139

Sept jours pour une éternité - Eklablogekladata.com/.../Marc-Levy-Sept-jours-pour-une-e-ternite-.pdf · Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. ... , son voyage à New York

  • Upload
    lediep

  • View
    217

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

MarcLEVY

Septjourspouruneéternité...

RobertLaffont

©Pocket,2004.978-2-266-13604-4

Lehasard,c'estlaformequeprendDieupourpasserincognito.JeanCOCTEAU

ÀManine,ÀLouis.

AucommencementDieucréalecieletlaterre.Ilyeutunsoir,ilyeutunmatin:

1.

PremierJour

Allongé sur son lit, Lucas regarda la petite diode de son beeper qui clignotait frénétiquement. Ilrefermasonlivreet leposajusteàcôtédelui,ravi.C'était latroisièmefoisenquarante-huitheuresqu'ilrelisaitcettehistoireetdemémoired'enferaucunelecturenel'avaitautantrégalé.Ilcaressalacouvertureduboutdudoigt.CedénomméHiltonétaitenpassededevenirsonauteur

culte.Ilrepritl'ouvrageenmain,bienheureuxqu'unclientl'aitoubliédansletiroirdelatabledenuitdecettechambred'hôteletlelançad'ungesteassurédanslavaliseouverteàl'autreboutdelapièce.Ilregardalapendulette,s'étiraetquittalelit.«Allez,lève-toietmarche»,dit-il,enjoué.Faceaumiroirdel'armoire,ilresserralenœuddesacravate,ajustalavestedesoncostumenoir,repritseslunettesdesoleilsurlepetitguéridonprèsdelatélévisionetlesrangeadanslapochehautedesoncomplet.Lebeeperattachéaupassantde laceinturedesonpantalonnecessaitdevibrer. Il repoussadupied laporte de l'unique placard et se dirigea vers la fenêtre. Il écarta le voile grisâtre et immobile pourétudier la cour intérieure, aucune brise ne viendrait chasser la pollution qui envahissait le bas deManhattanet s'étendait jusqu'aux limitesdeTriBeCa.La journée serait caniculaire,Lucasadorait lesoleil,etquimieuxqueluisavaitcombienilétaitnocif?Surlesterresdesécheresse,n'autorisaitilpaslaproliférationdetoutessortesdegermesetdebactéries,n'était-ilpasplusintraitablequelagrandefaucheuse pour trier les faibles des forts ? « Et la lumière fut ! » fredonna-t-il en décrochant letéléphone. Ildemandaà la réceptionque l'onprépare sanote, sonvoyageàNewYorkvenaitd'êtreécourté,puisilquittalachambre.Auboutducouloir,ildéconnectal'alarmedelaportequis'ouvraitsurl'escalierdesecours.Arrivédanslacourette,ilrécupéralelivreavantdesedélesterdesavalisedansungrandcontainer

àorduresets'engagead'unpaslégerdanslaruelle.DanslapetiteruedeSoHoauxpavésdisjoints,Lucasguettaitd'unœilgourmandunbalconnetenfer

forgé, qui ne résistait plus à la tentation de s'effondrer que par la grâce de deux rivets rouillés.Lalocatairedu troisièmeétage, jeunemannequinaux seins tropbien sculptés, auventre insolent et auxlèvrespulpeuses,étaitvenues'installerdanssachaise longue,nesedoutantderienetc'étaitparfaitainsi.Dansquelquesminutes (si savuene le trompaitpas, et ellene le trompait jamais), les rivetscéderaient.Laravissanteseretrouveraitalorstroisétagesencontrebas,lecorpsdisloqué.Lesangquis'écouleraitdesonoreilleentrelesintersticesdespavéssouligneraitlaterreurpeintesursonvisage.Sonjoliminoisresteraitainsifigéjusqu'àcequ'ilsedécomposedansuneboîteensapinoùlafamilledelademoisellel'auraitenferméavantdelarguerletoutsousunedalledemarbreetquelqueslitresdelarmesinutiles.Unriendutout,quiferaitauplusquatrelignesmalrédigéesdanslejournalduquartieret coûterait un procès au gérant de l'immeuble.Un responsable technique de lamairie perdrait sonemploi (il faut toujours un coupable), un de ses supérieurs enterrerait l'affaire, en concluant quel'accidentauraittournéaudramesidespassantss'étaienttrouvéssouslebalconnet.Commequoiily

avaitunDieusurcetteterre,etfinalementc'étaitbienlàlevraiproblèmedeLucas.La journée aurait pu parfaitement bien commencer si, à l'intérieur de cet appartement coquet, un

téléphonen'avaitsonnéetsil'idiotequil'occupaitn'avaitlaissésonportabledanssasalledebains.Lastupidetêtedelinotteselevapourallerlechercher:décidément,ilyavaitplusdemémoiredansunMacquedanslacervelled'unmannequin,seditLucas,déçu.Lucasserralesdentsetsesmâchoiresgrincèrent,commecellesducamiond'orduresquidescendait

vers lui, faisant trembler la rue sur son passage. Dans un claquement sec et franc, l'assemblagemétalliques'arrachadelafaçadeetdégringola.Àl'étageinférieur,unefenêtreexplosa,pulvériséeparun morceau de la rambarde. Un gigantesque mikado de poutrelles de fer rouillées, habitationstroglodytes de colonies de bacilles du tétanos, s'abattait sur le pavé. L'œil de Lucas s'éclaira ànouveau, un longeron de métal aiguisé filait vers le sol à une vitesse vertigineuse. Si ses calculsimmédiatsserévélaient justes,et ils l'étaient toujours,rienn'étaitperdu.Ils'engageanonchalammentsurlachaussée,forçantleconducteurdelabenneàralentir.Lapoutrelletraversalacabinedelabenneàorduresetvintseficherdansle thoraxduchauffeur, lecamionfituneterribleembardée.Lesdeuxéboueurs, juchés sur leur plate-forme arrière, n'eurent pas le temps de crier : l'un fut happé par lagueulebéantedelabenneetaussitôtbroyéparlesmandibulesquiofficiaient,imperturbables,l'autrefutprojetéau-devantetglissa,inerte,surlemacadam.L'essieuavantpassasursajambe.Danssacourse,leDodgepercutaunréverbèrequ'ilexpédiaenl'air.Lesfilsélectriquesdésormais

dénudés eurent la bonne idée de frétiller jusqu'au caniveau gorgé d'eau sale.Une gerbe d'étincellesannonça le formidablecourt-circuitquiaffecta tout lepâtédemaisons.Dans lequartier, les feuxdecroisementsemirentenberne,aussinoirsquelecompletdeLucas.Auloin,onpouvaitdéjàentendrelesfracasdespremièrescollisionsauxcarrefoursabandonnésàeux-mêmes.Al'intersectiondeCrosbyStreetetdeSpring,lechocdelabennefolleetd'untaxijaunefutinévitable.Heurtéparletravers,leYellow Cab vint s'encastrer dans la devanture de la boutique du musée d'Art moderne. « Unecompressiondepluspourleurvitrine»,murmuraLucas.L'essieuavantducamionescaladaunevoitureen stationnement, les optiques désormais aveugles pointaient vers le ciel.La lourde benne se torditdans un bruit de tôles déchirées, avant de se coucher sur le flanc. Les tonnes de détritus qu'ellecontenaitdégueulèrentdesesentraillesetlachausséesecouvritd'untapisd'immondices.Auvacarmedudrameconsommésuccédaunsilencedemort.Lesoleilcontinuaittranquillementsacourseverslezénith,lachaleurdesesrayonsauraitvitefaitderendrel'atmosphèreduquartierpestilentielle.Lucasajustalecoldesachemise,ilavaitunesaintehorreurquelespansdépassentdesonveston.Il

contempla l'étendue du désastre tout autour de lui. Il était à peine neuf heures à sa montre, et,finalement,c'étaitunetrèsbellejournéequicommençait.Latêteduchauffeurdetaxireposaitsurlevolant,actionnantleklaxonquirésonnaitàl'unissondela

cornedesremorqueursdansleportdeNewYork,unendroitsijoliquandilfaisaitbeaucommeencedimanche de fin d'automne. Lucas s'y rendait. De là, un hélicoptère le déposerait à l'aéroport deLaGuardia,sonaviondécollaitdanssoixante-sixminutes.

*Lequai80duportmarchanddeSanFranciscoétaitdésert,Zofiaraccrochalentementlecombinédu

téléphoneetsortitdelacabine.Lesyeuxplissésparlalumière,ellecontemplalajetéeopposée.Unessaim d'hommes s'y affairait autour de gigantesques containers. De leur nacelle, les grutiers haut

perchésdanslecieldirigeaientunballetsubtildeflèchesquisecroisaientàlaverticaled'unimmensecargoenpartancepourlaChine.Zofiasoupira,mêmedouéedelameilleurevolontédumonde,ellenepouvaitpastoutfaireseule.Elleavaitbiendesdons,maispasceluid'ubiquité.LabrumerecouvraitdéjàletablierduGoldenGatedontseulslessommetsdespilesdépassaientde

l'épais nuage qui envahissait progressivement la baie. Dans quelques instants l'activité portuairedevraitcesser, fautedevisibilité.Zofia, ravissantedanssa tenued'officierenchargede la sécurité,n'avait que peu de temps pour convaincre les contremaîtres syndiqués d'interrompre leurs dockerspayésàlatâche.Siseulementellesavaitsemettreencolère!...Lavied'unhommedevraitpourtantpeser plus lourd que quelques caisses chargées à la hâte ;mais les hommes ne changeraient pas sirapidement,sinonellen'auraitpasbesoind'êtrelà.Zofiaaimaitl'atmosphèrequirégnaitsurlesdocks.Elleavaittoujoursbeaucoupàfaireici.Toutela

misère du monde se donnait rendezvous à l'ombre des anciens entrepôts. Les sansabri y élisaientdomicile,àpeineprotégésdespluiesd'automne,desventsglacésquelePacifiquecharriaitsurlavillel'hiver venu, et des patrouilles de police qui n'aimaient guère s'aventurer dans cet univers hostile,quellequesoitlasaison.—Manca,arrêtez-les!L'hommeàlacarrureépaissefitminedenepasl'avoirentendue.Surlegrandbloc-notesqu'ilcalait

contresonventre,ilrecopiaitlenumérod'immatriculationd'uncontainerquis'élevaitdansleciel.—Manca ! Nem'obligez pas à dresser un procès-verbal, prenez votre radio et faites cesser le

travail,maintenant ! reprit Zofia. La visibilité est inférieure à huitmètres et vous savez bien qu'endessousdedixvousauriezdéjàdûsifflerl'arrêt.LecontremaîtreMancaparaphalapageetlatenditaujeunepointeurquil'assistait.D'unmouvement

delamainilluifitsignedes'éloigner.— Ne restez pas là-dessous, vous êtes dans une zone d'aplomb : quand ça se décroche, ça ne

pardonnepas!—Oui,maisçanesedécrochejamais.Manca,vousm'avezentendue?insistaZofia.—Jen'aipasuneviséelaserdansl'oeilquejesache!bougonnal'hommeensegrattantl'oreille.—Maisvotremauvaisefoiestplusprécisequen'importequeltélémètre!N'essayezpasdegagner

dutemps,fermez-moiceporttoutdesuiteavantqu'ilnesoittroptard.—Celafaitquatremoisquevoustravaillezicietjamaislaproductivitén'aautantbaissé.C'estvous

quialleznourrirlesfamillesdemescamaradesàlafindelasemaine?Untracteurs'approchaitdelazonededéchargement.Lechauffeurnevoyaitplusgrand-chose,etses

fourchesfrontalesévitèrentdejustesselacollisionavecuneremorqueàplateau.—Allezpoussez-vousdelà,mapetite,vousvoyezbienquevousgênez!—Cen'estpasmoiquigêne,c'estlebrouillard.Vousn'avezqu'àpayervosdockersautrement.Je

suiscertaineque leursenfantsserontplusheureuxdevoir leurpèrecesoirquede toucher laprimed'assurance décès du syndicat. Dépêchez-vous, Manca, dans deux minutes je vous dresse uneassignationpersonnelleautribunaletj'iraiplaidermoi-mêmedevantlejuge.LecontremaîtredévisageaZofiaavantdecracherdansleport.—Onnevoitmêmeplusvosrondsdansl'eau!dit-elle.Mancahaussalesépaules,s'emparadesontalkie-walkieetserésignaàordonnerl'arrêtgénéraldes

activités. Quelques instants plus tard, quatre coups de trompe résonnèrent, immobilisant aussitôt leballetdesgrues,desélévateurs,destracteursàsellette,descavaliers,desfrontaux,etdetoutcequipouvaitsemouvoirautourdesquaisouàborddescargos.Auloin,dansl'invisible,lacornedebrumed'unremorqueurréponditàl'arrêtdel'activité.—Aforcedejourschômés,ceportfiniraparfermer.—Cen'estpasmoiquifaislapluieetlebeautemps,Manca,j'empêchejustevoshommesdesetuer.

Arrêtezdefairecettetête-là,jedétestequandnoussommesfâchés,jevousoffreuncaféetdesœufsbrouillés.Venez!—Vouspouvezmeregardertantquevousvoulezavecvosyeuxd'ange,mais,jevouspréviens,àdix

mètresjeremetstoutenroute!—Dèsquevouspourrezlirelenomdesbateauxsurleurcoque!Allez,venez!LeFisher'sDeli,meilleurecantineduport,étaitdéjàbondé.Achaquebrouillard,touslesdockers

s'y retrouvaient pourpartager l'espoir d'une éclairciequi sauverait leur journée.Les anciens étaientattablésaufonddelasalle.Deboutaucomptoir,lesplusjeunesserongeaientlesonglesententantdedeviner par-delà les fenêtres la proue d'un navire ou la flèche d'une grue de bord, premiers signesd'une amélioration du temps.Derrière les conversations de circonstance, tous priaient, ventre noué,cœurserré.Pourcespolyvalentsquitravaillaientdejourcommedenuit,sansjamaisseplaindredelarouilleetduselquis'infiltraientjusquedansleursarticulations,pourceshommesquinesentaientplusleursmainsauxcalsépais,ilétaitterriblederentreràlamaison,lesquelquesdollarsdelagarantiesyndicaleenpoche.Unecacophonierégnaitdanslebistrot—decouvertsquis'entrechoquaient,devapeurquisifflaitdu

percolateur, de glaçons que l'on raclait dans leur bac. Sur les banquettes en moleskine rouge, lesdockerss'étaiententasséspargroupesdesixetpeudemotss'échangeaientau-dessusdubrouhaha.Mathilde,laserveuseauxcheveuxcoupésàlaAudreyHepburn,lasilhouettefragiledanssablouse

envichy,porteunplateausichargéquelesbouteillesytiennentenéquilibrecommeparenchantement.Lecarnetdecommandesfichédanssontablier,ellevaetvientdelacuisineaucomptoir,dubarauxtables,delasalleauguichetduplongeur.Lesjournéesdegrandebrumesontpourellesansrépit,maisdanssasolitudequotidienneellessontsespréférées.Desessouriresgénéreux,desesregardsencoin,de ses reparties cinglantes, elle finit toujours par réchauffer un peu le moral des hommes qui lacôtoient.Laportes'ouvre,elletournelatêteetsourit,elleconnaîtbiencellequientre.—Zofia!Table5!Dépêche-toi,ilapresquefalluquejemontedessuspourtelagarder.Jevous

apporteducafétoutdesuite.Zofias'yinstalleencompagnieducontremaîtrequicontinuederâler.—Cinq ans que je leur dis d'installer des éclairages au tungstène, ony gagnerait aumoins vingt

joursdeboulotparan.Etpuiscesnormessontidiotes,mesgarssaventencorebosseràcinqmètresdevisibilité,cesonttousdespros.—Lesapprentisreprésententtrente-septpourcentdevoseffectifs,Manca!—Lesapprentis,ilssontlàpourapprendre!Notremétiersetransmetdepèreenfils,etpersonnene

joueaveclaviedesautresici.Unecartededockerçasemérite,partouslestemps!LevisagedeMancas'adoucitquandMathildelesinterromptpourdéposerleurcommande,fièrede

sonagilitéacquiseàl'ouvrage.

—Desœufsbrouillésbaconpourvous,Manca.Toi,Zofia,jesupposequetunemangespas,commed'habitude.Jet'aiquandmêmeserviun

caféquetuneboiraspasnonplus,avecdulaitsansmousse.Lepain,leketchup,voilà,toutyest!Labouchedéjàpleine,Mancalaremercie.D'unevoixmalassuréeMathildedemandeàZofiasisa

soiréeest libre.Zofia lui répondqu'ellepassera la chercherdès la finde son service.Soulagée, laserveusedisparaîtdansletumulteducaféquinecessedes'emplir.Dufonddelasalle,unhommeàlacarrure sérieuse se dirige vers la sortie. À la hauteur de leur table il s'arrête pour saluer lecontremaître.Mancaessuiesaboucheetseredressepourl'accueillir.—Qu'est-cequetufaisparici?—Commetoi,jesuisvenurendrevisiteauxmeilleursœufsbrouillésdelaville!—Tuconnaisnotreofficierdesécurité,lelieutenantZofia...?—Nousn'avonspasceplaisir,l'interromptaussitôtZofiaenselevant.—Alors,jevousprésentemonvieilamil'inspecteurGeorgePilguezdelapolicedeSanFrancisco.Elle tenditunemainfrancheaudétectivequi laregardait,étonné, lorsquelebeeperaccrochéàsa

ceinturesemitàsonner.—Jecroisbienquel'onvousappelle,ditPilguez.Zofiaexaminalepetitappareilàsaceinture.Au-dessusduchiffre7,ladiodelumineusenecessait

declignoter.Pilguezladévisageaensouriant.—Çavajusqu'à7chezvous?Votreboulotdoitêtrerudementimportant,cheznousças'arrêteà4.—C'est lapremière foisquecettediodes'allume, répondit-elle, troublée. Jevous laisse, jevous

priedem'excuser.Ellesalualesdeuxhommes,adressaunpetitsigneàMathildequinelavitpasetsefrayaunchemin

verslaporteàtraversl'assemblée.Delatableoùl'inspecteurPilguezavaitprissaplace,lecontremaîtres'écria:—Neconduisezpas tropvite,àmoinsdedixmètresdevisibilitéaucunvéhiculen'estautoriséà

circulersurlesquais!MaisZofian'entenditpas ; remontant sur sanuque lecolde savesteencuir, ellecouraitvers sa

voiture.Portièreàpeineclaquée,ellelançalemoteurquidémarraauquartdetour.LaForddeservices'ébranla et fonça le long des docks, sirène hurlante. Zofia ne semblait aucunement perturbée parl'opacitédubrouillardquinecessaitdes'intensifier.Elleroulaitdanscedécorspectral,sefaufilantentre les pieds des grues, slalomant allègrement entre les containers et lesmachines immobilisées.Quelquesminutesluisuffirentpourarriveràl'entréedelazoned'activitémarchande.Elleralentitaupostedecontrôle,mêmesiparcetempslavoiedevaitêtrelibre.Labarrièrestriéerougeetblancétaitlevée.Legardienduquai80sortitdesaguérite,mais,dansunetellenuitblanche,ilnevitrien.Onnevoyaitplussapropremaintendue.Zofiaremontait3rdStreet,longeantlazoneportuaire.Aprèsavoirtraversé tout le Bassin chinois, 3rd Street bifurquait enfin vers le centre de la ville. Imperturbable,Zofianaviguaitdanslesruesdésertes.Ànouveausonbeeperretentit.Elleprotestaàvoixhaute.—Jefaiscequejepeux!Jen'aipasd'ailesetlavitesseestlimitée!Elleavaitàpeineachevésaphrasequ'unimmenseéclairdiffusadanslabrumeunhalodelumière

fulgurant. Un coup de tonnerre d'une violence inouïe éclata, faisant trembler toutes les vitres des

façades.Zofiaécarquillalesyeux,sonpiedappuyaunpeuplusfortsurl'accélérateur,l'aiguillegrimpatrèslégèrement.ElleralentitpourtraverserMarketStreet,onnepouvaitplusdistinguerlacouleurdufeu, et s'engagea sur Kearny. Huit blocs séparaient encore Zofia de sa destination, neuf si elle serésignaitàrespecterlesensdecirculationdesrues,cequ'elleferaitsansaucundoute.Danslesruesaveugles,unepluiediluviennedéchiraitlesilence,degrossesgoutteséclataientsurle

pare-brise dans un clapotis assourdissant, les essuie-glaces étaient impuissants à chasser l'eau. Auloin, seule la pointe qui abritait l'ultime étage de lamajestueuse Tour pyramidale du TransamericaBuildingémergeaitdel'épaisnuagenoirquirecouvraitlaville.

*Vautrédanssonfauteuildepremièreclasse,Lucasprofitaitparlehublotdecespectaclediabolique

maisd'unebeautédivine.LeBoeing767tournaitau-dessusdelabaiedeSanFrancisco,dansl'attented'unehypothétiqueautorisationd'atterrir.Impatient,Lucastapotasurlebeeperaccrochéàsaceinture.La diode n° 7 ne cessait de clignoter. L'hôtesse s'approcha pour lui ordonner de l'éteindre et deredressersondossier:l'appareilétaitenapproche.—Ehbien,arrêtezdoncd'approcher,mademoiselle,etposez-nousceputaind'avion,jesuispressé!Lavoixducommandantdebordgrésilladansleshaut-parleurs:lesconditionsmétéorologiquesau

solétaientrelativementdifficiles,maislafaiblequantitédekérosènedanslesréservoirslesobligeaità atterrir. Il demanda à l'équipage navigant de s'asseoir et convoqua le chef de cabine au poste depilotage.Ilraccrochasonmicro.Lamineforcéedel'hôtessedel'airdelapremièreclassevalaitbienunoscar:aucuneactriceaumonden'auraitsucomposerlesourireàlaCharlieBrownqu'elleaccrochaà la commissure de ses lèvres. La vieille dame assise à côté de Lucas et qui ne parvenait plus àcontrôler sa peur agrippa son poignet. Lucas fut amusé par la moiteur de sa main et le légertremblement qui l'agitait. La carlingue étaitmalmenée par une série de secousses plus violentes lesunesquelesautres.Lemétalsemblaitsouffrirautantquelespassagers.Parlehublotonpouvaitvoirlesailesdel'appareiloscilleraumaximumdel'amplitudeprévueparlesingénieursdeBoeing.—Pourquoilachefdecabineestconvoquée?demandalavieilledame,auborddeslarmes.—Pourfaireuncanarddanslecaféducommandantdebord!réponditLucas,rayonnant.Vousavez

latrouille?—Plusqueça,jecrois.Jevaisprierpournotresalut!—Ah!maisarrêtez-moiçatoutdesuite!Bienheureuse,gardezdonccetteangoisse,c'esttrèsbon

pourvotresanté!L'adrénaline,çadécrassetout.C'estledéboucheurliquideducircuitsanguinetpuisça fait travailler votre cœur. Vous êtes en train de gagner deux années de vie ! Vingt-quatre moisd'abonnementàl'œil,c'esttoujoursçadepris,mêmesiàvoirvotreminelesprogrammesnedoiventpasêtrefolichons!Labouchetropsèchepourparler,lapassagèreessuyad'unreversdelamaindesgouttesdesueurà

sonfront.Danssapoitrinelecœurs'étaitemballé,sarespirationdevenaitdifficileetunemultitudedepetitesétoilesscintillantesvenaienttroublersavue.Lucas,amusé,luitapotaamicalementlegenou.— Si vous fermez bien fort les yeux, et en vous concentrant bien entendu, vous devriez voir la

GrandeOurse.

Iléclataderire.Savoisineavaitperduconnaissanceetsatêteretombasurl'accoudoir.Endépitdesviolentesturbulences,l'hôtesseseleva.S'agrippanttantbienquemalauxportebagages,elleavançaitverslafemmeévanouie.Delapochedesontablier,ellesortitunepetitefioledeselsqu'elledécapsulaetpromenasouslenezdelavieilledameinconsciente.Lucaslaregarda,encoreplusamusé.—NotezqueMamieadesexcusesdenepasbiensetenir,votrepiloten'yvapasdemainmorte.On

se croirait dans desmontagnes russes.Dites-moi... ça restera entre nous, promis... votre remède degrand-mère...surelle...c'estpoursoignerlemalparlemal?Etilneputréfrénerunnouveléclatderire.Lachefdecabineledévisagea,outrée:ellenetrouvait

riend'amusantàlasituationetleluifitsavoir.Untroud'airbrutalexpédial'hôtesseverslaportedupostedepilotage.Lucasluiadressaunlarge

sourireetgiflafranchementlajouedesavoisine.Celle-cisursautaetouvritunœil.—Etlarevoilàparminous!ÇavousfaitcombiendeMilescepetitvoyage?Ilsepenchaàsonoreillepourchuchoter:—N'ayezpashonte,regardez-lesautourdenous,ilssonttousentraindeprier,c'estd'unridicule!Ellen'eutpasletempsderépondre,danslehurlementassourdissantdesmoteursl'avionvenaitde

toucherlesol.Lepiloteinversalapousséedesréacteursetdeviolentesgerbesd'eauvinrentfouetterlacarlingue.L'appareils'immobilisaenfin.Danstoutelacabine,lespassagersapplaudissaientlespilotesoujoignaientlesmains,remerciantDieudelesavoirsauvés.Exaspéré,Lucasdébouclasaceinturedesécurité,levalesyeuxauciel,regardasamontreets'avançaverslaporteavant.

*La pluie avait redoublé de force. Zofia gara la Ford le long du trottoir qui bordait laTour. Elle

abaissa lepare-soleil,dévoilantunpetitmacaronquiarborait les lettresCIA.Elle sortit encourantsousl'ondée,cherchadelamonnaieaufonddesapocheetinséralaseulepiècequ'elleavaitdansleparcmètre.Puis elle traversa l'esplanade,dépassa les troisportes à tambourquidonnaient accès auhallprincipaldumajestueuxédificepyramidalqu'ellecontourna.Unenouvellefoislebeepervibraàsaceinture:ellelevalesyeuxversleciel.—Jesuisdésolée,maisc'esttrèsglissantlemarbremouillé!Toutlemondelesait,saufpeut-être

lesarchitectes...OnplaisantaitsouventaudernierétagedelaTourendisantqueladifférenceentrelesarchitecteset

DieuétaitqueDieu,lui,neseprenaitpaspourunarchitecte.Ellelongealemurdubâtiment,jusqu'àunedallequ'ellereconnutàsacouleurplusclaire.Elleposa

samainsurlaparoi.Unpanneaus'effaçadanslafaçade,Zofias'engouffraetlatrappeseremitaussitôtenplace.

*Lucasétaitdescendudesontaxietmarchaitd'unpasassurésurleparvisqueZofiaavaitabandonné

quelquesinstantsplustôt.Al'opposédelamêmeTour,ilappliquacommeellesamainsurlapierre.

Unedalle,celle-ciplussombrequelesautres,coulissaetilentradanslepilierouestduTransamericaBuilding.

*Zofia n'avait eu aucunmal à s'accoutumer à la pénombre du corridor. Sept lacets plus tard, elle

accédaàunlargehallhabillédegranitblancd'oùs'élevaienttroisascenseurs.Lahauteurquirégnaitsous leplafondétaitvertigineuse.Neufglobesmonumentaux, tousde tailledifférente,suspenduspardescâblesdontonnepouvaitdiscernerlespointsd'amarrage,diffusaientunelumièreopaline.Chaquevisiteausiègedel'Agenceétaitpourelleunesourced'étonnement.L'atmosphèrequirégnait

enceslieuxétaitdécidémentinsolite.Ellesalualeconciergequis'étaitlevéderrièresoncomptoir.—Bonjour,Pierre,vousallezbien?L'affectiondeZofiapour celuiquidepuis toujoursveillait auxaccèsde laCentrale était sincère.

Chaquesouvenirdecepassageauxportessiconvoitéesyassociaitsaprésence.N'était-cepasà luique l'ondevait le climatpaisible et rassurantqui régnait dans l'Entréede laDemeure endépit d'untransitintense?Mêmelesjoursdegrandeaffluence,quanddescentainesdepersonnesseprécipitaientauxportes,Pierre,aliasZée,nepermettaitjamaisledésordreoulabousculade.LesiègedelaCIAneseraitvraimentpaslemêmesanslaprésencedecetêtreposéetattentif.—Beaucoupde travail ces tempsderniers,ditPierre.Vousêtesattendue.Sivous souhaitezvous

changer,jedoisavoirvotreclédevestiairequelquepart,donnez-moiquelquessecondes...Ilsemitàfouillerdanslestiroirsdelabanqued'accueiletmurmura:—Ilyenatellement!Voyons,oùl'ai-jemise?—Pasletemps,Zée!ditZofiaenmarchantd'unpaspresséversleportiquedesécurité.La porte vitrée pivota. Zofia avança vers l'ascenseur de gauche, Pierre la rappela à l'ordre, lui

montrantdudoigtlacabineexpressaucentre,cellequimontaitdirectementautoutdernierétage.—Vousêtescertain?demanda-t-elle,surprise.Pierrehochalatêtealorsquelesportess'ouvraientausond'uneclochettequiricochasurlesmurs

degranit.Zofiaenrestainterditequelquessecondes.—Dépêchez-vous,etbonnejournée,luidit-ilavecunsourireaffectueux.Lesportesserefermèrentsurelle,etlacabines'élevaversledernierétagedelaCIA.

*Dans le pilier opposé de la Tour, le néon du vieuxmonte-charge grésillait et la lumière vacilla

quelques secondes.Lucas ajusta sa cravate et tapota les revers de sa veste.Les grilles venaient des'ouvrir.Unhommevêtud'uncostumeidentiqueausienvintaussitôtl'accueillir.Sansluiadresserlaparole,

illuiindiquasèchementlessiègesdusasd'attenteetretournas'asseoirderrièresonbureau.Lemolosseauxalluresdecerbèrequidormaitenchaînéàsespiedssoulevaunepaupière,seléchalesbabinesetrefermal'œil,untraitdebavefilasurlamoquettenoire.

*

L'hôtesseavaitaccompagnéZofiaversuncanapéàl'assiseprofonde.Elleluiproposadechoisirune

desrevuesmisesàdispositionsurunetablebasse.Avantderetournerderrièresoncomptoir,elleluiassuraqu'onviendraitlachercherdanspeudetemps.

*Aumêmemoment,Lucasrefermaunmagazineetconsultasamontre,ilétaitpresquemidi.Ilendéfit

lebraceletetl'attachaàl'enverssursonpoignetpournepasoublierdelaréglerenrepartant.Ilarrivaitparfoisqu'au«Bureau»letempss'arrête,etLucasnesupportaitpaslemanquedeponctualité.

*Zofia reconnut Michaël dès qu'il apparut au bout du couloir, son visage s'éclaira aussitôt. La

cheveluregrisonnantetoujoursunpeuenbroussaille,lespattesépaissesquiallongeaientsestraitsetcetirrésistibleaccentécossais(certainsprétendaientqu'ill'avaitempruntéàsirSeanConnery,dontilne ratait jamais aucun film) lui donnaient une allure dont l'âge n'altérerait jamais l'élégance. Zofiaadoraitlafaçonquesonparrainavaitdefairechuinterless,maiselleraffolaitencoreplusdelapetitefossettequiseformaitsursonmentonquandilsouriait.Depuissonarrivéeàl'Agence,Michaëlétaitsonmentor,sonmodèleéternel.Aufuretàmesurequ'elleavaitgravileséchelonsdelahiérarchie,ilavaitaccompagnéchacundesespasets'étaittoujoursarrangépourqueriendenégatifnefigurâtàsondossier.À force de patientes leçons et d'attentions dévouées, il avait toujours valorisé les qualitésprécieusesdesaprotégée.Sagénérositérarementégalée,sonà-propos,lavivacitédesonâmesincère,compensaient les légendaires repartiesdeZofiaqui surprenaientparfois sespairs.Quant à la façonparfois peu orthodoxe qu'elle avait de s'habiller... tout le monde savait bien ici, et depuis fortlongtemps,quel'habitnefaisaitpaslemoine.Michaël avait toujours soutenu Zofia car il avait identifié en elle, aux premiers instants de son

admission,unmembred'élite,etilavaittoujoursveilléàcequ'elle-mêmenelesachejamais.Personnen'auraitosécontestersesvues:ilétaitreconnupoursonautoriténaturelle,sasagesseetsadévotion.Depuislanuitdestemps,Michaëlétaitlenumérodeuxdel'Agence,lebrasdroitdugrandPatronquetoutunchacunappelaitici-hautMonsieur.Undossiersouslecoude,MichaëlpassadevantZofia.Elleselevapourl'embrasser.—C'estdouxdeterevoir!C'esttoiquim'asfaitappeler?—Oui,enfinpastoutàfait,restelà,ditMichaël.Jevaiscertainementvenirtechercher.Ilavaitl'airtendu,cequineluiressemblaitpas.—Qu'est-cequisepasse?—Pasmaintenant, je t'expliquerai plus tard, et tume feras le plaisir d'enlever ce bonbon de ta

boucheavantque...

La réceptionniste ne lui laissa pas le temps d'achever sa recommandation, il était attendu. Ils'engagea dans le couloir d'un pas pressé et se retourna pour la rassurer d'un regard. À travers lacloisonilentendaitdéjàlesbribesdelaconversationquis'envenimaitdanslegrandbureau.—Ahnon,pasàParis!Ilssonttoutletempsengrève...ceseraitbeaucouptropfacilepourtoi,ily

adesmanifestationsquasiquotidiennes...N'insistepas...depuis le tempsqueçadure, jene lesvoispass'arrêterdemainpournousfaireplaisir!UncourtsilenceencourageaMichaëlàleverlebraspourfrapperàlaporte,maisilinterrompitson

gesteenentendantlavoixdeMonsieurreprendreuntonplusfort:—L'Asieetl'Afriquenonplus!Michaëlrecourbal'index,maislamains'immobilisaàquelquescentimètresdubattantcarànouveau

lavoixs'élevait,résonnantcettefoisjusquedanslecorridor.—LeTexas,pasquestion!PourquoipasenAlabamatantquetuyes?!Ilfitunenouvelletentative,sansplusdesuccès,néanmoinslavoixs'étaitapaisée.— Que penserais-tu d'ici ? Ce n'est pas une mauvaise idée après tout... ça nous évitera des

déplacementsinutilesetdepuisletempsquenousnousdisputonsceterritoire.VapourSanFrancisco!Lesilenceindiquaquelemomentétaitvenu.ZofiasourittimidementàMichaëlalorsqu'ilpénétrait

danslebureaudeMonsieur.Laporteserefermaderrièrelui,Zofiaseretournaverslaréceptionniste.—Ilestnerveux,non?—Oui,depuisleleverdujouroccidental,répondit-elleévasivement.—Pourquoi?—J'entendsbeaucoupdechosesici,maisjenesuisquandmêmepasdanslesecretdeMonsieur...

etpuisvousconnaissezlarègle,jenedoisriendire,jetiensàmaplace.Elleréussitauprixdegrandseffortsàgarderlesilenceplusd'unepetiteminuteetreprit:—Toutàfaitconfidentiellement,etdevousàmoi,jepeuxvousassurerqu'iln'estpasleseulàêtre

tendu.RaphaëletGabrielonttravaillétoutelanuitoccidentale,Michaëllesarejointsaucrépusculeoriental,celadoitêtresacrémentsérieux.Zofia s'amusaitduvocableétrangede l'Agence.Maisétait-ilpossible, ences lieux,depenseren

heuresalorsquechaquefuseauduglobeavaitlasienne?Sonparrainluirappelait,àlapremièreironiedesapart,quelerayonnementuniverseldesactivitésdelaCentraleetlesdiversitéslinguistiquesdesonpersonneljustifiaientcertainesexpressionsetautresusages.Ilétaitproscrit,parexemple,d'utiliserdeschiffrespouridentifierlesagentsdel'Intelligence.Monsieuravaitchoisilespremiersmembresdesondirectoireenlesnommant,etlatraditionavaitperduré...Finalement,quelquesrèglesbiensimples,très éloignées des idées préconçues sur la terre, facilitaient les coordinations opérationnelles ethiérarchiquesdelaCIA.Depuistoujours,ondistinguaitlesangesparunprénom....carc'estainsiquefonctionnaitdepuislanuitdestempslamaisondeDieuquel'onappelaitaussi

laCENTRALEDEL'INTELLIGENCEDESANGES.Monsieurmarchait de long en large, lesmains croisées dans le dos, l'air soucieux.De temps en

temps,Ils'arrêtaitpourregarderautraversdesgrandesfenêtresdelapièce.Au-dessousdelui,l'épaismatelas de nuages interdisait d'entrevoir lamoindre parcelle de terre. L'immensité bleue bordait la

baievitréeauxdimensionsinfinies.Iljetaunœilcourroucéàlatablederéunionquitraversaitlapiècedans toute sa longueur. Le plateau démesuré s'étirait jusqu'à la cloison du bureau adjacent. Seretournant vers la table, Monsieur repoussa une pile de dossiers. Tous ses gestes trahissaientl'impatiencequ'ilcontrôlait.—Vieux!Toutçaestpoussiéreux!Veux-tuquejetedisecequeJepense?Cescandidaturessont

canoniques!Commentveux-tuquel'ongagne?Michaëlétaitrestéprèsdelaporteetavançadequelquesmètres.—CesonttousdesagentssélectionnésparvotreConseil...—Parlons-endemonConseil,quelmanqued'idées !Toujoursà radoter lesmêmesparaboles, il

vieillit le Conseil ! Quand ils étaient jeunes, ils étaient pleins d'idées pour améliorer le monde.Aujourd'hui,ilssontpresquerésignés!—Maisleursqualitésn'ontjamaistari,Monsieur.—Jenelesremetspasencause,maisregardeoùnousensommes!Savoixs'étaitélevéedansleciel,faisanttremblerlesmursdelapièce.Michaëlredoutaitplusque

toutlescolèresdesonemployeur.Ellesétaientrarissimes,maisleursconséquencesavaientétéplutôtdévastatrices.Ilsuffisaitderegarderparlafenêtreletempsquirégnaitsurlavillepourdevinersonhumeurdumoment.— Les solutions du Conseil ont-elles réellement fait progresser l'humanité ces temps derniers ?

repritMonsieur.Iln'yavraimentpasdequoipavoiser,non?Bientôt,onnepourraplusinfluencerunsimplefroissementd'ailedepapillon...niLuiniMoid'ailleurs,dit-il,désignantlemuraufonddelapièce.Sileséminentsmembresdemonassembléeavaientfaitpreuved'unpeuplusdemodernité,jen'aurais pas à relever un défi aussi absurde !Mais le pari est lancé, alors il nous faut du neuf, del'original,dubrillantet,surtout,delacréativité!Unenouvellecampagnes'engage,etc'estlesortdecettemaisonquiestenjeu,queDiable!Onfrappaaussitôttroiscoupsàlacloisonmitoyenne,Monsieurlaregardad'unairagacéets'assità

l'extrémitédelatable.L'airmalin,IlavisaMichaël.—Montre-moidonccequetucachessoustonbras!Confus,sonfidèleadjoints'approchaetdéposadevantluiunechemisecartonnée.Monsieurouvrit

lerabatet fitdéfiler lespremiersfeuillets,sonœils'éclaira, lesplissementsdesonfrontdénotaientl'intérêtgrandissantqu'ilportaitàsa lecture.Ilsoulevaledernierongletetexaminaattentivement lasériedephotographiesjointes.Blonde,recueilliedansunealléeduvieuxcimetièredePrague,brune,courantlelongdescanauxde

Saint-Pétersbourg,rousse,attentivesouslatourEiffel,cheveuxcourtsàRabat,longsetdansleventàRome, bouclés place de l'Europe àMadrid, ambrés dans les ruelles de Tanger, elle était toujoursravissante.Defaceoudeprofil,sonvisageétaitsimplementangélique.Interrogatif,Monsieurdésignaleseulclichéoùl'épauledeZofiaétaitdénudée:unlégerdétailretintsonattention.—C'estunpetitdessin, s'empressadedireMichaëlencroisant lesdoigts.Une toutepetitepaire

d'ailes de rien du tout, une coquetterie, un tatouage... un peu moderne peut-être ? Mais on peutl'effacer!—Jevoisbienquecesontdesailes,grommelaMonsieur.Oùest-elle,quandpuis-jelavoir?—Elleattendsurlepalier...

—Alors,fais-laentrer!Michaël sortit du bureau et alla chercher Zofia. En chemin, il lui infligea une série de

recommandations.Zofiaallaitrencontrerlegrandpatronet l'événementétaitassezexceptionnelpourque son parrain en ait le trac à sa place... et Zofia devrait savoir garder la sienne pendant toutl'entretien.Ellesecontenteraitd'écouter,saufsiMonsieurposaitunequestionsansapporterlui-mêmederéponse.Ilétaitinterditdeleregarderdanslesyeux.Michaëlrepritsonsouffleetpoursuivit:—Attachetescheveuxenarrièreettiens-toidroite.Unechoseencore,situdoisparler,tuconcluras

chacunedetesphrasesparMonsieur...MichaëldévisageaZofiaetsourit.—...etpuisoubliecequejeviensdetedire,soistoi-même!Aprèstout,c'estcequ'ilpréfère.C'est

pourcelaquej'aiproposétacandidatureetcertainementpourcelaaussiqu'ilt'adéjàchoisie!Jesuisépuisé,cen'estplusdemonâgetoutça.—Choisiepourquoi?—Tu vas le savoir, allez, prends ton souffle et entre, c'est ton grand jour... et tume craches ce

chewing-gumunefoispourtoutes!Zofianeputs'empêcherdefaireunerévérence.Avec son visage buriné, ses mains sublimes, sa carrure, sa voix grave, Dieu était encore plus

impressionnant que tout ce qu'elle avait pu imaginer. Elle fit discrètement glisser son chewing-gumsous la langue et sentit un indescriptible frisson parcourir son dos.Monsieur l'invita à s'asseoir.Puisqu'elleétaitselonsonparrain(Ilsavaitquec'étaitainsiqu'elleappelaitMichaël)l'undesagentslesplusqualifiésdesaDemeure,Ils'apprêtaitàluiconfierlamissionlaplusimportantequel'Agenceaitconnuedepuissacréation.Illaregarda,ellebaissaaussitôtlatête.—Michaël vous délivrera les documents et instructions nécessaires au parfait déroulement des

opérationsdontvousaurezlaseuleresponsabilité...Ellen'avaitpasledroitàl'erreuretletempsluiseraitcompté...Elleavaitseptjourspourréussir.—...Faitespreuved'imagination,detalent,ilparaîtquevousenavezdemultiples,jelesais.Soyez

d'uneextrêmediscrétion,vousêtestrèsefficace,jelesaisaussi.Ilétaitdirectif,jamaisuneopérationn'avaitautantexposél'Agence.Illuiarrivaitdeneplussavoir

lui-mêmedequellefaçonils'étaitlaisséentraînerdanscetincroyabledéfi.—...Si,jecroisquejelesais!ajouta-t-il.Comptetenudelagravitédesenjeux,ellen'enréféreraitqu'àMichaëlet,encasdebesoinextrême

oud'indisponibilitédesapart,àLuimême.CequeMonsieurallaitmaintenant lui révélernedevraitjamaissortirdeceslieux.Ilouvritsontiroiretprésentadevantelleunmanuscritoùdeuxsignaturesétaientapposées.Letextedétaillaitlesdispositionsdelasingulièremissionquil'attendait:Lesdeuxpuissancesquirégissentl'ordredumonden'ontcessédes'affronterdepuislanuitdes

temps.Constatantqu'aucuned'ellesn'arriveàinfluencerselonsavolontéledestindel'humanité,chacunesereconnaîtcontrecarréeparl'autredansl'achèvementparfaitdesavisiondumonde...MonsieurinterrompitZofiadanssalecturepourcommenter:—Depuis le jouroù lapommeluiest restéeen traversde lagorge,Lucifers'opposeàceque je

confie laTerre à l'homme. Il n'a eude cessedevouloirmedémontrerquemacréaturen'en estpasdigne.

IlluifitsignedepoursuivreetZofiarepritledocument:...Touteslesanalysespolitiques,économiquesetclimatiquestendentàrévélerquelaterretourne

àl'enfer.MichaëlexpliquaàZofiaque leurConseil avaitopposéàcetteconclusionprématuréedeLucifer

quelasituationactuellerésultaitdeleurrivalitépermanente,freinàl'expressiondelavéritablenaturehumaine.Il était bien trop tôt pour seprononcer, la seule certitude était que lemondene tournait plus très

rond.Zofiapoursuivit:La notion d'humanité diverge radicalement selon le point de vue de l'un ou de l'autre. Après

d'éternellesdiscussions,nousavonsacceptél'idéequel'avènementdutroisièmemillénairesedevaitdeconsacreruneèrenouvelle, libéréedenosantagonismes.Dunordausud,de l'ouestà l'est, letempsestvenudesubstituerànotrecohabitationforcéeunmodeopératoireplusefficient...—Çanepouvaitpluscontinuerainsi,repritMonsieur.Zofiaobservaitleslentsmouvementsdesmainsquiaccompagnaientsavoix.—Lexxe siècle a été trop éprouvant. Et puis, au train où vont les choses, nous allons finir par

perdretoutcontrôle,Luicommemoi.Cen'estpastolérable,ilenvadenotrecrédibilité.Iln'yapasquelaTerredansl'univers,toutlemondemeregarde.Leslieuxsaintssontpleinsdequestions,maislesgensytrouventdemoinsenmoinsderéponses...Gêné,Michaëlfixaitleplafond,iltoussa,MonsieurinvitaZofiaàpoursuivre.... Pour attester la légitimité de celui à qui incombera de régir la terre au cours du prochain

millénaire,nousnoussommeslancéunultimedéfidontlestermessontdécritsci-dessous:Septjoursdurant,nousenverronsparmileshommesceluioucellequenousconsidéronscomme

lemeilleurdenosagents.Leplusàmêmed'entraînerl'humanitéverslebienoulemalapporteralavictoire à son camp, prélude à la fusion de nos deux institutions. Le pouvoir d'administrer lenouveaumondereviendraauvainqueur.LemanuscritétaitsignédelamaindeDieuetdelamainduDiable.Zofiarelevalentementlatête.Ellevoulaitreprendreletexteàsondébut,pourcomprendrel'origine

del'actequ'elletenaitentresesmains.—C'estunpariabsurde,ditMonsieur,unpeuconfus.Maiscequiestfaitestfait.Ellerepritleparchemin,Ilcompritl'étonnementquetrahissaientsesyeux.—Considèrecetécritcommeunalinéaàmonderniertestament.Moiaussijevieillis.C'estbienla

premièrefoisquejeressensdel'impatience,alorsfaisensortequeletempspassetrèsvite,ajouta-t-ilen regardant par la fenêtre, n'oublie pas à quel point il est compté... Il l'a toujours été, ce fut mapremièreconcession.MichaëlfitunsigneàZofia,ilfallaitseleveretquitterlapièce.Elles'exécutasur-le-champ.Aupas

delaporte,elleneputréprimerl'enviedeseretourner.—Monsieur?Michaëlretintsonsouffle,Dieutournalatêteverselle,levisagedeZofias'éclaira.—Merci,dit-elle.Dieuluisourit.

—Septjourspouruneéternité...jecomptesurtoi!Illaregardasortirdelapièce.Danslecouloir,Michaëlretrouvaitàpeinesarespirationquandilentenditlavoixgravelerappeler.

IlabandonnaZofia,fitdemi-touretretournadanslegrandbureau.Monsieurfronçalessourcils.—Leboutdecaoutchoucqu'elleacollésousmatableestparfuméàlafraise,n'est-cepas?—C'estbiendelafraise,Monsieur,réponditMichaël.—Unedernièrechose, lorsqu'elleaura terminé samission, je te serais reconnaissantde lui faire

enlevercepetitdessinsur l'épauleavantque tout lemonde icines'ymette.Onn'est jamaisà l'abrid'unemode.—C'estévident,Monsieur.—Unequestionencore:Commentas-tusuquejelachoisirais?—Parcequecelafaitplusdedeuxmilleansquejetravailleàvoscôtés,Monsieur!Michaëlrefermalaportederrièrelui.LorsqueMonsieurfutseul,ils'assitauboutdelalonguetable

etfixalacloisonfaceàlui.Ilseraclalagorgepourannoncerd'unevoixclaireetforte:—Noussommesprêts!—Nousaussi!réponditnarquoisementlavoixdeLucifer.Zofiaattendaitdansunepetite salle.Michaëlentraet avançavers la fenêtre.Au-dessousd'eux le

ciels'éclaircissait,quelquescollinesémergeaientdelacouchenuageuse.—Dépêche-toi,nousn'avonspasdetempsàperdre,ilfautquejeteprépare.Ils prirent place autour d'une petite table ronde sous une alcôve. Zofia confia son inquiétude à

Michaël.—Paroùdois-jecommencerunetellemission,parrain?— Tu pars avec un certain handicap, ma Zofia. Voyons les choses en face, le mal est devenu

universel et presque aussi invisible que nous. Tu joues en défense, ton adversaire en attaque. Il tefaudrad'abordidentifierlesforcesqu'illigueracontretoi.Trouvelelieuoùiltenterad'opérer.Laisse-lepeut-êtreagirenpremieretcombatssesprojetsdumieuxquetulepourras.Cen'estquelorsquetul'aurasneutraliséquetuaurasunechancedemettreenœuvreungranddessein.Tonseulatoutseralaconnaissanceduterrain.IlsontchoisiSanFranciscocommethéâtred'opérations...parlepluspurdeshasards.

