasquenousabandonnions.—Zofia,nousavonsl'enferànostrousses,ilnousrestejusqu'àdemainetaucunendroitpourfuir.
Restonslà,touslesdeux,etvivonsletempsquinousestoffert.—Non,jenemerésoudraispasàleurvolonté.Jenesuispasunpionsurleuréchiquieretjeveux
trouver le mouvement qu'ils n'avaient pas prévu. Il y a toujours un rebelle qui se cache parmi lesimpossibles.—Maislà,tuparlesd'unmiracle,etcen'estvraimentpasmonrayon...—C'estsupposéêtrelemien!dit-elleenselevantpourouvrirauserviced'étage.Ellesignalanote,refermalaporteetpoussalatableroulantejusqu'àlachambre.— Je suis trop loin de leurs pensées maintenant pour qu'ils puissent m'entendre, dit-elle en
remplissantlatasse.Ellepritlescéréalesqu'ellerecouvritdetroissachetsdesucre.—Tuneveuxvraimentpasdelait?demandaLucas.—Nonmerci,c'esttoutmouaprès.Elleregardaparlafenêtrelavillequis'étendaitauloinetsentitlacolèremonter.—Jenepeuxpasregardercesmurstoutautourdemoietmedirequ'ilsontplusd'immortalitéque
nousdésormais,çamerendfollederage.—BienvenuesurlaTerre,Zofia!Lucasselevaetlaissalaportedelasalledebainsentrouverte.Zofiarepoussaleplateau,songeuse.
Elleseleva,arpentalepetitsalon,revintverslachambreets'allongeasurlelit.Surlatabledenuit,lepetitlivreéveillasonattention,ellebonditsursespieds.
—Jeconnaisunendroit!cria-t-elleàLucas.Ilpassalatêteparlaporteentrebâillée,unevolutedebuéeentouraitsonvisage.—Moiaussijeconnaispleind'endroits!—Jeneplaisantepas,Lucas!—Moinonplus,dit-ild'unair taquin.Tum'endisunpeuplus?Danscettepositionj'aiàmoitié
chaudetàmoitiéfroid,ilyaungrosécartdetempératureentrelesdeuxpièces.—JeconnaisunlieusurlaTerreoùplaidernotrecause.Elleavaitl'airsitristeetsitroublée,sifragiledanssonespoir,queLucass'eninquiéta.—Quelestcetendroit?demanda-t-ild'unevoixgrave.—Levraitoitdumonde,lamontagnesacréeoùtouslescultescohabitentetserespectent,lemont
Sinaï.Jesuissûreque,delà-haut,jepourraiencoreparleràmonPèreetLuipeutêtrem'entendra.Lucasregardal'horlogedumagnétoscope.—Renseigne-toisurleshoraires,jem'habilleetjerevienstoutdesuite.Zofiaseprécipitasurletéléphoneetcomposalenumérodesrenseignementsaériens.Ledisquelui
promit qu'un opérateur traiterait très bientôt sa demande. Impatiente, elle regarda par la fenêtre unemouettequiprenaitsonenvol.Quelquesonglesrongésplustard,personnen'avaitprissonappel,Lucasarrivadanssondosetl'entouradesesbraspourmurmurer:—Aumoinsquinzeheuresdevol,auxquellesilfautajouterdixdedécalagehoraire...lorsquenous
arriverons,nousnepourronsmêmeplusnousdireadieusuruntrottoird'aéroport,ilsnousaurontdéjàséparésdepuislongtemps.Ilesttroptard,Zofia,letoitdetonmondeesttroploind'ici.Lecombinédutéléphoneretrouvasaplace.Elleseretournapourplongersesyeuxaufonddessiens
etilss'embrassèrent,pourlapremièrefois.
*Bien plus au nord, la mouette vint se poser sur une autre balustrade. De sa chambre d'hôpital,
MathildelaissaunmessagesurleportabledeZofiaetraccrocha.
