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Philo - Atome et nécéssité - Démocrite, Epicure, Lucrèce - Fr.69 Pg

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ATOME ET NÉCESSITÉ.DÉMOCRITE, ÉPICURE, LUCRECE

PAR PIERRE-MARIE MOREL

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PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

r Fnc. FiJ. C. Humanas lJFi.",1G

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PHILOSOPHIES

Collection fondée parFrançoise Balibar, Jean-Pierre Lefebvre

Pierre Macherey et Yves Vargaset dirigée par

Ali Benmakhlouf, Jean-Pierre LefebvrePierre-François Moreau

et Yves Vargas

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ISIJN 2130506135ISSN 0766-1398

DêpÕI légal - I re édition : 2000, février

O Prcsscs Universitaires de France, 2000108. boulevurd Saint-Germain, 75006 Paris

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I

Sommaire

4 Abréviations

5 Introduction

11 Philosophie naturelle et nécessité

L'horizon présocratique, liDémocrite: Ia nécessité, principe de toutes choses, 16

Les figures de Ia nécessité, 16Le hasard et Ia nécessité, 26La recherche des causes, 31

Épicure, Lucréce : Ia nécessité, une explication insuffisante, 37Reprise et réforrne de Ia théorie de l'atome, 37Déviation atomique et nécessité, 42La nécessité au service de Ia nature, 45

53 Nécessité et Liberté

Démocrite : tranquillité de l'âme et nécessité, 53L'éthique de Démocrite, 53Éthique et philosophie naturelle, 56Du bon usage de Ia nécessité, 61

Épicure, Lucréce : I'éthique contre Ia nécessité physique, 69Les conditions de l'acte libre, 69Une éthique du nécessaire, 81

93 Connaissance et nécessité

Démocrite : limites et validité des connaissances, 93La genêse physique des représentations, 93Les conditions du savoir, 102

Les épicuriens : de I'évidence sensible à Ia nécessité logique, 105La valeur de l'évidence sensible, 105Le vrai et le nécessaire, 113

117 Conc/usion

120 Catalogue des auteurs anciens

126 Bibliographie

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DKDL

DRNHrdt.MeMén.Pyth.SVUso

Abréviations

H. Diels- W. Kranz, Die Fragmente der VorsokratikerDiogêne Laerce, Vies et doetrines des philosophesillustresLucréce, De Ia nature (De rerum natura)Épicure, Lettre à HérodoteÉpicure, Maximes capita1esÉpicure, Lettre à MénécéeÉpicure, Lettre à PythoclêsÉpicure, Sentences vaticanesH. Usener, Epieurea, Leipzig, 1887

Introduction

Démocrite, Épicure et Lucrêce sont les trois figuresdominantes de l'atomisme antique. Or, ce qui frappe enpremier lieu à leur lecture, c'est que nous avons affaire àun mouvement philosophique à Ia fois fidéle à ses thêses Ifondamentales et engagé dans une constante évolution. I

Ainsi, alors qu'Épicure doit aux livres de Démocrite soninspiration premiêre et l'essentiel de sa doctrine physique,il adopte à son égard une attitude ouvertement polé-mique. On peut y voir une de ces fascinantes gigantorna-chies ou Ia confrontation des grands philosophes et deleurs constructions théoriques personnelles tend àl'emporter sur l'histo~~epts eux-mêmes, Onpeut aussi considérer que les phi1osophes et les écoles phi-losophiques sont tributaires de cette histoire: s'ils enmarquent les étapes par le conflit des interprétations, ilsne peuvent cependant travailler que sur le fond commund'un contexte thé2.!ique et histgrique. Ce qui fait à Ia foisl'unité et Ia complexité de l'atomisme gréco-romain, c'estprécisément sa contribution à l'histoire d'un concept,celui de nécessité. Ce sont, plus encore, les difficultés etles tensions inhérentes à l'idée grecque de. nécessité(ananké ) qui nous permettront de comprendre, maisaussi de nuancer, le clivage traditionnel qui oppose à unDémocrite nécessitariste un épicurisme pourfendeur de Ianécessité'. 'Aussi n'est-il pas inutile, plutôt que d'opposer

I. C'est un des aspeets les moins eonvaineants de Ia fameuse disser-tation, par ailleurs três suggestive, que le jeune Marx eonsaere à nosauteurs en 1841 : « Un point est done historiquement eertain : Démo-erite fait intervenir Ia nécessité, Épieure le hasard; et ehaeun d'euxrejette le point de vue opposé avee I'âpreté de Ia polémique », Diffé-rence de Ia philosophie de Ia nature chez Démocrite et Épicure, trad.J. Ponnier, Bordeaux, Dueros, 1970, p. 230.

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les doctrines concernées comme des constructionssinguliêres, de les relire en suivant le parcours de cetteévolution conceptuelle.

r11 ne s'agit pas d'une seule et même école philoso-

phique, dans laquelle les maitres se seraient continuelle-ment succédé, mais de trois vagues successives d'une[E1êmetradition. On ne sait d'ailleurs pas s'il y eut, autourde Démocrite d' Abdêre - qui vécut entre 460 et 360 avantJ.-c. -, une véritable école comparable par son organisa-tion et sa continuité à l'Acadérnie de Platon ou au Lycéed' Aristote. Cependant il ne fut pas un penseur isolé,comme par exemple dut l'être Héraclite, dont les adeptesne connaissaient que les écrits (DL, IX, 6). Nous savonsen effet que Leucippe, son maitre ou son compagnon,épousa des vues três proches des siennes, au point qu'iln'est pas toujours facile de distinguer leurs apports res-pectifs. La difficulté est redoublée par le fait que nousn'avons conservé de Démocrite que de rares fragments, Iaplupart d'entre eux concernant Ia morale. Nous connais-sons essentiellement sa physique par le truchement destémoignages anciens, dont l'intention est souvent polé-rnique. Démocrite eut d'autre part une succession de dis-ciples, directs et indirects, et parrni eux Métrodore deChio, Anaxarque ou encore Nausiphane. Ce dernier joueun rôle important dans le développement de l'atornismeancien, ca,r il fut, selon plusieurs témoignages antiques, lemaitre d'Epicure (341-270 avo J.-c.). -

Cette succession fit dire à Cicéron' qu'il n'y a rien dansIa physique d'Epicure qui ne se trouve déjà chez Démo-cri te. Cette appréciation est assurément polérnique etinjuste, car Ia situation est plus complexe. Diogêne Laêrce,il est vrai, rapporte que c'est aprês avoir découvert leslivres de Démocrite qu'Épicure s'est élancé vers Ia philo-sophie (DL, X, 2), et sa dette est considérable à l'égard de

J. De Ia nature des dieux, I, XXVI, 73.

Introduction / 7

Ia physique de l'Abdéritain, ainsi que le montre notam-ment le début de Ia Lettre à Hérodote: comme lui, iln'admet comme principes physiques ou matériels que desparticules physiquement indivisibles (§ 41), littéralementdes «atomes», atomos en grec signifiant «insécable».Ceux-ci sontillimités en nombre et se meuvent sans cessedans un vide illimité, formant par simple agrégation lescorps composés (§ 42-43). Lesmondes (kosmoi) sont donceux-mêmes en nombre illimité (§ 45), ils naissent etpérissent. Toutefois, en dépit de cette incontestable fidélité \doctrinale, Epicure gratifiait Démocrite de l'acerbe sur-nom de « Lérocrite » - juge ou disputeur de sottises - et ilaffirmait n'avoir été l'auditeur que de lui-même (DL, X, \13). Quelle que soit l'exacte signification de cetterevendication d'autonomie' qui confine à Ia dénégation,une telle attitude montre en tout cas qu'Épicure subor-donne l'héritage philosophique dont il dispo se àl'élaboration d'un discours nouveau sur Ia nature. Nousavons malheureusement perdu lamajeure partie de sesécrits, et notamment de son grand traité De Ia nature (Periphuseôs ) .qui ne comptait pas moins de 37 livres selonDiogêne Laérce. Nous devons d'ailleurs à celui-ci d'avoiraujourd'hui entre les mains trois textes suivis d'Épicure,les Lettres à Hérodote, Pythoclês et Ménécée. Au-delà,cependant, du seul cas d'Épicure, les recherches papy-rologiques menées à partir des fouilles d'Herculanum,ainsi que Ia découverte et l'exploitation en Turquie desfragments de l'inscription murale de Diogéne d'(Enoanda(11' S. apr. J.-c.), ont permis et permettront encore de com-pléter de maniêre significative le corpus épicurien.

C'est à Athênes, grâce à Épicure, que l'atornisme sedéveloppe dans le cadre d'une véritable ~ : le Jardin.

I. Voir, à ce sujei, l'interprétation de Jean-François Balaudé [1994],quj défend Ia sincérité et Ia justesse philosophique de I' « autodidaxie »d'Epicure en montrant que I' « enseignement de soi par soi-rnême, c'estI'enseignernent de Ia nature » (p. 25) .

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I. On y dispense un enseignement régulier, principaIementconsacré à I'exposition de Ia doctrine du Maítre, et I'ony observe même des rêgles de vie commune. Malgré sonindéniable évolution, le mouvement philosophique quiprocede de I'enseignement du Jardin est gIobaIementfidêle à son fondateur. Ainsi, Ie dernier représentantconnu de l'épicurisme antique, Diogêne d'(Enoanda,entend encore respecter scrupuleusement Ia paroled'Épicure. .

L'influence du Jardin s'étend progressivement au-delàdu cerc1e des discipIes immédiats, au point que Romeconnaí't un important renouveau épicurien, à Ia faveurdes débats du ler siêcle avant J.-c. opposant Ies grandesécoIes phiIosophiques. Philodême de Gadara - philo-sophe grec originaire de Syrie, ami et protégé du consulCaIpumius Pison - et Lucrêce sont pour nous Ies princi-paux témoins épicuriens de ce phénomêne, De Lucrêcelui-même nous ne savons pratiquement rien, et aucun élé-ment biographique ne saurait orienter de maniére déci-sive I'interprétation de son poême De Ia nature (De rerumnatura). Lucrêce se présente comme Ie simple traducteurou I'imitateur d'Épicure (DRN, Ill, 6), ce qui est sansdoute vrai dans Ies grandes lignes, mais assez réducteur,en fait, si I'on considere Ia forme et Ies moyens del'argumentation'. L'autorité d'Épicure est d'ailleurs celledu « découvreur des choses » (rerum inventor, 111, 9), sibien qu'en transmettant sa doctrine, loin d'adopter une

,

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I. Sur le contexte historique et culturel de l'activité philosophiquede Lucréce et sur son rapport à Epicure, on se reportera notamment àI'intr?duction de. José Kany~Turpin [1993]. Lucréce, resume J. Kany-

urpm, est « un unrtateur original ». David Sedley a récemment donnéde nouveaux exemples de I'influence directe d'Épicure, et en particulierde s n Peri phuseôs, sur Ia physique de Lucrêce (Lucretius and lheTronsfonnation o/ greek Wisdom, Cambridge UP., 1998). Les citationsde Lucrécc seront toujours données dans Ia traduction de J. Kany-Turpin. Sauf indication contraire, je propose pour tous les autreslIutOUI"S mes propres traductions. Certa ines d'entre elles ont été publiéesduns P.-M. MoreI [1996], aux éditions Klincksieck.

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Introduction / 9

attitude serviIe à son égard, Lucrêce traduit à son tour Iadoctrine même de Ia nature, qui seule peut nous affran-chir des terreurs et conduire au bonheur :

Dês que ta doctrine se met à proclamer / Ia nature des cho-ses conçue par ton esprit divin, / les terreurs de l'âmes'enfuient (...) (III, 14-16).

La vague romaine de l'atomisme, três proche du pointde vue philcsophique de Ia vague athénienne, se nourritencore de Ia physique abdéritaine. Lucrêce comme EPi-lcure se démarquent cependant de Démocrite sur despoints cruciaux et, en particulier, sur Ia conception duprincipe même du mouvement atomique. Ce principe,!c'est ce que Démocrite appelle « Ia nécessité ». _

Diogéne Laérce, lorsqu'il résume Ia pensée de Démo-crite, rapporte que « toutes les choses se produisentselon Ia nécessité » (DL, IX, 45). L'univers démocritéen L..est en effet régi par une nécessité universelle, dépourvuede toute dimension providentielle et de toute .intention.Elle est également purement mécanique, au sens ou lesmouvements atomiques se succédent sans qu'aucunefinalité n'en ait établi le plan, de sorte qu' Aristote voiten Démocrite un physicien qui « oublie de parler de Iacause finale et réduit- à Ia nécessité tous les moyensdont use Ia nature »1. Invoquer le mouvement des ato-mes dans le vide, pour rendre compte de Ia totalité desévénements et de toutes les caractéristiques des corps,revient donc à poser Ia contrainte d'une intangiblenécessité à l'origine de toutes choses.

Or Épicure dénonce l'idée d'un teI empire, et il le faitnotamment dans un texte qui traduit Ia double attitude derespect et de réaction qu'il adopte à l'égard de Démocrite :

Ceux qui les premiers ont enquêté sur les causes de maniêresuffisante, dépassant de loin non seulement leurs prédécesseurs,

I. Génération des animaux, V, 8, 789b2 [DK 68 A 66].

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10 / Atome et nécessité

mais aussi et bien plus encore leurs successeurs, se sont aveu-glés sur eux-mêmes - bien qu'ils <nous> aient soulagés degrands maux dans de nombreux doma ines - en faisant de Ianécessité et du hasard Ia cause de toutes choses',

'I11;

Nous aurons à revenir sur ce passage et sur Ies lignesqui le suivent, três instructives sur Ia signification précisede Ia critique. Il faudra s'interroger également surI'association de Ia nécessité et du hasard (automaton) queIe lecteur moderne aurait tendance à opposer, voyantdans I'une une détermination absolue et dans l'autre uneabsence totaIe de détermination. Ce texte montre d'oreset déjà Ies enjeux d'une polémique dans Iaquelle ce quirassemble est aussi ce qui oppose. C'est dans le partagelde Ia thêse, centrale, des atomes et du vide que s'opêre Ia, t.-rupture doctrinale essentielle. Celle-ci porte donc sur leifondement même de Ia physique, c'est-à-dire sur Ie prin-cipe d'explication des événements, dans un univers ouceux-ci ne sont - au moins originairement - que mouve-ments d'atomes, qu'iI s'agisse non seulement de Ia forma-tion des mondes, mais aussi de I'acte Iibre ou de I'exercicedes facultés cognitives. La polérnique sur le statut de Ialnécessité déborde ainsi Ie cadre de Ia physique pour .•atteindre I'éthique et Ia phi1osophie de Ia connaissance. .

L'attitude épicurienne ne consiste pas à nier Ia néces-sité, mais seulement sa toute-puissance. Elle impose ainsiune réforme ou une révision du concept de nécessité quise trouve dês Iors investi d'une signification positiveindispensable à l'édification de Ia doctrine. Si elle invite àquitter une physique de Ia nécessité, c'est pour rnieux fon-der une éthique qui doit nous permettre d'identifier et demaitriser Ie nécessaire. Le concept de nécessité, de Démo-rito à Lucrêce, est donc un concept évoIutif essentieI à

l'intcrprétation d'ensemble de Ia tradition atorniste.

I. De la nature, Papyrus d'Herculanum 1056, coi. 25; 34. 30 Ar-righcui (Epicuro. Opere, 1973); Long & Sedley [1987] 20 C.

IIIII'

Philosophie naturelle et nécessité

L 'horizon présocratique

Les traités présocratiques sur Ia nature se re)oign.entdans une même volonté d'unification et de ratIOna.lisa-tion. Ils unifient l'ordre natureI en rapportant Ia dlv~r-sité des phénomênes physiques à I'unité d'~n m,êI?e pnn-cipe (arché) - ainsi I'eau p0':lr Thale~, I ,alr po~rAnaximêne ou Ie feu pour Héraclite - ou bien a un petitnombre de principes - ainsi Ies quatre élément~ mu~ parI'Amour et Ia Haine, chez Empédoc1e. Ils le rationalisenten voyant dans Ia phusis, Ia nature, non plus seulementI'expression d'un commandement absolu. ". trans~en-dant, mais justement un principe, c'est-à-dl~e a I~ ~o~~I,araison des choses et Ia condition de leur intelligibilité.Cette nouvelle vision de Ia nature, toutefois, n'abolit l?asIes dieux ni Ia contrainte du destin./L'idée de nécessité,précisément, mêle le ~ésir ~'une, expli~ation. rationnell.edes événements et Ia dimension, a Ia fois tragique et reli-gieuse, qui caractérise Ia == tradition~elle d~ ~ond~./Les philosophes présocratiques ont touJ~urs a. I espntque, dans Ia my~hologie grecq~e" les trois Moires, Iesdivinités qui président aux destinées des hO,mmes, ~Io-tho Lachésis et Atropos, sont filles de Ia deesse Neces-sité:. A Ia fin du ye siêcle encore, dans les Phé~icie~nesd'Euripide, le fils de Créon, condarnné par les dieux a s~sacrifier pour sauver Thêbes, accept~ de se s~umettre ace qu'il nomme Yanankê - Ia contramte o~ I etau -, d.esdieux (anankê daimoniôn]', Dans cette meme tragédie,(Edipe se rend lui aussi à Ia nécessité, c'est-à-di~e àl'arrêt absolu de Ia divinité : « Ce qu'imposent les dieux

1. Voir Platon, République, X, 617 C.2. Eur., Phén., v. 1000.

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12 I Atome et nécessité

111:

(hai ek theôn anankai), i1 faut le supporter quand onn'est qu'un morte!.)}l Assimilée au destin, Ia nécessitéest associée à l'idée de lot ou de part accordée à chacunpar lesodieux, moira signifiant le résultat d'un partage et,par surte, le sort ou Ia destinée. Le destin est donc Iarencontre de Ia volonté des dieux, de l'ordre cosmique etde Ia destinée individuelle. Le terme de « démon » (dai-môn) , qui traduit parfois cette derniêre, sert d'ailleurstout aussi bien à désigner Ia divinité qui préside aux des-tinées particuliêres que le destin en généra!.

Aussi ne doit-on pas s'étonner de Ia diversité desoccurrences de Ia nécessité dans les premiers textes phi-losophiques. Nous pouvons en distinguer globalementtrois : Ia nécessité comme principe logique, comme prin-cipe cosmologique, comme destino La fonction logiqueou modale apparait notamment dans l'école d'Elée.Ainsi, le Poême de Parménide fonde l'incompatibilitéradicale de l'être et du non-être sur leur nécessaire exclu-sion réciproque: « Il faut dire ceei (chrê to legein) etpenser ceci : l'être est ; car i1 est possible d'être, et iI n'estpas possible que <soit> ce qui n'est rien. )}2 Son disciple,Mélissos, applique ce même principe à l'argument dunon-engendrement de l'être en vertu de I'axiome parmé-nidien selon lequel rien ne peut provenir du néant:«Toujours était ce qui était et toujours i1 sera, car s'ilétait engendré, il est nécessaire {anankaion) qu'avantd'être engendré i1ne soit rien. Et s'il n'y avait rien alorsrien ne pouvait être d'aucune maniére engendré à parti;de <ce> rien » (DK 30 B 1). Le pythagoricien Philolaosrc urt également à Ia nécessité logique pour établir queIc monde est constitué de limitants et d'illirnités:« Néccssairement, les êtres sont dans leur totalité soit

I, I,Uf" Phén. , v, 1763; trad. Marie Delcourt-Curvers, Paris, Galli-rnurd, 1962,

2, Parménidc lDK 28 B 2]; trad. Denis O'Brien-Jean Frêre ParisVrin, 1987. Voir égalemcnt le frag. 8, v. 16. ,"

Philosophie naturelle et nécessité I 13

limitants, soit illimités, soit à Ia fois limitants et illirni-tés » (DK 44 B 2). Toutefois, pour Philolaos, selon lerésumé que lui consacre Diogêne Laêrce, Ia nécessité estaussi un principe cosmologique : « Il pense que tout estengendré par Ia nécessité et l'harmonie » (DL, VIII, 85 -DK 44 AI). Héraclite associe pour sa part Ia nécessitécomme principe cosmologique à Ia nécessité comme des-tin : « Héraclite disait que toutes les choses se produisentselon le destin (heimarmené ), qui est Ia même chose queIa nécessité {ananké ), »' Le destin est implicitement rap-porté au Logos, lui-même assimilé au feu, qui estI'unique principe de toutes choses et qui, comme tel, pré-side à Ia distribution des parts de vie et de mort entre lesmorteIs (voir DK 22 B 25). 11n'est donc pas possible dese soustraire à l'ordre du monde et à Ia lutte des opposésqui l'anime. Chez Parménide Iui-même, Ia figure divinede Ia Justice (Diké ), Ia Nécessité (Anankê) et Ie Destin(Moira) sont les trais expressions d'un même décret quiassigne à l'être son immobilité et son incorruptibilité-.

Dans ce climat, Ia position de Démocrite apparaitcomme une véritable réduction du concept de nécessité.Elle est l'unique principe cosmologique, elle n'est pasdénuée de dimension Iogique, mais elle est dépouillée detoute dirnension intentionnelle, fatale ou divine', Démo-crite, no tons-I e au passage, ne nie pas qu'iI existe desdieux, mais iI sembIe les assimiler à des simulacres

I. Aétius, I, 27, 1 [DK 22 A 8]. Voir également l'expression « néces-sité fatale » (heimarmenê ananké), employée à son propos par Simpli-cius, Commentaire sur Ia Physique d'Aristote, 23 . 33 [DK 22 A 5].

2. Parménide, Poême, frag. 8, Y. 14, 30 et 37 [DK 28 B 8].3. Ce n'est que par le jeu d'un rapprochement tout à fait discutable

entre Démocrite et Parménide qu'une notice doxographique reprise parle Pseudo-Plutarque et par Stobée attribue à l'Abdéritain l'ancienneconception de Ia nécessité : « Parménide et Démocrite disent que touteschoses se produisent selon Ia nécessité ; celle-ci est à Ia fois le destin, Iajustice, Ia providence (pronoia) et le principe cosmogonique (kosmo-poion) », Aétius, I, 25, 3 [DK 28 A 32). On retrouve Ia même simplifi-cation chez Cicéron, Du destin, XVII, 39 [DK 68 A 66].

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14 / A/orne e/ nécessité

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(eidôla) I, c'est-à-dire à des images dont Ia production n'arien de surnaturel. Ils ne peuvent donc être tenus pourresponsables des événements physiques, comme sel'imaginent les hommes lorsqu'ils cêdent à Ia supersti-tion-. Son rationalisme en Ia matiêre préfigure d'ailleursles critiques épicuriennes des fausses conceptions desdieux, critiques sur lesquelles nous aurons à revenir. Lanécessité ne peut pas même être identifiée à une loi pre-miêre, comme c'est le cas chez Philolaos ou, comcidantavec I'Harmonie, elle impose son ordre unifiant à Iagenêse du monde. Pour Démocrite, elle n'est pas plusprincipe d'ordre que príncipe de désordre. Ainsi les com-posés d'atomes se dispersent lorsqu'une « nécessité plusforte venue de I'extérieur », c'est-à-dire un choc ou unesérie de chocs atomiques, vient les désagréger-. La néces-sité n'est ici rien d'autre qu'un rapport de forces mécani-ques, entre Ia résistance interne d'un composé et Ia pres-sion du milieu qui l'environne. S'il est vrai que Ianaissance d'un être vivant n'a fondamentalement d'autrecause que Ia nécessité qui préside au mouvement des ato-mes, iI n'en demeure pas moins que Ia mort - c'est-à-direIa dispersion atornique - de ce même être vivant estencore un effet de Ia nécessité. Il y a des mondes, et ainsides 110ts d'organisation, et seule Ia nécessité peut en êtreIa raison, mais ce n'est là qu'une explication suffisante,en l'absence de toute cause providentielle ou positive-ment organisatrice. La nécessité apparaít ainsi, avecDémocrite, comme totalement aveugle dans son principeet purement mécanique dans ses effets.

1'11

I. Voir, notamment, le témoignage de Cicéron dans le traité De IaI/(J/I/I'e des dieux, I, XII, 29 et I, XLIII, 120 [DK 68 A 74].

2. Voir Sextus Empiricus, Contre les savants (Adversus mathemati-cos), IX. 24 [DK 68 A 75].

3. Arístotc ité par Simplicius, Commentaire SUl' le Traité du cieltl'Artstote, 294.33 = Rase 208 [DK 68 A 37].

I

Philosophie naturelle et nécessité / 15

S'il y a de bonnes raisons pour parler de matérialismeà propos des atomistes de l'Antiquité, c'est sans doute Iàqu'iI convient de Ies chercher. En effet, Démocrite n'estpas matérialiste dans toute Ia rigueur du terme. D'unepart nous ne trouvons dans les fragments et témoignagesaucun concept correspondant à !'idée de matiêre paropposition à Ia forme - comme Ia hulê chez Aristote -ou par opposition à Ia pensée - comme dans Ia mo der-nité. D'autre part, tout ce qui existe n'est pas corporeI,puisqu'il y a du vide, c'est-à-dire I'absence même decorps. Même si !ematérialisme n'est pas nécessairementnégateur du vide, I'atornisme - et dês les commence-ments celui d' Abdêre - se distingue d'une forme littéraleet radicale de matérialisme selon laquelle tout estmatiére et pour laquelle Ia matérialité implique Ia corpo-réité. Le portrait des FiIs de Ia Terre, chez Platon,montre que ce type de matérialisme est déjà représentédans I'Antiquité :

Ils soutiennent qu'existe uniquernent ce qui offre une certainerésistance et peut être touché, c'est-à-dire ce qu'ils peuvent saisir.Ils définissent Ia réalité existante (ousia) cornrne identique aucorps (sôma), et si quelqu'un parrni les autres affirrne qu'il y ades choses qui ne possedent pas de corps, ils les rnéprisent et neveulent plus rien entendre tSophiste, 246 A-B)I.

Toutefois, Démocrite trace une voie qui sera particu-liêrement féconde pour Ie matérialisme moderne, en libé-rant le principe uni verseI de toute intention organisatrice,en naturalisant Ies dieux et en détoumant Ia philosophienaturelle de tous Ies fantômes de Ia causalité.

Cependant, Ia présence dans Ia nature de phénomênesmécaniques et ainsi de conditions nécessaires, comme Iaprésence de l'air pour Ia combustion des matériaux, suf-fit-elle à exclure qu'une intelligence supérieure en com-

'. .1. Trad. N.-L. Cordero, Paris, GF-Flammarion, 1993.

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16 / Atome et nécessité

mande l'administration? Comment expliquer, sansl'intervention d'un principe rationnel, l'ordonnance et Iabeauté du monde? C'est en substance Ia critique quePlaton adresse à Ia conception de Ia nécessité qu'iI choi-sit pour cible dans Ie Timée, cible qui masque à peine Iaphysique de Démocrite'. Le Démiurge du Timée prenden effet modele sur les formes intelligibles pour organi-ser son ouvrage. Platon, toutefois, ne supprime pas Ianécessité telle que Ia conçoit Démocrite. II Ia subo r-donne à Ia fmalité de I'intellect démiurgique relayé parl'âme du monde et Ia genêse de ce dernier résulte d'unmélange de l'Intellect et de Ia Nécessité (48 A). Lesmécanismes natureIs sont des «causes accessoires »(sunaitia) dont Ia divinité se sert comme d'auxiliairespour réaliser Ie meilleur (46 C), et le physicien devra dis-tinguer entre des causes premiêres intelligentes et descauses instrumentales, relevant de Ia Nécessité, qui nefont que transmettre le mouvement qu'elles reçoiventdes causes premiêres (46 D-E; 68· E). L'Intellect .doitdonc «persuader » Ia Nécessité, exercer sur elle Ia con-trainte rationnelle de l'ordre et de Ia mesure, afin qu'elle.ne soit plus une « cause errante », mais véritablement etpositivement une cause seconde (48 A).

Démocrite: Ia nécessité, principe de toutes choses

Les figures de Ia nécessité. - Si Démocrite avait purépondre à cette critique, iI aurait sans nul doute main-tenu que seule Ia nécessité est à I'eeuvre dans I'univers etque, Ioin d'être subordonnée à un intellect organisateur,elle est en fait absolument premiêre. Cette réponse sejustifie par I'économie de Ia physique atomiste, quiexplique Ie plus grand nombre d'effets par Ie plus petit

I. Que, par ailleurs, Platon ne nomme jamais dans les dialogues.

Philosophie naturelle et nécessité / 17

nombre de principes: Ia nécessité est cause de touteschoses et d'une infinité de mondes. II faut toutefois,pour établir une telle économie, doter Yanankê de pro-priétés qui en fondent l'efficacité. Dês Iors, tout en épu-rant Ia nécessité physique de ses connotations tradition-nelles, Démocrite en élargit Ie champ : iII'assirnile tour àtour à un principe de causalité, au mécanisme des mou-vements atomiques et au tourbillon cosmogonique.

La nécessité vaut d'abord, pour Démocrite, commeun principe de causalité: toutes choses se produisantsous sa contrainte, rien n'arrive sans cause. L'uniquefragment significatif de Leucippe dont nous disposonsva d'ailleurs dans ce sens :

Aucune chose ne se produit fortuiternent (matên), mais tou-tes procêdent de Ia raison (ek logou) et de Ia nécessité(hup 'ananké ) I.