*Sebalançantsursachaise,Lucasachevaitdeprendreconnaissancedumêmedocumentsousl'oeil

attentif de sonPrésident. Bien que les stores fussent baissés, Lucifer n'avait pas ôté les épaisseslunettesdesoleilquimasquaientsonregard.Toussesprocheslesavaient,lemoindreéclairageirritaitsesyeux,brûlésjadisparunrayonnementexcessif.Entouré des membres de son cabinet qui avaient pris place autour de la table aux proportions

démesurées(elles'étiraitjusqu'àlacloisonquiséparaitl'immensesalledubureauadjacent),Président

déclara aux membres du Conseil que la séance était levée. Sous l'impulsion du directeur de lacommunication,undénomméBlaise,l'assemblées'acheminaversl'uniqueportedesortie.Restéassis,Président fit ungestede lamain, rappelantLucas à ses côtés.Accentuant songeste, il l'invita à sepencherversluietmurmuraquelquechoseàsonoreillequepersonnen'entendit.Ensortantdubureau,LucassevitrejoindreparBlaisequil'accompagnajusqu'auxascenseurs.Enchemin,illuiremitplusieurspasseports,desdevises,ungrandtrousseaudeclésdevoitures,et

exhibaunecartedecréditdecouleurplatinequ'ilagitasoussonnez.—Doucementaveclesnotesdefrais,n'abusezpas!D'ungestevifetagacé,Lucass'emparadurectangleenplastiqueetrenonçaàserrerlamainlaplus

adipeusedetoutel'organisation.Habituédelachose,Blaisefrottasapaumesurledosdesonpantalonet cacha gauchement ses mains dans ses poches. Dissimuler était une des grandes spécialités del'individu qui s'était hissé jusqu'à ce poste, non par compétence, mais par tout ce que la volontéd'ascensionpeutproduiredefourberieetd'hypocrisie.BlaisecongratulaLucas,luiditqu'ilavaitpeséde tout son poids (une litote, compte tenu de sa physionomie) pour favoriser sa candidature. Lucasn'accordapas lemoindrecréditàsespropos :Blaisen'étaitàsesyeuxqu'un incompétentàqui l'onavaitconfiélaresponsabilitédelacommunicationinterne,pourd'exclusivesraisonsdeparenté.Lucas ne prit même pas la peine de croiser ses doigts quand il promit de rendre régulièrement

compte àBlaise de l'avancement de samission.Au sein de l'organisation qui l'employait,mystifierétaitlemoyenleplussûrdontdisposaientlesdirecteurspourpérenniserleurspouvoirs.PourplaireàleurPrésident, il leur arrivait même de se mentir entre eux. Le responsable de la communicationsuppliaLucasdeluidivulguercequePrésidentavaitmurmuréàsonoreille.Cedernierledévisageaavecméprisetpritcongé.

*Zofiaembrassalamaindesonparrainetl'assuraqu'elleneledécevraitpas.Elleluidemandasielle

pouvait lui confier un secret. Michaël acquiesça d'un signe de tête. Elle hésita et lui avoua queMonsieuravaitdesyeuxincroyables,ellen'avaitjamaisrienvud'aussibleu.—Ilschangentparfoisdecouleur,maisilt'estinterditdedireàquiconquecequetuasvudedans.Ellepromitetsortitdanslecorridor.Ill'accompagnaàl'ascenseur.Justeavantquelesportesnese

referment,illuisouffla,complice:—Ilt'atrouvéecharmante.Zofiarougit.Michaëlfitmineden'enavoirrienvu.—Poureux,cedéfin'estpeut-êtrequ'unmaléficedeplus;pournous,c'estunequestiondesurvie.

Nouscomptonstoussurtoi.Quelquesinstantsplustard,elletraversaànouveaulegrandhall.Pierrejetaunœilsursesécransde

contrôle,lavoieétaitlibre.LaportecoulissaànouveaudanslafaçadeetZofiaputaccéderàlarue.

*

Aumêmemoment,Lucassortaitdel'autrecôtédelaTour.Undernieréclairzébralecielauloin,au-dessusdescollinesdeTiburon.Lucashélauntaxi,lavoitureserangeadevantluietilgrimpadansleYellowCab.Sur le trottoir d'en face,Zofia courait vers sa voiture, un agent de la circulation était en train de

rédigerunecontravention.—Bellejournée,vousallezbien?ditZofiaàlafemmeenuniforme.Lacontractuelletournalentementlatêteafindes'assurerqueZofianesemoquaitpasd'elle.—Nousnousconnaissons?demandal'agentJones.—Non,jenecroispas.Dubitative,ellemâchouillaitsonstyloendévisageantZofia.Elledétachal'amendedesasouche.—Etvous,vousallezbien?demanda-t-elleenglissantlePVsurlepare-brise.—Vousn'auriezpasunchewing-gumàlafraise?demandaZofiaens'emparantduticket.—Non,àlamenthe.Zofiarefusacourtoisementlatablettequiluiétaitofferte.Elleouvritsaportière.—VousnenégociezmêmepasvotrePV?—Non,non.—Voussavezque,depuis ledébutdel'année, lesconducteursdevéhiculesdugouvernementsont

tenusdepayereux-mêmesleursamendes?—Oui,ditZofia,j'ailucelaquelquepartjecrois,c'estunpeunormalaprèstout.—Al'école,vousétieztoujoursaupremierrang?demandal'agentJones.—Très franchement, jenem'ensouviensplus...Maintenantquevousm'enparlez, jecroisque je

m'asseyaisunpeuoùjevoulais.—Vousêtescertainequevousallezbien?—Le coucherdu soleil sera superbe ce soir, ne le ratez surtout pas !Vousdevriezy assister en

famille,depuisPresidioParklespectacleseraéblouissant.Jevouslaisse,untravailénormem'attend,ditZofiaengrimpantdanssavoiture.Quand laFords'éloigna, lacontractuelle sentit commeun léger frissonparcourir sonéchine.Elle

rangeasonstylodanssapocheetpritsontéléphoneportable.Ellelaissaunlongmessagesurlaboîtevocaledesonmari.Elleluidemandas'ilpouvaitretarder

d'unedemi-heureledébutdesonservice,elleferait toutpourrentrerplustôt.ElleluiproposaitunepromenadedansPresidioParkaucoucherdusoleil.Ilseraitexceptionnel,c'étaituneemployéedelaCIAquileluiavaitdit!Elleajoutaqu'ellel'aimaitetque,depuisqu'ilsvivaientenhorairesdécalés,ellen'avaitpas trouvélemomentdeluidireàquelpoint il luimanquait.Quelquesheuresplus tard,faisantdescoursespourunpique-niqueimprovisé,elleneserenditmêmepascomptequelepaquetdechewing-gumsqu'elleavaitmisdanssoncaddien'étaitpasàlamenthe.

*Prisonnier des embouteillages du quartier financier, Lucas feuilletait les pages d'un guide

touristique.Quoiqu'enpenseBlaise, l'enjeudesamissionjustifaituneaugmentationdesesnotesdefrais: ildemandaauchauffeurdeledéposeràNobHill.UnesuiteauFairmont,palaceréputédelaville, lui conviendrait parfaitement.Lavoiture bifurqua surCaliforniaStreet, à la hauteur deGraceCathedralpours'engouffrersouslemajestueuxauventdel'hôtel.Elles'immobilisadevantletapisdeveloursrougegansédefiletsdorés.Lebagagistevouluts'emparerdesapetitemallette,maisilluijetaunregardquilemaintintàdistance.Ilneremerciapasleportierquifaisaittournerpourluilaportetambour et se dirigea directement vers la réception. La préposée ne trouvait nulle trace de saréservation.Lucashaussaleton,traitantlajeunefemmed'incapable.Instantanémentleresponsableduservice fondit sur lui. D'un ton obséquieux « spécial client difficile » il tendit à Lucas une clémagnétiqueetseconfonditenexcuses,espérantqu'unsurclassementencatégorie«Suitesupérieure»luiferaitoublierleslégersdésagrémentscausésparuneemployéeincompétente.Lucassaisitlacartesansménagementetdemandaàn'êtredérangésousaucunprétexte. Il fitminede luiglisserunbilletdanslamain,qu'ildevinaitpresqueaussimoitequecelledeBlaise,etsedirigead'unpaspresséversl'ascenseur. Le responsable de la réception se retourna, la paume vide et l'air courroucé. Le liftierdemandacourtoisementàsonpassagerrayonnants'ilavaitpasséunebonnejournée.—Qu'est-cequeçapeutbientefoutre?réponditLucasensortantdelacabine.

*Zofia rangea sa voiture le long du trottoir. Elle gravit lesmarches du perron de la petitemaison

victorienneperchéesurPacificHeights.Elleouvritlaporteetcroisasalogeuse.—Tuesrentréedevoyage,jesuisbiencontente,ditMissSheridan.—Maisjenesuispartiequedepuiscematin!—Tuescertaine? Ilmesemblaitque tuétaisabsentehier soir.Oh, jesaisbienque jememêle

encoredecequinemeregardepas,maisjen'aimepasquandlamaisonestvide.—Jesuisrentréetard,vousdormiez,j'avaisunpeuplusdetravailqued'habitude.—Tutravaillestrop!Àtonâge,etjoliecommetul'es,tudevraispassertessoiréesavecunpetit

ami.—Ilfautquejemontemechanger,maisjepasseraivousvoirenpartant,Reine,c'estpromis.LabeautédeReineSheridann'avait jamaiscapitulédevant le temps.Savoixdouceetgraveétait

magnifique, son regard de lumière témoignait d'une vie dense dont elle ne choyait que les bonssouvenirs.Elleavaitétél'unedespremièresfemmesgrandsreportersàparcourirlemonde.Lesmursdesonsalonovaleétaientcouvertsdephotosjaunies,visagespassésquitémoignaientdesesnombreuxvoyages, de ses rencontres. Là où ses confrères avaient cherché à photographier l'exception, Reineavaitsaisilecommun,pourcequ'ilcontenaitdeplusbeauàsesyeux,sonà-propos.Lorsque ses jambes lui interdirent le prochain départ, elle se retira dans sa demeure de Pacific

Heights. Elle y était née, pour en partir un 2 février 1936 embarquer sur un cargo à destination del'Europe,lejourdesesvingtans.Elleyétaitrevenueplustard,yvivresonuniqueamour,letempsd'untropcourtmomentdebonheur.Depuis lors, Reine avait habité seule cette grandemaison, jusqu'au jour où elle avait rédigé une

petiteannoncedansleSanFranciscoChronicle.«Jesuisvotrenouvelleroommate»,avaitditZofia

sourianteen seprésentantà saported'entrée, aumatinmêmede laparution.Le tondéterminéavaitséduitReine,etsanouvellelocataireavaitemménagélesoirmême,changeantaufildessemaineslavied'unefemmequis'avouaitaujourd'huiheureused'avoirrenoncéàsasolitude.Zofiaadoraitlesfinsdesoiréepasséesencompagniedesalogeuse.Quandellenerentraitpastroptard,elledistinguaitdela vitre du perron le rai de lumière qui traversait le vestibule, l'invitation deMiss Sheridan étaittoujours ainsi formulée. Sous prétexte de s'assurer que tout allait bien, Zofia passait la tête dansl'encadrement de la porte. Un grand album de photographies était ouvert sur le tapis et quelquesmorceauxdegalettedisposésdansunecoupellefinementciseléerapportéed'Afrique.Reineattendaitdanssonfauteuil,assisefaceàl'olivierquis'épanchaitdansl'atrium.Alors,Zofiaentrait,s'allongeaitàmêmelesoletcommençaitàtournerlesfeuilletsd'undesalbumsauxvieillescouverturesdecuir,dontlesbibliothèquesde lapièceregorgeaient.Sans jamaisquitter l'olivierduregard,Reinecommentaituneàunelesillustrations.Zofiagrimpaàl'étage,fittournerlaclédesonappartement,repoussalaportedupiedetlançason

trousseausurlaconsole.Ellejetasavestedansl'entrée,ôtasonchemisierdanslepetitsalon,traversasa chambre eny abandonnant sonpantalon, et entra dans la salle debains.Elle ouvrit engrand lesrobinetsdeladouche, la tuyauteriesemitàcogner.Elledonnauncoupsecsur lepommeauet l'eauruisselasursescheveux.Parlapetitelucarneouvertesurlestoitsenhélixquidévalaientjusqu'auportpassaitlesondesclochesdeGraceCathedral,quiannonçaitdix-neufheures.—Pasdéjà!dit-elle.Elle sortit de l'alcôve qui sentait bon l'eucalyptus et retourna dans sa chambre. Elle ouvrit la

penderie,hésitaentreundébardeuretunechemised'hommetropgrandepourelle,unpantalonencotonet son vieux jean, opta pour le jean et la chemise dont elle retroussa lesmanches.Elle attacha sonbeeper à la ceinture et enfila une paire de tennis en sautillant vers l'entrée pour en redresser lescontreforts sans avoir à se baisser. Elle prit son trousseau de clés, décida de laisser les fenêtresouvertesetdescenditl'escalier.—Je rentrerai tard ce soir.Nousnousverronsdemain, si vous avezbesoindequoi que ce soit,

appelez-moisurmonbeeper,d'accord?Miss Sheridan grommela une litanie queZofia savait parfaitement interpréter.Quelque chose qui

devaitdire:«tutravaillestrop,mafille,onnevitqu'uneseulefois».Etc'étaitvrai,Zofiaœuvraitcontinuellementàlacausedesautres,sesjournéesétaientsansrelâche,

mêmepaslamoindrepetitepauseneserait-cequepourdéjeunerousedésaltérerpuisquelesangesnesesustentaientjamais.Sigénéreuseetintuitivefût-elle,ReinenepouvaitriendevinerdecequeZofiapeinaitelle-mêmeàappeler«savie».

*Leslourdesclochesrésonnaientencoreduseptièmeetderniercarillondel'heure.GraceCathedral,

perchéeausommetdeNobHill,faisaitfaceauxfenêtresdelasuitedeLucas.Ilsuçaitavecdélectationsonosdepoulet,encroqua lecartilageauboutdupilonet se levapours'essuyer lesmainssur lesrideaux. Ilenfilasaveste,seregardadans legrandmiroirqui trônaitsur lacheminéeetsortitde lachambre.Ildescendit lesmarchesdugrandescalierdontlamajestueusevoléecommandait lehalletadressaunsourirenarquoisàlaréceptionniste,quibaissalatêtedèsqu'ellelevit.Sousl'auvent,un

chasseurhélaaussitôtuntaxiqu'ilempruntasansluidélivrerdepourboire.Ilavaitenvied'unebellevoitureneuve,leseulendroitdelavillepourenchoisiruneledimancheétaitleportmarchandoùdenombreux modèles étaient parqués une fois débarqués des cargos. Il demanda au chauffeur de leconduiresurlequai80...Là,ilpourraitenvoleruneàsongoût.—Dépêchez-vous,jesuispressé!dit-ilauconducteur.LaChryslerbifurquadansCaliforniaStreetetdescenditverslebasdelaville.Illeurfallutàpeine

septminutespour traverser lequartierdesaffaires.Àchaque intersection, lechauffeur rouspétaitenreposantsonbloc-notes;touslesfeuxpassaientauvert,l'empêchantd'yinscrireladestinationdesacourse comme la loi l'y obligeait. « A croire qu'ils le font exprès », marmonna-t-il au sixièmecarrefour.Danssonrétroviseur,ilvitlesouriredeLucasetleseptièmefeuluiouvritlaroute.Lorsqu'ilsarrivèrentàl'entréedelazoneportuaire,uneépaissevapeurs'échappadelacalandre,la

voituretoussaets'immobilisasurlebas-côté.—Ilnemanquaitplusquecela!soupiraleconducteur.—Jenevousrèglepaslacourse,ditLucasd'untoncassant,nousnesommespastoutàfaitarrivésà

destination.Ilsortitenlaissantsaportièreouverte.Avantquelechauffeurnepuisseréagir,lecapotdesontaxi

futpropulséverslecielparungeyserd'eaurouilléequis'échappaitduradiateur.«Jointdeculasse,lemoteurestmort,mongrand!»criaLucasens'éloignant.Àlaguérite,ilprésentaunbadgeaugardien,labarrièreauxstriesrougesetblanchessereleva.Il

marchad'unpasassuréjusqu'auparking.Là,ilrepéraunesublimeChevroletCamarocabrioletdontilcrochetalaserruresansdifficulté.Lucass'installaderrièrelevolant,choisituneclédansletrousseauqu'ilportaitàlaceintureetdémarraquelquessecondesplustard.Lavoitureremontal'alléecentrale,neratantaucunedesflaquesforméesaucreuxdesnids-de-poule.Ilsouillaainsichaquecontainerquisetrouvaitdepartetd'autredesonchemin,rendantlesimmatriculationsillisibles.Au bout du pavé, il tira le frein àmain d'un coup sec ; la voiture glissa par son travers jusqu'à

s'immobiliser à quelques centimètres de la devanture du Fisher'sDeli, le bar du port. Lucas sortit,gravitlestroismarchesenboisduperronensifflotantetpoussalaporte.Lasalleétaitpresquevide.D'ordinairelesouvriersvenaientsedésaltéreraprèsunelonguejournée

detravail,maisaujourd'hui,enraisondumauvaistempsquiavaitsévitoutelamatinée,ilstentaientderécupérer lesheuresperdues.Ce soir ils finiraient très tard, se résignant à rendre lesmachines auxéquipesdenuitquinetarderaientpasàarriver.Lucas prit place dans un box, fixant Mathilde qui essuyait des verres derrière son comptoir.

Troubléeparsonsourireétrange,ellevintaussitôtprendresacommande.Lucasn'avaitpassoif.—Amangerpeut-être?questionna-t-elle.Uniquement si elle l'accompagnait. Mathilde déclina aimablement l'offre, il lui était interdit de

s'asseoirdanslasalledurantlesheuresdeservice.Lucasavaittoutsontemps,iln'avaitpasfaimetseproposaitdel'inviterdansunautrelieuquecelui-ciqu'iltrouvaitterriblementbanal.Mathildeétaitgênée,lecharmedeLucasétaitloindelalaisserindifférente.Danscettepartiedela

ville,l'éléganceétaitaussirarequedanssavie.Elledétournasonregardalorsqu'illadévisageaitdesesyeuxdiaphanes.—C'estvraimenttrèsgentil,murmura-t-elle.

Aumêmemoment,elleentenditdeuxpetitscoupsd'avertisseur.—Jenepeuxpas,répondit-elleàLucas,jedînejustementavecuneamiecesoir.C'estellequivient

deklaxonner.Uneautrefoispeutêtre?Zofiaentra,essoufflée,etsedirigeaverslebaroùMathildeavaitreprissaplace,etunsemblantde

contenance.—Pardon,jesuisenretard,maisj'aieuunevraiejournéededingue,ditZofiaensehissantsurl'un

destabouretsducomptoir.Unedizained'hommesappartenantauxéquipesdenuitentrèrentàleurtourdansl'établissement,ce

quicontrariabeaucoupLucas.L'undesdockerss'arrêtaàlahauteurdeZofia,illatrouvaitravissantesansuniforme.Elleremercia legrutierdesoncomplimentetseretournaversMathildeenlevant lesyeuxauciel.Lajolieserveusesepenchaverssonamiepourluidemanderderegarderdiscrètementleclientàla

vestenoire,installédansleboxaufonddelasalle.—J'aivu...laissetomber!—Toutdesuite,lesgrandsmots!chuchotaMathilde—Mathilde, ta dernière aventure en date a failli te coûter la vie, alors, cette fois-ci, si je peux

t'éviterlepire...j'aimeraismieux!—Jenevoispaspourquoitudisça?—Parcequelepire,c'estjustementcegenre-là!—Quelgenre?—Leregardquiseveutténébreux.—Tutiresvite,disdonc!Jenet'avaismêmepasentenduechargerlerevolver!—Tuasmissixmoisàtedésintoxiquerdetouteslessaloperiesquetonbarmand'O'Farrelltefaisait

généreusementpartageraveclui.Tuveuxruinertasecondechance?Tuasunjob,unechambre,ettues«propre»depuisdix-septsemaines.Tuveuxreplongertoutdesuite?—Monsangn'estpaspropre,lui!—Donne-toiunpeudetempsetprendstesmédicaments!—Cetypeal'airgentilcommetout.—Commeuncrocodiledevantunfiletmignon!—Tuleconnais?—Jamaisvu!—Alorspourquoicejugementhâtif?—Fais-moiconfiance,j'aiundonpourfairelapartdeschoses.LavoixgravedeLucassouffladanslecreuxdesanuqueetZofiasursauta.—Puisquevousavezpréemptélasoiréedevotredélicieuseamie,soyezgénéreuseetacceptezune

invitation communeà l'unedesmeilleures tablesde laville.On tient parfaitement à trois dansmoncabriolet!—Vousêtestrèsintuitif, iln'yapasplusgénéreuxqueZofia!enchaînaMathilde,pleined'espoir

quesonamiesoitaccommodante.

Zofiaseretournaavecl'intentiondeleremercieretdelecongédier,maisellefutaussitôtsaisieparlesyeuxqui ladévisageaient.Tousdeuxse regardèrent longuementsans rienpouvoirsedire.Lucasauraitvouluparler,maisaucunsonnesortitdesagorge.Silencieux,ilscrutaitlestraitsdecevisagefémininaussi troublantqu'inconnu.Ellen'avaitplus lamoindregouttedesalivedans labouche,ellecherchauneboissonàtâtons,ilposasamainsurlecomptoir.Uncroisementdegestesmaladroitsfitglisserleverre,quiroulasurletablierdezincetsebrisaausolenseptéclats.Zofiasebaissapourramasseravecprécautiontroisdesmorceauxdeverre,Lucass'agenouillapourl'aiderets'emparadesquatreautres.Enserelevantilsnesequittèrenttoujourspasduregard.Mathildelesavaitobservéstouràtour,elleintervint,agacée.—Jevaisbalayer!—Enlèvetontablieretallons-y,noussommestrèsenretard,réponditZofiaendétournantleregard.EllesaluaLucasd'unsignedetêteetentraînasansménagementsonamieau-dehors.Surleparking,

Zofiapressalepas.AprèsavoirouvertlaportièredeMathilde,elles'installaàsontouretdémarraentrombe.—Maisqu'est-cequiteprend?demandaMathilde,interloquée.—Riendutout!Mathildefitpivoterlerétroviseurcentral.—Regardetatêteetreformule-moitonriendutout!Lavoiturefilaitlelongduport.Zofiaouvritsafenêtre,unairglacialenvahitl'habitacle,Mathilde

frissonna.—Cethommeestterriblementgrave!murmuraZofia.—Je connaissaisgrand,petit, beau, laid,maigre, gros, poilu, imberbe, chauve,maisgrave, là je

t'avouequetumesèches!—Alorsjetedemandedemefaireconfiance,jenesaismêmepascommentlediremoi-même.Ilesttristeetsemblaitsitourmenté...jamaisjen'ai...—Ehbien, c'est le candidatparfaitpour toiqui raffolesdesâmesenpeine.Tuvascertainement

nousfaireunepetitefractureduventriculegauche!—Nesoispascaustique!—Ça,c'estquandmêmelemondeàl'envers!Jetedemandeunavisimpartialsurunhommequeje

trouvecraquantcommeunpetitLu.Tuneleregardesmêmepas,maistumeledescendsd'uneflèchequeGeronimoauraitputaillerenpersonne.Etlorsquetudaignesenfinteretourner,tucollestesyeuxdanslessienscommeuneventousequivoudraitdéboucherlelavabodemasalledebains.Mais,àpartça,jen'aipasledroitd'êtrecaustique!—Tun'asrienressenti,Mathilde?—Si,HabitRougesituveuxtoutsavoir,etcommeonentrouvequechezMacy's,côtééléganceje

pensaisquec'étaitplutôtbonsigne.—Tunet'espasrenducompteàquelpointilavaitl'airsombre?—C'estdehorsqu'ilfaitsombre,allumetesphares,onvaavoirunaccident!Mathilderesserralecoldesaparkaautourdesanuqueetajouta:

—Bon,d'accord,savesteétaitunpeusombre:maiscoupeitalienneencashmeresixfils,pardonne-moidupeu!—Cen'estpasdeçaquejeteparle.—Tuveuxquejetedise?Jesuiscertainequecen'estpaslegenreàportern'importequelcaleçon.Mathildepritunecigaretteetl'alluma.Elleouvritsafenêtreetsoufflaunelonguevolutedefumée

quifilaparlavitreouverte.—Quitteàmourird'unepneumonie!Bon,jeteleconcède,ilyacaleçonetcaleçon!—Tun'écoutespasunmotdecequejetedis!repritZofia,préoccupée.—TuimaginesletroublepourlafilledeCalvinKleindevoirlenomdesonpèreécritengrosses

lettresquandunhommesedéshabilledevantelle!—Tul'avaisdéjàvu?demandaZofia,imperturbable.—Peut-êtreaubardeMario,mais jenepeuxpas te legarantir.Acetteépoque lessoiréesoù je

voyaisclairétaientplutôtrares...—Maistoutçac'estfini,c'estderrièretoimaintenant,ditZofia.—Tucroisauxsensationsde«déjà-vu»?—Peut-être,pourquoi?—Toutà l'heure,aubar...quand leverre luiaéchappédesmains... j'aivraimenteu l'impression

qu'iltombaitauralenti.—Tuasleventrevide,jet'emmènedînerasiatique!achevaZofia.—Jepeuxteposerunedernièrequestion?—Biensûr.—Tun'asjamaisfroid?demandaMathilde.—Pourquoi?—Parcequ'avecunbâtonnetdanslabouche,jepourraisressembleràunesquimau,fermemoicette

vitre!LaFordroulaitversl'anciennechocolateriedeGhirardelliSquare.Auboutdequelquesminutesde

silence, Mathilde tourna le bouton de la radio et regarda la ville qui défilait. Au croisement deColombusAvenueetdeBayStreet,leportdisparutdesavue.

*—Sivousvoulezbienrelevervotremainpourquejepuissenettoyermoncomptoir!LepatronduFisher'sDeliavaittiréLucasdesarêverie.—Pardon?—Ilyaduverresousvosdoigts,vousallezvouscouper.—Nevousfaitespasdesoucipourmoi.Quiétait-ce?—Unejoliefemme,cequiestassezrareparici!—Oui,c'estpourçaquej'aimebienlequartier!coupaLucasaussisec.Vousn'avezpasréponduà

maquestion.— C'est ma barmaid qui vous intéresse ? Désolé, mais je ne donne pas d'information sur mon

personnel,vousn'avezqu'àreveniretluidemandervous-même,ellereprenddemainàdixheures.Lucasplaquasamainsurlecomptoirenzinc.Lesmorceauxdeverreexplosèrentenmilleéclats.Le

propriétairedel'établissementreculad'unpas.—Jemefouscomplètementdevotreserveuse!Connaissez-vouslajeunefemmequiestpartieavec

elle?repritLucas.—C'estunedesesamies,elletravailleàlasécuritéduport,c'esttoutcequejepeuxvousdire.D'ungestevif,Lucass'emparadutorchonfichédanslaceinturedupatron.Ilépoussetasapaumequi

étrangementn'avaitpas lamoindreégratignure.Puis il lança lemorceaudechiffondans lapoubelleplacéederrièrelecomptoir.LepatronduFisher'sDelifronçalessourcils.—T'inquiètepas,monvieux,ditLucasenregardantsamainintacte.C'estcommepourmarchersur

lesbraises,ilyauntruc,ilyatoujoursuntruc!Puisilsedirigeaverslasortie.Surleperrondel'établissement,ilôtaunminusculeéclatquis'était

fichéentresonindexetsonmajeur.Ilavançaverslecabriolet,sepenchapardessuslaportièreetendesserralefreinàmain.Lavoiture

qu'ilavaitvoléeglissalentementverslabordureduquaietbascula.Dèsquelacalandrepénétradanslesflots,levisagedeLucass'éclairad'unsourire,aussiintensequeceluid'unenfant.Pourlui,lemomentoùl'eauenvahissaitl'habitacleenentrantparlavitre(qu'ilprenaittoujourssoin

de laisser entrouverte) était un moment de pure joie. Mais ce qu'il préférait le plus, c'étaient lesgrossesbullesquis'évadaientdupotd'échappementjusteavantquelacombustionnes'étouffe.Quandelleséclataientàlasurface,leurs«blob-blob»étaientirrésistibles.LorsquelafoulesemassapourvoirlesfeuxarrièredelaCamarodisparaîtredansleseauxtroubles

duport,Lucasmarchaitdéjàloindansl'allée,mainsdanslespoches.—Jecroisquejeviensdetrouveruneperlerare,murmura-t-ilens'éloignant.Sijenegagnepas,ce

seraitbienlediable.

*Zofia et Mathilde dînaient face à la baie, devant l'immense vitre qui surplombait Beach Street.

«Notremeilleuretable»,avaitprécisélemaîtred'hôteleurasiend'unsourirequinecachaitriendesadentureproéminente.Lavueétaitmagnifique.Àgauche,leGoldenGâte,fierdesesocres,rivalisaitdebeauté avec leBayBridge, le pont argenté d'un an son aîné.Devant elles, lesmâts des voiliers sebalançaient lentementdans l'enceintede lamarinaà l'abridesgrandeshoules.Desalléesdegravierparcellisaient les carrés de pelouse qui s'étendaient jusqu'à l'eau. Les promeneurs du soir lesempruntaient,jouissantdelatempératureclémentedecedébutd'automne.Le serveur déposa deux cocktails maison et une corbeille de chips de crevettes sur leur table.

«Cadeaude lamaison»,dit-il enprésentant lesmenus.MathildedemandaàZofia si elleétaitunehabituée. Les prix lui semblaient très élevés pour unemodeste employée de l'administration. Zofiaréponditquelepatronlesinvitait.

—TufaissauterlesPV?— Juste un service rendu il y a quelquesmois, rien du tout, je t'assure, rétorqua-t-elle, presque

confuse.—J'aiunpetitcontentieuxavectesriendutout!Quelgenredeservice?Zofiaavaitrencontrélepropriétairedel'établissementunsoir,surlesdocks.Ilymarchaitlelongdu

quai,attendantquel'ondédouaneunelivraisondevaisselleenprovenancedeChine.Latristessedesonregardavaitattirél'attentiondeZofia;elleavaitredoutélepirequandils'était

penchéprès du bord, fixant l'eau saumâtre pendant un longmoment.Elle s'était approchée de lui etavait engagé la conversation ; il avait fini par lui confier que sa femme voulait le quitter aprèsquarante-troisannéesdemariage.—Quelâgeasafemme?demandaMathilde,intriguée.—Soixante-douzeans!—Etonpenseàdivorceràsoixante-douzeans?questionnaMathildeenréprimantdifficilementle

rirequilagagnait.—Si tonmari ronfle depuis quarante-trois ans, tu peuxy penser très fort, voiremême toutes les

nuits.—Tuasressoudélecouple?—Jel'aiconvaincudesefaireopérerenluipromettantquecelaneluiferaitpasmal.Leshommes

sonttellementdouillets.—Tucroisqu'ilauraitvraimentsauté?—Ilavaitjetésonallianceàl'eau!Mathildelevalesyeuxauciel,ellefutfascinéeparleplafonddurestaurantentièrementdécoréde

vitraux de chezTiffany's. Il donnait à la salle un air de cathédrale. Zofia partageait son avis et luiresservitunebouchéedepoulet.Intriguée,Mathildesepassalamaindanslescheveux.—C'estvrai,cettehistoirederonflement?Zofialaregardaetnerésistapasausourirequilagagnait.—Non!—Ah!Alorsqu'est-cequenousfêtons?demandaMathildeenlevantsonverre.Zofia parla vaguement d'une promotion dont elle avait fait l'objet le matin même. Non, elle ne

changeaitpasd'affectationet,non,ellen'étaitpasaugmentée,ettoutneseramenaitpasnonplusàdesconsidérations matérielles. Si Mathilde voulait bien cesser de ricaner, elle pourrait peut-être luiexpliquerquecertainestâchesapportaientbienplusquedel'argentoudel'autorité:uneformesubtiled'achèvementpersonnel.Lepouvoiracquis sur soi-mêmeaubénéfice—etnonaudétriment—desautrespouvaitêtretrèsdoux.—Ainsisoit-il!ricanaMathilde.— Décidément, avec toi, ma vieille, je suis loin d'être au bout de mes peines, répliqua Zofia,

dépitée.Mathildesaisissaitlabouteilledesakéenbamboupourremplirleursdeuxverres,lorsqu'enl'espace

d'unesecondelevisagedeZofiasemétamorphosa.Elleagrippalepoignetdesonamieetlasoulevapratiquementdesonfauteuil.—Sorsd'ici,fonceverslasortie!hurlaZofia.Mathilderestafigée.Leursvoisinsdetable, toutaussiétonnés,regardèrentZofiaquivociféraiten

tournoyantsurelle-même,àl'affûtd'unemenaceinvisible.—Sorteztous,sortezaussivitequevouslepouvezetéloignez-vousd'ici,dépêchez-vous!L'assemblée hésitante la regardait, se demandant quelle mauvaise farce se jouait. Le gérant de

l'établissementaccourutversZofia,lesmainsjointesenungestedesupplicationpourquecellequ'ilconsidérait comme une amie cesse de perturber le bon ordre de son établissement. Zofia le priténergiquementparlesépaulesetlesuppliadefaireévacuerlasalle,sansattendre.Elleleconjuradeluifaireconfiance,c'étaitunequestiondesecondes.LiuTrann'étaitpastoutàfaitunsage,maissoninstinctneluiavaitjamaisfaitdéfaut.Ilfrappadeuxcoupssecsdanssesmainsetlesquelquesmotsqu'ilprononçaencantonaissuffirentàanimerunballetdeserveursdéterminés.Leshommesenlivréeblanchetiraientenarrièreleschaisesdesconvivesqu'ilsguidaientprestementverslestroissortiesdel'établissement.LiuTranrestaaumilieude lasallequisevidait.Zofia l'entraînapar lebrasversunedes issues,

maisilrésista,avisantMathilde,pétrifiéeàquelquesmètresd'eux.Ellen'avaitpasbougé.—Jesortirailedernier,ditLiuaumomentmêmeoùunaide-cuisiniercouraithorsdelacuisineen

hurlant.Uneexplosiond'uneviolenceinouïesoufflaleslieux.Lelustremonumentalfutdisloquéparl'onde

dechocquiravagealasalle; il tombalourdementsurlesol.Lemobiliersemblaitcommeaspiréautraversdelagrandebaiedontlesvitrespulvériséess'éparpillaientsurlachausséeencontrebas.Desmilliersdepetitscristauxrouges,vertsetbleuspleuvaientsurlesdécombres.L'âcrefuméegrisequienvahissaitlasalleàmangers'élevaenépaissesvolutesparlafaçadebéante.Augrondementquisuivitlecataclysmesuccédaunsilenceétouffant.Garéencontrebas,Lucasreferma lavitrede lanouvellevoiturequ'ilavaitvoléeuneheureplustôt.Ilavaitunesaintehorreurdelapoussièreetplusencorequeleschosesnesepassentpascommeillesavaitprévues.Zofiarepoussalebuffetmassifquis'étaitcouchésurelle.Ellesefrottalesgenouxetenjambaune

desserte retournée.Elle observa le désordre qui s'étendait autour d'elle. Sous le squelette du grandluminaire,dégarnidetoussesapparats,gisaitlerestaurateur,larespirationsaccadéeetdifficile.Zofiase précipita vers lui. Liu grimaçait, terrassé par la douleur. Le sang affluait dans ses poumons,comprimantunpeuplussoncœuràchaqueinspiration.Auloin,lessirènesdespompierssefaisaientéchodanslesruesdelaville.ZofiasuppliaLiudetenirbon.—Vousêtesinestimable,soupiralevieuxChinois.Elleprit samain ;Liu saisit la sienne et la posa sur son torsequi sifflait commeunpneupercé.

Mêmemalenpoint,sesyeuxsavaientlirelavérité.Iltrouvaquelquesforcesultimespourmurmurerque,grâceàZofia,iln'étaitpasinquiet.Ilsavaitque,danssongrandsommeiléternel,ilneronfleraitpas.Ilricana,provoquantunequintedetoux.—Quellechancepourmesfutursvoisins!Ilsvousdoiventbeaucoup!Un refluxde sangémergeade sabouche, s'écoulant sur sa jouepourvenir se fondreau rougedu

tapis.LesouriredeLiuseraidit.

—Jepensequ'ilfautvousoccuperdevotreamie,jenel'aipasvuesortir.Zofiaregardatoutautourd'ellemaisnevitaucunetracedeMathildenid'aucunautrecorps.—Prèsdelaporte,souslevaisselier,suppliaLiuentoussantunenouvellefois.Zofiasereleva.Liularetintparlepoignetetplongeasesyeuxdanslessiens.—Commentavez-voussu?Zofiacontemplal'homme,lesderniersrayonsdevies'échappaientdesesprunellesdorées.—Vouslecomprendrezdansquelquesinstants.Alors,levisagedeLius'éclairad'unimmensesourire,ettoutsonêtres'apaisa.—Mercipourcettemarquedeconfiance.Ce furent là lesdernièresparolesdeMr.Tran.Sespupillesdevinrentaussi infimesque lapointe

d'uneaiguille,sespaupièrescillèrentetsajoues'abandonnaaucreuxdelamaindesatoutedernièrecliente.Zofialuicaressalefront.— Pardonnez-moi de ne pas vous accompagner, dit-elle en reposant doucement la tête inerte du

restaurateur.Ellese releva,écartaunepetitecommodequigisait lesquatrepiedsen l'airet sedirigeavers le

grandmeublecouché.Detoutessesforces,elle lerepoussaetdécouvritMathilde, inconsciente,unegrandefourchetteàcanardplantéedanslajambegauche.Lefaisceaudelalampedupompierbalayalesol,sespascrépitaientsurlesgravats.Ils'approcha

des deux femmes et décrocha aussitôt l'émetteur-récepteur du holster accroché à son épaule pourannoncerqu'ilavaittrouvédeuxvictimes.—Uneseule!repritZofiaens'adressantàlui.—Tantmieux,ditunhomme,envestonnoir,quiscrutaitauloinlesdécombres.Lechefdespompiershaussalesépaules.— C'est probablement un agent fédéral. Maintenant, ils arrivent presque avant nous quand ça

explosequelquepart,ronchonna-t-ilenapposantunmasqueàoxygènesurlevisagedeMathilde.Ils'adressaàl'undeseséquipiersquivenaitdelesrejoindre:— Elle a une jambe fracturée, peut-être un bras aussi, elle est inconsciente. Préviens les

paramédicauxpourqu'ilsl'évacuenttoutdesuite.IldésignalecorpsdeTran.—Etluilà-bas,commentest-il?—Ilesttroptard!réponditl'hommeaucomplet-veston,depuisl'autreboutdelasalle.ZofiatenaitMathildedanssesbrasettâchaitd'étoufferlatristessequinoyaitsagorge.—Toutçaestmafaute,jen'auraispasdûnousamenerici.Elleregardalecielparlafenêtreéclatée,salèvreinférieuretremblotait.—Nelareprenezpasmaintenant!Ellepouvaityarriver,elleétaitsurlabonnevoie.Nousétions

convenusdequelquesmoisavantdedéciderdequoiquecesoit.Uneparoleestuneparole!Étonnés,lesdeuxambulanciersquis'étaientapprochésd'elleluidemandèrentsitoutallaitbien.Elle

lesrassurad'unsimplemouvementdelatête.Ilsluiproposèrentdel'oxygène,ellen'envoulaitpas.Ils

laprièrentalorsdes'écarter,ellereculadequelquespasetlesdeuxsauveteursdéposèrentMathildesurunecivièreet sedirigèrentaussitôtvers la sortie.Zofiaavança jusqu'àcequi restaitde labaievitrée. Elle ne quitta pas des yeux le corps de son amie qui disparaissait dans l'ambulance. Lestourbillons des gyrophares rouges et orange de l'unité 02 s'estompèrent au son de la sirène quis'éloignaitversleSanFranciscoMémorialHospital.—Neculpabilisezpas,çanousarriveàtousd'êtreaumauvaisendroitetaumauvaismoment,c'est

ledestin!Zofia sursauta. Elle avait reconnu la voix grave de celui qui tentait de la réconforter aussi

gauchement.Lucass'approchaitd'elleenplissantlesyeux.—Qu'est-cequevousfaiteslà?demandat-elle.—Jecroyaisquelecommandantdespompiersvousl'avaitdéjàdit,répondit-ilenôtantsacravate.—...Etcommetoutsembleindiquerqu'ils'agitd'unebanaleexplosiondegazencuisineouaupire

d'une affaire criminelle, le gentil agent fédéral va pouvoir rentrer chez lui et laisser faire lesgénéralistes.Lesmilieuxterroristesn'ontaucuneraisondechasserlecanardàl'orange!Lavoixaussiérailléequebourruedel'inspecteurdepoliceavaitinterrompuleurconversation.—Aquiavons-nousl'honneur?demandaLucasd'untonpersifleurquitrahissaitsonagacement.—Al'inspecteurPilguezdelapolicedeSanFrancisco,luiréponditZofia.—Jesuiscontentquecettefoisvousmereconnaissiez!ditPilguezàZofia,ignoranttotalementla

présencedeLucas.Al'occasion,vousm'expliquerezvotrepetitnumérodecematin.—Jenesouhaitaispasquenousayonsàexpliquerlescirconstancesdenospremièresrencontres,

pourprotégerMathilde,ajoutaZofia.Ixsragotssediffusentplusvitequelabrumesurlesdocks.—Jevousaifaitconfianceenlalaissantsortirplustôtqueprévu,alorsjevousremercieraisd'en

faireautantàmonsujet.Letactn'estpasforcémentinterditdanslapolice!Celaétantdit,vul'étatdelapetite,onauraitpeut-êtremieuxfaitdelalaisserpurgersapeine.—Joliedéfinitiondutact,inspecteur!repritLucasenlessaluanttousdeux.Iltraversal'ouverturebéanteoùgisaientlesrestesdeladoubleportemonumentaleexpédiéed'Asie

àgrandsfrais.Avantderegagnersonvéhicule,LucasapostrophaZofiadelarue.—Jesuisdésolépourvotreamie.SaChevroletnoiredisparutquelquessecondesplustardàl'intersectiondeBeachStreet.Zofianepouvaitfourniraucunéclaircissementà l'inspecteur.Seulunterriblepressentiment l'avait

conduite à presser tous les occupants de quitter l'établissement. Pilguez lui fit remarquer que sesexplicationsétaientunpeulégèresauregarddunombredeviesqu'ellevenaitdesauver.Zofian'avaitriend'autreàajouter.Peut-êtreavait-elledétectéinconsciemmentl'odeurdegazquis'échappaitdanslefauxplafondde lacuisine.Pilguezgrogna : lesdossiers tordusoù l'inconscientavaitsonmotàdireavaientunefâcheusetendanceàs'attacheràluicesdernièresannées.—Prévenez-moiquandvousaurezétablilesconclusionsdevotreenquête,j'aibesoindesavoirce

quis'estpassé.Illalaissalibredequitterleslieux.Zofiaretournaàsavoiture.Lepare-briseétaitfendudepartet

d'autre,etlacarrosseriemarronrepeinted'ungrispoussièreparfaitementuniforme.Surlaroutequila

conduisaitverslesurgences,ellecroisaplusieurscamionsdepompiersquicontinuaientàaffluerversleslieuxdudrame.EllegaralaFord,traversaleparkingetentradanslesas.Uneinfirmièrevintàsarencontre et lui indiquaqueMathilde était en salled'examen.Zofia remercia la jeune femmeetpritplacesurunedesbanquettesvidesdelasalled'attente.

*Lucasklaxonnadedeuxcoups impatients.Assisdans saguérite, legardien appuya surunbouton

sansdétournerleregarddupetitécran:lesYankeesmenaientconfortablement.LabarrièresesoulevaetlaChevroletavança,feuxéteints,jusqu'auborddelajetée.Lucasouvritsafenêtreetjetalemégotde sa cigarette. Il amena le levier de vitesse sur la position neutre et sortit du véhicule en laissanttourner lemoteur.D'uncoupdepiedsur lepare-chocsarrière, ildonna l'impulsion justenécessairepourquelavoitureglisseenavantetbasculeduquai.Lesmainssurleshanches,ilcontemplalascène,ravi.Quand la dernière bulle d'air eut éclaté, il se retourna etmarcha joyeusement en direction duparking.UneHondacouleurolivesemblaitn'attendrequelui.Ilencrochetalaserrure,ouvritlecapot,arrachalatrompedel'alarmeetlalançaauloin.Ils'installaetcontempla,peuenthousiaste,l'intérieuren plastique. Il sortit son trousseau de clés et choisit celle qui lui paraissait lemieux convenir. Lemoteurausonaigusemitàtourneraussitôt.—Unejaponaiseverte,onauratoutvu!maugréa-t-ilendesserrantlefreinàmain.Lucasregardasamontre,ilétaitenretardetilaccéléra.Assissurunplotd'amarrage,unclochard

nommé Jules haussa les épaules en regardant la voiture s'éloigner, un ultime « blob »mourut à lasurface.

*—Ellevas'entirer?C'étaitlatroisièmefoisdelasoiréequelavoixdeLucaslafaisaitsursauter.—J'espère,répondit-elle,leregardantdepiedencap.Quiêtes-vousexactement?—Lucas.Désoléetenchantéàlafois,dit-ilentendantlamain.C'étaitbienlapremièrefoisqueZofiaressentaitlafatiguepesersurelle.Elleselevaetsedirigea

versledistributeurdecafé.—Vousenvoulezun?—Jeneboispasdecafé,réponditLucas.—Moinonplus,dit-elle,contemplantlapiècedevingtcentsqu'ellefaisaittournerdanslecreuxde

samain.Qu'est-cequevousfaitesici?—Commevous,répliquaLucas,jesuisvenuvoircommentelleallait.—Pourquoi?demandaZofiaenrangeantlapiècedanssapoche.—Parce que je dois faire un rapport et que pour l'instant, dans la case « victimes », j'aimis le

chiffre1,alorsjeviensvérifiers'ilfautounonquej'amendel'information.J'aimebienremettremescomptesrenduslejourmême,j'aiunesaintehorreurduretard.

—Jemedisaisbienaussi!—Vousauriezmieuxfaitd'acceptermoninvitationàdîner,nousn'enserionspaslà!—Vousavezbienfaitdeparlerdetacttoutàl'heure,vousavezl'airdevousyconnaître!—Ellene sortiradublocque tarddans lanuit, ça faitdes sacrésdégâtsune fourchetteàcanard

quandelleestplantéedansunmagrethumain. Ilsenontpourdesheuresà recoudre toutça, jepeuxvousemmeneràlacafétériad'enface?—Non,vousnepouvezvraimentpas!—Commevousvoudrez,attendonsici,c'estmoinssympathique,maissivouspréférez...Dommage!Ilsétaientassisdosàdossurlesbanquettesdepuisplusd'uneheurelorsquelechirurgienapparut

enfinauboutducouloir. Ilne fitpasclaquersesgantsen latex (depuis toujours leschirurgienss'endébarrassaientensortantdublocopératoireet les jetaientdans lespoubellesdisposéesàceteffet).Mathildeétaithorsdedanger,l'artèren'avaitpasététouchée.Lescannernerévélaitaucunetracedetraumatismecrânien.Lacolonnevertébraleétaitintacte.Mathildeavaitdeuxfracturesnondéplacées,uneàlajambe,l'autreaubras,etquelquespointsde

suture.Onétaitentraindelaplâtrer.Unecomplicationétaittoujourspossible,maislemédecinétaitconfiant. Il souhaitait néanmoins qu'elle reste au repos complet au cours des prochaines heures. IlremerciaZofiad'avertirsesprochesqu'aucunevisiteneseraitautoriséeavantlematin.—Ceseravitefait,dit-elle,iln'yaquemoi.Elle communiqua à la responsable de l'étage le numéro d'appel de son beeper. En sortant, Zofia

passadevantLucaset,sansluiadresserunregard,ellel'informaqu'iln'auraitpasàraturersonprocès-verbal.Elledisparutdansletourniquetdusas.Lucaslarejoignitsurleparkingdésert,ellecherchaitencoresesclés.—Sivouspouviezarrêterdemefairesursauter,jevousenseraistrèsreconnaissante,luidit-elle.—Jecroisquenousavonsmalcommencé,repritLucasd'unevoixdouce.—Commencéquoi?rétorqua-t-elle.Lucashésitaavantderépondre:—Disonsque jesuisparfoisunpeudirectdansmespropos,mais jemeréjouissincèrementque

votreamies'ensorte.—Ehbien,nousauronsaumoinspartagéquelquechoseaujourd'hui,commequoitoutestpossible!

Maintenantsivousvouliezbienmelaisserouvrirmaportière...—Etsinousallionsaussipartageruncafé...s'ilvousplaît?Zofiarestamuette.—Mauvaisepioche!poursuivitLucas.Vousn'enbuvezpasetmoinonplus!Unjusd'orangepeut-

être?Ilsenserventd'excellents,justeenface.—Pourquoiavez-voustellementenviedevousdésaltérerenmacompagnie?—Parcequejeviensd'arriverenvilleetquejeneconnaisvraimentpersonne.J'aipassétroisans

d'uneextrêmesolitudeàNewYork,cequin'ariendetrèsoriginal.LaGrandePommem'arendupeudisert,maisjesuisrésoluàchanger.ZofiainclinalatêteetscrutaLucas.