*Zofiareculadequelquespas.—Jeconnaisunmoyen,dit-elle.—Tunerenonceraspas!—Àl'espoir?Jamais!Jesuisprogramméepourça!Finisvitedeteprépareretfais-moiconfiance.—Jenefaisqueça!Dixminutesplustard,ilssortirentsurleparkingdel'hôteletZofiaserenditcomptequ'illeurfallait
unevoiture.—Laquelle?demandaLucasd'unairdésabuséenregardantleparcdesvéhiculesenstationnement.
A la demande de Zofia, il se résigna à « emprunter » la plus discrète. Ils reprirent aussitôt laHighway 101, cette fois en direction du nord. Lucas voulut savoir où ils se rendaient, mais Zofia,plongée dans son fourre-tout à la recherche de son téléphone, ne lui répondit pas. Elle n'eut pas letemps de composer le numéro de l'inspecteur Pilguez pour le prévenir de ne pas se déranger, samessageriesonna,ellepritl'appel:«C'estmoi,c'estMathilde,jevoulaistediredeneplustefairedesoucis.Jeleuraitellementpourri
lamatinéequ'ilsmelaisserontsortiravantmidi.J'aiappeléManca, ilviendramechercherpourmeramenerchezmoi,etpuisilm'apromisqu'ilpasseraittouslessoirsm'apporteràdîner,jusqu'àcequejesoisremise...peut-êtrequejeferaiunpeudurerlachose...L'étatdeReinen'apasévolué,onnepeutpasluirendrevisite,elledort.Zofia,ilyadeschosesquel'onditenamouretquel'onn'osepasenamitié,alorsvoilà,tuasétébienplusquelaclartédemesjournéesoulacomplicedemesnuits,tuasétéetturestesmonamie.Oùquetuailles,bonneroute.Tumemanquesdéjà.»Zofiapressalepetitboutondetoutelaforcedesesdoigtsetsonportables'éteignit;ellelelaissa
choiraufonddusac.—Rouleverslecentredelaville.—Oùnousemmènes-tu?demandaLucas.—Dirige-toiversleTransamericaBuilding,laTourenformedepyramide,surMontgomeryStreet.Lucass'immobilisasurlabanded'arrêtd'urgence.—Àquoitujoues?— On ne peut pas toujours compter sur les voies aériennes, mais celles du ciel restent
impénétrables,démarre!La vieille Chrysler reprit sa route, dans le silence le plus absolu. Ils quittèrent la 101 à
l'embranchementde3rdStreet.—Noussommesvendredi?demandaZofia,soudainementinquiète.—Hélas!réponditLucas.—Quelleheureilest?—Tum'avaisdemandéunevoiturediscrète!Tunoterasquecelle-cinedonnemêmepasl'heure!Il
estmidimoinsvingt!—Ondoitfaireundétour,j'aiunepromesseàtenir,rouleversl'hôpital,s'ilteplaît.LucasbifurquapourremonterCaliforniaStreet,etdixminutesplustardilsentraientdansl'enceinte
ducomplexehospitalier.Zofialuidemandadesegarerdevantl'unitédepédiatrie.—Viens,dit-elleenrefermantsaportière.Illasuivitdanslehalljusqu'auxportesdel'ascenseur.Ellepritsamaindanslasienne,l'entraînaet
appuyasurlebouton.Lacabines'élevajusqu'auseptièmeétage.Aumilieuducouloiroùd'autresenfants jouaient,elle reconnut lepetitThomas. Il luisouriten la
voyant,elleluirenditsonbonjourd'unsignedetendresseets'avançaverslui.Ellereconnutl'angequisetenaitàsoncôté.EllesefigeaetLucassentitalorslamaindeZofiaserrerlasienne.L'enfantrepritcelledeGabrieletcontinuasoncheminversl'autreboutducorridorsansjamaislaquitterdesyeux.Àlaportequidonnaitsurlejardind'automne,lepetitgarçonseretournaunedernièrefois.Ilouvritsa