Ce logos nécessaire n'est pas une Ioi d'organisation,encore moins l'expression d'un plan, mais Ia simple rai-son d'être des choses. Le témoignage tardif du néoplato-nicien Simplicius (VI' s.), qui reprend un texte chrono-logiquement beaucoup pIus proche de Démocrite, lesOpinions physiques de Théophraste (fin du IV" s. avo I.-C.), permet de mieux saisir Ia véritable nature de cetterationalité immanente :

(...) Démocrite d'Abdêre posait comme principes le plein etle vide, qu'i! appelait l'un I'être, I'autre le non-être. <Les Abdé-ritains> supposaient en effet que les atomes sont Ia matiere des.êtres et que les autres çhoses naissent de leurs différences, Ellessont au nombre de trois : rythme, modalité, disposition, ce quisignifie Ia même chose que figure, ordre et position. Par nature,en effet, le semblable est mü par le semblable et les êtres demême geme se portent les uns vers les autres et chaque figurequi se trouve ordonnée d'une autre maniêre produit une autre

I. Cité par Aétius, I, 25, 4 [DK 68 B 2].

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disposition; de sorte qu'ils promettaient, de maniére ration-nelle (eulogôs ), les principes étant illimités, de rendre comptede tous les accidents et de toutes les substances, à cause dequoi et comment ils sont engendrés. C'est pourquoi ils disentque c'est seulement pour ceux qui posent les éléments commeillimités que tout se produit conformément à Ia raison (katalogon). Ils disent également que le nombre des figures qui setrouvent dans les atomes est illimité parce que rien n'est plusceei que cela. Telle est en effet Ia cause qu'ils donnent del'illimité' .

L'explication généraIe que Leucippe et Démocritedonnent de Ia nature n'est donc rationnelle que parceque Ies choses elles-mêmes se produisent conformémentà Ia raison, de même que, dans d'autres formuIationsdu même principe, elles se produisent conformément àIa nécessité. Or cette raison d'être se trouve dans Ienombre illimité des atomes et de leurs formes. Il fautajouter que le vide lui-même est illimité, laissant tou-jours libre un nouvel intervalle ou les atomes puissentse porter dans leur mouvement incessant. On ne pour-rait en effet, si les príncipes n'étaient pas illimités, com-prendre un autre illimité, celui des corps composés etde leurs apparences: l'infinité des effets - celle desmondes et des associations atomiques - n'est intelligibleque si l'on pose une infinité dans les principes eux-mêmes, 11est peu probable que Démocrite ait cherché à I,distinguer entre I'infinité des mondes réels et l'infinité -í'-des mondes possibles. Le propos démocritéen, dans I ,témoignage de Simplicius, est bien plutôt d'élaborer uneontologie- et une explication générales à partir desrégles les plus simples. II suffit en effet, pour expliquer

l. Commentaire SUl' Ia Physique d'Aristote, 28 . 17-27 [DK 68 A 38].2. Au sens le plus fondamental de « discours sur ce qui est véritable-

ment », par opposition aux apparences et au devenir. De ce point devue, comme on va le voir, Démocrite se situe encore dans le sillagetracé par Parménide.

Philosophie naturelle et nécessité / 19

Ia démultiplication des différences, d'admettre troisrêgles objectives, à Ia fois méthodologiques et réelles :

R, : 11n'y a que des atomes et du vide. La formulerevient à de multiples reprises dans les témoignages an-tiques. Elle prend notamment Ia forme de l'oppositionentre ce qui existe « réellement » (eteê) ou par nature- les atomes et le vide - et ce qui n'existe que « parconvention » (nomô) ou selon nos croyances, comme lescouleurs ou les saveurs'. La conception démocritéennede Ia réalité physique est donc réductionniste, toute réa-lité étant circonscrite aux constituants ultimes de Iamatiêre. Cette prerniêre rêgle, signifiant positivementque les atomes et le vide composent toutes choses etnégativement qu'aucune autre chose n'a d'existence,vaut comme un príncipe d'exclusion ontologique. Ellegarantit donc Ia force cosmologique de Ia nécessité parune nécessité logique. En effet, les atomes ou Ie pleinsont l'être (on) ou le quelque chose (den) et le vide estle non-être (mê on) ou le rien (mêden]', Or, même si lenon-être est en Ull sens, parce que le vide n'est pasmoins que les atomes, il n'y a pas de troisiême statutontologique entre l'être et le non-être. Démocrites'oppose ainsi à Parménide tout en lui demeurant fidêlesur un point essentiel. 11 s'oppose à lui, non seulement

l. Voir notamment Aétius, IV, 9, 8 [DK 67 A 32] ; Diogéne Laêrce,Vies... , IX, 72 [DK 68 B 11-7]; Galien, Des éléments selon Hippocrate, I,2 [DK 68 A 49], De l'expérience médicale, XV, éd. Walzer-Frede [DK68 B 125] ; Sextus Empiricus, Conlre les savants, VII, 135 [DK 68 B 9].

2. SUl' cette transposition, voir notamment, outre le texte ci-dessus :Aristote, Métaphysique, A, 4, 985 b 4 [DK 67 A 6] ; Génération et cor-ruption, I, 8, 325 a 23 [DK 67~A 7] ; Aristote chez Simplicius, Commen-taire SUl' le Traité du ciel d'Aristote, 294 . 33 = Rose 208 [DK 68 A 37] ;Simplicius, Commentaire SUl' Ia Physique d'Aristote, 28 . 4 [DK 67 A 8] ;Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, I, 13 [DK 68 A 40]. Pourl'usage des expressions den et méden, voir Galien, Des éléments selonHippocrate, 1,2 [DK 68 A 49] ; Plutarque, Contre Colotês, 1108 F [DK68 B 156]. Dans ce couple conceptuel, le terme désignant l'être estdérivé de celui qui désigne le non-être, com me si, à partir du mot« néant », nous appelions l'être « ant ».

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20 I Atome et nécessité

en posant une multiplicité d'étants - les atomes -, maisaussi dans Ia mesure ou il admet l'existence d'unecertaine forme de non-être - le vide - et Ia réalité dumouvement dont ce non-être est Ia condition. Il luidemeure toutefois fidéle en exeluant Ia possibilité d'un

'i. troisiémjL..genre. L'atome, éternel et immuable en sonessence, recueille les propriétés de l'être éléatique. Ainsi,parce que tout ce qui existe est nécessairement soit del'atome, soit du vide, toutes les modifications conceva-bles ou observables sont déterminées par les différencesatomiques.

R2 : Les différences entre les atomes sont limitées enzenres mais illimitées en nombre. 11y a en effet, selon leb .

texte de Simplicius, trois genres de différences : rythme,modalité, disposition. Or l'infinité des différences derythmes ou de figures atomiques - comme A diffêre deN - se démultiplie en une infinité de différences demodalité ou d'ordre - comme AN diffêre de NA - elle-même démultipliée en une infinité de différences de dis-position ou de position - comme N diffêre de Z (N cou-ché)'. Nous ne pouvons donc faire l'expérience desmodifications atomiques, non seulement parce que lesatomes eux-mêmes sont imperceptibles, mais aussi parceque leurs différences se déploient à l'infini. Nous pou-vons cependant rendre raison de ce qui passe notre expé-rience, en nous fondant sur une typologie des différencesqui, quant à elle, n'est pas illimitée, et qui explique Iadémultiplication des combinaisons atorniques.

RJ : II suffit d'une seule modification dans un agrégatdonné pour que celui-ci constitue une combinaison dif-férente. Ainsi, une seule lettre peut suffire à modifier Iasignification d'un mot et les mêmes lettres permettent,

l. Ces exemples sont donnés par Aristote, Métaphysique, A, 4,985 b 4 [DK 67 A 6]. Aristote, comme Simplicius aprês lui, transposeles termes abdéritains « rythme, modalité, disposition» (rhusmos, trope'1-diathigê} en « figure, ordre, position » (schêma, taxis, thesis).

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Philosophie naturelle et nécessité I 21

associées dans un ordre différent, de produire un sensdifférent'. On pourrait objecter qu'il y a des différencesnégligeables par rapport à Ia permanence global~ del'agrégat. De fait, Ia définition que les atomlstes/donnent eux-mêmes de Ia vie animale - un ~r?cessus deré-alimentation constante en atomes sphenques parI'intermédiaire de Ia respiration - suppose que le même.individu perdure au cours de ces modifications atomi-ques. De ce point de vue, toutes les dif~érences ne Ason~pas également significatives ni productnces des ,m~mesdegrés d'effets. En toute rigueur, cependant, I animalqui respire, comme tout agrégat connaiss~nt une com-pensation en atomes, devient à chaque mstant autrequ'il n'était. En effet, en vertu de RI, les êtres .ne s?ntqu'atomes et vide et pas autre chose. Une mOdl?CatlOnatornique, füt-elle minime, suffit donc à modifier cequ'ils sont. Nous verrons que Ia question du statutontologique des composés (Ia pierre, l'arbre, I'animal)n'est pas elose pour autant. La réduction du réel auxatomes et au vide signifie en tout cas que toutes lesmodifications dépendent de Ia combinatoire définiepar R2•

Dês lors toutes choses jouissent d'un droit égal àl'existence, .d'une véritable isonomie ontologique, ce quiexplique, pour reprendre les termes de. S~plicius, que•.« rien n'est plus ceci que cela », Le pnncipe de causa-lité, parce qu'il constitue une combinatoire illimitée, estdonc également un principe de totalité et, en ce sens,I'équivalent d'un príncipe de raison. su~fisante. 11 ~n vade Ia totalité ouverte des combinaisons atorruquescomme de Ia bibliothéque illimitée, figure de l'univers,imaginée' par Borges : on y trouve tous les livres ~once-vables, signifiants ou absurdes, parce qu'elle contient Ia

1. Voir en ce sens Aristote, Génération et corruption, I, 2, 315 b 6[DK 67 A 9].

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22 / A tome et nécessité

totalité des combinaisons alphabétiques, bien que lenombre de pages que contient chaque livre soit limite'.

On doit toutefois se demander si Démocrite pouvaitassumer toutes les conséquences de sa propre théorie : siles atomes sont illimités non seulement en nombre et enformes mais aussi en tailles, comme le signalent certainstextes, ne devait-il pas admettre l'existence d'atomesgigantesques, « grands comme un monde », pourreprendre 1'hyperbole d' Aétius ?2 Les épicuriens avaienten effet dénoncé, avant ce demier, cette conséquenceaberrante de l'infinitisme qu'iIs attribuent à Démocrite :s'iI y a réellement une infinité de formes atomiques, ilfaut admettre des atomes de toutes grandeurs, ce qui con-tredit Ia thêse abdéritaine de I'imperceptibilité des atomes(Hrdt., 56 ; DRN, lI, 485-499). Cependant, dire, commeIe fait Démocrite, que le nombre des formes atomiquesest illimité ne revient pas exactement à dire que cenombre est rigoureusement et arithmétiquement infini.Le même terme, apeiron, peut se traduire par « illimité »,par « infmi », mais aussi, plus simplement, par « indé-fini ». Or Ia combinatoire démocritéenne n'est pas unepure Iogique de 1'infini. Elle sert avant toute chose à fon-der une physique et elle le fait dans Ie cadre d'une expli-cation régressive et négative : il est nécessaire et suffisantde supposer des formes atomiques en nombre illimité,mais iI n'est pas nécessaire, puisque ainsi 1'on atteint déjàune infinité de combinaisons possibIes, de supposer queIeurs grandeurs sont en nombre rigoureusement infini. Lepoint de vue strictement logique qui devrait imposer uneisonomie parfaite ne peut donc 1'emporter sur le point devue physique, qui exige seulement une variation indéfiniedes formes et des grandeurs dans le domaine de

I. Jorge Luis Borges, La bibliothêque de Babei dans Fictions (Ficcio-nes, Bucnos Aires, 1956).

2. I, 12, 6 [DK 68 A 47).

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Philosophie naturelle et nécessité / 23

l'imperceptibIe. Épicure, dans Ie passage précité, argu-mente d'ailleurs en ce sens à son propre profit, mais celane nous interdit pas de penser que Démocrite lui-mêmeait fait de même.

Du reste, et c'est là Ie deuxiême aspect de Ia néces-sité, Démocrite l'assimiIe également au processus phy-sique universel que représente le mécanisme des mouve-ments atomiques. Pour Démocrite, rapporte Aétius, Ianécessité se définit comme « Ia résistance [antitupia), Ietransport (phora) et Ie coup (plêgé ) de Ia matiêre »1.La matiêre (hulê) désigne ici les atomes', Cette noticemontá! que Ia nécessité n'est pas seulement le principed'existence de ce qui est, mais qu'elle régit égalementson mode d'être, en l'occurrence ses mouvements. Lacombinatoire que 1'on vient d'analyser est en effet sanscesse renouvelée parce que les atomes sont toujours enmouvement. Les atomes étant par définition insécabIes,leur résistance renvoie mécaniquement Ie mouvementreçu lorsqu'une agrégation ne peut se faire. Ainsi lecoup ou Ie choc (plégé) - ou encore Ia secousse (pal-mos)" - est présenté par de nombreux témoignages'comme étant le véritable responsabIe du mouvement.

Ce mécanisme éIémentaire semble toutefois comporterune zone d'ombre, que Ies adversaires de 1'atomismen'ont pas manqué de dénoncer: ne faut-il pas remonterà un premier mouvement ou à l'origine même du mou-vement si l'on veut établir Ia radicalité de Ia nécessité?Pour qu'iI y ait choc, ne faut-il pas qu'il y ait eu préala-blement mouvement? Ainsi Aristote qui, nous l'avons

I. I, 26, 2 [DK 68 A 66]. Voir, dans le même sens, Aristotechez Simplicius, Commentaire SUl' le Traité du ciel d'Aristote,294 . 33 - Rose 208 [DK 68 A 37), ou Ia nécessité est rapportée auxassociations et dissociations atomiques.

2. Démocrite, rappelons-Ie, ne semble pas avoir lui-même parlé dehulé.

3. Voir I'ensemble des témoignages présentés par Diels-Kranz sousle n° 68 A 41.

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24 / AIOme et nécessité

vu, voit dans l'atomisme abdéritain une physique inca-pable de rendre compte de Ia causalité finale, estimequ'il ne peut pas non plus rendre compte de Ia causalitéefficiente ou motrice'. 11n'est pas non plus possible de secontenter d'invoquer Ia fonction causale du vide, füt-ceà titre de cause négative, celui-ci n'étant qu'une condi-tion nécessaire mais non suffisante du mouvement desatomes. 11 est par ailleurs peu probable que Démocriteait cherché à expliquer le mouvement premier des ato-mes par Ia pesanteur, que leur attribuent certains témoi-gnages, même si Épicure, pour sa part, verra dans Iachute vers le bas des atomes Ia conséquence de leurpoids propre', Démocrite conçoit le mouvement origi-naire des atomes, à l'état précosmique, comme un « écla-boussement en tous sens » (peripalaxis)», c'est-à-direcomme un mouvement qui n'est initialement déterminépar aucune direction préférentielle. 01', comme le préciseSimplicius dans le passage concerné, « ce n'est pas seule-ment le premier mais aussi le seul mouvement que lesAbdéritains ont attribué aux éléments <i. e. : les ato-mes>, tandis que les autres mouvements, ils les attri-buent aux corps composés à partir des éléments ». Ainsi,ces autres mouvements, de croissance, de dirninution oud'altération, parce qu'ils caractérisent des composésd'atomes, ne sont que des modifications mécaniques dumouvement originaire de ces mêmes atomes.

Paradoxalement, c'est peut-être Aristote qui nous pro-pose Ia meilleure réponse à cette difficulté théo-rique. Démocrite, selon lui, « dit qu'il n'y a pas de prin-

I. Voir Métaphysique, A, 4, 985 b 19-20 [DK 67 A 6).2. Lettre à Hérodote, § 61. Sur Ia difficile question de Ia pesanteur

de I'atorne démocritéen et de son éventuelle fonction cinétique, on se• reportera à l'étude de Deois O'Brien, Theories of Weight in lhe Àncient

Word, I : Democritus, Weight and Size, Paris-Leyde, 1981.3. Simplicius, Commentaire SUl' Ia Physique d'Aristote, 1318 . 33 [DK

68 A 58 = B 168]; Aristote, Du ciel, m, 4, 303 a 4 [67 A 15].

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,Fac. FiI. C. Humanas UF~AGPhilosophie naturelle et nécessité / 25

cipe de ce qui est toujours et de ce qui est illirnité »1.Démocrite s'efforce manifestement de rendre comptedes causes motrices prochaines, ce que le mécanismedes chocs lui permet de faire, mais rien n'indique qu'il sesoit posé Ia question de Ia cause premiêre dumouvement. Or si, comme le suggêre indirectement letémoignage d' Aristote, cette question ne s'est pasposée, c'est sans doute qu'elle ne devait pas l'être. Enassociant três étroitement les atomes à Ia nécessitélorsqu'il s'agit de désigner les principes, Démocriteétablit que les premiers sont toujours sournis à Iaseconde. lSi les atomes, eux-mêmes éternels, sont enmouvement de toute éternité, parce qu'ils sont indisso-ciables du vide qui les sépare, il n'y a pas lieu derechercher- une cause premiêre de leur mouvement./La nécessité englobe à Ia fois Ia matiêre en mouvementet le mouvement de Ia matiere et elle suffit, ainsicaractérisée, à clore par avance toute recherche de cetype. 11est d'ailleurs significatif que Démocrite, commenous avons eu l'occasion de le voir, désigne occasionnel- tilement l'atome ou sa forme par le terme de rhusmos,c'est-à-dire le rythme ou Ia figure en mouvement prisedans son rapport dynamique à d'autres figures'.L'atome démocritéen est donc indissociablement formeet mouvement.

Enfm, « nécessité » est aussi le terme par lequel Démo-crite désigne Ia dinê, le tourbillon qui est à l'origine de Ia

1. Génértuion des animaux, lI, 6, 742 b 20-21. Voir égalemeot Cicé-ron, Des fins ... (De finibus}, I, VI, 17 [DK 68 A 56] : « Ce mouvementdes atomes o'a pas eu de commencement (nul/o a principio) et est éter-nel. » De même, le Pseudo-Plutarque rapporte que toutes les choses, siloin que 1'00 remonte daos un temps illimité (ex apeirou chronou}, ontété établies par Ia nécessité (Stromates, 7 [DK 68 A 40]).

2. Sur Ia signification de rhusmos, voir P.-M. Morei [1996], p. 53-59 .Démocrite désigne aussi I'atome par le terme idea, sous lequel ilfaut sans doute enteodre une forme indivisible et géométriquementdéterminée.

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constitution d'un monde donné. Ainsi, selon DiogêneLaérce résumant Ia cosmogonie démocritéenne,toutes les choses se produisent selon Ia nécessité, le tourbillonétant Ia cause de Ia génération de toutes choses et il le nommeN écessi té' .

Ce témoignage montre que l'universelle nécessité, ounécessité précosmique, se singularise à l'état encosmiquedans chaque monde donné. Tous les mondes ne sontpas organisés de Ia même maniére, certains n'ayant niSoleil ni Lune, tandis que d'autres en ont plusieurs etque d'autres encore sont privés d'animaux, de planteset d'humidité-. Toutefois, c'est toujours avec une par-faite nécessité que les mondes suivent Ia loi inflexibleque fixe le tourbillon qui leur a donné naissance. Laproposition «toutes les choses se produisent selon Ianécessité » doit donc s'appliquer aussi bien au mouve-ment des atomes en général qu'à Ia succession des évé-nements encosmiques.

Le hasard et Ia néeessité. - Nous pourrions cepen-dant formuler une nouvelle objection, à propos du rôleque Démocrite assigne à Ia nécessité dans Ia genêse desmondes: il n'y a pas de raison contraignante pour qu'unmonde de teI type naisse en tel lieu et à tel moment, sibien que, paradoxaIement, c'est à Ia contingence ou auhasard, bien plus qu'à une nécessité déterminée, que lesmondes doivent leur existence. Or cette difficulté est for-muIée dans un certain nombre de témoignages antiquesqui attribuent au hasard (automaton) ou à Ia fortune(tuché ) le premier moment cosmogonique. C'est notam-

I. DL, IX, 45 [DK 68 A I]. Voir encore I'apposition de Ia nécessitéct de Ia dinê dans le témoignage de Sextus Empiricus, Contre lessavants, IX, 113 [DK 68 A 83].

2. Selon Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, I, 13 [DK 68A 40].

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Philosophie naturelle et nécessité / 27

ment le cas dans un passage três polémique de Ia Phy-sique d' Aristote :

11 y en a qui font du hasard Ia cause de notre ciel et de tousles mondes. IIs pensent en effet que c'est par le hasard que sontengendrés le tourbillon et le mouvement qui a produit Ia sépa-ration et Ia constitution du tout dans I'ordre qui est le sien. Etce qui est tout à fait étonnant, c'est qu'ils disent d'une part queles animaux et les plantes ne doivent ni leur existence ni leurnaissance à Ia fortune, mais que c'est en vérité Ia nature oul'intellect ou quelque autre chose du même genre qui en est Iacause - ce n'est pas en effet un être que1conque qui naít de Iasemence de chaque chose, mais de cette semence-ci nait un oli-vier et de cette autre un homme -, et d'autre part que le ciel etles plus divins des objets apparents sont engendrés par lehasard et qu'il n'y a là aucune cause semblable à celle des am-maux et des plantes'.

La critique porte à trois niveaux. D'une maniêre géné-rale, Aristote refuse que le hasard soit une véritablecause. 11ne l'est que par accident, en tant qu'échec de Iacause finale (Physique, II, 4-6). Les physiques mécanistesont d'ailleurs, à ses yeux, le tort fondamental d'ignoreria causalité finale (II, 8-9). Deuxiêmement, Ia position'décrite subvertit Ia répartition eosmologique du néces-saire et du contingent: pour Aristote, les mouvementsastraux sont dominés par Ia nécessité alors que Iacontingence, ce qui se produit réguliêrement, mais seule-ment « le plus souvent », est le propre du monde sublu-naire. Enfin, ce texte dénonce l'inconséquence des ato-mistes et des physiciens qui leur sont implicitementassocié~: ils font découler le nécessaire - l'ordre du

1. Physique, II, 4, 196 a 24-35 [DK 68 A 69]. Voir aussi Simplicius!Commentaire sur Ia Physique d'Aristote, 327 . 24 [DK 68 A 67], qUIassocie au hasard et à Ia fortune Ia formation du tourbillon cosmogo-nique, et op. cit., 330. 14 [DK 68 A 68]. Voir encore, pour le théme deIa soumission de toutes choses à Ia fortune, Lactance, Institutions divi-nes, I, 2 [DK 68 A 70]; Eusebe de Césarée, Préparation évangélique,XIV, XXVII, 4 [DK 68 B Il8].

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monde - du contingent - sa genêse, Comment com-prendre, en effet, que Ia détermination nécessaire qui està l'ceuvre dans Ia reproduction des espêces (l'olivierengendre un olivier; l'homme engendre un homme)puisse résulter d'une organisation générale initialementdépourvue de nécessité ?

L'opposition du hasard et de Ia nécessité, déjà présentechez Aristote, est naturelle pour un moderne : nous défi-nissons habituellement le nécessaire comme ce qui nepeut être autrement et nous attribuons au hasard, com-pris comme príncipe de contingence, ce qui peut ouaurait pu être autrement. Nous les opposons donccomme Ia total e détermination à l'absence de détermina-tion. Toutefois cette opposition n'est pas aussi radical echez les philosophes antérieurs à Aristote. Ainsi, chezPlaton, les deux notions se recoupent en plusieursendroits, notamment dans le Timée, ou Ia cause subor-donnée est aussi bien qualifiée de « fortune » que de« nécessité »1. Demême, lorsque Épicure parle des Abdé-ritains dans son traité De Ia nature (Peri phuseôs), illesprésente, nous y reviendrons, comme ceux qui font « deIa nécessité et du hasard Ia cause de toutes choses », sansopposer les deux notions. Du reste, Diogêne Laêrceachêve sa relation de Ia cosmogonie de Leucippe parl'évocation de Ia nécessité pré-cosmique à l'endroit mêmeou le témoignage d'Aristote fait intervenir le hasard :

De même qu'il y a des naissances de monde, de même ya-t-il aussi des accroissements, des disparitions et des destruc-tions selon une certaine nécessité (kata tina anankén), dont ilne précise pas Ia nature (DL, IX, 33 - DK 67 AI).

Il y a deux façons d'échapper à Ia difficulté. La pre-miére consiste à assimiler purement et simplementhasard et nécessité dans Ia pensée de Démocrite. Seule

I. Voir 46 E et 47 E. Comparer Sophiste, 265 C et Lois, XII, 967 A.

Philosophie naturel/e et nécessité / 29

s'oppose en ce sens à Ia nécessité cette représentationerronée que les hommes se font de Ia fortune lorsqu'ilssont dans l'ignorance des causes qui les déterminent',Ainsi en commentant les observations d'Aristote sur Iaconc~ption démocritéenne de Ia fortune, Simpliciusl'explique en ces terrnes": bien que Ia fortune ou lehasard jouent leur rôle dans Ia formation des mondes,rien dans le nôtre ne se produit sans cause. Nousretrouvons là le thême de Ia détermination totale, telque le formulait le fragment 2 de Leucippe. Le témoi-gnage de Simplicius est toutefois plus précis. Si rien nese produit fortuitement, c'est parce que chaque événe-ment dépend d'une chaine causale: si l'on trouve untrésor, c'est parce que l'on a creusé en plantant un oli-vier et si "Ie crâne de l'homme chauve a éclaté, c'estparce que l'aigle a lâché Ia tortue au-dessus de lui. Le \hasard ne serait donc finalement qu'un autre nom de Ianécessité. Cette solution se justifie dans Ia mesure ou le Ihasard comme Ia nécessité ont Ia même caractéristiquenégative: c'est toujours contre Ia providence ou contre .l'idée d'un intellect organisateur qu'ils sont invoqués. IIIfaut toutefois trouver un concept médian. Ce concept,sous-entendu dans l'idée d' anankê comme dans l'idéed'automaton, est celui de spontanéité ou d'immédiateté.Ce qui se produit par hasard ou par nécessité esttoujours spontané, c'est-à-dire indépendant de toutecause d'un autre ordre, comme une cause finale ou pro-videntielle. Ainsi, le traité hippocratique Des articula-tions montre comment les malades souffrant d'uneluxation « prennent nécessairement » (anankazontai),c'est-à-dire spontanément, les postures adaptées à Ia

I. Voir Aristote, Physique, Il, 4, 195 b 36 [DK 68 A 68), et lestémoignages et citations réunis par Diels-Kranz sous le n° 68 B 119.

2. Commentaire sur Ia Physique d'Aristote, 330. 14-20 [DK 68A 68).

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30 / Atome et nécessité

II"

situation'. Or nous savons par ailleurs que certainsauteurs du corpus hippocratique sont três proches ducerc1e démocritéen. La superposition du hasard et de Ianécessité, commandée par l'idée de spontanéité, étaitdonc familiêre à Démocrite et Ia contradiction dénon-cée dans le texte d'Aristote n'est três probablementqu'un effet de Ia polémique.

Une seconde solution toutefois permettrait de rendreen partie justice à l'analyse d' Aristote : Démocrite peutfort bien, tout en maintenant le recoupement du hasardet de Ia nécessité, réserver le premier terme à Ia forma-tion du tourbillon cosmogonique, estimant qu'ellen'obéit dans sa singularité à aucune raison contrai-gnante. Tout ce qui se produit à l'intérieur d'un mondedonné étant à I'inverse directement dépendant de sesétats antérieurs, le concept de nécessité s'y applique plei-nement. S'il est vrai que tout demeure soumis à Ia néces-sité entendue comme principe de causalité fondé sur Iacombinatoire atomique et à Ia nécessité des chocs etagrégations, Ia formation des mondes est bien plus fai-blement déterminée que leur mode interne de développe-ment. C'est sans doute ce qui lui vaut d'être rapportéeau hasard. Il est possible, de ce point de vue, de réconci-lier Ia doctrine de Démocrite avec Ia modernité si nousadmettons que Ie hasard n'est pas toujours rédúctible àune indétermination totale, Ainsi, Ia convergence deséries indépendantes, comme peuvent l'être chez Démo-crite des séries atomiques pré-cosmiques séparées par levide, est un fait de hasard objectif qui n'implique pasl'absence radical e de détermination. Plus encore, comme

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I. L'auteur du traité précise : « Ce n'est pas qu'ils recherchent avecpréméditation les attitudes les plus commodes, mais c'est Ia lésionmême qui leur apprend à choisir les plus commodes dans leur confor-mation présente» (Articulauons, § 52). Le texte est présenté et cité parJean Salem, Hippocrate. Connaitre. soigner, aimer. Le Serment et autrestextes, Pari, 1999, p. 180.

Philosophie naturelle et nécessité / 31

I'écrivait Cournot en 1875, « les faits qui arrivent parhasard ou par combinaison fortuite, bien loin de dérogerà I'idée de causalité, bien loin d'être des effets sanscause, exigent pour leur production le concours de pl.u~sieurs causes ou séries de causes. Le caractere de fortuiténe tient qu'au caractêre d'indépendance des causesconcourantes »1.