—Bon,jerecommencetout,dit-il.OubliezNewYork,masolitudeetleresteaussid'ailleurs.Jenesaispaspourquoi j'ai tant enviedeprendreunverre avecvous.En fait, jem'en ficheduverre, j'aienviedevousconnaître.Voilà,jevousaiditlavérité.Ceseraitunebonneactiondevotrepartdedireoui.Zofia regarda sa montre et hésita quelques secondes. Elle sourit et accepta l'invitation. Ils

traversèrent larueetentrèrentdansleKrispyKreme.Lepetitétablissementsentaitbonlapâtisseriechaude, une plaque de beignets sortait tout juste du four. Ils s'attablèrent devant la vitrine.Zofia nemangeapasmaisregardaitLucas,perplexe.Ilavaitengloutiseptbeignetsausucreglacéenmoinsdedixminutes.—Danslalistedespéchéscapitaux,lagourmandisenevousapastraumatiséàcequejevois?dit-

elle,l'œilamusé.—C'estd'unridiculeceshistoiresdepéchés...,répondit-ilensuçantsesdoigts,destrucsdemoine.

Unejournéesansbeignet,c'estpirequ'unejournéedebeautemps!—Vousn'aimezpaslesoleil?luidemandat-elle,étonnée.—Ahmais,j'adoreça!Ilyalesbrûluresetlescancersdelapeau;leshommescrèventdechaud,

étranglés par leur cravate ; les femmes sont terrorisées à l'idée que leur maquillage fonde, tout lemondefinitparattraperlacrèveàcausedesclimatiseursquitrouentlacouched'ozone;lapollutionaugmenteet les animauxmeurentde soif, sansparlerdesvieillespersonnesqui suffoquent.Ahnon,pardonnez-moi!Lesoleiln'estpasdutoutl'inventiondeceluiqu'oncroit.—Vousavezuneétrangeconceptiondeschoses.Zofias'intéressaplusattentivementauxproposdeLucaslorsqu'ilditd'untongravequ'ilfallaitêtre

honnêtelorsquel'onqualifiaitlemaletlebien.L'ordonnancementdesmotsintriguaZofia.Lucasavaitcitéàplusieursrepriseslemalavantlebien...d'ordinairelesgensfaisaientl'inverse.Une idée traversa sonesprit.Elle le soupçonnad'êtreunAngeVérificateurvenucontrôler lebon

déroulementdesamission.Elleenavaitsouventrencontrésurdesopérationsmoinsambitieuses.PlusLucas parlait, plus l'hypothèse lui semblait vraisemblable, tant il était provocateur. Achevant sonneuvièmebeignet,ilannonça,laboucheàmoitiépleine,qu'iladoreraitlarevoir.Zofiasourit.Ilréglalanoteettousdeuxsortirent.Surleparkingdésert,Lucaslevalatête.—Unpeufraismaissublimeciel,n'est-cepas?Elleavaitacceptésoninvitationàdînerpourlelendemain.Si,parleplusgranddeshasards,tous

deuxtravaillaientpourlamêmemaison,celuiquiavaitvoululatesterseraitservi:ellecomptaitbiens'endonneràcœurjoie.Zofiarepritsavoitureetrentrachezelle.Ellesegaradevantlamaisonetpritgardedenepasfairedebruitengravissantleperron.Aucune

lumièrenetraversaitl'entrée,laportedeReineSheridanétaitclose.Avantd'entrerdanslamaisonellelevalesyeux,iln'yavaitninuageniétoileaufirmament.Ilyeutunsoir,ilyeutunmatin...

2.

DeuxièmeJour

Mathilde s'était éveillée à l'aube.On l'avait descendue au cours de la nuit dans une chambre oùl'ennuiperçaitdéjà.Depuisquinzemois,l'hyper-activitéavaitétésonseulremèdepourseguérirdesscoriesd'uneautrevieoùlecocktailmalindedésespoirsetdedroguesavaitpresqueeuraisond'elle.Lenéonquigrésillaitau-dessusdesa tête lui rappelait les longuesheurespasséesà luttercontre lemanque,quiensontempscorrompaitsesentraillesenindiciblesalgies.MémoiredejoursdantesquesoùZofia,qu'elleappelaitsonangegardien,devait retenirsesmains.Poursurvivre,ellemutilaitsoncorps, le griffait à s'en arracher la peau pour inventer île nouvelles blessures qui dilueraient leschâtimentsinsoutenablesdesplaisirsrévolus.Il lui semblait parfois ressentir encore à l'arrière de son crâne le lancinement des hématomes,

conséquencedesmultiples coups qu'elle s'assenait au fonddes nuits abandonnées à des souffrancesultimes. Elle regarda le creux de son coude, les stigmates des piqûres s'en étaient effacés semaineaprèssemaine,signederédemption.Seulunultimepetitpointviolacésubsistaitencoreautraitd'uneveine,commeunrappeldelàoùlamortlenteétaitentrée.Zofiapoussalaportedesachambre.—Justeàtemps,dit-elleendéposantunbouquetdepivoinessurlatabledenuit.—Pourquoijusteàtemps?demandaMathilde.—J'aivutatêteenentrant,lamétéodetonmoralavaitl'airdevirerauvariable,tendanceorage.Je

vaisallerdemanderunvaseauxinfirmières.—Resteauprèsdemoi,ditMathilded'unevoixeffacée.—Lespivoinessontpresqueaussiimpatientesquetoi,ellesontbesoindebeaucoupd'eau,nebouge

pas,jereviens.Seuledanssachambre,Mathildecontemplaitlesfleurs.Desonbrasvalide,ellecaressalescorolles

soyeuses.Les pétales de pivoine avaient la texture d'un pelage de chat,Mathilde adorait les félins.Zofiainterrompitsarêverieenrevenant,lesbraschargésd'unseau.—C'esttoutcequ'ellesavaient;cen'estpastrèsgrave,cenesontpasdesfleurssnobs.—Cesontmespréférées.—Jesais.—Commenttuasfaitpourentrouverencettesaison?—Secret!Zofia contempla la jambe plâtrée de son amie puis l'attelle qui immobilisait son bras.Mathilde

surpritsonregard.—Tun'yespasalléedemainmorteavec tonbriquet !Qu'est-cequ'il s'estpasséexactement là-

bas ? Je neme souviens de presque rien. Nous parlions, tu t'es levée,moi pas, et puis ensuite unimmensetrounoir.—Non...unefuitedegazdanslefauxplafonddel'office!Combiendetempsdevras-turesterici?LesmédecinsauraientacceptédelaisserMathildesortirdèslelendemain,maisellen'avaitpasles

moyensdefaireappelàuneassistanceàdomicileetsonétat laprivaitde touteautonomie.LorsqueZofias'apprêtaàrepartir,Mathildefonditenlarmes.—Nemelaissepasici,cetteodeurdedésinfectantmerendfolle.J'aiassezpayé,jetelejure.Jen'y

arriveraiplus.J'aitellementlatrouilledereplongerquejefaissemblantd'avalerlescalmantsqu'ilsmedonnent.Jesaisquejesuisunpoidspourtoi,maissors-moidelà,Zofia,maintenant!Zofiaretournaauchevetdesonamieetluicaressalefrontpourchasserlesspasmesdechagrinqui

agitaientsoncorps.Elleluipromitdefairedesonmieuxpourtrouverunesolution,auplusvite.Ellerepasseraitlavoirenfindesoirée.Ensortantdel'hôpital,Zofiafilaverslesdocks,sajournéeétaitchargée.Letempspassaitvite:elle

avaitunemissionàaccomplir,etquelquesprotégésqu'iln'étaitpasquestiond'abandonner.Ellepartitrendrevisiteàsonvieilamierrant.Julesavaitquittélemondesansavoirjamaisidentifiélecheminqui l'avait conduit sous l'arche n° 7 où il avait élu domicile non fixe... Juste une série de terriblesmauvais toursque lavie luiavait joués.Unecompressiondepersonnelavaitmarqué le termedesacarrière.Unesimplelettreétaitvenueluiannoncerqu'ilnefaisaitpluspartiedelagrandecompagniequiavaitététoutesonexistence.Acinquante-huitansonestencoretrèsjeune...etmêmesilessociétésdecosmétiquesjuraientqu'à

l'approchedelasoixantainelavieétaitencoredevantsoipourpeuquel'onprennesoindesoncapitalesthétique, leurs propres départements de ressources humaines n'en étaient que peu convaincuslorsqu'ilsréévaluaientleplandecarrièredeleurscadres.C'estainsiqueJulesMinskys'étaitretrouvéauchômage.Unagentdesécuritéavaitconfisquésonbadgeàl'entréedel'immeubleoùilavaitpasséplus de tempsquedans sa propremaison.Sans lui adresser une seule parole, l'hommeenuniformel'avaitaccompagnéjusqu'àsonbureau.Souslesregardssilencieuxdesescollègues,ilavaitdûrangersesaffaires.Parunjourdepluiesinistre,Juless'enétaitallé,unpetitcartonsouslebraspouruniquebagage,aprèstrente-deuxannéesdefidèlesservitudes.LaviedeJulesMinsky,statisticienetférudemathématiquesappliquées,serésumaitpourtantenune

arithmétiquetrèsimparfaite:additiondeweek-endspasséssurdesdossiersaudétrimentdesaproprevie;divisionsubieauprofitdupouvoirdeceuxquil'employaient(onétaitfierdetravaillerpoureux,on formait une grande famille où chacun avait son rôle à jouer à condition de tenir sa place) ;multiplication d'humiliations et d'idées ignorées par quelques autorités illégitimes aux pouvoirsinégalementacquis ; soustraction,enfin,dudroitde finir sacarrièredans ladignité.Semblableà laquadratureducercle,l'existencedeJulesseréduisaitàuneéquationd'insolublesiniquités.Au cours de son enfance, Jules aimait à traîner près de la décharge de ferraille où une presse

immensecompressaitlescarcassesdesvieillesvoitures.Pourchasserlessolitudesquihantèrentsesnuits,ilavaitsouventimaginélaviedujeunecadrenantiquiavaitruinélasienneenl'«évaluant»bonpour la casse. Ses cartes de crédit s'étaient effacées à l'automne, son compte en banque n'avait passurvécu à l'hiver, il avait quitté samaison au printemps. L'été suivant, il avait sacrifié un immenseamourenemportantsafiertédansunderniervoyage.Sansmêmes'enrendrecompte,ledénomméJulesMinsky,cinquante-huitans,était revenuéliredomicilenon fixesous l'archen°7duquai80duportmarchand de San Francisco. Il pourrait bientôt y fêter dix années de belles étoiles. Il se plaisait à

raconteràquipouvaitl'entendreque,lejourdesongranddépart,ilnes'étaitvraimentrenducomptederien.Zofiaavisalacicatricequisuintaitsousl'accrocdupantalonentweedaumotifprincede-galles.—Jules,vousdevezallerfairesoignercettejambe!—Ah,nerecommencepas,s'ilteplaît,ellevatrèsbienmajambe!—Sionnenettoiepascetteplaie,elleseragangrenéedansmoinsd'unesemaineetvouslesavez

trèsbien!—J'aidéjàvéculapiredesgangrènes,majolie,alorsunedeplus,unedemoins!Etpuis,depuisle

tempsquejedemandeàDieudevenirmerechercher,ilfautbienquejelelaissefaire.Sijemesoigneà chaque fois que j'ai quelque chose de travers, à quoi ça sert d'implorer de partir de cette foutueterre!Alorstuvois,cebobo,c'estmonticketgagnantpourTailleurs.—Quivousmetdesidéesaussistupidesdanslatête?—Personne,mais il y a un jeunegars qui traînepar ici et qui est tout à fait d'accord avecmoi.

J'aimebiendiscuteraveclui.Quandjelevois,c'estmonrefletdansunmiroirpassé.Ils'habilleaveclemêmegenredecostumequeceuxquejeportaisavantquemontailleurn'aitlevertigeendécouvrantlesabîmesdemespoches. Je luiprêche labonneparole, lui lamauvaise,on faitunpeude troc, tuvois,etmoijemedistrais.Nimurnitoit,personneàhaïr,pasplusdenourrituredevantlaportequedebarreauxqu'onrêverait

descier...LaconditiondeJulesMinskyavaitétépirequecelled'unprisonnier.Rêverpouvaitdevenirunluxequandonluttaitpoursasurvie.Lejour,ilfallaitchercherdelanourrituredanslesdécharges,l'hiver,marchersanscessepourluttercontrel'alliancemortelledusommeiletdufroid.—Jules,jevousconduisaudispensaire!—Jecroyaisquetutravaillaisàlasécuritéduport,pasàl'ArméeduSalut!Zofiatiradetoutessesforcessurlebrasduclochardpourl'aideràserelever.Ilneluifacilitapas

la tâchemais finit bongrémalgrépar l'accompagner jusqu'à savoiture.Elle lui ouvrit laportière,Julespassasamaindanssabarbe,hésitant.Zofialeregarda,silencieuse.Lesridesmagnifiquesautourdesesprunellesazurcomposaientlesfortinsd'uneâmeriched'émotions.Autourdesaboucheépaisseetsouriantesedessinaientd'autrescalligraphies,cellesd'uneexistenceoùlapauvretén'étaitquecelledel'apparence.—Çanevapas sentir trèsbondans toncarrosse.Aveccette foutueguibole, jen'aipaspualler

jusqu'auxdouchescesderniersjours!—Jules,sil'onditquel'argentn'apasd'odeur,pourquoiunpeudemisèreenaurait-elle?Arrêtez

dediscuteretmontez!Après avoir confié son passager aux soins du dispensaire, elle redescendit vers les docks. En

chemin, elle fit un crochet pour rendrevisite àMissSheridan : elle avait unprécieux service à luidemander.Ellelatrouvasurlepasdesaporte.Reineavaitquelquescoursesàfaireet,danscettevilleréputéepour ses ruespentuesoù chaquepas est undéfi pourunepersonne âgée, rencontrerZofia àcette heure inhabituelle relevait dumiracle. Zofia la pria de s'installer dans la voiture etmonta encourantàsonappartement.Elleentrachezelle, jetauncoupd'œilàsonrépondeur téléphoniquequin'avaitenregistréaucunmessageetredescenditaussitôt.Enchemin,elleseconfiaàReine,quiacceptaderecevoirMathildejusqu'àcequ'elleserétablisse.Ilfaudraittrouverunmoyendelahisserjusqu'à

l'étageetquelquesbonnespairesdebraspourdescendrelelitmétalliqueremiséaugrenier.

*Confortablementinstallédanslacafétériadu666MarketStreet,Lucasgriffonnaitquelquescalculsà

mêmelatableenformica,prenantpossessiondesontoutnouvelemploiauseinduplusgrandgroupeimmobilierdeCalifornie.Iltrempaitsonseptièmecroissantdansunetassedecafécrème,penchésurl'ouvragepassionnantquiracontaitcomments'étaitdéveloppéelaSiliconValley:Unevastebandedeterres,devenuesentrenteanslaplusstratégiquezonedehautestechnologies,baptiséelepoumondel'informatiquedumonde.Pourcespécialisteduchangementd'identité,sefaireembaucheravaitétéd'une simplicité déconcertante, il prenait déjà un plaisir fou à la préparation de son planmachiavélique.La veille, dans l'avion de NewYork, la lecture d'un article du San Francisco Chronicle sur le

groupe immobilierA&H avait illuminé l'œil deLucas : la physionomie rondouillarde de son vice-présidents'offraitsansretenueàl'objectifduphotographe.EdHeurt,leHdeA&H,excellaitdansl'artde se pavaner d'interview en conférence de presse, vantant sans relâche les incommensurablescontributionsdesongroupeàl'essoréconomiquedelarégion.L'homme,quiambitionnaitdepuisvingtansunecarrièrededéputé,nerataitjamaisunecérémonieofficielle.Ils'apprêtaitàinaugurerengrandtralaladominicall'ouvertureofficielledelapêcheaucrabe.C'estàcetteoccasionqueLucasavaitcroisélarouted'EdHeurt.L'impressionnantcarnetd'adressesinfluentesdontLucasavaithabilementnourrilaconversationlui

avait valu le poste de conseiller à la vice-présidence, aussitôt créé pour lui. Les rouages del'opportunismen'avaientaucunsecretpourEdHeurtetl'accordfutscelléavantquelenumérodeuxdugroupen'eût achevéd'engloutir une pincede crabe, généreusement trempéedans unemayonnaise ausafran,quitachatoutaussigénéreusementleplastrondesonsmoking.Ilétaitonzeheurescematinet,dansuneheure,EdprésenteraitLucasàsonassocié,AntonioAndric,

leprésidentdugroupe.LeAdeA&Hdirigeaitd'unemaindeferdansungantdevelourslevasteréseaucommercialqu'il

avait sumailler au fil des années.Un sens inné de l'immobilier, une assiduité inégalable au travailavaientpermisàAntonioAndricdedévelopperunimmenseempirequiemployaitplusdetroiscentsagentsetpresqueautantdejuristes,comptablesetassistantes.Lucashésitaavantde renonceràunehuitièmeviennoiserie. Il claquadupouceetde l'indexpour

commander un cappuccino. Mâchouillant son feutre noir, il compulsa ses feuillets et continua deréfléchir. Les statistiques qu'il avait empruntées au département informatique de A&H étaientéloquentes.S'accordantfinalementunpetitpainauchocolat,ilconclutqu'ilétaitimpossibledelouer,vendreou

acheterlemoindreimmeubleouparcelledeterraindanstoutelavalléesanstraiteraveclegroupequil'employaitdepuislaveilleausoir.Laplaquettepublicitaireetsonineffableslogan:«L'immobilierintelligent»luipermirentd'affinersesplans.A&H était une entité à deux têtes, son talon d'Achille se situait à la jonction des deux cous de

l'hydre. Il suffirait que les deux cerveaux de l'organisation aspirent au même air pour en venir às'étouffermutuellement.Qu'AndricetHeurtsedisputentlabarredunavire,etlegroupenetarderaitpas

à dériver. Le naufrage brutal de l'empire A&H attiserait vite l'appétit des grands propriétaires,entraînant la déstabilisation dumarché immobilier dans une vallée où les loyers étaient des piliersfondamentauxdelavieéconomique.Lesréactionsdesplacesfinancièresneseferaientpasattendreetlesentreprisesdelarégionseraientviteasphyxiées.Lucascompulsaquelquesdonnéespourétablirseshypothèses : laplusprobableétaitqu'ungrand

nombre d'entreprises ne survivraient pas à l'augmentation de leurs loyers et à la baisse de leurscotations.Même en étant pessimiste, les calculs de Lucas laissaient prévoir qu'aumoins dixmillepersonnesperdraientleuremploi;unchiffresuffisantpourfaireimploserl'économiedetoutelarégionetprovoquerlaplusbelleemboliequel'onn'aitjamaisimaginée,celledupoumondel'informatiquedumonde.Lesmilieuxfinanciersn'ayantd'égaleàleurscertitudespassagèresqueleurfrilositépermanente,les

milliardsqui se jouaientàWallStreet sur lesentreprisesdehaute technologiesevolatiliseraientenquelquessemaines,infligeantunsuperbeinfarctusaucœurdupays.—Lamondialisation a quandmême du bon ! dit Lucas à la serveuse qui lui porta cette fois un

chocolatchaud.—Pourquoi,c'estavecunproduitcoréenquevouscompteznettoyervoscochonneries?répondit-

elle,dubitative,enregardantlesgraffitissurlatable.—J'effaceraitoutenpartant!grommela-t-ilenreprenantlecheminementdesapensée.Puisqu'onlaissaitentendrequeleseulfroissementdesailesd'unpapillonpouvaitdonnernaissance

à un cyclone, Lucas démontrerait que ce théorème pouvait s'appliquer en économie. La criseaméricainenetarderaitpasàsepropagerenEuropeetenAsie.A&Hseraitsonpapillon,EdHeurtsonfroissementd'aile,etlesdocksdelavillepourraientbienêtrelethéâtredesavictoire.Après avoirméthodiquement raturé le formica avecune fourchette,Lucas sortit de la cafétéria et

contourna l'immeuble. Il repéradans la rueuncoupéChryslerdont il crocheta la serrure.Au feu, ilactionnalacapoteélectriquequiserepliadanssonhabitacle.Endescendantlarampedeparkingdesesnouveauxbureaux,Lucaspritsontéléphoneportable.Ils'immobilisadevantlevoiturieretluifitunsigne amical de la main pour qu'il patiente, le temps de terminer sa communication. D'une voixostentatoire, ilconfiaitàun interlocuteur imaginaireavoirsurprisEdHeurtprêcheràuneravissantejournalistequelavraietêtedugroupe,étaitlui,etsonassociéseulementlesjambes!Lucasenchaînad'unformidableéclatderire,ouvritsaportièreettenditsesclésaujeunehomme,quiluifitremarquerquelebarilletétaitendommagé.—Jesais,ditLucas,l'aircontrit,onn'estplusensécuriténullepart!Levoiturier,quin'avaitpasperduunmotdelaconversation,leregardas'éloignerendirectiondu

hall de l'immeuble. Il alla garer la décapotable d'une main experte et reconnue... c'était à lui et àpersonned'autrequel'assistantepersonnelled'AntonioAndricconfiaitchaquejourlesoindegarerson4x4.Larumeurmitdeuxheuresàgrimperjusqu'auneuvièmeetdernierétagedu666MarketStreet,leprestigieux siège social de A&H : la pause-déjeuner avait freiné sa progression. À treize heuresdixsept,AntonioAndricentrait ivrederagedanslebureaud'EdHeurt,à treizeheuresvingt-neuf, lemêmeAntonioressortaitdubureaudesonassociéenclaquantlaporte.Ilcriasurlepalierque«lesjambes»allaientsedétendresurunterraindegolfetqueles«méninges»n'avaientqu'àassureràsaplacelecomitémensueldesdirecteurscommerciaux.Lucasadressaunregardcompliceauvoiturierenreprenantsoncabriolet.Iln'avaitrendezvousavec

sonemployeurquedansuneheure,cequiluilaissaitletempsdefaireunepetitecoursederiendutout.Ilavaituneenviefolledechangerdevoiture,etpourgareràsamanièrecellequ'ilconduisait,leportn'étaitpassiloinqueça.

*ZofiaavaitdéposéReinechezsoncoiffeuretpromisdevenirlarechercherdeuxheuresplustard.

Justeletempspourelled'allerdonnersoncoursd'histoireaucentredeformationpourlesmalvoyants.LesélèvesdeZofias'étaientlevéslorsqu'elleavaitfranchileseuildelaporte.—Sanscoquetterie,jesuislaplusjeunedecetteclasse,asseyez-vous,jevousenprie!L'assemblées'étaitexécutéedansunmurmureetZofiarepritlaleçonlàoùellel'avaitlaissée.Elle

ouvritlelivreenbrailleposésursonbureauetencommençalalecture.Zofiaaimaitcetteécritureoùles mots se déliaient du bout des doigts, où les phrases se composaient au toucher, où les textesprenaientvieaucreuxdelamain.Elleappréciaitcetuniversamblyope,simystérieuxpourceuxquicroyaient tout voir, bien que souvent aveugles de tant d'essentiels. Au son de la cloche, elle avaitterminésaleçonetdonnérendez-vousàsesélèveslejeudisuivant.ElleavaitretrouvésavoitureetétaitalléechercherReinepourladéposerchezelle.PuiselleavaittraversédenouveaulavillepourreconduireJulesdudispensaireauxdocks.Lebandagequientouraitsajambeluidonnaitdesalluresdeflibustier,ilnedissimulapasunecertainefiertélorsqueZofialuienfitlaremarque.—Tum'asl'airpréoccupée?demandaJules.—Non,justeunpeudébordée.—Tuestoujoursdébordée,jet'écoute.— Jules, j'ai relevé un drôle de défi. Si vous deviez faire quelque chose d'incroyablement bien,

quelquechosequichangeraitlecoursdumonde,quechoisiriez-vous?— Si j'étais utopiste ou si je croyais aumiracle, je te dirais que j'éradiquerais la faim dans le

monde, j'anéantirais toutes lesmaladies, interdiraisquequiconqueattenteà ladignitéd'unenfant.Jeréconcilieraistouteslesreligions,souffleraisuneimmensemoissondetolérancesurlaterre,jecroisaussiquejeferaisdisparaîtretouteslespauvretés.Oui,toutçajeleferais...sij'étaisDieu!—Etvousêtes-vousdéjàdemandépourquoiLuinelefaisaitpas?—Tulesaisaussibienquemoi,toutcelanedépendpasdeSavolontémaisdecelledeshommesà

qui II a confié la Terre. Il n'existe pas de bien immense que l'on puisse se représenter, Zofia, toutsimplementparceque,aucontrairedumal,lebienestinvisible.Ilnesecalculenineseracontesansperdredesonéléganceetdesonsens.Lebiensecomposed'unequantitéinfiniedepetitesattentionsqui,misesboutàbout,finiront,elles,unjourpeut-être,parchangerlemonde.Demandeàn'importequidetecitercinqhommesquiontchangéenbienlecoursdel'humanité.Jenesaispas,parexemple,lepremierdesdémocrates, l'inventeurdes antibiotiques,ouun faiseurdepaix.Aussi étrangequecelaparaisse,peudegenspourrontlesnommer,alorsqu'ilsévoquerontsansproblèmecinqdictateurs.Onconnaîttouslenomdesgrandesmaladies,rarementceluideceuxquilesontvaincues.L'apogéedumalquechacunredouten'est riend'autreque la findumonde,maiscemêmechacunsemble ignorerquel'apogéedubienadéjàeulieu...lejourdelaCréation.—Maisalors,Jules,queferiez-vouspourfairelebien,accomplirletrèsbien?

— Je ferais exactement ce que tu fais ! Je donnerais à ceux que je côtoie l'espoir de tous lespossibles.Tuasinventéunechosemerveilleusetoutàl'heure,sansmêmet'enrendrecompte.—Qu'est-cequej'aifait?— En passant devant mon arche tu m'as souri. Un peu plus tard, ce détective qui vient souvent

déjeunerpariciestpasséenvoiture,ilm'aregardéavecsonéternelairbougon.Nosregardssesontcroisés,jeluiaiconfiétonsourire,etquandilestreparti,jel'aivu,illeportaitsurseslèvres.Alors,avecunpeud'espoir,ill'auratransmisàceluioucellequ'ilallaitvoir.Turéalisesmaintenantcequetuasfait?Tuasinventéunesortedevaccincontrel'instantdemal-être.Sitoutlemondefaisaitcela,rienqu'uneseulefoispar jour,donnerjusteunsourire, imagines-tul'incroyablecontagiondebonheurquifileraitsurlaterre?Alorsturemporteraistonpari.LevieuxJulestoussadanssamain.—Mais,bon.Jet'aiditquejen'étaispasutopiste.Alors,jevaismecontenterdeteremercierde

m'avoirreconduitjusqu'ici.Leclochardsortitdelavoitureetavançaverssonabri.Ilseretourna,fitunpetitsignedelamainà

Zofia—Quellesquesoientlesquestionsquetuteposes,fie-toiàtoninstinctetcontinuedefairecequetu

fais.Zofialeregarda,interrogative.—Jules,quefaisiez-vousavantdevivreici?Ildisparutsousl'arche,sansrépondre.ZofiarenditvisiteàMancaauFisher'sDeli,l'heuredudéjeunerétaitdéjàbienentaméeet,pourla

secondefoisdelajournée,elleavaitunserviceàdemanderàquelqu'un.Lecontremaîtren'avaitpastouchéàsonassiette.Elles'assitàsatable.—Vousnemangezpasvosœufsbrouillés?Mancasepenchapourchuchoteràsonoreille:—QuandMathilden'estpaslà,lanourrituren'aaucungoûtici.—Justement,c'estd'ellequejesuisvenuvousparler.Zofia quitta le port une demi-heure plus tard en compagnie du contremaître et de quatre de ses

dockers.Enpassantdevantl'archen°7,ellepilanet.Elleavaitreconnul'hommeencompletélégantqui fumait une cigarette auprès de Jules. Les deux dockers qui avaient pris place à bord de sonvéhiculeetlesdeuxautresquilasuivaientdansunpick-upluidemandèrentpourquoielleavaitfreinéaussibrutalement.ElleaccélérasansrépondreetfilaversleMémorialHospital.

*Les optiques de la Lexus flambant neuve s'illuminèrent dès qu'elle s'engagea dans les soussols.

Lucasmarchad'unpaspressévers laported'accèsauxescaliers. Il consulta samontre, il avaitdixminutesd'avance.Lesportesde l'ascenseur s'ouvrirent sur leneuvièmeétage. Il fit undétourpourpasserdevant la

portedel'assistanted'AntonioAndric,s'invitadanslapièceets'assitsurlecoindesonbureau.Ellenerelevapaslatêteetcontinuadepianotersurleclavierdesonordinateur.—Vousêtestotalementdévouéeàvotretravail,n'est-cepas?Elizabethluisouritetpoursuivitsatâche.—Savez-vousqu'enEuropeladuréedutravailestlégalisée?EnFrance,ajoutaLucas,ilspensent

mêmequeplusdetrente-cinqheuresparsemainenuisentàl'épanouissementdel'individu.Elizabethselevapourseservirunetassedecafé.—Etsic'estvousquivouleztravaillerplus?demanda-t-elle.—Vousnepouvezpas!LaFranceprivilégiel'artdevivre!Elizabethrepritplacederrièresonécranets'adressaàLucasd'unevoixdistante.—J'aiquarante-huitans,jesuisdivorcée,mesdeuxenfantssontàl'université,jesuispropriétaire

demonpetitappartementàSausalitoetd'unjolipetitcondominiumauborddulacTahoe,quej'auraifinidepayerdansdeuxans.Pourtoutvousdire,jenecomptepasletempsquejepasseici.J'aimebiencequejefais,bienplusquededéambulerdevantdesvitrinesenconstatantquejen'aipasassezbossépourmepayercedontj'aienvie.QuantauxFrançais,jevousrappellequ'ilsmangentdesescargots!Mr.Heurtestdanssonbureauetvousavezrendez-vousàquatorzeheures...cequitombebienpuisqu'ilestexactementquatorzeheures!Lucassedirigeaverslaporte.Avantd'emprunterlecouloirilseretourna.—Vousn'avezjamaisgoûtéaubeurred'ail,sinon,vousnediriezpasça!

*ZofiaavaitorganisélasortieanticipéedeMathilde.Mathildeacceptaitdesignerunedécharge,et

Zofiaavaitjuréqu'aumoindresigneanormalellelaraccompagneraitaussitôtauxurgences.Lechefdeservicedonnasonaccordsousréservequel'examenmédicalprévuàquinzeheuresnecontredisepasl'évolutionfavorabledel'étatdesantédesapatiente.Quatre dockers prirentMathilde en charge sur le parking de l'hôpital. Leurs plaisanteries sur la

fragilité du chargement allaient bon train : ils s'amusaient à utiliser tout le vocabulaire d'unemanutentionoùMathildejouaitlerôleducontainer.Ilsl'allongèrentavecbeaucoupdeprécautionsurla civière qu'ils avaient improvisée à l'arrière de la camionnette. Zofia conduisait aussi lentementqu'elle le pouvait, mais le moindre cahot réveillait dans la jambe de Mathilde une vive douleurremontantjusqu'aucreuxdel'aine.Illeurfallutunedemi-heurepourarriveràbonport.Lesdockersdescendirentlelitmétalliquedugrenieretl'installèrentdanslelivingdeZofia.Manca

lepoussajusqu'àlafenêtreetarrangealepetitguéridonquiferaitofficedetabledenuit.Commençaalors la lente ascension de Mathilde, que les dockers emportaient vers l'étage, sous le hautcommandement deManca. A chaquemarche gagnée, Zofia serrait les doigts en entendantMathildecriersapeur.Leshommesyrépondaientenchantantàtue-tête.Ellesfinirentpars'abandonnerauxrireslorsqu'ilseurentenfinpassélecoudedelacaged'escalier.Avecmilleattentions,ilsdéposèrentleurserveusepréféréesursanouvelleliterie.Zofialesinviteraitàdéjeunerpourlesremercier.Mancaditquecen'étaitpaslapeine,Mathildeles

avaitsuffisammentchoyésauDelipourqu'ilspuissentrendrelapareille.Zofialesreconduisitauport.

Quandlavoitures'éloigna,Reinepréparadeuxtassesdecaféaccompagnéesdequelquesmorceauxdegaletteposésdanssacoupelleenargentciselé,puisellemontaàl'étage.Quittant le quai 80, Zofia décida de faire un léger détour. Elle alluma l'autoradio et chercha une

stationjusqu'àcequelavoixdeLouisArmstrongs'envoledansl'habitacle.Whatawonderfulworldétaitl'unedeseschansonspréférées.Ellefredonnadeconcertaveclevieuxbluesman.LaFordtournaaucoindesentrepôtsetfilaendirectiondesarchesquibordaientlatravéedesimmensesgrues.Elleaccéléraet,aupassagedesralentisseurs,lavoitureeutunesériedehoquets.Elleensouritetouvritsavitreengrand.Leventfaisaitvolersescheveux,elletournaleboutonduvolume,etlachansonsejouaplus fort encore.Radieuse, elle s'amusait à slalomer entre les cônes de sécurité... vers la septièmearche.Lorsqu'ellevitJules,elleluifitunpetitsignedelamain,qu'illuirenditaussitôt.Ilétaitseul...alorsZofiaéteignitlaradio,refermalavitreetbifurquaverslasortie.

*Heurtavaitquittélasalleduconseilsouslesapplaudissementscauteleuxdesdirecteurs,effaréspar

les promesses qui venaient de leur être faites. Certain qu'il était rompu à tout exercice decommunication, Ed avait transformé la réunion commerciale en parodie de conférence de presse,détaillant sans retenue ses visions mégalo-expansionnistes. Dans l'ascenseur qui le reconduisait auneuvièmeétage,Edétaitauxanges : lemanagementdeshommesn'était finalementpassicompliquéquecela;s'illefallait,ilpourraittrèsbienœuvrerseulàladestinéedugroupe.Foudejoie,ildressasonpoingserréverslecielensignedevictoire.

*La balle de golf avait fait chanceler le drapeau avant de disparaître. Antonio Andric venait de

réussirunmagnifique«trouenun»surun«parquatre».Foudejoie,illevasonpoingserréverslecielensignedevictoire.

*Ravi,Lucasabaissasonpoingvers la terreensignedevictoire : levice-présidentavait réussià

semer un trouble sans précédent parmi les dirigeants de son empire, et la confusion des esprits netarderaitpasàsepropagerauxétagesinférieurs.Edl'attendaitprèsdudistributeurdeboissons,ilouvritlesbrasenlevoyant.—Quelle réunionformidable,n'est-cepas?Jemerendscompteque jesuis tropsouvent loinde

mestroupes!Jedoisremédieràcela,àceproposj'aiunpetitserviceàvousdemander.Edavaitrendez-vouslesoirmêmeavecunejournalistequidevaitrédigerunarticlesurluidansun

quotidien local. Pour une fois il sacrifierait ses devoirs vis-à-vis de la presse aux besoins de sesfidèles collaborateurs. Il venait de convier à dîner le patron du développement, le responsable dumarketing et les quatre directeurs du réseau commercial. À cause de son petit accrochage avecAntonio,ilpréféraitnepasinformersonassociédesoninitiativeetlelaisserjouird'unevraiesoirée

dereposdont ilavaitvisiblementbesoin.SiLucasvoulaitbienassurer l'interviewàsaplace, il luirendrait un service inestimable ; d'autant que les éloges d'un tiers s'avéraient toujours plusconvaincants. Ed comptait sur l'efficacité de son nouveau conseiller, qu'il encouragea d'une tapeamicale sur l'épaule. La table était réservée à vingt et une heures chez Simbad, un restaurant depoissonssurFisherman'sWharf :uncadreuntantinetromantique,descrabesdélicieux,uneadditionhonorable,lepapierdevraitêtreéloquent.

*Après s'être occupée du transfert deMathilde, Zofia revint auMémorialHospital, dans un autre

servicecettefois-ci.Elleentradanslepavillonn°3etgrimpajusqu'autroisièmeétage.Leservicedeshospitalisationspédiatriquesétaitcommeàsonhabitudesurchargé.Dèsquelepetit

Thomas eut reconnu son pas au fond du couloir, tout son visage s'illumina. Pour lui, lesmardis etvendredisétaientdesjourssansgris.Zofiacaressasajoue,s'assitauborddesonlit,déposaunbaisersursamainqu'ellesouffladanssadirection(c'étaitleurgestecomplice),etrepritsalectureàlapagecornée.Personnen'était autoriséà toucherau livrequ'elle rangeaitdans le tiroirde sa tabledenuitaprèschaquevisite.Thomasyveillaitcommesuruntrésor.Mêmeluinesepermettaitpasdelirelemoindremotensonabsence.Lepetitbonhommeàlatêtechauveconnaissaitmieuxquequiconquelavaleurdel'instantmagique.SeuleZofiapouvaitluidirececonte.Nulneconfisqueraituneminutedeshistoires fantastiques du lapin Theodore. De ses intonations elle rendait chaque ligne précieuse.Parfoiselleselevait,parcouraitlapiècedelongenlarge;chacunedesesgrandesenjambéesqu'elleaccompagnaitd'amplesmouvementsdebrasetdemimiquesprovoquaitaussitôtlesriressansretenuedupetitgarçon.Pendantl'heureféeriqueoùlespersonnagess'animaientdanssachambre,c'étaitlaviequi reprenait ses droits.Même quand il rouvrait les yeux, Thomas oubliait lesmurs, sa peur et ladouleur.Ellereplial'ouvrage,lerangeaenbonneplaceetregardaThomasquifronçaitlessourcils.—Tuasl'airsoucieuxtoutàcoup?—Non,réponditl'enfant.—Quelquechoset'aéchappédansl'histoire?—Oui.—Quoi?dit-elleenreprenantsamain.—Pourquoitumelaracontes?Zofianetrouvapaslesmotsjustespourformulersaréponse,alorsThomassourit.—Moijesais,dit-il.—Alors,dis-le-moi.Ilrougitetfitglisserleplidudrapdecotonentresesdoigts.Ilmurmura:—Parcequetum'aimes!Etcettefois,cefurentlesjouesdeZofiaquis'empourprèrent.—Tuasraison,c'étaitexactementlemotquejecherchais,dit-elled'unevoixdouce.—Pourquoilesadultesnedisentpastoujourslavérité?

—Parcequ'elleleurfaitpeurparfois,jecrois.—Maistoitun'espascommeeux,n'est-cepas?—Disonsquejefaisdemonmieux,Thomas.Ellerelevalementondel'enfantetl'embrassa.Ilplongeadanssesbrasetlaserratrèsfort.Lecâlin

achevé,Zofiaavançaverslaporte,maisThomaslarappelaunedernièrefois.—Jevaismourir?Thomasladévisageait,Zofiascrutalonguementleregardsiprofonddupetitgarçon.—Peut-être.—Passitueslà,alorsàvendredi,ditl'enfant.—Avendredi,réponditZofiaensoufflantlebaiseraucreuxdesamain.Ellerepritlechemindesdockspourallervérifierlebondéroulementdudébardaged'uncargo.Elle

s'approchad'unepremièrepiledepalettes,undétailavaitattirésonattention:elles'agenouillapourcontrôlerlavignettesanitairequigarantissaitlerespectdelachaînedufroid.Lapastilleavaitviréaunoir. Zofia prit immédiatement son talkie-walkie et bascula sur le canal 5. Le bureau des servicesvétérinaires ne répondit pas à son appel. Le camion réfrigéré qui attendait au bout de la travée netarderaitpasàemporterlamarchandiseimpropreverslesnombreuxrestaurantsdelaville.Illuifallaittrouverunesolutionauplusvite.Elletournalamolettesurlecanal3.—Manca,c'estZofia,oùêtes-vous?Lepostegrésilla.—A la vigie, ditManca, et il fait très beau si vous aviez undoute sur la question ! Je pourrais

presquevoirlescôteschinoises!—LeVasco-de-Gamaestendéchargement,pouvez-vousm'yrejoindreauplusvite?—Ilyaunproblème?—J'aimeraismieuxenparleravecvoussurplace,répondit-elleenraccrochant.ElleattendaitMancaaupieddelagruequitransbordaitlespalettesdunavireverslaterre,ilarriva

quelquesminutesplustard,auvolantd'unFenwick.—Alorsqu'est-cequejepeuxfairepourvous?demandaManca.—Auboutdecettegrue,ilyadixpalettesdecrevettesnoncomestibles.—Et?—Commevouspouvez leconstater, lesservicessanitairesnesontpas làet jen'arrivepasà les

joindre.—J'aibiendeuxchiensetunhamsterà lamaison,mais jenesuispasvétérinairepourautant.Et

puisqu'est-cequevousyconnaissezencrustacés,vous?Zofialuimontralapastilletémoin.—Lescrevettesn'ontpasdesecretpourmoi!Sionnes'enoccupepas,ilneferapasbonallerau

restaurantenvillecesoir...—Benoui,maisqu'est-cequevousvoulezquej'yfasse,àpartmangerunsteakchezmoi?

—...Nipourlespetitsdemangeràlacantinedemain!Laphrasen'étaitpasinnocente,Mancanesupportaitpasquel'ontoucheàunseulcheveud'unenfant,

ilsétaientsacréspourlui.Illafixaquelquesinstantsensefrottantlementon.—Bon,d'accord!ditMancaens'emparantdel'émetteurdeZofia.Ilchangealafréquencepourcontacterlegrutier.—Samy,mets-toiaularge!—C'esttoi,Manca?J'aitroiscentskilosaubout,çapeutattendre?—Non!La flèche pivota lentement, entraînant sa charge dans un lent balancement. Elle s'immobilisa à la

verticaledel'eau.—Bien!ditMancadanslemicro.Maintenantjevaistepasserl'officierenchefdelasécuritéqui

vientderepérerunegrossefaiblesseàtonarrimage.Ellevat'ordonnerdelarguertoutdesuitepourque tuneprennespasde risquepersonnel,et tuvas luiobéirà lamêmevitesseparcequec'est sonmétierdefairedestrucscommeça!Il tendit lecombinéàZofiaavecunimmensesourire.Zofiahésitaet toussotaavantdetransmettre

l'ordre.Ilyeutunbruitsecetlecrochetsedéfit.Lespalettesdecrustacéss'abîmèrentdansleseauxduport.MancaremontasursonFenwick.Endémarrant,iloubliaqu'ilavaitenclenchélamarchearrièreetrenversalescaissesdéjààterre.Ils'arrêtaàlahauteurdeZofia.—Silespoissonssontmaladescettenuit,c'estvotreproblème,jeneveuxpasenentendreparler!

Despapiersdel'assurancenonplus!Etletracteurfilasansbruitsurl'asphalte.L'après-midi touchait à sa fin. Zofia traversa la ville, la boulangerie qui fabriquait lesmacarons

préférésdeMathildesetrouvaitàlapointenorddeRichmondsur45thStreet.Elleenprofitapourfairequelquescourses.Zofiarentrauneheureplustard,lesbraschargés,etgrimpajusqu'àl'étage.Ellerepoussalaportedu

pied, elle ne voyait pas grand-chose devant elle et passa directement derrière le comptoir de lacuisine. Elle souffla en posant les paquets bruns sur le plateau en bois et releva la tête : Reine etMathildelaregardaientavecunairplusqu'étrange.—Jepeuxprofiterdecequivousfaitrire?demandaZofia.—Nousnerionspas!assuraMathilde.—Pasencore...maisàvoirvosdeuxtêtes,jepariequeçanevapastarder.—Tuasreçudesfleurs!susurraReineentreseslèvresqu'ellepinçait.Zofialesdévisageatouràtour.—Reinelesamisesdanslasalledebains!ajoutaMathilde,lagorgenouée.—Pourquoidanslasalledebains?demandaZofia,suspicieuse.—L'humiditéjesuppose!répliquaMathilde,hilare.ZofiaécartalerideaudedoucheetentenditReineajouter:—Cegenredevégétalabesoindebeaucoupd'eau!

Le silence régna d'une pièce à l'autre. Lorsque Zofia demanda qui avait eu la délicatesse de luienvoyer un nénuphar, le rire deReine éclata dans le salon, celui deMathilde suivit aussitôt.Reineretrouvasuffisammentdecontenancepourajouterqu'ilyavaitunpetitmot sur le reborddu lavabo.Dubitative,Zofialedécacheta.Amongrandregret,uncontretempsprofessionnelm'obligeàreporternotredîner.Pourmefaire

pardonner, je vousdonne rendez-vousà19h30aubarduHyattEmbarcadero,nousyprendronsl'apéritif.Soyezlà,votrecompagniem'estindispensable.LepetitboutdebristoltélégraphiéétaitsignéLucas.Zofialefroissaetlejetadanslacorbeille.Elle

retournadanslesalon.—Alorsc'étaitqui?demandaMathildeens'essuyantlespommettes.Zofia se dirigeavers le placardqu'elle ouvrit énergiquement.Elle enfila un cardigan, attrapa ses

cléssurlatablettedel'entréeetseretournaavantdesortirpourdireàReineetMathildequ'elleétaitravie qu'elles se soient trouvées. Il y avait de quoi préparer à dîner sur le comptoir. Elle avait dutravail et rentrerait tard.Elle fit une révérence forcée et s'éclipsa.Mathilde etReine entendirent un« bonsoir » glacial dans la cage d'escalier, juste avant que la porte d'entrée ne claque.Le bruit dumoteur de la Ford s'évanouit quelques secondes plus tard.Mathilde regardaReine sansmasquer lelargesourireaucoindeseslèvres.—Vouscroyezqu'elleestvexée?—Tuasdéjàreçuunnénuphar,toi!Reines'essuyalecoindel'oeil.Zofiaconduisaitsèchement.Elleallumalaradioetgrommela.—Donc,ilm'aprisepourunegrenouille!AucarrefourdelaTroisièmeAvenueelledonnauncouprageursurlevolant,actionnantinopinément

le klaxon.Devant son pare-brise, un piétonmontrait d'un geste inélégant que le feu était encore aurouge.Zofiapassasatêteparlafenêtreetluihurla:—Désolée,lesbatracienssontdaltoniens!Elleroulaàviveallureendirectiondesquais.—Unfâcheuxcontretemps,gnagnagna,maispourquiseprend-il!LorsqueZofiaarrivaauquai80, legardiensortitde saguérite. Il avaitunmessagede lapartde

Manca qui voulait la voir de toute urgence. Elle regarda sa montre et fila vers le bureau descontremaîtres. En entrant dans la pièce, elle vit aussitôt à la mine de Manca qu'il y avait eu unaccident : il lui confirma qu'un calier du nom deGomez était tombé.Une échelle défectueuse étaitprobablementàl'originedesachute.Levracaufonddelacaleavaitàpeineamortilechoc,l'hommeavaitététransportéàl'hôpitaldansunpiteuxétat.Lescausesdel'accidentprovoquaientlacolèredesescollègues.Zofian'étaitpasdeserviceaumomentde lacatastrophe,maisellenes'ensentaitpasmoinsresponsable.Depuisledrame,latensionn'avaitcessédemonteretdesrumeursdedébrayagecirculaient déjà entre les quais 96 et 80. Pour calmer les esprits, Manca avait promis de faireconsignerlebateauàquai.Sil'enquêteconfirmaitlessuspicions,lesyndicatseporteraitpartiecivileetpoursuivraitl'armateur.Enattendant,pourdébattredubienfondéd'unegrève,Mancaavaitconviéàdînerlesoirmêmelestroischefsdesectiondel'UniondesDockers.L'airgrave,Mancagriffonnales

coordonnéesdurestaurantsurunpetitboutdepapierqu'ildéchiradubloc-notes.—Ceseraitbienquetutejoignesànous,j'airéservéàneufheures.IltenditlefeuilletàZofia,ellepritcongédelui.Le vent froid qui soufflait sur les quais giflait ses joues. Elle emplit ses poumons d'air glacé et

expiralentement.Unemouettevintseposersurunecorded'amarragequigrinçaitens'étirant.L'oiseauinclinalatêteetfixaZofiaduregard.—C'esttoi,Gabriel?dit-elled'unevoixtimide.Lamouettes'élevadanslesairsenpoussantungrandcri.—Non,cen'étaitpastoi...Marchantlelongdel'eau,elleressentituneimpressionqu'elleneconnaissaitpas,commeunvoile

detristessequivenaitsemêlerauxembruns.—Çanevapas?LavoixdeJuleslafitsursauter.—Jenevousavaispasentendu.—Moisi,ditlevieilhommeens'approchantd'elle.Qu'est-cequetufaispariciàcetteheurelà,tu

n'esplusdeservice!—Jesuisvenueméditersurunejournéequin'acessédedéraper.—Alors,netefiepasauxapparences,tusaisqu'ellessontsouventtrompeuses.Zofiahaussalesépaulesets'assitsurlapremièremarchedel'escalierdepierrequidescendaitvers

l'eau.Juless'installaàsescôtés.—Votrejambenevousfaitpassouffrir?demanda-t-elle.—Net'occupedoncpasdemajambe,veuxtu!Alorsqu'est-cequinevapas?—Jecroisquesuisfatiguée.—Tun'esjamaisfatiguée...jet'écoute!—Jenesaispascequej'ai,Jules...jemesensunpeulasse...—Nousvoilàbien!—Pourquoidites-vousça?—Pourrien,commeça!D'oùnousvientcecoupdecafard?—Jen'ensaisrien.—Onnelevoitjamaisvenirlepetitscarabéechagrin,ilestlàetpuisunmatinilrepart,onnesait

pascomment.Ilessayadeserelever,elleluitenditlamainpourl'aideràprendreappuisurelle.Ilgrimaçaense

redressant.—Ilestseptheuresetquart...jecroisquetudoisyaller.—Pourquoidites-vousça?—Arrêteaveccettequestion!Disonsquec'estparcequ'ilesttard.Bonnesoirée,Zofia.Ilmarchasansboiter.Avantd'entrersoussonarche,ilseretournaetl'interpella:

—Toncafardseraitplutôtblondoubrun?Julesdisparutdanslapénombre,lalaissantseulesurleparking.Lepremiertourdeclénelaissaitaucunespoir:lespharesdelaFordéclairaientàpeinelaprouedu

navire.Ledémarreurfitàpeuprèslemêmebruitqu'unepuréedepommesdeterrequel'ontouilleàlamain.Ellesortitenclaquantviolemmentlaportièreetmarchaverslaguérite.—Merde!dit-elleenremontantsoncol.Untaxiladéposaunquartd'heureplustardaupieddel'EmbarcaderoCenter.Zofiacourutdansles

escalatorsquidébouchaientsurlegrandatriumducomplexehôtelier.Delà,elleprit l'ascenseurquimontaitd'untraitjusqu'audernierétage.Lebarpanoramiquetournaitlentementsurunaxe.Enunedemi-heure,onpouvaitainsiadmirerl'île

d'Alcatrazàl'est,leBayBridgeausud,lesfaubourgsfinanciersetleurstoursmagistralesàl'ouest.LeregarddeZofiaauraitpu toutaussibienapercevoir lemajestueuxGoldenGatequi reliait les terresverdoyantes du Presidio aux falaises tapissées dementhe qui surplombaient Sausalito... à conditiontoutefoisd'êtreassisefaceàlavitre,maisLucasavaitprislabonneplace...Il refermalacartedescocktailsethéla leserveurd'unclaquementdedoigts.Zofiabaissa la tête.