mainengrandetsoufflaunbaiserdanssapaume.Ilfermasespaupièreset, toutensourire,disparutdanslapâlelumièredecettefindematin.AsontourZofiafermalesyeux.—Viens,luimurmuraLucasenl'entraînant.Quandlavoiturequittaleparking,elleeutunhaut-le-cœur.— Tu parlais de certains jours où le monde se referme sur nous ? dit Zofia. C'est une de ces
journées-là.Ilsroulèrentàtraverslavillesanssedireunmot.Lucasnepritaucunraccourci,bienaucontraire,
les cheminsqu'il choisit furent lesplus longs. Il roula aubordde l'océanet s'arrêta.Elle l'emmenamarchersurlaplagebordéed'écume.Ils arrivèrent une heure plus tard au pied de la Tour. Zofia tourna trois fois autour du bloc sans
trouveruneplacedestationnement.—OnnepayepaslesPVdesvoituresvolées!dit-ilenlevantlesyeuxauciel.Gare-toin'importe
où!Zofiaserangealelongdutrottoirréservéauxlivraisons.Ellesedirigeaversl'entréeest,Lucaslui
emboîtalepas.Lorsqueladallebasculadanslaparoi,Lucaseutunmouvementderecul.—Tuessûredecequetufais?demandat-il,inquiet.—Non!Suis-moi!Ilsparcoururentlescouloirsquiconduisaientaugrandhall.Pierreétaitderrièresoncomptoir,ilse
levaenlesvoyant.—Tunemanquespasdeculotdel'amenerici!dit-ilàZofiad'unairoutré.—J'aibesoindetoi,Pierre.—Est-cequetusaisquetoutlemondetechercheetquetouslesgardiensdelaDemeuresontàvos
trousses.Qu'as-tufait,Zofia?—Jen'aipasletempsdet'expliquer.—C'estbienlapremièrefoisquejevoisquelqu'undepresséici.—Ilfautquetum'aides,jenepeuxcompterquesurtoi.JedoismerendreaumontSinaï,donne-moi
l'accèsaupassagequiyconduitparJérusalem.Pierresefrottalementonenlesdévisageanttouslesdeux.—Jenepeuxpasfairecequetumedemandes,onnemelepardonneraitpas.Enrevanche,dit-ilen
s'éloignant vers une extrémité du hall, il se pourrait bien que tu aies le temps de trouver ce que tucherches, pendant que je préviens la sécurité de votre présence ici. Regarde dans le compartimentcentraldelaconsole.ZofiaseprécipitaderrièrelecomptoirdésertéparPierreetenouvrittouslestiroirs.Ellechoisitla
cléqui lui semblait labonne et entraînaLucas.Laportedissimuléedans lemur s'ouvrit quandelleintroduisitlepasse.ElleentenditlavoixdePierredanssondos.—Zofia,c'estunpassagesansretour,tusaiscequetufais?—Mercipourtout,Pierre!Ilhochalatêteettirasurunegrandepoignéequipendaitauboutd'unechaîne,lesclochesdeGrâce
CathedralsonnèrentetZofiaetLucaseurentàpeineletempsdesefaufilerdansl'étroitcorridoravant
quetouteslesportesdugrandhallnesereferment.Ilsenressortirentquelquesinstantsplustardparuneouverturedanslapalissaded'unterrainvague.Le soleil inondait de ses rayons la petite rue bordée d'immeubles de trois ou quatre étages aux
façadesdéfraîchies.Lucaspritunairsoucieuxenregardantautourdelui.Zofias'adressaaupremierhommequipassaitprèsd'elle.—Vousparleznotrelangue?—J'ail'aird'unabruti?réponditl'hommeens'éloignant,vexé.Zofianesedécourageapasetserapprochad'unpiétonquitraversait.—Jecherche...?Ellen'eutpasletempsdefinirsaphrase,l'hommeavaitdéjàrejointletrottoird'enface.—Lesgenssontplutôtaccueillantspourunevillesainte!ditLucas,ironique.Zofianefitaucuncasdelaréflexionetinterpellaunetroisièmepersonne.L'hommevêtutoutdenoir