Pour Démocrite, le hasard est donc moins absurde ~tIa nécessité moins radicale qu' Aristote ne semble vouloirle croire. Ainsi, nous devons admettre d'une part qu'i! ya des variations régionales de Ia détermination néces-saíre et d'autre part que Ia nécessité admet l'aléatoire.Ce deuxiême point, nous le verrons, est essentiel si I'onveut comprendre Ia possibilité d'un acte libre.

La recherche des causes. - Cependant, si tous leS)mondes ne sont pas organisés ni structurés de maniete]identique, Ia philosophie naturelle, l'explication des phé-Inomênes réguliers ou exceptionne1s observables (Ia'reproduction sexuée, les tremblements de. terre: ~tc·),1peut-elle se déduire directement de Ia physique généraledes atomes et du vide ? De fait, Démocrite ne s'est visi-'blement pas contenté d'élaborer une ontologie et unephysique fondamentale. li s'est également livré à unesérie de recherches causales spécifiques, en biologie, enzoologie, en médecine, en géogrãphie ou encore sur lesconditions physiologiques de Ia perception. Le cataloguedes eeuvres de Démocrite, établi sous Tibêre par Thra-sylle et reproduit au livre IX des Vies de DiogêneLaêrce, confirme cette grande diversité d'investigations.Il mentionne d'ailleurs une série de traités SUl' les Cau-ses, dans lesquels il est question des phénomênes c~~es-tes, des sons, des animaux ou des végétaux. La traditionantique rapporte que Démocrite fut surnommé non seu-

I. Matérialisme, vilalisme, rationalisme, IV, § 3.

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II

32 / Atome e/ nécessité

Iement le Rieur, parce qu'il tournait en dérisionl'affairement des hommes, mais aussi Sophia, c'est-à-direIa Science, et aucun domaine des sciences positives deson temps ne parait avoir échappé à sa curiosité. Ainsi,au me siêcle de notre êre, l'évêque Denys d' Alexandrievoit en Démocrite, au-delà des critiques qu'il adresse àI'atomisme, un chercheur insatiabIe :

Démocrite disait, à ce qu'on rapporte, qu'il préférerait trou-ver une seule explication causale (ai/ia/agia) plutôt que dedevenir roi des Perses I.

I)La philosophie naturelle de Démocrite ne saurait

donc se réduire à Ia théorie générale des atomes et duvide. Elle justifie égaIement une série d'enquêtes empi-riques destinées à mettre au jour des étiologies particu-liêres à partir d'une méthode commune.r Cet aspect essentiel de Ia philosophie de Démocrite

,.pose un problême crucial: peut-on parler de causes à "propos des composés de notre monde alors que seulssont véritablement causes les atomes et le vide ? S'il n'y ~a, en effet, que des atomes et du vide (voir Ia regle R,) etsi les différences identifiables au niveau atomique(voir R2) sont les seules différences réelles, on ne voit pasce que peut signifier une recherche de causes spécifiquesparmi les composés. Ainsi Marx, dans sa dissertationcomparative sur Démocrite et Épicure, note à juste titrel'embarras dans leqüel l'Abdéritain s'est lui-mêmeplongé et il estime que Démocrite, « ne trouvant pas sa}satisfaction dans Ia philosophie, <s'est jeté> dans les "bras du savoir positif »2. La formule de Marx est sansdoute excessive, mais elle a le mérite de poser le pro- liblõrne de Ia cohérence de Ia physique de Démocrite. LaI 'n ion est réelle, et elle est renforcée par les nombreuses

I, Denys d'Alexandrie chez Eusêbe de Césarée, Préparation évangé-1/(//111, IV, XXVII, 4 [DK 68 B 118].

, 1l(I]'(orellce... , p. 226.

Philosophie naturelle et nécessité / 33

dénonciations démocritéennes du caractére convention-nel des apparences sensibles, sur lesquelles s'appuientpourtant les recherches empiriques.

Toutefois, cette tension même est assumée par Ialhéorie, et cela par deux moyens : l'explication des pro-priétés des composés et des qualités sensibles par lesfigures atomiques, et l'adoption d'une conceptioncomplexe de Ia causalité. Démocrite fait tout d'aborddériver les propriétés des composés des différences ato-miques, comme nous l'avons vu en identifiant lesrégles R2 et R3' Simplicius rapporte qu'il est « remontéaux atomes » (epi tas atomous anebé), comme les pytha-goriciens sont remontés aux surfaces, pour rendrecompte du chaud et du froid', Cette anabase atomiquec t longuement décrite par Théophraste dans son traitéSur Ia sensation (§ 49-83 - DK 68 A 135), qui montre parcxemple que Ia blancheur s'explique par Ia présenceI'atomes lisses parce que le lisse laisse pénétrer Ia

lumiêre, Lucrêce écrira de même :Quand elles peuvent toucher agréablement nos sens, /les

choses sont formées d'atomes ronds et lisses, / mais quand ellesnous semblent âpres et améres / elles sont formées d'un tissud'atomes plus hérissés (lI, 402-405).

Les atomes n'en sont pas moins sans qualités. Ilsn'ont aucune de ces propriétés, comme Ia couleur ou le

üt, qui sont susceptibles d'altération, puisqu'ils sont.ux-mêmes incorruptibles. L'atome n'a donc pas les pro-priétés dont il est le principe. Nous pouvons rire sanstre formés d'atomes rieurs et philosopher sans atomes

philosophes, comme le dit si bien Lucrêce (lI, 986-988).Cependant, il ne suffit pas toujours d'évoquer Ia figure

dcs atomes et il faut souvent recourir à des explicationsplus complexes. Te! est notamment Ie cas pour Ia défini-

I. Commentaire sur le Traité du ciel d'Aristote, 564. 24 [DK 68 A120).

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34 / A torne et nécessité

tion de Ia vie par Ia respiration', L'animal absorbe, eninspirant, des atomes sphériques, les mêmes atomes quiconstituent également le feu. Pénétrant à l'intérieur ducorps, ils le meuvent comme I'Aphrodite en bois queDédale avait mise en mouvement en y versant dumercure-. L'inspiration permet donc à l'agrégat corporelde résister à Ia pression du milieu environnant. Quandcette pression l'emporte, l'expiration de figures sphéri-ques n'est plus compensée par de nouveaux apports et Iamort survient. On ne peut donc, pour expliquer Ia vie, secontenter d'invoquer les figures sphériques. 11faut encoretenir compte de l'état de l'agrégat corporel et de Ia qualitéde l'air environnant. Si c'est le processus de respiration etnon Ia sphéricité des figures psychiques qui définit Ia vie,c'est que celle-ci dépend d'une conjonction de facteurs oud'une convergence de séries atomiques. 11 y a, d'autrepart, parmi les composés, des structures remarquables etconstantes qui se reproduisent en tant que structures. Lacausalité proprement atomique n'est dans ce cas que lepremier maillon d'une chaine causale.

De même, le phénomene du rapprochement spontanédes semblables, qui, nous l'avons vu, se produit auniveau atomique, est également observable parmi lescomposés. C'est une même loi, à Ia fois rnicro et macro-physique, qui rapproche les atomes de même forme etles anirnaux de même espêce. Elle favorise ainsi leurmutuelle reconnaissance et elle explique, par extension,que toute connaissance exige une ressemblance entre leconnaissant et le connu : .

Três ancienne est en effet 1'opinion que l'on retrouve chez lesphysiciens, selon laquelle les semblables connaissent les sembla-bles. Démocrite semble s'en être persuadé, alors que Platon

1. Voir Aristote, Traité de l'âme, I, 2,404 a 1 [DK 67 A 28] et Parvanaturalia. De Ia respiration, 4, 471 b 30 [DK 68 A 106].

2. Aristote, Traité de l'âme, I, 3,406 b 15 [DK 68 A 104].

Philosophie naturelle et nécessité / 35

parait I'avoir effleurée dans le Timée. Mais Démocrite fonde sonurgument à Ia fois sur les êtres animés et sur les êtres inanimés.gt en effet, dit-il, les animaux forment troupeau avec des ani-Il1!lUX d'espéce identique, comme les colombes avec les colom-bcs, les grues avec les grues etainsi pour tous les autres animauxprivés de raison. Et il en va de même pour les inanimés, commeO!1 peut le voir avec les graines que l'on passe au crible ou avecI 's galets le long des plages. Cal', dans un cas, sous 1'effet duIourbillon provoqué par le crible, les lentilles sont rangées sépa-iément avec les lentilles, les grains d'orge avec les grains d'orge,01 les grains de blé avec les grains de blé ; et dans I'autre cas, sousl'cffet du mouvement des vagues, les galets oblongs sont poussés/lU rnême endroit que les oblongs, les ronds au même endroit queI 'S ronds, comme si Ia similarité qui se trouve dans les chosesiontenait un facteur de rassemblement'.

La thése du rapprochement naturel.des semblablesn'cst pas propre à Démocrite, comme le signale Sextus,qui l'attribue ailleurs à Empédocle ou à Philolaos. Ce[ui est toutefois remarquable, c'est qu'elle trouve confir-

mation dans l'expérience sensible commune et sans réfé-I' nce directe au mouvement des atomes. Nous pourrionsibjecter que si les grues se rassemblent, c'est parce

qu'elles sont constituées d'atomes identiques et qu'en ce'ns leurs mouvements ne leu r sont pas propres, maisont encore Ia conséquence des mouvements atorniques.

'l'outefois, Ia suite du texte annule cet argument: le11\ uvement du crible trie les graines en vertu de leurslormes de graines et non du fait de leur compositionI( mique. 11en va a fortiori de même pour les galets, quiont constitués d'atomes identiques et ne varient que par

I 111' forme, Le principe du rapprochement des semblajhl s opere donc à deux niveaux distincts, celui des ato-lIIéS et celui des composés, et il justifie que Ia méthode[ Ii logique reconnaisse le statut de causes à des proprié-I 'N qui ne se réalisent qu'à ce second niveau,

I. Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 116-118 [DK 68 B 164].

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36 / Atome et nécessité

II

La conception démocritéenne de l'hérédité en donneune autre illustration. Pour Démocrite comme pour lesauteurs du Corpus hippocratique, Ia semence, mâle etfemelle, provient de l'ensemble des parties du corps. Laprédominance (epikrateia) des semences mâles sur lessemences femelles ou inversement explique à Ia fois Iadéterrnination du sexe et les ressemblances morpholo-giques avec les parents'. Toutefois, l'embryon est encore« modelé » dans l'utérus aux traits de sa mêre'.L'hérédité matemelle ne résulte donc pas seulement deIa semence qui provient de Ia mêre et qui concurrence Iasemence patemelle, elle s'explique aussi par un phéno-mêne d'empreinte ou de moulage qui ne dépendqu'indirectement de Ia constitution atomique des corpsconcernés. Il y a bien dans ce cas une relation de causa-lité, propre au niveau des composés, qui peut êtreexpliquée sans remonter aux atomes eux-mêmes.

Ainsi, Ia physique démocritéenne consiste toujours àidentifier Ia présence de Ia nécessité. Toutefois, elle nese limite pas à une physique des premiers principes. S'ilest vrai qu'elle est intégralement réductionniste, dans Iamesure ou seuls existent véritablement les atomes et levide, Ies composés n'étant que des agrégats plus oumoins précaires et les espéces n'ayant pas en tant quetelles de réalité, elle cherche aussi à identifier des struc-tures remarquables et relativement constantes. Cesstructures produisent un certain nombre d'effets etvalent en ce sens comme des causes secondes par rap-port à Ia causalité premiêre et antécédente des différen-ces atomiques. Elles ne constituent pas des réalités nou-velles, mais des conditions particuliêres de variation dumouvement atomique. La conception démocritéenne deIa causalité manifeste en fait une complexité que ses

I. Voir les témoignages réunis par Diels-Kranz sous le n" 68 A 143.2. Aristote, Génération des animaux, Il, 4, 740 a 33 [DK 68 A 144].

11

Philosophie naturelle et nécessité / 37

adversaires et ses héritiers ne reconnaitront pas et ilsn'en témoigneront qu'à Ieur COrpS défendant. Aristote,notamment, reproche à Démocrite de s'en tenir à Iaseule causalité matérielle ou élémentaire, alors que Iarecherche démocritéenne des causes vise au-delà deimples relations d'inhérence, des re1ations d'anté-

c.édence : e.lle ne se contente pas d'invoquer Ia composi-üon atomique de tel ou tel composé, elle cherche àident~er .Ies séries causales qui, par leur convergence,en définissent les propriétés', Les épicuriens, nous1al~ons le voir, simplifient à leur tour Ia physique abdéri-Ítal?-e en s'attaquant à son príncipe même, Ia toute-)puissance de Ia nécessité.

épicure, Lucrêce :Ia nécessité, une explication insuffisante

Reprise et réforme de Ia théorie de l'atome. - Tout enrcprenant ~ son compte I'essentieI de Ia physique démo-critéenne, Epicure entreprend de Ia réformer sur un cer-tain nombre de points. Il le fait notamment en dénon-cant I'insuffisance de I'explication de toutes choses parlu nécessité, dont il s'agit alors de limiter Ie pouvoir-.

Épicure limite d'abord l'infini atomique qui, nousI'avo~s vu.)oue un rôIe fondamental dans Ia physiquede Democnte. Le nombre des atomes est toujours infinimais ceIui de Ieurs formes ne l'est plus absoIument·.elui-ci est simpIement inconcevable, sans quoi nousdevri?ns aussi admettre un nombre infini de grandeurs111 rmques (Hrdt., 42-43 et 55-56). 11y a bien une infinitéd'atomes, parce qu'il y a, à chaque fois, une infinité

.1. Sur Ia conception démocritéenne de Ia causalité et sa réception11l111que,je renvoie à P.-M. Morei [1996].

2. Voir, en ce sens, Maria Luisa Silvestre, Democrito e Epicuro : ilII'/lSO di una polemica, Naples, 1985.

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d'atomes de même forme (Hrdt., 42; DRN, lI, 524-525),mais nous ne pouvons admettre une infinité absolue desformes atomiques sans tomber dans I'absurde supposi-tion d'atomes grands comme des mondes. Nous avonsvu que Démocrite pouvait échapper à cette critique, parle biais implicite de Ia solution qui sera explicitementcelle d'Épicure. Ce dernier se fonde toutefois sur unargument qui ne pouvait être celui de Démocrite: s'iln'y a pas une infinité de grandeurs atomiques, ce n'estpas seulement parce que I'atome est par principe imper-ceptible, c'est, plus positivement, parce qu'on ne cons-tate rien de tel (Hrdt., 56). Le témoignage des sens, àl'égard duquel, nous le verrons, Démocrite adopte uneattitude três critique, atteste lui-même que le nombre desformes atomiques est limité. Plus encore, ajoute Lucrêce(lI, 496-521), si tel n'était pas le cas, il n'y aurait rien deperceptible parce qu'il n'y aurait rien de distinct. S'il yavait une infinité de formes atomiques, les impressionssensibles, qui en dépendent, varieraient elles-mêmes àl'infini. Elles seraient ainsi totalement confuses, faute delimite. Aprês avoir évoqué les cinq sens et les différencesqu'ils font percevoir, Lucrêce conclut :

Puisqu'il n'en est rien, et qu'une limite précise / maintient depart et d'autre Ia somme des choses, / il faut reconnaitre que lesformes de Ia matiêre / ne doivent pas non plus varier à l'infini(lI, 512-514).

i

Il ne s'agit donc pas seulement de parer à une objec-tion, que d'ailleurs les épicuriens formulent eux-mêmes,mais encore de révéler positivement I'importance del'idée de limite, ce dont nous n'avons pas trace chezDémocrite. L'argument lucrétien de Ia distinction desimpressions sensibles montre d'ailIeurs que Ia notion delimite est également déterminante sur le plan de Iathéorie de Ia connaissance: Ia confusion hypothétiquedes impressions sensibles donnerait au sceptique un

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Philosophie naturelle et nécessité / 39

ti rgument décisif contre Ia canonique épicurienne, quiplace Ia sensation au premier rang des critêres de vérité(DL, X, 31-32). De même, sur le plan éthique, les plai-xirs vains se caractérisent par leur illimitation, alors quelês plaisirs appropriés à notre nature, en tant qu'ils peu-vcnt faire I'objet d'un calcul des avantages et des désa-vantages, correspondent à un arrêt, donc à une limitedans Ia recherche de satisfaction des désirs (Mén., 128-129). Ainsi Ia prerniêre figure de Ia nécessité démocri-I cnne, Ia combina to ire atomique fondée sur le principed'isonomie, perd sa radicalité au profit d'un principe desélection ou de limitation.

Cett~ rectification affecte également Ia cosmogonie.Sclon Epicure (Pyth., 90), en effet, il ne suffit pas d'unrassemblement d'atomes quelconques et d'un tourbillondans le vide pour que, « sous l'effet de Ia nécessité », unmonde soit engendré. C'est là l'explication « d'un de ceuxqu'on appelIe physiciens », précise Épicure, comme pour11 ieux signaler l'attaque anti-démocritéenne. Pour qu'uníourbillon soit proprement cosmogonique, il faut des ato-mos ou des semences (spermata) appropriés (Pyth., 89).L'évocation de Ia seule nécessité est donc insuffisante et111 thêse de I'indifférence des formes atomiques est rejetée.

L'atome lui-même est conçu différemment. Épicuredoit en effet, pour sauver l'assise de Ia physique ato-mi te, faire face aux critiques qu'Aristote avait adressées\ Démocrite. Leucippe et Démocrite estimaient que Iapctitesse et Ia solidité de I'atome suffisaient à expliquerou indivisibilité. Il est .arrivé que, sur Ia foi d'un texte

pcu précis de Simplicius', I'on prête des parties à I'atomed mocritéen. L'ensemble des témoignages dont nous dis-

I. <L'indivisible s'entend en plusieurs sens, dont celui-ci: > « ",au(lIIN il il a des parties et une grandeur, alors qu'il est impassible à cause

li NU dureté et de sa densité, comme c'est le cas de chacun des atomes deI) mocrite », Commentaire sur Ia Physique d'Aristote, 82 , 1-3,

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posons s'y oppose toutefois et nous avons tout lieu deeonsidérer que Démoerite eoncevait I'atome eommeune unité indivisible, non seulement physiquement,mais aussi théoriquement ou géométriquement : ehaqueatome est une idea, e'est-à-dire, non pas une idée au sensplatonieien du terme, mais une forme et une entité dontIa détermination géométrique (sphére, eube, eône, ete.)est ultime et indivisible. Nous devons done nous efforeerde eoneevoir l'indivisibilité de l'atome démoeritéen nonseulement eomme une résistanee absolue à Ia fragmenta-tion matérielle, mais encore comme un attribut essentielde toute structure géométrique ultime. Pour y parvenir,nous devons admettre deux choses : a) I'atome est à Iafois forme et matiêre ; b) I'univers atomique n'est pasmeublé de points matériels indistinets mais de polyêdresde toutes formes.

Aux yeux d' Aristote, toutefois, et en vertu del'argumentation du livre VI de Ia Physique sur Ia conti-nuité du mouvement, l'atome ne peut échapper à Ia divi-sibilité mathématique, même si I'on postule, comme lefont les atomistes, son indivisibilité physique : si I'atomese meut et franchit ainsi une limite spatiale, c'est queI'on peut distinguer en lui Ia partie qui a déjà franchi Ialimite et celle qui ne l'a pas encore franehie (VI, 10).Épieure, devant prendre en compte cette critiquei, admetdeux choses : a) le vide n'est pas seulement un intervalleentre des atomes, mais aussi un espace ou ils se meuvent(Hrdt., 40; DRN, I, 444); b) I'atome a des parties. Ilfaut concevoir, par analogie avec le minimum sensible,que l'atome a en lui-même des unités de mesure, desparties premiêres, inséparables et de ce fait ineapables de

I. Simplicius témoigne de ce procédé de réponse dans son Commen-taire sur Ia Physique d'Aristote, 925. 10 [DK 67 A 13]. Sur Ia prise encompte par Epicure des critiques adressées à !'atomisme par Aristote,on se reportera à I'ouvrage de David Furley, Two Studies in the GreekAtomists, Princeton, 1967.

Philosophie naturelle et nécessité / 41

produire par elles-mêmes mouvements et agrégations(Hrdt., 59; DRN, I, 599-634). On ne peut toutefois invo-quer le mouvement pour les estimer divisibles. D'une1 art, eIles ne se meuvent pas par elles-mêmes, mais entant que parties, diseernables par Ia seule raison, del'atome en mouvement. D'autre part, les textes d'Épi-.ure nous eonduisent à penser que le minimum dansl'atome est de même grandeur que le minimum spatial.Ainsi, lors du mouvement de l'atome dans I'espace vide,ihacune de ses parties passe d'un lieu à I'autre toutntiêre en un instant, ce qui est tout à fait coneevableIans une physique pour laquelle le temps est constituéI'unités indivisibles (Hrdt., 62; DRN, IV, 164, 193, 794-

7 6). En fondant Ia' eommensurabilité de Ia grandeur. rporelle, de l'espaee et du temps sur Ia théorie des

mínima, Épieure estime done pouvoir se soustraire aureproche d'absurdité qu' Aristote adresse à Ia thesedómocritéenne du mouvement des indivisibles.

La Lettre à Hérodote d'Épieure apporte enfin des pré-·i ions signifieatives sur Ia question du mouvement ato-rnique. Comme Démocrite, Épicure se soustrait àI'aporie de l'explication premiêre du mouvement, celui-citant éternel et done sans commencement (Hrdt., 44). II

précise toutefois, ee que ne font pas les témoignages deI1 physique abdéritaine, que les atomes se meuvent àvitesse égale dans le vide, quel que soit leur poids (Hrdt.,61-62), mais aussi que le poids propre de I'atome estiause de son mouvement vers le bas, les chocs en modi-llant Ia trajectoire (Hrdt., 61 ; DRN, 11, 84). Les témoi-nages sont plus explicites eneore sur Ia distanee quiépare sur ee point Epieure de Démocrite. Ainsi, selon

Cicéron, le premier impute le mouvement au poids1 r pre de l'atome alors que le second le ferait dépendrede' seuls chocs'.

I. Du destin, XX, 46 [DK 68 A 47].

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42 / Atome et nécessité

Déviation atomique et nécessité. - Cependant, l'inno-vation principale de l'épicurisme en ce qui concerne lemouvement des atomes vient de Ia théorie de Ia dévia-tion ou déclinaison des atomes iclinamen en latin;parenklisis en grec). La formulation de ce príncipe n'apas pour seule fonction de répondre aux difficultés rela-tives à l'explication du mouvement atomique. Elle doitaussi fonder Ia possibilité de l'acte libre. II est donc assezdifficile de distinguer les deux aspects, physique et éthi-que, de cette théorie et nous aurons à revenir plus loinsur le second. Toutefois, son exposition, au Chant 11 deLucréce, s'insêre dans un développement sur Ia phy-sique. De plus, il se justifie en grande partie par le soucid'échapper, non seulement au destin des Stoiciens, maisaussi au nécessitarisme démocritéen, ou tout au moinsau type de nécessitarisme que les épicuriens attribuent àDémocrite.

La premiêre difficulté que pose l'interprétation du cli-namen est celle de sa paternité. Alors que nous n'entrouvons pas Ia mention dans les écrits conservésd'Épicure, plusieurs témoins antiques Ia lui attribuentcependant. Ils le font en outre par opposition à Ia phy-sique de Démocrite et à Ia toute-puissance de Ia néces-sité. Quelles que soient les hypothêses concernantl'origine de Ia théorie (Épicure lui-même dans des textesperdus ? dans Ies Iacunes des textes conservés ? Ies sue-cesseurs d'Épicure ?), elle est de toute façon, quant àI'esprit, dans Ia continuité des arguments du Maitre duJardin. Deux textes méritent tout particuliêrement d'êtrecités, Ie premier de Cicéron, Ie second de Diogêned'<Enoanda :

Ainsi, comme Épicure s'apercevait que, si les atomes sontentraínés vers le lieu inférieur par leur poids propre, rien neserait en notre pouvoir, parce que leur mouvement serait déter-miné et nécessaire, il inventa un moyen de se soustraire à Ianécessité, chose qui avait visiblement échappé à Démocrite : il

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I Philosophie naturelle et nécessité / 43,

dit que I'atome, lorsqu'il est entrainé par le poids et Ia pesan-teur en ligne droite vers le bas, dévie un tout petit peu '.

Si quelqu'un en effet use du raisonnement de Démocrite, endisant que les atomes n'ont aucun mouvement libre à cause deleur collision réciproque, et qu'en conséquence toutes les cho-ses paraissent mues par Ia nécessité, nous dirons à sonencontre : ne sais-tu pas, qui que tu sois, qu'il y a aussi dans les[I tomes un certain mouvement libre, que Démocrite n'a pasdécouvert, mais qu'Épicure a mis en lumiêre, qu'il y a un mou-vement de déviation, comme i1 le montre à partir des phénomé-nes ? Et le plus important : si l'on croit au destin, on supprimet ut avertissement et tout reproche, et de même les méchants<ne peuvent être justement punis, puisqu'ils ne sont pas res- Ip nsables de leurs offenses>'.

Ces témoignages prennent tout Ieur sens à Ia lumiêrede I'exposé que constitue Ia section délimitée par Iesvcrs 216-293 du Chant II du De rerum natura. Du strictpoint de vue physique, Ie c/inamen permet d'expliquerque Ie mouvement des atomes ne soit pas réduit à leursihutes rectilignes et paralléles qui, s'effectuant dans levide sans différence de vitesse, ne sauraient provoquerde rencontres: « Sans cette déclinaison, tous, commeouttes de pIuie, / tomberaient de haut en bas dans le

vide infini » (11, 221-222). II apparaít dans l'ensembIe de.cs textes comme un facteur supplémentaire du mouve-mcnt, facteur qui s'ajoute au poids propre de l'atomemais aussi à Ia seuIe invocation des chocs (voir Ia « colli-Ni n réciproque » des atomes dans Ie texte de Diogêned'<Enoanda). Le c/inamen n'est donc pas simpIement unmouvement de pIus, mais l'écart minimum de I'atome

1. Cicéron, De Ia nature des dieux, I, xxv, 69. Voir également I,~XVI, 73; Du destin, X, 22-23 ; Des fins ... , I, VI, 19; I, VIII, 28; Aétius,I, 12, 5, 6 et I, 23, 3, 4; Philodéme, Des signes, 54.

2. Diogêne d'<Enoanda, frag, 54 Smith [contient DK 68 A 50]. Jerumpléte Ia lacune finale en suivant les suggestions de Martin Ferguson,'1I1ilh, Diogenes of Oinoanda. The Epicurean Inscription, Naples, 1993,li. 94.

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par rapport à sa trajectoire initiale. Cet écart est, à vraidire, tout aussi originel que Ia chute en ligne droite, sibien que le clinamen est une universelle condition,chaque fois renouvelée, des rencontres atomiques. C'està Ia fois une propriété constante de Ia matiére et unerupture capable de modifier, non seulement Ia trajectoirerectiligne de Ia chute des atomes, mais aussi l'enchai-nement causal des chocs et des rebonds atomiques. Or,nous l'avons vu, cet enchainement est un des aspectsessentiels de Ia nécessité telle que Démocrite Ia définit.De plus, puisqu'il y a rupture dans Ia concaténation desmouvements, le lieu et le moment du processus sontindéterminés (DRN, lI, 218-219 ; 293), ou du moins rela-tivement indépendants des états antérieurs du systêmedans lequel se produit cette rupture.

Cela ne signifie pas, pour autant, que Ia déviationrésulte d'une force extérieure, par une sorte de déroga-tion au principe fondamental de l'immanence des causesou qu'elle soit sans cause, comme le voudrait Ia critiquede Cicéron'. Le fait de Ia déviation est aussi originel quele mouvement des atomes; il est donc éternel et ne sau-rait résulter d'une provocation premiére. Dévier est unepropriété de l'atome et cette immanence causale fonde lepouvoir de notre volonté :

Il faut donc reconnaitre que les atomes aussi, /outre leschocs et le poids, possedent en eux-mêmes / une cause motriced'oú nous vient ce pouvoir / puisque rien, nous le voyons, derien ne procede (DRN, n, 284-287).

La déviation atomique, comme Ia décision Iibre, est àelle-même sa propre cause. Ainsi, Ia liberté réside dansune force d'autodétermination et de résistance à deuxformes de nécessités: à Ia nécessité externe de Ia con-trainte physique, comme «Iorsque nous avançons, pous-

I. Du destin, X, 22; Des fins ... , I, VI, 19.

Philosophie naturelle et nécessité / 45

sés / par une force étrangêre, puissante et contrai-gnante » (lI, 272-273), et à Ia nécessité interne, IorsqueI'esprit (mens) est réduit à Ia pure passivité (lI, 289-291). Démocrite n'est sans doute pas ici le seul adver-saire de Lucrêce, mais iI est três probablement visé autravers de Ia premiêre opposition. Nous notons à cetteoccasion que Lucrêce ne nie pas le fait de Ia nécessité,mais seuIement l'idée qu'elle soit une cause absolumentdéterminante.