Lucasrecrachadanssamainlenoyauqu'ilastiquaitméticuleusementdelalangue.— Les prix sont absurdes ici, mais je dois reconnaître que la vue est exceptionnelle, dit-il en

enfournantunenouvelleolive.—Oui,vousavezraison, lavueestassez jolie,ditZofia.Jecroismêmepouvoirdevinerun tout

petitmorceauduGoldenGatedansletoutpetitbandeaudemiroirenfacedemoi.Amoinsquecelanesoitlerefletdelaportedestoilettes,elleaussielleestrouge.Lucastiralalangueetlouchaenessayantd'envoirlebout,ilsaisitlenoyaupoli,l'abandonnasurla

coupelleàpainetconclut:—Detoutefaçonilfaitnuit,n'est-cepas?D'unemain tremblante, le serveur déposa sur la table unmartini dry, deux cocktails de crabes et

s'éloignad'unpaspressé.—Vousnetrouvezpasqu'ilestunpeutendu?demandaZofia.Lucasavaitattenducettetabledixminutesetavaitunpeutancélegarçon.—Croyez-moi,vulestarifs,onpeutêtreexigeant!—Vousavezcertainementunecartedecréditdorée?réponditZofiadutacautac.—Absolument!Commentlesavez-vous?demandaLucas,l'airaussiétonnéqueravi.—Elles rendent souvent arrogant... Croyezmoi, les additions sont sans communemesure avec la

soldedesemployésdelasalle.—C'estunpointdevue,accusaLucasenmâchouillantuneénièmeolive.Dèslors,àchaquefoisqu'ilcommandadesamandes...unautreverre...uneserviettepropre...ilfit

l'effort de prononcer quelques mercis étouffés qui semblaient vraiment lui brûler la gorge. Zofias'inquiétadecequin'allaitpaschezlui,iléclatad'unriretonitruant.Toutallaitpourlemieuxdanslemeilleurdesmondes,ilétaitvraimentheureuxdel'avoirrencontrée.Dix-septolivesplustard,ilréglal'additionsanslaisserdepourboire.Ensortantdel'établissement,Zofiaglissadiscrètementunbilletde

cinqdollarsdanslamainduchasseurquiétaitallérechercherlavoituredeLucas.—Jevousdépose?dit-il.—Non,merci,jevaisprendreuntaxi.D'ungestelarge,Lucasouvritlaportièrecôtépassager.—Montez,jevousdépose!Le cabriolet filait à vive allure.Lucas fit vrombir lemoteur et inséraundisque compact dans le

lecteurdelaconsoledebord.Ungrandsourireauxlèvres,ilsaisitunecartedecréditPlatiniumdesapocheetl'agitaentrelepouceetl'index.—Vousreconnaîtrezqu'ellesn'ontpasquedesdéfauts!Zofialedévisageaquelquessecondes.Alavitessedel'éclair,elleluiôtalemorceaudeplastique

dorédesdoigtsetlejetapar-dessusbord.—Ilparaîtmêmequ'ilslesrefontenvingtquatreheures!dit-elle.Lavoiturepiladansuncrissementdepneus,Lucaséclataderire.—L'humour,c'estirrésistiblechezunefemme!Quandlavoitureserangeadevantlastationdetaxis,Zofiafitpivoterlaclédecontactpourcouper

lebruitassourdissantdumoteur.Elledescenditetrefermadélicatementsaportière.—Vousêtescertainequevousnevoulezpasquejevousraccompagnechezvous?demandaLucas.—Jevousremercie,maisj'airendez-vous.Enrevanche,j'aiunpetitserviceàvousdemander.—Toutcequevousvoudrez!ZofiasepenchaàlafenêtredeLucas.—Pourriez-vousattendrequej'aietournéaucoindelarueavantderemettrevotresupertondeuseà

gazonenmarche?Ellereculad'unpas,ilagrippasonpoignet.—J'aipasséunmomentdivin,ditLucas.Il lapriad'accepterdereconduirecedînermanqué.Lespremiersmomentsd'unerencontreétaient

toujoursdifficiles,malaiséspourlui,carilétaittimide.Elledevaitleurlaisserunechancedemieuxseconnaître.Zofiarestaitperplexequantàsadéfinitiondelatimidité.—Onnepeutpasjugerlesgenssurunepremièreimpression,n'est-cepas?Ilyavaituneoncedecharmedans le tonqu'ilavaitemprunté...Elleacceptaundéjeuner, riende

plus!Puiselletournalestalonsetavançaversletaxientêtedestation.Lev12deLucasvrombissaitdéjàdanssondos.

*Letaxiserangealelongdutrottoir.LesclochesdeGrâceCathedralrésonnèrentdeleurneuvième

coup.ZofiaentrachezSimbad,elleétaitpileàl'heure.Ellereplialemenuqu'ellerenditàlaserveuseetpritunegorgéed'eau,décidéeàentrerdans levifdu sujetqui l'avait amenéeàcette table. Il luifallaitconvaincreleschefsdusyndicatd'enrayerlemouvementdegrognesurlesquais.

—Même si vous les soutenez, vos dockers ne tiendront pas plus d'une semaine sans salaire. Sil'activités'arrête,lescargosn'aurontqu'às'amarrerdel'autrecôtédelabaie.Vousalleztuerlesdocks,dit-elled'unevoixsansfaille.L'activité marchande était vivement concurrencée par Oakland, le port voisin rival. Un nouveau

blocus risquait d'entraîner ledépart des entreprisesde fret.L'appétit despromoteurs, qui lorgnaientdepuisdixanslesplusbeauxterrainsdelaville,étaitdéjàsuffisammentaiguisépourquel'onnejouepasenplusauPetitChaperonrouge,avecdesparfumsdegrèvedansunpanier.—C'estarrivéàNewYorketàBaltimore,çapeutnousarriver ici, reprit-elle,convaincuede la

causequ'elledéfendait.Et si les quais marchands fermaient leurs portes, les conséquences ne seraient pas seulement

désastreuses pour la vie des dockers. Très vite les flux incessants de camions qui traverseraientquotidiennementlespontsachèveraientd'engorgerlesaccèsdelapresqu'île.Lesgensdevraientquitterleurdomicileencoreplustôtpourserendreautravailetrentreraientchezeuxencoreplustard.Ilnefaudraitpassixmoisavantquebeaucoupd'entreeuxneserésignentàmigrerplusausud.—Vousnecroyezpasquevouspoussezlebouchonunpeuloin?demandal'undeshommes.Ilne

s'agitquede renégocier lesprimesde risque !Etpuis jepensequenoscollèguesd'Oakland serontsolidaires.—C'estcequel'onappellelathéoriedubattementdel'ailedupapillon,insistaZofiaendéchirant

unboutdelanappeenpapier.—Qu'est-cequ'ilsviennentfairelà,lespapillons?demandaManca.L'hommeaucompletnoirquidînaitderrièreeuxseretournapourintervenirdansleurconversation.

LesangdeZofiaseglaçaaussitôtqu'ellereconnutLucas.—C'estunprincipegéophysiquequiprétendquelemouvementdesailesd'unpapillonenAsiecrée

undéplacementd'airquipeutdevenir,derépercussionenrépercussion,uncyclonedévastantlescôtesdelaFloride.Lesdéléguéssyndicauxseregardèrenttouràtour,aussisilencieuxquedubitatifs.Mancatrempason

quignondepaindanslamayonnaiseetreniflaavantdes'exclamer:—QuitteàfairelesconsauVietnam,onauraitdûenprofiterpoursulfaterleschenilles,aumoinson

n'yseraitpasallépourrien!LucassaluaZofiaetseretournaverslajournalistequil'interviewaitàlatablevoisine.Levisagede

Zofiaétaitcouleurpivoine.L'undesdélégués luidemandasielleétaitallergiqueauxcrustacés,ellen'avait pas touché à son plat. Elle se sentait légèrement nauséeuse, se justifia-telle, leur offrant departagersonassiette.Ellelessuppliaderéfléchiravantdecommettrel'irréparable,puiss'excusa:ellenesesentaitvraimentpastrèsbien.Tous se levèrent quand elle quitta la table. En passant, elle se pencha vers la jeune femme et la

regardafixement.Surprise,celle-cieutunmouvementderecul,manquantdebasculerenarrière.Zofialuiadressaunsourireforcé.—Vousdevezdrôlement luiplairepourêtre faceà lavue !Celadit,vousêtesblonde ! Jevous

souhaiteunebonnesoirée...professionnelle...àtouslesdeux!Ellesedirigead'unpasdéterminéverslesvestiaires,Lucasseprécipita,laretintparlebrasetla

forçaàseretourner.

—Qu'est-cequivousapris?—Professionnel,c'estdifficileàépeler,non?Unf,deuxs,deuxn,etvoussavezquoi?Pasdeq

dedans!Etpourtant,enymettantunpeudebonnevolonté,onarrivequandmêmeàentrouverun,n'est-cepas!—C'estunejournaliste!—Oui,moiaussi jesuis journaliste : ledimanche, jerecopiemonbloc-notesdelasemainedans

monjournalintime.—MaisAmyestunevraiejournaliste!—Etlegouvernemental'airtrèsoccupéencemomentàcommuniqueravecAmy!—Parfaitement,etneparlezpassifort,vousallezgrillermacouverture!—Celledesonmagazine,jesuppose?Offrezluiquandmêmeundessert,j'enaivuunàmoinsdesix

dollarsàlacarte!—Lacouverturedemamission,bonsang!—Ça,c'estunevraiebonnenouvelle!Plustard,quandjeseraigrand-mère,jepourrairaconterà

mespetits-enfantsqu'unsoirj'aiprisl'apéritifavecJamesBond!Àlaretraite,vousaurezbienledroitdeleverlesecret-défense?—Bonçasuffit!Vousnedîniezpasavectroiscopinesdelycéeàcequejeconstate!—Charmant,vousêtesrésolumentcharmant,Lucas,remarquez,votreinvitéeaussi,dit-elle.Ellea

un délicieux port de tête sur un joli cou d'oiseau. La veinarde : dans quarante-huit heures elle varecevoirunesublimecageenosiertressé!—Ça,c'estunsous-entendu!Monnénupharvousadéplu?—Bienaucontraire!Jemesuissentieflattéequevousnem'ayezpasfait livrer l'aquariumet la

petiteéchelleavec!Allez,dépêchez-vous,elleal'airaccablé!C'estredoutablepourunefemmedes'ennuyeràlatabled'unhomme,croyez-moisurparole,jesaisdequoijeparle.Zofia tourna les talons, la porte du restaurant se referma derrière elle.Lucas haussa les épaules,

avisad'uncoupd'œillatabléequeZofiaavaitquittéeetrejoignitsoninvitée.—Quiétait-ce?demandalajournalistequis'impatientait.—Uneamie.—Jememêledecequinemeregardepas,maiselleavaitl'airdetout,saufdeça.—Effectivement,vousvousmêlezdecequinevousregardepas!Tout au long du dîner, Lucas ne cessa de vanter les mérites de son employeur. Il expliqua qu'à

l'encontredetouteslesidéesreçues,c'étaitàEdHeurtquelacompagniedevaitsonformidableessor.Une fidélité excessive à son associé et samodestie légendaire avaient amené le viceprésident à sesatisfairedu titredenumérodeux,carpourEdHeurtseulecomptait lacause.Pourtant, lavraie têtepensantedubinômec'étaitlui,etluiseul!Lajournalistepianotaitd'unemainagilesurleclavierdesonordinateurdepoche.Hypocritement,Lucaslapriadenepasfaireétatdanssonarticledecertainesconsidérationsqu'il luiavaitlivréestoutàfaitconfidentiellementetparcequesesyeuxbleusétaientirrésistibles. Il se pencha pour lui servir un verre de vin, elle l'invita à lui confier d'autres secretsd'alcôve,àtitrepurementamical,bienentendu.Ilritauxéclatsetajoutaqu'iln'étaitpasencoreassezivrepourcela.Ajustantlabretelledesondébardeurensoiesurleborddesonépaule,Amydemanda

cequipourraitprovoquerl'ivressechezlui.

*Zofiagravitlesmarchesduperronàpasdeloup.Ilétait tard,maislaportedeReineétaitencore

entrebâillée, Zofia la poussa doucement du doigt. Il n'y avait pas d'albumposé sur le tapis, pas decoupelleàgâteaux,MissSheridanl'attendaitassisedanssonfauteuil.Zofiaentra.—Ilteplaîtcejeunehomme,n'est-cepas?—Quiça?—Nefaispasl'idiote,celuidunénuphar,avecquituaspassélasoirée!—Nousn'avonsprisqu'unverre.Pourquoi?—Parcequ'ilnemeplaîtpas,voilàpourquoi!—Jevousrassure,àmoinonplus.Ilestodieux.—C'estbiencequejedis,ilteplaît!—Maisnon!Ilestvulgaire,imbuetsuffisant.—MonDieu,elleestdéjàamoureuse!s'exclamaReineenlevantlesbrasauciel.—Alorsvraimentpas!C'estquelqu'undemaldanssapeauquejepensaispouvoiraider.—C'estencorepirequecequejecroyais!ditReineenlevantànouveaulesbras.—Maisenfin!—Neparlepassifort,tuvasréveillerMathilde.—Detoutefaçon,c'estvousquinecessezdemedirequ'ilfautquej'aiequelqu'undansmavie.— Ça, ma chérie, c'est ce que toutes les mères juives disent à leurs enfants... tant qu'ils sont

célibataires.Lejouroùilsleurramènentquelqu'unàlamaison,elleschantentlamêmechanson,maisellesmettentlesparolesàl'envers.—Mais,Reine,vousn'êtesmêmepasjuive!—Etalors?Reineselevaetsortitlepetitplateaudubuffet;elleouvritlaboîteenmétaletdéposatroisbiscuits

danslacoupelleargentée.ElleordonnaàZofiad'engrignoteraumoinsun,etsansdiscuter,elleavaitsuffisammentsouffertcommeçaàl'attendretoutelasoirée!—Assieds-toietraconte-moitout!ditReineens'enfonçantdanssonfauteuil.Elle écouta Zofia sans l'interrompre, cherchant à comprendre les desseins de l'homme qui avait

croisésarouteàplusieursreprises.EllefixaZofiad'unregardinquisiteuretnebrisalesilencequ'elles'étaitimposéquepourluidemanderdeluitendreunmorceaudegalette.Ellen'enprenaitqu'àlafindesesrepas,maislacirconstancejustifiaitl'assimilationimmédiatedesucresrapides.—Décris-le-moiencore,demandaReineaprèsavoircroquéunboutdesablé.Zofias'amusaitbeaucoupducomportementdesalogeuse.Vul'heuretardive,elleauraitpumettreun

termeàcetteconversationetseretirer,maisleprétexteétaitparfaitpoursavourercesinstantsprécieuxoùlacaressed'unevoixsefaitplusenvoûtantequecelledelamain.Enrépondantleplussincèrement

possibleàsoninterlocutrice,ellesesurpritdenepouvoirattribuerlamoindrequalitéàceluiquiavaitpartagésasoirée,hormispeut-êtreuncertainespritoùlalogiquesemblaitrégnerenmaître.ReinetapotatendrementlegenoudeZofia.—Cetterencontren'estpaslefruitduhasard!Tuesendangerettunelesaismêmepas!LavieilledameserenditcomptequesonintentionavaitéchappéàZofia;ellesecalaprofondément

danssonfauteuil.—Ilestdéjàdanstesveines,ilirajusqu'àtoncœur.Ilyrécolteralesémotionsquetuyascultivées

avectantdeprécautions.Puisil tenourrirad'espoirs.Laconquêteamoureuseest lapluségoïstedescroisades.—Reine,jecroisvraimentquevousvouségarez!—Non,c'esttoiquibientôtvast'égarer.Jesaisquetumeprendspourunevieilleradoteuse,maistu

verrascequejetedis.Chaquejour,chaqueheure,tuterassurerasdetesrésistances,detesmanières,detesesquives,maisl'enviedesaprésenceserabienplusfortequ'unedrogue.Alorsnesoispasdupedetoi-même,c'esttoutcequejetedemande.Ilenvahiratatête,etriennepourraplustedélivrerdumanque.Nitaraison,nimêmeletempsquiseradevenutonpireennemi.Seulel'idéedeleretrouver,telquetul'imagines,teferavaincrelaplusterribledespeurs:l'abandon...delui,detoi-même.C'estleplusdélicatdeschoixquelavienousimpose.—Pourquoimedites-voustoutça,Reine?Reinecontempladanslabibliothèqueledosdecouverturedel'undesesalbums.Quelqueslignesde

nostalgievenaientdes'écriredanssesyeux.—Parcequemavieestderrièremoi!Alorsnefaisrienoufaistout!Pasdetricherie,pasdefaux-

semblantet,surtout,pasdecompromis!Zofiaentrelaçait les frangesdu tapisentresesdoigts.Reine luiadressaun regardde tendresseet

caressasescheveux.—Bon,nefaispascettetête-là,ilparaîtquedetempsentempsleshistoiresd'amourfinissentbien!

Allez,assezdemotsusés,jen'osemêmepasregardermamontre.Zofiarefermadoucementlaporteetgrimpachezelle.Mathildedormaitd'unsommeild'ange.

*Les deux Margarita s'entrechoquèrent dans un tintement de cristal. Assis profondément dans le

canapédesasuite,Lucassevantadepréparercecocktailcommepersonne.Amyportaleverreàsaboucheetacquiesçadesyeux.D'unevoixterriblementdouceilconfiaêtrejalouxdesgrainsdeselquis'étaientabandonnéssursabouche.Ellelesfitcraquerentresesdentset jouadesalangue,celledeLucasglissasurleslèvresd'Amy,avantdes'aventurerplusavant,bienplusavant.

*Zofia n'alluma pas la lumière.Elle traversa la pièce dans la pénombre pour se rendre jusqu'à la

fenêtrequ'ellefitcoulisserdoucement.Elles'assitsurlerebordetregardalamerourlerlescôtes.Elle

emplitsespoumonsdesembrunsquelabriseocéanesoufflaitsurlavilleetregardaleciel,songeuse.Iln'yavaitpasd'étoilesdansleciel....Ilyeutunsoir,ilyeutunmatin...

3.

TroisièmeJour

Ilvoulutremonteràlui lecouvre-lit,maissamainlecherchaenvain.Ilouvritunœiletfrottasabarbenaissante.Lucassentitsaproprehaleineetseditquelacigaretteetl'alcoolfaisaientvraimentmauvaisménage.L'affichageduradio-réveilindiquaitsixheuresvingtetune.Àcôtédelui,l'oreillerdéfoncéétaitsolitaire.Ilselevaetsedirigeaverslepetitsalon,nucommeunver.Amy,enrouléedanslecouvre-lit,croquaitunepommerougearrachéeàlacorbeilledefruits.—Jet'airéveillé?demanda-t-elle.—Indirectement,oui!Ilyaducafédanscetendroit?—J'aiprislalibertéd'encommanderauroomservice,jeprendsunedoucheetjemesauve.—Siçanetedérangepastrop,réponditLucas,j'aimeraismieuxqueturentresprendretadouche

cheztoi,jesuistrèsenretard!Amyenrestainterdite.Ellesedirigeaaussitôtverslachambreetrécupérasesaffaireséparses.Elles'habillaàlahâte,attrapasesescarpinsets'engageadanslepetitcorridorverslaportepalière.

Lucassortitlatêtedelasalledebains.—Tuneprendsplusdecafé?—Non,jevaisleprendrechezmoiluiaussi,mercipourlapomme!—Iln'yapasdequoi,tuenveuxuneautre?—Non,çairacommeça,j'aiétéravie,bonnejournée.Elleretiralachaînettedesécuritéettournalapoignée.Lucass'approchad'elle.—Jepeuxteposerunequestion?—Jet'écoute!—Quellessonttesfleurspréférées?—Lucas,tuasbeaucoupdegoût,maisessentiellementdumauvais!Tesmainssonttrèshabiles,j'ai

vraimentpasséunenuitd'enferavectoi,maisrestons-enlà!Ensortant,ellesetrouvanezànezaveclegarçond'étagequiapportaitleplateaudupetitdéjeuner.

LucasregardaAmy.—Tuescertainequetuneveuxpasdecafé,maintenantqu'ilestarrivé?—Certaine!—Soisgentille,dis-moipourlesfleurs!Amyinspiraprofondément,visiblementexaspérée.—Onnedemandepasceschoses-lààl'intéressée,çabrisetoutlecharme,tunesaispasçaàton

âge?

—Évidemmentquejesaisça,réponditLucasd'untondepetitgarçonboudeur,maiscen'estpastoil'intéressée!Amytourna les talons,manquantdepeubousculer legarçonquiattendait toujoursà l'entréede la

suite.Lesdeuxhommesimmobilesentendirentlavoixd'Amyhurlerdufondducouloir:«Uncactus,ettu peux t'asseoir dessus ! » Silencieux, ils la suivirent du regard. Une petite sonnette retentit :l'ascenseurétaitarrivé.Avantquelesportesnesereferment,Amyajouta:«Undernierdétail,Lucas,tuestoutnu!»

*—Tun'aspasfermél'œildelanuit.—Jedorstoujourstrèspeu...—Zofia,qu'est-cequitepréoccupe?—Rien!—Uneamie,çasaitentendrecequel'autreneditpas.—J'aitropdetravail,Mathilde,jenesaismêmeplusparoùcommencer.J'aipeurd'êtredébordée,

denepasêtreàlahauteurdecequel'onattenddemoi.—C'estbienlapremièrefoisquejetevoisdouter.—Alors,nousdevonsêtreentraindedevenirdevraiesamies.Zofia se dirigea vers le coin cuisine. Elle passa derrière le comptoir et remplit la bouilloire

électrique.Desonlitinstallédanslesalon,Mathildepouvaitvoirlejourseleversurlabaie,sousunlégercrachind'aube.Debientristesnuagesopacifiaientleciel.—Jehaisoctobre,ditMathilde.—Qu'est-cequ'ilt'afait?—C'estlemoisquienterrel'été.Toutestmesquinàl'automne:lesjoursraccourcissent,lesoleil

n'estjamaisaurendez-vous,lesfroidstardentàvenir,onregardenospull-overssansencorepouvoirlesmettre.L'automnen'estqu'unesaloperiedesaisonparesseuse,rienquedel'humidité,delapluieetencoredelapluie.—Etc'estmoiquisuissupposéeavoirmaldormi!Labouilloiresemità trembloter.Undéclic interrompit lefrémissementde l'eau.Zofiasoulevale

couvercled'uneboîteenfer,pritunsachetd'EarlGrey,versaleliquidefumantdansunegrandetasseetlaissalethéinfuser.EllecomposalepetitdéjeunerdeMathildesurunplateau,ramassalejournalqueReine avait glissé sous la porte comme chaque matin et le lui apporta. Elle aida son amie à seredresser, remit les oreillers en place et se dirigea vers sa chambre.Mathilde souleva la fenêtre àguillotine. La moiteur de l'arrière-saison s'infiltra jusque dans sa jambe, réveillant une douleurlancinante,ellegrimaça.—J'airevul'hommeaunénupharhiersoir!criaZofiadepuislasalledebains.—Vousnevousquittezplus!répliquaMathilde,crianttoutaussifort.—Tuparles!Ildînaitjustedanslemêmerestaurantquemoi.

—Avecqui?—Uneblonde.—Quelgenre?—Blonde!—Maisencore?—Genrecoursaprèsmoitun'auraspasdemalàmerattraper,j'aidestalonshauts!—Vousvousêtesparlé?—Vaguement.Ilabafouilléqu'elleétaitjournalisteetqu'ilaccordaituneinterview.Zofia entra sous sa douche. Elle tourna les vieux robinets grinçants et gratifia d'un coup sec le

pommeauquitoussapardeuxfois:l'eauruisselasursonvisageetsoncorps.MathildeouvritleSanFranciscoChronicle,unephotoattirasonattention.—Iln'apasmenti!cria-t-elle.Zofia,quishampouinaitabondammentsescheveux,ouvritl'œil.Dureversdelamain,elletentade

chasserlesavonquilapiquaitetprovoqual'effetcontraire.—Saufqu'elleestplutôtchâtain...,renchéritMathilde,etplutôtpasmal!Lebruitdeladouchecessa,Zofiaapparutaussitôtdanslesalon.Uneserviette-épongerhabillaitàla

tailleetsachevelureétaitcoifféedemousse.—Qu'est-cequeturacontes?Mathildecontemplasonamie.—Tuasvraimentdebeauxseins!—Lessaintssonttoujoursbeaux,sinonceneseraientpasdessaints!—C'estcequej'essaiededireauxmienstouslesmatinsdevantlaglace.—Dequoituparlesexactement,Mathilde?—Detespommes!J'adoreraisquelesmiennessoientaussifières.Zofiacachasapoitrineavecsonavant-bras.—Dequoiparlais-tu,avant?—Probablementdecequit'afaitsortirdeladouchesansterincer!dit-elleenagitantlejournal.—Commentl'articlepourrait-ilêtredéjàpublié?—AppareilsnumériquesetInternet!Tudonnesuneinterview,quelquesheuresplustardtuessurla

premièrepagedujournaletlelendemaintusersàemballerlepoisson!ZofiavoulutprendrelequotidiendesmainsdeMathilde,elles'yopposa.—N'ytouchepas!Tuestrempée.Mathildesemitàlireàvoixhautelespremièreslignesdel'articlequititraitsurdeuxcolonnes«LA

VRAIEASCENSIONDUGROUPEA&H» :unvéritablepanégyriqued'EdHeurtoùla journalisteencensaitentrenteligneslacarrièredeceluiquiavaitincontestablementcontribuéauformidableessoréconomique de la région. Le texte concluait que la petite société des années 1950, devenue ungigantesquegroupe,reposaitaujourd'huientièrementsursesépaules.Zofia finit par s'emparer du feuillet et acheva la lecture de la chronique chapeautée d'une petite

photoencouleurs.ElleétaitsignéeAmySteven.Zofiareplialepapieretneputrefrénerunsourire.—Elleestblonde!dit-elle.—Vousallezvousrevoir?—J'aiacceptéundéjeuner.—Quand?—Mardi.—Àquelleheure,mardi?Lucasdevaitpasserlachercherversmidi,réponditZofia.Mathildepointaalorsdudoigtlaportede

lasalledebainsenhochantlatête.—Dansdeuxheuresdonc!—Onestmardi?demandaZofiaenramassantàlahâtesesaffaires.—C'estcequiestécritdanslejournal!Zofiaressortitdudressingquelquesminutesplustard.Elleétaitvêtued'unjeanetd'unpullagrosses

mailles,elle seprésentadevant sonamie,enquête inavouéed'unéventuelcompliment.Mathilde luijetaunregardetreplongeadanssalecture.—Qu'est-cequinevapas?Lescouleursjurent?C'estcejean,non?demandaZofia.—On en reparlera quand tu te seras rincé les cheveux, ditMathilde en feuilletant les pages des

programmesdetélévision.Zofia se contempla dans le miroir posé sur la cheminée. Elle ôta son chandail et retourna, les

épaulesbasses,verslasalledebains.—C'estbienlapremièrefoisquejetevoistepréoccuperdelafaçondonttueshabillée...Essaiede

meraconterqu'ilne teplaîtpas,quecen'estpas tongenred'homme,qu'ilest trop«grave»... justepourvoircommenttuledirais!ajoutaMathilde.Unpetitgrattementsurlaporteprécédal'entréedeReine.Elleavaitlesbraschargésd'unpanierde

légumesfraisetd'uneboîteencartondontlejolirubantrahissaitlecontenugourmand.—Ondirait que le temps n'arrive pas à décider de sa tenue aujourd'hui, dit-elle en rangeant les

gâteauxsuruneassiette.—Ondiraitqu'iln'estpasleseul,renchéritMathilde.ReineseretournaquandZofiasortitdelasalledebains,lescheveuxtrèsenvolumecettefois.Elle

achevadeboutonnersonpantalonetd'ajusterleslacetsdesestennis.—Tusors?questionnaReine.—J'aiundéjeuner,réponditZofiaendéposantunbaisersursajoue.—JevaistenircompagnieàMathilde.Sielleveutbiendemoi!Etmêmesiçal'ennuied'ailleurs,

parcequejem'ennuieencoreplusqu'elle,touteseuleenbas.Unesériedecoupsdeklaxonretentitdanslarue.Mathildesepenchaàlavitre.—Onestbienmardi!ditMathilde.—C'estlui?demandaZofia,restantenretraitdelafenêtre.—Non,c'estFédéralExpress!IlslivrentleurscolisenPorschecabrioletmaintenant.Depuisqu'ils

ontrecrutéTomHanks,ilsnereculentplusdevantrien!Lasonnetteretentitdeuxfois.ZofiaembrassaReineetMathilde,sortitdel'appartementetdescendit

rapidementl'escalier.Installéauvolant,Lucasrelevasapairedelunettesdesoleiletluiadressaungénéreuxsourire.À

peineZofia avait-elle refermé sa portière que le coupé s'élançait à l'assaut des collines de PacificHeights.LavoitureentradansPresidioPark,elleletraversaets'engageasurlabretellequiconduisaitauGoldenGâte.De l'autre côté de la baie, les collines de Tiburon émergeaient péniblement de labrume.—Jevousemmènedéjeunerauborddel'eau!hurlaLucasdanslevent.Lesmeilleurscrabesdela

région!Vousaimezlecrabe,n'est-cepas?Parpolitesse,Zofiaacquiesça.L'avantagequandonne se sustentepas, c'estque l'onpeut choisir

sansaucunedifficultécequel'onnevapasmanger.L'airétaitdoux,l'asphaltedéfilaitenuntraitcontinusouslesrouesdelavoitureetlamusiqueque

jouait la radio était enchanteresse. L'instant présent ressemblait à s'y méprendre à un morceau debonheur,qu'ilnerestaitplusqu'àpartager.Lavoiturequittalavoierapidepourunepetiteroute,dontleslacetssedéroulaientjusqu'auportdepêchedeSausalito.Lucasserangeasurleparkingfaceàlajetée.IlfitletourduvéhiculeetouvritlaportièredeZofia.—Sivousvoulezbienmesuivre.Il lui tendit lebraset l'aidaàs'extrairede l'habitacle. Ilsmarchèrentsur le trottoirquibordait la

mer.De l'autre côté de la rue, un homme était tiré en laisse par unmagnifique golden retriever aupelagecouleur sable.Enpassant à leurhauteur, il regardaZofiaet s'encastradeplein fouetdans leréverbère.Ellevouluttraverseraussitôtpourluiporterassistance,maisLucaslaretintparlebras:cegenre

dechienétaitspécialisédanslessauvetages.Ill'entraînaàl'intérieurdel'établissement.L'hôtessepritdeuxmenusetlesguidaàunetableenterrasse.LucasinvitaZofiaàprendreplacesurlabanquettequifaisaitfaceàlamer.Ilcommandaunvinblancpétillant.Ellepritunboutdepainpourlelanceràunemouette perchée sur la balustrade qui la guettait du regard. L'oiseau attrapa le morceau au vol ets'élançaversleciel,traversantlabaieàgrandscoupsd'aile.À quelques kilomètres de là, sur l'autre rive, Jules arpentait les quais. Il s'approcha du bord et

envoyad'uncoupdepiedsecuncaillouricocherparseptfoisavantdeleregardersombrer.Ilenfouitsesmainsdanslespochesdesonvieuxpantalondetweedetregardaletraitdelabergeopposéequisedécoupaitsurl'eau.Sonairétaitaussitroubléquelesflots,sonhumeuraussihouleuse.Lavoituredel'inspecteurPilguezquiquittaitleFisher'sDelietremontaitsirènehurlanteverslavilleletiradesespensées.Unerixeavaitviréàl'émeutedansChinatown,ettouteslesunitésétaientappeléesenrenfort.Julesfronçalesyeux.Ilgrommelaetretournasoussonarche.Assissurunecagetteenbois,ilréfléchit:quelquechoselecontrariait.Unefeuilledejournalquivolaitdansleventseposadansuneflaque,juste devant lui. Elle s'imbiba d'eau et, petit à petit, la photo de Lucas au verso apparut entransparence.Julesn'aimaitpasdutoutlefrissonquivenaitdeluiparcourirl'échiné.

*Laserveusedéposasurlatableunemarmitefumantequidébordaitdepincesdecrabe.Lucasservit

Zofiaet jetaunbrefcoupd'œil auxplastronsquiaccompagnaient le rince-doigts. Il lui enoffritun,qu'ellerefusa,Lucasrenonçaégalementàs'enattacherunautourducou.—Jedoisavouerquelabavetten'estpasunaccessoiretrèsseyant.Vousnemangezpas?demanda-

t-il.—Jenecroispas,non.—Vousêtesvégétarienne!—L'idéedemangerdesanimauxmesembletoujoursunpeubizarre.—C'estdansl'ordredeschoses,iln'yariendebizarreàcela.—Unpeu,quandmême,si!—Maistouteslescréaturesdelaterreenmangentd'autrespoursurvivre.—Oui,maismoi les crabesnem'ont rien fait. Je suisdésolée,dit-elle en repoussant légèrement

l'assiettequivisiblementl'écœurait.—Vousaveztort,c'estlanaturequiveutça.Silesaraignéesnesenourrissaientpasd'insectes,ce

seraitlesinsectesquinousmangeraient.—Ehbien,justement,lescrabessontdegrossesaraignées,alorsilfautleslaissertranquilles!Lucas se retourna et appela la serveuse. Il demanda la carte des desserts et très courtoisement

indiquaqu'ilsavaientfini.—Jenedoispasvousempêcherdemanger,ditZofia,rougissante.—Vousm'avezralliéàlacauseducrustacé!Ildéplialacarteetdésignadudoigtunfondantauchocolat.—Jepenseque là,nousneferonsdemalqu'ànous-mêmes.Çadoitbienchercherdans lesmille

caloriesuntruccommeça!CurieusedetesterlajustessedesonintuitionsurlesAngesVérificateurs,ZofiainterrogeaLucassur

sesvéritablesfonctions,iléludalaréponse.Ilyavaitd'autressujetsplusintéressantsqu'ilsouhaitaitpartageravecelleet,pourcommencer,cequ'ellefaisaitd'autredanslaviequedeveilleràlasécuritéduportmarchand.Commentoccupait-ellesestempslibres?Mêmeausingulier,dit-elle,l'expressionluisemblaitétrangère.Endehorsdesheuresqu'ellepassaitsurlesdocks,elleœuvraitdansdiversesassociations, enseignait à l'institut des malvoyants, s'occupait de personnes âgées et d'enfantshospitalisés.Elleaimaitleurcompagnie,ilyavaitentreeuxuntraitd'unionmagique.Seulslesenfantset les personnes âgées voyaient ce que beaucoup d'hommes ignoraient, le temps perdu d'avoir étéadultes.Àsesyeux,lesridesdelavieillesseformaientlesplusbellesécrituresdelavie,cellesoùlesenfantsapprendraientàlireleursrêves.Lucaslaregarda,fasciné.—Vousfaitesvraimenttoutça?—Oui!—Maispourquoi?Zofia ne répondit pas.Lucas avala la dernière gorgéede son café pour retrouver un semblant de

contenance,puisilencommandaunautre.Ilprittoutsontempspourleboireettantpissilebreuvageétaitdevenufroid,tantpissilegrisducielviraitausombre.Ilauraitvouluquecetteconversationnes'arrêtepas,pasdéjà,pasmaintenant.IlproposaàZofiadefairequelquespasauborddel'eau.Elle

resserra le col de son pull autour de son cou et se leva. Elle le remercia pour le gâteau, c'était lapremièrefoisqu'ellegoûtaitauchocolatetelleendécouvraitlasaveurincroyable.Lucasluiditqu'ilcroyaitbienqu'ellesemoquaitdelui,mais,àl'expressionjoyeusequelajeunefemmeluiadressa,ilsutqu'elleneluimentaitpas.Uneautrechoseledéroutabienplusencore:àcetinstantprécis,Lucaslutl'indicibleaufonddesyeuxdeZofia-ellenementaitjamais!Pourlatoutepremièrefois,ledoutelepénétraetilenrestabouchebée.—Lucas,jenesaispascequej'aidit,mais,enl'absenced'araignée,vousprenezunrisqueénorme!—Pardon?—Sivousgardezlaboucheouvertecommeça,vousallezfinirpargoberunemouche!—Vousn'avezpasfroid?ditLucasenseredressant,droitcommeunbâton.—Non,çava,maissinousnousmettonsenmarcheçairaencoremieux.Lagrèveétaitpresquedéserte.Unimmensegoélandsemblaitcourirsurl'eauàlarecherchedeson

envol. Ses pattes s'arrachèrent aux flots, soulevant quelque écume à la crête des vagues. L'oiseaus'élevaenfin,fitunlentvirageets'éloignaindolemmentdansleraidelumièrequitraversaitlacouchedenuages.Lesclaquementsd'ailessefondirentdansleclapotduressac.Zofiasecourba,luttantcontreleventquisoufflaitparbourrasquesenétrillantlesable.Unlégerfrissonparcourutsoncorps.Lucasôtasavestepourlaluidéposersurlesépaules.L'airchargéd'embrunsvenaitfouettersesjoues.Sonvisage s'éclaira d'un immense sourire, commeun ultime rempart au rire qui la gagnait, un rire sansprétexte,sansraisonapparente.—Pourquoiriez-vous?demandaLucas,intrigué.—Jen'enaipaslamoindreidée.—Alorsnevousarrêtezsurtoutpas,celavousvavraimentbien.—Çavabienàtoutlemonde.Unefinepluiesemitàtomber,creusantlaplagedemillepetitscratères.—Regardez,dit-elle,ondiraitlaLune,vousnetrouvezpas?—Si,unpeu!—Vousavezl'airtristetoutàcoup.—Jevoudraisqueletempss'arrête.Zofiabaissalesyeuxetavança.Lucasseretournapourmarcherfaceàelle.Ilcontinuasaprogressionàreculons,précédantlespas

deZofiaquis'amusaitàposerméticuleusementlespiedsdanssestraces.—Jenesaispascommentdireceschoses-là,reprit-ild'unaird'enfant.—Alorsneditesrien.LeventchassalescheveuxdeZofiadevantsonvisage,ellelesrepoussaenarrière.Unefinemèche

s'étaitenchevêtréedansseslongscils.—Jepeux?dit-ilenavançantlamain.—C'estdrôle,vousavezl'airtimidetoutàcoup.

—Jenem'enrendaispascompte.—Alorsnevousarrêtezsurtoutpas...celavousvavraimentbien.LucasserapprochadeZofiaetl'expressiondeleursdeuxvisageschangea.Elleressentitaucreuxde

lapoitrinequelquechosequ'ellenepossédaitpas :un infimebattementqui résonnait jusqu'à sestempes.LesdoigtsdeLucastremblaientdélicatement,retenantlapromessed'unecaressefragilequ'ildéposasurlajouedeZofia.—Voilà,dit-ilendélivrantsesyeux.Unéclairdéchiralecielobscurci,letonnerreretentitetunepluielourdevints'abattresureux.—J'aimeraisvousrevoir,ditLucas.—Moiaussi,unpeuplusausecpeut-être,maismoiaussi,réponditZofia.IlpritZofiasoussonépauleetl'entraînaencourantverslerestaurant.Laterrasseenboisblanchi

avaitétéabandonnée.Ilss'abritèrentsousl'auvententuilesd'ardoiseetregardèrentensemblel'eauquidébordaitdelagouttière.Sur labalustrade, lamouettegourmandesemoquaitbiendel'averseet lesdévisageait.Zofiasepenchaetramassaunquignondepaintrempé.Ellel'essoraetlelançaauloin.Levolatiles'enfuitverslelarge,lagueulepleine.—Commentvousreverrai-je?demandaLucas.—Dequeluniversvenez-vous?Ilhésita.—Quelquechosecommel'enfer!Zofiahésitaàsontour,elleledétaillaetsourit.—C'estcequedisentsouventceuxquiontvécuàManhattanquandilsarriventici.Letempsviraitàlatempête,maintenantilfallaitpresquehurlerpours'entendre.Zofiapritlamain

deLucasetditd'unevoixdouce:—D'abordvousmecontacterez.Vousprendrezdemesnouvelles, et au coursde la conversation

vousproposerezunrendez-vous.Là,jevousrépondraiquej'aidutravail,quejesuisoccupée;alorsvous suggérerezuneautredate et jevousdiraiquecelle-ci convientparfaitement, car, justement, jeviendraid'annulerquelquechose.Unnouveléclairzébra lecieldevenunoir.Sur laplage leventsoufflaitdésormaisenrafales.Ce

tempsavaitdesairsdefindumonde.—Vousnevoudriezpasquel'onsemetteplusàl'abri?demandaZofia.—Commentallez-vous?ditLucaspourseuleréponse.—Bien!Pourquoi?répondit-elle,étonnée.—Parcequej'auraisvouluvousinviteràpasserl'après-midiavecmoi...maisvousn'êtespaslibre,

vousavezdutravail,vousêtesoccupée.Peut-êtrequ'undînercesoirseraitparfait?Zofiasourit.Ilouvritsonmanteaupourl'abriteretl'entraînaainsiverslavoiture.Lamerdémontée

abordait le trottoir désert. Lucas fit traverser Zofia. Il lutta pour ouvrir la portière plaquée par lesassautsduvent.Lebruitassourdissantdelatempêtes'étouffadèsqu'ilsfurentàl'abrietilsreprirentlaroutesousunepluiebattante.LucasdéposaZofiadevantungarage,commeelleleluiavaitdemandé.Avantdelaquitter,ilconsultasamontre.Ellesepenchaàsafenêtre.

—J'avaisundînercesoir,maisj'essaieraidel'annuler,jevoustéléphoneraisurvotreportable.Ilsourit,démarraetZofialesuivitduregard,jusqu'àcequelavoituredisparaissedansleflotde

VanNessAvenue.Elle alla payer la recharge de sa batterie et les frais de remorquage de sa voiture. Lorsqu'elle

s'engageadansBroadway, l'orage était passé.Le tunnel débouchait directement au cœur duquartierchauddelaville.Aunpassageclouté,ellerepéraunpickpocketquis'apprêtaitàfondresursavictime.Elleserangeaendoublefile,sortitdelaFordetcourutverslui.Elleinterpellasansménagementl'homme,quireculad'unpas:sonattitudeétaitmenaçante.—Trèsmauvaiseidée,ditZofiaenpointantdudoigtlafemmeàl'attaché-casequis'éloignait.—T'esflic?—Laquestionn'estpaslà!—Alors,barre-toi,connasse!Et il courut à toute vitesse vers sa proie. Alors qu'il approchait d'elle, sa cheville dévissa et il

s'étaladetoutsonlong.LajeunefemmequiavaitgrimpédansunCablecarneserenditcomptederien.Zofiaattenditqu'ilserelèvepourrejoindresonvéhicule.Enouvrant laportière, elle semordit la lèvre inférieure,mécontented'elle-même.Quelquechose

avait interféré avec ses intentions. L'objectif était atteint, mais pas comme elle l'aurait voulu :raisonnerl'agresseurn'avaitpassuffi.Ellerepritlarouteetserenditverslesdocks.

*—Dois-jeallergarervotrevoiture,monsieur?Lucassursautaetrelevalatête,ilfixalevoiturierquiledétaillaitd'unairétrange.—Pourquoimeregardez-vouscommeça?—Vousrestiezsansbougerdansvotrevoituredepuiscinqbonnesminutes,alorsjemedisais...—Qu'est-cequevousvousdisiez?—J'aicruquevousnevoussentiezpasbien,surtoutquandvousavezposévotretêtesurlevolant.—Ehbien,necroyezpas,çavouséviteradestasdedéceptions!Lucas sortit de son coupé et lança les clés au jeune homme. Quand les portes de l'ascenseur

s'ouvrirent, il tombanezànezavecElizabeth,quisepenchaversluipourluidirebonjour.Lucasfitaussitôtunpasenarrière.—Vousm'avezdéjàsaluécematin,Elizabeth,ditLucasenfaisantlagrimace.—Vousaviezraisonpourlesescargots,c'estdélicieux!Bonnejournée!Lesportesdelacabines'ouvrirentsurleneuvièmeétage,etelledisparutdanslecouloir.EdaccueillitLucasàbrasouverts.—C'estunebénédictiondevousavoirrencontré,moncherLucas!

—Onpeutappelercelacommeça,ditLucasenrefermantlaportedubureau.Il avança vers le vice-président et s'installa dans un fauteuil. Heurt agita le San Francisco

Chronicle.—Nousallonsfairedegrandeschosesensemble.—Jen'endoutepas.—Vousn'avezpasl'aird'allerbien?Lucas soupira. Ed ressentit l'exaspération deLucas. Il secoua à nouveau joyeusement la page du

journaloùfiguraitlepapierd'Amy.—Formidable,l'article!Jen'auraispasfaitmieux.—Ilestdéjàpublié?—Cematin!Commeellemel'avaitpromis.ElleestdélicieusecetteAmy,n'est-cepas?Elleadûy

travaillertoutelanuit.—Quelquechosecommeça,oui.EdpointadudoigtlaphotodeLucas.—Jesuisidiot,j'auraisdûvousremettreunephotodemoiavantlerendez-vous,maistantpis,vous

êtestrèsbienvousaussi.—Jevousremercie.—Vousêtescertainquetoutvabien,Lucas?—Oui,monsieurleprésident,jevaistrèsbien!—Jenesaispassimoninstinctmetrompe,maisvousavezl'airunpeubizarre.Ed déboucha le carafon en cristal, servit un verre d'eau à Lucas et ajouta d'un air faussement

compatissant:—Si vous aviez des soucis,même d'ordre personnel, vous pouvez toujours vous confier àmoi.

Noussommesunegrandemaisonmaisavanttoutunegrandefamille!—Vousvouliezmevoir,monsieurleprésident?—Appelez-moiEd!Extatique, Heurt commenta son dîner de la veille qui s'était déroulé au-delà de toutes ses

espérances.Ilavaitinstruitsescollaborateursdesonintentiondefonderauseindugroupeunnouveaudépartementqu'ilbaptiserait:DivisionInnovations.Lebutdecettenouvelleunitéseraitdemettreenœuvredesoutilscommerciauxinéditspourconquérirdenouveauxmarchés.Edenprendraitlatête:cetteexpérienceseraitpourluicommeunecuredejouvence.L'actionluimanquait.Àl'heureoùilluiparlait,plusieurssous-directeursseréjouissaientdéjààl'idéedeformerlanouvellegarderapprochéedufuturprésident.Décidément,Judasnevieilliraitjamais...ilsavaitmêmeêtrepluriel,pensaLucas.Poursuivantsonexposé,Heurtconclutqu'unepetiteconcurrenceavecsonassociénepourraitpasfairedemal,bienaucontraire,unapportd'oxygèneesttoujoursbénéfique.—Vouspartagezcetteopinionavecmoi,Lucas?—Toutàfait,répondit-ilenhochantlatête.Lucasétaitauxanges:lesintentionsdeHeurtallaientbienau-delàdesesespérancesetlaissaient

présagerlaréussitedesonprojet.Au666MarketStreet,l'airdupouvoirnetarderaitpasàseraréfier.