étaitsansaucundouteunreligieux.—Monpère,demanda-t-elle,pouvez-vousm'indiquerlaroutedumontSinaï?Leprêtrelatoisadepiedencapets'enallaenhaussantlesépaules.Adosséàunréverbère,Lucas
croisaitlesbrasensouriant.Zofiaseretournaversunefemmequimarchaitdanssadirection.—Madame,jecherchelemontSinaï?—Vousn'êtespastrèsdrôle,mademoiselle,réponditlapassanteenS'éloignant.Zofiaavançaverslemarchanddesalaisonsquiarrangeaitsadevantureendiscutantavecunlivreur.—Bonjour,est-cequel'und'entrevouspeutm'indiquercommentserendreaumontSinaï?Lesdeuxhommesseregardèrent,intrigués,etreprirentlecoursdeleuréchangesansplusprêterla
moindreattentionàZofia.Entraversantlarue,ellemanquadesefairerenverserparunautomobilistequiklaxonnavivementenlafrôlant.—Ilssontabsolumentcharmants,ditLucasàvoixbasse.Zofiatournasurelle-mêmeàl'affûtd'unequelconqueassistance.Ellesentitlacolèrel'envahir,elle
saisit une cagette vide au pied de l'étal dumarchand, descendit sur la chaussée pour se planter aumilieuducarrefour,grimpasursapetiteestradeimproviséeet,mainssurleshanches,hurla:—Est-ce que quelqu'un ici voudrait bienme prêter attention une petiteminute, j'ai une question
importanteàposer!Laruesefigeaettouslesregardsconvergèrentverselle.Cinqhommesquipassaientencortègese
rapprochèrentetdirentàl'unisson:—Quelleestlaquestion?Nousavonsuneréponse!—JedoismerendreaumontSinaï,c'estuneurgence!Lesrabbinsformèrentuncercleautourd'elle.Ilsseconsultèrenttouràtour,échangeantavecforce
gestesleuravissurladirectionlaplusappropriéeàindiquer.Unhommedepetitetaillesefaufilaentreeuxpours'approcherdeZofia.—Suivez-moi,dit-il,j'aiunevoiture,jepeuxvousconduire.IlsedirigeaimmédiatementversunevieilleFordgaréeàquelquesmètresdelà.Lucasabandonna
sonlampadaireetsejoignitàl'équipage.
—Dépêchez-vous,ajoutal'hommeenouvrantlesportières,ilfallaitdiretoutdesuitequec'étaituneurgence.LucasetZofiaprirentplaceàl'arrièreetlavoituredémarraentrombe.Lucasregardaautourdelui,
fronçaànouveaulessourcilsetsepenchaàl'oreilledeZofia:—Ilseraitplussagedesecouchersurlabanquette,ceseraittropbêtedesefairerepérersiprèsdu
but.Zofia n'avait aucune envie de discuter. Lucas se tassa et elle posa sa tête sur ses genoux. Le
conducteurjetauncoupd'œildanssonrétroviseur,Lucasluirenditunlargesourire.Lavoiture roulait àviveallure, chahutant sespassagers.Unedemi-heureplus tard, ellepilaàun
carrefour.—LemontSinaïvousvouliez,aumontSinaïvousvoilà!ditl'hommeenseretournant,ravi.Zofiaseredressa,trèsétonnée,lechauffeurluitendaitlamain.—Déjà?Jecroyaisquec'étaitbeaucoupplusloin.—Ehbien,c'étaitbeaucoupplusprès!réponditleconducteur.—Pourquoimetendez-vouslamain?—Pourquoi?dit-ilenhaussantleton.DeBrooklynà1470MadisonAvenue,çafaitvingtdollars,
voilàpourquoi!Zofiaregardapar lafenêtreenécarquillant lesyeux.LagrandefaçadeduMontSinaïHospitalde
Manhattansedressaitdevantelle.Lucassoupira.—Jesuisdésolé,jenesavaispascommentteledire.IlréglalechauffeuretentraînaZofiaquinedisaitplusmot.Elletitubajusqu'aupetitbancsousl'abri