Cette doctrine assez déroutante peut assurément passerpour un artifice théorique, principalement commandé parlc besoin de s'opposer à Ia nécessité démocritéenne et àune représentation simplifiée de Ia conception stoíciennelu destin'. Elle répond également au souci de donner une

justification physique à Ia liberté. Toutefois, sans nier leslifficultés d'interprétation qui se présentent à ce sujet,

1\ us devons reconnaitre que Lucrêce prend pleinementn compte Ia signification cosmologique de Ia déviation :

il faut admettre, pour expliquer l'ordonnancement des,11 ndes, un principe d'indétermination. Sans Ia dévia-li n, précise Lucréce, «Ia nature n'aurait jamais riencréé » (11, 224). Alors que Démocrite maintient Ia néces-

itó au premier rang de I'explication physique, Lucrêceitue Ia contingence au principe même de l'organisation

dos choses. Le clinamen est une limitation radicale dupouvoir de Ia nécessité.

La nécessité au service de Ia nature. - Les épicuriensI 'Hcrvent donc le terme d' anankê, dans Ia descriptionli H processus atomiques, à Ia nécessité au sens strict,

I. La distinction établie par Chrysippe entre les causes parfaites etprlncipales d'une part et les causes auxiliaires et prochaines d'autre part(I",mct en effet de concilier le déterrninisme du destin et Ia libertéd'll . .ornplir ce qui est en notre pouvoir. Chrysippe, explique Cicéron," tublit une distinction entre les causes, pour éviter Ia nécessité tout en"IJlMc,'vant le destin » (Du destin, XVIll, 41).

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c'est-à-dire à Ia forme Ia pIus déterminée et Ia plus con-traignante de nécessité dans l'univers démocritéen. Cedéplacement conceptuel ne doit pas masquer Ia proximitédes vues : Démocrite admettait déjà le caractére aléatoiredes mouvements précosmiques et Ia présence, résiduelleet marginal e, d'un hasard objectif dans le cours des évé-nements du monde. Toutefois, il inc1uait encore le hasarddans Ia notion de nécessité et ne songeait manifestementpas à attribuer à l'indétermination, en tant que telle, Iafonction cosmogonique que Lucrêce lui assigne. Ainsi,l'aléatoire est chez Lucrêce universel et premier. Le voca-bulaire utilisé dans Ie De rerum natura pour caractériserle mouvement premier des atomes le montre bien : à plu-sieurs reprises, dans le Chant II (voir les vers 83, 105,109), revient l'expression per inane vagantur, « ils errentdans le vide », le verbe vagor suggérant l'inconstance et leflottement. Les atomes et les mouvements de Ia matiêresont d'ailleurs à Ia fois aveugles et obscurs, conformé-ment au double sens de caecus, sans cesse repris pour lesqualifier. L'image, déjà démocritéenne, du mouvementdes grains de poussiére dans un rayon du .soleil joue duc1air-obscur pour exprimer cette idée :

Il est encore une raison de mieux observer / les corps sebousculant parmi les rayons du soleil : / de telles turbulencessignifient qu'au-dessous / Ia matiêre est agitée de mouvementsobscurs. /Oui, tu verras souvent ces corps changer de route / etretourner en arriêre sous d'aveugles chocs, / tantôt ici, tantôtlà, partout et en tous senso / Cette errance est due aux príncipesdes choses (II, 125-132).

Nous pouvons donc, à partir de ce que I'observationsensible révêle dans sa c1arté, concevoir le désordre téné-breux de l'imperceptible mouvement des atomes. Nousretrouvons cependant cette difficuIté c1assique': si Ia

I. Objectée par Cicéron à Épicure lui-même, Des fins .. , I, VI, 20.

Philosophie naturelle et nécessité / 47

c ntingence est premiêre, comment expliquer que l'ordre(les mondes et leur organisation, Ia relative constancedes phénomênes) vienne du désordre?

La premiêre réponse à cette question doit êtrecherchée dans Ia thématique de Ia limite, dont nousavons vu qu'elle jouait un rôle transversal et fondamen-tal dans Ia philosophie épicurienne. Les possibilités nes nt pas absolument infinies, qu'il s'agisse de Ia gran-dcur des atomes, de Ia formation des agrégats ou de Iae nstitution des mondes, rnême si elles échappent parlcur quantité à notre conception. Chez Lucrêce, Ianature limite d'elle-même les possibles en définissant des« pactes », les foedera naturae', qui instaurent dans notremonde Ia constance des phénomênes et Ia stabilité desispéces. Or cette limitation des combinaisons par l'ordreinstitué, loin de remettre en cause Ia physique des ato-mes, Ia suppose au contraire :

Conc1uons: puisque les êtres ont, selon leur espêce, / unelimite donnée de croissance et de vie, / puisque Ia capacité deihacun d'eux est fixée / inviolablernent par les pactes de Ianature / et que, loin de changer, tout demeure constant, / jus-qu'aux divers oiseaux qui successivement / présentent sur leur-orps les marques de l'espéce, / il leur faut donc aussi un corpsli ' matiêre immuable (I, 584-592).

Le devenir organisé que régissent les pactes de Iauature est préservé de I'épuisement par l'infinité des ato-IIlOS et par leur caractêre inaltérable : nous devons sup-poser une infinie réserve d'atomes, pour que les pertesli '~corps et des mondes soient compensées (I, 1051) et il

I. En faisant usage du terme foedus, alliance, pacte ou contrat,1.11 iréce veut sans dou te suggérer que le lien naturel qui unit les phéno-111 nos n'est pas une relation absolument nécessaire, mais un mo de dellnlson qui comprend Ia contingence, Sur ce concept central de Ia cos-mologie lucrétienne, on se reportera à I'article de Gabriel Droz- Vincent," t.cs foedera naturae chez Lucréce », dans Carlos Lévy (éd.), LeIII/ICCpl de nature à Rome. La physique, Paris, 1996, p. 191-211.

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faut, pour que les phénomênes réguliers' se reproduisent,que Ia dureté de l'atome assure Ia pérennité de ce qui lesfonde. Ainsi, Ia régularité des foedera naturae repose surle fait que le mouvement des atomes est, dans sa diver-sité même, immuable (lI, 297-302). A l'inverse, il estconforme à ces mêmes pactes de Ia nature que les corpsse désagrêgent et demeurent soumis à un flux permanent(V, 310), l'ordre des choses n'étant jamais, commel'existence même de notre monde, qu'une situation pro-visoire et précaire. La constance des phénomênes nepeut qu'être relative et elle est toujours sous-tendue parle mouvement incessant des atomes.

Il y a cependant de Ia nécessité, non seulement dans Iarégularité des effets, mais aussi dans l'universalité deleurs principes :

J'enseigne le pacte qui préside à toute création, / Ia nécessité(necessum) pour chacun de lui rester soumis, / nu! ne pouvantbriser les strictes lois du temps (V, 56-58).

L'homme peut certes vouloir s'y soustraire, parimmoralité, par superstition ou faute de pratiquer Iaphilosophie naturelle. Il n'en demeure pas moins que lesévénements du monde, tout en dépendant de l'aléatoiremouvement des atomes, sont régis par l'ordre qu'ins-tituent les pactes de Ia nature. Notre liberté ne saurait seconquérir au prix du désordre et l'ordre qu'impose Iarégularité des pactes ne l'aliêne nullement : s'accorder àleur nécessité, c'est en même temps s'accorder à notrenature. Prétendre s'en détoumer, c'est donc finalementcroire que l'on peut s'affranchir du réel.

Quelle signification faut-il donner cependant auxnombreuses expressions qui, chez Lucrêce, font de Ianature le sujet organisateur du monde? La nature est en

I. Sur Ia cohérence et Ia régularité des générations naturellesqu'organisent les foedera naturae, voir encore V, 924. Ce sont cesrnêmes pactes qui expliquent le pouvoir d'aimantation (VI, 906).

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Philosophie naturel/e et nécessité / 49I

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effet dite « créatrice » (natura creatrix, voir I, 629 ou lI,1117) ou « souveraine » (natura gubernans, voir V, 77) etelle « exige» (natura cogit). N'est-ce pas là, au-delà deslicences qu'accorde le genre poétique, introduire unedimension téléologique, voire intentionnelle, dans l'ordredes choses ? Or Lucrêce rejette toute forme de providen-lialisme. Les atomes ne tiennent pas conseil et n'exercentaucune sagacité pour se mouvoir (I, 1021-1022). Quantaux dieux, ils sont indifférents au cours du monde (lI,1090-1104).

La nature n'a, en fait, pas d'autre pouvoir « créa-tcur » que celui qu'exercent les atomes eux-mêmes. Lamétaphore de Ia eréation s'applique d'ailleurs égalementà ces demiers malgré leur aveuglement (I, 829). Si lesatomes ne décident pas, ce n'est pas seulement qu'ilsn'ont pas les propriétés mentales que supposerait l'actede décision, c'est surtout qu'ils n'ont nul besoin de lefaire. Leur infinité, l'infinité du vide ou ils se meuvent etIa diversité de leurs mouvements leur permettentd'essayer toutes les combinaisons jusqu'à Ia productionti 'une structure stable (I, 1023-1030). Ce principed'épuisement explique Ia totale spontanéité des agence-rncnts et l'immanence radicale de leur fondement :

Si tu possêdes bien ce savoir, Ia nature t'apparait / aussitôtlibre et dépourvue de maítres tyranniques, / accomplissant toutd'clle-même sans nul secours divin (Il, 1090-1092).

L'idée de spontanéité ou d'immédiateté est d'ailleurs-xprimée de maniére particuliêrement redondante auvcrs 1092: Ia nature accomplit son ceuvre « elle-même,I 111' elle-même et spontanément » (ipsa sua per sesponte) .

Ainsi, le passage du désordre à l'ordre ne découle pasculement du principe de limitation que constituent les

[uedera naturae. 11 s'explique également par Ia sponta-1I ité de l'apparition des structures. La génération n'est

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pas autre chose en effet qu'un mouvement local et ellene suppose aucune sorte de plano Dês lors qu'une com-binaison viable se forme, il y a déjà génération et orga-nisation. Les désignations des atomes dans le poême deLucrêce le montrent bien : ce ne sont pas seulement Ia« matiêre » (materies ou materia), les « principes pre-miers des choses » (primordia rerum), les « corps pre-miers » (corpora prima) ou les « principes » (principia) ;ce sont aussi les « semences des choses » (semina rerum)ou leurs « principes géniteurs » (genitalia rerum).Lucrêce, explique Pierre Boyancé, « a négligé de traduirele mot relatif à Ia structure de l'atome isolé, le mot phy-sique pour multiplier les expressions qui se réfêrent àI'atome engagé dans Ia genêse des choses »1.

Lucrêce ne sépare d'ailleurs pas radicalement les ato-mes des composés, comme le faisait Démocrite. Demême que, chez Épicure (Hrdt., 40-41), les corps(sômata) comprennent à Ia fois les composés (sunkri-seis) et ceux dont les composés sont faits (ta d'ex hônhai sunkriseis pepoiéntai), de mêrne I'ensemble des cor-pora se subdivise chez Lucrêce en primordia rerum etconcilia (1, 483-484). L'apparition d'une catégorie englo-bant à Ia fois les atomes et les composés montre qu'iln'y a plus de rupture ontologique dans le passage àl'organisation et c'est ce qui explique pourquoi, dans Iaphysique épicurienne, les composés n'ont plus seulementIa pseudo-existence conventionnelle que leur attribuaitDémocrite, mais une existence réelle. De même, les pro-priétés des composés (configuration, couleur, grandeur,poids, etc.), bien qu'elles n'existent pas par soi et quecertaines d'entre elles soient non pas permanentes maisaccidentelles, comptent néanmoins parmi les choses exis-tantes, en tant qu'elles sont rapportées aux corps ou

I. Lucrêce e/ l'épicurisme, Paris, 1963, p. li\.

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affirmées des COrpS, qui ne sauraient exister sans pro-priétés (Hrdt., 68-73 - DRN, 1, 449 sq.). Comme DavidSedley l'a montré en discemant dans cette doctrinel'esquisse d'une « théorie des propriétés émergentes »1,Épicure et Lucrêce entendent ainsi se démarquer duréductionnisrne démocritéen.

Dire, enfin, que Ia nature est souveraine (naturagubemans}, ce n'est pas signifier qu'elle projette pourl'administration du monde quelque poli tique que ce soit.A Ia fois naturante et naturée, elle n'est pas, en effet,autre chose que ce qu'elle organise. Plus encore, parcequ'elle est à Ia fois localement ordonnée et originelle-ment sans ordre, son gouvemement est aussi bien celuidu hasard que celui de Ia nécessité qui en dérive-. Ainsi,Jacques Monod, qui plaçait en 1970 son ouvrage Lehasard et Ia nécessité sous l'autorité de Démocrite, auraitpu tout aussi bien invoquer Lucrêce, notamment lors-qu'il expose Ie schéma de l'évolution : « une fois inscritdans Ia structure de l' ADN, l'accident singulier et commetcl essentiellement imprévisible va être mécaniquement etfidélement répliqué et traduit, c'est-à-dire à Ia fois multi-plié et transposé à des millions ou milliards d'exem-plaires, Tiré du rêgne du pur hasard, il entre dans celuide Ia nécessité, des certitudes les plus implacables. Carrest à l'échelle macroscopique, celle de I'organisme,qu'opêre Ia sélection » (p. 155).

I, Voir notamment « Epicurean Anti-Reductionism », dans J. Bar-11S - M, Mignucci, Matter and Metaphysics, Naples, 1988, p. 297-327,

2. Voir, en ce sens, I'article d'Alain Gigandet, « Natura gubernans(I.ucrêce, V, 77) », dans C. Lévy, op. cit. p, 213-225, qui releve, nonluin de I'expression natura gubernans, Ia notion de « fortune souve-iuinc » (fortuna gubernans, V, 107) et l'interprête ainsi: « Avec le1Ilt111des'abolissent les pactes mêmes sur lesquels celui-ci reposait, ce11111dénonce leur origine elle-même contingente: na/ura gubernans, for-1111111gubernans ensemble indiquent Ia tâche de penser Ia nécessité elle-111me com me effet local du hasard, les lois comme agencement précaireti 1/\ contingence » (p, 223),

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52 I Atome et nécessité

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Parce que l'ordre procede du désordre, Ia régularitédoit nous apparaitre comme étant de fait et non dedroit, comme une nécessité postérieure, qui ne se justifieque parce qu'il en est ainsi et pas autrement. Le fina-lisme, dans Ia conception lucrétienne de l'organisationde Ia matiêre, est donc inutile.

La situation peut se résumer de Ia maniêre suivante.Pour Démocrite, Ia nécessité est premiêre et suffisante,sans impliquer pour autant un déterminisme radical.Épicure, si nous nous abstenons de lui attribuer Iathéorie de Ia déviation qui, de fait, n'apparait pour nousque dans des textes postérieurs, réduit le pouvoir de Ianécessité par un double moyen : il limite le nombre desformes atomiques et il introduit un principe de sélectionpré-cosmique, Ia présence de « semences » appropriéespour expliquer Ia formation des tourbillons cosmogoni-ques. Lucréce reprend cette double limitation et il sou-met explicitement Ia nécessité à une contingence pre-miére, celle qu'introduit le clinamen dans le mouvementoriginaire des atomes'. Loin d'être « principe de touteschoses », comme l'affirmait Démocrite Ia nécessité semet, avec Épicure et Lucréce, au service de Ia nature.

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. 1. Si nous nous en tenons à l'état actuel des textes, rappelons-le,Epicure ue parle pas lui-mêrne de « déviation ».

Nécessité et liberté

Démocrite: tranquillité de l'âme et nécessité

L 'éthique de Démocrite. - La philosophie des pre-miers atomistes est d'abord et fondamentalement unephysique. Or cette physique offre au regard de l'hommeun monde dépourvu de signes susceptibles de lui propo-ser des normes. Comment, dans ces conditions, conce-voir qu'elle comprenne une éthique et qu'elle cherche,par conséquent, à donner sens et valeur aux actionshumaines?

Le catalogue de Thrasylle mentionne pourtant huittraités sous Ia rubrique Ethika (Livres d'éthique ), li estassez difficile, en fait, d'établir une stricte cor-respondance entre ces titres et les fragments et maximesqui nous ont été conservés. Ceux-ci sont d'ailleursgénéralement restitués par des témoins éloignés (Cicé-ron, Philodême, Sénêque, Plutarque et surtout Stobéeau v' siêcle). Aristote, pour sa part, ne mentionnejamais Démocrite dans ses traités éthiques. N otreprincipal citateur, Stobée, se réfere, non pas àDémocrite lui-même, mais à des anthologies composéesvers le nr siêcle avant J.-c. Ses citations (DK 68B 169-297) sont réduites à l'essentiel, probablementreformulées, lorsqu'elles n'ont pas été fabriquées detoutes piêces. C'est sans doute également le casdes « Maximes de Démocrate » (DK 68 B 35-115),cnsemble de sentences éditées au XVII' siêcle etd'authenticité parfois discutable, même si l'on admetque le nom de Démokratés ressemble fort à une défor-mation de Démocrite, en l'absence d'un meilleur candi-dat. Le fragment le plus long dont nous disposons (DK

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54 / A/orne et nécessité

68 B 191) n'occupe que 23 lignes dans Ia pagination deDiels-Kranz'.

L'éthique démocritéenne peut être cependant recons-truite à partir de trois grands thêmes : Ia tranquillité del'âme (euthumié ), Ia responsabilité de l'âme vis-à-vis ducorps, le respect de soi-même. La tranquillité ou joie del'âme (DK 68 B 191) s'acquiert par une juste mesure desplaisirs. Mesurer lesojoies et les peines revient en effet àréaliser l'équilibre de l'âme elle-même. II faut donc fixerson esprit sur les possibles et se contenter de ce qui nousest accessible. Le spectac1e des intempérants nous sertd'exemple négatif, nous incitant à tenir nos propresbiens pour suffisants et à poser un terme à Ia recherchede Ia satisfaction des désirs. Démocrite annonce ainsi lecélebre prologue du Chant II de Lucrêce- en montrant lepouvoir dont nous disposons sur nos propres représen-tations. II ne s'agit donc pas de supprimer le plaisir maisd'en régler l'usage, dans l'idée que le plaisant et le désa-gréable servent de limite (horos) ou de signe pour distin-guer l'avantageux du nuisible (DK 68 B 4 et 188).L'euthumie, dit encore Stobée, est pour Démocritel'équivalent du bien-être (euestâ), de l'harmonie (har-monia), de l'équilibre (summetria) et de l'absence detrouble (ataraxia)', Elle est aussi absence de crainte(athambia r.

I. Une certaine prudence s'impose donc lorsqu'il s'agit d'attribuer àDémocrite tel ou tel élément doctrinal tiré des fragments moraux,comme le montre notamment J. Salem [1996], p. 301 sq. Toutefois, leu rlexique, manifestement démocritéen dans Ia plupart des cas, constitueun argument de poids en faveur de I'authenticité g1obale.

2. « Douceur, lorsque les vents soulêvent Ia mer immense /d'observer du rivage le dur effort d'autrui, / non que le tourrnent soitjamais un doux plaisir / mais il nous plait de voir à quoi nous échap-pons » (v. 1-4).

3. Stobée, Choix de textes, VII, 2, 7 [DK 68 A 167].4. Cicéron, Des fins ... , V, XXIX, 87 [DK 68 A 169]; Clément

d'Alexandrie, Stromates, II, 130 [DK 68 B 4].

Nécessité et liberté I 55

La perspective d'un tel bonheur suppose de faitl'autonomie, au moins relative, de l'âme, et en ce sens Iaresponsabilité mo rale. Aussi le corps serait-il fondé àappeler l'âme en justice lorsqu'elle le laisse se dégraderpar ses négligences et son intempérance'. On aurait tortde voir là une concession à une forme de dualisme.L'âme, nous l'avons vu, est corporelle et elle est tout àIa fois principe de connaissance et príncipe de mouve-ment. Démocrite, en opposant l'âme au corps, songebien plutôt à affirmer le pouvoir de nos facultés, psycho-physiques, de perception et de jugement SUl" l'acquisitiondes vertus et des vices. S'il est vrai que les fragmentsmoraux ne font pas explicitement de Ia philosophie oude Ia connaissance de Ia nature Ia condition du bonheur,comme ce sera le cas chez Épicure (Hrdt., 78; Mén.,122), ils invitent néanmoins à l'exercice du jugement. Leraisonnement (logismos) ale pouvoir de chasser le cha-rin lorsque l'âme ne semble plus en mesure de le maitri-

ser (DK 68 B 290) et il est même capable d'améliorerl'état du corps (DK 68 B 187). Aussi l'éthique démocri-I enne exige-t-elle que l'on puisse éprouver Ia honte deIIOS mauvaises actions et elle commande de faire en sorte.que l'on éprouve le respect de soi même (heauton aides-thai), La loi à laquelle nous devons nous soumettre doitIII ce sens être instituée en notre âme (DK 68 B 264;H4; 244).

Ajoutons enfin que Démocrite accompagne ces maxi-111 'S de prescriptions plus particuliêres sur l'éducation,

111' les dangers de Ia superstition, sur Ia punition ou surI" p Iitique, apparaissant à cette occasion comme un desrurcs philosophes de l'Antiquité à faire un éloge - certesmcsuré - de Ia démocratie (DK 68 B 247 à 256). Les1(11 Iques éléments de politique démocritéenne dont nous

I Plutarque, De (a passion et de (a ma/adie, frag. 2 [DK 68 B 159];1111 uussi Quelles passions sont les pires ... , 500 D [DK 68 B 149].

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56 / Atome et nécessité

disposons posent d'ailleurs le problême de Ia liberté endes termes assez subtils, eonfrontant Ia néeessaire indé-pendanee devant les lois, le grand nombre et les affairespubliques à l'exigenee d'une liberté soeiale et politique.Ainsi, « le sage ne doit pas se soumettre aux lois, maisvivre librement (eleutheriâs ) »1 et Démoerite présente Ialiberté de parole, Ia parrêsia, eomme « le propre de Ialiberté » (oikeion eleutheriês ), toute Ia diffieulté étantd'en estimer le moment opportun (DK 68 B 226). Inver-sement, l'éloge de Ia démoeratie semble se justifier par Iaperspeetive d'une réaIisation politique de Ia liberté : « Lapauvreté en démoeratie est autant préférabIe à Ia soi-disant prospérité ehez Ies despotes que Ia Iiberté (eleu-therié ) I'est à I'esc1avage » (DK 68 B 251).

Tous ces thêmes eoneourent à faire de l'éthique démo-eritéenne une éthique de Ia responsabilité personnelle',

Éthique et philosophie naturelle. - Le problême deI'intégration de eette éthique à l'ensembIe de Ia philo-sophie de Démocrite se pose néanrnoins. Un certainnombre de cornrnentateurs, estimant que Ia tonaIitégénéraIe des fragments moraux était incompatibIe avecune physique nécessitariste, ont opté pour Ie constatd'ineohérence. De quelle Iiberté pouvons nous jouir eneffet dans un monde soumis à Ia néeessité et en queI sensl'âme peut-elle être responsabIe de l'état de l'agrégat cor-poreI? Les épicuriens vont du reste dénoneer eetteaporie, cornrne nous Ie verrons pIus Ioin. II est cepen-dant possibIe de relier I'éthique à Ia physique. La pre-miêre, en effet, dans sa formuIation eornrne dans sesintentions, complete Ia seconde sans Ia démentir.

1. Saint Épiphane, Contre les hérésies, m, 2, 9 [DK 68 A 166].2. Voir, en ce sens, l'étude de David Konstan « Democrito sulla

responsabilità dell'agente », Questioni di etica e ~etafisica, Quadernidell'Istituto di Filosofia, 6, Pérouse, 1988, p. 11-27.

Nécessité et liberté / 57

Partons tout d'abord du § 45 du résumé de DiogêneLaêrce, particuliérement révélateur des problêmes qui seposent à ee propos. Aprês avoir rapporté l'essentiel desthêses physiques, au § 44 du livre IX des Vies, Diogêneaborde en effet l'éthique :

Toutes les choses se produisent selon Ia nécessité, le tourbil-I n étant Ia cause de Ia génération de toutes choses et il nommeIc tourbillon Nécessité. La fin est Ia tranquillité, qui n'est pas Iamêrne chose que le plaisir, comme certains I'ont compris à con-Iresens, ce qui fait que l'âme vit dans Ia sérénité et I'équilibre,n'étant troublée par aucune crainte ni superstition, ni parquelque autre passion. li appelle également cet état bien-être, etlui donne encore de nombreux noms. Les qualités existent par.onvention, mais les atomes et le vide existent par nature.Telles étaient ses théses.

Ce qui surprend le plus, à vrai dire, dans ee passage,c'est d'abord le fait que Diogêne ne voit pas de diffieultéíans Ia confrontation de Ia nécessité physique et de Ia

ti etrine morale. Cela tient sans doute au style doxogra-phique qui est le sien et qui impose de réduire àl'cssentiel ce qui mériterait d'être plus précisément mis'n questiono Diogêne juxtapose des thémes ou des têtesde ehapitres bien plus qu'il ne cherche à problématiserI '8 thêses qu'il résume. II n'en demeure pas moins qu'ilI'flit ici coíncider le thême de Ia toute-puissance de Ia1\ cessité avec l'idée que l'hornrne peut se proposer des1111 , en l'occurrenee le bonheur que promet Yeuthumiê.l/H premiêre question qui se pose est done de savoir siDómocrite, auquel on attribue un traité sur les fins (periII'/OUS), peut concilier l'autonomie dans Ia prescription(I li fins et Ia surdétermination physique.

11convient d'abord de préciser le sens que Ia notionti fin (telos) prend dans ce contexte. Ce terme neI 11ifie pas néeessairement, eornrne ce sera le cas chezristote, Ia projection anticipée du résultat au sens ou

I lui-ci est d'abord présent à l'état de puissanee, cornrne

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58 I Atome et nécessité

I'adulte dans l'embryon ou Ia statue achevée dans l'artdu sculpteur. Le telos, c'est aussi le résultat lui-même,I'accomplissement ou l'oeuvre que l'on accomplit, ouencare l'achêvement, Démocrite use manifestement duconcept en ce sens, lorsqu'il déclare, dans le frag-ment 295 :

Le vieillard a été jeune, alors qu'il n'est pas certain que lejeune homme atteigne Ia vieillesse. Le bien accompli (to teleionagathon ) est donc supérieur au bien à venir et incertain.

11 en va de même dans le fragment 269 :L'audace est le commencement de l'action, mais c'est Ia for-

tune qui est maitresse de son achêvement (tolma prêxios archê,tuchê de teleos kuriê),

Ce demier fragment est doublement remarquable. Ilmontre d'abord, en affirmant Ia possibilité de l'actionou de toute entreprise humaine intentionnelle, que leprobléme initial demeure posé dans sa radicalité, indé-pendamment du sens que l'on donne à telos : Démocritepose une nécessité universelle tout en élaborant une doe-trine de l'action volontaire', Il signale également que Iaréflexion sur l'aboutissement de nos actes porte en mêmetemps sur leurs conditions extérieures de réalisation:nous ne pouvons faire l'économie de l'aléatoire et garan-tir notre moralité par le postulat de notre parfaite auto-nomie. On perçoit à cette occasion les limites des rap-prochements opérés par certains commentateurs entre lethême démocritéen du respect de soi-même et l'auto-nomie morale kantienne: il ne peut y avoir de loi

1. Plusieurs fragments vont explicitement dans ce sens, qu'ils trai-tent de I'action (prêxis ou praxis: B 55; 66; 81 ; 177) ou de I'acte(ergon: B 55; 145). Il ne s'agit pas nécessairement de I'action moralemais plus généralement de tout acte relevant d'une décision. Du reste:praxis désigne une affaire ou une transaction avant de signifier uneaction morale. Le problême de Ia possibilité d'une initiative humainen'en demeure pas moins posé.

Nécessité et liberté I 59

morale immédiateet inconditionnelle dans un univers oules fins sont irréductiblement conditionnées et dans lecadre d'une éthique qui ne distingue pas entre le projetmoral et l'estimation de nos possibilités de réussite.

li est à cet égard tout à fait significatif que Démocritedésigne ce qui chez lui tient lieu d'idéal moral, Ia tran-quillité, en termes privatifs : l'absence de crainte (atham-bia) , l'absence de trouble (ataraxia) ou le non-étonnement [athaumastia)', Le texte de Diogêne Laêrcefait d'ailleurs usage de plusieurs expressions négatives :Yeuthumiê n'est pas le plaisir, elle se caractérise parl'absence de crainte, de superstition ou de toute autrepassion. Enfin, le fragment 191 montre que Ia tranquil-lité résulte d'une mesure par défaut, entre les manques etles excês, et de Ia prise en compte, nous I'avons vu, ducontre-exemple que nous offrent les intempérants. Lanature elle-même ne nous propose aucun modele deconduite, aucun paradigme du bonheur, aucun sens sus-ceptible d'orienter l'action humaine. Or nous ne pou-vons nous abstraire de cette nature qui n'est autre enson fond que des atomes et du vide. Se donner des fins,dans I'univers démocritéen, ce n'est donc nullement pré-tendre faire I'économie de Ia nécessité. Le projet moral,devant .1'absence d'une immuable représentation de Iafin, consiste essentiel1ement à savoir ce que Ia fm n'estpas. Pour Démocrite, Ia téléologie moral e est d'abordune téléologie négative.