Les deux hommes discutèrent de la réaction d'Antonio. Il était plus que probable que son associés'opposeàsesnouvellesidées.Ilfallaituncoupd'éclatpourlancersadivision,maismettreaupointuneopérationd'enverguren'étaitpasunechoseaiséeetdemandaitbeaucoupdetemps,rappelaHeurt.Le vice-président rêvait d'unmarché prestigieux qui légitimerait le pouvoir qu'il voulait conquérir.Lucasselevaetposaledossierqu'iltenaitsouslebrasdevantEd.Ill'ouvritpourenextraireunépaisdocument:La zone portuaire de San Francisco s'étendait sur de nombreux kilomètres, bordant pratiquement

toutelacôteestdelaville.Elleétaitenperpétuellemutation.L'activitédesdockssurvivait,augrandregretdumondeimmobilierquiavaitpourtantbatailléfermepourl'extensionduportdeplaisanceetlatransformationdesterrainsdefrontdemer,lesplusprisésdelaville.Lespetitsvoiliersavaienttrouvéunancragedansunesecondemarina,victoiredesmêmespromoteursquiavaientréussiàdéplacerleurbataille un peu plus au nord. La création de cette unité résidentielle avait fait l'objet de toutes lesconvoitises desmilieux d'affaires, et lesmaisons qui bordaient l'eau s'étaient arrachées à prix d'or.Plus avant, on avait aussi construit de gigantesques terminaux qui accueillaient les immensespaquebots.Lesflotsdepassagersqu'ilsdéversaientsuivaientunepromenaderécemmentaménagéequilesconduisaitauquai39.Lazonetouristiqueavaitdonnénaissanceàunemultitudedecommercesetde restaurants. Les multiples activités des quais étaient source de gigantesques profits et d'âpresbataillesd'intérêts.Depuisdixans,lesdirecteursimmobiliersdelazoneportuairesesuccédaientaurythme de un tous les quinze mois, signe indicateur des guerres d'influence qui ne cessaient de sedéroulerautourdel'acquisitionetdel'exploitationdesrivesdelacité.—Oùvoulez-vousenvenir?demandaEd.Lucas sourit malicieusement et déplia un plan : sur le cartouche on pouvait lire « Port de San

Francisco,Docks80».—Àl'attaquedecedernierbastion!Levice-présidentvoulaituntrône,Lucasluioffraitunsacre!Ilserassitpourdétaillersonprojet.Lasituationdesdocksétaitprécaire.Letravail,toujoursdur,

était souvent dangereux, le tempérament des dockers fougueux.Une grève pouvait s'y propager plusvitequ'unvirus.Lucasavaitdéjàfaitlenécessairepourquel'atmosphèreysoitexplosive.—Jenevoispasenquoicelanoussert,ditEdenbâillant.Lucasrepritd'unairdétaché:—Tant que les entreprises de logistique et de fret paient leurs salaires et leurs loyers, personne

n'ose les déloger. Mais cela pourrait changer assez vite. Il suffirait d'une nouvelle paralysie del'activité.—Ladirectionduportn'ira jamaisdanscettedirection.Nousallonsrencontrerbeaucouptropde

résistances.—Celadépenddescourantsd'influence,ditLucas.—Peut-être,repritHeurtendodelinantdelatête,mais,pourunprojetdecetteenvergure,ilnous

faudraitdesappuistoutausommet.—Cen'estpasàvousqu'il fautexpliquercommentontire lesficellesdu lobbying!Ledirecteur

immobilier du port est à deux doigts d'être remplacé. Je suis certain qu'une prime de départl'intéresseraitauplushautpoint.

—Jenevoispasdequoivousparlez!—Ed,vousauriezpuinventerlacolleaudosdesenveloppesquicirculentsouslestables!Levice-présidentseredressadanssonfauteuil,nesachantpass'ildevaitsesentir flattéparcette

remarque.Ensedirigeantverslaporte,Lucasapostrophasonemployeur:—Danslachemisebleue,voustrouverezaussiunefiched'informationsdétailléessurnotrecandidat

àunericheretraite.Ilpassetoussesweek-endsaulacTahoe,ilestcriblédedettes.Débrouillez-vouspourm'obtenirauplusviteunrendez-vousaveclui.Imposezunlieutrèsconfidentiel,et laissez-moifairelereste.Heurtcompulsanerveusementlesfoliosdudossier.IlregardaLucas,médusé,etfronçalessourcils.—ANewYork,vousfaisiezdelapolitique?Laportesereferma.L'ascenseur était sur le palier, Lucas le laissa repartir à vide. Il sortit son portable, l'alluma et

composa fébrilement le numérode samessagerie vocale. «Vousn'avezpas de nouveaumessage»,répéta par deux fois la voix aux intonations de robot. Il raccrocha et fit rouler la molette de sontéléphonejusqu'àafficherlapetiteenveloppetexto:elleétaitvide.Ilcoupal'appareiletentradanslacabine.Quandilressortitdansleparking,ils'avouaquequelquechosequ'iln'arrivaitpasàidentifierletroublait:uninfimebattementaucreuxdesapoitrinequirésonnaitjusquedanssestempes.

*Leconcileduraitdepuisplusdedeuxheures.LesrépercussionsdelachutedeGomezaufonddela

cale du Valparaiso prenaient des proportions inquiétantes. L'homme était toujours en réanimation.Touteslesheures,Mancatéléphonaitàl'hôpitalpours'enquérirdesonétat:lesmédecinsréservaientencoreleurdiagnostic.Silecaliervenaitàdécéder,personnenepourraitpluscontrôlerlacolèrequigrondaitsourdementsurlesquais.Lechefdusyndicatdelacôteouests'étaitdéplacépourassisteràlaréunion. Il se levapour se resservir une tassede café.Zofia enprofita pourquitter discrètement lasalle où se tenaient les débats. Elle sortit du bâtiment et s'éloigna de quelques pas pour se cacherderrièreuncontainer.Àl'abridesregardsindiscrets,ellecomposaunnuméro.L'annoncedurépondeurétaitbrève:«Lucas»,suivaitimmédiatementlebip.—C'estZofia,jesuislibrecesoir,rappelezmoipourmedirecommentnousnousretrouverons.À

toutàl'heure.Enraccrochant,elleregardasontéléphoneportableet,sansvraimentsavoirpourquoi,ellesourit.Alafindel'après-midi,lesdéléguésavaientreportéàl'unanimitéleurdécision.Illeurfaudraitdu

tempspouryvoirplus clair.La commissiond'enquêtenepublierait sonexpertise sur les causesdudramequetarddanslanuitetleSanFranciscoMémorialHospitalattendaitégalementlebilanmédicaldumatinàvenirpourseprononcersurleschancesdesurviedudocker.Enconséquence,laséancefutlevéeetreportéeaulendemain.Mancaconvoquerait lesmembresdubureaudèsqu'ilaurait reçulesdeuxrapports,etuneassembléegénéralesetiendraitaussitôtaprès.Zofiaavaitbesoindeprendrelegrandair.Elles'accordaquelquesminutesderépitpourmarcherle

longduquai.Àquelquespas,laprouerouilléeduValparaisosebalançaitauboutdesesamarres,lenavire était enchaîné comme un animal demauvais augure. L'ombre du grand cargo se reflétait par

intermittence sur les nappes huileuses qui ondulaient au gré du clapot. Le long des coursives, deshommes en uniforme allaient et venaient, s'activant à toutes sortes d'inspections.Le commandant duvaisseau les observait, appuyé à la balustradede savigie.À en juger par la façondont il lança sacigarettepar-dessusbord,ilyavaitfortàcraindrequelesheuresàvenirnesoientencoreplustroublesque les eaux dans lesquelles lemégot s'étiola. La voix de Jules rompit la solitude du lieu que lesmouettesébréchaientdeleurscris.—Çanedonnepasenviedefaireunplongeon,n'est-cepas?Saufsic'estlegrand!Zofia se retourna et le détailla tendrement. Ses yeux bleus étaient usés, sa barbe insolente, ses

vêtements défraîchis, mais le dénuement n'ôtait rien à son charme. Chez cet homme, l'élégance seportaitaufondducœur.Julesavaitenfouisesmainsdanslespochesdesonvieuxpantalondetweedauxmotifsàcarreaux.—C'estduprince-de-galles,maisjecroisqu'ilyapasmaldetempsqueleprinces'estfaitlamalle.—Etvotrejambe?—Disonsqu'elletienttoujoursàcôtédel'autreetquecen'estdéjàpassimal.—Vousavezfaitrefairelepansement?—Ettoi,commentvas-tu?—Unpetitmaldetête,cetteréunionn'enfinissaitplus.—Unpeumalaucœuraussi?—Non,pourquoi?—Parcequ'auxheuresauxquelles tu traînespar icicesderniers temps, jedoutequecesoitpour

venirprendrelesoleil.—Çava,Jules,j'avaisjusteenvied'unpeud'airfrais.—Et le plus frais que tu aies trouvé, c'est autour d'un bassin qui pue le poisson crevé.Mais je

supposequetudoisavoirraison:tuvastrèsbien!Leshommesquiinspectaientlevieuxbateaudescendirentparl'échelledecoupée.Ilsentrèrentclans

deuxFordnoires(dontlesportièresnefirentaucunbruitenserefermant),quiroulèrentlentementverslasortiedelazoneportuaire.—Situpensaisprendretajournéedecongédemain,n'ycompteplus!J'aibienpeurqu'ellenesoit

encorepluschargéequed'habitude.—Jelecrainsaussi.—Alors,oùenétions-nous?repritJules.—Aumomentoùj'allaismedisputeravecvouspourvousemmenerrefairevotrepansement!Restez

là,jevaischerchermavoiture.Zofianeluilaissapasleloisird'argumenterets'éloigna.—Mauvaisejoueuse!bougonna-t-ildanssabarbe.AprèsavoirraccompagnéJules,Zofiafitrouteverssonappartement.Elleconduisaitd'unemainet

cherchaitsonportabledel'autre.Ildevaitencoresecacheraufonddesongrandsacet,commeelleneletrouvaitpas...lepremierfeupassaaurouge.Àl'arrêt,elleretournalefourre-toutsurlesiègeàsadroiteetpritlecombinéaumilieududésordre.

Lucasavaitlaisséunmessage,ilpasseraitlaprendreenbasdechezelleàseptheuresetdemie.Elleconsultasamontre,illuirestaitexactementquarante-septminutespourrentrerembrasserMathildeetReineetsechanger.Unefoisn'étantpascoutume...ellesepencha,ouvritlaboîteàgantsetposasongyropharebleusurlaplageavant.Sirènehurlante,elleremonta3rdStreetàviveallure.

*Lucass'apprêtaitàquittersonbureau.Ilpritlagabardineaccrochéesuruncintreauportemanteauet

lapassasursesépaules.Iléteignitlalumièreetlavilleapparutennoiretblancderrièrelabaievitrée.Ilallaitrefermerlaportelorsqueletéléphonesemitàgrelotter.Ilretournasursespaspourprendrel'appel. Ed l'informa que le rendez-vous qu'il avait sollicite aurait lieu à dix-neuf heures trenteprécises.Danslapénombre,Lucasgriffonnal'adressesurunmorceaudepapier.—Jevoustéléphoneraidèsquej'auraitrouvéunterraind'ententeavecnotreinterlocuteur.Lucasraccrochasansplusdecivilitéscls'approchadelavitre.Ilregardaitlesruesquis'étendaient

en contrebas. De cette hauteur, les files de lumières blanches et rouges délinéées par les feux devoituresdessinaientune immense toiled'araignéequi scintillait dans lanuit.Lucasplaqua son frontcontrelecarreau,uneauréoledebuéeseformadevantsabouche,aucentre,unpetitpointdelumièrebleue clignotait.Au loin, ungyrophare remontait versPacificHeights.Lucas soupira,mit lesmainsclanslespochesdesonmanteauetsortitdelapièce.

*Zofiacoupalasirèneetrangealegyrophare;ilyavaituneplacedevantlaportedelamaison,elle

s'ygaraaussitôt.Ellegrimpal'escalierquatreàquatreetentradanssonappartement.—Ilssontnombreuxàtepoursuivre?demandaMathilde.—Pardon?—Tun'espresquepasdutoutessoufflée,situvoyaistatête!—Jevaismepréparer,jesuistrèsenretard!Comments'estpasséetajournée?—Al'heuredudéjeuner,j'aifaitunpetitsprintavecCarlLewis,c'estmoiquil'aibattu!—Tut'esbeaucoupennuyée?—Soixante-quatrevoituressontpasséesdanslarue,dontdix-neufvertes!Zofiarevintverselleets'assitaupieddulit.—Jeferaimonpossiblepourrentrerplustôtdemain.Mathildejetaunœilencoinàlapenduletteposéesurleguéridonethochalatête.—Jeneveuxpasmemêlerdecequinemeregardepas...—Jesorscesoir,maisjenerentreraipastard.Situnedorspas,onpourraparler,ditZofiaense

levant.—Toioumoi?murmuraMathildeenlaregardantdisparaîtredanslapenderie.

Ellereparutdixminutesplus tarddans lesalon.Uneservietteentouraitsescheveuxmouillés,uneautre sa taille encore humide.Elle posa une petite trousse en tissu sur le rebord de la cheminée ets'approchadumiroir.—TudînesavecpetitLu?questionnaMathilde.—Ilatéléphoné?!—Non!Paslemoinsdumonde.—Alorscommentlesais-tu?—Commeça!Zofiaseretourna,posasesmainssurseshanchesetfitfaceàMathilde,l'airtrèsdéterminé.—Tuasdevinécommeça,quejedînaisavecLucas?—Saufàmetromper,ilmesemblequecequetutiensdanstamaindroites'appelledumascara,et

danstagaucheunpinceauàblush.—Jenevoisvraimentpaslerapport!—Tuveuxquejetedonneunindice?ditMathilded'untonironique.—Tum'enverraisabsolumentravie!réponditZofia,légèrementagacée.—Tuesmameilleureamiedepuisplusdedeuxans...Zofiainclinalatêtedecôté.LevisagedeMathildes'illuminad'unsouriregénéreux.—...c'estlapremièrefoisquejetevoistemaquiller!Zofia se retourna vers le miroir sans répondre. Mathilde prit nonchalamment le supplément des

programmesdetélévisionetenrecommençalalecturepourlasixièmefoisdelajournée.—Nousn'avonspaslatélé!ditZofiaenétalantdélicatementdudoigtunpeudebrillantàlèvres.—Çatombebien,j'aihorreurdeça!réponditMathildedutacautacentournantlapage.LetéléphonesonnadanslesacqueZofiaavaitlaissésurlelitdeMathilde.—Veux-tuquejedécroche?luidemandaielled'unevoixinnocente.Zofiaseprécipitasurlefourre-toutetplongeadedans.Ellepritl'appareilets'éloignaàl'autrebout

delapièce.—Non,tuneveuxpas!grommelaMathildeenattaquantlagrilledesprogrammesdulendemain.Lucasétaitdésolé,ilavaitprisduretardetilnepouvaitpaspasserlachercher.Unetableleurétait

réservée à vingt heures trente audernier étagede l'immeublede laBankofAmerica surCaliforniaStreet.LerestauranttroisétoilesquisurplombaitlavilleoffraitunemagnifiquevueduGoldenGâte.Zofia le rejoindrait là-bas. Elle raccrocha, gagna le coin cuisine et se pencha à l'intérieur duréfrigérateur.Mathildeentenditlavoixcaverneusedesonamieluidemander:—Qu'est-cequiteferaitplaisir?J'aiunpeudetempspourteprépareràdîner.—Une«omelette-salade-yaourt».Plustard,Zofiaattrapasonmanteaudanslapenderie,embrassaMathildeetrefermadoucementla

portedel'appartement.Elle s'installa au volant de la Ford.Avant de démarrer, elle abaissa le pare-soleil et se regarda

quelquessecondesdanslemiroirdecourtoisie.Lamouedubitative,ellerelevasavitreettournalacléde contact. Lorsque la voiture disparut au bout de la rue, le voile à la fenêtre de Reine retombadoucementsurlavitre.Zofiaabandonnasonvéhiculeàl'entréeduparkingetremercialevoiturierenlivréerougequilui

tendaitunticket.—J'aimeraisbienêtreceluiavecquivousallezdîner!ditlejeunehomme.—Mercibeaucoup,dit-elle,écarlateetravie.LaportetambourvirevoltaetZofiaapparutdanslehall.Aprèslafermeturedesbureaux,seulslebar

au rez-de-chausséeet le restaurantpanoramiqueaudernierétage restaientouvertsaupublic.Ellesedirigeaitd'unpasassurévers l'ascenseur, lorsqu'elleressentitunesingulièresensationdesécheresseenvahirsabouche.Pourlapremièrefois,Zofiaavaitsoif.Elleconsulta l'heureàsamontre.Commeelleavaitdixminutesd'avance,elleavisalecomptoirencuivrederrièrelavitrineducaféetchangeade direction. Elle s'apprêtait à y entrer lorsqu'elle reconnut le profil de Lucas, attablé, en pleineconversationavecledirecteurdesservicesimmobiliersduport.Ellerecula,troublée,etretournaversl'ascenseur.Quelque temps plus tard, Lucas se laissait guider par lemaître d'hôtel jusqu'à la table où Zofia

l'attendait.Elleseleva,ilbaisasamainetl'invitaàs'asseoirfaceàlavue.Au cours du dîner, Lucas posa cent questions auxquelles Zofia répondait par mille autres. Il

appréciaitlemenugastronomique,ellenetouchaitàaucunplat,écartantdélicatementlanourritureauxquatre coins de l'assiette. Les interruptions du serveur leur semblaient durer d'éternelles minutes.Quand il s'approchaencore,munid'un ramasse-miettesqui ressemblait àune faucillebarbue,Lucasvints'asseoiràcôtédeZofiaetsoufflad'ungrandcoupsurlanappe.—Voilà,c'estpropremaintenant!Vouspouveznouslaisser,mercibeaucoup!dit-ilaugarçon.Laconversationrepritaussitôt.LebrasdeLucastrouvaappuisurledossierdelabanquette,Zofia

ressentitlachaleurdesamain,siprochedesanuque.Le garçon s'avança à nouveau, au courroux de Lucas. Il déposa devant eux deux cuillères et un

fondantauchocolat.Ilfittournerl'assiettepourlaleurprésenter,seredressadroitcommeunpiquetetannonçafièrementsoncontenu.—Vousavezbienfaitdelepréciser,ditLucas,agacé,onauraitpuconfondreavecunsouffléaux

carottes!Legarçons'éloignadiscrètement.LucassepenchaversZofia.—Vousn'avezrienmangé.—Jemangetrèspeu,répondit-elleenbaissantlatête.—Goûtez,pourmefaireplaisir,lechocolatestunmorceaudeparadisenbouche.—Etunenferpourleshanches!reprit-elle.Il ne lui laissa pas le choix, trancha le fondant, porta une cuillerée jusqu'à la bouchedeZofia et

déposalechocolatchaudsursalangue.DanslapoitrinedeZofia,lesbattementssourdaientplusfortetellecachasapeuraufonddesyeuxdeLucas.—C'estchaudetfroidenmêmetemps,c'estdoux,dit-elle.

Leplateauqueportaitlesommeliers'inclinalégèrement,leverreàcognacglissa.Quandilheurtalapierreausol,iléclataenseptmorceaux,tousidentiques.Lasallesetut,LucastoussotaetZofiabrisalesilence.ElleavaitencoredeuxquestionsàposeràLucas,maisellevoulutqu'il luiprometted'y répondre

sansdétour,etilpromit.—Quefaisiez-vousencompagniedudirecteurimmobilierduport?—C'estétrangequevousmedemandiezcela.—Onavaitditsansdétour!LucasregardafixementZofia,elleavaitposésamainsurlatable,lasiennes'enapprocha.—C'étaitunrendez-vousprofessionnel,commeladernièrefois.— Ce n'était pas une vraie réponse, mais vous anticipez ma seconde question. Quel est votre

métier?Pourquitravaillez-vous?—Nouspourrionsdirequejesuisenmission.LesdoigtsdeLucaspianotèrentfébrilementsurlanappe.—Quelgenredemission?repritZofia.LesyeuxdeLucasabandonnèrentZofiauninstant,uncertainregardavaitdétournésonattention:au

fonddelasalle,ilvenaitdereconnaîtreBlaise,lesouriremalinaucoindeslèvres.—Qu'ya-t-il?demanda-t-elle.Vousnevoussentezpasbien?Lucasétaitmétamorphosé.Zofiareconnaissaitàpeineceluiquiavaitpartagécettesoiréerichede

sentimentsinédits.—Neme posez aucune question, dit-il. Allez au vestiaire, prenez votremanteau et rentrez chez

vous.Jevouscontacteraidemain,jenepeuxrienvousexpliquermaintenant,j'ensuisdésolé.—Qu'est-cequivousprend?dit-elle,levisageinterdit.—Partez,maintenant!Elleselevaettraversalasalle.Lesmoindresbruitsvenaientàsesoreilles:lecouvertquitombe,

les verres qui s'entrechoquent, le vieux monsieur qui s'essuie la lèvre supérieure d'un mouchoirpresqueaussivieuxquelui,lafemmemalhabilléequiregardelapâtisseriedévoréed'envie,l'hommed'affairesquijouesonproprerôleenlisantunjournal,surlecheminentrelestablescecouplequineparleplusdepuisqu'elles'estlevée.Ellepressalepas,enfinlesportesdel'ascenseurserefermèrent.Toutenellen'étaitplusqu'émotionscontredites.Ellecourutjusqu'àlarueoùleventlasaisit.Danslavoiturequis'enfuyait,iln'yavaitplusqu'elleet

unfrissondemélancolie.QuandBlaises'assitàlaplacequeZofiavenaitd'abandonner,Lucasserralespoings.—Alors,commentvontnosaffaires?dit-il,jovial.—Qu'est-cequevousfoutezlà?demandaLucasd'unevoixquinecherchaitnullementàcacherson

irritation.—Jesuisresponsabledelacommunicationinterneetexterne,alorsjeviensunpeucommuniquer...

avecvous!

—Jen'aiaucuncompteàvousrendre!—Lucas,Lucas,allons!Quiparledecomptabilité?Jevienssimplementm'inquiéterdelasantéde

monpoulain,et,àcequej'aivu,ilal'airdeseporteràmerveille.Blaisesefitaussimielleuxquefaussementamical.—Jesavaisquevousétiezbrillant,maislà,jedoisavouerquejevousavaissous-estimé.—Sic'esttoutcequevousaviezàmedire,jevousinviteàprendrecongé!— Je l'ai regardée pendant que vous la berciez de vos sérénades, et je dois reconnaître qu'au

momentdudessertj'étaisimpressionné!Parcequelà,monvieux,çafriselegénie!Lucas scruta Blaise attentivement, cherchant à décrypter ce qui pouvait rendre hilare ce parfait

abruti.—Lanaturen'apasététrèsheureuseavecvous,Blaise,maisnedésespérezpas.Ilyaurabienun

jour chez nous une pénitente qui aura commis quelque chose de suffisamment grave pour êtrecondamnéeàpasserquelquesheuresdansvosbras!—Nesoyezpas faussementmodeste,Lucas, j'ai toutcompriset j'approuve.Votre intelligenceme

surprendratoujours.Lucasseretournapourdemanderd'unsignedelamainqu'onluiportel'addition.Blaises'enempara

ettenditunecartedecréditaumaîtred'hôtel.—Laissez,c'estpourmoi!—Oùvoulez-vousenvenirexactement?demandaLucasenreprenantl'additiondesdoigtsmoites

deBlaise.—Vous pourriezm'accorder plus de confiance.Dois-je vous rappeler que c'est grâce àmoi que

cettemissionvousaétéconfiée?Alorsnejouonspasauximbécilespuisquenoussavonstrèsbientouslesdeux!—Quesavons-nous?ditLucasenselevant.—Quielleest!LucasserassitlentementetdévisageaBlaise.—Etquiest-elle?—Maiselleestl'autre,moncher...,votreautre!LabouchedeLucass'entrouvritlégèrement,commesil'airseraréfiaitsoudain.Blaiseenchaîna:—Cellequ'ilsontenvoyéecontrevous.Vousêtesnotredémon,elleestleurange,leurélite.BlaisesepenchaversLucas,quifitunmouvementenarrière.—Nesoyezpasdépitécommeça,monvieux,enchaîna-t-il,c'estmonmétierdetoutsavoir.Jeme

devaisbiendevous féliciter.La tentationde l'angen'estplusunevictoirepournotrecamp,c'estuntriomphe!Etc'estbiendecelaqu'ils'agit,n'est-cepas?Lucasavaitsentiunepointed'appréhensiondansladernièrequestiondeBlaise.—N'est-cepasvotremétierquedetoutsavoir,monvieux?ajoutaLucasavecuneironiemêléede

colère.Ilquittalatable.Alorsqu'iltraversaitlasalle,ilentenditlavoixdeBlaise:—J'étaisaussivenuvousdirederallumervotreportable.Onvouscherche!Lapersonnequevous

avezapprochéecesdernièresheuressouhaiteraitbeaucouppouvoirconclureunaccordcesoir.L'ascenseurserefermasurLucas.Blaiseavisal'assiettededessertinachevée,ilserassitettrempa

sondoigtmoitedanslechocolat.

*LavoituredeZofia filait le longdeVanNessAvenue, sursonpassage tous les feuxpassaient .m

vert.Elleallumalepostederadioetcherchaunefréquencerock.Sesdoigtsfrappaientlevolantaugrédespercussions,ilstapaientintensément,deplusenplusfort,jusqu'àcequeladouleurenvahisselesphalanges. Elle bifurqua dans Pacific Heights et vint se ranger sans ménagement devant la petitemaison.Lesfenêtresdurez-de-chausséeétaientéteintes.Zofiamontaversl'étage.Lorsqu'elleposasonpied

sur la troisièmemarche de l'escalier, la porte deMiss Sheridan s'entrouvrit. Zofia suivit le rai delumièrequifilaitàtraverslapénombrejusquedansl'appartementdeReine.—Jet'avaisprévenue!—Bonsoir,Reine.—Assieds-toidoncprèsdemoi,tumedirasplutôtbonsoirenrepartant.Quoique,àvoirtamine,il

estpossiblequ'onsediseplutôtbonjouràcemoment-là.Zofia s'approchadu fauteuil.Elle s'assit sur lamoquetteetposasa tête sur l'accoudoir.Reine lui

caressalescheveuxavantdeprendrelaparole:—Tuasunequestion,j'espère?Parceque,moi,j'aiuneréponse!—Jesuisbienincapabledevousdirecequejeressens.Zofiaseleva,avançaverslafenêtreetsoulevalevoile.LaFordsemblaitdormirdanslarue.Reine

reprit:—Loindemoi l'idéed'être indiscrète.Enfin, à l'impossible, nul n'est tenu !Àmon âge, le futur

rétrécitàvued'œil,etquandonestpresbytecommejelesuis,ilyadequois'inquiéter.Alorschaquejourquipasse,jeregardedevantmoi,aveclafâcheuseimpressionquelaroutevas'arrêteràlapointedemeschaussures.—Pourquoidites-vousça,Reine?—Parcequejeconnaistagénérosité,ettapudeuraussi.Pourunefemmedemonâge,lesjoies,les

tristessesdeceuxqu'onaimesontcommedeskilomètresgagnésdanslanuitquis'annonce.Vosespoirs,vosenviesnousrappellentqu'aprèsnouslechemincontinue,quecequenousavonsfaitdenotrevieaeuunsens,mêmeinfime...untoutpetitboutderaisond'être.Alorsmaintenant,tuvasmedirecequinevapas!—Jenesaispas!—Cequeturessenss'appellelemanque!—Ilyatantdechosesquej'aimeraispouvoirvousdire.—Net'inquiètepas,jelesdevine...ReinesoulevadoucementlementondeZofiadelapointedudoigt.

—Réveille-moi donc ton sourire ; il suffit d'uneminuscule graine d'espoir pour planter tout unchampdebonheur...etd'unpeuplusdepatiencepourluilaisserletempsdepousser.—Vousavezaiméquelqu'un,Reine?—Tuvoistoutescesvieillesphotosdanscesalbums,ehbien,ellesneserventstrictementàrien!

La plupart des gens qui sont dessus sont déjà morts depuis longtemps et, pourtant, elles sont trèsimportantespourmoi.Sais-tupourquoi?...Parcequejelesaiprises!Situsavaiscommejevoudraisquemesjambesm'emmènentencoreunefoislà-bas!Profite,Zofia!Cours,neperdspasdetemps!Noslundissontparfoiséreintants,nosdimanchesmaussades,maisDieuquelerenouvellementdelasemaineestdoux.Reineouvritlapaumedesamain,pritl'indexdeZofiaetluifitparcourirletraitdesalignedevie.—Sais-tucequ'estleBachert,Zofia?Zofianeréponditpas,lavoixdeReinesefitplusdouceencore:—Écoute bien, c'est la plus belle histoire dumonde : le Bachert est la personne queDieu t'a

destinée,elleestl'autremoitiédetoi-même,tonvraiamour.Alors,toutel'intelligencedetavieseradelatrouver...et,surtout,delareconnaître.ZofiaregardaReineensilence.Elleseleva,luidéposaunbaiserpleindetendressesurlefrontet

luisouhaitabonnenuit.Avantdesortir,elleseretournapourluidemanderunedernièrechose:—Ilyaundevosalbumsquej'aimeraisbeaucoupvoir.—Lequel?Tulesastousparcourusunebonnedizainedefois!—Levôtre,Reine.Etlaporteserefermadoucementsurelle.Zofiagravitlesmarches.Sursonpalierelleseravisa,repritl'escaliersansfairedebruitetréveilla

la vieille Ford. La ville était presque déserte. Elle descendit California Street. Un feu la força àmarquerl'arrêtdevantl'entréedel'immeubleoùelleavaitdîné.Levoiturierluifitunpetitsigneamicaldelamain,elledétournalatêteetregardaChinatownquis'ouvraitàsagauche.Quelquesblocsplusbas,ellerangeasavoiturelelongdutrottoir,traversaleparvisàpied,apposasamainsurlaparoiestdelaTourpyramidaleetentradanslehall.Elle saluaPierre et se dirigea vers l'ascenseur qui conduisait au dernier étage.Quand les portes

s'ouvrirent, elle demanda à voirMichaël. L'hôtesse était désolée, le jour oriental était levé et sonparrainœuvraitàl'autreboutdumonde.Ellehésita,etdemandasiMonsieurétaitdisponible.—Enprincipeoui,maislà,çarisqued'êtreunpeudifficile.Laréceptionnisteneputrésisteràl'enviederépondreàl'airintriguédeZofia.—Avousjepeuxbienledire!Monsieuraundada,unhobbysivouspréférez:lesfusées!Ilen

raffole!L'idéequeleshommesenenvoientpleindansleciellerendhilare.Ilneratejamaisundépart,Il s'enfermedanssonbureau,allume toussesécransetpersonnenepeutplusLuiparler. JenevouscachepasqueçadevientunpeuproblématiquedepuisquelesChinoiss'ysontmiseuxaussi!—Etilyaunlancementencemoment?demandaZofia,impassible.—Saufproblèmetechnique, ledécollageestprévudans37minuteset24secondes!Vousvoulez

quejeLuilaisseunmessage,c'étaitimportant?

—Non,neLedérangezpas,j'avaisjusteunequestion,jereviendrai.—Oùserez-vousunpeuplustard?Quandjelaissedesmémosincomplets,j'aitoujoursdroitàune

petiteréflexionencoin.—Jevaisprobablementallermarchersurlesquais,enfin,jecrois.Alors,bonnenuitoccidentale,

oubonjouroriental,commevouspréférez!ZofiaquittalaTour.Unefinepluietombait,ellemarchasanssepresserjusqu'àsavoitureetrepritle

volantendirectionduquai80,cetautreendroitdelavillequiétaitsonrefuge.Elleeutenvied'airpur,devoirdesarbres,etprit ladirectiondunord.ElleentradansleGolden

Gâte Park par la voieMartinLutherKing qu'elle remonta jusqu'au lac central. Le long de la petiteroute,lesréverbèresdessinaientdesmyriadesdehalosdanslanuitétoilée.Sesphareséclairèrentlapetitecabaneenboisoùlespromeneursviennentlouerdesbarqueslesjoursdebeautemps.Leparkingétaitdésert,elleylaissalaFordetmarchajusqu'àunbancsousunlampadaire,oùelles'assit.Pousséparunebriselégère,ungrandcygneblancdérivaitsurl'eaulesyeuxclos,passantprèsd'unegrenouilleendormiesurunnénuphar.Zofiasoupira.ElleLe vit arriver auboutde l'allée.Monsieurmarchait d'un pas nonchalant, lesmains dans les

poches.Ilenjambalepetitgrillageetcoupaparlapelouse,évitantlesmassifsdefleurs.Ils'approchaets'assitàcôtéd'elle.—Tuasdemandéàmevoir?—Jenevoulaispasvousdéranger,Monsieur.—Tunemedérangesjamais.Tuasunproblème?—Non,unequestion.LesyeuxdeMonsieurs'éclairèrentunpeuplusencore.—Alorsjet'écoute,mafille.—Nous passons notre temps à prêcher l'amour,mais nous les anges, nous ne disposons que de

théories.Alors,Monsieur,qu'est-cevraimentquel'amoursurterre?IlregardalecieletpritZofiasoussonépaule..— Mais c'est la plus belle chose que j'aie inventée ! L'amour c'est une parcelle d'espoir, le

renouvellement perpétuel dumonde, le chemin de la terre promise. J'ai créé la différence pour quel'humanitécultivel'intelligence:unmondehomogèneauraitététristeàmourir!Etpuislamortn'estqu'unmomentdelaviepourceluioucellequiasuaimeretêtreaimé.Duboutdupied,Zofiatraçafébrilementunronddanslegravier.—MaisleBachert,c'estunehistoirevraie?Dieusouritetluipritlamain.— Belle idée, n'est-ce pas ? que celui qui trouve son autre moitié devienne plus abouti que

l'humanité toutentière.Cen'estpas l'hommequiestuniqueensoi - si je l'avaisvouluainsi, jen'enauraiscrééqu'un;c'estlorsqu'ilcommenceàaimerqu'illedevient.Lacréationhumaineestpeut-êtreimparfaite,maisrienn'estplusparfaitdansl'universquedeuxêtresquis'aiment.—Alorsjecomprendsmieuxmaintenant,ditZofiaentraçantunelignedroitejusteaumilieudeson

cercle.Ilseleva,remitsesmainsdanslespochesets'apprêtaitàpartirquandIIposasamainsurlatêtede

Zofiaetluiditd'uneparoledouceetcomplice:—Jevaisteconfierungrandsecret,laseuleetuniquequestionquejemeposedepuislepremier

jour:Est-cevraimentmoiquiaiinventél'amour,ouest-cel'amourquim'ainventé?S'éloignantd'unpasléger,Dieuregardasonrefletdansl'eauetZofial'entenditgrommeler:—Monsieur par-ci,Monsieur par-là, il faut vraiment que je me trouve un prénom dans cette

maison...déjàqu'ilsmevieillissentaveccettebarbe...IlseretournaetdemandaàZofia:—Quepenserais-tudeHoustoncommeprénom?Interloquée,Zofialeregardapartir,sessublimesmainsétaientcroiséesdanssondos,ilcontinuait

demarmonnertoutseul.—MonsieurHouston,peut-être...Non...Houston,c'estparfait!Etlavoixs'éteignitderrièrelegrandarbre.Zofiarestaseuleunlongmoment.Lagrenouillejuchéesursonnénupharlaregardaitfixement,elle

coassapardeuxfois.Zofiasepenchaetluidit:—Quoi,quoi?!Zofia se leva, rejoignit sa voiture et quitta leGoldenGâte Park. Sur la colline deNobHill, un

clochersonnaitonzecoups.

*Les roues avant s'arrêtèrent de tourner à quelques centimètres du rebord, la calandre de l'Aston

Martin surplombait l'eau.Lucasdescendit et laissa laportièreouverte. Ilposa sonpieddroit sur lepare-chocsarrière, soupiraprofondémentet renonça. Il s'éloignadequelquespas, sentant tournersatête.Ilsepenchaaudessusdel'eauetvomit.—Çan'apasl'aird'allerbienfort!Lucasserelevaetdévisagealevieuxclochardquiluitendaitunecigarette.—Desbrunes,unpeufortesmaisvulacirconstance,ditJules.Lucasenpritune,Julesavançasonbriquet,laflammeéclairaleursdeuxvisagesuncourtinstant.Il

inhalauneprofondeboufféeettoussaaussitôt.—Ellessontbonnes,dit-ilenlançantlemégotauloin.—L'estomacdérangé?demandaJules.—Non!réponditLucas.—Alors,unecontrariétépeut-être!—EtvousJules,commentvavotrejambe?—Commelereste,elleboite!—Alorsremettezdoncvotrebandageavantqueças'infecte,ditLucasens'éloignant.Julesleregardasedirigerverslesvieuxbâtimentsàunecentainedemètresdelà.Lucasgrimpait

lesmarchesdel'escalierpiquéderouilleetavançaitsurlacoursivequilongeaitlafaçadeaupremier

étage.Julesluicria:—Cettecontrariété,elleseraitplutôtbruneoublonde?MaisLucasn'entenditpas.Laporteduseulbureauàlafenêtreéclairéeserefermasurlui.

*Zofia n'avait aucune envie de rentrer chez elle.En dépit du plaisir d'hébergerMathilde, une part

d'intimité lui manquait. Elle marchait sous la vieille tour en brique rouge qui dominait les quaisdéserts. La pendule incrustée dans le chapiteau conique sonna la demi-heure.Elle s'approcha de labordureduquai.Laproueduvieuxcargotanguaitdanslalumièred'uneluneàpeinedélayéed'unlégervoiledebrume.—Jel'aimebien,moi,cerafiot,onalemêmeâge!Luiaussigrincequandilbouge,ilestencore

plusrouilléquemoi!ZofiaseretournaetsouritàJules.—Jen'airiencontrelui,dit-elle,mais,siseséchellesétaientenmeilleurétat,jel'aimeraisencore

plus.—Lematérieln'yestpourriendanscetaccident.—Commentlesavez-vous?—Lesmursdesdocksontdesoreilles,despetitsboutsdemotpar-ciformentdespetitsboutsde

phrasepar-là...—VoussavezcommentGomezesttombé?—C'estbienlàtoutlemystère.Avecunjeuneonauraitpucroireàunmomentd'inattention.Depuis

letempsqu'onentenddireàlatéléquelesjeunessontplusconsquelesvieux...,maisjen'aipaslatéléetledockerétaitunvieuxbriscard.Personnenevagoberqu'iladévissétoutseulsurunbarreau.—Ilapuavoirunmalaise?—Possibleaussi,maisresteàsavoirpourquoiilauraiteucemalaise.—Maisvousavezvotrepetiteidée!— J'ai surtout un peu froid, cette saleté d'humiditéme rentre jusque dans les os, j'aimerais bien

continuernotreconversationmaisunpeuplusloin.Prèsdel'escalierquimonteauxbureaux,là-basilyacommeunmicroclimat,çatedérangeraitquenousfassionsquelquesmètresensemble?Zofiaoffritsonbrasauvieilhomme.Ilss'abritèrentsouslacoursivequilongeaitlafaçade.Julesse

déplaçadequelquespaspour s'installer juste au-dessousde la seule fenêtre encore alluméeà cetteheure tardive.Zofia savaitque lespersonnesâgéesavaient toutes leursmanies etquepourbien lesaimerilfallaitsavoirnepascontrarierleurshabitudes.—Voilà,onestbienici,dit-il,c'estmêmelàqu'onestlemieux!Ilss'assirentaupieddumur.Juleslissalesplisdesonéternelpantalonaumotifprincede-galles.—Alors,repritZofia,pourGomez?—Moijenesaisrien!Maissituécoutes,ilestbienpossiblequecettepetitebrisenousraconte

quelquechose.

Zofiafronçalessourcils,maisJulesposaundoigtsurseslèvres.Danslesilencedelanuit,ZofiaentenditlavoixgravedeLucasrésonnerdanslebureau,justeau-dessusdesatête.

*Heurtétaitassisauboutdelatableenformica.Ilpoussaunpetitcolisemballédansdupapierkraft

devant le directeur des services immobiliers du port. TerenceWallace avait pris place en face deLucas.— Un tiers maintenant. Le second viendra lorsque votre conseil d'administration aura voté l

'expropriationdesdocksetledernierdèsquejesignerailemandatdecommercialisationexclusifdesterrains,ditlevice-président.—Noussommesbiend'accordquevosadministrateursdevrontseréuniravantlafindelasemaine,

ajoutaLucas.—Ledélaiestterriblementcourt,gémitl'homme,quin'avaitpasencoreosésaisirlepaquetbrun.—Lesélectionsapprochent!Lamairieseraravied'annoncerlatransformationd'unezonepolluante

en résidences proprettes. Ce sera comme un cadeau tombé du ciel ! renchérit Lucas en chassant lepaquetverslesmainsdeWallace.Votretravailnedevraitpasêtresicompliquéqueça!Lucasselevapours'approcherdelafenêtrequ'ilentrebâillaetajouta:— Et puisque vous n'aurez bientôt plus besoin de travailler... vous pourrez même refuser la

promotionqu'ilsvousoffrirontpourvousremercierdelesavoirenrichis...—Pouravoir trouvéunesolutionàunecriseannoncée!repritWallaced'unevoixminaudiere,en

tendantunegrandeenveloppeblancheaEd.—Lavaleurdechaqueparcelleestindiquéedanscerapportconfidentiel,dit-il.Surévaluezlesprix

dedixpourcentetmesadministrateursnepourrontpasrefuservotreoffre.Wallaceempoignasondûetsecouajoyeusementlecolis.—Jelesauraitousréunisvendrediauplustard,ajouta-t-il.LeregarddeLucasquis'échappaitparlavitrefutattiréparl'ombrelégèrequifuyaitencontrebas.

LorsqueZofiamontadans savoiture, il lui semblaqu'elle le regardaitdroitdans lesyeux.Les feuxarrièredelaForddisparurentauloin.Lucasbaissalatête.—Vousn'avezjamaisd'étatsd'âme,Terence?—Cen'estpasmoiquivaisprovoquercettegrève!répondit-ilenquittantlebureau.Lucasrefusaqu'Edleraccompagneetrestaseul.LesclochesdeGraceCathedralsonnèrentminuit.Lucasenfilasagabardineetglissasesmainsdans

lespoches.Enouvrantlaporte,ilcaressaduboutdesdoigtslacouverturedupetitlivredérobéquinelequittaitplus.Ilsourit,contemplalesétoilesetrécita:—Qu'ilyaitdesluminairesaufirmamentducielpourséparerlejourdelanuit...etqu'ilsservent

designespourséparerlalumièredesténèbres.Dieuvitquecelaétaitbon.

Ilyeutunsoir,ilyeutunmatin...

4.

QuatrièmeJour

Mathildeavaitgémipresquetouteslesheures,ladouleurn'avaitcessédetroublersonsommeiletsanuitn'avaitconnuderépitqu'auxpremièreslueursdumatin.Zofias'étaitlevéesansfairedebruit,elles'étaithabilléeetavaitquittél'appartementsurlapointedespieds.Lafenêtredupalierdispensaitunjolisoleil.Enbasdel'escalierelleavaittrouvéReinequirepoussaitdupiedlaported'entrée,lesbraspleinsd'unbouquetdefleursénorme.—Bonjour,Reine.Reinequiserraitunelettreentreseslèvresnepouvaitrépondre,Zofiaavançaaussitôtpourl'aider.

Elles'emparadel'immensegerbeetlaposasurlaconsoledel'entrée.—Vousavezétédrôlementgâtée,Reine.—Moinon,mais toioui !Tiens, lepetitmotaussi a l'aird'êtrepour toi !dit-elle en lui tendant

l'enveloppequeZofia,intriguée,décacheta.Jevousdoisdesexplications,appelez-moi,s'ilvousplaît.Lucas.Zofiarangealemotdanssapoche.Reinecontemplaitlesfleurs,mi-admirative,mimoqueuse.— Il ne s'est pas foutu de toi, dis donc ! Il y en a près de trois cents, et toutes de variétés

différentes!Jen'auraijamaisunvasesuffisammentgrand!Miss Sheridan retourna dans son appartement, Zofia lui emboîta le pas, emportant le somptueux

bouquetdanssesbras.—Pose ces fleurs près de l'évier, je te ferai des bouquets à taille humaine, tu les reprendras en

rentrant.File,jevoisquetuesdéjàenretard.—Merci,Reine,jepasseraitoutàl'heure.—Oui,oui,c'estça,allezouste,jedétestenetevoirqu'àmoitiéettatêteestdéjàailleurs!Zofiaembrassasalogeuseetquittalamaison.Reinepritcinqvasesdansleplacardqu'ellealigna

sur la table, chercha son sécateur dans le tiroir de la cuisine et commença ses compositions. Ellelorgnasurunelonguebranchedelilasqu'ellemitdecôté.Quandelleentenditleparquetcraquerau-dessusdesatête,elleabandonnasonouvragepourpréparerlepetitdéjeunerdeMathilde.Quelquesinstantsplustard,ellemontaitl'escalierenmarmonnant:—Hôtelière,fleuriste...etpuisquoimaintenant?Nonmais,jetejure!ZofiarangeasavoituredevantleFisher'sDeli.Ellereconnutl'inspecteurPilguezenentrantdansle

bar;ill'invitaàs'asseoir.—Commentvanotreprotégée?—Elleserétablitdoucement,sajambelafaitsouffrirplusquesonbras.—C'estnormal,dit-il,onn'aplusbeaucoupderaisondemarchersurlesmainscesdernierstemps!

—Qu'est-cequivousamèneparici,inspecteur?—Lachutedudocker.—Etqu'est-cequivousrendd'humeuraussimaussade?—L'enquêtesurlachutedudocker!Vousprenezquelquechose?ditPilguezenseretournantversle

comptoir.Depuisl'accidentdeMathilde, l'établissementassuraitunserviceminimum:endehorsdesheures

depointe,ilfallaits'armerdepatiencepourobteniruncafé.—Est-cequel'onsaitpourquoiilesttombé?repritZofia.—Lacommissiond'enquêtepensequec'estlebarreaudel'échellequiestencause.—C'estplutôtunetrèsmauvaisenouvelle,murmuraZofia.—Jenesuispasconvaincuparleursméthodesd'investigation!J'aieuunpetitaccrochageavecleur

responsable.—Àquelsujet?—J'avaisl'impressionqu'ilfaisaitdesgargarismesenrépétantlemot«vermoulu».Leproblème,

continuaPilguez,plongédanssespensées,c'estquelepanneaudesfusiblessemblen'intéresseraucundescommissaires!—Quevient-ilfairelà,votretableaudefusibles?— Ici rien, mais près de la cale, beaucoup ! Il n'y a pas trente-six raisons pour qu'un docker

expérimentétombe.Soitl'échelleestpourrie,jenedispasqu'elleétaitdepremièrejeunesse...soitilyafauted'inattention:paslegenredeGomez!Àmoinsquelacalenesoittrèssombre,cequidevientlecassilalumières'éteintbrutalement.Alorsl'accidentestquasimentinévitable.—Voussuggérezqu'ils'agiraitd'unactedemalveillance?—JesuggèrequelemeilleurmoyendefairedévisserGomezétaitdecouperlesprojecteurspendant

qu'ilétaitsurl'échelle!Ilfaudraitpresqueporterdeslunettesdesoleilpourbosserlà-dedansquandc'estéclairé,àvotreavisquesepasse-t-ilquandtoutestplongédanslenoir?Letempsquevosyeuxaccommodent,vousperdezl'équilibre.Vousn'avezjamaiseulevertigeenentrantdansunmagasinoudansuncinémaaprèsêtrerestéenpleinsoleil?Imaginezl'effet,perchéenhautd'unescabeaudevingtmètres!—Vousavezdespreuvesdecequevousavancez?Pilguez mit la main dans sa poche et sortit un mouchoir qu'il posa sur la table. Il le déplia,

découvrantunpetitcylindrerondcalcinésurtoutesalongueur.Ilréponditàl'airinterrogatifdeZofia.—J'aiunfusiblegrilléauquelilmanqueunzéroàl'ampérage.—Jenesuispastrèsdouéeenélectricité...—Cemachinétaitdixfoistropfaiblepourlachargequ'ildevaitsupporter!—C'estunepreuveça?—Demauvaisefoientoutcas!Larésistancepouvaittenircinqminutesaumieuxavantderendre

l'âme.—Maistoutçaprouveraitquoi?—Qu'iln'yapasquedanslescalesduValparaisoqu'onnevoitpastrèsclair.

—Qu'enpenselacommissiond'enquête?Pilgueztrituraitlefusible,sonvisagedissimulaitmalsacolère.—Elle pense que ce que j'ai entre lesmains ne prouve rien puisque je ne l'ai pas trouvé sur le

tableau!—Maisvouspensezlecontraire?—Oui!—Pourquoi?Pilguezfitroulerlecoupe-circuitsurlatable,Zofias'enemparapourl'observerattentivement.— Je l'ai ramassé sous l'escalier, la surtension avait dû l'envoyer valdinguer.Celui qui est venu

effacersestracesn'apasdûleretrouver.Surletableau,ilyenavaitunflambantneuf.—Vouscomptezouvriruneenquêtecriminelle?—Pasencore,làaussij'aiunproblème!—Lequel?—Lemotif!Quelpouvaitêtrel'intérêtdefairetomberGomezaufonddecerafiot?Aquil'accident

pouvait-ilbienservir?Vousavezuneidée?Zofiarésistaaumalaisequil'envahissait,elletoussaetmitsamaindevantsonvisage.—Paslamoindre!—Mêmepetite?demandaPilguez,suspicieux.—Mêmeminuscule,dit-elleentoussantànouveau.—Dommage,réponditPilguezenselevant.Iltraversalebar,sortitencédantlepassageàZofiaetsedirigeaverssavoiture.Ils'appuyaàsa

portièreetseretournaversZofia.—N'essayezjamaisdementir,vousn'avezaucundonpourça!Illuiadressaunsourireforcéets'installaderrièresonvolant,Zofiacourutverslui.—Ilyaunechosequejenevousaipasdite!Pilguezregardasamontreetsoupira.—Lacommissiond'enquêteavaitmis lebateauhorsdecausehiersoiretpersonnen'est retourné

l'inspecterdepuis.— Alors qu'est-ce qui aurait pu les convaincre de changer d'avis pendant la nuit ? demanda

l'inspecteur.—Laseulechosequejesais,c'estquelamiseencausedunavirevaprovoquerunenouvellegrève.—Enquoicelabénéficie-t-ilàlacommission?—Ildoitbienyavoirunlien,cherchez-le!—S'ilyenaun,c'estlecommanditairedelachutedeGomez.—Unaccident,uneconséquence,uneseuleetmêmefinalité,murmuraZofia,troublée.—Jevaiscommencerparallerfouillerdanslepassédelavictimepourécarterd'autreshypothèses.—Jesupposequec'estcequ'ilyademieuxàfaire,ditZofia.