d'autobusets'assit,hébétée.—Tut'estrompéedemontSinaï,tuasprislaclédelapetiteJérusalemdeNewYork,ditLucas.Ils'agenouilladevantelleetpritsesmainsdanslessiennes.— Zofia, arrête maintenant... Ils n'ont pas réussi à statuer sur le sort du monde en des milliers
d'années, tu crois vraiment que nous avions une chance en sept jours ?Demain àmidi nous seronsséparés,neperdonspasuneminutedutempsqu'ilnousreste.Jeconnaisbienlaville,laisse-moifairedecettejournéenotremomentd'éternité.Ill'entraînaettousdeuxdescendirentlaCinquièmeAvenue,endirectiondeCentralPark.Ill'emmenadansunepetitetrattoriaduVillage.Lejardinarrièreétaitdésertencettesaison,ilss'y
firentservirundéjeunerdefête.Ilsremontèrentjusqu'àSoHo,entrèrentdanstouteslesboutiques,sechangèrentdixfois,abandonnantlesvêtementsdel'instantprécédentauxsans-abriquierraientsurlestrottoirs.Àcinqheures,elleeutenviedepluie,illuifitdescendrelaramped'unparkingetl'installaaumilieude la travée. Il allumasonbriquet sousunebuseanti-incendieet ils remontèrent l'alléemaindanslamainsousuneaverseunique.Ilss'enfuirentencourantauxpremièressirènesdespompiers.Ilsseséchèrentdevantlagrilled'ungigantesqueextracteurd'airetentrèrents'abriterdansuncomplexedecinéma.Qu'importaitlafindesfilms,poureux,seulslesdébutscomptaient;ilschangèrentseptfoisdesalle,sansjamaisperdreunseulpop-cornaucoursdeleurscavalcadesdanslescouloirs.Quandilssortirent, la nuit était déjà tombée surUnion Square.Un taxi les déposa au coin de 57th Street. Ils
entrèrent dans un grandmagasin qui fermait tard. Lucas choisit un smoking noir, elle opta pour untailleuràlamode.—Lesrelevésnetombentqu'àlafindumois!chuchota-t-ilàsonoreillealorsqu'ellehésitaitsur
uneétole.IlsressortirentparlaCinquièmeAvenueettraversèrentlehalldugrandpalacequibordaitleparc.
Ils montèrent jusqu'au dernier étage. Depuis la table qu'on leur attribua, la vue était sublime. Ilsgoûtèrentàtouslesplatsqu'elleneconnaissaitpas,elles'attardasurlesdesserts.—Çanefaitgrossirquelesurlendemain,ditelleenchoisissantsurlemenulesouffléauchocolat.IlétaitonzeheuresdusoirquandilsentrèrentdansCentralPark.L'airyétaitdoux.Ilsmarchèrentle
longdescheminsbordésderéverbèresets'assirentsurunbancsousungrandsaule.LucasôtasavesteetcouvritlesépaulesdeZofia.Elleregardalepetitpontdepierreblanchedontlavoûtesurplombaitl'alléeetdit:—Danslavilleoùjevoulaist'emmener,ilyaungrandmur.Leshommesécriventdesvœuxsurdes
boutsdepapierqu'ilsglissententrelespierres.Nuln'aledroitdelesenlever.Unclochardpassadansl'allée,illessaluaetsasilhouettedisparutdanslapénombre,sousl'arche
dupetitpont.Ilyeutunlongmomentdesilence.LucasetZofiaregardèrentleciel,uneimmenselunerondediffusaitautourd'euxunelumièreargentée.Leursmainssejoignirent,LucasdéposaunbaiseraucreuxdelapaumedeZofia,ilhumaleparfumdesapeauetmurmura:—Unseulinstantdetoivalaittoutesleséternités.Zofiaseserracontrelui.PuisLucaspritZofiadanssesbraset,danslaconfidencedelanuit,ill'aimatendrement.