D'autre part, comme l'a montré Gregory Vlastos',Démocrite ne se contente pas de formuler des prescrip-tions morales: il entend justifier physiologiquementI'idéal de tranquil1ité et fonder ainsi son éthique norma-

I. Pour ce dernier terme, voir Strabon, Géographie, I, 61 [DK 68A 168].

2. «Ethics and Physics in Democritus» dans R.-E. Allen et D.-1. Fur-ley, Studies in Presocratic Philosophy, vol. Il, Londres, 1975, p. 381-408(version augmentée de l'article paru dans Philosophical Review, 1945).

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60 / Arame et nécessité

tive sur une étiologie des états de I'âme. Les premiêreslignes du fragment 191 en montrent le príncipe:

Pour les hommes, en effet, Ia tranquillité (euthumié ) nait deIa juste mesure (metriotés ) dans le plaisir et de l'équilibre(summetriê ) dans Ia vie; les manques et les excês aiment àvarier (metapiptein) et produisent dans l'âme de grandes agita-tions. Or les âmes qui sont agitées selon de grands intervallesne sont ni stables ni heureuses (...).

La thématique de Ia mesure n'est pas ici une simplemétaphore. Il s'agit ni plus ni moins de Ia mesure physiquequi définit l'état de l'âme ou son équilibre thermique. arcet équilibre, lorsqu'il varie, fait également varier lesfacultés mêmes de l'âme, jusqu'à Ia déraison, comme lemontre par exemple le témoignage de Théophraste :

A propos de Ia conscience (to phronein), <Démocrite> estallé jusqu'à dire qu'elle est engendrée lorsque l'âme se trouveéquilibrée (summetrôs) selon le mélange; mais il dit que sicelle-ci devient trop chaude ou trop froide, elle change. C'estpourquoi les anciens disent à juste titre que Ia consciences'égare (allophronein). De sorte qu'il est c1air que c'est par lemélange du corps qu'il explique Ia conscience, ce qui est sansdoute logique pour lui qui fait de l'âme un corps'.

Ce n'est assurément pas par hasard que nous rencon-trons dans les deux textes Ia notion de mesure équi-librée, avec le substantif summetrié et l'adverbe summe-trôs. Les variations évoquées dans le fragment 191appartiennent au même registre psycho-physiologique,comme le montre Ia présence du verbe metapiptein dansle traité de Théophraste (§ 63) et dans un fragment citépar Sextus Empiricus, qui expose les conditions phy-siques de nos connaissances :

Nous ne connaissons en réalité rien d'assuré, mais seulementce qui change (metapipton) à Ia fois selon Ia disposition ducorps et selon ce qui pénétre en lui et lui fait obstacle',

I. Des sens, § 58 [DK 68 A 135].2. Con/re les savants, VII, 136 [DK 68 B 9).

Nécessité et liberté / 61

On ne peut donc définir Ia moralité indépendammentde ses conditions physiologiques de réalisation, et lesvariations qui résultent des plaisirs et des peines sont desvariations de l'agrégat psycho-somatique lui-même.Démocrite peut donc jouer sur les deux sens de aitia(cause et responsabilité) dans le fragment 159 déjà évo-qué : l'âme est responsable de Ia dégradation du corps,comme le mauvais utilisateur est responsable du mau-vais état de l'outil, parce qu'elle en est en même temps Iacause physique.

Enfin, comme l'indique le témoignage de DiogêneLaêrce, Ia tranquillité est aussi le bien-être (euestô )', ar,ainsi que le montre G. Vlastos', ce qui «est », dansl'univers démocritéen, ce sont les atomes et le vide.Ainsi, Ia tranquillité est un bien-être au sens le plus fort,à Ia fois moral, physique et ontologique, et l'équilibrequi Ia caractérise correspond três probablement à unestabilisation du mouvement des atomes constitutifs ducomposé âme-corps.

Du bon usage de Ia nécessité. - Toutefois, le fait queles fragments moraux fassent appel à une conceptualitéphysique et se fondent sur Ia théorie de l'atome pourjustifier l'idéal, par ailleurs assez conventionnel, d'unevie équilibrée ne suffit pas à lever l'objection principal eà Ia thêse de Ia cohérence, l'objection du nécessitarisme.Démocrite peut emprunter à Ia physique sans pourautant justifier sa confiance en Ia possibilité même d'uneéthique. Ce dernier obstacle peut en fait être levé aussibien en aval, à partir des fragments moraux, qu'enamont, à partir de Ia définition physique de Ia nécessité.

1. Voir également Stobée, Choix de textes, VII, 2, 7 [DK 68 A 167] ;Clément d'Alexandrie, Stromates, n, 130 [DK 68 B 4]; Hésuchios,Lexique [DK 68 B 1401; Stobée, Florilége, IV, 2, 15 [DK 68 B 257]. Lescatalogues anciens mentionnent un traité De Ia tranquillité 011 bien-être[peri euthumiés e euestô ) [DK 68 B 2 c].

2. Op. cit., p. 384.

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En premier lieu, les fragments moraux prennent encompte Ia nécessité pratique ou vitale, témoignant ainside Ia présence de Ia nécessité dans Ia sphêre de l'actionhumaine. Nous trouvons en effet des occurrences del'idée de nécessité (anankê, mais aussi le verbe ananka-zein ou l'adjectif anankaios), comprise comme besoin,contrainte ou motif pratique impérieux, dans plusieurstextes. Nous le constatons, sous diverses modalités, dansles fragments 181, 191, 239, 253, 262, 278 ou encoredans le fragment 289 : « Il est déraisonnable de ne pass'accorder aux nécessités de Ia vie. » Le fragment 285nous invite, quant à lui, à ne nous soucier que des « cho-ses nécessaires ». La catégorie du besoin correspondmanifestement au même usage pratique du concept denécessité, si I'on se réfêre au témoignage de Diodore deSicile', qui voit dans Ia chreia le premier instructeur deshommes et le véritable moteur de Ia découverte du lan-gage et de l'invention des techniques. De fait, il y a bienune contrainte de Ia volonté dans Ia nécessité (anankaze-tai) qui pousse les hommes cupides à acquérir toujoursplus pour satisfaire leur appétit (epithumié ) (DK 68B 191).

Nous pourrions objecter que nous n'avons affaire iciqu'au sens faible de l'idée de nécessité, entendue commesimple contrainte extérieure, et non pas à un enchaine-ment causal irréductible. De plus, Ia nécessité qui poussele cupide à désirer toujours plus n'est que Ia consé-quence, dans le fragment 191, de son incapacité à modé-rer ses désirs. Elle est donc seconde par rapport à sa res-ponsabilité morale. Ainsi, Ia liberté humaine seraittoujours hypothéquée par une nécessité d'un autreordre, universelle et intangible. Les fragments que l'onvient d'évoquer insistent néanmoins sur I'acceptation de

I. Bibliothêque historique I, 8, 7 [DK 68· B 5, I]. Voir ci-dessous,p. 66-67.

Nécessité et liberté / 63

Ia nécessité, suggérant qu'on ne saurait gagner Ia libertémorale dans I'illusion de l'illimitation des possibles. Plusencore, en rapportant Ia tranquillité au mouvement ato-mique, Démoerite montre positivement que Ia nécessitéqui le régit est Ia condition même de notre bonheur.

Si, d'autre part, l'on prend le problême en amont, àpartir de Ia conception proprement physique de Ia néces-sité, nous devons nous rappeler que Ia néeessité n'exclutpas totalement l'indétermination. C'est d'abord le cas,nous l'avons vu, dans le mouvement précosmique desatomes : le vide introduit une rupture entre les sériescausales, si bien que des mondes distincts peuvents'ordonner 'spontanément sans que leurs genéses respec-Lives soient interdépendantes, et rien ne détermine paravance le moment ou le lieu de Ia formation d'un tour-billon cosmogonique. 11 en va de même pour certainsévénements de notre monde, parfois sujet aux aléas de Ia[ortune. Ainsi dans l'embryon, rapporte Aétius', les par-ties sexuellement différenciées sont produites par Ia pré-dominanee (epikrateia) des semences mâles ou femelles,mais les parties communes aux deux sexes sont produi-tcs par les deux conjoints « au hasard » (tuché ).L'invocation de Ia fortune n'est done pas toujours, pourDémocrite,' un asile de l'ignorance: il y a bien unecontingence résiduelle à l'intérieur même des mondesparticuliers, ou régne pourtant Ia nécessité Ia plus con-íraignante, et c'est ce résidu d'indétermination qui rendontologiquement concevable l'initiative humaine.

Le seul témoignage d' Aétius ne suffirait pas à l'établirsi.nous n'en trouvions confirmation dans d'autres textes,rclatifs non seulement à Ia décision morale, mais aussi àIa production technique. Plusieurs fragments évoquentlcs aléas de l'existence, contre lesquels nous devons nousprémunir par.I'exercice de Ia vertu: non seulement le

1. v, 7, 6 [DK 68 A 143].

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fragment 269, mais aussi le 293, qui affirme que tout lem~nde est exposé à Ia fortune {tuchê}, ou encore le 275qui évoque l'incertitude de l'entreprise éducative. '

~'exemple de I'éducation est particuliêrement signifi-catif, comme le montre le fragment 33 :

La ~~ture et I'éducation sont à peu prês semblables. Eneffet, I éducation transforme (metarusmoi) l'homme et entransformant, produit une nature (phusiopoiei)', ,

. Da.n~ ce.tte phrase, l~s deux verbes, metarusmoi et phu-SIOPOI~I, s~gnalent clairement l'horizon physique de Iaproblema tique, et le second conduit à concevoirI'~du~ati?n comme une entreprise littéralement poiétique,c est-à-dire non seulement éthique mais aussi technique.Metarusmoi suggêre en effet I'idée une modification durythme atomique, rhusmos désignant, nous I'avons vuune des trois· différences atomiques fondamentales.L'atome lui-même ne saurait toutefois connaitre demodifications et G. Vlastos, commentant ce fragment- yperçoit I'indication d'un changement dans Ia configura-tion g1obale, Ia proportion ou I'arrangement des atomesde I'â~,e. ~our Démocrite, le rhusmos n'est pas seule-ment I équivalent de Ia forme atomique, qui est inalté-rable, mais aussi I'état et le mouvement des atomes dansune configuration donnée. C'est três vraisemblablementle cas d~.ns n~tre texte. Comment comprendre, cepen-dant, qu il y ait une efficace hurnaine capable de rnodi-fier le rythme atomique malgré Ia destinée inéluctableque semble imposer Ia nécessité ?

Notons d'abord que ce seul fragment ne contienta~c~ne di~ensio~ subjective explicite: il n'y a pas dedécision pédagogique qui, comme telle, introduirait une

. I. hê phusis kl!,i hé didaché paraplésion estio Kai gar hê didachê meta-rusmoi ton anthrôpan, metarusmousa de phusiopoiei, Clément d'Alexan-drie, Stromates IV, 151 [DK 68 B 33].

2. Op. cit., p. 390-391.

Nécessité et liberté / 65

rupture dans le cours des événements nécessaires, et ilpeut fort bien s'agir ici d'une observation de typeanthropologique. Plus que Ia question de Ia possibilitéde I'autonomie supposée de Ia volonté (celle enl'occurrence du pédagogue), c'est peut-être celle du faitsocial (l'éducation des enfants dans les sociétés hu-maines) qui se pose ici. Or, comme on va Ie voir,l'anthropologie démocritéenne confirme à sa maniêrel'hégémonie de Ia détermination nécessaire.

I1convient, en fait, pour donner sens à ce fragment, delibérer Ia nécessité démocritéenne de toute idée de prédé-termination spécifique : il n'y a que des atomes et du vide,et les espêces n'ont pas par elles-mêmes de consistanceontoIogique. Démocrite sembIe estimer, il est vrai, queI'identification des caractéres spécifiques se fait spontané-ment, Iorsqu'il affirme que «I'homme est ce que nousconnaissons tous »'. On lui prête d'autre part Ia représen-tation de I'homme comme microcosme', ce qui tend à sug-gérer que, selon lui, l'espêce humaine jouit dans le monded'une situation singuliére. Toutefois, I'espêce « homme »n'est que Ia stabilisation d'une structure atomique qui sereproduit, et elle contient, du fait même de l'incessantemobilité des atomes qui Ia constituent, une instabiIitérésiduelle. Le fragment 33 signifie précisément quel'éducation ne se régle SUl" aucun idéal naturel del'humanité et que I'homme reste à faire. La reIative plasti-cité des structures Ie permet, parce qu'elle autorise Iamodification du rythme atomique. Dans un univers ou iln'y a, à proprement parler, que des singuliers (atomes ouagrégats), les caractêres communs ne sont que des effetsd'inertie, reproduits de génération en génération. Exposéssans cesse à de nouvelles modifications, ils ne peuventavoir Ia force contraignante d'un ensembIe de caractêres

I. Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 265 [DK 68 B 165].2. Voir les témoignages réunis sous le n° 68 B 34 DK.

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spécifiques supposés immuables. Démocrite ne prép.arepas directement I'idée d'évolution des espéces, tout sim-plement parce qu'il n'admet pas d'espêces, mais sa phy-sique permet de concevoir le double phénomêne de persis-tance et d'altération des caractéres communs. L'auteur dutraité hippocratique Des airs, des eaux et des lieux, auteurmanifestement proche du milieu démocritéen, en donneun autre exemple' : certains peuples ont pour coutume defaçonner le crâne des enfants et d'en « nécessiter » (anan~kazousin) ainsi I'allongement ; or cet usage (nomos) a fimpar produire spontanément ses effets dans les générationssuivantes, les enfants naissant alors macrocéphales. Ladéformation, originellement artificielle, est « devenuenaturelle » (en phusei egeneto) de Ia même façon que,dans le fragment 33 de Démocrite, I'éducation «produitune nature » (phusiopoiei) et implicitement, en l'occur-rence, celle de I'homme.

Nous devons donc admettre que l'activité humainejouit d'une autonomie limitée mais suffisante pour« produire » des déterminations naturelles et qu'elle esten ce sens partie prenante du devenir naturel. L'ordre dunomos ne s'oppose pas radicalement à celui de Ia phusis,non seulement parce que rien n'est extérieur à Ia nature,mais aussi parce que celle-ci laisse place, dans sonpropre cours, à l'intervention des lois et des usageshumains.

Cette continuité se retrouve dans Ia conception démo-critéenne de Ia genêse des techniques, d'aprês le témoi-gnage déjà cité de Diodore de Sicile'. Le récit .q~e rap-porte ce demier commence, au § 7, par Ia description dupremier état du monde, ou toutes choses sont d'abord

I. Airs, eaux, lieux, XIV.2. Bibliothéque historique, I, 8, 7 [DK 68 B 5, I]. Sur ce texte ,et sur

les différents térnoignages antiques de l'anthropologie démocnteenne,on consultera l'ouvrage de Th. Cole, Democritus and lhe Sources ofgreek Anthropology, Cleveland, 1967.

Nécessité et liberté / 67

confondues. Puis les corps se séparent, Ia Terre et lesastres adoptent leur position et leurs mouvementsactuels. Les mers et les reliefs se forment. Puis, sous Iado~ble action de I'humidité et de Ia chaleur, les espêcesammales sortent de Ia croüte terrestre avant de se perpé-tuer par I'intermédiaire de Ia reproduction sexuée. Letableau des premiers âges de l'humanité, au § 8, nerompt en rien ce récit: les premiers hommes mênentd'abord une vie sans ordre et sauvage, puis ils se rassem-blent pour se protéger des bêtes, instruits par l'intérêt(hupo tou sumpherontos didaskomenous) et mus par Iacrainte. Ils sont ainsi conduits, spontanément, à se venirmutuellement en aide et à faire progressivement(kat'oligon ) usage de signes linguistiques pour se com-prendre. Notons, à cette occasion, que nous trouvons làun nouvel exemple de l'étroite imbrication du hasard etde Ia nécessité : les hommes découvrent I'usage du lan-gage sous Ia contrainte et les différentes langues consti-t uent au hasard (etuche) leur propre vocabuJaire. C'esttoujours de maniére progressive (kat'oligon) et en tirantIcs enseignements de I'expérience (hupo tés peiras) quelcs hommes prirnitifs acquiêrent Ia pratique du stockage,songent à prendre leurs quartiers d'hiver, parviennent àmaitriser le feu et à déveIopper les techniques. Diodorepcut ainsi conc1ure que le besoin (chreia) - dont nous/I vons vu qu'il correspondait à l'un des aspects de Ianécessité - est l'instituteur (didaskalon) des hommes, etiI consacre de ce fait Ia contrainte naturelJe du recours àl'artifice.

Non seulement Ia nécessité n'est pasl'ennemie de I'artt émocrite étant lui-même I'auteur de plusieurs traités sur, 's techniques, mais elJe en favorise mêrne les progrés. Ceu'c t pas dês lors en s'opposant à Ia nature mais en s'yrdaptant ou en I'imitant que I'homme peut déployer sonnidustrie. Ainsi, le fragment 154 montre tout le profit que,·s hommes ont su tirer de I'irnitation des animaux, celle

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de I'araignée pour le tissage, de I'hirondelle pour1'architecture, du cygne et du rossignoI pour Ia musique'.Le cas de Ia musique sembIe d'ailleurs avoir intéressé toutparticuliêrement notre auteur. Comme Ie montrent Iesderniêres corrections textuelles du fragment 1442, cité parI'épicurien Philodéme, Ia musique est encore affectée d'uncaractêre de nécessité, bien qu'elle ne soit pas un art pri-mitif au sens ou elle ne répond pas aux nécessités vitaIes,mais un art du Ioisir :

Démocrite, de son côté, qui fut assurément, non seulementle meilleur spécialiste de Ia nature parmi les Anciens, mais aussiun chercheur qui ne le cede à personne en curiosité, dit que Iamusique est assez récente ; et Ia raison qu'il en donne est queson caractêre nécessaire (tanankaion), /oin de dater de cetteépoque reculée, n 'est apparu qu 'à Ia suite du loisir.

La musique, comme tout événement ou toute activité,dépend encore de Ia nécessité, alors même qu'elle n'a pastoujours existé. Elle est ainsi, par le fait du caractêreprogressif des activités humaines et maIgré sa relativenouveauté, en continuité avec Ie cours des événementsnécessaires.

L'éthique n'est donc nullement incompatibIe avec Iaphysique. Plus encore, loin de chercher à se fonder surun autre sol, elle y puise ses principes pratiques et sa jus-tification théorique. De ce point de vue, si nous voulonsétabIir des parallêles avec Ia modemité, ce n'est pas versKant, mais bien plutôt vers Spinoza qu'il convient de setourner. Chez Démocrite, 1'aidôs, le respect de soi-même,n'équivaut nullement au sentiment kantien du devoir,parce que Ia liberté qui le fonde ne se situe pas en

I. Lucrêce reprendra cette thématique dans le Chant V du DRN, ounous retrouvons Ia double attitude d'imitation de Ia nature etd'adaptation progressive.

2. Voir D. Delattre - P.-M. Morei, «Une lecture nouvelle dufrag. B 144 D.-K. de Démocrite », Zeitschrift [ür Papyrologie und Epi-graphik, Band 121, 1998, p. 21-24.

Nécessité et liberté ! 69

dehors de Ia nature physique. En termes spinozistes,indépendamment des multiples nuances qu'impose un telrapprochement, « nous sommes une partie de Ia Natureentiére, dont nous suivons l' ordre »1. La liberté ne peutdonc s'acquérir, pour Démocrite comme pour Spinoza,que dans le cadre des lois de Ia nature, même s'il n'estpas question, pour I'Abdéritain, de faire coincider néces-sité et nature divine. A Ia différence de Spinoza, Démo-crite admet une contingence résiduelle objective et desvariations régionales de degrés dans .Ia contraintequ'exerce Ia nécessité-. C'est cette doubIe conception deIa nécessité, à Ia fois dominatrice et aIéatoire,quiexplique Ia possibilité de I'intervention humaine. LaIiberté que supposent l'éthique et Ia production .tech-nique n'est donc pas Ia liberté absolue, exc1usive detoute forme de surdétermination, d'un moi qui préten-drait s'affranchir, au moins en droit, de I'hétéronomie.De même que Ie héros tragique est responsabIe parcequ'il intériorise les actes qu'il accompIit sous Ie joug dudestin', de même le sage démocritéen est-il libre tout enagissant .ã Ia fois par lui-même et par nécessité. D'unemaniêre générale, nous sommes à Ia fois contraints parIa nécessité et libres dans nos choix Iorsque nous Ies fai-sons en fonction de Ia nécessité.

Épicure, Lucrêce : l'éthique contre Ia nécessité physique

Les conditions de l'acte libre. - L'éthique d'Épicuren'a pas à l'égard de Démocrite Ia même dette que sa phy-sique. Elle ne s'inspire pas directementde I'éthique abdé-

I. Spinoza, Éthique, IV, app. 32.2. Dans ce sens et contre les interprétations qui prêtent à Démocrite

un déterminisme strict, voir les arguments de D. Konstan, op. cit.,p. 24-26.

3. Voir, en ce sens, l'Agamemnon d'Eschyle, aux vers 205-225, oul'on voit qu'Agamemnon a lui-même souhaité le sacrifice d'Iphigénie(v. 216-217), tout en étant soumis à Ia nécessité du destin (v. 218).

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70 I Atome et nécessité

ritaine mais Ia recoupe partiellement. Ainsi, pour Démo-crite c~mme pour Épicure, Ia sagesse est une médecine del'âme (68 B 31) ; c'est le propre de l'insensé que de recher-cher les choses absentes au lieu de se satisfaire des présen-tes (68 B 202)' ; il faut faire preuve de modération dans ledésir des biens extérieurs (68 B 284)2. Les deux éthiquesvisent l'une et l'autre à préserver l'âme du déséquilibre etdu trouble et à mesurer les avantages et désavantages desplaisirs et des peines. Pour Épicure, cependant, tous lesplaisirs ne sont pas également sujets à variation, commec'est, semble-t-il, le cas pour Démocrite (68 B 191). Leplaisir stable ou catastématique', exclusif de toute do~-leur et véritablement conforme à notre nature, est lui-même Ia fin (Mén., 128-129; 131), alors que pour Démo-crite c'est Yeuihumiê, distincte du plaisir, qui constitue Iafino Aprês Épicure, Lucrêce et Philodéme reprennent àleur tour certains thémes démocritéens' et Diogéned'(Enoanda fait l'éloge de l'euthumia en des termes quirappellent nettement son promoteur abdéritain (voirnotamment 68 B 3) :

Rien ne procure autant Ia tranquillité (euthumia ) que le faitde ne pas s'affairer beaucoup, de ne pas entreprendre de chosesdéplaisantes et de ne pas exercer de contrainte qui excede nospropres forces. Car tout cela introduit des troubles dans Ianature (frag. 113 Smith),

li serait donc excessif d'affirmer que l'éthique deDémocrite est une source constitutive de l'éthique épicu-rienne. Les affinités qui les rapprochent montrent cepen-dant que les épicuriens ne rejettent pas l'éthique démo-

I. Comparer avec Épicure, SV 35.2. Voir Épicure, Mén., 130-131.3. Voir DL, X, 136; Cicéron, Des fins ... , 1, Xl, 37.4. Comme celui de Ia tranquillité qui se confo~te au spectacle des

malheureux chez Lucrêce, Philodéme est quant à lui Ia source des frag-ments démocritéens 1 a (sur Ia peur de Ia mort), 143 (sur Ia colêre), 153(sur I'obséquiosité).

Nécessité et liberté I 71

critéenne elle-rnême, mais bien plutôt les conséquencesmorales de Ia physique abdéritaine.

La critique est double : elle dénonce à Ia fois le dangeréthique que représente Ia thêse nécessitariste et I'inco-hérence sur laquelle elle repose. Nous avons vu com-ment Ia physique épicurienne entendait rompre avec Iaphysique abdéritaine : le nécessitarisme de type dérnocri-téen fait de Ia perspective d'une action délibérée unepure illusion. Plus encore, croire que tout est déterminépar Ia nécessité revient à faire une erreur fondamentalesur les conditions du bonheur. Comme le fera aprês luiDiogêne d'(Enoanda, dans un texte déjà cité (frag. 54Smith), Épicure assimile Ia représentation d'une tellenécessité à l'illusion d'un destin qui rendrait vains nosespoirs d'infléchir le cours des événements :

Il vaudrait mieux suivre le mythe sur les dieux que de seíaire l'esclave du destin des physiciens: le premier en effetesquisse I'espoir de fléchir les dieux eu les honorant, mais lesecond ne contient qu'une inflexible nécessité (Mén., 134).

Le sage épicurien, quant à lui, sait que Ia nécessitén'est pas responsable et que Ia volonté, ou plus précisé-ment ce qui « dépend de nous » (par'hêmas), est « sansrnaitre », et c'est ce qui explique Ia possibilité du blâme'l de son contraire (Mén., 133). La physique démocri-léenne nous interdit donc le bonheur en même tempsqu'ellerend Ia moralité inconcevable, parce qu'elle nie,clon Epicure, que quoi que ce soit dépende de nous.

Dês lors, soutenir Ia doctrine de Démocrite revien-drait à adopter une position incohérente. La Sentenceva Licane 40 d'Épicure dénonce le premier aspect de cette111 ohérence:

elui qui dit que tout arrive en vertu de Ia nécessité n'a rien1\ rcprocher à. celui qui dit que tout n'arrive pas en vertu de IaII ecssité, car il dit que cela même <i. e. : cette derniêre affir-uuuion> arrive en vertu de Ia nécessité.

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En d'autres termes, du point de vue du nécessitariste·lui-même, Ia position contraire à Ia sienne est justifiéedans Ia mesure ou elle est nécessaire dans son existencemême. Les fragments conservés du traité De Ia nature(Peri phuseôs ) dans lesquels Épicure pose les fonde-ments de sa propre conception de l'acte libre reprennentcette thématique :

En effet, un tel argument se retoume lui-même et ne peutjamais prouver que tout est de Ia nature de ce que l'on appelle« <effets> de Ia nécessité ». Mais il s'oppose, sur ce pointmême, à I'adversaire dans I'idée que <celui-ci> porte lui-mêmeIa responsabilité de ses absurdités, Et même si, allant à I'infini,il dit qu'il agit lui-même ainsi par nécessité, invoquant sanscesse argument aprês argument, il ne prend pas en compte dansson raisonnement le fait qu'il s'impute à lui-même Ia responsa-bilité du raisonnement correct et à son adversaire celle du rai-sonnement incorrect, Mais à moins qu'il ne cesse de s'attribuerà lui-même les choses qu'il fait et qu'il les rattache à Ia néces-sité, il ne sera même pas <cohérent avec lui-même ...>I.

Le nécessitariste, pour soutenir Ia vérité de sa proprethêse, doit supposer, contre celle-ci, non seulement quel'adversaire est responsable de sa propre position théo-rique, mais encore qu'il est lui-même l'auteur de ses pro-pres assertions. Si ces conditions ne sont pas réunies,aucun débat contradictoire ne peut avoir lieu et Ia thêsene peut être défendue.

En arguant de l'impossibilité d'une réfutation de Iathêse contraire, Épicure situe donc l'argument sur unplan dialectique. Cela n'est sans doute pas sans rapportavec les diverses polémiques dans lesquelles il s'estengagé avec ses contemporains, notamment les Mégari-ques. Diogéne Laêrce fait d'ailleurs état d'un traitéd'Épicure Contre les Mégariques (DL, X, 27). Les repré-sentants de l'école de Mégare, et en particulier Diodore

1. De Ia nature, 34.28 Arrighetti (Epicuro. Opere, 1973) ; Long &Sedley (1987] 20 C.

._-- -

Nécessité et liberté / 73

Cronos, à peu prês contemporain d'Aristote, soutien-nent que seuls sont possibles les événements réels. Eneffet, si nous tenons pour également possibles deux pré-dictions sur un événement futur, nous devrons admettrecette absurdité que Ia prédiction qui ne s'est pas réaliséeest devenue impossible aprês avoir été possible. Le pos-sible se réciproque donc avec le vrai et le nécessaire et,selon Diodore, « rien n'arrive qui n'ait été nécessaire ; ettout ce qui est possible, ou est déjà, ou sera »1. AvantÉpicure, Aristote avait déjà perçu le danger qu'un telnécessitarisme pouvait présenter pour Ia liberté humaine.li résume et critique Ia thêse mégarique au chapitre 9 dutraité De l'interprétation. Les Mégariques, selon Aris-tote, considêrent que toute affmnation et toute négationsont vraies ou fausses, non seulement les propositionsportant sur le passé et le présent, mais aussi celles quiportent sur le futur. Ainsi, en vertu de Ia nécessitéimpliquée par le principe de non-contradiction, si l'onattribue une valeur de vérité à une proposition portantsur le futur, cette proposition est nécessairement vraie oufausse. Dês lors, Ia proposition « une bataille navaleaura lieu demain », qu'elle soit demain vraie ou fausse,devrait déjà l'être aujourd'hui. Cela revient, comme ledit três explicitement Aristote, à soumettre toutes chosesà Ia nécessité et à nier tout hasard et toute indétermina-tion. Aristote objecte à cette théorie, qui refuse Ia dis-tinction du possible et du réel, qu'il y a de Ia puissanceet de l'indétermination dans les choses qui ne sont pastoujours en acte, si bien que ce qui n'est pas encare peutêtre ou n'être pas dans le futuro li faut donc déplacer lenécessaire : il n'est pas nécessaire qu'il y ait demain unebataille navale, pas plus qu'il n'est nécessaire qu'ellen'ait pas lieu, mais il est nécessaire qu'il y ait ou qu'iln'y ait pas demain une bataille navale (19 a 31 sq.).