—Etvous,oùallez-vous?—Al'assembléegénéraledesdockers.Elles'écartadelaportière,Pilguezmitsonmoteurenmarcheets'éloigna.Ensortantdelazoneportuaireiltéléphonaàsonbureau.Laresponsabledudispatchingdécrochaà

laseptièmesonnerie,Pilguezenchaînaaussitôt:—Bonjour,icilespompesfunèbres,ledétectivePilguezafaitunmalaise,ilestdécédéenessayant

de vous joindre, et nous voulions savoir si vous préfériez que l'on vous dépose son corps aucommissariatoudirectementchezvous!—Enfin!Ilyaunedéchargeàdeuxblocsd'ici,vousn'avezqu'àledéposerlà-bas,j'irailevoirdès

que j'aurai une adjointe et que je ne serai plus obligée de décrocher ce téléphone toutes les deuxminutes,réponditNathalia.—Gracieux!—Qu'est-cequetuveux?—Tunet'esmêmepasinquiétéeuneseconde?—Tunefaisplusdemalaisedepuisquejesurveilletaglycémieettoncholestérol.Enrevanche,il

m'arrivederegretterl'époqueoùtuallaismangertesœufsencachette;aumoins,tamauvaisehumeuravaitsesheuresdefaiblesse.C'étaitpourprendredemesnouvellesquetumepassaiscetappelbourrédecharme?—J'aiunserviceàtedemander.—Aumoinsonpeutdirequetusaist'yprendre!Jet'écoutetoujours...—Regarde sur le serveur central tout ce que tu peux trouver sur le dénommé Félix Gomez, 56

FillmoreStreet,cartededocker54687.Etj'aimeraisbiensavoirquit'aracontéquejemangeaisdesœufsencachette!—Moiaussijesuisdanslapolice,figure-toi.Tumangesaussidélicatementquetuparles!—Etalors,qu'est-cequeçaprouve?—Quiporteteschemisesaupressing?Bon,jetelaisse,j'aisixlignesenattente,etilyapeut-être

unevraieurgence.UnefoisqueNathaliaeutcoupélacommunication,Pilguezenclenchalasirènedesonvéhiculeetfit

demi-tour.Il avait falluunebonnedemi-heurepourque la foule se taise, la réunion sur l'esplanadevenait à

peinedecommencer.MancafinissaitdelirelerapportmédicalduSanFranciscoMémorialHospital.Gomezavaitsubitroisinterventionschirurgicales.Lesmédecinsnepouvaientprédires'ilreprendraitunjoursontravail,maislesdeuxfêluresauxvertèbreslombairesn'avaientpasentraînéd'atteintedelamoelle épinière : il était toujours inconscient, mais hors de danger. Un murmure de soulagementtraversal'assemblée,n'apaisantpaspourautantlatensionquirégnait.Lesdockerssetenaientdeboutface à l'estrade improvisée entre deux containers. Zofia s'était installée un peu à l'écart, au dernierrang.Mancademandalesilence.— La commission d'enquête a conclu que la vétusté de l'échelle de cale était probablement

responsabledel'accidentdenotrecamarade.

Levisageduresponsablesyndicalétaitgrave.Lesconditionsde travailqui leurétaient imposéesavaientmis la vie d'un de leurs compagnons en danger, une fois encore l'un d'eux avait payé de sapersonne.Unfiletdefuméeâcres'échappaitderrièrelaported'uncontainerquijouxtaitlatribuneoùManca s'adressait aux dockers. En allumant son cigarillo, EdHeurt avait ouvert la fenêtre de sa

Jaguar. Il remit l'allume-cigares dans son enclave et postillonna les fibres de tabacdéposées sur leboutdesalangue.Ilsefrottalesmains,ravidesentirlacolèregronderàquelquesmètresdelui.—Jenepeuxquevousproposerdevoterl'arrêtillimitédutravail,conclutManca.Un lourd silence planait au-dessus des têtes.Une à une lesmains se levaient, cent bras s'étaient

dressés, Manca consentit d'un signe de tête à la décision unanime de ses collègues. Zofia inspiraprofondémentavantdeprendrelaparole.—Nefaitespasça!Vousêtesentraindetomberdansunpiège!Ellelutl'étonnementquisemêlaitàlacolèresurlesvisagestournésverselle.—Cen'estpasl'échellequiacausélachutedeGomez,repritZofiaenhaussantleton.—Dequoiellesemêle!criaundocker.—Çat'arrangeraitbienquetaresponsabilitédechefdelasécuriténesoitpasmiseencause!hurla

unautre.—C'estlamentablededireça!rétorquaZofia.Ellesentitl'agressivitéambianteseretournercontreelle.—Onmereprocheenpermanencedeprendretropdeprécautionspourvous,etvouslesaveztous

trèsbien!Larumeursefigeaquelquessecondesavantqu'untroisièmehommenereprenne:—Alorspourquoiest-iltombé,Gomez?—Pasàcausedel'échelleentoutcas!réponditZofiaenbaissantlavoixetlatête.Unconducteurdetracteurs'avançaenfrappantunebarredeferdanslecreuxdesamain.—Tire-toi,Zofia!Tun'espluslabienvenueici.Ellesesentitsoudainmenacéeparlesdockersquiserapprochaient.Ellefitunpasenarrièreetse

heurtaàl'hommequisetenaitderrièreelle.—Donnant,donnant!chuchotaPilguezàsonoreille.Vousm'expliquezàquisertcettegrève,etje

vous tiredecemauvaispas. Jepensequevousavezunepetite idéesur laquestion,etvousn'aurezmêmepasàmedirequivousessayezdeprotéger!Elletournalatêteverslui,Pilguezaffichaitunsourirenarquois.—L'instinctpolicier,machère,ajouta-t-ilenfaisantroulerlefusibleentresesdoigts.Ilseplaçadevantelleetprésentasonbadgeàlafoule,quis'arrêtaaussitôt.— Il est bien probable que la petite dame ait raison, dit-il en savourant le silence qu'il venait

d'imposer. Je suis l'inspecteur Pilguez de la brigade criminelle de San Francisco et je vais vousdemanderdebienvouloirreculerdequelquespas,jesuisagoraphobe!Personnen'obéitetdel'estradeMancalança:—Pourquoiêtes-vouslà,inspecteur?

— Pour empêcher vos amis de faire une connerie, et de tomber dans un piège, comme dit lademoiselle!—Etenquoicelavousregarde?repritlechefdusyndicat.—Ça,çameregarde!ditPilguezenlevantlebras,lefusibleauboutdesdoigts.—Qu'est-cequec'est?questionnaManca.—Cequiauraitdûassurerlacontinuitédel'éclairagedanslacaleoùGomezesttombé!TouslesvisagessetournèrentversMancaquihaussaleton.—Onnevoitpasoùvousvoulezenvenir,inspecteur.—C'estbiencequejedis,monvieux,etdanslacale,Gomeznonplusnerisquaitpasdevoirgrand-

chose.Lepetitcylindreencuivredessinauneparaboleau-dessusdelatêtedesdockers.Mancalesaisitau

vol.—L'accident de votre camarade est dû à un acte demalveillance, poursuivit Pilguez.Ce coupe-

circuitestdixfoistropfaible,constatezparvous-mêmes.—Pourquoionauraitfaitça?demandaunevoixanonyme.—Pourquevousvousmettiezengrève!réponditlaconiquementPilguez.—Desfusibles,yenapartoutsurlesbateaux,ditunhomme.—Cequevousracontezn'arienàvoiraveclerapportdelacommissiond'enquête!repritunautre.—Silence!hurlaManca.Supposonsquevousdisiezvrai,quiauraitfomentécecoup?PilguezregardaZofiaetsoupiraavantderépondreauchefdusyndicat:—Disonsquecetaspectdelachosen'estpasencoretoutàfaitélucidé!—Alorspartezd'ici avecvoshistoires àdormirdebout, clamaundocker en agitant unpied-de-

biche.Lamaindupolicierdescendit lentementvers sonholster.L'assembléemenaçante semouvaitvers

eux, comme unemaréemontante qui ne tarderait pas à les submerger. Près de l'estrade, devant uncontainerouvert,Zofiareconnutceluiquilafixait.—Moijeconnaislecommanditaireducrime!LavoixposéedeLucasavaitsaisilesdockerssurplace.Touslesvisagessetournèrentverslui.Il

repoussalaporteouverteducontainerquigrinçasursesgonds,découvrantàlavuedetouslaJaguarqu'ellecachait.Lucaspointadudoigtleconducteurquitournaitfébrilementlaclédudémarreur.—Ilyadegrossesenveloppespourracheterlesterrainssurlesquelsvousbossez...aprèslagrève

bienentendu.Demandez-lui,c'estl'acheteur!Heurt enclencha brusquement lamarche avant, les pneus patinèrent sur l'asphalte et la voiture de

fonctionduvice-présidentdeA&Hcommençasacoursefolleentrelesgruespouréchapperàlafureurdesdockers.PilguezordonnaàMancad'allerretenirseshommes.—Dépêchez-vousavantqueçatourneaulynchage!Lechefdusyndicatfitlagrimaceensefrottantlegenou.

—J'aiunearthriteterrible,gémit-il,l'humiditédesquais,qu'est-cequevousvoulezc'estlemétierquiveutça!Ilclaudiquaens'éloignant.—Nebougezpasdelà,touslesdeux,grommelaPilguez.IlabandonnaLucasetZofiapourcourirdansladirectionoùlesdockerss'étaientélancés.Lucasle

suivitduregard.Alorsquel'ombredel'inspecteursedérobaitderrièreuntracteur,LucasavançaversZofiaetpritses

mainsdanslessiennes.Ellehésitaavantdeposersaquestion.—Vousn'êtespasunVérificateur,n'est-cepas?dit-elled'unevoixpleined'espoir.—Non,jenesaispasdequoivousparlez!—Etvousnefaitespasnonpluspartiedugouvernement?— Disons que je travaille pour quelque chose de... comparable. Mais je te dois quand même

d'autresexplications.Un fracas de tôle retentit au loin. Lucas et Zofia se regardèrent et coururent tous deux dans la

directiond'oùlebruitétaitvenu.—S'ilsmettentlamainsurlui,jenedonnepascherdesapeau!ditLucasencourantàpetitefoulée.—Alorspriezpourqueçan'arrivepas,réponditZofiaensehissantàsahauteur.—Oh,detoutefaçon,pourcequ'ellevaut!repritLucasavecdeuxenjambéesd'avance.Zofialedépassaànouveau.—Vousnemanquezvraimentpasd'airquandmême!—Côtésouffle,jesuisinépuisable!Ilgrimaçaenredoublantd'effortspourreprendrelatêtedanslachicanequiseprofilaitentredeux

pilesdecontainers.Zofiaaccélérasacoursepourl'empêcherdereveniràsahauteur.—Ilssontlà-bas,dit-elle,horsd'haleinemaistoujoursentête.Lucassprintapourlarejoindre.Auloin,unefuméeblanches'échappaitdelacalandredelaJaguar

empaléesurlafourched'unchargeur.Zofiainspiraprofondémentpourmaintenirsonallure.—Jem'occupedeluietvousdesdockers...dèsquevousm'aurezrejointe,dit-elleendonnantune

nouvelleimpulsion.Ellecontournalafoulecompactequiencerclaitlacarcasseduvéhicule,nevoulantpasseretourner

aurisquedeperdrequelquesprécieusessecondes.EllesedélectaitdelatêtequedevaitfaireLucasdanssondos.—C'estridicule,onnefaisaitpaslacourse,àcequejesache!entendit-ellecriertroisfouléesen

arrière.L'assistance était silencieuse et contemplait la voiturevide.Undesdockers accourut : le gardien

n'avait vu passer personne devant sa guérite, Ed était encore prisonnier des quais et devaitcertainement se cacher à l'abri d'un container. L'assemblée se dispersa, chacun partant dans unedirection,décidéàretrouverlepremierlefuyard.LucasserapprochadeZofia.—Jen'aimeraispasêtreàsaplace!—Ondirait vraimentqueça a l'airdevous ravir ! répondit-elle, énervée.Aidez-moiplutôt à le

localiseravanteux!—Jesuisunpeuàcourtdesoufflelà,maisonsedemandeàquilafaute!—Maisquellemauvaisefoi!ditZofiaencampantsesmainssurseshanches.Quiacommencé?—Vous!LavoixdeJuleslesinterrompit.—Votreconversational'airpassionnante,maissivouspouviezlareprendreunpeuplustard,nous

pourrionspeut-êtresauverunevie.Suivez-moi!Jules leur expliqua en chemin qu'Ed avait abandonné sa voiture juste après le choc pour se

précipiterverslasortieduport.Lameuteserapprochaitdangereusementdeluiquandilétaitpasséàlahauteurdel'archen°7.—Oùest-il?s'inquiétaZofia,marchantaucôtéduvieuxclochard.—Sousunepiledefripes!Julesavaiteuunmalfouàleconvaincredesecacherdanssoncaddie.—J'airarementvuquelqu'und'aussiantipathique!Vouslecroiriezqu'ilafaitsondifficile!reprit

Julesenrâlant.Quand je luiaimontré lebassinoù lesdockersallaient lui faireprendreunbain, lacouleurdelamoussel'aconvaincuquemonlingen'étaitpassisale.Lucas,quiétaittoujoursenretrait,accéléralepaspours'approcherd'euxetmurmura:—Si!C'estvous!—Absolumentpas!chuchota-t-elleentournantlatête.—Vousavezaccélérélapremière.I—Mêmepas!—Bon,çasuffit,touslesdeux,repritJules.I'inspecteurestauprèsdelui.Ilfauttrouverunmoyen

defairesortircethommed'ici,discrètement.Pilguez leur fit un signe de la main, et tous les trois se dirigèrent vers lui. L'inspecteur prit le

commandementdesopérations.—Ilssonttousprèsdesgruesentraindefouillerchaquerecoin,etilsnevontpastarderàvenirpar

ici!Est-cequel'undevousdeuxpeutallercherchersonvéhiculesanssefaireremarquer?LaFordétaitparquéeaumauvais endroit,Zofia attireraitprobablement l'attentiondesdockers en

allantlaprendre.Lucasrestamuet,traçantdelapointedupieduncercledanslaterrepoussiéreuseduquai.Julesindiquad'unregardàLucaslagruequidéposaitsurlesdocks,nonloind'eux,uneChevrolet

Camaroenpiteuxétat.C'étaitlaseptièmecarcassequ'elleremontaitdesflots.—Moijesauraisbienoùtrouverdesvoituresnonloind'ici,maisleursmoteursfontdedrôlesde

blob-blobquantonlesdémarre!soufflalevieuxclocharddansl'oreilledeLucas.Sousleregardinterrogatifdel'inspecteurPilguez,Lucass'éloignaenmaugréant:—Jevaisvouscherchercedontvousavezbesoin!Il revint troisminutesplus tardauvolantd'unespacieuseChryslerqu'ilgaradevant l'arche. Jules

avança le caddie, Pilguez et Zofia aidèrent Heurt à en sortir. Le vice-président s'allongea sur labanquettearrièreetJuleslerecouvritcomplètementd'unedesescouvertures.—Etvousaurezl'obligeancedelafairenettoyeravantdemelaramener!ajouta-t-ilenclaquantla

portière.Zofias'installaàcôtédeLucas.Pilguezavançaàsafenêtre.—Netraînezpas!—Onvousledéposeauposte?interrogeaLucas.—Pourquoifaire?réponditlepolicier,dépité.—Vousn'allezpaslepoursuivre?demandaZofia.—Laseulepreuvequej'avaisétaitunpetitcylindreencuivrededeuxcentimètresdelong,etj'aidû

m'enséparerpourvoustirerd'affaire!Aprèstout,ajoutal'inspecteurenhaussantlesépaules,éviterlessurtensions...c'estbienàçaqueçasertunfusible,non?Allez,filez!Lucas enclencha la vitesse et la voiture s'éloigna dans un nuage de poussière.Alors qu'il roulait

encorelelongdesquais,lavoieétoufféedeEdsefitentendre.—Vousallezmelepayer,Lucas!Zofiasoulevaunpandelacouverture,dévoilantlevisageécarlatedeHeurt.—Jenesuispassûrequelemomentsoitbienchoisi,dit-elled'unevoixréservée.Mais le vice-président dont les clignements de paupières étaient devenus incontrôlables ajouta à

l'attentiondeLucas.—Vousêtesfini,Lucas,vousn'avezpasidéedemonpouvoir!Lucasbloquasesfreins,lavoitureglissasurplusieursmètres.Lesdeuxmainsposéessurlevolant,

LucassetournaversZofia.—Descendez!—Qu'est-cequevousallezfaire?réponditelle,inquiète.Letonqu'ilempruntapourréitérersonordrenelaissaitaucuneplaceàladiscussion.Elledescendit

et la vitre se referma en couinant. Dans le rétroviseur, Heurt vit les yeux sombres de Lucas quisemblaientvireraunoir.—C'estvousquineconnaissezpasmonpouvoir,monvieux!ditLucas.Maisnevousinquiétezpas,

jevaisvousapprendretrèsvite!Ilretiralaclédecontactetsortitàsontourduvéhicule.Apeineavait-ilavancéd'unpasquetoutes

les portes se verrouillèrent. Le moteur monta progressivement en régime et, quand Ed Heurt seredressa,l'aiguilleducadranaucentredutableaudebordaffichaitdéjà4500toursminute.Lespneuspatinaientsurl'asphaltesansquelavoiturebouge.Lucascroisalesbras,l'airsoucieux,etmurmura:—Quelquechosenemarchepas,maisquoi?Zofias'approchadeluietlesecouasansménagement.—Qu'est-cequevousfaites?Àl'intérieurdel'habitacleEdsesentithappéparuneforceinvinciblequil'aplatissaitausiège.Le

dossierdelabanquettefutbrutalementchassédesesenclavesetpropulsésurlalunette.PourrésisteràlaforcequiletiraitenarrièreHeurts'agrippaàlasangledecuirdufauteuil,lacouturesedéchiraetladragonnecéda. Ilsaisitdésespérément lapoignéede laporte,mais l'aspirationétaitsi fortequesesarticulations bleuirent avant d'abandonner leur vaine résistance. Plus Ed luttait, plus il reculait. Lecorpscompriméparunpoidssansmesure,ils'enfonçaitinexorablementversl'intérieurducoffre.Ses

onglesgriffèrent lecuir sansplusde succès ;dèsqu'il fut à l'intérieurde lamalle, ledossierde labanquette reprit sa place et la force cessa.Ed était désormais dans le noir. Sur le tableaudebord,l'aiguille du comptetours rebondissait contre la bordure extrême du cadran. De l'extérieur, levrombissement dumoteur était devenu assourdissant. Sous les roues fumantes, la gomme laissait degrassesempreintesnoires,lavoituretoutentièretremblait.Anxieuse,Zofiaseprécipitapourlibérerlepassager;l'habitacleétaitvide,ellepaniquaetseretournaversLucasquitrituraitlaclédudémarreur,l'airpréoccupé.—Qu'est-cequevousavezfaitdelui?demandaZofia.—Ilestdanslecoffre,répondit-il,trèsabsorbé.Quelquechosenemarchevraimentpas...qu'est-ce

quej'oublie?—Maisvousêtestotalementmalade!Silesfreinslâchent...Zofia n'eut pas le loisir d'achever sa phrase. Visiblement soulagé, Lucas hocha la tête et claqua

aussitôt des doigts. À l'intérieur de la berline, le levier du frein à main se libéra et la voiture seprécipitadansleport.Zofiacourutàlabordureduquai,elleseconcentrasurl'arrièreduvéhiculequiémergeaitencoredesflots:lecapotdelamalles'ouvrit,etlevice-présidentpataugeadansleseauxépaissesquibordaient lequai80.Flottant commeunbouchonà ladérive,EdHeurt s'éloignad'unebrassemaladroiteversl'escalierdepierre,crachanttantqu'illepouvait.Lavoituresombra,entraînantavecelle lesgrandsprojets immobiliersdeLucas.Sur leparvis, ilportaitaucoindesyeux lagêned'unenfantprissurlefait.—Vousn'auriezpasunepetitefaim?dit-ilàZofiaquivenaitversluid'unpasdéterminé.Avectout

çaonaunpeusautéledéjeuner,non?Ellelefusilladuregard.—Quiêtes-vous?—C'estunpeudifficileàexpliquer,réponditil,embarrassé.Zofialuiarrachalaclédesmains.—Vousêteslefilsdudiableousonmeilleurélèvepourréussirdestourspareils?Delapointedupied,Lucastraçaunelignedroiteauparfaitmilieuducerclequ'ilavaitdessinédans

lapoussière.Ilbaissalatêteetréponditd'unairpenaud:—Vousn'avezdonctoujourspascompris?Zofiareculad'unpas,puisdedeux.—Jesuissonenvoyé...sonélite!Elleplaquasamainàsabouchepourétouffersoncri.—Pasvous...,murmura-t-elleenregardantLucasunedernièrefoisavantdes'échapperencourant.Elle l'entenditcriersonprénom,mais lesmotsdeLucasn'étaientdéjàplusquequelquessyllabes

hachéesparlevent.—Etmerde,toinonplustunem'avaispasditlavérité!ditLucaseneffaçantlecercled'uncoupde

piedrageur.

*

Dans son immense bureau, Lucifer éteignit son écran de contrôle, le visage de Lucas devint uneinfimepointeblanchequis'évanouitaucentredumoniteur.Satanpivotadanssonfauteuiletappuyasurleboutondel'interphone.—Faites-moivenirBlaisetoutdesuite!

*Lucasmarchajusqu'auparkingetquittalesdocksàbordd'unDodgegrisclair.Labarrièrefranchie,

il cherchaau fondde sespochesunepetite cartedevisitequ'il coinça sur leparesoleil. Il prit sontéléphoneportableetcomposa lenumérode laseule journalistequ'ilconnaissaitbibliquement.Amydécrochaàlatroisièmesonnerie.—Jenesaistoujourspaspourquoituespartiefâchée?dit-il.—Jenem'attendaispasàcequeturappelles,tumarquesunpoint.—J'aiunserviceàtedemander!—Tuviensdereperdrelepoint!Etmoi,qu'est-cequej'ygagne?—Disonsquej'aiuncadeaupourtoi!—Sicesontdesfleurs,tutelesgardes!—Unscoop!—Quetuvoudraisquejepublie,j'imagine!—Quelquechosecommeça,oui.—Uniquementsiletuyauestassortid'unenuitaussibrûlantequeladernière.—Non,Amy,cen'estpluspossible!—Etsijerenonceàladouche,c'esttoujoursnon?—Toujours!—Çamedésespèrequedestypescommetoitombentamoureux!— Branche ton magnétophone, c'est au sujet d'un certain magnat de l'immobilier dont les

déconvenuesvontfairedetoilaplusheureusedesjournalistes!LeDodgefilaitlelongde3rdStreet;LucasachevalacommunicationetbifurquadansVanNessen

remontantversPacificHeights.

*Blaisefrappatroiscoups,ilessuyasesmainsmoitessursonpantalonetentra.—Vousavezdemandéàmevoir,Président?—Tuastoujoursbesoindeposerdesquestionsidiotesdonttuconnaislaréponse?Restedebout!Blaiseseredressa,terriblementinquiet.Présidentouvritsontiroiretfitglisserunechemiserouge

jusqu'à l'autre bout de la table.Blaise partit la chercher à petite foulée et revint aussitôt se planterdevantsonmaître

—Atonavis,imbécile,jet'aifaitveniricipourteregardertournerautourdemonbureau?Ouvrelapochette,crétin!BlaisetournanerveusementlerabatencartonetreconnutaussitôtlaphotooùLucastenaitZofiadans

sesbras.— J'en ferais bien notre carte de vœux de fin d'année,mais il memanque une légende ! ajouta

Lucifer en tapant du poing sur la table. J'imagine que tu vasme la trouver, puisque c'est toi qui aschoisinotremeilleuragent!—Formidablecettephoto,n'est-cepas?bredouillaBlaise,quisuaitdetoutesparts.—Alors là, repritSatanenécrasantsacigarettesur leplateauenmarbre,ou tonhumourdépasse

l'entendementouquelquechosed'intelligentm'échappe.—Vousnepensiezquandmêmepas,Président,que...maisnon...enfin...voyons!enchaînaBlaise

d'untonaffecté.Toutcelaestprévuettotalementcontrôlé!Lucasadesressourcesinsoupçonnées,ilestdécidémentincroyable!Satansortitunenouvellecigarettedesapocheetl'alluma.Ilinhalauneprofondeboufféeetexpirala

fuméedevantlevisagedeBlaise.—Faistrèsattentionàcequetuesentraindemeraconter...— Nous visons l'échec et mat... eh bien, nous sommes en train de prendre la reine de votre

adversaire.Luciferse levaetmarcha jusqu'à labaievitrée. Ilposasesdeuxmainssur lecarreauet réfléchit

quelquesinstants.—Arrêteavectesmétaphores,j'aihorreurdeça.Espéronsquetudisvrai...lesconséquencesd'un

mensongeseraientinfernalespourtoi.—Nousn'avonsaucunsouciàVousfaire!gémitBlaiseenseretirantsurlapointedespieds.Dès qu'il fut seul, Satan revint s'installer à l'extrémité de la longue table. Il alluma son écran de

contrôle.—Onva quandmêmevérifier deuxou trois choses, grommela-t-il en appuyant à nouveau sur le

boutondel'interphone.

*LucasroulaitsurVanNess,ilralentitpourtournerlatêteàl'intersectiondePacificStreet,ouvritsa

vitre,allumalaradioetpritunecigarette.EnpassantsouslespilesduGoldenGâte,iléteignitlaradio,jetasacigarette,refermalafenêtreetrouladanslesilenceversSausalito.

*ZofiaavaitgarésaFordaufondduparking.Elleavaitempruntélesescaliersetrefaitsurfacesur

UnionSquare.Elletraversalepetitparcetmarchasansbut.Dansl'alléediagonale,elles'assitsurunbancoùunejeunefemmepleurait.Llleluidemandacequin'allaitpas,mais,avantdepouvoirentendresaréponse,ellesentitlechagrinnoyersagorge.

—Jesuisdésolée,dit-elleens'éloignant.Elle erra le longdes trottoirs, flânantdevant lesvitrinesdes commercesde luxe.Elle regarda la

porte à tambour du grand magasin Macy's et sans même s'en rendre compte s'engouffra dans letourniquet.Apeineétait-elleentréequ'unehôtesse,vêtuedepiedencapd'ununiformejaunepoussin,lui proposait de l'asperger généreusement de la dernière senteur à la mode,Canary Wharf. Zofiadéclinacourtoisementd'unsourireeffacéetluidemandaoùtrouverleparfumHabitRouge.Lajeunedémonstratricenecherchapasàmasquersonagacement.—Deuxièmestandsurvotredroite!dit-elleenhaussantlesépaules.LorsqueZofias'éloigna,lavendeusevaporisadanssondosdeuxpschittdefumetjaune.—Lesautresaussiontledroitd'exister!Zofia s'approcha du présentoir. Elle souleva timidement le flacon de démonstration, dévissa le

bouchonrectangulaireetposadeuxgouttesdeparfumàl'intérieurdesonpoignet.Elleavançasamainprèsde sonvisage, inspira l'essence subtile et ferma lesyeux.Sous sespaupières closes, la brumelégèrequiflottaitsousleGoldenGâtefaisaitcapaunordversSausalito:surlapromenadedéserte,unhommeencompletnoirymarchaitseullelongdel'eau.La voix d'une vendeuse la rappela aumonde. Zofia regarda autour d'elle. Des femmes, les bras

chargésdesacsenrubannés,seprécipitaientd'alléeenallée.Zofiabaissalatête,remitlafioleenplace,puissortitdumagasin.Aprèsavoirrécupérésavoiture,

elle se rendit au centre de formation pour lesmalvoyants. La leçon du jour ne fut que silence, sesélèves le respectèrent tout au long du cours. Lorsque la cloche retentit, elle abandonna sa chaiseperchéesurl'estradeetleurditsimplement«merci»avantdequitterlasalle.Ellerentrachezelleetdécouvritungrandvasequigarnissaitlehalldefleurssomptueuses.—Impossibledelemontercheztoi!ditReineenouvrantsaporte.Çateplaît,c'estgaidanscette

entrée,non?—Oui,ditZofiaensemordillantlalèvre.—Qu'est-cequetuas?—Reine,vousn'êtespasdugenreàdire«jet'avaisprévenue»?—Non,cen'estpasdutoutmongenre!—Alors, vous pourriezmettre ce bouquet chez vous, s'il vous plaît ? demandaZofia d'une voix

fragile.Ellegrimpaaussitôtà l'étage.Reine la regardas'enfuirdans l'escalier ; lorsqu'elledisparutdesa

vue,ellemurmura:—Jetel'avaisdit!Mathildeposasonjournaletdévisageasonamie.—Tuaspasséunebonnejournée?—Ettoi?réponditZofiaenposantsonsacaupiedduportemanteau.—C'estuneréponse!Remarque,àvoirtatête,laquestionn'étaitpasurgente.—JesuisfatiguéeMathilde!—Vienst'asseoirsurmonlit!

Zofiaobéit.Lorsqu'elleselaissachoirsurlematelas,Mathildegémit.—Jesuisdésolée,ditZofiaenseredressant.Alorstajournée?— Passionnante ! reprit Mathilde en grimaçant. J'ai ouvert le frigo, lancé une bonne vanne, tu

connaismonhumour,çaafaitexploserunetomatederireetducoupj'aipassélerestedel'après-midiàfaireunshampooingaupersil!—Tuasbeaucoupsouffertaujourd'hui?—Seulementpendantmoncoursd'aérobic!Tupeuxterasseoirmaisdélicatementcettefois.MathilderegardaparlafenêtreetditaussitôtàZofia:—Restedebout!—Pourquoi?demandaZofia,intriguée.—Parcequetuvastereleverdansdeuxminutes,réponditMathildesansdéviersonregard.—Qu'est-cequ'ilya?—Jenepeuxpascroirequ'ilremetteça!ricanaMathilde.Zofiaécarquillalesyeuxetreculad'unpas.—Ilestenbas?—Qu'est-cequ'ilestcraquant,siseulementc'étaitsonjumeau,ilyenauraitunpourmoi!Ilt'attend,

assis sur le capot de sa voiture, avec des fleurs, allez, descends ! ditMathilde, déjà seule dans lapièce.Zofia était sur le trottoir.Lucas se releva et tendit àmains jointes le nénuphar roux qui se tenait

fièrementplantédanssonpotenterrecuite.— Je ne sais toujours pas quelles sont vos préférées,mais aumoins, celle-ci vous pousse àme

parler!Zofialedévisageasansriendire.Ilavançaverselle.—Jevousdemandedemelaisseraumoinsunechancedevousexpliquer.—Expliquerquoi?dit-elle.Iln'yaplusrienàexpliquer.Elle tourna ledos, rentra chez elle, s'arrêta aubeaumilieuduhall pour fairedemi-tour, ressortit

danslarue,marchajusqu'àluisansprononcerunseulmot,s'emparadunénupharetretournadanslamaison.Laporteclaquaderrièreelle.Reineluibarral'accèsàl'escalieretconfisqualafleurd'eau.—Jem'enoccupe et toi je te donne troisminutespourmonter te préparer.Fais ta coquette et ta

difficile,c'esttrèsféminin,maisn'oubliepasquelecontrairedetoutc'estrien!Etrien,cen'estpasgrand-chose...allez,file!Zofia voulut répliquer, mais Reine campa ses mains sur ses deux hanches et affirma d'un ton

autoritaire:—Iln'yapasde«mais»quitienne!Enentrantdansl'appartementZofiasedirigeaverslapenderie.—Jenesaispaspourquoi,maisdèsquejel'aivuj'aipressentiunjambonpuréeentêteàtêteavec

Reinecesoir,ditMathildeenadmirantLucasparlafenêtre.—Çava!répliquaZofia,énervée.

—Trèsbien,ettoi?—Nemecherchepas,Mathilde,cen'estpaslemoment.—Là,mavieille,j'ail'impressionquetut'estrouvéetouteseule!Zofiadécrocha son imperméableduportemanteauet sedirigeavers laporte sans répondreà son

amiequilarappelad'unevoixfranche:—Leshistoiresd'amourfinissenttoujourspars'arranger!...Saufpourmoi.—Arrêteavectesremarques,veux-tu,tun'asmêmepasidéedequoituparles,réponditZofia.—Si tu avais connumon ex, tu aurais eu une idée de ce qu'est l'enfer !Allez, passe une bonne

soirée.Reine avait posé le nénuphar sur un petit guéridon. Elle le regarda attentivement et murmura :

« Après tout ! » Jetant un œil à son reflet dans le miroir au-dessus de la cheminée, elle remithâtivementenordresescheveuxargentetsedirigead'unpasdiscretversl'entrée.Elleglissasatêtedans l'encadrement de la porte et murmura à Lucas qui faisait les cent pas sur le trottoir : « Ellearrive!»EllerentravitechezelleenentendantlespasdeZofia.Zofias'approchadelaberlinemauveàlaquelleLucasétaitadossé.—Pourquoiêtes-vousvenuici?Qu'est-cequevousvoulez?—Unedeuxièmechance!—Onn'ajamaisunesecondechancedefaireunepremièrebonneimpression!—Cesoir,çam'arrangeraitbeaucoupdevousprouverquec'estfaux.—Pourquoi?—Parceque.—C'estunpeucourtcommeréponse!—ParcequejesuisretournéàSausalitocetaprès-midi,ditLucas.Zofialeregarda,c'étaitlapremièrefoisqu'elleledevinaitfragile.— Je ne voulais pas que la nuit tombe, repritil. Non, c'est plus compliqué que cela. Ne « pas

vouloir » a toujours fait partie de moi, ce qui était étrange tout à l'heure c'était de connaître lecontraire,pourunefoisj'aivoulu!—Vouluquoi?—Vousvoir,vousentendre,vousparler!—Etpuisquoid'autreencore!Quejetrouveuneraisondevouscroire?—Laissez-moivousemmener,nerefusezpascedîner.—Jen'aiplusfaim,dit-elleenbaissantlesyeux.—Vousn'avezjamaiseufaim!Iln'yapasquemoiquin'aipastoutdit...Lucasouvritlaportièredelavoitureetsourit.—...Jesaisquivousêtes.Zofialedévisageaetmontaàbord.Mathilde lâchalepandurideauquiglissa lentementsur lecarreau.Aumêmemoment,unvoilage

retombaitsurunefenêtredurez-de-chaussée.

Lavoituredisparutauboutdelaruedéserte.Sousunefinepluied'automne,ilsroulaientsansriensedire,Lucasconduisaitàpetiteallure,Zofia regardaitau-dehors,cherchantdans lecieldes réponsesauxquestionsqu'elleseposait.—Depuisquandsavez-vous?demanda-t-elle.—Quelquesjours,réponditLucas,gêné,ensefrottantlementon.—Demieuxenmieux!Etpendanttoutcetemps-làvousn'avezriendit!—Vousnonplus,vousn'avezriendit.—Moijenesaispasmentir!—Etmoi,jenesuispasprogrammépourdirelavérité!—Alorscommentnepaspenserquevousavez toutmanigancé,quevousmemanipulezdepuis le

début?—Parcequeceseraitvoussous-estimer.Etpuisçapourraitbienêtrel'inverse,touslescontraires

existent!Lasituationactuellesemblemedonnerraison.—Quellesituation?—Toutecettedouceur,envahissanteetétrangère.Vous,moi,danscettevoituresanssavoiroùaller.—Quevoulez-vousfaire?demandaZofia,leregardabsenttournéverslespiétonsquidéfilaientsur

lestrottoirshumides.—Jen'ensaisabsolumentrien.Resterauprèsdevous.—Arrêtezça!Lucaspilaetlavoitureglissasurl'asphaltemouillépouracheversacourseaupiedd'unfeu.—Vousm'avezmanquétoutelanuit,ettoutelajournée.Jesuisrepartimarcherjusqu'àSausalito,en

maldevous,maislà-basaussivousmemanquiez;vousmemanquiezetc'étaitdoux.—Vousignorezlesensdecesmots.—Jeneconnaissaisqueleurantonyme.—Arrêtedemefairelacour!—Jerêvaisquenousnoustutoyionsenfin!Zofianeréponditpas.Lefeupassaàl'orangepuisauvert,puisàl'orangepuisaurouge.Lesessuie-

glaceschassaientlapluie,cadençantlesilence.—Etpuis,jenevousfaispaslacour!ditLucas.—Jen'aipasditquevouslafaisiezmal,réponditZofiaenhochantfranchementlatête,j'aiditquetu

lafaisais,c'estdifférent!—Etjepeuxcontinuer?demandaLucas.—Noussommesassaillisd'appelsdephares.—Ilsn'ontqu'àattendre,c'estrouge!—Oui,pourlatroisièmefois!—Jenecomprendspascequim'arrive,jenecomprendsplusgrand-chosed'ailleurs,maisjesais

quejemesensbienprèsdevousetquecesmots-lànonplusnefontpaspartiedemonvocabulaire.—C'estunpeutôtpourdiredeschosespareilles.

—Parcequ'enplusilyadesmomentspourdirelavérité?—Oui,ilyena!—Alorslàj'aivraimentbesoind'êtreaidé;êtresincère,c'estencorepluscompliquéquejenele

pensais!—Oui,c'estdifficiled'êtrehonnête,Lucas,bienplusquevousnel'imaginez,etc'estsouventingrat

etinjuste,maisnepasl'êtrec'estvoiretprétendreêtreaveugle.Toutçaesttellementcompliquéàvousexpliquer.Noussommestrèsdifférentsl'undel'autre,vraimenttropdifférents.—Complémentaires,dit-il,pleind'espoir,làjesuisd'accordavecvous!—Non,vraimentdifférents!—Etdirequecesmotssortentdevotrebouche...Jecroyaisque...—Vouscroyezdésormais?—Nesoyezpasméchante, jepensaisen toutcasque ladifférence...mais j'aidûme tromper,ou

plutôtj'avaisraison,cequiestparadoxalementdésolant.Lucas sortit de la voiture, laissant sa portière ouverte. Le vacarme de klaxons augmenta lorsque

Zofiasemitàcourirderrièreluisouslapluie.Ellel'appelait,maisilnel'entendaitpas,l'averseavaitredoubléd'intensité.Ellelerattrapaenfinetagrippasonbras,ilseretournaetluifitface.LescheveuxdeZofiaétaientplaquéssursonvisage,ilenécartadélicatementunemècherebelleàlacommissuredeseslèvres,ellelerepoussa.—Nosmondesn'ont rien en commun, nos croyances sont étrangères, nos espoirs divergents, nos

culturessontsiéloignées...oùvoulezvousqu'onaillealorsquetoutnousoppose?—Vousavezpeur!dit-il.C'estça,vousêtespétrifiéedetrouille.Contrevosordresétablis,c'est

vousquirefusezdevoir,vousquiparliezd'aveuglementetdesincérité.Vousprêchezlabonneparoleàlongueurdejournée,maisdénuésd'actelessermentsnesontrien.Nemejugezpas,c'estvrai,jesuisvotreopposé,votrecontraire,votredissemblance,maisjesuisaussivotreressemblance,votreautremoitié. Je ne saurais pasvousdécrire ceque je ressensparceque je ne connais pas lesmots pourqualifiercequimehantedepuisdeux jours,aupointdeme laissercroireque toutpourraitchanger,monmonde,commevousdisiez,levôtre,leleur.Jemefousdescombatsquej'aimenés,jememoquedemes nuits noires et demes dimanches, je suis un immortel qui pour la première fois a envie devivre.Nouspourrionsnousapprendrel'unl'autre,nousdécouvriretfinirparnousressembler...avecletemps.Zofiaposaundoigtsursabouchepourl'interrompre:—Letempsdedeuxjours?—...Ettroisnuits!Maisellesvalentbienunepartdemonéternité,repritLucas.—Vousrecommencez!Un coup de tonnerre explosa dans le ciel, l'ondée devenait un oragemenaçant. Il leva la tête et

regardalanuitquiétaitnoirecommeellenel'avaitjamaisété.—Dépêchez-vous,dit-ild'untondéterminé,ilfautquenouspartionsd'icitoutdesuite,j'aiuntrès

mauvaispressentiment.Sans plus attendre, il entraîna Zofia. Dès que les portières furent claquées, il brûla le feu,

abandonnantlesconducteursagglutinésàsonpare-chocs.Iltournabrutalementàgaucheets'engageaà

l'abridesregardsindiscretsdansletunnelquipassaitsouslacolline.Lesouterrainétaitdésert,Lucasaccéléradans la longue lignedroitequi débouchait sur lesportesdeChinatown.Les tubesdenéondéfilaientau-dessusdupare-brise,illuminantl'habitacled'éclatsblancsintermittents.Lesessuie-glacess'immobilisèrent.— Probablement un faux contact, dit Lucas au moment où les ampoules des phares éclataient

simultanément.—Desfauxcontacts!rétorquaZofia.Freinez,onn'yvoitpresquerien.—J'adorerais,réponditLucasenappuyantsurlapédalequin'opposaitplusaucunerésistance.Illevalepieddel'accélérateur,maislancéeàcettevitesse,lavoiturenes'arrêteraitjamaisavantla

findutunneloùcinqavenuessecroisaient.Celaneportaitpourluiàaucuneconséquence,ilsesavaitinvincible,mais il tourna la têteet considéraZofia.Enune fractionde seconde, il serra levolantàtouteforceetcria:—Accrochez-vous!D'unemainassurée, il dévia sa coursepourplaquer levéhiculecontre laglissièrequibordait la

paroicarrelée,degrandesgerbesd'étincellesvinrentlécherlavitre.Deuxdétonationsrésonnèrent:lespneusavantvenaientd'éclater.Laberlinefituneséried'embardéesavantdesemettreentravers.Lacalandrepercutaleraildesécuritéetl'essieuarrièresesouleva,entraînantaussitôtlavoituredansunevalsedetonneaux.LaBuickétaitmaintenantcouchéesurletoitetglissaitinexorablementverslasortiedu tunnel. Zofia serra les poings et la voiture s'immobilisa enfin à quelques mètres seulement ducarrefour.Mêmelatêteàl'envers,ilsuffitàLucasderegarderZofiapoursavoirqu'elleétaitindemne.—Vousn'avezrien?luidemanda-t-elle.—Vousplaisantez!dit-ilens'époussetant.—C'estcequ'onappelleuneréactionenchaîne!repritZofiaensecontorsionnantpoursesoustraire

àl'inconfortdesaposition.—Probablement,sortonsdelàavantqueleprochainmaillonnoustombedessus,réponditLucasen

repoussantsaportièred'uncoupdepied.IlcontournalacarcassefumantepouraiderZofiaàs'enextraire.Dèsqu'ellefutsursesjambes,illui

prit lamainet l'entraînaencourant.Tousdeuxse faufilèrentàviveallurevers lecentreduquartierchinois.—Pourquoicourt-oncommeça?demandaZofia.Lucascontinuasansdireunmot.—Jepeuxaumoinsrécupérermamain?ditelle,essoufflée.Lucas délia ses doigts, la délivrant de son emprise. Il s'arrêta à la lisière d'une ruelle blafarde

éclairéeparquelquesréverbèresfatigués.—Entronslà,ditLucasenmontrantunpetitrestaurant,nousyseronsmoinsexposés.—Exposésàquoi,qu'est-cequisepasse?Vousavezl'aird'unrenardauxaguetspoursuiviparune

meutedechiens.—Dépêchons!Lucasouvritlaporte,maisZofianebougeapasd'uncentimètre,ilrevintversellepourl'entraînerà

l'intérieur,ellerésista.

—Cen'estpaslemoment!dit-ilenlatirantparlebras.Zofiasedégageaaussitôtetlerepoussa.—Vous venez de nous faire avoir un accident, vousm'entraînez dans une course folle alors que

personnenenouspoursuit,j'ailespoumonsquivontexploseretpaslamoindreexplication...—Suivez-moi,nousn'avonspasletempsdediscuter.—Pourquoivousferais-jeconfiance?Lucasreculaverslapetiteéchoppe.Zofial'observait,ellehésitaetfinitparmarcherdanschacunde

sespas.Lasalleétaitminuscule,ellecomptaithuittables.Ilchoisitcelledufond,luioffritunechaiseets'assitàsontour.Iln'ouvritpaslacartequelevieilhommeencostumetraditionnelluiprésentaitetluidemandacourtoisement,enparfaitmandarin,unedécoctionquinefiguraitpasaumenu.L'hommes'inclinaavantdes'effacerverslacuisine.—Vousm'expliquezcequisepasse,Lucas,sinonjepars!—Jecroisquejeviensderecevoirunavertissement.—Cen'étaitpasunaccident?Dequoiveutonvousavertir?—Devous!—Maispourquoi?Lucasinspiraavantderépondre:—PARCEQU'ILSAVAIENTTOUTPREVU,SAUFQUENOUSNOUSRENCONTRIONS!Zofiaprit unechipsdecrevettedans lepetit bol enporcelainebleueet la croqua lentement sous

l'œilinterditdeLucas.Illuiservitunetasseduthébrûlantquelevieilhommevenaitdedéposersurlatable.—Jevoudraistellementvouscroire,maisqu'est-cequevousferiezàmaplace?—Jemelèveraisetjequitteraiscetendroit...—Vousn'allezpasrecommencer!—...etdepréférenceparlaportedederrière.—Etc'estcequevoussouhaiteriezquejefasse?—Absolument!Ennevousretournantsousaucunprétexte,vousvouslevezàtroisetnousfonçons

derrièrelerideau.Maintenant!Il lasaisitparlepoignetet l'entraînasansménagement.Traversantlacuisineàtoutehâte, ilforça

d'uncoupd'épaulelaportequiouvraitsurlacourette.Poursefrayerunpassage,ilrepoussaunbacàorduresdontlesrouesgrincèrent.Zofiacompritenfin:unesilhouettesedécoupaitdansl'obscurité.Al'ombreportéeparlalumièred'unlanterneaus'ajoutaitcelledel'armeautomatiquepointéedansleurdirection.Zofiaeutquelquessecondespourconstaterd'unbrefregardquetroismurslescernaient,cinqdéflagrationsdéchirèrentlesilence.Lucas se jeta sur ellepour lui faireun rempartde soncorps.Ellevoulut le repousser,mais il la

plaquacontrelamurailled'enceinte.Lepremiercoup ricochasur sacuisse ; ledeuxièmeeffleura lehautdubassin, ilplia lesgenoux

maisseredressaaussitôt ; le troisièmeimpactrebonditsursescôtes, lamorsurefutsurprenante ; lequatrièmeprojectilefitdemêmecontrelemilieudesacolonnevertébrale,ileneutlesoufflecoupéetretrouvapéniblementsarespiration.Quandlecinquièmeprojectilel'atteignit,cefutcommeuneflammequibrûlait sa chair : la cinquièmeballe était la première à pénétrer dans son corps... sous l'épaule

gauche.L'agresseurs'enfuitaussitôtsonforfaitaccompli.Quandl'échodesdéflagrationss'estompa,iln'yeut

plusque la seule respirationdeZofiapourvenir troubler le silence.Elle le serrait aucreuxde sesbras,latêtedeLucasreposaitsursonépaule.Lesyeuxclos,ilsemblaitluisourireencore.Elleberçaitsoncorpsinerteetmurmuraàsonoreille:—Lucas?Ilneréponditpas,ellelesecouaunpeuplusvivement.—Lucas,nefaitespasl'idiot,ouvrezlesyeux!Lesyeuxclos,ilsemblaitdormir,aussipaisiblementqu'unenfantabandonnédanssonsommeil.Et

pluslapeurmontaitenelle,plusellel'étreignait.Quandunelarmeluivintàlajoue,elleressentituneforceinouïecomprimersapoitrine.Elleeutunhaut-le-cœur.—Celanepouvaitpasnousarriver,noussommes...—...Déjàmorts...invincibles...immortels?Oui!Àtoutinconvénientsonavantage,n'est-cepas?

dit-ilenseredressant,presquejovial.Zofialedévisagea,incapabledecernerl'humeurquilagagnait.Ilapprochalentementsonvisagedu

sien, elle se refusa, jusqu'à ce que les lèvres de Lucas viennent effleurer les siennes esquissant unbaiseraugoûtopiacé.Ellereculaetregardalapaumeempourpréedesamain.—Alorspourquoisaignes-tu?Lucassuivitlefiletrougequicoulaitlelongdesonbras.—C'estabsolumentimpossible,çanonpluscen'étaitpasprévu!dit-il....Puisils'évanouit.Elleleretintdanssesbrasrefermés.—Qu'est-cequinousarrive?demandaLucasenreprenantsesesprits.—Encequimeconcerne, c'est assezcompliqué !Encequi te concerne, je croisqu'uneballe a

traversétonépaule.—Çamefaitmal!—Celatesemblepeut-êtreillogiquemaisc'estnormal,ilfautt'emmeneràl'hôpital.—Horsdequestion!—Lucas,jen'aiaucuneconnaissancemédicaleendémonologie,maisilsemblequetuasdusanget

quetuesentraindeleperdre.—Jeconnaisquelqu'unà l'autreboutdelavillequipeutrecoudrecetteblessurele tempsqu'elle

cicatrise,dit-ilenappuyantsurlaplaie.—Moi aussi je connais quelqu'un, et tu vas me suivre sans discuter, parce que la soirée a été

suffisammentmouvementéecommeça.Jecroisquej'aimoncompted'émotions.Ellelesoutintetl'entraînadanslaruelle.Auboutdupassage,elleavisalecorpsdeleuragresseur

quireposaitinanimésousunenchevêtrementdepoubelles.ZofiaregardaLucas,étonnée.—J'aiunminimumd'amour-proprequandmême!dit-ilenledépassant.Ils arrêtèrentun taxi, qui lesdéposadixminutesplus tarddevant chez elle.Elle leguidavers le

perron et lui fit signe de ne pas faire de bruit. Elle ouvrit la porte avec mille précautions, et ils

montèrent l'escalier à pas feutrés. Lorsqu'ils arrivèrent sur le palier, la porte de Reine se refermasilencieusement.