*Julesentradansl'hôpital.Ilavançajusqu'auxascenseurssansquepersonneleremarque,lesAnges
Vérificateurssavaientserendreinvisiblesquandilslevoulaient...Ilappuyasurleboutonduquatrièmeétage.Lorsqu'ilpassadevantlasalledegarde,l'infirmièrenevitpaslasilhouettequiavançaitdanslapénombredu couloir. Il s'arrêtadevant laportede la chambre, remit bien enplace sonpantalon entweedaumotifprince-de-galles,frappadoucementetentrasurlapointedespieds.Ils'approcha,soulevalevoileentourantlelitoùReinedormaitets'assitàsoncôté.Ilreconnutla
vestedanslapenderie,etl'émotiontroublasonregard.IlcaressalevisagedeReine.—Tum'astellementmanqué,chuchotaJules.C'étaitlongdixanssanstoi.Ilposaunbaiser sur ses lèvreset lepetitécranvert sur la tabledenuitparapha laviedeReine
Sheridand'unlongtraitcontinu.L'ombredeReineselevaetilspartirenttouslesdeux,maindanslamain...
*...IlétaitminuitdansCentralParketZofias'endormaitsurl'épauledeLucas.
7.
SeptièmeJour
UnefinebrisesoufflaitsurCentralPark.LamaindeZofiaglissasurledossierdubancetretomba.Le froid du petit matin la faisait frissonner. Engourdie dans son sommeil, elle resserra le col dumanteau sur sa nuque et ramena ses genoux contre elle. La pâleur du jour naissant infiltrait sespaupièrescloses,elleseretourna.Nonloindelà,unoiseaupiailladansunarbre,ellereconnutlecridelamouettequis'envolait.Elles'étiraetsesdoigtscherchèrentàtâtonslajambedeLucas.Samainremontalelongdel'assiseenboissansrientrouver,elleouvritlesyeuxsurlasolitudedesonréveil.Elleappelaaussitôt,sansquepersonneluiréponde.Alorselleselevaetregardaautourd'elle.Les
alléesétaientdésertes,laroséeintacte.—Lucas?Lucas?Lucas?Achaque appel, savoix se faisait plus inquiète, plus fragile, plusblessée.Elle tournait sur elle-
même,criantlenomdeLucas,às'endonnerlevertige.Quelquesbruissementsdefeuillestémoignaientdelaseuleprésencedupetitvent.Elleavançafébrilementjusqu'aupetitpont,lesmorsuresdufroidlafaisaientgrelotter.Ellemarcha
lelongdumurdepierreblancheettrouvalalettredéposéedansuninterstice.Zofia,Je te regarde dormir et Dieu que tu es belle. Tu te retournes dans cette dernière nuit où tu
frissonnes,jeteserrecontremoi,jeposemonmanteausurtoi,j'auraisvoulupouvoirenmettreunsurtousteshivers.Testraitssonttranquilles, jecaressetajoue,et,pourlapremièrefoisdemonexistence,jesuistristeetheureuxàlafois.C'estlafindenotremoment,ledébutd'unsouvenirquidurerapourmoil'éternité.Ilyavaiten
chacundenoustantd'accompliettantd'inachevéquandnousétionsréunis.Jepartiraiauleverdujour,jem'éloigneraipasàpas,pourprofiterencoredechaquesecondede
toi,jusqu'àl'ultimeinstant.Jedisparaîtraiderrièrecetarbrepourmerendreàlaraisondupire.Enleslaissantm'abattre,noussonneronslavictoiredestiensetilstepardonneront,quellesquesoientlesoffenses.Rentre,monamour,retournedanscettemaisonquiest la tienneetqui tevasibien.J'auraisvoulutoucherlesmursdetademeureàl'odeurdesel,voirdetesfenêtreslesmatinsquiselèventsurdeshorizonsque jeneconnaispas,maisdont jesaisqu'ilssont les tiens.Tuasréussil'impossible,tuaschangéunepartdemoi.Jevoudraisdésormaisquetoncorpsmerecouvreetneplusjamaisvoirlalumièredumondeautrementqueparleprismedetesyeux.Làoùtun'existespas,jen'existeplus.Nosmainsensembleeninventaientuneàdixdoigts;la
tienne en se posant surmoi devenaitmienne, si justement que, lorsque tes yeux se fermaient, jem'endormais.