1. Cicéron, Du destin, IX, 17.

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Épicure voit encore dans l'école de Mégare Ia formeIa plus actuelle du nécessitarisme et, contre cette ten-dance et comme Aristote, il tient les futurs pour contin-gents. Sa réplique ne se situe pas sur un plan purementlogique, mais repose essentiellement sur Ia physique.Cicéron, dans le traité Du destin (18-25), expliquequ'Épicure a élaboré Ia théorie de Ia déclinaison ato-mique pour répondre à l'ensemble des théoriciens dudestin, et il comprend dans cet ensemble Abdéritains,Stoíciens et Mégariques. Pour des raisons de chrono-logie, il est peu probable qu'Épicure ait attaqué l'écolestoícienne sur ce point précis. Il y a en tout cas une sortede nébuleuse nécessitariste à laquelle Épicure s'opposeparfois de maniére indistincte et sans grand respect pourles nuances doctrinales et Ia diversité des thêses avan-cées, comme nous avons déjà pu le voir à propos deDémocrite. Cependant, c'est bien contre les Mégariquesqu'Épicure nie, à Ia différence d' Aristote, Ia nécessité deIa disjonction. POUl' Aristote, il est nécessaire qu'il y aitou qu'il n'y ait pas de bataille navale demain, mais Épi-cure ne croit même pas à cette nécessité par anticipationet il se fonde sur le fait que, selon lui, « une telle néces-sité n'existe pas dans Ia nature »1.

Les pages déjà citées du Peri phuseôs sur Ia liberté,quant à elles, concernent en priorité les Abdéritains,comme semble I'indiquer l'allusion à peine voilée auxpremiers atomistes, au terme du développement consacréà cette question :

Ceux qui les premiers ont enquêté sur les causes (hoi aitiolo-gésantes) de maniere suffisante, dépassant de loin non seule-ment leurs prédécesseurs, mais aussi et bien plus encore leurssuccesseurs, se sont aveuglés sur eux-mêrnes - bien qu'ils

1. « ulla autem est in natura rerum talis necessitas », Cicéron, Pre-miers Académiques, Il, XXX, 97. Voir, sur ce point, Ju1es Vuillemin,Nécessité ou contingence. L 'aporie de Diodore et les systémes philoso-phiques, Paris, Éd. de Minuit, 1984, p. 190.

..

Nécessité et liberté / 75

<nou~> aient soulagés de grands maux dans dedomames - en faisant de Ia' " nombreuxtoutes choses. En vérité le dueces.slte et du hasard Ia cause delui-rnême et il a empêché le l~~~~~ qUI enselgn,e cela s'e~t brisémettan sa doctrine en conflit omme de s apercevorr qu'ilas . I avec ses actes, et que s'íl n'était

;erafta;~~~é ~:i~!::~td!n~n cer:~inb~ubli de Ia d~ctrine, il seheurtait à d ' un IOU e constant; et qu'il seI' . es consequences extrêmes lorsque Ia doctril'::~~~~~~, ;:~d~S c~~!~ s~er~:plissait de discorde lorsqu'elle l~:à sa doctrine (34 . 30). contradicríon opposant ses actes

Le «grand homm 1 ., . e» en quesnon est três probablerent Democnte, défenseur attitré de Ia thêse 1-naé~~:;!~étO~,te~ choses s'exJ?liquent par le hasard ~~~~

. algument consiste à dénonce . h'rence non seulement thé . ~ une InCO e-'. eonque, mais aussi pratique oexistentielle : les tenants de Ia thése né itari uvent concilier leur position théo . cessi ans~e ne peu-nque avec Ie fait em ..qu~ment m~nifeste et dês lors indiscutable pou; u ~If~-(~~I~~q~Ils agissent. L'argument suppose que ~,:~:~soi: ur!~cte~~~:~i~:~~t ~a pns~ de position théorique,

~i~neffe~~i~emen~l'auteur, p:r ~;~~~i~i~:~~adâ~t~~r~~~

donc e~ee~i;~::gu~r ~~~~~dle~tf~~t!~r~é~;:::~s I~tcO;~ient

;~;:: ;~~~U::s d~:et part, et, d'autre ?a~t, les Xisp~:~~ponsables : ' nous sommes pnncipalement res-

ombreux sont ceux qui t t 'd'achever telles ou telles chos ou en etant par nature capablesver à cause d'eux A es, ne parviennent pas à les ache-

, -memes et non du fait de I A •

r .sponsabilíré des atomes et d'eux- A Da ~~me et uniquememes. e rait, c'est à eux

I. Cette traduction reprend une su .rude fondamentale sur ce suiet : « g~estlO~ de D. Sedley dans une

IIINIll », dans Suzêtésis. SI di J li, Eplcurus Refutation of Deterrni-t. igante, Naples, 1983;u1,/;u I t~;furelsmo greco e romano offerti a

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76 I Atome et nécessité

surtout que nous nous opposons et ce sont eux que nous blâ-mons détestant en eux une disposition qui découle d'une natureinitialement désordonnée, comme nous le faisons avec tous lesanimaux. En effet, Ia nature de leurs atomes, n'a nullement ~on-tribué à certains de leurs actes, pas plus qu à quelque degre deleurs actes ou dispositions, mais ce sont leurs développements<psychiques> qui détiennent eux-mêmes toute ou Ia majeurepartie de Ia responsabilité de certames actes (34. 21)1.

Nous retrouvons dans ce texte l'argument du blâme,également présent dans Ia Lettre à Ménécée, et q~~reprendra Diogéne d'CEnoanda dans un fragment deJ~cité (frag. 54 Smith) : lorsque nous adm~~estons les am-maux et les hommes, nous supposons qu ils sont respon-sables de leurs propres dispositions psychiques. Ne pasdistinguer entre cette responsabilité et celle, pureme~tphysique, des atomes, c'est aussi se tourm;nte~ e~ se ~n:ver de Ia possibilité du bonheur, faute d avoir identifiéles véritables causes:

Ceux qui ne peuvent pas faire de telles distin~tions selon ~emode <qui convient> se tourmentent eux-memes lorsqu lis'agit d'imputer les responsabilités (34 . 22).

La liberté se gagne également sur notre constitutionatomique initiale, que nous devons sup~~s~r capable demodifications pour comprendre Ia posslbllIte.de I effort etde l'éducation morale. L'homme est donc pns entre deuxprincipes de snrdétermination, ~e principe interne de saconstitution premiêre et le pnncipe externe que constitueune nécessité imprévisible. Celle-ci est d'ailleu~s évoquéeen des termes qui font irrésistibIement penser a ceux qui«font de Ia nécessité et du hasard Ia cause de touteschoses » (voir 34 . 30), c'est-à-dire aux Abdéritains :

<Et, contre I'argument selon lequel notre choix, éventuelentre ces alternatives doit être physiquement provoque, soit parnotre constitutioIl initiale, soit par ces influences extérieures>,

l. Long & Sedley [1987] 20 B.

Nécessité et liberté / 77

facteurs par lesquels nous ne cessons jamais d'être affectés,<nous pouvons invoquer> le fait que nous nous blâmons, com-battons et corrigeons les uns les autres dans l'idée que Ia res-ponsabilité réside aussi en nous-mêmes, et pas seulement dansnotre constitution initiale et dans Ia nécessité hasardeuse (hékata to automaton anankê) de ce qui nous entoure et de ce quipénétre en nous (34 . 27).

li ne s'agit done pas, une fois encore, de nier Ia réalitéde Ia nécessité, pas plus que nous ne pouvons nier notreconstitution atomique initiale, mais bien plutôt de mon-trer que Ia nécessité ne gouverne pas tout et que notreliberté est une donnée tout aussi irréductible. Épicureannonce ainsi, pour en tirer d'autres conclusions, Ia dis-tinction stoícienne entre ce qui dépend de nous et ce quin'en dépend pas.

D'autre part, l'argument par les effets, qui consiste àdénoncer les conséquences du nécessitarisme au nom deIa réalité de l'action, eonduit, eomme on l'a vu dans lepassage de 34 . 30, à évoquer l'écueil de l'impossibilitéd'agir ou apraxia. Les épicuriens vont renforcer leurargument en attaquant un autre aspeet de Ia pensée deDémocrite, sa théorie de Ia connaissance. Ainsi Colotés,disciple d'Épicure, et aprês lui Diogêne d'CEnoanda esti-ment que le scepticisme qu'ils décêlent dans les thêsesdémocritéennes conduit à l'impossibilité d'agir :

Les propos de Démocrite Ia eouleur est par convention, lesueré est par eonvention et un composé est par conventioncomme toutes les autres choses, mais existent en réalité le vide etles atomes sont une attaque contre les sens et quiconque s'enremettrait à ce discours et le mettrait en pratique ne pourrait pasmême se concevoir lui-même comme un homme ou comme étanten vie (Colotês cité par Plutarque, Contre Colotês, I I 10 E-F).

Mais Démocrite s'est trompé d'une maniére indigne de lui,en disant que les atomes seuls existent véritablement dans leschoses, et que tout le reste est par convention. Selon ton rai-sonnement, en effet, Démocrite, non seulement il est impossible

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de découvrir le vrai, mais nous ne pouvons même pas vivre, ninous garder du feu, ni du meurtre ... (Diogene d'(Enoanda,

frag. 7 Smith).

Le premier degré de l'argument, diversem~n~ utilisédans Ia tradition épicurienne contre le sceptlC1Sme engénéral, consiste en ceci : si nous ne pouvons nous enremettre à l'évidence du témoignage des sens, non seule-ment nous privons Ia raison de tout fondeme.nt da~s sarecherche du vrai, mais encore nous nous mte~dlsonstoute action car nous ne pouvons prendre connalssancede notre environnement immédiat. L'argument peutparaitre hyperbolique, mais il se justifie plus !1ettementpar l'association qu'il suppose entre les sen.s~~lOnse~ ~esaffections (pathe). Or Ies affections, le troisieme cntere_ aprês Ia sensation et Ia prolepse ou prénotion - ~ans Iaclassification épicurienne des critéres de connaissance(DL, X, 31, 34)1, sont les principes de nos c~oix et denos refus (DL, X, 34). Pour un épicurien, savoir que1quechose du monde, à partir de Ia seule sensation ou par Iascience de Ia nature, n'est jamais une attitude purementspectatrice ou théorique. C'est toujours, d'emblée, sedisposer d'une certaine maníere à en éprouver les événe-ments et à y prendre part.

La formuIation que Colotes donne à l'argumentmontre plus précisément que Ia possibilité d'agir ~ po~rcondition une attitude réflexive spontanée, I'identi-fication de notre nature et Ia certitude ímmédiate de cequi lui convient. Ce qui nous convient sat~sfait ainsi aucritere de l'affection. Renoncer à cette certltude, commele voudrait Démocrite, revient donc à empêcher l'action.11en va de même dans l'argumentation du Peri phuseôsd'Épicure: le renoncement a.u ~rincip~ d'au.to~~é d~spropos dans un débat contradictolre revlendrmt a invali-

l. Voir ci-dessous, lll' partie, p. 109.

Nécessité et liberté / 79

?er to~te ar~entation. La liberté en ce sens n'a pas àetre demontree, da~s Ia mesure ou l'évident ne requiertpas de preuve: puisque, à I'évidence, nous agissons etpenso~s, que nous agissons bien ou mal et que nosassertions sont vraies ou fausses, c'est que notre com-portement dépend de nous. Penser est en ce sens un acteet u~ acte libre, si bien que le simple fait de penser ou~'aglr, en général est déjà, en soi, l'affirmation de notreliberté.

Les épicu~iens. ne se sont pas contentés de ces argu-ments pour établir Ia possibiIité de I'acte libre. Le clina-men, nous I'av~ns ~, ~ pour vocation d'expliquernon s~ulement 1orgamsatron atomique, mais aussi Iavolonte. Il est cependant ass.ez difficile d'établir à partir~u ~ext~ de Lucrece Ia fonction exacte du clinamen dans1e~ecutlOn de l'acte Iibre. De fait, comment le clinamenqUI e~t un mouvement indéterminé et contingent, peut-Úcomcl~e.r .avec les arrêts de Ia volonté, c'est-à-dire avecune décision motivée destinée à organiser le comporte-me~t et nullement à le livrer au hasard ? La sagesse épi-c~ne~e es.t,.du reste, faite d'exercices et d'efforts et elIevise a stabiliser les élans du désir et les représentations.La f~nct1on du clinamen ne doit donc pas être surévaluée.Aussi ~. Sedley, dans l'étude précitée, a-t-il suggéré queIa .solutlon épicurienne au problême de Ia liberté se trou-~alt ~O?pas. tantodans Ia théorie de Ia déviation que dansI ~ntl-reductlO~lllsme d'Epicure: nos états psycholo-giques ne seraient pas réductibles à des états et à desm?uve~ents. atomiq~~s, contrairement à ce qu'enseigneI?emocn~e, SI bien qu ils échapperaient ainsi au nécessita-1"1 me qw découle du réductionnisme. On ne peut niertoutefois que, pour Lucrêce, Ia déviation des atomes. ns~ltue un ar?ument essentiel en faveur de Ia liberté.

A~~SI conv!ent-~ sans doute, sans attendre du clinamenqu~l fo~~sse I umque solution au probléme posé, d'yVOII un element du processus de l'acte libre. S'agit-il de Ia

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réponse à Ia décision ou du mouvement atomique quiaccompagne Ia décision elle-même ? S'agit-il d'expIiquer,antérieurement à Ia décision, Ie caractêre aléatoire, pIas-tique et donc éducabIe de notre constitution atorniqueinitiaIe, sans doute évoquée par Lucrêce sous l'expression«nécessité interne »?' Les textes ne permettent pas detrancher avec certitude'. La déviation est en tout cas pré-sentée par Lucrêce comme une condition nécessaire : ~Ifaut une rupture dans l'enchainement des causes pourque nous puissions étabIir, au moins en principe,l'indépendance de l'esprit (mens) par rapport à Ia néces-sité. C'est ce que suggêre Ia fin du déveIoppement consa-cré par Lucrêce à Ia question du c/inamen :

(...) mais si l'esprit n'est pas I régi en tous ses actes par Ianécessité interne, / s'il n'est pas, tel un vaincu, réduit à Ia passi-vité, I c'est I'effet de Ia légêre déviation des atomes I en un lieu,en un temps que rien ne détermine (lI, 289-293).

11 n'en demeure pas moins que, dans Ie texte même deLucrêce, l'expérience de I'acte spontané et par extensioncelle de Ia liberté de Ia voIonté sont premiêres :

Car, en ce domaine, Ia volonté de chacun I prend évidemmentl'initiative et c'est à partir d'elle I que les mouvements se distri-buent dans le corps. I Ne vois-tu pas qu'à l'instant ou s'ouvrentles stalles /le désir des chevaux n'arrive pas à s'élancer I aussivite qu'il se forme dans leur esprit? (lI, 261-265).

Le temps d'arrêt que marquent Ies chevaux avant des'éIancer révêle à nos sens, en Ie décomposant, le proces-sus lors duqueI I'esprit commande à I'ensembIe de Iamasse corporelle. Nous constatons ainsi Ie pouvoir deI'esprit, et indirectement Ie fait de Ia Iiberté, en observantun comportement qui ne suppose pourtant que le plus

1. Voir le texte ci-dessous,2. Sur ces problêmes d'interprétation, on se reportera à J. Salern

[1990], p. 82-92.

Nécessité et liberté I 81

faibIe degré de décision, parce qu'il est provoqué par unévénement externe (l'ouverture des stalles) et parce qu'ilest Ie fait d'un animal. 11 s'agit là des preuves manifestesde ce que Ia théorie de Ia déviation ne fait que compIéteren pIaçant l'anaIyse dans l'ordre des choses cachées.

Une éthique du nécessaire. - Les épicuriens, nousl'avons constaté à pIusieurs reprises, ne nient pas pourautant qu'iI y ait de Ia nécessité dans Ia nature. Ils mon-trent bien plutôt - et iIs sont en cela parfaitement fondésà critiquer Démocrite - que Ia liberté humaine peut s'ysoustraire en un senso En un sens seulement, faut-il ajou-ter, car notre liberté, nous l'avons vu en abordant Ianotion de «pacte de Ia nature » chez Lucrêce neconsiste précisément pas à nier Ia déterrnination néces-saire. 11 convient au contraire de Ia Iocaliser et de distin-guer, comme Ies textes cités du Peri phuseôs Ie montrentbien, ce qui releve de Ia nécessité et ce qui dépend denous. Cette articulation apparait pIus c1airement encoredans un autre passage du même traité :

Mais si quelqu'un ne peut démontrer cela <i. e. : que toutn'est pas soumis à Ia nécessité>, et ne trouve pas en nous decause supplémentaire ni d'impulsion qu'il puisse dissuader defaire ce que nous accomplissons en désignant sa cause par« dépendant de nous-rnêmes » (di'hêmân ), mais donne le nomde « nécessité insensée » (môra anankê } à toutes les choses quenous affirmons accomplir en vertu d'une cause que nous appe-lons « dépendante de nous-même », il changera seulement unnom. Il ne modifiera l'arrangement d'aucune de nos actionscomme le fait dans certains cas celui qui, voyant quelles sontles choses qui sont soumises à Ia nécessité, a I'habitude de dis-suader <d'agir> ceux qui désirent faire quelque chose ens'opposant à Ia force (34. 29).

L'idée d'une nécessité toute-puissante devient ici unepure iIhision verbale, appeIée à s'effacer devant Ie fait denotre responsabilité. C'est aussi un obstac1e à Ia consti-

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tution d'une communauté morale. ar, Ia vertu épicu-rienne ne s'acquiert pas dans Ia solitude. Elle a vocationà se pratiquer dans une communauté d'amis, Ia meil-leure protection possible pour l'âme qui s'exerce au bon-heur (voir MC, XXVII, XXVIII, XL; SV, 23, 28, 52,78). L'éducation morale, dont on peut penser qu'elle sepratique dans le cerc1e des amis ou à son immédiatepériphérie, suppose Ia responsabilité, mais elle exigeaussi que l'on identifie le nécessaire et que l'on puisseainsi dissuader autrui de s'y opposer vainement. Il faut,pour être heureux, tenir compte de Ia nécessité et il faut,pour tenir compte de Ia nécessité, que tout ne soit passoumis à Ia nécessité. La Sentence vaticane 9 donne uneformulation particuliérement claire de ce principe :

La nécessité est un mal, mais il n'y a aucune nécessité devivre avec Ia nécessité.

Ainsi, le sage épicurien, qui ne croit pas à une néces-sité toute puissante, doit s'accommoder des multiplescontraintes et des petites nécessités externes de Ia natureet des hommes :

Le sage, qui s'est mesuré aux nécessités (ta anankaia), saitpartager, mieux que prendre sa part, si considérable est le tré-sor qu'il a trouvé dans l'autosuffisance (SV 44).

Cette sentence ne dit pas quelles sont les nécessités quiont appris au sage à partager plutôt qu'à prendre, maisnous avons tout lieu de penser que l'expérience généraledes contraintes de l'existence lui a enseigné l'art de secontenter de peu et de vivre dans Ia suffisance à soi(autarkeia). Les nécessités de l'existence, bien qu'ellesnous contraignent, mais aussi parce qu'elles nous con-traignent, nous permettent de circonscrire le domaine deIa nécessité vitale ou du strict besoin'. Elles participent

I. Voir en ce sens Mén., 130, ou I'on retrouve le thême de t'outarkeia.

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ainsi, indirectement, de Ia prudence tphronésis .. Mén.,132), qui consiste en une juste estimation, un calculcomparatif des plaisirs et des peines, afin de parvenir àune vie conforme à notre nature, une vie faite à Ia foisde plaisir et de vertu. Car le plaisir est fin, ce qui signifiequ'un plaisir particulier n'est pas digne d'être poursuivis'il doit occasionner une souffrance plus grande (Mén.,131-132).

L'attention que le sage porte à Ia nécessité ne selimite pas à l'estimation des besoins matériels. Elleconcerne aussi Ia nécessité naturelle, comme nousl'avons vu dans les fragments du Peri phuseôs.L'exigence de fonder l'éthique sur Ia philosophie et en~art~culier sur Ia philosophie naturelle {phusiologia)signifie que le sage doit connaitre Ia nécessité naturelleet non pas seulement s'en accommoder, afin d'acquérirle savoir de ce qui en releve. En ce sens, ce que Philo-déme (Contre les sophistes, IV, 10-14) nommera le qua-druple-remêde (tetrapharmakos) suppose que l'on fasseIa part de Ia nécessité naturelle. Orientant Ia structurede Ia Lettre à Ménécée, il est exposé par les Maxirnescapitales I à IV : il n'y a rien à craindre des dieux ; Iamort n'est rien par rapport à nous ; Ia limite des plai-sirs peut être atteinte et correspond à l'élimination detoute douleur; nous pouvons supporter Ia douleur carelle n'est pas illirnitée.

Considérons de plus prês le second ingrédient duremêde : savoir que Ia mort n'est rien par rapport ànous, c'est se libérer de Ia crainte qu'elle suscite habi-tuellement. ar les épicuriens indiquent deux voiesconvergentes pour parvenir à cette libération. La pre-miére est pragmatique : en sachant que Ia mort est cessa-tion de sensation, je sais qu'en mourant je ne sens pluset que, de ce fait, je ne suis pas contemporain de mapropre morto Elle n'est donc rien pour moi et je n'enéprouve nulle douleur (Mén., 124-127). La seconde voie

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est plus théorique, même si Ia premiêre suppose Iaconnaissance de ma nature psychique et du phénomênephysique de Ia mort, comme décomposition de l'a~régatque forment ensemble le corps et l'âme. Elle consiste àadmettre que Ia mort est physiquement indissociable deIa vie et qu'elle est de ce point de vue tout aussi néces-saire que Ia vie elle-même. Ainsi, Ia Nature s'emporte,au chant III de Lucrêce, contre le vieillard qui ne sait serésigner à accepter sa mort : « Cede Ia place : il le faut »(v. 962). Le necessest qui ponctue cette ~rosopopéetrouve un écho au vers 965 : « Toute chose doit en refor-mer une autre » (ex aliis aliud reparare necessest). 11faut de Ia matiêre, ajoute Lucrêce, pour les générations àvenir, conformément à un universel processus de com-pensation. Les atomes qui se dispersent avec Ia dé~om-position du cadavre vont être en quelque sorte remis enjeu et participer à cet état de deve~ir sur fO,n~de I;erma-nence qui caractérise Ia conception lucrétienne de Ianature. La dureté du propos doit inspirer tout le con-traire du désespoir et du fatalisme : savoir que toute vieparticuliêre connait un terme (III, 1078), c'est aussi sedétourner du vain espoir de l'immortalité (voir Mén.,125) et se détourner ainsi des désirs illimités. Dês lors,nous rencontrons Ia troisiême formule du tetrapharma-kos: nos aspirations peuvent trouver un terme et Ia pro-messe de bonheur peut être tenue. S'il peut paraitre dif-ficile d'admettre Ia nécessité de Ia mort, il est plusdifficile encore de chercher à satisfaire des désirs illimi-tés de sorte que ce que l'opinion commune croit être leplus difficile est en fait le plus facile. La limite des biens,résume Épicure, est facile à atteindre et à se procurer(Mén .. 133). Du même coup, Ia crain:e. des die.ux, essen-tieIlement fondée sur Ia terreur de châtiments infernaux,s'efface à son tour et nous devons admettre égalementque les douleurs ne sont pas illimitées dans le ten:ps.Ainsi se trouvent réunis les quatre éléments du remede,

~ .!I •

I

Nécessité et liberté / 85

à partir de Ia juste appréciation de Ia nécessité physique.Ce n'est assurément pas Ia seuIe voie que nous offre Iaphusiologia. La crainte des dieux peut être vaincue pard'autres moyens, en particulier en se défaisant des opi-nions fausses qui se forment à leur sujet et nous détour-nent de Ia prolepse des dieux que Ia nature trace en nous(Mén., 123-124). La véritable piété, précisera Lucrêce, cen'est pas s'adonner aux rites avec ostentation, ni procé-der à des sacrifices, c'est « tout regarder l'esprit tran-quille » (V, 1203). L'attitude d'acceptation et de délimi-tation de ce qu'il y a de nécessaire dans l'ordre dumonde, parce qu'elle fait reculer I'ignorance des causeset Ia crainte des dieux, est une condition impérieuse dubonheur.

Le sage, cependant, peut-il faire abstraction desnécessités sociales, des contraintes liées à Ia vie com-mune, et garantir totalement sa tranquillité par Ia suffi-sance à soi ? Epicure semble le penser lorsqu'il lance Iaformule « vis caché » (fathe biâsas ; Uso 551) et qu'ilinvite à se méfier de Ia vie publique (MC VII' SV 58 .voir aussi DRN, V, 1120-1135). La véritable' sécurit6[asphaleia) ne nous est pas donnée par les remparts descités ni par leurs lois, mais par une vie tranquille àI'écart de Ia foule (MC XIV) et par I'amitié (MCXXVII, XXVIII, XL). Les préoccupations poli tiquesseraient donc à ranger, de ce point de vue, parmi lesnécessités subies, et I'on comprend que Ia tradition aitIongtemps qualifié d' « apolitique » l'amitié épicurienne.Epicure a toutefois posé les jalons d'une réflexion origi-nale sur Ia poli tique, qui contredit une telle interpréta-tion : Ia cité n'est pas seulement le lieu des intrigues etdes conflits, elle nous donne aussi I'occasion d'exercer!a justice, qui est une des vertus principales, directementrssue de Ia prudence (Mén., 132 - MC V). Toute Ia diffi-culté estde savoir comment déterminer ce qui est juste,car nous ne pouvons nous référer, comme dans Ia

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République de Platon, à aucune idée du juste, à aucunparadigme invariable de Ia justice en soi :

La justice (dikaiosuné ) n'est pas quelque chose en sai, mais,dans les rassemblements des hammes les uns ave c les autres, enquelque lieu que ce soit, à chaque fois, un certain contrat [sun-thêké ) en vue de ne pas se faire de tarts et de ne pas en subir(Me XXXIII).

Dans le débat classique qui oppose en poli tique lesconventionnalistes et les naturalistes, Épicure opte réso-lument pour le premier camp : iln'y a justice que s'il y acontrat, si bien qu'il n'y en a ni chez les animaux, nichez les peuples qui n'ont pas de rapports contractuels(MC XXXII). Aussi Ia détermination du juste varie-t-elle d'un peuple à l'autre et d'une époque à l'autre(M C XXXVII - XXXVIII). Cela ne signifie pas pourautant qu'il faille en ce domaine se satisfaire d'un purrelativisme : ce qui est juste à un moment donné et dansune cité donnée ne l'est pas de maniêre purement arbi-traire, mais par conformité à Ia prolepse du juste (MCXXXVII - XXXVIII), une notion produite par l'expé-rience, distincte pour cette raison des opinions surajou-tées et fausses, et qui doit comme telle faire I'objet d'unassentiment général. Quel est cependant Ie contenud'une telle prénotion, immuable en tant que telle parprincipe et pourtant sujette à variations dans ce cas pré-eis ? La réponse nous est donnée par le rôle de Ia notiond'utilité (to sumpheron) dans les Maximes concernées.Le juste ne se définit pas autrement que par référence àce qui est utile pour Ia communauté réciproque deshommes, et c'est en ce sens qu'iI est commun, tout enétant susceptible de changer, selon Ies variations régio-nales et historiques de I'utilité commune (MC XXXVI).On observe d'ailleurs un phénomêne analogue avec ledéveloppement du langage : alors que « Ies noms ne sontpas nés à I'origine par convention» (Hrdt., 75), les lan-

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gues se différencient sous l'influence de Ia diversité desaffections et des représentations et à cause de Ia néces-sité, pour chaque peuple, de définir en commun desrégles de désignation linguistique (Hrdt., 75-76)1.

11en va donc de Ia justice chez Épicure comme du sta-tut de Ia monnaie chez Aristote : sa valeur est conven-tionnelle, mais elle dépend du cri tere naturel, et en cesens universel, que constitue le besoin (Éthique à Nico-maque, V, 8). Comme Aristote (op. cit., V, 10), Épicureadmet que ce qui est naturel en matiêre de droit puisseen un sens varier et qu'ainsi l'on puisse mettre en rap-port un principe universel - enl'occurrence l'utilité com-mune - et une diversité de conditions particuliêres etchangeantes. C'est sans doute ce qu'il faut entendre der-riêre Ia notion de symbole (sumbolon) dans Ia Maximecapitale XXXI :

Le juste par nature (to tês phuseôs dikaion) est le symbalede l'utilité que naus trauvans à ne pas naus faire de torts réci-praques ni en subir.

Le juste et l'utile sont l'un à I'autre comme Ies deuxpiêces d'un même objet. L'expérience commune de cequi est utile à Ia vie des hommes entre eux permet seulede donner un contenu à Ia prolepse du juste. 11est, dêsIors, parfaitement naturel que Ia prolepse et les pres-criptions juridiques qui en dérivent admettent les varia-tions qui caractérisent cette expérience. Épicure nenéglige donc pas les nécessités inhérentes à Ia. vie

1. Voir, sur cette question, I'étude de Jacques Brunschwig, « Ép.icureet le problême du "Iangage privé' », récemrnent reprise dans ses Etudessur les plzilosophies hellénistiques. Epicurisme, stoicisme, scepticisme,Paris, PUF, 1995, p. 43-68. L'auteur formule notamment, à propos de Iaquestion linguistique, un principe d'interprétation qui convient égale-ment au problêrne de Ia justice : « Un fait humain peut ne pas être uni-versei sans pour autant devoir être catalogué comme non naturel »(p. 53).