*Tétanisé derrière son bureau,Blaise éteignit son écran de contrôle. Sesmains dégoulinaient, son

frontperlaitd'unesueurabondante,lorsquelasonneriedutéléphoneretentit,ilenclenchalerépondeuretentenditLuciferquileconviaitd'unevoixpeuavenanteaucomitédecrisequisetiendraitauleverdelanuitorientale.—Tuasintérêtàêtreàl'heureavecdessolutionsetunenouvelledéfinitionde«toutestprévu!»,

achevaPrésidentavantderaccrocherbrutalement.Ilsepritlatêteàdeuxmains.Tremblantdetoutsoncorps,ildécrochalecombiné,quiluiglissades

doigts.

*Michaëlregardaitlemurd'écransaccrochésenfacedelui.Ildécrochalecombinédesontéléphone

etcomposalenumérodelalignedirectedeHouston.Laligneétaitsurrépondeur.Ilhaussalesépaulesetconsultasamontre;enGuyane,ArianeVquitteraitsarampedelancementdansdixminutes.

*AprèsavoirinstalléLucassursonlit,l'épaulecaléepardeuxgroscoussins,Zofiaserenditdansla

penderie.Elles'emparadelaboîteàcoutureposéesurl'étagèresupérieure,pritunebouteilled'alcooldansl'armoireàpharmaciedelasalledebainsetretournadanssachambre.Elles'assitprèsdelui,dévissaleflaconettrempalefilàcoudredansledésinfectant.Elleessayaensuitedelefairepasserautraversdel'aiguille.—Tareprisevaêtreunmassacre,ditLucasensouriant,narquois.Tutrembles!—Paslemoinsdumonde!répondit-elle,triomphante,alorsquelelienvenaitenfindepasserdans

lechasdel'aiguille.LucaspritlamaindeZofiaetl'écartadoucement.Ilcaressasajoueetl'attiraverslui.—J'aipeurquemaprésencenesoitcompromettantepourtoi.—Jedoisavouerquelessoiréesentacompagniesontrichesenaléas.—Monemployeurn'aquefaireduhasard.—Pourquoit'aurait-ilfaittirerdessus?—Pourmemettreàl'épreuveetenarriverauxmêmesconclusionsquetoi,jesuppose.Jen'aurais

jamaisdûêtreblessé.Jeperdsdemespouvoirsàtoncontact,etjepourraispresqueprierpourquelaréciproquesoitvraie.—Qu'est-cequetucomptesfaire?

—Iln'oserapass'attaqueràtoi.Tonimmunitéangéliquelaisseàréfléchir.ZofiaregardaLucasaufonddesyeux.—Cen'estpasdeçaquejeparle,qu'est-cequenousferonsdansdeuxjours?Duboutdudoigt,ileffleuraleslèvresdeZofia ̂elleselaissafaire.—Aquoipenses-tu?demanda-t-elle,troublée,enreprenantsasuture.—LejouroùlemurdeBerlinesttombé,leshommesetlesfemmesontdécouvertqueleursruesse

ressemblaient.Dechaquecôté,desmaisonslesbordaient,desvoituresycirculaient,desréverbèresyéclairaientleursnuits.Bonheursetmalheursn'allaientpasdemême,maislesenfantsdel'Ouestcommedel'Estontréaliséquel'opposéneressemblaitpasàcequ'onleuravaitraconté.—Pourquoidis-tuça?—Parcequej'entendsRostropovitchjouerduvioloncelle!—Quelmorceau?dit-elleenachevantsontroisièmepointdesuture.—C'estlapremièrefoisquejel'entends!Etlà,tuviensdemefairemal.Zofias'approchadeLucaspourcouperlaligatureavecsesdents.Elleposasatêtesursontorseet

cette fois-ci s'abandonna.Le silence les liait. Lucas glissait les doigts de samain vaillante dans lacheveluredeZofia,berçantsatêtedecaresses.Ellefrissonna.—C'estcourtdeuxjours!—Oui,chuchota-t-il.—Nousseronsséparés.C'estinéluctable.Et,pourlatoutepremièrefois,ZofiacommeLucasredoutèrentl'éternité.—Onpourraitnégocierqu'iltelaisserepartiravecmoi?ditZofiad'unevoixtimide.—OnnenégociepasavecPrésident,surtoutquandonluiafaitdéfautetdetoutefaçonjecrains

fortquel'accèsàtonmondenesoithorsdemaportée.— Mais avant, il y avait bien des points de passage entre l'Est et l'Ouest, non ? dit-elle en

approchantànouveaul'aiguilleduborddelaplaie.Lucasgrimaçaetpoussauncri.—Là,tuesdouillet,jet'aiàpeinetouché!J'aiencorequelquespointsàfaire!Laportes'ouvritbrusquementetMathildeapparut,appuyéeaubalaiquiluiservaitdebéquille.— Je n'y suis pour rien si lesmurs de ton appartement sont en papiermâché, dit-elle en boitant

jusqu'àeux.Elles'assitaupieddulit.—Donne-moi cette aiguille, dit-elle autoritairement àZofia, et toi, approche-toi, ordonna-telle à

Lucas.Tuasunechancefolle,jesuisgauchère!Ellerecousitlesplaiesd'unemainagile.Troissuturesdechaquecôtédel'épaulesuffirentàfermer

lesblessures.—Deuxannéesdeviepasséesderrièreuncomptoir louchevousdonnentdes talentsd'infirmière

insoupçonnables,enfin,surtoutquandonestamoureusedutaulier.Acesujetd'ailleurs, j'auraisdeuxtroischosesàvousdireàtouslesdeux,avantderetournermecoucher.Aprèsjeferaitoutcequiestenmonpouvoir pourmeconvaincreque je suis en traindedormir et quedemainmatin j'aurai le plus

grandfouriredemavierienqu'enrepensantaurêvequejesuisentraindefaireencemoment.Sursabéquilledefortune,Mathilderepartitverssachambre.Surlepasdelaporteelleseretourna

pourlescontempler.—Peuimportequevoussoyezounoncequejecroisquevousêtes.Avantdeterencontrer,Zofia,je

pensaisquelesvraisbonheursdecetteterren'existaientquedanslesmauvaisbouquins,c'estcommeça, parait-il, qu'on les reconnaissait.Mais c'est toi qui m'as dit un jour que le pire d'entre nous atoujoursdesailescachéesquelquepart,qu'ilfautl'aideràlesouvriraulieudelecondamner.Alorsdonne-toiunevraiechance,parcequesij'enavaiseuuneaveclui,jepeuxt'assurer,mavieille,quejenel'auraispaslaissépasser.Quantàtoi,legrandblessé,situluifroissesneserait-cequ'uneplume,jeterefaisdespointsdesutureavecuneaiguilleàtricoter.Etnefaitespascestêtes-là,quoiqu'ilvousfailleaffronter, jevousdéfends formellementà tous lesdeuxdebaisser lesbras,parceque sivousrenoncez,c'estlemondeentierquibascule,entoutcaslemien!Laporteclaquaderrièreelle.LucasetZofiarestèrentmuets.Ilsécoutèrentsonpasquiclaudiquait

surleparquetdusalon.Desonlit,Mathildecria:—Depuisletempsquejetedisaisqu'avectesairsdesainte-nitouchetufaisaisfigured'ange!Eh

bien,maintenanttupeuxtelesgarderteshaussementsd'épaules,jen'étaispassiconnequeça!Ellepritl'interrupteurdelalampeposéesurleguéridonettiralefild'uncoupsec.Ledisjoncteur

sauta immédiatement. La lumière de la lune filtra au travers des voilages de toutes les fenêtres del'appartement.Mathildeenfouitsatêteaufonddesonoreiller.Danssachambre,ZofiaseblottitcontreLucas.LesondesclochesdeGrâceCathedralentraparlafenêtreentrouvertedelasalledebains.Ledouzièmeéchorésonnaau-dessusdelaville.Ilyeutunenuit,ilyeutunmatin...

5.

CinquièmeJour

L'aubedu cinquième jour se levait et tousdeuxdormaient.La fraîcheur dupetitmatin portait lessenteurs de l'automne par la fenêtre ouverte. Zofia se blottit contre Lucas. En gémissant,Mathildel'avaitsortiedesonrêveagité.Elles'étiraetsefigeaaussitôtenréalisantqu'ellen'étaitpasseule.Ellefitglisser lentementlacouvertureetsortitdesonlitdansseshabitsdelaveille.Àpasdeloupellegagnalesalon.—Tuasmal?—Justeunemauvaisepositionetuneviolentedouleur,jesuisdésolée,jenevoulaispasteréveiller.—Çan'aaucuneimportance,jenedormaispasvraiment.Jevaistepréparerunthé.Ellesedirigeaverslecoincuisineetcontemplalevisagemaussadedesonamie.—Tuviensdegagnerunchocolatchaud!ditelleenouvrantleréfrigérateur.Mathildetiralerideau.Danslarueencoredéserte,unhommesortaitd'unemaison,tenantsonchien

enlaisse.— J'adorerais avoir un labrador,mais à la seule idée de devoir le promener tous lesmatins je

pourraismemettreauProzacenintraveineuse,ditMathildeenabandonnantlevoilage.—Onestresponsabledecequ'onapprivoiseetçan'estpasdemoi!commentaZofia.—Tuasbienfaitdelepréciser.Vousavezdesplans,petitLuettoi?—Nousnousconnaissonsdepuisdeuxjours!Etpuisils'appelleLucas.—C'estbiencequejedis!—Non,nousn'avonspasdeplans!—Ehbien,çanepeutpasrestercommeça,onatoujoursdesplansquandonestdeux!—Ettusorsçad'où?—C'estcommeça,ilyadesimagesdebonheurquel'onn'apasledroitderetoucher,tucolories

maistudépassespasletrait!Alorsunetunégalentdeux,deuxégalecoupleetcoupleégaleprojets,c'estainsietpasautrement!Zofiaéclataderire.Lelaitgrimpadanslacasserole,elleleversadanslatasseetremualentement

lapoudredechocolat.—Tiens,boisaulieudediredesbêtises,ditelleenapportant lebreuvagefumant.Oùas-tuvuun

couple?—Tuesdésolante!Troisansquejet'entendsmeparlerdel'amour,etblablabla.Ilsserventàquoi

tescontesdeféessiturefuseslerôledelaprincessedèslepremierjourdetournage.—Quellemétaphoreromantique!

—Oui,ehbien,vamétaphoreravecluisiçanetedérangepas!Jetepréviensquesitunefaisrien,dèsquecettejambeestréparéejetelepiquesansvergogne.—Onverra.Lasituationn'estpasaussisimplequ'elleenal'air.—Tuenasdéjàvu,toi,deshistoiresd'amourquisontsimples?Zofia, jet'ai toujoursvueseule,

c'esttoiquimedisais:«Noussommesseulsresponsablesdenotrefélicité»,ehbien,mavieille,tafélicitémesuredansles1,85mpourunpetit78kilosdemuscles,alorsjet'enprie,nepassesurtoutpasàcôtédubonheur,c'estendessousqueçasepasse.—Ah!c'estvraimentmalinetdélicat!—Non,c'estpragmatiqueetjecroisque«félicité»estentraindeseréveiller,alorssitupouvais

allerlevoirmaintenant,parcequelàvraimentj'aimeraisquetumefassesunpeud'air,allez,dégagedetonsalon,ouste!Zofiahochalatêteetrepartitverssachambre.Elles'assitaupieddulitetguettaleréveildeLucas.

S'étirerenbâillantluidonnaitunealluredefélin.Ilentrouvritlesyeux.Aussitôtsonvisages'éclairad'unsourire.—Tueslàdepuislongtemps?demanda-t-il.—Commentvatonbras?— Je ne sens presque plus rien, dit-il en effectuant un mouvement de rotation de l'épaule

accompagnéd'unegrimacededouleur.—Etenversionnonmacho,commentvatonbras?—Çamefaitunmaldechien!—Alors,repose-toi.Jevoulaistepréparerquelquechose,maisjenesaispascequetuprendsau

petitdéjeuner.—Unevingtainedecrêpesetautantdecroissants.—Caféouthé?répondit-elleenselevant.Lucaslacontempla,sonvisages'étaitobscurci,illasaisitparlepoignetetlatiraverslui.— Tu as déjà eu l'impression que le monde te laisserait seule derrière lui, la sensation qu'en

regardantchaquerecoindelapiècequetuoccupesl'espaceserétrécit,laconvictionquetesvêtementsavaientvieillipendantlanuit,quedanschaquemiroirtonrefletjouelerôledetamisèresansaucunspectateur,sansquecelanet'apporteplusaucunsentimentdebien,depenserqueriennet'aimeetquetun'aimespersonne,quetoutcerienneseraquelevidedetapropreexistence?ZofiaeffleuraduboutdesdoigtsleslèvresdeLucas.—Nepensepascommeça.—Alors,nemelaissepas.—J'allaisjustetefaireuncafé.Elles'approchadelui.—Jenesaispassilasolutionexiste,maisnouslatrouverons,chuchota-t-elle.—Jenedoispaslaissercetteépaules'engourdir.Vaprendretadouche,jevaism'occuperdupetit

déjeuner.Elleacceptadebonnegrâceets'éclipsa.Lucasregardasachemisesuspendueaumontantdulit:la

manche étaitmaculée d'un sang devenu noir, il l'arracha. Il avança jusqu'à la fenêtre qu'il ouvrit etcontemplalestoitsquis'étendaientsouslui;lacornedebrumed'ungrandcargosoufflaitdanslabaie,commeenréponseauxclochesdeGrâceCathedral. Il roulaenboule le tissutachéet le jetaauloinavantde refermer le carreau.Puis il fit quelquespasvers le seuil de la salledebains et colla sonoreilleàlaporte.Leruissellementdel'eauleréchauffasoudain,ilinspiraprofondémentetsortitdelachambre.—Jevaisfaireducafé,vousenvoulez?demanda-t-ilàMathilde.Elleluimontrasatassedechocolatchaud.—J'aiarrêtélesexcitantsaveclereste,maisj'aientendupourlescrêpes,alorsjemecontenteraide

dixpourcentduhold-up.—Cinqpourcentmaximum,répondit-ilenserendantderrièrelecomptoir,etuniquementsivousme

ditesoùsetrouvelacafetière.—Lucas,hiersoir,j'aientenduquelquesbribesdevotreconversationetilyavaitvraimentdequoi

sepincer.Àl'époqueoùjemedroguais,jenedispas...jenemeseraisposéaucunequestion.Maislà,jenepensepasquel'aspirineprovoquedestripspareils,alorsdequoiparliez-vousexactement?—Nousavionsbeaucoupbutouslesdeux,nousdevionsdirepasmaldebêtises,nevousinquiétez

pas,vouspouvezcontinuerlesantalgiquessanscraintedeseffetssecondaires.Mathilderegardalavestequ'ilportaitlaveille,elleétaitsuspendueaudossierdelachaise,sondos

étaitcribléd'impactsdeballes.—Etquandvousprenezunecuite,vousfaitestoujoursunepartiedetirauxpigeons?—Toujours!répondit-ilenouvrantlaportedelachambre.—Entoutcas,elleestplutôtbiencoupéepourunevesteenkevlar,dommagequevotretailleurn'ait

pasrenforcélesépaulettes.—Jeleluiferairemarquer,comptezsurmoi.—Jecomptesurvous!Bonnedouche.Reine entra dans l'appartement, elle posa le journal et un gros sachet de pâtisseries sur la table,

dévisageantMathildeseuledanslapièce.—QuitteàfaireBed&Breakfast,autantquepersonnenecritiquelabonnetenuedupetitdéjeuner,

çapourraitnuireàmafutureclientèle,onnesaitjamais.Lestourtereauxsontréveillés?—Danslachambre!ditMathildeenlevantlesyeuxauciel.—Quandjeluiaiditquelecontrairedetoutc'estrien,ellem'avraimentpriseaupieddelalettre.—Vousn'avezpasvul'animaltorsenu!—Non,maisàmonâge,tusais,çaouunchimpanzé,çanefaitplusgrandedifférence.ReinedisposaitlescroissantssurunegrandeassietteenregardantlavestedeLucasd'unairintrigué.—Tuleurdirasqu'ilsévitentleteinturierauboutdelarue,c'estlemien!Bon,jeredescends!Etelledisparutdanslacaged'escalier.ZofiaetLucass'assirentautourdelatablepourpartageràtroislerepasdumatin.DèsqueLucaseut

avalé ladernièreviennoiserie, ils rangèrent la cuisine et installèrentMathilde confortablementdans

sonlit.Zofiadécidad'entraînerLucasdanssajournéequicommençaitparunevisiteauxdocks.Elleprit son imperméable au portemanteau, Lucas lança un regard dégoûté au veston en piteux état.Mathilde lui fit remarquerqu'unechemiseàunemancheétaitpeut-êtreunpeu troporiginalepour lequartier. Elle possédait une chemise d'homme dans ses affaires et acceptait de la lui prêter à laconditionqu'ilpromettedelaluirendretellequ'ill'avaitportée;illaremercia.Quelquesminutesplustard,ilss'apprêtaientàsortirdanslaruequandlavoixdeReinelesrappelaàl'ordre.Ellesetenait,mainssurleshanches,aumilieudel'entréeettoisaitLucas.—Àvousvoircommeça,onadebonnesraisonsdepenserquevousêtesdeconstitutionsolide,

maisn'allezquandmêmepastenterlediableenattrapantfroid.Suivez-moi!Elles'engouffradanssonappartementetouvritsavieillearmoire.Laporteenboisgrinçasurses

gonds.Reineécartaquelquesaffairespoursortirunevestequipendait suruncintre,qu'elle tenditàLucas.—Ellen'estplusdepremièrejeunesse,quoiqueleprince-de-gallesnesedémoderajamais,sivous

voulezmonavis,etpuisletweed,çatientchaud!Elle aida Lucas à passer le veston qui semblait avoir été coupé sur lui tant la carrure était

parfaitementajustéeetregardaZofia,l'œilencoin.—Necherchepasàsavoiràquielleappartenait,veux-tu!Àmonâgeonfaitcequ'onveutdeses

souvenirs.Elle se plia en deux pour prendre appui sur le rebord de la cheminée en faisant une drôle de

grimace.Zofiaseprécipitaverselle.—Qu'est-cequevousavez,Reine?—Unriendutout,justeunedouleurauventre,pasdequoit'affoler.—Vousêtestoutepâleetvousavezl'airépuisée!—Jenesuispasalléeausoleildepuisdixans,etpuisàmonâge,tusais,ilfautbienseréveiller

fatiguéeunmatinoul'autre.Netefaisdoncpasdesouci.—Vousnevoulezpasquel'onvousemmènevoirunmédecin?—Ilnemanqueraitplusqueça!Qu'ilsrestentdoncchezeuxtesdocteurs,etmoijerestechezmoi!

Iln'yaquecommeçaquejem'entendsbienaveceux.Elleleurfitunsignedelamainquivoulaitdire«allez,allez,vousavezl'airaussipressésl'unque

l'autre,partezd'ici».Zofiahésitaavantd'obtempérer.—Zofia?—Oui,Reine?—Cet albumque tu voulais tant voir, je crois que je serais contente de te lemontrer.Mais ces

photossontunpeuparticulières,jevoudraisquetulesdécouvresàlalumièredelafindujour.C'estcellequileshabillelemieux.—Commevouslevoudrez,Reine.—Alorsviensmevoiràcinqheurescesoiretsoisprécise,jecomptesurtoi.—Jeserailà,c'estpromis.—Et,maintenant, filez, tous lesdeux, jevous ai assez retardés commeça avecmeshistoiresde

vieille bonne femme ! Lucas, prenez soin de cette veste... je tenais plus que tout à l'homme qui laportait.Lorsque la voiture s'éloigna, Reine abandonna le rideau de sa fenêtre et maugréa toute seule en

arrangeantl'undesbouquetsquifleurissaientsatable.—Levivre,lecouvert,ilnerestaitplusquelelinge!IlsdescendirentCaliforniaStreet.Aufeuquimarquait l'arrêtà l'intersectiondePolkStreet, ilsse

trouvèrent juste à côté de la voiture de l'inspecteur Pilguez. Zofia baissa sa vitre pour le saluer. Ilécoutaitsaradiodebordquicrachouillaitunmessage.—Jenesaispascequisepassecettesemaine,maisilssonttousentraindedevenirfous,c'estla

cinquièmerixequidégénèredansChinatown.Jevouslaisse,passezunebonnejournée,leurdit-ilendémarrant.Lavoituredupolicierbifurquasurlagauchesirènehurlante,laleurs'arrêtadixminutesplustardau

boutduquai80.Ilsregardèrentlevieuxcargosebalancernonchalammentauboutdesescordages.—J'aipeut-êtretrouvéuneidéepourempêcherl'inévitable,ditZofia,terameneravecmoi!Lucasladévisagea,inquiet.—Oùça?—Chezlesmiens,reparsavecmoi,Lucas!—Etcomment?ParlagrâceduSaint-Esprit?réponditLucasironiquement.—Quandonneveutpasretournerchezsonemployeur,ilfautfairetoutlecontrairedecequel'on

attenddevous.Fais-toivirer!—TuaslumonCV?Tucroisquejepeuxl'effaceroulerécrireenquarante-huitheures?Etquand

bienmême,crois-tuvraimentquetafamillem'accueilleraitlesbrasgrandsouverts,lecœurauréolédebonnesintentions?Zofia,jen'auraipasfranchileseuildetamaisonqu'unehordedegardessejetterasurmoipourmerenvoyerlàd'oùjeviens,etjedoutequeleretoursefasseenpremièreclasse.— J'ai dédiémon âme aux autres, à les convaincre de ne jamais se résigner à la fatalité, alors

maintenantc'estmontour,c'estàmoidegoûteraubonheur,àmoid'êtreheureuse.Leparadisgagné,c'estd'êtredeux,jel'aimérité!—Tu demandes l'impossible, leur opposition est trop grande, jamais ils ne nous laisseront nous

aimer.—Ilsuffiraitd'unpeud'espoir,d'unsigne.Toiseulpeuxdéciderdechanger,Lucas,donne-leurune

preuvedebonnevolonté.—Jevoudraistellementquetudisesvraietquecelasoitsifacile.—Alors,essaie,jet'ensupplie!Lucass'amuïtetlesilencerégna.Ils'éloignadequelquespasversl'étraverouilléedugrandnavire.

Achaqueclaquementde ses amarresqui se tendaientdansdesgrincements sauvages, leValparaisoprenaitl'allured'unanimalquisebattraitpourlaliberté,pourchoisirsadernièredemeure:unbeaunaufragedegrandlarge.—J'aipeur,Zofia...—Moiaussi.Laisse-moit'emmenerdansmonmonde,j'yguideraichacundetespas,j'apprendraites

réveils,j'inventeraitesnuits,jeresteraiprèsdetoi.J'effaceraitouslesdestinstracés,recoudraitouteslesblessures.Tesjoursdecolère,jelieraitesmainsdanstondospourquetunetefassespasmal,jecolleraimaboucheàlatiennepourétouffertescrisetrienneseraplusjamaispareil,etsituesseulnousseronsseulsàdeux.Illapritdanssesbras,effleurasajoueetcaressasonoreilledutimbregravedesavoix.—Situsavaistouslescheminsquej'aiemployéspourarriveràtoi.Jenesavaispas,Zofia,jeme

suis trompésisouvent,et j'ai recommencéàchaquefoisavecplusde joieencore,plusdefierté.Jevoudraisquenotretempss'arrêtepourpouvoir levivre, tedécouvriret t'aimercommetulemérites,maisce tempslànous liesansnousappartenir.Jesuisd'uneautresociétéoùtoutn'estquepersonne,toutn'estqu'unique;jesuislemal,toilebien,jesuistadifférence,maisjecroisquejet'aime,alorsdemande-moicequetuveux.—Taconfiance.Ilsquittèrentlazoneportuaireetlavoitureremonta3rdStreet.Zofiacherchaitunegrandeartère,un

lieupleindepassage,traverséd'hommesetdevéhicules.

*Blaiseentradanslegrandbureau,penaud,leteintblafard.—C'estpourmoncoursparticulierd'échecs?clamaPrésident en faisant lescentpas le longde

l'infiniebaievitrée.Redéfinis-moilanotionde«mat».Blaisetiraàluiungrosfauteuilnoir.—Restedebout,crétin!Etpuisnon,finalementassieds-toi,moinsjevoistapersonnemieuxjeme

porte!Doncpourrésumerlasituation,notreéliteauraitvirédebord?—Président...—Tais-toi!Tum'asentendutedemanderdeparler?As-tuaperçusurmabouchequemesoreilles

avaientenvied'entendrelesondetavoixnasillarde?—Je...—Tutetais!PrésidentavaithurlésifortqueBlaiseenrétrécitdecinqbonscentimètres.—Iln'estpasquestionquenousleperdionsànotrecause,repritPrésident,etiln'estpasquestion

quenousperdions tout court. J'attendais cette semainedepuis l'éternité et je ne te laisserai pas toutgâcher,minuscule!Jenesaispasquelleétaittadéfinitiondel'enferjusqu'àprésent,maisj'enaipeut-êtreunenouvelleàvenirpourtoi!Tais-toiencore!Faisbienensortequejenevoieplusbougerteslèvresadipeuses.Tuasunplan?Blaisepritunefeuilleetgriffonnaquelqueslignesàlahâte.Présidents'emparadelanoteetlalut

en s'éloignant vers le bout de la table. Si la victoire semblait compromise, la partie pouvait êtreinterrompue,elleseraitalorsàrejouer.BlaiseproposaitderappelerLucasavantl'heure.Ivrederage,LuciferroulalepapierenbouleavantdelejetersurBlaise.—Lucasmelepaieratrèscher.Ramène-leiciavantlanuit,etnet'avisepasderatertoncoupcette

fois-ci!

—Ilnereviendrapasdesonpleingré.—Tusous-entendraisquesavolontéseraitsupérieureàlamienne?—Jesous-entendssimplementqu'ilfaudraqu'ilmeure...—...Enoubliantunpetitdétail...c'estdéjàfaitdepuislongtemps,imbécile!—Siuneballeapuletoucher,d'autresmoyensdel'atteindreexistent.—Alors,trouve-lesaulieudeparler!Blaises'éclipsa,ilétaitmidi.Lejours'effaceraitdanscinqheures,cequiluilaissaitpeudetemps

pourrédigerlestermesd'unredoutablecontrat.Organiserlemeurtredesonmeilleuragentnelaissaitaucuneplaceauhasard.

*LaFordétaitgaréeàl'intersectiondePolketdeCalifornia,faceàunegrandesurface.Acetteheure

delajournéelerubandevéhiculesétaitininterrompu.Zofiaavisaunhommeâgéquisemblaithésiteràs'engageravecsacannesurlepassageclouté.Letempsimpartipourfranchirlesquatrefilesétaittrèscourt.—Etquefait-onmaintenant?ditLucasd'unairdésabusé.—Aide-le!répondit-elleendésignantlevieuxpiéton.—Tuplaisantes?—Paslemoinsdumonde.— Tu veux que je fasse traverser un boulevard à un vieillard ? Ça ne me semble pas très

compliqué...—Alorsfais-le!—Ehbien,jevaislefaire,ditLucasens'éloignantàreculons.Ils'approchadel'hommeetrevintaussitôtsursespas.—Jenevoispasl'intérêtdecequetumedemandes.— Tu préfères commencer en passant l'après-midi à remonter le moral à des personnes

hospitalisées?Cen'estpastrèscompliquénonplus,ilsuffitdelesaideràfaireleurtoilette,prendrede leurs nouvelles, les rassurer sur l'évolution de leur état, t'asseoir sur une chaise et leur lire lejournal...—C'estbon!Jevaism'enoccuperdetoncrouletabille!Ils'éloignaànouveau...pourrejoindreaussitôtZofia.—Jetepréviens,silepetitmoufletenface,quijoueavecsontéléphonecaméradigitale,prendune

seulephoto,jel'envoiejouerausatellited'uncoupdepiedaucul!—Lucas!—Çava,çava,j'yvais!Sansménagement,Lucasentraînaparlebrasl'hommequiledévisageaitd'unairétonné.—Tun'étaispasvenucompterlesvoitures,àcequejesache!Alorsaccroche-toiàtacanneoutu

vasgagnerlatraverséeensolitairedeCaliforniaStreet!Lefeupassaaurougeetl'équipages'engageasurlemacadam.Àladeuxièmebandezébrée,lefront

deLucassemitàperler,àlatroisièmeileutl'impressionqu'unecoloniedefourmisavaitéludomiciledanslesmusclesdesescuisses,unecrampeviolentelesaisitàlaquatrièmebande.Soncœurbattaitlachamade et l'air peinait de plus en plus à trouver ses poumons. Avant d'atteindre le milieu de lachaussée, Lucas suffoquait. La zone protégée autoriserait une halte, imposée de toute façon par lacouleurdufeuquivenaitdevirerauvert,toutcommelevisagedeLucas.— Tout va bien, jeune homme ? demanda le vieux monsieur. Voulez-vous que je vous aide à

traverser?Restezaccrochéàmonbras,cen'estplustrèsloin.Lucass'emparadumouchoirenpapierqu'illuitendaitpourépongersonfront.—Jenepeuxpas!dit-ild'unevoixtremblotante.Jen'yarrivepas!Jesuisdésolé,désolé,désolé!Etils'enfuitencourantverslavoitureoùZofial'attendait,assisesurlecapot,brascroisés.—Tucompteslelaisserlà?—J'aifailliylaissermapeau!dit-il,haletant.Ellen'écoutamêmepas lafindesaphraseetseprécipitaaumilieudesvoituresquiklaxonnaient

pourrejoindrelaplate-formecentrale.Elleagrippalevieuxmonsieur.— Je suis confuse, terriblement confuse, c'est un débutant, c'était sa toute première fois, ditelle,

affolée.L'hommesegrattal'arrièredelatêteenregardantZofiad'unœildeplusenplusintrigué.Alorsque

lefeupassaitaurouge,LucasappelaZofia.—Laisse-lelà!cria-t-il.—Qu'est-cequetudis?—Tum'astrèsbienentendu!J'aifaitlamoitiéducheminpourtoi,àtontourdefairel'autre,vers

moi.Laisse-lelàoùilest!—Tuesdevenufou?—Non,logique!J'ailudansunmagnifiquelivredeHiltonqu'aimerc'estpartager,fairechacunun

pasversl'autre!Tum'asdemandél'impossible, jel'aifaitpourtoi,accepteaussiderenonceràunepartdetoi-même.Laissecethommelàoùilest.C'estlepetitvieuxoumoi!Levieilhommetapotal'épauledeZofia.—Jeneveuxpasvous interrompre,mais vous allezvraiment finir parmemettre en retard avec

toutesvoshistoires.Allezdoncrejoindrevotreami!Etsansplusattendre,l'hommetraversal'autremoitiédel'avenue.ZofiaretrouvaLucasadosséàlavoiture,elleavaitleregardtriste.Illuiouvritlaportière,attendit

qu'elles'asseyeetpritplacederrièrelevolant,maislaFordrestaimmobile.—Nemeregardepascommeça,jesuissincèrementnavrédenepasavoirpuallerjusqu'aubout,

dit-il.Elleinspiraprofondémentpourluirépondre,songeuse:—Ilfautcentanspourquepousseunarbre,quelquesminutesseulementpourlebrûler...—Sûrement,maisoùveux-tuenvenir?

—Jeviendraivivredanstamaison,c'esttoiquim'yemmèneras,Lucas.—Tun'ypensespas!—Bienplusquetunel'imagines.—Jenetelaisseraipasfaireça,enaucuncas.—Jereparsavectoi,Lucas,unpointc'esttout.—Tun'yarriveraspas.— C'est toi qui m'as dit de ne pas me sousestimer. C'est un vrai paradoxe, mais les tiens

m'accueillerontàbrasouverts!Apprends-moilemal,Lucas!Ilregardalonguementsabeautésingulière.Perduedanslesilenced'unentre-deux-univers,elleétait

résolueàunvoyagedontelleignoraitladestinationmaisdontl'intentionluiôtaittoutepeur.Et,pourlapremièrefois,l'enviedevintplusfortequelaconséquence,pourlapremièrefois,aimerprenaitunsensdifférentdetoutcequ'elleavaitpuimaginer.Lucasrepritlarouteetroulaàviveallureverslesbasquartiers.

*Surexcité,Blaisedécrochasontéléphoneetbafouillaqu'onluipassePrésident,ouplutôtqu'on le

prévienne de sa visite imminente. Il essuya ses mains sur son pantalon et retira la cassette del'enregistreur.Trottinantverslefondducouloiraussivitequesespetitesjambesleportaient,Blaiseavaitvraimenttoutducanard.Aussitôtaprèsavoirfrappé,ilentradanslebureaudePrésident,quilereçutenlevantunemainenl'air.—Tais-toi!Jesaisdéjà!—J'avaisraison!neputs'empêcherdeclamerl'ineffableBlaise.—Peut-être!réponditPrésidentd'unairhautain.Blaisefitunpetitsautdecontentementettapadanssonpoingdetoutessesforces.—Vousl'aurezvotreéchecetmat!jubilait-ild'unevoixcomblée.Parcequej'avaisvujuste,Lucas

estunpurgénie!Ilaconvertileuréliteànosdesseins,quellesublimevictoire!Blaisedéglutitavantdereprendre:—Ilfautinterromprelaprocédureimmédiatement,maisj'aibesoindevotresignature.Luciferselevapourallermarcherlelongdelabaievitrée.—MonpauvreBlaise,tuessibêteque,certainsjours,jemedemandesitaprésenceicin'estpas

uneerreurd'orientation.Aquelleheureseraexécuténotrecontrat?—L'explosionauralieuàdix-septheuresprécises,répondit-ilenconsultantfébrilementsamontre....Cequi leur laissaitexactementquarante-deuxminutespourannuler l'opérationqueBlaiseavait

savammentpréparée.—Nousn'avonspasunesecondeàperdre,Président!—Nous avons tout le temps, nous assurerons notre victoire sans prendre le moindre risque de

rédemption.Nousnechangeonsrienàcequiétaitprévu...àundétailprès...,ajoutaSatanensefrottantlementon,nouslesramèneronstouslesdeux,àcinqheuresprécises!

—Maisquelleseralaréactiondenotreadversaire?demandaBlaisequicédaitàl'affolement.—Unaccidentestunaccident!Cen'estquandmêmepasmoiquiaiinventélehasard,àcequeje

sache?Prépareuneréceptionpourleurarrivée,tun'asquequaranteminutes!

*LecroisementdeBroadwayetdeColombusAvenueétaitdepuistoujourslelieudeprédilectionde

touslesvicesdugenrehumain:ladrogue,lescorpsdefemmesetd'hommesabandonnésparlavies'yéchangeaientàl'abridesregardsindiscrets.Lucasserangeaàl'entréed'uneruelleétroiteetsombre.Sousunescalierdélabréunejeuneprostituéesubissaitlesbrutalitésdesonsouteneurquiluiinfligeaitunecorrectionmagistrale.—Regardebien,ditLucas!Levoilàmonunivers,l'autrevisagedelanaturehumaine,celuiquetu

veuxcombattre.Vacherchertapartdebontédanscetasd'immondices,ouvretesyeuxengrand,sanscompromis,tuverraslapourriture,ladéchéance,laviolenceàsonétatbrut.Laputainquimeurtdevanttoisefaitsouiller,dérouilleràencrever,sansopposerderésistanceàl'hommeàquionl'avendue.CommecetteTerre,illuirestequelquesinstantsdevie,quelquesfrappesencoreetellerendrasonâmedéchue.Voilàlaraisondecepariterriblequinouslie.Tuvoulaisquejet'apprennelemal,Zofia?Ilme suffit d'une leçon pour que toute sa dimension t'appartienne et te compromette pour toujours.Traversecetteruelle,acceptedenepasintervenir,tuverras,c'estd'unesimplicitédéconcertantedenerienfaire;faiscommeeux,passetonchemindevantcettemisère,jet'attendraidel'autrecôté;quandtuserasarrivée là-bas, tuauraschangé.Cepassage,c'estceluide l'entre-deux-mondes, sansespoirderetour.Zofia descendit de la voiture, qui s'éloigna.Elle s'engageadans unepénombreoù chaquepas lui

semblaitpluslourd.Elleportasonregardauloinetdetoutessesforceselleessayaderésister.Soussespieds,laruelles'étendaitàl'infinienuntapisdedétrituséparsquimaculaientlepavétortueux.Lesmursétaientnoir-de-gris,ellevitSarah,laprostituée,accabléeparlescoupsquipleuvaienten

rafales.Saboucheétaitmeurtriedemultiplesblessuresdonts'échappaitunsangfilant,aussinoirquel'abîme,satêtechancelait,sondosn'étaitquedéchirures,sescôtescraquaientl'uneaprèsl'autresousledéchaînementdesviolences,maissoudainementelleluttait.Elleluttaitpournepastomber,nepaslaisser sonventreà lamercides talonnadesqui achèveraient lepeudeviequi lui restait.Lepoinglancésursamâchoireenvoyasatêteheurterlemur,lechocfutinouï,larésonanceàl'intérieurdesoncrâne,terrible.Sarahlavit,commeuneultimelueurd'espoir,commeunmiracleoffertàcellequicroyaitenDieu

depuisjamais.AlorsZofiaserralesdents,lespoings,passasonchemin...etralentit.Derrièreelle,lafemmemitungenouàterre,netrouvantpluslaforcemêmedegémir.Zofianevoyaitpaslamaindel'homme qui se levait comme un maillet au-dessus de la nuque résignée de la prostituée. Dans unbrouillarddelarmes,submergéed'unenauséeindicible,ellereconnutàl'autreboutdelaruellel'ombredeLucasquil'attendait,lesbrascroisés.Elles'arrêta,sonêtretoutentiersefigeaetellehurlasonnom.Dansuncrid'unedouleurqu'ellene

pouvait imaginer, elle l'appela si fortqu'elledéchira tous les silencesdumonde,condamna tous lesabîmes,letempsd'unefractiondesecondequepersonnenevit.Lucascourutjusqu'àelle,ladépassaetsaisitl'homme,qu'ilenvoyarouleràterre.Cedernierserelevaaussitôtetfonçaverslui.Laviolence

deLucasfutindescriptibleetl'hommesedisloqua.Ensevidantdesonsang,iltrahissaitlatragédiedesonarrogancedéfaite,ultimeterreurqu'ilemportaitdanslamort.Lucass'accroupitdevantlecorpsinanimédeSarah.Ilpritsonpouls,glissasesmainssouselleetla

soulevadanssesbras.—Viens,dit-ilàZofiad'unevoixdouce.Nousn'avonspasdetempsàperdre,tuconnaismieuxque

personnelechemindel'hôpital,jevaisconduire,tumeguideras,tun'espasenétat.Ils allongèrent la jeune femme sur la banquette, Zofia prit le gyrophare dans la boîte à gants et

enclencha la sirène. Il était seize heures trente, la Ford filait à toute allure vers le San FranciscoMémorialHospital,ilsyseraientdansmoinsd'unquartd'heure.Dèssonarrivéeauxurgences,Sarahfutimmédiatementpriseenchargepardeuxmédecinsdontun

réanimateur.Ellesouffraitd'unenfoncementdelacagethoracique,lesradioscrâniennesrévélèrentunhématomeaulobeoccipitalsanslésioncérébraleapparenteetunpolytraumatismefacial.Unscannerconfirmeraitquesesjoursn'étaientpasendanger.Ils'enétaitfalludepeu.LucasetZofiaquittèrentleparking.—Tuespâlecommeunlinceul,cen'estpastoiquil'asfrappé,Zofia,c'estmoi.—J'aiéchoué,Lucas,jenesuispaspluscapablequetoidechanger.—Jet'auraishaïed'avoirréussi.C'estcequetuesquimetouche,Zofia,pascequetudeviendrais

pourt'accommoderdemoi.Jeneveuxpasquetuchanges.—Alorspourquoituasfaitça?—Pourquetucomprennesquemadifférenceestaussilatienne,pourquetunemejugespasplus

que je ne te juge, parce que ce temps qui nous éloigne en nous faisant défaut pourrait aussi nousrapprocher.Zofiaavisalapenduletteincrustéedansletableaudebordetsursauta.—Qu'est-cequetuas?— Je vaismanquer à la promesse que j'ai faite àReine, et je vais lui faire de la peine. Je sais

qu'elleadûpréparerunthé,cuisinersessabléstoutl'après-midi,etqu'ellem'attend.—Cen'estpassigrave,ellet'excusera.—Oui,maiselleseradéçue,jeluiavaisjuréd'êtreponctuelle,c'étaitimportantpourelle.—Quandaviez-vousrendez-vous?—Àdix-septheuresprécises!Lucas regarda samontre, il était cinq heuresmoins dix, et le trafic devant eux leur laissait peu

d'espoird'honorerlapromessedeZofia.—Tuaurasunquartd'heurederetardtoutauplus.—Ilseratroptard,lejourseratombé.Elleavaitbesoinpourmemontrersesphotosd'unecertaine

lumière,commed'unsoutien,unprétexteàouvrircertainespagesdesamémoire.J'aitellementœuvrépourquesoncœurselibère,jeluidevaisd'êtreàsescôtés.Jenesuisvraimentplusgrand-chose.LucasregardasamontreetcaressalajouedeZofiaenfaisantlamoue.—Onvarefaireunpetittourdemanègeengyrophareetensirène,ilnousresteseptminutespour

êtredanslestemps,vraimentpasdequoienfairetouteuneéternité!Accrochetaceinture!

LaForddéboîtaaussitôt sur la filedegaucheet remontaCaliforniaStreet à touteallure.Dans lenorddelaville,touslesfeuxs'alignèrentpourformerunealléemagistraledefanauxrouges,libéranttouslescarrefourssurleurpassage.

*—Oui,oui,j'arrive!réponditReineàlapetitesonnettequicarillonnaitl'achèvementdelacuisson.Ellesebaissapoursortirlapâtisseriedelagazinière.Laplaquechaudeétaitbientroplourdepour

qu'ellepuisse la tenird'une seulemain.Elle laissa laportedu fourouverteetdéposa lagalette surl'établienémail.Prenantgardedenepassebrûler,ellelafitglissersuruneplanchedebois,pritunelamelargeetfineetcommençaàdécouperdesparts.Elleépongeasonfrontetsentitquelquesgouttesquifuyaientdanssanuque.Ellen'avaitjamaisdesueur:sansdouteétait-cecettepesantefatiguequil'avait saisie lematinetne l'avaitpasquittéedepuis.Elleabandonna legâteauun instantpourallerdanssachambre.Uncourantd'airentraalorsdanslapièceettourbillonnajusquederrièrelecomptoir.QuandReinerevint,elleregardal'horloge,pressantlepaspourdisposerlestassessurleplateau.Danssondos,l'unedesseptbougiesposéessurleplandetravails'étaitéteinte,cellequiétaitleplusprèsdelacuisinièreàgaz.

*La Ford bifurqua dansVanNess et Lucas profita du virage pour consulter samontre, ils avaient

encorecinqminutesdevanteuxpourêtreàl'heure,l'aiguilleducompteurgrimpad'uncran.

*Reineavançavers lavieillearmoireet enouvrit laportequigrinçade tout sonbois.Samainsi

jolimenttachéeparlesannéessefaufilasouslapiledelingeendentelled'antan,lesdoigtsfragilesserefermèrentsurleregistreencuircraquelé.Ellefermasespaupièresethumalacouverturedurecueilavantdeleposeràmêmelesol,surletapisaumilieudusalon.Ilneluirestaitplusqu'àfairechaufferl'eauet toutserait finprêt,Zofiaarriveraitd'uneminuteà l'autre ;ellesentitsoncœurbattreunpeuplusviteets'attachaàcontrôlerl'émotionquilagagnait.Elleretournaverslacuisineetsedemandaoùelleavaitbienpurangerlesallumettes.

*Zofia s'accrochait dumieux qu'elle le pouvait à la dragonne au-dessus de la portière, Lucas lui

sourit.—Situsavaislenombredevoituresquej'aiconduites,jen'enaijamaisérafléuneseule!Encore

deuxpetitsfeuxetnousarriveronsdanstarue.Détends-toi,iln'estquecinqheuresmoinsdeux.

*Reinefouillaletiroirdubuffet,puisceluideladesserte,enfinceuxdugarde-manger,sansrésultat.

Elle tira le rideau sous le comptoir et regarda attentivement sur les étagères. En se relevant elleressentitcommeunlégervertigeetsecoualatêteavantdecontinuersesrecherches.—Maisoùai-jebienpulesmettre?maugréat-elle.Elleregardaautourd'elleettrouvaenfinlapetiteboîteposéesurlereborddelacuisinière.—Etl'eau,tulaverraisdevantlamer?sedit-elleentournantlamolettedubrûleur.