Nesoispastriste,personnenepourravolernossouvenirs.Ilmesuffitdésormaisdefermermespaupièrespourtevoir,cesserderespirerpoursentirtonodeur,memettrefaceauventpourdevinertonsouffle.Alorsécoute:oùquejesois,jedevineraiteséclatsderire,jeverrailessouriresdanstesyeux,j'entendraileséclatsdetavoix.Savoirsimplementquetueslàquelquepartsurcetteterresera,dansmonenfer,monpetitcoindeparadis.TuesmonBachert,Jet'aime
Lucas.Zofia se recroquevilla lentement sur le tapis de feuilles en serrant la lettre dans ses doigts. Elle
relevalatêteetregardalecielvoilédechagrin.Aumilieuduparc,lenomdeLucasrésonnacommejamaislaTerrenel'avaitentendurésonner;les
mainstenduesauplushautversleciel,Zofiadéchiraitlesilenceetsonappelinterrompaitlecoursdumonde.—Pourquoim'as-tuabandonnée?murmurat-elle.—N'exagérons rien toutdemême! répondit lavoixdeMichaëlquiapparut sous l'archedupetit
pont.—Parrain?—Pourquoipleures-tu,Zofia?—J'aibesoindetoi,dit-elleencourantverslui.—Jesuisvenutechercher,Zofia,ilfautqueturentresavecmoimaintenant,c'estfini.Illuitenditlamain,maisellerecula.—Jenerentrepas.Monparadisn'estpluscheznous.Michaëlavançaverselleetlapritsoussonbras.—TuveuxrenonceràtoutcequetonPèret'adonné?—Àquoiservaitdemedonneruncœursic'étaitpourlelaisservide,parrain?Il semit faceàelleetposasesdeuxmainssursesépaules ; il la regardaattentivementet sourit,
pleindecompassion.—Qu'as-tufait,Zofia?Elleplongeasesyeuxdans les siens, ses lèvresserréesde tristesse,elle soutint son regardet lui
dit:—J'aiaimé.Alors la voix de son parrain se fit feutrée, son regard devint évanescent et la lumière du jour
traversasonvisageaufuretàmesurequ'ildisparaissait.—Aide-moi,supplia-t-elle.—C'estunealliance...Maisellen'entenditjamaislafindesaphrase,ilavaitdisparu,ellenel'entendraitplus.
—...sacrée,acheva-t-elleens'éloignantseuledansl'allée.
*Michaëlsortitdel'ascenseur,passadevantl'hôtesse,qu'ilsaluad'ungesteimpatient,etavançad'un
paspressédanslecorridor.Ilfrappaàlaportedugrandbureauetentrasansattendre.—Houston,nousavonsunproblème!Laporteserefermaderrièrelui.Quelquesminutesplus tard, lavoix tonitruantedeMonsieur fit trembler lesmurs de la demeure.
Michaëlressortitpeuaprès,faisantsigneàtousceuxqu'ilcroisaitdanslescouloirsquetoutallaitpourlemieux dans lemeilleur desmondes et que chacun pouvait retourner à son poste de travail. Il sefaufiladerrièrelecomptoirdelaréceptionnisteetregardanerveusementparlafenêtre.Danssonimmensebureau,Monsieurfixaitdesonœilrageurlacloisondufond,ilouvritletiroirà
sa main droite, fit coulisser le compartiment secret et déverrouilla brutalement la sécurité ducontacteur.D'uncoupdepoing franc, il appuyasur lebouton-poussoir.Lacloisoncoulissa lentement sur ses
railsets'ouvritsurlebureaudePrésident;lesdeuxtablesn'enformaientdésormaisplusqu'uneseuledémesuréeoùchacunsetenaitàuneextrémité,l'unfaceàl'autre.—Jepeuxfairequelquechosepourtoi?demandaPrésidentenposantsonjeudecartes.—Jenepeuxpascroirequetuaiesosé!—Oséquoi?susurraSatan.—Tricher!—Parcequec'estmoiquiaitrichélepremier?répliquaPrésidentd'untonarrogant.—Commentas-tupuattenteraudestindenosenvoyés?Tun'asdoncplusdelimites?—Maisc'estquandmêmelemondeàl'envers,j'auraivraimenttoutentendu!raillaSatan.C'esttoi
quiastrichélepremier,monvieux!—Moij'aitriché?—Parfaitement!—Etenquoiai-jetriché?—Neprendspascetairangéliqueavecmoi!—Maisqu'est-cequej'aifait?demandaDieu.—Tuasrecommencé!ditLucifer.—Quoi?—DESHUMAINS!Dieutoussaetcaressalapointedesonmentonendévisageantsonadversaire.—Tuvasarrêterimmédiatementdelespourchasser!—Etsinonquoi?—Sinonc'estmoiquivaistepoursuivre!