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sociale. En les rapportant à Ia catégorie de l'utile, il yvoit au contraire le moyen de donner un contenu à Iaprolepse du juste. Ainsi se dessine Ia possibilité de mai-triser 1e trouble de l'âme en envisageant un usage col-lectif du nécessaire. Ce n'est donc probab1ement paspar hasard que les maximes su~ le juste précédent IaMaxime XXXIX, dans laquelle Epicure évoque Ia mai-trise des causes extérieures de trouble : en l'exerçant, lesage se fait un allié de ce qui peut l'être, mais il ne sefait pas pour autant un ennemi de ce qui ne saurait 1uiêtre favorab1e. Quant à ce qui est totalement hors deses prises, il ne s'en mêle pas mais le tient à distance.Le sage, comme Ia communauté humaine gouveméeselon de justes lois, sait donc contenir les facteurs detroub1e dans 1eur extériorité origineIle, grâce à l'esti-mation correcte de ce qui lui est utile. Ce faisant, il selibere des nécessités néfastes en prenant conscience que,bien qu'eIles soient extérieures et de ce fait contraignan-tes, elles ne sont précisément qu'extérieures. Il ne tientqu'à nous de préserver Ia frontiêre de l'intime, à condi-tion de faire en sorte que Ia communauté politique, aulieu de l'abolir, serve à Ia préserver. Il n'y a donc, de cepoint de vue, aucune contradiction entre Ia citoyennetéet le bonheur privé.

Plus généralement, l'expérience de Ia nécessité nouspermet d'assigner une limite à nos désirs, en indiquantce dont nous avons véritablement besoin. Or ce n'est passeulement s'aviser de l'importance vitale de certainsbiens extérieurs, mais aussi s'exercer à Ia vertu de pru-dence, dont nous avons vu qu'eIle était Ia condition deIa suppression de Ia douleur et le principe du plaisir(Mén., 130-131). Ainsi, parce que l'estimation du néces-saire contribue à l'intelligence des limites, eIle est directe-ment liée à Ia prénotion même des vertus.

La catégorie du nécessaire joue un autre rôle, pleine-ment positif cette fois et réeIlement intériorisé, dans

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l'éthique épicurienne. Il découle de Ia c1assification desdésirs :

Il faut en outre poser par analogie que, parmi les désirs, lesuns sont naturels, les autres vains et que, parrni ceux qui sontnaturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seule-ment. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires aubonheur, d'autres à I'absence de troubles du corps, et d'autresà Ia vie elle-même, En effet, un examen rigoureux des désirssait rapporter tout choix et tout refus à Ia santé du corps et àI'absence de troubles de l'âme, puisque c'est cela Ia fin de Ia viebienheureuse (Mén., 127-128).

En tête de cette liste figurent les désirs qui ne peuventêtre satisfaits que par Ia philosophie et l'amitié, seulsmoyens du bonheur véritable. Les deux autres types dedésirs nécessaires seront satisfaits par le soin et Ia protec-tion du corps pour le premier, et par les nécessités vitalespour le second (Mén., 131). A l'opposé, les désirs vainssont ces désirs illimités qui traduisent une opinionerronée sur ce qui nous convient (MC, XXIX; SV, 20),telle désir des richesses, le désir des honneurs (SV 81) oul'illusion qui nait lorsque nous associons au désir sexuel,naturel dans son principe, l'artifice de Ia passion amou-reuse (DRN, IV, 1058 sq.). On pourrait s'étonnerqu'Épicure distingue, parmi les désirs naturels, entre ceuxqui sont aussi nécessaires et des désirs qui ne sont quenaturels, comme s'il pouvait manquer quelque chose à Iasatisfaction de ce qui convient à notre nature. S'agit-il dedémarquer Ia nature de Ia nécessité et d'éloigner le risqued'un retour au nécessitarisme démocritéen qui les asso-ciait radicalement ? On comprendrait mal, dans ce cas,que le désir du bonheur soit rangé parmi les désirs néces-saires, et l'on voit mal que les désirs seulement naturels,tels le désir sexuel ou le désir de satisfaction esthétique(voir DL, X, 6), soient plus indépendants de Ia nécessitéque les autres. Si, à l'inverse, nous affaiblissons Ia portéede l'idée de nécessité dans l'expression de « désir néces-

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saire » et que nous n'y voyons que les besoins vitaux,nous comprenons mal, une fois de plus, qu'Épicure yassocie le premier type de désir qui est aussi le plus noble.Le plus simple, pour comprendre le statut des désirsnaturels non nécessaires, est sans doute de se référer autémoignage de Cicéron dans les Tusculanes: ce sont lesdésirs dont il est facile, soit de se procurer les objets, soitde nous en passer (y, XXXIII, 93). La maítrise de ces désirsest donc, si l'on peut dire, à portée de main. La difficulté,en ce qui les concerne, consiste à voir qu'ils ne sont préci-sément que naturels, alors que l'opinion fait grand cas deleur satisfaction (voir MC, XXX), comme s'ils étaientvéritablement nécessaires au bonheur.

li faut en fait se demander si l'adjectif « nécessaire »n'a pas ici un troisiême sens, différent à Ia fois de l'idéede nécessité naturelle immuabIe et de I'idée de besoinvital. Épicure justifie sa c1assification par une « étude »(theôria) orientée vers Ia fin de Ia vie bienheureuse, et cequi est ici nécessaire I'est par référence à cet examen.Cette nécessité n'est donc pas initialement donnée, niimposée, mais intérieure parce qu'elle est révélée parl'estimation philosophique des meilleurs moyens pourparvenir au bonheur, le plus nécessaire parmi les objetsde désir nécessaires. La liste des désirs naturels et néces-saires établit donc une hiérarchie décroissante : les plusnécessaires sont ceux qui Ie sont en vue du bonheur carce sont ceux que Ia philosophie révêle comme étant lesplus utiles et les plus importants. Leur nécessité, en cesens, est tout le contraíre de l'hétéronomie, car elle est Iaplus conforme à notre nature et pour nous Ia plusintime. L'épicurien Torquatus, dans le De finibus deCicéron, donne sur cette c1assification de précieuses indi-cations qui vont dans ce sens :

II a établi un premier groupe, celui des désirs naturels etnécessaires ; un second, celui des désirs naturels, mais non néces-saires ; un troisiême enfin, celui des désirs qui ne sont ni naturels

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ni nécessaires. Voilà ce qui les caractérise : les désirs nécessairesn'exigent ni beaucoup de peine ni dépense pour être comblés ; lesna tu reis ne sont pas non plus três exigeants, par Ia raison que, Ianature elle-même fournissant les richesses dont elle se contente,celles-ci sont aisées à acquérir et bornées ; au lieu qu'aux désirscreux il est impossible d'assigner aucune mesure ni aucune limite(Des fins ... , I, XIII, 45, trad. J. Martha).

Ce qui fonde Ia nécessité de Ia premiêre catégorie,c'est Ia facilité de Ia satisfaction. Non que celle-cin'exige pas d'efforts ni d'exercices: ce sont les désirsnaturels, on le voit, qui sont satisfaits par Ia seulenature. Les premiers désirs demandent, pour que leurnécessité nous apparaisse et pour qu'ils soient satisfaits,une activité qui ne consiste pas seulement à suivre Iapremiêre inclination naturelle. Mais cette activité apour fin de nous reconduire au plaisir, c'est-à-dire ànotre bien premier et connaturel (Mén., 129). Ils sontdonc « nécessaires » parce qu'ils ne sont pas immédiate-ment satisfaits par Ia nature, tout en étant conformes àIa nature, mais ils le sont facilement au sens ou nouspouvons Ieur assigner une limite c1aire. C'est cetteforme de facilité qui, nous I'avons vu, caractérise Ialimite des biens, c'est-à-dire le pIaisir véritable, totale-ment exempt de souffrances.

On notera que I'idée de nécessité apparait, dans Iac1assification des désirs, sous Ia forme de I'adjectif[anankaios ), C'est toujours le cas, chez Épicure,Iorsque cette idée est prise en bonne part ou en un sensfaibIe. li s'agit ici, non pas du principe universelexprimé par le substantif « nécessité », mais d'une qua-lification ou d'une propriété. Le nécessaire, en Ia cir-constance, n'est pas absolu, mais relatif : il est néces-saire à quelqu'un ou pour telle fino Ce n'est donc quedans l'exercice de Ia prudence, du ca1cul des plaisirs etdes peines, que I'on satisfait à cette nécessité-là, parceque nous Ia rapportons alors à nous-même, comme

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véritable agent, et au plaisir, comme véritable fino Lesage ne se soumet pas à une nécessité intangible quis'imposerait à sa volonté. Il défmit, grâce à Ia philo-sophie et en conformité avec Ia nature, ce qu'il est inté-rieurement nécessaire de désirer pour être heureux.L'éthique épicurienne est donc,en ce sens, une éthiquedu nécessaire.

Connaissance et nécessité

Démocrite : limites et validité des connaissances

La genêse physique des représentations. - Les diffi-cultés que pose le rêgne de Ia nécessité n'affectent passeulement Ia compréhension des événements naturels etI'exigence éthique de responsabilité. Elles concernentégalement l'exercice des facultés de connaissance. Pou-vons-nous en faire librement l'usage et pouvons-nous,plus encore, les soumettre à un examen critique si tou-tes nos représentations et tous nos jugements sont sou-mis à un enchainement causal et sont, de ce fait, déter-minés par Ia nécessité ? Les fragments de Démocrite neposent pas explicitement le problême en ces termesmais, comme nous allons le voir, ils nous conduisent àle formuler ainsi.

Nous avons vu, dans Ia deuxiéme parti e, que Ie pou-voir de Ia nécessité teI que le définit Démocriten'éliminait pas Ia décision ni Ia responsabilité morale.Nous sommes à Ia fois contraints par Ia nécessité etlibres dans les choix que nous faisons en fonction d'elle.Toutefois, force est d'admettre que les documents dontnous disposons ne nous disent rien du processus de déci-sion, qui devrait en principe s'expliquer en termes demouvement atomique. Or, il n'en va pas tout à fait demême en ce qui concerne Ies opérations cognitives.Démocrite fonde en effet Ieur critique sur une physio-logie des représentations qui en explique Ia genêse.

Le document le plus consistant et le plus riche enfragments, parmi ceux dont nous disposons sur Iaconception démocritéenne de Ia perception et dujugement, se trouve aux § 135-139 du Contre les savants

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de Sextus Empiricus (DK B 6-11). Celui-ci entendreprendre un certain nombre d'arguments démocritéensau bénéfice de Ia critique sceptique des théories dogma-tiques, mais il s'emploie également à montrer queDémocrite ne saurait être assimilé à un véritablesceptique. En effet, il persiste à penser, selon Sextus,que le logos ou l'usage du jugement rationnel a valeurde critêre de connaissance. La construction de ce pas-sage est tout entiêre orientée par cette idée: au cres-cendo sceptique des § 135-137 succêde Ia distinctionentre deux formes de jugement (§ 138-139). Or cettedistinetion, épistémologiquement plus rassurante, estineohérente aux yeux du seeptique par rapport à ee quiprécêde. 11est done néeessaire de restituer ee texte danssa eontinuité.

[135) Démocrite, lorsqu'il abolit les choses qui apparaissentaux sens, dit à leur propos que rien n'apparait conformément àIa vérité, mais seulement conformément à I'opinion, et que cequi est véritablement dans 1es êtres, ce sont les atomes et levide. Il dit en effet: Convention que le doux, convention quel'amer, convention que le froid, convention que Ia couleur. Enréalité, U n'y a que des atomes et du vide. Ce qui signifie: onconvient et on forme I'opinion que les sensibles existent, maisceux-ci n'existent pas véritablement, [136) seuls existent vérita-blement les atomes et le vide. D'autre part, dans les Confirma-tions, bien qu'il ait promis d'attribuer aux sens Ia force de Iacrédibilité, on ne le voit pas moins les condamner. Il dit eneffet: Nous ne connaissons en réalité rien d'assuré, mais seule-ment ce qui change à Ia fois selon Ia disposition du corps et selonce qui pénêtre en lui et lui fait obstacle. Et il dit encore: quemaintenant nous ne sachions pas véritablement ce que Ia naturede chaque chose est ou [137) n'est pas, on l'a souvent montré. Etil dit dans son traité SUl' les formes: l'homme doit savoir parcette rêgle qu 'il se trouve coupé de Ia réalité ; et encore: cetargument montre également clairement qu'en réalité nous nesavons rien SUl' rien, mais que l'opinion de chacun résulte d'unafflux ; et en outre : il deviendra tout à fait c/air que nous som-mes dans l'aporie pour connaitre Ia réalité de chaque chose.

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Ainsi, dans ces passages, il subvertit pratiquement toutecompréhension, bien qu'il s'en prenne spécialement aux[138) sensations. Mais, dans ses Canons, il dit qu'il y a deuxconnaissances, I'une par les sens, I'autre par l'intellect; cellequi s'exerce par l'intellect, ill'appelle légitime, témoignant poursa fiabilité dans le discemement de Ia vérité ; celle qui s'exercepar les sens, il lui donne le nom de bâtarde, lui déniantI'infaillibilité pour ce qui est de distinguer le vrai. [139) Il dittextuellement : li y a deux formes de connaissance, Ia légitime etIa bâtarde. De Ia bâtarde relêvent ensemble toutes ces choses : Iavue, l'ouie, l'odorat, te goüt et le toucher, mais Ia légitime en estséparée. Ensuite, jugeant Ia légitime supérieure à Ia bâtarde, ilpoursuit en disant : Quand Ia bâtarde ne peut plus, ni voir ce quiest devenu trop petit, ni entendre, ni goüter, ni toucher, mais<que Ia recherche exige> plus de subtilué, <un instrument plussubtil doit être adopté>. Ainsi, selon lui, c'est Ia raison qui estcritêre, ce qu'il appelle connaissance légitime.

11y a plusieurs raisons, du point de vue de Démoerite,pour rejet~r le témoignage des sens, à eommeneer par lescontradictions que 1'0n observe dans ee domaine : le faitque le miei paraisse sucré aux uns et doux aux autres sug-gere déjà que les qualités sensibles ne sont pas des pro-priétés réelles et que, du point de vue de ce qui est envérité ou en réalité, c'est-à-dire du point de vue atomique,le filei ~'est en fait ni sueré ni amer'. L'expression « parconvention» (nomô ), précisera Galien, signifie enl'oecurrenee « eonformément à Ia eoutume » (nomisti} et« par rapport à nous » (pros hémas)', Les qualités sensi-bles sont done relatives à Ia fois à Ia eommunauté deshommes, qui s'accordent sur leur valeur, et aux individus,qui ne les éprouvent pas tous de maniêre identique. En eesens, aueune pereeption n'est plus vraie qu'une autre, ee

l. Voir, pour cet exemple, Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhonien-nes, lI, 63 [DK 68 A 134].et I, 213-214 (voir ci-dessous, p. 99-100). Voirégalement, sur le relativisme sensonel en général, Théophraste, Dessens, § 63-64 [DK 68 A 135].

2. Des éléments se/on Hippocrate, I, 2 [DK 68 A 49].

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dont nous pouvons inférer deux positions contraires :aucune n'est vraie (A) ou toutes sont égalementvraies (B). C'est ainsi qu' Aristote rapproche implicite-ment les thêses respectives de Démocrite et de Protago-ras : le prernier tire des concJusions critiques (A) et lesecond des concJusions positives (B) des mêmes prérnissesrelativistes'. Démocrite, cependant, se serait opposé àProtagoras aux côtés de Platon pour dénoncer Ia contra-diction interne de Ia thése qui soutient I'égale vérité detoutes les opinions', En effet, le relativisme n'est pas ledernier mot de Démocrite sur cette question, commenous allons le voir. L'argument de Ia relativité des repré-sentations joue néanmoins un rôle fondamental, aumoins comme moment, dans sa critique du témoignagedes senso

La critique des sens se fonde, d'autre part, sur unephysiologie ou une étiologie des représentations. Letexte de Sextus traduit ci-dessus dépasse en effet le seulpoint de vue Iogique, celui de Ia contrariété des impres-sions sensibles, li montre que les qualités sensibles exis-tent par convention, ou selon notre croyance (nomô ),tandis que seuls existent réellement (eteé ) les atomes etle vide, et cela pour deux raisons : en premier lieu, lesqualités sensibles n' ont pas de véritable consistanceontologique, puisque seuls existent les atomes et le videqui sont, quant à eux, sans qualités ; en second lieu, ellessont caractérisées par une instabilité fondamentale,changeant « à Ia fois selon Ia disposition du corps etselon ce qui pénêtre en lui et lui fait obstacJe» (§ 136).Tel est le paradoxe de ce qui releve, chez Démocrite, de

1. Métaphysique, r, 5, 1009 b 7 [DK 68 A 112].2. Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 389 [DK 68 A 114].

Plutarque évoque pour sa part Ies « nombreux arguments convain-cants » que Démocrite aurait formuIés contre Protagoras, Contre Cala-tês, 1109 A (DK 68 B 156]. Comparer avec PIaton, Théétête, 170 A-171 B.

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Ia convention : bien que n'existant pas réellement, lesqualités sont physiquement dépendantes du mouvementatornique réel qui les sous-tend. Les modifications quenous éprouvons en percevant Ia saveur, Ia couleur, lechaud ou le froid sont des mouvements réels que nousfigeons três imparfaitement sous des catégories commu-nes qui ne sont en fait, explique Sextus Empiricus, « quedes noms pour désigner nos affections »1. Les représen-tations, artificielles dans leur signification, n'en sont pasmoins naturelles par leur constitution.

Le processus perceptif redouble d'ailleurs l'instabilitéque produit I'incessant mouvement des atomes. Sextusy fait allusion lorsqu'il évoque les dispositions du corpset leur rapport aux mouvements et aux corps extérieurs.Les états de l'âme eux-mêmes, nous l'avons vu en ana-lysant Ia définition physiologique de Ia tranquillité (DK68 B 191), dépendent d'un équilibre thermique quirésulte d'une sorte de mélange et qui n'est jamais indé-pendant des mouvements extracorporels. L'activité per-ceptive n'échappe pas à cette rêgle : Ia vision consisteen unrnélange entre les simulacres provenant de ce quiest vu et les simulacres érnis par le voyant lui-même. Sibien que, selon Ia forme Ia plus élaborée de Ia concep-tion démocritéenne de Ia vision, l'image qui se formefinalement sur Ia pupille résulte d'une conjonction defacteurs : outre les mouvements que l'on vient d'évo-quer, Ia lumiére solaire nécessaire à Ia réflexion del'image, Ia qualité de l'air intermédiaire entre le vu et levoyant et l'état interne du corps propre. Le témoignagede Théophraste (Des sens, § 49-83, DK 68 A 135)s'efforce de restituer Ia complexité de ce processus etd'expliquer ainsi comment nos impressions sensiblestraduisent les propriétés objectives des associations ato-

1. Contre les savants, VIII, 184.

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rniques qui les provoquent. Le passage le plus précissur ce point est le suivant :

L'image réfléchie ne vient pas directeme.nt sur Ia p';lpille,mais I'air intermédiaire entre Ia vue et ce qui est vu reçoit uneempreinte, étant comprimé par ce qui est vu et ce qui voit;toute chose, en effet, produit toujours quelque effluve (§ 50).

Or ce qui incite Sextus à prêter à Démocrite d~s posi-tions pessimistes sur nos possibilités de co~naIssance,c'est l'idée selon laquelle I'instabilité du sensible affectel'ensemble de nos croyances ou opinions et plus seule-ment les impressions sensibles. I1 faudrait d'ailleurs plu-tôt dire que toutes nos représentations .sont de mêmenature que les impressions sensibles, pUls~ue Ia sensa-tion n'est pas une faculté séparée, mais simplement cetype de contact par leque~ nous so~e~ en rappo~t avecle monde extérieur et qui donne lieu a une representa-tion. Aristote dira en ce sens que, pour Démocrite, tou-tes les sensations se réduisent au toucher', c'est-à-dire aucontact matériel, ce qui est parfaitement logique dans ununivers ou il n'y a pas d'autres mouve~ents que. ~esmouvements locaux. Ainsi, toute opération cognitivedoit pouvoir être réduite à un changement d~ lieu. Touteopinion est donc tributaire des effluves de simulacres etdes mouvements de l'âme qui les accompagnent. Telleest Ia signification du fragment cité p~r Sext~s selonlequel « en réalité nous ne savons nen, mais [~ue]I'opinion (doxis) de chacun résulte d'un afflux [epirus-mie) » (§ 137, DK 68 B 7).

L'interdépendance du connaissant et du connu etl'impossibilité de nous abstraire de Ia chaine des causespour évaluer nos représentations sembl~nt donc nouscondamner au scepticisme. Ainsi s'expliquent les for-

I. Parva naturalia. De Ia sensation et des sensibles, 4, 442 a 29 [DK68 A 119].

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mules les plus aporétiques du texte recomposé par Sex-tus ou encore le fameux mot rapporté par DiogêneLaêrce :

Certains considérent que Démocrite est sceptique, parcequ'il rejette les qualités, disant par convention le chaud, parconvention le froid, en réalité les atomes et le vide ; et encore : enréalité nous ne savons rien. La vérité en e.ffet est au fond du puits(DL, IX, 72; DK 68 B 117).

De fait l'influence de Démocrite sur ce qui deviendraaprês lui Ia tendance pyrrhonienne, puis le scepticisme ouskepsis, est incontestable. Pyrrhon avait l'habitude deciter les écrits de Démocrite et ille connaissait égalementpar l'intermédiaire de l'Abdéritain Anaxarque .(~L, ~X,61). L'épicurien Colotês, nous l'avons vu, associe etroite-ment Démocrite à Ia tendance sceptique et lui reprochede plonger toute Ia vie humaine dans Ia confusion. Dio-gêne d'CEnoanda se fait aussi l'écho de l'ar~un:ent del'impossibilité de vivre ou apraxia, montrant amsi que lenécessitarisme physique conduit aux mêmes difficultésque Ia critique du témoignage des senso Les conclusionsaporétiques de Démocrite s'imposent d'ailleurs co~eune sorte de nécessité : l'homme, rapporte Sextus Empiri-cus, « doit savoir ... (gignôskein te chrê... ) » qu'il ne peutrien connaitre de certain. La désillusion épistémologiqueà laquelle il faut se résoudre est elle-même nécessitée parl'explication physique des actes de connaissanc.e.

La conception démocritéenne de Ia connaissance nesaurait être toutefois entiêrement résumée par un argu-ment sceptique. Sextus, en héros d'une sorte de rigorismesceptique, dénonce d'ailleurs Ia confusion que l'on a,elon lui, souvent faite entre Démocrite et Ia tendancepyrrhonienne :

[213] Mais on dit également que Ia philosophie démocritéenne11 quelque chose en commun avec le scepticisme, puisqu'ellescmble trai ter de Ia même matiêre que nous ; car, du fait qu'auxuns le miei parait sucré, alors qu'aux autres il parait amer,

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Démocrite, dit-on, infêre qu'il n'est ni sucré ni amer, et pourcette raison ajoute le « pas plus », qui est une formule sceptique.C'est pourtant d'une maniere différente que se servent de Ia for-mule « pas plus », d'une part les sceptiques, d'autre part l'écolede Démocrite. Celle-ci en effet emploie Ia formule dans l'idéequ'un phénornêne n'existe pas plus que son contraire, alors que,pour notre part, nous signifions ainsi que nous ignorons si lesdeux phénomenes sont réels ou si aucun des deux ne I'est.[214] Ainsi, nous différons également sur ce point, et Ia distinc-tion devient particulierement évidente lorsque Démocrite dit : Enréalité les atomes et le vide. « En réalité », en effet, est le termequ'il emploie pour « en vérité ». Or, qu'il différe de nous en sou-tenant qu'en vérité il y a des atomes et du vide, même s'il part de Iacontrariété des phénoménes, il est superflu, je crois, de l'établir'.

Ainsi Démocrite échouerait à réaliser Ia véritable sus-pension sceptique du jugement, d'une part en invalidantles phénoménes, d'autre part en affirmant l'existencedes atomes et du vide. Seul donc son point de départ- Ia contrariété des phénomênes - et les expressionsqu'il utilise ont aux yeux de Sextus que1que chose desceptique, et il reste inéluctablement cantonné dans Iafamille dogmatique.

II faut cependant se demander si Démocrite ne repré-sente pas une forme différente, paradoxale parce quesavante, de scepticisme. En élaborant une physique, il nerenonce nullement à Ia possibilité d'un discours vrai surIa nature et ses propriétés cachées, mais cette physique.met sa conception du savoir dans une situation critique.L'argument selon lequel Démocrite n'est pas sceptiqueparce qu'il affirme l'existence des atomes et du videcesse d'être pertinent si l'on considere que Ia façondémocritéenne d'être sceptique réside précisément danscette affirmation même, en tant qu'elle conduit à desconséquences aporétiques.

l. Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 213-214. Ce texte ne figure pasdans Jes Fragmente de Diels-Kranz.

Connaissance et nécessité / 101

Le caractêre aporétique de Ia philosophie de Démo-crite tient donc à ses tensions internes et aux difficultésrencontrées par l'Abdéritain lorsqu'il s'agit de faire com-cider Ia critique des phénoménes et le recours aux inves-tigations empiriques, l'incertitude de nos constructionsrationnelles et Ia ferme assurance de Ia théorie des ato-mes et du vide. Celle-ci, au demeurant, se fonde sur Iaraison bien plus que sur l'expérience. Certaines formulesdu premier texte cité de Sextus Empiricus traduisent cetembarras et suggerent que Démocrite a pris lui-mêmeconscience des apories produites par son propre sys-teme'. C'est ce que confirme un texte de Galien rappor-tant un fragrnent de Démocrite qui oppose à l'évidencesensible les prétentions critiques de Ia raison :

Comment le raisonnement, pour qui il n'y a pas de commen-cement possible hors de l'évidence, pourrait-il être digne de foilorsqu'il s'emporte insolemment contre elle, alors qu'il y trouveses principes ? Démocrite le sait, lui aussi, quand il calomnie lesphénomênes en disant convention que Ia couleur, convention quele sucré, convention que l'amer, en réalité, les atomes et le vide etqu'il fait dire aux sens contre le raisonnement : misérable rai-son, alors que tu trouves auprês de nous tes croyances, tu nousrejettes ? Ce rejet est ta propre chute',

La raison ne peut donc prétendre à aucune autonomieet à aucune autorité critique par rapport aux sens parcequ'elle en est génétiquement dépendante. Si elle lesrejette, elle rejette du même coup les principes sur les-quels elle se fonde. Ce texte se prête à plusieurs interpré-tations, Ia lecture empiriste devant être tempérée parl'hypothése d'une éventuelle réponse de Ia raison, queGalien aurait passée sous silence. Démocrite, en rédi-

I. Sur ce problême, et pour une recension des principales interpréta-tions, je renvoie à P.-M. Morei, « Démocrite. Connaissance et apo-ries », Revue philosophique, n° 2/1998, p. 145-163.

2. De l'expérience médica/e, XV, éd. Walzer-Frede [DK 68 B 125].

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,'"

102 / Atome et nécessité

geant ce dialogue allégorique, pouvait également secontenter de prendre acte d'un désaccord auquel i1 nevoyait pas d'issue et signifier qu'il est impossible de fairecomcider I'expérience et Ia raison. Il est clair, à tout lemoins, que le fragment traduit les difficultés inhérentes àIa doctrine et, en particulier, celle que pose Ia dépen-dance de Ia raison par rapport aux senso Le problême seredouble si I'on considere, comme nous l'avons vu, quele témoignage de ces derniers est lui-même dépendant decauses antécédentes et de Ia nécessité qui régit les mou-vements physiques.

Les conditions du savoir. - Si nous choisissons decompléter Ia petite scene que rapporte Galien par uneréponse de Ia raison, il faut pourtant postuler qu'il estpossible de se soustraire en un sens à l'enchainement quel'on vient de décrire. La distinction entre les deux for-mes de connaissances ou de jugements dans le texte deSextus (§ 138-139), qui pourrait fort bien servir de tiradeà Ia raison dans une répartie contre les sens, I'exige éga-lement. Pouvons-nous, de fait, mettre sur le même planIa croyance naive ou naturelle dans le témoignage dessens et Ia conscience désenchantée de son insuffisance?Les textes conservés de Démocrite ne nous disent pascomment se constituent physiquement les représenta-tions produites par le jugement légitime et nous ne pou-vons que supposer leur nature atomique. Toutefois, ilsnous invitent à distinguer entre le point de vue commun,qui demeure prisonnier de Ia croyance en Ia réalité desqualités sensibles, et le point de vue philosophique,éclairé par Ia théorie des atomes.

Ainsi se justifie sans doute, bien que le texte soit lacu-naire en cet endroit, l'évocation d'un degré supérieur de« subtilité» (leptoteron) à propos de l'objet du jugementlégitime : Ia subtilité est le propre de l'atome et, commenotre notion du «subtil», elle caractérise à Ia fois Ia

l. Sur Ia nature de Ia blancheur, voir Théophraste, Des sens, § 73[DK 68 A 135].