*Lespneusdelavoiturecrissèrentdanslacourbe,Lucasvenaitdes'engagerdansPacificHeightset

lamaisonn'étaitplusqu'àcentmètres.IlannonçafièrementàZofiaqu'aupireelleauraitquinzepetitessecondesderetard.Ilcoupalasirène...et,danssacuisine,Reinecraqual'allumette.L'explosionsoufflainstantanémenttouteslesvitresdelamaison.Lucasappuyadesdeuxpiedssurla

pédaledufrein,laFordfituneembardée,évitantdejustesselaported'entréeexpulséeaumilieudelarue.ZofiaetLucasseregardèrent,horrifiés,lerez-de-chausséeétaitlaproiedesflammes,illeurétaitimpossibledefranchiruntelmurdefeu.Ilétaitdix-septheures...justepasséesdequelquessecondes.Mathildeavaitétéprojetéeaumilieudusalon.Autourd'elle,toutétaitrenversé:lepetitguéridon

gisaitsursoncôté,lecadreau-dessusdelacheminées'étaitbriséentombant,éparpillantmilleéclatsde verre sur le tapis. La porte du réfrigérateur pendait sur ses gonds, le grand lustre se balançait,dangereusementaccrochéaudominodesfilsélectriques.Uneâcreodeurdefumées'infiltraitdéjàparleslambourdesduplancher.Mathildeseredressaetpassasesmainssursonvisagepourenchasserlapoussièredusinistre.Sonplâtreétaitfissurésurtoutesalongueur.Déterminée,elleenécartalesbordset le jeta loin devant elle. Réunissant toutes ses forces, elle prit appui sur le dossier de la chaiserenversée et se releva. Elle se faufila en boitant parmi les décombres, toucha la porte d'entrée et,commecelle-cin'étaitpaschaude,ellesortitsurlepalieretavançajusqu'àlabalustrade.Sepenchant,elle avisa le chemin qu'elle pourrait se frayer au travers des nombreux foyers de l'incendie, puisentrepritdedescendre l'escalier, ignorant lesfulgurancesdanssa jambe.Latempératuredans lehallétait insoutenable, il luisemblaitquesessourcilsetsescheveuxallaients'embraserd'unesecondeàl'autre. Devant elle, une poutre incandescente se décrocha du plafond, entraînant dans sa chute unepluie de braises rougeoyantes. Le concert des craquements de bois était assourdissant, l'air qu'elleaspirait lui brûlait les poumons, à chaque inspiration Mathilde s'asphyxiait. La dernière marcheréveillatropvivementsadouleur,ellefléchitets'étaladetoutsonlong.Aucontactdusol,elleprofitadupeud'oxygènequirestaitdanslapièce.Elleinspiraetexpiraauprixdegrandsefforts,etrecouvrasesesprits.Sursadroite,lemurétaitéventré,illuisuffiraitderamperquelquesmètrespoursauversavie,maissursagauche,àmêmedistance,Reinegisaitsurledos.Leursregardssecroisèrentautraversd'unvoiledefumée.D'ungestedelamain,Reineluiditdes'enalleretluimontralepassage.Mathilde se releva en hurlant sa douleur. Contractant sesmâchoires à s'en briser les dents, elle

avança vers Reine. Chaque pas infligeait un coup de poignard dans sa chair. Elle repoussa leslambeaux de boiseries léchés par le feu et continua d'avancer. Elle entra dans l'appartement ets'allongeaàcôtédeReinepourreprendresonsouffle.—Jevaisvousaideràvousrelever,etvousvousaccrocherezàmoi,ditMathildeenhaletant.Reineclignadesyeuxensigned'acquiescement.Mathildepassasonbrassouslanuquedelavieille

dameetentrepritdelasoulever.Lasouffrancefutinsoutenable,uneconstellationd'étoilesl'éblouit,elleperditl'équilibre.—Sauve-toi,ditReine,nediscutepasetparsd'ici.DisdemapartàZofiaquejel'aime,disluiaussi

que j'ai adoré mes conversations avec toi, que tu es très attachante. Tu es une fille formidable,Mathilde,tuasuncœurgroscommeunananas,alorsessaiejustedemieuxchoisirceluiàquituoffresdes quartiers, allez, file tant qu'il est temps.De toute façon, je voulais qu'on dispersemes cendresautourdemamaison,alors,àquelquesdétailsprès,j'auraiétéexaucée.—Vouscroyezqu'ilyaunepetitechancepourque jesoismoins têtuequevousàvotreâge?Je

reprendsmonsouffleetonrecommencedansdeuxsecondes,onpartirad'icitouteslesdeux...oupas!Lucasapparutdansl'embrasure,ilavançaitverselles.Ils'agenouilladevantMathildeetluiexpliqua

commenttoustroissortiraientdubrasier.Ilôtalevestonentweed,couvritlatêtedeReinepourprotégersonvisage,lapritdanssesbrasetse

releva.Quandildonnalesignal,Mathildes'accrochaàseshanchesetlesuivit,parfaitementcolléeàsoncorpsquifaisaitécran.Quelquessecondesplustard,touslestroiséchappaientàl'enfer.Lucas retenaitReinedans sesbras,Mathilde s'abandonna à ceuxdeZofia qui avait accouruvers

elle.Les sirènesdes secours se rapprochaient.Zofiaallongeasonamiesur lapelousede lamaisonvoisine.ReineouvritlesyeuxetregardaLucas,unsouriredemaliceaucoindeslèvres.—Sionm'avaitditqu'unbeaujeunehommecommeça...Maisunequintedetouxl'empêchadepoursuivre.—Gardezvosforces!—Ça tevaplutôtbien le côtéprincecharmant,mais tudois êtredrôlementmyopequandmême,

parceque,franchement,autourdetoiilyabienmieuxquecequetuasdanslesbras.—Vousavezbeaucoupdecharme,Reine.—Oui,sûrementautantqu'unevieillebicyclettedansunmusée!Nelaperdspas,Lucas,ilyades

erreursqu'onnesepardonnejamais,crois-moi!Maintenant,situvoulaisbienmereposer,jecroisquequelqu'und'autrevavenirmechercher!—Neditespasdebêtises!—Ettoi,n'enfaispas!Lessecoursvenaientd'arriver.Lespompierss'attaquèrentaussitôtàl'incendie.Pilguezcourutvers

MathildeetLucass'avançavers lesbrancardiersquipoussaientunecivière. Il lesaidaàyallongerReine.Zofialerejoignitetgrimpadansl'ambulance.—Retrouvons-nousàl'hôpital,jeteconfieMathilde!Unpolicieravaitdemandéunesecondeambulance,Pilguezfitannulerl'ordre,pourgagnerdutemps

ilconduiraitMathildeluimême.IlenjoignitLucasdelesuivreettousdeuxlaprirentsousl'épaulepourl'installeràl'arrièreduvéhicule.L'ambulancedeReineétaitdéjàloin.Unmaelstrômdelumièresbleuesetrougesscintillaitdansl'habitacle,Reineregardaparlafenêtreet

serralamaindeZofia.—C'estdrôle,lejouroùl'ons'enva,onpenseàtoutcequel'onn'apasvu.—Jesuislà,Reine,murmuraZofia,reposezvous.—Toutesmesphotosontbrûlémaintenant,saufune.Jel'aigardéecachéesurmoitoutemavie,elle

étaitpourtoi,jevoulaisteladonnercesoir.Reinetenditsonbrasetouvritsamainquinecontenaitqueduvide.Zofialaregarda,interloquée,

Reineluisouritenretour.—Tuascruquej'avaisperdulaboule,hein?C'estlaphotodel'enfantquejen'aijamaiseu,elle

auraitétécertainementmaplusbelle.Prends-laetmets-laprèsdetoncœur,elleatellementmanquéaumien.Zofia, je sais que tu ferasun jourquelque chosequime rendra fièrede toi pour toujours.Tuvoulaissavoirsi leBachertn'étaitqu'un joliconte?Jevais tedire lavérité.C'estàchacund'entrenousderendresonhistoirevraie.Nerenoncepasàtavieetbats-toi.Reineluicaressalajouetendrement.—Etapproche-toiquejet'embrasse,situsavaiscommejet'aime,tum'asdonnédevraiesannéesde

bonheur.ElleserraZofiadanssesbrasetluioffritdanscetteétreintetouteslesforcesquiluirestaient.—Jevaismereposerunpeumaintenant,jevaisavoirpleindetempspourmereposer.Zofia inspiraprofondémentpour retenir ses larmes.Elleposasa tête sur lapoitrinedeReinequi

respiraitlentement.L'ambulanceentradanslesasdesurgences,etlesportess'ouvrirent.OntransportaReine,etpourlasecondefoisdelasemaineZofias'assitdanslasalled'attenteréservéeauxfamillesdespatients.Àl'intérieurdelamaisondeReine,lacouvertureencuircraqueléd'unvieilalbumfinissaitdese

consumer.Lesportescoulissèrent ànouveaupour laisserMathildeentrerdans le sas, soutenueparLucaset

Pilguez.Uneinfirmièreseprécipitaverseuxenpoussantunechaiseroulante.—Laisseztomber!ditPilguez.Ellenousamenacésderepartirsionlamettaitlà-dessus!Lanurserécitaparcœurlerèglementdesadmissionsàl'hôpitaletMathildeserangeaauxraisons

desassurancesens'installantdemauvaisegrâcedanslefauteuil.Zofiaserenditauprèsd'elle.—Commenttesens-tu?—Commeuncharme.UninternevintchercherMathildeetl'emmenaversunesalled'examen.Zofiapromitdel'attendre.—Pastroplongtemps!ditPilguezdanssondos.Zofiaseretournaverslui.—Lucasm'atoutditdanslavoiture,ajoutat-il.—Qu'est-cequ'ilvousadit?—Quecertainesaffaires immobilièresne luiavaientpasvaluquedesamis!Zofia, jepense très

sérieusementquevousêtesl'uncommel'autreendanger.Lorsquej'aivuvotreamiaurestaurantilyaquelquesjours,jepensaisqu'iltravaillaitpourlegouvernementetnonqu'ilvenaitvousyvoir.Deuxexplosionsaugazenunesemaine,endeuxendroitsoùvousvoustrouviez,çafaitbeaucouppourunecoïncidence!—Lapremièrefois,aurestaurant,jecroisquec'étaitvraimentunaccident!ditLucasdel'autrebout

delasalle.—Peut-être! reprit l'inspecteur.Entoutcas,c'estdutravaildegrandprofessionnel,nousn'avons

pas retrouvé lemoindre indice qui permette de supposer qu'il s'agisse d'autre chose. Ceux qui ontmontécescoupssontdémoniaques,etjenevoispascequilesarrêteratantqu'ilsn'aurontpasatteintleurbut.Ilvafalloirvousprotéger,etm'aideràconvaincrevotrepetitcamaradedecollaborer.—Ceseradifficile.—Faites-leavantqu'ilnem'aitfoutulefeuàtouslesquartiersdelaville!Enattendantjevaisvous

mettre en sécurité pour la nuit. Le directeur du Sheraton de l'aéroport me doit quelques retoursd'ascenseur, c'est le moment d'appuyer sur le bouton ! Il saura vous réserver un accueil des plusconfidentiels.Jeluipasseunappeletjevousemmène.Allezdireaurevoiràvotrecopine.Zofiasoulevalerideauetentradansleboxd'examen.Elles'approchadesonamie.—Quellessontlesnouvelles?—Rienquedubanal!réponditMathilde.Jevaisavoirunplâtretoutneuf;ilsveulentmegarderen

observationpourêtresûrsquejen'aipasinhalétropdefuméestoxiques.Lespauvres,s'ilssavaientceque j'ai pu avaler comme trucs toxiques dans ma vie, ils ne seraient pas si inquiets. Comment vaReine?—Pastrèsbien.Elleestauservicedesgrandsbrûlés.Elledort,onnepeutpaslavoir,ilsl'ontmise

dansunechambrestérile,auquatrièmeétage.—Tuviendrasmechercherdemain?Zofialuitournaledosetregardalepanneaulumineuxoùétaientaccrochéeslesradiographies.—Mathilde,jenecroispasquejepourraiêtrelà.—Jenesaispaspourquoi,mais jem'endoutaisunpeu.C'est le lotde l'amitiédese réjouirque

l'autre rompeun joursoncélibat,mêmequandcela renvoieàsapropresolitude.Nosmomentsvontrudementmemanquer.—Amoiaussi.Jevaispartirenvoyage,Mathilde.—Longtemps?—Oui,assezlongtemps.—Maistureviendrasquandmême?—Jen'ensaisrien.LesprunellesdeMathildes'embrumèrentdechagrin.—Jecroisquejecomprends.Vis,maZofia,l'amourestcourt,maislessouvenirsdurentlongtemps.ZofiapritMathildedanssesbrasetlaserratrèsfort.—Tuserasheureuse?demandaMathilde.—Jenesaispasencore.

—Onpourrasetéléphonerdetempsentemps?—Non,jenepensepasquecelaserapossible.—C'estsiloinqueçal'endroitoùilt'emmène?—Encoreplusloin.Jet'enprie,nepleurepas.—Jenepleurepas,c'estcettefuméequicontinueàpiquer,allez,filed'ici!—Prendssoindetoi,ditZofiad'unevoixdouceens'éloignant.Ellesoulevalerideauetregardaànouveausonamie,lesyeuxpleinsdetristesse.—Tuvaspouvoirtedébrouillertouteseule?—Toiaussi,prendssoindetoi...pourunefois,ditMathilde.Zofiasourit,etlevoileblancretomba.L'inspecteurPilguezétaitauvolant,Lucasassisàcôtédelui.Lemoteurtournaitdéjà.Zofiamontaà

l'arrière.Levéhiculequittal'auventdesurgencesetpritladirectiondel'autoroute.Personneneparlait.Zofia,lecœurtroplourd,revivaitquelquessouvenirsprojetéssurlesfaçadesetlescarrefoursqui

défilaientparlafenêtre.Lucasinclinalerétroviseurpourlaregarder,Pilguezfitlamoueetleremitenplace.Lucaspatientaquelquessecondesetletournaànouveau.—Çavousdérangequejeconduise?râlaPilguezenleremettantdanslebonsens.Il abaissa le pare-soleil côté passager, ouvrit lemiroir de courtoisie et reposa sesmains sur le

volant.Lavoiturequitta laHighway101à lahauteurdeSouthAirportBoulevard.Quelques instantsplus

tard,PilguezserangeaitsurleparkingduSheraton.Le directeur de l'hôtel leur avait réservé une suite au sixième étage, le plus haut. Ils avaient été

enregistrésdansl'établissementaunomdeOliveretMarySweet.Pilguezavaithaussélesépaulesenexpliquantqu'iln'yavaitriendemieuxpourattirerl'attentionquelesDoeet lesSmith.Avantdeleslaisser,illeurrecommandadenepasquitterleurchambreetdefaireappelauroomservicepourserestaurer.Illeurdonnalenumérodesonbeeperetlesinformaqu'ilviendraitleschercherlelendemainavantmidi.S'ilss'ennuyaient,ilspourraientcommencerlarédactiond'unrapportsurlesévénementsdelasemaine,ceseraitautantdetravailenmoinspourlui.LucasetZofialeremercièrentsuffisammentpourqu'ilensoitgênéetilpartit,laminebourrue,agrémentantson«aurevoir»dequelques«Çava,çava».Ilétaitvingt-deuxheures,laportedelasuiteserefermaitsureux.Zofiaserenditàlasalledebains.Lucass'allongeasurlelit,pritlatélécommandeetfitdéfilerles

chaînes.Lesprogrammeslefirentrapidementbâiller.Iléteignitlatélévision.Ilentendaitl'eaucoulerderrière la porte, Zofia prenait une douche.Alors, il regarda la pointe de ses chaussures, remit enplace le reversdesonpantalon,enépousseta lesdeuxgenouxet tira sur lepli. Il se leva,ouvrit leminibar,qu'ilrefermaaussitôt,avançaprèsdelafenêtre,soulevalevoilage,avisaleparkingdésertetretournas'allonger.Ilobservasacagethoraciquequisegonflaitetsedégonflaitaufuretàmesuredesmouvementsdesarespiration,soupira,inspectal'abat-jourdelalampedechevet,déplaçalecendrierlégèrementsur ladroiteetfitcoulisser le tiroirdela tabledelanuit.Sonattentionfutattiréepar lapetitecouverturecartonnéedel'ouvrage,gravéeausigledel'hôtel;illepritetcommençaàlire.Lespremièreslignesleplongèrentdansuneffroiabsolu.Ilcontinuasalectureentournantlespagesdeplusenplusvite.Auseptièmefeuillet,ilselevahorsdeluietallafrapperàlasalledebains.

—Jepeuxentrer?—Uneseconde,demandaZofiaenenfilantunpeignoir.Elleouvritetletrouvafulminant,faisantlescentpasauseuildelaporte.—Qu'est-cequ'ilya?demanda-t-elle,inquiète.—Ilyaquepluspersonnenerespecterien!Ilagitalepetitlivrequ'iltenaitdanslamainetpoursuivitendésignantlacouverture:—CeSheratonaentièrementpompélelivredeHilton!Etjesaisdequoijeparle,c'estmonauteur

préféré.Zofialuipritl'ouvragedesmainsetleluirenditaussitôt.Ellehaussalesépaules:—C'estlaBible,Lucas!Asonairinterrogatif,elleajoutad'unairdésolé:—Laissetomber!Ellen'osaitpas luidirequ'elleavait faim, il ledevinaà la façondontelle feuilletait le livretdu

serviced'étage.—Ilyaunechosequejevoudraiscomprendreunebonnefoispourtoutes,demanda-t-elle.Pourquoi

mettent-ilsdeshorairesdevantlesmenus?Çasous-entendquoi?Quepassédixheurestrentelematinilsdoiventabsolumentrangerleurscornflakesdansuncoffre-fortavecuneserrureàhorodateurquines'ouvrira plus avant le lendemain ?C'est bizarre, quandmême !Et si tu as envie de céréales à dixheures trente,maisdusoir !Et regarde, ils fontpareilavec lescrêpes !De toute façon, tun'asqu'àmesurerlalongueurducordondeleursèchecheveuxdanslasalledebainsettuastoutcompris!Celuiquiainventélesystèmedevaitêtrechauve; ilfautquetutecollesàdixcentimètresdumurpourteréchaufferunemèche.Lucaslapritdanssesbrasetlaserracontreluipourlacalmer.—Tuesentraindedevenirexigeante!Elleregardaautourd'elleetrougit.—Peut-être!—Tuasfaim!—Pasdutout!—Jecroisquesi!—Unpetitquelquechoseàgrignoteralors,maispourtefaireplaisir.—DesFrostiesoudesSpécialK?—Ceuxquifont«Snap,Crackle,Pop»quandtulescroques?—RiceKrispies!Jem'enoccupe.—Sanslait!—Pasdelaitage,accordaLucasendécrochantletéléphone.—Maisdusucre,pleindesucre!—Jem'enoccupeaussi!Ilraccrochaetvints'asseoiràcôtéd'elle.

—Tunet'esriencommandé?dit-elle.—Non,jen'aipasfaim,réponditLucas.Après que le room service eut délivré sa commande, elle prit une serviette-éponge et dressa le

couvert sur le lit. À chaque cuillerée avalée, elle en enfournait une dans la bouche de Lucas quil'acceptaitdebonnegrâce.Unéclairzébralecieldanslelointain.Lucasselevaetfermalesrideaux.Ilrevints'allongerprèsd'elle.—Demain,jetrouveraiunesolutionpourquenousleuréchappions,ditZofia.Ildoitbienyavoirun

moyen.—Nedisrien,murmuraLucas.J'auraisvouludesdimanchesfantastiques,vivredesdemainsavec

toienrêvantqu'ilyenauraitpleind'autres,maisilnenousrestequ'uneseulejournée,etcelle-là,jeveuxquenouslavivionsvraiment.LepeignoirdeZofiasedéfitlégèrement,ilenrefermalespans,elleposaseslèvressurlessiennes

etmurmura:—Déchois-moi!—Non,Zofia,lespetitesailestatouéessurtonépauletevonttropbienetjeneveuxpasquetules

brûles.—Jeveuxrepartiravectoi.—Pascommeça,paspourça.Ilcherchaàtâtonsl'interrupteurdelalampe,Zofiaseblottittoutcontrelui.Danssachambred'hôpital,Mathildeéteignit la lumière.Cettenuitencore,elles'endormirait juste

au-dessusdulitdeReine.Lesclochesdelacathédralesonnèrentminuit.Ilyeutunenuit,ilyeutunmatin...

6.

SixièmeJour

Elle s'était avancée jusqu'à la fenêtre sur la pointe des pieds. Lucas dormait encore. Elle avaitouvertlesrideauxsurl'aubed'unmatindenovembre.ElleregardalesoleilquiperçaitlabrumeetseretournapourcontemplerLucasquis'étirait.—Tuasdormi?demanda-t-il.Elles'enrouladanssonpeignoiretcollasonfrontàlavitre.—Jet'aicommandéunpetitdéjeuner,ilsnevontpastarderàfrapper,jevaisallermepréparer.—C'estsiurgentqueça?dit-ilenprenantsonpoignetpourl'entraînerverslui.Elles'assitsurleborddulitetpassasamaindanslescheveuxdeLucas.—Tusaiscequec'estqueleBachert?luidemanda-t-elle.—Çameditquelquechose,j'aidûlirecemotquelquepart,réponditLucasenplissantlefront.—Jeneveuxpasquenousabandonnions.—Zofia,nousavonsl'enferànostrousses,ilnousrestejusqu'àdemainetaucunendroitpourfuir.

Restonslà,touslesdeux,etvivonsletempsquinousestoffert.—Non,jenemerésoudraispasàleurvolonté.Jenesuispasunpionsurleuréchiquieretjeveux

trouver le mouvement qu'ils n'avaient pas prévu. Il y a toujours un rebelle qui se cache parmi lesimpossibles.—Maislà,tuparlesd'unmiracle,etcen'estvraimentpasmonrayon...—C'estsupposéêtrelemien!dit-elleenselevantpourouvrirauserviced'étage.Ellesignalanote,refermalaporteetpoussalatableroulantejusqu'àlachambre.— Je suis trop loin de leurs pensées maintenant pour qu'ils puissent m'entendre, dit-elle en

remplissantlatasse.Ellepritlescéréalesqu'ellerecouvritdetroissachetsdesucre.—Tuneveuxvraimentpasdelait?demandaLucas.—Nonmerci,c'esttoutmouaprès.Elleregardaparlafenêtrelavillequis'étendaitauloinetsentitlacolèremonter.—Jenepeuxpasregardercesmurstoutautourdemoietmedirequ'ilsontplusd'immortalitéque

nousdésormais,çamerendfollederage.—BienvenuesurlaTerre,Zofia!Lucasselevaetlaissalaportedelasalledebainsentrouverte.Zofiarepoussaleplateau,songeuse.

Elleseleva,arpentalepetitsalon,revintverslachambreets'allongeasurlelit.Surlatabledenuit,lepetitlivreéveillasonattention,ellebonditsursespieds.

—Jeconnaisunendroit!cria-t-elleàLucas.Ilpassalatêteparlaporteentrebâillée,unevolutedebuéeentouraitsonvisage.—Moiaussijeconnaispleind'endroits!—Jeneplaisantepas,Lucas!—Moinonplus,dit-ild'unair taquin.Tum'endisunpeuplus?Danscettepositionj'aiàmoitié

chaudetàmoitiéfroid,ilyaungrosécartdetempératureentrelesdeuxpièces.—JeconnaisunlieusurlaTerreoùplaidernotrecause.Elleavaitl'airsitristeetsitroublée,sifragiledanssonespoir,queLucass'eninquiéta.—Quelestcetendroit?demanda-t-ild'unevoixgrave.—Levraitoitdumonde,lamontagnesacréeoùtouslescultescohabitentetserespectent,lemont

Sinaï.Jesuissûreque,delà-haut,jepourraiencoreparleràmonPèreetLuipeutêtrem'entendra.Lucasregardal'horlogedumagnétoscope.—Renseigne-toisurleshoraires,jem'habilleetjerevienstoutdesuite.Zofiaseprécipitasurletéléphoneetcomposalenumérodesrenseignementsaériens.Ledisquelui

promit qu'un opérateur traiterait très bientôt sa demande. Impatiente, elle regarda par la fenêtre unemouettequiprenaitsonenvol.Quelquesonglesrongésplustard,personnen'avaitprissonappel,Lucasarrivadanssondosetl'entouradesesbraspourmurmurer:—Aumoinsquinzeheuresdevol,auxquellesilfautajouterdixdedécalagehoraire...lorsquenous

arriverons,nousnepourronsmêmeplusnousdireadieusuruntrottoird'aéroport,ilsnousaurontdéjàséparésdepuislongtemps.Ilesttroptard,Zofia,letoitdetonmondeesttroploind'ici.Lecombinédutéléphoneretrouvasaplace.Elleseretournapourplongersesyeuxaufonddessiens

etilss'embrassèrent,pourlapremièrefois.

*Bien plus au nord, la mouette vint se poser sur une autre balustrade. De sa chambre d'hôpital,

MathildelaissaunmessagesurleportabledeZofiaetraccrocha.

*Zofiareculadequelquespas.—Jeconnaisunmoyen,dit-elle.—Tunerenonceraspas!—Àl'espoir?Jamais!Jesuisprogramméepourça!Finisvitedeteprépareretfais-moiconfiance.—Jenefaisqueça!Dixminutesplustard,ilssortirentsurleparkingdel'hôteletZofiaserenditcomptequ'illeurfallait

unevoiture.—Laquelle?demandaLucasd'unairdésabuséenregardantleparcdesvéhiculesenstationnement.

A la demande de Zofia, il se résigna à « emprunter » la plus discrète. Ils reprirent aussitôt laHighway 101, cette fois en direction du nord. Lucas voulut savoir où ils se rendaient, mais Zofia,plongée dans son fourre-tout à la recherche de son téléphone, ne lui répondit pas. Elle n'eut pas letemps de composer le numéro de l'inspecteur Pilguez pour le prévenir de ne pas se déranger, samessageriesonna,ellepritl'appel:«C'estmoi,c'estMathilde,jevoulaistediredeneplustefairedesoucis.Jeleuraitellementpourri

lamatinéequ'ilsmelaisserontsortiravantmidi.J'aiappeléManca, ilviendramechercherpourmeramenerchezmoi,etpuisilm'apromisqu'ilpasseraittouslessoirsm'apporteràdîner,jusqu'àcequejesoisremise...peut-êtrequejeferaiunpeudurerlachose...L'étatdeReinen'apasévolué,onnepeutpasluirendrevisite,elledort.Zofia,ilyadeschosesquel'onditenamouretquel'onn'osepasenamitié,alorsvoilà,tuasétébienplusquelaclartédemesjournéesoulacomplicedemesnuits,tuasétéetturestesmonamie.Oùquetuailles,bonneroute.Tumemanquesdéjà.»Zofiapressalepetitboutondetoutelaforcedesesdoigtsetsonportables'éteignit;ellelelaissa

choiraufonddusac.—Rouleverslecentredelaville.—Oùnousemmènes-tu?demandaLucas.—Dirige-toiversleTransamericaBuilding,laTourenformedepyramide,surMontgomeryStreet.Lucass'immobilisasurlabanded'arrêtd'urgence.—Àquoitujoues?— On ne peut pas toujours compter sur les voies aériennes, mais celles du ciel restent

impénétrables,démarre!La vieille Chrysler reprit sa route, dans le silence le plus absolu. Ils quittèrent la 101 à

l'embranchementde3rdStreet.—Noussommesvendredi?demandaZofia,soudainementinquiète.—Hélas!réponditLucas.—Quelleheureilest?—Tum'avaisdemandéunevoiturediscrète!Tunoterasquecelle-cinedonnemêmepasl'heure!Il

estmidimoinsvingt!—Ondoitfaireundétour,j'aiunepromesseàtenir,rouleversl'hôpital,s'ilteplaît.LucasbifurquapourremonterCaliforniaStreet,etdixminutesplustardilsentraientdansl'enceinte

ducomplexehospitalier.Zofialuidemandadesegarerdevantl'unitédepédiatrie.—Viens,dit-elleenrefermantsaportière.Illasuivitdanslehalljusqu'auxportesdel'ascenseur.Ellepritsamaindanslasienne,l'entraînaet

appuyasurlebouton.Lacabines'élevajusqu'auseptièmeétage.Aumilieuducouloiroùd'autresenfants jouaient,elle reconnut lepetitThomas. Il luisouriten la

voyant,elleluirenditsonbonjourd'unsignedetendresseets'avançaverslui.Ellereconnutl'angequisetenaitàsoncôté.EllesefigeaetLucassentitalorslamaindeZofiaserrerlasienne.L'enfantrepritcelledeGabrieletcontinuasoncheminversl'autreboutducorridorsansjamaislaquitterdesyeux.Àlaportequidonnaitsurlejardind'automne,lepetitgarçonseretournaunedernièrefois.Ilouvritsa

mainengrandetsoufflaunbaiserdanssapaume.Ilfermasespaupièreset, toutensourire,disparutdanslapâlelumièredecettefindematin.AsontourZofiafermalesyeux.—Viens,luimurmuraLucasenl'entraînant.Quandlavoiturequittaleparking,elleeutunhaut-le-cœur.— Tu parlais de certains jours où le monde se referme sur nous ? dit Zofia. C'est une de ces

journées-là.Ilsroulèrentàtraverslavillesanssedireunmot.Lucasnepritaucunraccourci,bienaucontraire,

les cheminsqu'il choisit furent lesplus longs. Il roula aubordde l'océanet s'arrêta.Elle l'emmenamarchersurlaplagebordéed'écume.Ils arrivèrent une heure plus tard au pied de la Tour. Zofia tourna trois fois autour du bloc sans

trouveruneplacedestationnement.—OnnepayepaslesPVdesvoituresvolées!dit-ilenlevantlesyeuxauciel.Gare-toin'importe

où!Zofiaserangealelongdutrottoirréservéauxlivraisons.Ellesedirigeaversl'entréeest,Lucaslui

emboîtalepas.Lorsqueladallebasculadanslaparoi,Lucaseutunmouvementderecul.—Tuessûredecequetufais?demandat-il,inquiet.—Non!Suis-moi!Ilsparcoururentlescouloirsquiconduisaientaugrandhall.Pierreétaitderrièresoncomptoir,ilse

levaenlesvoyant.—Tunemanquespasdeculotdel'amenerici!dit-ilàZofiad'unairoutré.—J'aibesoindetoi,Pierre.—Est-cequetusaisquetoutlemondetechercheetquetouslesgardiensdelaDemeuresontàvos

trousses.Qu'as-tufait,Zofia?—Jen'aipasletempsdet'expliquer.—C'estbienlapremièrefoisquejevoisquelqu'undepresséici.—Ilfautquetum'aides,jenepeuxcompterquesurtoi.JedoismerendreaumontSinaï,donne-moi

l'accèsaupassagequiyconduitparJérusalem.Pierresefrottalementonenlesdévisageanttouslesdeux.—Jenepeuxpasfairecequetumedemandes,onnemelepardonneraitpas.Enrevanche,dit-ilen

s'éloignant vers une extrémité du hall, il se pourrait bien que tu aies le temps de trouver ce que tucherches, pendant que je préviens la sécurité de votre présence ici. Regarde dans le compartimentcentraldelaconsole.ZofiaseprécipitaderrièrelecomptoirdésertéparPierreetenouvrittouslestiroirs.Ellechoisitla

cléqui lui semblait labonne et entraînaLucas.Laportedissimuléedans lemur s'ouvrit quandelleintroduisitlepasse.ElleentenditlavoixdePierredanssondos.—Zofia,c'estunpassagesansretour,tusaiscequetufais?—Mercipourtout,Pierre!Ilhochalatêteettirasurunegrandepoignéequipendaitauboutd'unechaîne,lesclochesdeGrâce

CathedralsonnèrentetZofiaetLucaseurentàpeineletempsdesefaufilerdansl'étroitcorridoravant

quetouteslesportesdugrandhallnesereferment.Ilsenressortirentquelquesinstantsplustardparuneouverturedanslapalissaded'unterrainvague.Le soleil inondait de ses rayons la petite rue bordée d'immeubles de trois ou quatre étages aux

façadesdéfraîchies.Lucaspritunairsoucieuxenregardantautourdelui.Zofias'adressaaupremierhommequipassaitprèsd'elle.—Vousparleznotrelangue?—J'ail'aird'unabruti?réponditl'hommeens'éloignant,vexé.Zofianesedécourageapasetserapprochad'unpiétonquitraversait.—Jecherche...?Ellen'eutpasletempsdefinirsaphrase,l'hommeavaitdéjàrejointletrottoird'enface.—Lesgenssontplutôtaccueillantspourunevillesainte!ditLucas,ironique.Zofianefitaucuncasdelaréflexionetinterpellaunetroisièmepersonne.L'hommevêtutoutdenoir

étaitsansaucundouteunreligieux.—Monpère,demanda-t-elle,pouvez-vousm'indiquerlaroutedumontSinaï?Leprêtrelatoisadepiedencapets'enallaenhaussantlesépaules.Adosséàunréverbère,Lucas

croisaitlesbrasensouriant.Zofiaseretournaversunefemmequimarchaitdanssadirection.—Madame,jecherchelemontSinaï?—Vousn'êtespastrèsdrôle,mademoiselle,réponditlapassanteenS'éloignant.Zofiaavançaverslemarchanddesalaisonsquiarrangeaitsadevantureendiscutantavecunlivreur.—Bonjour,est-cequel'und'entrevouspeutm'indiquercommentserendreaumontSinaï?Lesdeuxhommesseregardèrent,intrigués,etreprirentlecoursdeleuréchangesansplusprêterla

moindreattentionàZofia.Entraversantlarue,ellemanquadesefairerenverserparunautomobilistequiklaxonnavivementenlafrôlant.—Ilssontabsolumentcharmants,ditLucasàvoixbasse.Zofiatournasurelle-mêmeàl'affûtd'unequelconqueassistance.Ellesentitlacolèrel'envahir,elle

saisit une cagette vide au pied de l'étal dumarchand, descendit sur la chaussée pour se planter aumilieuducarrefour,grimpasursapetiteestradeimproviséeet,mainssurleshanches,hurla:—Est-ce que quelqu'un ici voudrait bienme prêter attention une petiteminute, j'ai une question

importanteàposer!Laruesefigeaettouslesregardsconvergèrentverselle.Cinqhommesquipassaientencortègese

rapprochèrentetdirentàl'unisson:—Quelleestlaquestion?Nousavonsuneréponse!—JedoismerendreaumontSinaï,c'estuneurgence!Lesrabbinsformèrentuncercleautourd'elle.Ilsseconsultèrenttouràtour,échangeantavecforce

gestesleuravissurladirectionlaplusappropriéeàindiquer.Unhommedepetitetaillesefaufilaentreeuxpours'approcherdeZofia.—Suivez-moi,dit-il,j'aiunevoiture,jepeuxvousconduire.IlsedirigeaimmédiatementversunevieilleFordgaréeàquelquesmètresdelà.Lucasabandonna

sonlampadaireetsejoignitàl'équipage.

—Dépêchez-vous,ajoutal'hommeenouvrantlesportières,ilfallaitdiretoutdesuitequec'étaituneurgence.LucasetZofiaprirentplaceàl'arrièreetlavoituredémarraentrombe.Lucasregardaautourdelui,

fronçaànouveaulessourcilsetsepenchaàl'oreilledeZofia:—Ilseraitplussagedesecouchersurlabanquette,ceseraittropbêtedesefairerepérersiprèsdu

but.Zofia n'avait aucune envie de discuter. Lucas se tassa et elle posa sa tête sur ses genoux. Le

conducteurjetauncoupd'œildanssonrétroviseur,Lucasluirenditunlargesourire.Lavoiture roulait àviveallure, chahutant sespassagers.Unedemi-heureplus tard, ellepilaàun

carrefour.—LemontSinaïvousvouliez,aumontSinaïvousvoilà!ditl'hommeenseretournant,ravi.Zofiaseredressa,trèsétonnée,lechauffeurluitendaitlamain.—Déjà?Jecroyaisquec'étaitbeaucoupplusloin.—Ehbien,c'étaitbeaucoupplusprès!réponditleconducteur.—Pourquoimetendez-vouslamain?—Pourquoi?dit-ilenhaussantleton.DeBrooklynà1470MadisonAvenue,çafaitvingtdollars,

voilàpourquoi!Zofiaregardapar lafenêtreenécarquillant lesyeux.LagrandefaçadeduMontSinaïHospitalde

Manhattansedressaitdevantelle.Lucassoupira.—Jesuisdésolé,jenesavaispascommentteledire.IlréglalechauffeuretentraînaZofiaquinedisaitplusmot.Elletitubajusqu'aupetitbancsousl'abri

d'autobusets'assit,hébétée.—Tut'estrompéedemontSinaï,tuasprislaclédelapetiteJérusalemdeNewYork,ditLucas.Ils'agenouilladevantelleetpritsesmainsdanslessiennes.— Zofia, arrête maintenant... Ils n'ont pas réussi à statuer sur le sort du monde en des milliers

d'années, tu crois vraiment que nous avions une chance en sept jours ?Demain àmidi nous seronsséparés,neperdonspasuneminutedutempsqu'ilnousreste.Jeconnaisbienlaville,laisse-moifairedecettejournéenotremomentd'éternité.Ill'entraînaettousdeuxdescendirentlaCinquièmeAvenue,endirectiondeCentralPark.Ill'emmenadansunepetitetrattoriaduVillage.Lejardinarrièreétaitdésertencettesaison,ilss'y

firentservirundéjeunerdefête.Ilsremontèrentjusqu'àSoHo,entrèrentdanstouteslesboutiques,sechangèrentdixfois,abandonnantlesvêtementsdel'instantprécédentauxsans-abriquierraientsurlestrottoirs.Àcinqheures,elleeutenviedepluie,illuifitdescendrelaramped'unparkingetl'installaaumilieude la travée. Il allumasonbriquet sousunebuseanti-incendieet ils remontèrent l'alléemaindanslamainsousuneaverseunique.Ilss'enfuirentencourantauxpremièressirènesdespompiers.Ilsseséchèrentdevantlagrilled'ungigantesqueextracteurd'airetentrèrents'abriterdansuncomplexedecinéma.Qu'importaitlafindesfilms,poureux,seulslesdébutscomptaient;ilschangèrentseptfoisdesalle,sansjamaisperdreunseulpop-cornaucoursdeleurscavalcadesdanslescouloirs.Quandilssortirent, la nuit était déjà tombée surUnion Square.Un taxi les déposa au coin de 57th Street. Ils

entrèrent dans un grandmagasin qui fermait tard. Lucas choisit un smoking noir, elle opta pour untailleuràlamode.—Lesrelevésnetombentqu'àlafindumois!chuchota-t-ilàsonoreillealorsqu'ellehésitaitsur

uneétole.IlsressortirentparlaCinquièmeAvenueettraversèrentlehalldugrandpalacequibordaitleparc.

Ils montèrent jusqu'au dernier étage. Depuis la table qu'on leur attribua, la vue était sublime. Ilsgoûtèrentàtouslesplatsqu'elleneconnaissaitpas,elles'attardasurlesdesserts.—Çanefaitgrossirquelesurlendemain,ditelleenchoisissantsurlemenulesouffléauchocolat.IlétaitonzeheuresdusoirquandilsentrèrentdansCentralPark.L'airyétaitdoux.Ilsmarchèrentle

longdescheminsbordésderéverbèresets'assirentsurunbancsousungrandsaule.LucasôtasavesteetcouvritlesépaulesdeZofia.Elleregardalepetitpontdepierreblanchedontlavoûtesurplombaitl'alléeetdit:—Danslavilleoùjevoulaist'emmener,ilyaungrandmur.Leshommesécriventdesvœuxsurdes

boutsdepapierqu'ilsglissententrelespierres.Nuln'aledroitdelesenlever.Unclochardpassadansl'allée,illessaluaetsasilhouettedisparutdanslapénombre,sousl'arche

dupetitpont.Ilyeutunlongmomentdesilence.LucasetZofiaregardèrentleciel,uneimmenselunerondediffusaitautourd'euxunelumièreargentée.Leursmainssejoignirent,LucasdéposaunbaiseraucreuxdelapaumedeZofia,ilhumaleparfumdesapeauetmurmura:—Unseulinstantdetoivalaittoutesleséternités.Zofiaseserracontrelui.PuisLucaspritZofiadanssesbraset,danslaconfidencedelanuit,ill'aimatendrement.

*Julesentradansl'hôpital.Ilavançajusqu'auxascenseurssansquepersonneleremarque,lesAnges

Vérificateurssavaientserendreinvisiblesquandilslevoulaient...Ilappuyasurleboutonduquatrièmeétage.Lorsqu'ilpassadevantlasalledegarde,l'infirmièrenevitpaslasilhouettequiavançaitdanslapénombredu couloir. Il s'arrêtadevant laportede la chambre, remit bien enplace sonpantalon entweedaumotifprince-de-galles,frappadoucementetentrasurlapointedespieds.Ils'approcha,soulevalevoileentourantlelitoùReinedormaitets'assitàsoncôté.Ilreconnutla

vestedanslapenderie,etl'émotiontroublasonregard.IlcaressalevisagedeReine.—Tum'astellementmanqué,chuchotaJules.C'étaitlongdixanssanstoi.Ilposaunbaiser sur ses lèvreset lepetitécranvert sur la tabledenuitparapha laviedeReine

Sheridand'unlongtraitcontinu.L'ombredeReineselevaetilspartirenttouslesdeux,maindanslamain...

*...IlétaitminuitdansCentralParketZofias'endormaitsurl'épauledeLucas.

Ilyeutunsoir,ilyeutunmatin...

7.

SeptièmeJour

UnefinebrisesoufflaitsurCentralPark.LamaindeZofiaglissasurledossierdubancetretomba.Le froid du petit matin la faisait frissonner. Engourdie dans son sommeil, elle resserra le col dumanteau sur sa nuque et ramena ses genoux contre elle. La pâleur du jour naissant infiltrait sespaupièrescloses,elleseretourna.Nonloindelà,unoiseaupiailladansunarbre,ellereconnutlecridelamouettequis'envolait.Elles'étiraetsesdoigtscherchèrentàtâtonslajambedeLucas.Samainremontalelongdel'assiseenboissansrientrouver,elleouvritlesyeuxsurlasolitudedesonréveil.Elleappelaaussitôt,sansquepersonneluiréponde.Alorselleselevaetregardaautourd'elle.Les

alléesétaientdésertes,laroséeintacte.—Lucas?Lucas?Lucas?Achaque appel, savoix se faisait plus inquiète, plus fragile, plusblessée.Elle tournait sur elle-

même,criantlenomdeLucas,às'endonnerlevertige.Quelquesbruissementsdefeuillestémoignaientdelaseuleprésencedupetitvent.Elleavançafébrilementjusqu'aupetitpont,lesmorsuresdufroidlafaisaientgrelotter.Ellemarcha

lelongdumurdepierreblancheettrouvalalettredéposéedansuninterstice.Zofia,Je te regarde dormir et Dieu que tu es belle. Tu te retournes dans cette dernière nuit où tu

frissonnes,jeteserrecontremoi,jeposemonmanteausurtoi,j'auraisvoulupouvoirenmettreunsurtousteshivers.Testraitssonttranquilles, jecaressetajoue,et,pourlapremièrefoisdemonexistence,jesuistristeetheureuxàlafois.C'estlafindenotremoment,ledébutd'unsouvenirquidurerapourmoil'éternité.Ilyavaiten

chacundenoustantd'accompliettantd'inachevéquandnousétionsréunis.Jepartiraiauleverdujour,jem'éloigneraipasàpas,pourprofiterencoredechaquesecondede

toi,jusqu'àl'ultimeinstant.Jedisparaîtraiderrièrecetarbrepourmerendreàlaraisondupire.Enleslaissantm'abattre,noussonneronslavictoiredestiensetilstepardonneront,quellesquesoientlesoffenses.Rentre,monamour,retournedanscettemaisonquiest la tienneetqui tevasibien.J'auraisvoulutoucherlesmursdetademeureàl'odeurdesel,voirdetesfenêtreslesmatinsquiselèventsurdeshorizonsque jeneconnaispas,maisdont jesaisqu'ilssont les tiens.Tuasréussil'impossible,tuaschangéunepartdemoi.Jevoudraisdésormaisquetoncorpsmerecouvreetneplusjamaisvoirlalumièredumondeautrementqueparleprismedetesyeux.Làoùtun'existespas,jen'existeplus.Nosmainsensembleeninventaientuneàdixdoigts;la

tienne en se posant surmoi devenaitmienne, si justement que, lorsque tes yeux se fermaient, jem'endormais.

Nesoispastriste,personnenepourravolernossouvenirs.Ilmesuffitdésormaisdefermermespaupièrespourtevoir,cesserderespirerpoursentirtonodeur,memettrefaceauventpourdevinertonsouffle.Alorsécoute:oùquejesois,jedevineraiteséclatsderire,jeverrailessouriresdanstesyeux,j'entendraileséclatsdetavoix.Savoirsimplementquetueslàquelquepartsurcetteterresera,dansmonenfer,monpetitcoindeparadis.TuesmonBachert,Jet'aime

Lucas.Zofia se recroquevilla lentement sur le tapis de feuilles en serrant la lettre dans ses doigts. Elle

relevalatêteetregardalecielvoilédechagrin.Aumilieuduparc,lenomdeLucasrésonnacommejamaislaTerrenel'avaitentendurésonner;les

mainstenduesauplushautversleciel,Zofiadéchiraitlesilenceetsonappelinterrompaitlecoursdumonde.—Pourquoim'as-tuabandonnée?murmurat-elle.—N'exagérons rien toutdemême! répondit lavoixdeMichaëlquiapparut sous l'archedupetit

pont.—Parrain?—Pourquoipleures-tu,Zofia?—J'aibesoindetoi,dit-elleencourantverslui.—Jesuisvenutechercher,Zofia,ilfautqueturentresavecmoimaintenant,c'estfini.Illuitenditlamain,maisellerecula.—Jenerentrepas.Monparadisn'estpluscheznous.Michaëlavançaverselleetlapritsoussonbras.—TuveuxrenonceràtoutcequetonPèret'adonné?—Àquoiservaitdemedonneruncœursic'étaitpourlelaisservide,parrain?Il semit faceàelleetposasesdeuxmainssursesépaules ; il la regardaattentivementet sourit,

pleindecompassion.—Qu'as-tufait,Zofia?Elleplongeasesyeuxdans les siens, ses lèvresserréesde tristesse,elle soutint son regardet lui

dit:—J'aiaimé.Alors la voix de son parrain se fit feutrée, son regard devint évanescent et la lumière du jour

traversasonvisageaufuretàmesurequ'ildisparaissait.—Aide-moi,supplia-t-elle.—C'estunealliance...Maisellen'entenditjamaislafindesaphrase,ilavaitdisparu,ellenel'entendraitplus.

—...sacrée,acheva-t-elleens'éloignantseuledansl'allée.

*Michaëlsortitdel'ascenseur,passadevantl'hôtesse,qu'ilsaluad'ungesteimpatient,etavançad'un

paspressédanslecorridor.Ilfrappaàlaportedugrandbureauetentrasansattendre.—Houston,nousavonsunproblème!Laporteserefermaderrièrelui.Quelquesminutesplus tard, lavoix tonitruantedeMonsieur fit trembler lesmurs de la demeure.

Michaëlressortitpeuaprès,faisantsigneàtousceuxqu'ilcroisaitdanslescouloirsquetoutallaitpourlemieux dans lemeilleur desmondes et que chacun pouvait retourner à son poste de travail. Il sefaufiladerrièrelecomptoirdelaréceptionnisteetregardanerveusementparlafenêtre.Danssonimmensebureau,Monsieurfixaitdesonœilrageurlacloisondufond,ilouvritletiroirà

sa main droite, fit coulisser le compartiment secret et déverrouilla brutalement la sécurité ducontacteur.D'uncoupdepoing franc, il appuyasur lebouton-poussoir.Lacloisoncoulissa lentement sur ses

railsets'ouvritsurlebureaudePrésident;lesdeuxtablesn'enformaientdésormaisplusqu'uneseuledémesuréeoùchacunsetenaitàuneextrémité,l'unfaceàl'autre.—Jepeuxfairequelquechosepourtoi?demandaPrésidentenposantsonjeudecartes.—Jenepeuxpascroirequetuaiesosé!—Oséquoi?susurraSatan.—Tricher!—Parcequec'estmoiquiaitrichélepremier?répliquaPrésidentd'untonarrogant.—Commentas-tupuattenteraudestindenosenvoyés?Tun'asdoncplusdelimites?—Maisc'estquandmêmelemondeàl'envers,j'auraivraimenttoutentendu!raillaSatan.C'esttoi

quiastrichélepremier,monvieux!—Moij'aitriché?—Parfaitement!—Etenquoiai-jetriché?—Neprendspascetairangéliqueavecmoi!—Maisqu'est-cequej'aifait?demandaDieu.—Tuasrecommencé!ditLucifer.—Quoi?—DESHUMAINS!Dieutoussaetcaressalapointedesonmentonendévisageantsonadversaire.—Tuvasarrêterimmédiatementdelespourchasser!—Etsinonquoi?—Sinonc'estmoiquivaistepoursuivre!

—Ahoui?Essaie,justepourvoir!Jem'amusedéjà!Atonavis,lesavocatsrésidentcheztoiouchezmoi?réponditPrésidentenappuyantsurleboutondanssontiroir.Lacloisonse referma lentement.Dieuattenditqu'elle soitàmi-course, il inspiraprofondémentet

Satanentenditsavoixluicrierdel'autreboutdelapièce:—NOUSALLONSETREGRANDS-PERES!Lacloisons'immobilisaaussitôt.Dieuvit latêteeffaréedeSatanquis'étaitpenchépourlevoirà

nouveau.—Qu'est-cequetuviensdedire?—Tum'astrèsbienentendu!—Garçonoufille?demandaSatand'unepetitevoixinquiète.—Jen'aipasencoredécidé!Satanselevad'unbond.—Attends,j'arrive!Cettefois-ciilfautvraimentqu'onparle!Présidentfitletourdubureau,franchitlaséparationetvints'asseoiràcôtédeMonsieur,àl'autre

extrémitédelatable...s'ensuivitunelongueconversationquidura...dura...durajusqu'ausoir...Puisilyeutunmatin,et...

UneEternité

UnefinebrisesoufflaitsurCentralPark...Unamasdefeuillessemitàvirevolter,tourbillonnantautourd'unbancquibordaitl'alléepiétonne.

DieuetSatans'étaientassissurledossier.Ilslesvirentarriverdeloin.LucastenaitlamaindeZofiadanslasienne.Desamainlibre,chacunguidaitlapoussetteàdeuxberceaux.Ilspassèrentdevanteuxsanslesvoir.Lucifersoupirad'émotion.—Tupeuxmedirecequetuveux,maislapetiteestlaplusréussiedesdeux!dit-il.Dieuseretournapourletoiserd'unœilgoguenard.—Jecroyaisqu'onavaitditqu'onneparleraitpasdesenfants?Ilsselevèrentensembleetremontèrentl'alléecôteàcôte.—D'accord,ditLucifer,dansunmondetotalementparfaitouimparfaitnousnousserionsennuyés,

oublionsça!Maismaintenantquenoussommesseulàseul,tupeuxmeledire!Tuascommencéàtricherlequatrièmeoulecinquièmejour?—Maispourquoiveux-tuquej'aietriché?...Dieuposasamainsurl'épauledeLuciferetsourit:—...Etlehasarddanstoutça!

*

Ilyeutunsoir...etpleind'autresmatins.

Remerciements

NathalieAndré,M.R.Bass,ÉricBrame,Frédérique,KamelBerkane,AntoineCaro,PhilippeDajoux,ValérieDjian,MarieDrucker,M.P.Fehner,GuillaumeGallienne,M.C.Garot,PhilippeGuez,SophieFontanel,KatrinHodapp,M.P.Leneveu,RaymondetDanièleLevy,LorraineLevy,DanielManca,M.Natalini,PaulineNormand,l'instructeurIFRPatrickPartouche,J.M.Perbost,MlleRegenTell,ManonSbaïz,AlineSouliers,ZofiaetleSyndicatdesdockersCGTduportdeMarseille,MarieLeFort,AlixdeSaint-André,poursonmerveilleuxlivreArchivesdesAnges,NicoleLattès,LeonelloBrandolinietSusannaLeaetAntoineAudouard.