—Ahoui?Essaie,justepourvoir!Jem'amusedéjà!Atonavis,lesavocatsrésidentcheztoiouchezmoi?réponditPrésidentenappuyantsurleboutondanssontiroir.Lacloisonse referma lentement.Dieuattenditqu'elle soitàmi-course, il inspiraprofondémentet
Satanentenditsavoixluicrierdel'autreboutdelapièce:—NOUSALLONSETREGRANDS-PERES!Lacloisons'immobilisaaussitôt.Dieuvit latêteeffaréedeSatanquis'étaitpenchépourlevoirà
nouveau.—Qu'est-cequetuviensdedire?—Tum'astrèsbienentendu!—Garçonoufille?demandaSatand'unepetitevoixinquiète.—Jen'aipasencoredécidé!Satanselevad'unbond.—Attends,j'arrive!Cettefois-ciilfautvraimentqu'onparle!Présidentfitletourdubureau,franchitlaséparationetvints'asseoiràcôtédeMonsieur,àl'autre
extrémitédelatable...s'ensuivitunelongueconversationquidura...dura...durajusqu'ausoir...Puisilyeutunmatin,et...
UneEternité
UnefinebrisesoufflaitsurCentralPark...Unamasdefeuillessemitàvirevolter,tourbillonnantautourd'unbancquibordaitl'alléepiétonne.
DieuetSatans'étaientassissurledossier.Ilslesvirentarriverdeloin.LucastenaitlamaindeZofiadanslasienne.Desamainlibre,chacunguidaitlapoussetteàdeuxberceaux.Ilspassèrentdevanteuxsanslesvoir.Lucifersoupirad'émotion.—Tupeuxmedirecequetuveux,maislapetiteestlaplusréussiedesdeux!dit-il.Dieuseretournapourletoiserd'unœilgoguenard.—Jecroyaisqu'onavaitditqu'onneparleraitpasdesenfants?Ilsselevèrentensembleetremontèrentl'alléecôteàcôte.—D'accord,ditLucifer,dansunmondetotalementparfaitouimparfaitnousnousserionsennuyés,
oublionsça!Maismaintenantquenoussommesseulàseul,tupeuxmeledire!Tuascommencéàtricherlequatrièmeoulecinquièmejour?—Maispourquoiveux-tuquej'aietriché?...Dieuposasamainsurl'épauledeLuciferetsourit:—...Etlehasarddanstoutça!
*
Remerciements
NathalieAndré,M.R.Bass,ÉricBrame,Frédérique,KamelBerkane,AntoineCaro,PhilippeDajoux,ValérieDjian,MarieDrucker,M.P.Fehner,GuillaumeGallienne,M.C.Garot,PhilippeGuez,SophieFontanel,KatrinHodapp,M.P.Leneveu,RaymondetDanièleLevy,LorraineLevy,DanielManca,M.Natalini,PaulineNormand,l'instructeurIFRPatrickPartouche,J.M.Perbost,MlleRegenTell,ManonSbaïz,AlineSouliers,ZofiaetleSyndicatdesdockersCGTduportdeMarseille,MarieLeFort,AlixdeSaint-André,poursonmerveilleuxlivreArchivesdesAnges,NicoleLattès,LeonelloBrandolinietSusannaLeaetAntoineAudouard.