Connaissance et nécessité / 103

I

finesse de I'objet et celle de I'esprit qui le saisit. Il estégalement remarquable que le datif adverbial eteê ( « enréalité » ), qui qualifie objectivement le mode d'être desatomes et du vide, serve aussi dans le texte de Sextus àqualifier Ia valeur de nos croyances dans l'expression« en réalité nous ne savons rien sur rien » (§ 137). Lepoint de vue de I'atome ne nous soustrait pas à Ia déter-mination génétique et physiologique des représentations,mais i1 nous fait échapper aux illusions qu'elles pro-duisent. Elles sont en effet oublieuses de leur origine, cequi justifie probablement que Démocrite les dise «bâ-tardes» ou «obscures» (skotiê ). Les deux formes deconnaissance doivent donc être physiquement homogê-nes mais logiquement distinctes. Leur différence n'estpas tant une différence de facultés que d'attitudes.

D'autre part, parmi les fragments aporétiques resti-tués par Sextus Empiricus, certains restreignent d'eux-mêmes Ie champ de l'inconnaissable en précisant quenous ignorons Ia nature de « chaque chose» (hekaston).Ainsi, le fait que Ia nature de tel composé particuliernous échappe, parce que nous n'en percevons pas Iaconstitution atomique, ne nous interdit pas de donnerune explication globale de Ia constitution des qualités.Le blanc du mur qui nous fait face cache Ia nature et lescauses de sa propre blancheur, mais nous pouvons expli-quer Ia blancheur en général par le lisse des surfaces,leur porosité et leur caractêre translucide'.

Le témoignage des sens, à ces conditions, retrouveune forme de légitimité. Non seulement Démocrite nenie pas son utilité pratique, en dépit des illusions qu'ilentretient sur Ia nature des choses, mais encore il estimenécessaire d'y recourir dans plusieurs domaines, commeles techniques mais aussi Ia philosophie naturelle elle-

l -

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même, dans sa dimension étiologique. Le corpus dontnous disposons donne en effet plusieurs indices d'unepratique ou d'une préconisation de Ia recherche expéri-mentale et de l'observation savante : Ia description de Iaflamme et de sa forme pyramidale', des crues du NiP, oul'observation du rassemblement spontané des corps demême forme et des animaux de même espêce'. Les anec-dotes romancées qu'affectionnent les biographes del'Antiquité confirment d'ailleurs que Démocrite laissel'image d'un observateur attentif et d'un chercheur méti-culeux. Ainsi, trouvant qu'un concombre (ou une figue,sikuos) avait le goüt du miel, il aurait entrepris d'enchercher Ia cause en allant inspecter lui-même le jardind'oú il provenait, et cela même aprês qu'une servante luieut dit avoir entreposé le légume dans un récipient ayantcontenu du miel".

Le rapport à Ia détermination nécessaire semble doncanalogue, dans l'exercice de Ia connaissance, à ce qu'ilest dans l'exercice de Ia décision morale et dans l'activitéhumaine en général. Nous ne pouvons nous soustraireau pouvoir de Ia nécessité, mais nous pouvons juger,comme nous pouvons agir, en choisissant de vivre enfonction de Ia nécessité. Nous pouvons en effet toutaussi bien vivre dans l'illusion du sensible mais noussommes alors plus sournis encore à Ia déterrninationnécessaire puisque nous l'ignorons. Mais le fait mêmeque les hommes puissent convenir de Ia signification desimpressions sensibles en les qualifiant de douceur oud'amertume montre déjà qu'ils disposent d'un certainpouvoir d'organisation, füt-ce dans les fictions qu'ilsproduisent. De même inventent-ils les dieux sous I'effetde Ia peur qu'ils éprouvent devant le tonnerre ou les

1. Théophraste, Du [eu, 52 [DK 68 A 73].2. Aétius, IV, 1,4 [DK 68 A 99].3. Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 116-117 [DK 68 B 164].4. Plutarque, Propos de table, I, 10, 628 C [DK 68 A 17 a].

~.1.

Connaissance et nécessité / 105

éclipses'. L'usage que constitue Ia désignation conven-tionnelle des qualités sensibles, comme Ia technique édu-cative dans le fragment 68 B 33, confirme l'existenced'une possibilité, limitée mais réelle, d'adapter Ia pra-tique au cours des événements naturels. II n'en demeurepas moins que c'est à propos de Ia connaissance quel'embarras de Démocrite est le plus grand. Sans douteest-ce là que l'inquiétude face à Ia détermination phy-sique est Ia plus vive.

Les épicuriens :de l'évidence sensible à Ia nécessité logique

La valeur de l'évidence sensible. - Les épicuriens,comme Démocrite, entendent expliquer les opérationscognitives par Ia physique des atomes. IIs parviennenttoutefois à des conclusions opposées. Tout d'abord,comme nous I'avons vu dans Ia deuxiême partie, Épicuredénonce l'impasse logique à laquelle conduit le nécessita-risme. Il établit, dans le Peri phuseôs, une distinctionessentielle entre ce qui releve de Ia nécessité physique etce qui est en notre pouvoir. Il affirme ainsi, non seule-ment Ia possibilité de l'acte libre, mais aussi l'autorité deIa pensée, le fait que nous soyons les auteurs véritables denos jugements. Dês lors, I'acte de connaissance se liberede Ia déterrnination physique et des difficultés qu'elleposait dans Ia conception démocritéenne du savoir.

De plus, Épicure résoud de maniêre radicale le pro-blême épistémologique du rapport entre les perceptionset les jugements et représentations qui en dérivent : si Iaraison n'est pas fondée à critiquer les sens, ce n'est passeulement parce qu'elle en dérive génétiquement, comme

I. Sextus Empiricus, Contre les savants, IX, 24 [DK 68 A 75].

J

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dans le fragment 68 B 125 de Démocrite, mais c'est aussiet surtout parce que les sensations, loin d'être respon-sables de nos erreurs, constituent le premier critêre deconnaissance. La critique de Démocrite dans le Peri phu-seôs (34. 30) s'appuie d'ailleurs, comme on l'a vu, surl'évidence de l'expérience que nous faisons de l'actiondélibérée. Toutefois, Démocrite fondait en grande partiesa critique du témoignage des sens sur l'explication phy-siologique de Ia perception. Résultat d'un mixte com-posé par le sentant et le senti dans I'air intermédiaire,variable selon les agents, Ia vision ne pouvait restituerfidêlement Ia nature de I'objet visé. Il est donc logiquequ'Épicure propose un autre modele pour rendrecompte de Ia perception et de l'erreur :

[49] Il faut également concevoir que c'est parce que quelquechose vient depuis les choses extérieures que nous voyons lesformes et que nous pensons. Les choses extérieures, en effet, nesauraient imprimer leur couleur et leur forme naturelles au tra-vers de l'air intermédiaire situé entre nous et eux, ni par lesrayons ou par quelques flux que ce soit allant de nous à eux,comme elles le font du fait que certaines répliques (tupos) vien-nent à naus depuis les choses qui ont rnême couleur et mêmeforme qu'elles, s'ajustant par Ia taille [50] à notre vue et à notrepensée en des déplacements três rapides. Elles apportentensuite, sous l'effet de Ia même cause, I'image (phantasia ) de cequi est un et continu et préservent, loin du sujet, Ia sympathieavec lui, grâce à Ia résistance des proportions qui sont les sien-nes et qui vient de Ia vibration des atomes dans Ia profondeurdu solide. Et I'image, de Ia forme ou des propriétés, que noussaisissons en nous y appliquant par Ia pensée ou bien par lesorganes des sens, est Ia forme même du solide, se constituanten conformité avec Ia suite de masses compactes ou de restesdu simulacre (eidôlon).

Quant au faux et à l'erroné, ils résident toujours dans ce quiest ajouté par l'opinion (prosdoxazomenon), qui est susceptibled'être confirmé ou non infirmé, mais qui, par Ia suite, ne reçoitpas de confirmation <ni d'infirmation>, et cela en vertu d'uncertain mouvement en nous-mêmes, lié à Ia saisie de l'image

Connaissance et nécessité / 107

mais " .ffi 1Ui

~ en ecarte, et par lequel le faux se produit [51] En:. et, es images que l'on appréhende cornme des r~produc-I~ns, ou qui se produisent dans le sommeil ou en vertu

d autres modes de saisie, de Ia pensée ou des autres critêres~ourralent ,avo:r de ressemblance avec ce que l'on dit êtr~ ~~etre. v~al, SI! n,y ~vaIt .pas ces choses-Ià, que nous saisissonsMaIS I errone n existeraít pas si nous n'appréhendions pas aussiq~elque autre mouvement en nous-mêmes lié <a' Ia s .. dl'image> . " . ,alSle e, ' mais qur s en ecarte. 01' c'est en vertu de celui-ci s'il

n est p,as confirme ou s'il est infírmé, que le faux se rod .MaIS s 1I est [~2] confirmé ou s'il n'est pas infirmé, c'esf ledv~;~~~/~ P~Odlllt. II/aut donc également maintenir fortement

oc nne, ,SI on ne veut pas que les critéres ui sontconformes aux évidences soient détruits et que l'erroné qcom meafferrru, ne provoque un trouble total (Hrdt., 49-52). '

. L:évocation d~ rôle d~ l'~ir intermédiaire, hypothêse1~~tIl~ P?ur Épicure, fait mévitablement penser à Iat eone democnteenne de Ia vision. I1 en va de rnême des~ rayons » et des « flux » (reumata) qui proviendraient

e nous I,orsque nous voyons, bien que cette allusion~o~~en:e egalement Ia théorie de Ia vision exposée danse, d1

.m.eede PI~ton. (45 B). Epicure élimine donc les inter-

~e .Ia~res et ~edu!t le nombre des facteurs, procédanta~nsI ,a une sunplIfication de l'explication atomiste Las,urete d,e .t~ connaisance que nous dégageons des 'senstient precisement au fait que Ia continuité dument atomi (voi mouve-. que vou Hrdt., 43) pennet l'engendrementspontane' .' d r, ' a pa~ tir es agregats, de répliques (tupoi)~delt:s .. Ces répliques nous infonnent par elIes-mêmes eturunedIatement de Ia nature de l'obiet .,qu' II ' . J VIse, parcee es «s ajustent à notre vue et a' notre '(§ 50) D' 1 pensee »

. . ~s ors donc que nous leur prêtons attentionn.o~s saisissons ce qui provient effectivement de I'objetv~se et ~~n pas, comme dans Ia perspective phénomé-ruste qUI etait celle. de Démocrite, queIque agrégat nou-veau que nous aunons contribué à composer.

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108 / Atome et nécessité

Or ces répliques sont, precise Épicure, en « sym-pathie » avec leur source et transfêrent cette même s~-pathie à notre perception, en v~rtu d'~e sorte de. pnn-cipe d'inertie dans Ia répercussion des etats ato~~ques.Plus précisément, comrne le montre le § 50, I ~agetransférée de Ia forme « est Ia forme même du solide ».Elle n'est donc nullement subjective ou proprement men-tale : nous percevons quelque chose que l'obje.t produitde lui-même, par l'intermédiaire d'un flux de simulacres(eidâla) qui en transmettent Ia structure. Le cours d~ssimulacres il est vrai, peut être perturbé, comrne ÉPI-cure l'envisage, explicitement au § 48 et implicitementdans le texte cité. Lucrêce l'explique au chant IV :

Les tours carrées d'une ville dans le lointain / nous parais-sent rondes pour Ia raison suivante : / à grande distanc.e toutangle devient obtus, / ou plutôt disparait, son impulsion seperd, / les chocs ne peuvent plus p~rvenir à nos yeux / parceque, à tant frapper ses images qui Ia traversent, / Ia grandemasse d'air le force à s'émousser. / Quand donc tous leursangles échappent à nos sens, / ces édifices de pi~rre semble~tmodelés sur un tour; / s'ils n'ont l'aspect d'ob]et,s arrondis,présents et vrais / ils leur ressemblent un peu, a Ia façond'esquisses (v. 353-364)1.

Les simulacres de Ia tour carrée que je vois au loinm'apporteront l'image d'~ne tour ronde ~ .cause del'érosion que Ieur flux subira en traversa~t I air s~r unelongue distance. II n'en demeure pas moms que I imagefinalement perçue est une image réelle, Ia présence effec-tive de ce qui émane de l'objet visé. Elle n'e~t donc p~sen elle-même porteuse d'erreur, car iI est vr~I, Ior~que jeperçois Ia tour ronde, alors qu'elle est en fait carree, q~eje Ia perçois ronde. La sensation est d~nc touJo~rs vraie,parce qu'elle est réelle, et Ia déformatI?n des simulacresest un processus physique épistémologiquement neutre.

1. Voir aussi Sextus Empiricus, Contre les savants, VII, 208-209.

Connaissance et nécessité / 109

II ~a~t c~~end.ant rendre compte de I'erreur, si l'onveut eviter I écueil du reIativisme. Les deux autres textesf?ndamenta~x s~r Ia critérioIogie ou canonique épicu-nenne, le temOlgnage de Sextus Empiricus dans IeC?ntre les savants (VII, 203-216; Uso 247) et celui de~lOgene Laer~e (X, 31-34), affirment en effet sansdetour qu~ Ies ,~ages sel}sibIes sont toujours vraies. Sex-tus .associe d ailleurs Epicure à Protagoras dans Iafamílle dogmatique de ceux qui affirment Ia vérité det~u~ les phénomenes (VII, 369). Aussi Épicure précise-t-l~ rrnmedIatement, dans le passage cité de Ia Lettre àHérodote, que le faux vient de ce qui est ajouté à Ia sen-sat,lOn. II ~e s'agit évidemrnent pas des prolepses : bienqu elles aient une fonction d'anticipation _ commelorsque Ia prolepse de l'homme nous permet de nousfigurer par avance. quelqu'un que l'on va nous présen-ter -, ~lles se constltuent dans un rapport immédiat auxsensations, par le souvenir de ce dont nous avons sou-vent fait l'exp~ri~nc~ \I?L, X, 33). I1 ne s'agit pas nonplus des procedes Iégitimes de formation des notions(epinoi~i~, par rencontre, analogie, ressemblance oucomP.o~ltJon a~ec Ies sensations, procédés qui permettentd: saisir c~ qui est c~ché (adêlon) aux sens (DL, X, 32).L erreur vient en fait de ~ qui est ajouté par l'opinion(pr~sdoxazomenon) et qui, par Ia suite n'a pas faitI'objet ~'u~e v~rifi~ation capable de le cO~lfIDer (Hrdt.,50). II s agit d un rugemect relatif aux images mais dis-tmct d~ celles-ci. C'est le cas du jugement erroné quinous fal~ affirmer que Ia tour que nous voyons de loinest effectI~ement ronde, alors que nous n'en avons pas Ia~on~rmatlOn, faute d'avoir diversifié notre expérience deI objet - en nous en approchant et en en faisant le tourpar exemplo. .

. Or,_et, c'e~t ce. qui es~ ess.entiel pour Ia question de Ialiberte, I ad]OnctlOn opmatJve est « un certain mouve-ment en nous-mêmes» (tina kinêsin en hêmin, 51-52).

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110 I Atome et nécessité

Sextus Empiricus précise de son côté, dans sa relation d.eIa canonique épicurienne (op. cit., VII, 210), ~ue Ies opi-nions sont nos jugements sur Ies images. Lucr~ce est pI~sc1air encore Iorsqu'il précise que I'espnt pr~?Ultl'adjonction «de lui-même » (ipsi; IV, 465) et qu 11Iatire de son propre fonds (ab se; IV, 468).

II n'est pas impossibIe que ce m<:uveI?ent s'ef~ectu~d'une maniêre assez spontanée pour etre involontaire, SI

bien que les opinions se formeraient presque à notrecorps défendant, comme dans Ies rêves, ou Ies s~nsassoupis ne peuvent pIus exercer sur e.lles.~eur fon~tlO,nde contrôle'. Ce cas de figure est particuliêrement ~nte-ressant pour notre propos car il cons~itue u~~ pierred'achoppement suppIémentaire dans. I ?pp;>Slt!on desépicuriens à Démocrite. Alors que ceIUl~c~pret~ ~es2pou-voirs presque télépathiques et une ~n~ne d~vllle auxsimuIacres qui inspirent Ies rêves, Diogéne d CEnoandaattribue les ilIusions oniriques à Ia s.eule ~o.rce .deI'opinion (Texte 1) et défend une conception minimalistedes propriétés des simulacres (Texte 2) :

Textel: (...) Qu'arrive-t-il donc quand nous dorrnons?Tous les sens étant comme paralysés et éteints par le sommeil,l'âme encore éveillée et incapable de connaitre leur état et leurdisposition du moment, mais recevant en elle-même le~ simula-cres qui arrivent, recueille à leur propos une opmion nonréfutée et fausse, comme s'ils étaient vérit;blement de naturesolide. En effet, les moyens de réfuter I opimon sont alorsendormis, Or, ces moyens, ce sont les senso En effet, eux seulsdemeurent, contre toutes les choses fausses, le canon ,et le cn-tere de Ia vérité. Aussi, contre ton raisonnement, Democnte,nous disons ceci: Ia nature des rêves n'est aucunementd'origine divine, comme tu le dis, ni porte use d'admo-

I. Voir Lucrêce, IV, 762·764.2. Ce point fait également l'objet d'une critique de Ia part

d'Épicure ; voir Ia SV 24.

Connaissance et nécessité / I I I

nestations, mais ce qui produit les rêves, ce sont bien plutôtcerta ines entités naturelles, de sorte que l'argument sophistiqueest congédié'

Texte 2: (...) il ne faut donc pas dire vides <Ies représenta-tions oniriques> alors qu'elles ont un tel pouvoir'. Mais il n'estcependant pas vrai, si elles ne sont pas vides, qu'elles possêdenrsensation et raisonnement ni qu'elles s'entretiennent véritable-ment avec nous, comrne le suppose Démocrite. 11 est impos-sible, en effet, que des membranes fines et qui n'ont pas deprofondeur de nature solide aient de telles propriétés. Ces gens,d'une part les Stoiciens, d'autre part Démocrite, se sont trom-pés en sens opposé : les Stoiciens, en effet, privent les représen-tations d'un pouvoir qu'elles ont, alors que Démocrite les cré-dite d'un pouvoir qu'elles n'ont pas'.

Toutefois, lorsque Épicure précise que le mouvementopinatif se produit «en nous-mêmes », iI indique qu'ilest en notre pouvoir. Nous devons donc en principe êtrecapabIes de Ie maítriser et il est en tout cas de notreentiêre responsabilité de Ie soumettre ou non à l'épreuvede Ia confirmation. Nous ne sommes pas plus détermi-nés à l'erreur qu'à Ia vérité et il ne tient qu'à nous derapporter nos jugements au critêre fondamental del'évidence (enargeia).

Nous pourrions objecter que, paradoxaIement, Ie pre-mier cri tere de connaissance, Ia sensation, est le fait d'unprocessus purement physiqus, au sens ou il abolit toutedifférence entre l'interne et I'externe. Sentir, nousl'avons VU, n'est pas une activité subjective: c'est Iapénétration du réel dans l'agrégat corporel. Ainsidéfinie, Ia sensation risque d'apparaí'tre comme unesituation de pure passivité, intégralement soumise auxmouvements atomiques. Sommes-nous dês lors encore

I. Diogénr, d'CEnoanda, frag. 9 IV 7 - 9 VI 14 Smith.2. Diogéne vient d'évoquer le plaisir, réel, éprouvé lors du rêveérotique,3. Diogéne d'CEnoanda, frag. 10 IV 7 - 10 V 14 Smith.

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112 / Atome et nécessité

libres lorsque nous faisons usage de ce critêre ? Plusradicalement: peut-on faire d'une situation passive uncritere de vérité, c'est-à-dire un moyen d'exercer un juge-ment critique sur nos propres représentations ? Ou bienfaut-il imaginer que Ia sensation n'est cri tere que pour lejugement qui lui reconnait cette valeur ? ~ ,faudrait. al?r~légitimer ce dernier par un nouveau cntere et am.sl al'infini. Du reste, les textes déjà cités sur Ia canomquen'envisagent nullement cette fausse solution et ils établis-sent clairement que Ia sensation est par elle-même le pre-mier critêre de vérité. Que trouver de plus fiable que lessens? demande Lucrêce (IV, 482). En effet, leur percep-tion est vraie à chaque instant (IV, 499).

11 convient en fait de revenir au texte déjà cité de Ia I

Lettre à Hérodote, au § 50 : lors de Ia sensation, Ia formemême du solide nous est donnée dans « l'image, de Iaforme ou des propriétés, que nous saisissons en nous yappliquant (epiblêtikôs ) par Ia pensée ou bien par lesorganes des sens ». Plus bas (§ 51), Épicure évoque.« lesimages que l'on appréhende comme des reproductions,ou qui se produisent dans le sommeil, ou en vertud'autres modes de saisie (epibolas ), de Ia pensée ou desautres critêres ». La vision de l'esprit, mais aussi celledes sens, qui sont évidemment compris dans l'expression« les autres critêres », est donc littéralement une « pro-jection » {epibolé ) en direction de l'objet. Celui-ci n'estdonc pas simplement reçu, mais aussi visé et cela dês lestade de Ia sensation. L'image (phantasia) de l'objet estd'emblée une « saisie de l'image » ou une « projectionimaginative » (phantastikê epibolê, § 50-51), c'est-à-direnon pas le mouvement surajouté d'une imagination oud'une opinion sans maitre, mais le mouvement d'atten-tion par lequel l'objet nous est donné.

Cela ne signifie pas que Ia sensation soit un étatdépourvu de toute passivité, puisque « quelque ch?sevient depuis les choses extérieures » (§ 49). La sensation

Connaissance et nécessité / 113

est en effet une affection (pathos) au sens large: non~as, une. fois encore, un état purement passif, inais unetat qUI suppose une certaine passivité. C'est parexemple le cas de l' « affection auditive » (akoustikonpathos) que produit Ia résonance des sons (§ 52).

La sensation comprend donc à Ia fois Ia réceptivitésans laquelle elle nepourrait être vraie et l'acted'attention sans lequel elle ne saurait être indica tive duvrai. Nous pouvons ainsi tout à Ia fois voir et regarder,entendre et écouter, sans que ce regard ni cette écoutecessent d'être conformes à l'objet senti.

Le vrai et le nécessaire. - Nous sommes en droittoutefois, de nous interroger sur Ia validité des juge~ments et n.otions inférés de l'évidence sensible. L'expé-nence sensible, en effet, ne nous donne à connaitre quedu particulier, même si elle constitue Ia matiere du géné-ral que saisit Ia prolepse. Comment peut-elle fonder desjugements ayant valeur universelle et produire des rela-tions nécessaires? Le probléme touche même à l'essen-tiel de Ia doctrine: quelle est Ia valeur des inférencesrelatives aux choses cachées, les adêla, parmi lesquellesse trouvent les pri~cipes de Ia nature et de Ia phusiologia,les atomes et le vide ?

Épicure définit une méthode complexe de vérificationdes opinions, que nous pouvons reconstituer à partir destémoignages de Diogéne Laêrce et de Sextus Empiricussur Ia canonique. Lorsque les opinions sont relatives àce qui peut faire l'objet d'une expérience sensible directeleur vérité est établie par confirmation (eptmarturêsis) etle~r ~ausseté par non-confirrnation (ouk epimarturêsis ),Ainsi, lorsque j'ai l'opinion que Platon s'avance devantmoi, je suis encore en attente d'une confirmation ou deson contraire, Ia non-confirmation, que me procureral'expérience sensible lorsque l'homme que j'aperçois sesera approché. Lorsque les opinions sont relatives aux

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114 / Atome et nécessité

choses cachées, elles peuvent faire l'objet ~'une n?n-infirmation (ouk antimarturesis) ou d'une mfi~atlOn{nntimarturésis ), Je dois établir ,?a~s. ce cas un l.len,deconséquence (akolouthia) entre I invisible et ce qui m ~stdonné dans l'évidence sensible. Ainsi, l'existence du videne peut être directement confirm~e, mais ell~ n'en est'pasmoins assurée par non-infirmation, contralrement a Iathêse stoicienne qui Ia nie. Je constate en effet l'existencedu mouvement. Or celle-ci implique celle du vide (Hrdt.,40). Donc le vide existe. L'hypothese contraire es:infirmée et ma conclusion assurée. Dans le cas oul'inférence n'infirme pas I'hypothêse contraire, elleimpose l'acceptation d'explications multiples, d~ disj?nc-tions non-exclusives, comme dans le cas des phenom~ne.scélestes (voir, par exemple, Pyth., 86, 87, 93, ~6). ~nsl,les éclipses du Soleil et de Ia Lune peu.vent s ex~hquerpar leur extinction, ou par leur occultation par d autrescorps (§ 96). I1 est du reste possi?le qu~ les différentesexplications d'un même phénomene soient non seule-ment compatibles, mais encore convergent,es (§ ~6)1. ,

Épicure ne renonce donc nullement a attnbuer al'inférence Ia valeur d'une relation nécessaire, pourautant comme nous l'avons vu plus haut, qu'elle neporte ~as sur le futuro L'exemple de l'~x.istence du vide:tel qu'il est formulé par Sextus E~pmcu~, =.tout afait clair: « S'il n'y a pas de vide, nécessairement{kat'anankên ) il n'y a pas non plus de mouv~ment»(VII, 214). Lucrêce confi.r~e 9-ue Ia ment1?n ,del'idée de nécessité n'est pas ICI accidentelle : « PUlSqU.11serrent dans le vide, il faut (necessest) que ces pnn-

I. Pour plus de précisions sur Ia méthode épicurienne de vé~!flca-tion on se reportera à M. Conche [1977], p. 20-39, ou encore à I etudede Jean-Paul Dumont, « Confirmation et disconfirmatlOn », dansJ. Barnes, J. Brunschwig, M. Bumyeat, M. Schofield, Science and Spe-culation. Studies m Hellenistic Theory and Practice, Cambndge, 1982,p. 273-303.

Connaissance et nécessité / 115

cipes / se meuvent par leu r poids ou par le choc d'unautre » (lI, 83).

II resterait peut-être à s'interroger sur le fondement del'akolouthia, du Iien de conséquence qui nous permet depasser de l'expérience du mouvement à l'existence duvide. La réponse est sans doute à chercher du côté du sta-tut de l'évidence sensible : percevoir le mouvement, c'estdu même coup poser l'existence d'un espace dans lequelse meuvent les corps. Nous ~e pouvons à vrai dire posercet espace comme vide que SI nous admettons l'existencede mínima corporels, qui ne sauraient se mouvoir dans unesp~c~ non-vide .car les corps qui l'occuperaient, égaux ous~~~eurs en taille, empêcheraient qu'ils se meuvent. Lav~.nt~ sur ~es ,adela .doit donc découler, non pas 'd inférences isolées, mais d'un systême d'inférences celuiprécisément dont Épicure donne l'esquisse dans Ia Lettreà Hérod~te .. Le préambule méthodologique des § 35-37mon~re amsi Ia nécessité de constituer un schéma ou uneesquisse (tupos) de l'ensemble de Ia doctrine, réduite àses formules élémentaires : ce n'est en effet qu'en dispo-sant, dans notre mémoire, d'une représentation globaledu systéme, que nous pourrons parvenir à une connaís-sance e~acte des phénornênes particuliers. La phusiologiane ~onslste pas à collecter des impressions sensibles sue-cessives mais à organiser les inférences qui en découlentafin de construire le discours causal I. '

En tout état de cause, iI n'y pas de vérité ratiormeIleindépendamment de Ia vérité a-rationnelle de Ia sensa-tion (voir DRN, IV, 469-499). La nécessité de nos infé-r~n~~s est ~onc garantie par Ia force contraignante de Iaven~e senslb.le. ~a sen~ation n'est pas une simple infor-~a~l?n pa;.tlcuhe~e qui devrait attendre, pour fonder Iavente de I induction, une élaboration perceptive supplé-

1. Voir,.en ce sens, D. Sedley, « The Inferential Foundations of Epi-curean Eth,CS », dans G. Giannantoni, M. Gigante [1996], p. 313-339.

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116 / Atome et nécessité

mentaire ou une corroboration postérieure: elle estd'embIée vraie, parce qu'elle est l'expérience I?ê~e ducontact avec Ie réel. Nous n'avons pas en effet a démon-trer I'évident, sans quoi nous devrions démontrer àl'infini. Le critêre de Ia sensation satisfait donc à Ianécessité d'un arrêt dans Ia recherche des causes et nouspermet ainsi de procéder à partir de « signes,» e~ direc-tion des adêla. Ainsi, au § 38 de Ia Lettre a Herodote,Épicure évoque Ia «nécessité» - et par .Ià Ie c~r<l:c!ereindémontrabIe - de l'évidence des notions pnmitrvespour justifier Ia méthode des signes :

II est nécessaire, en effet, que chaque son nous fasse voir Ianotion primitive et que nous n'ayons nul besoin d'une démons-tration (apodeixis) en supplément, SI toutefois nous vO,ulo,nsdisposer de I'objet de recherche ou de dou te, ou bien de I objetd'opinion auquel nous nous rapportons. Il faut en outres'assurer de toutes choses en s'en remettant aux sensations et,d'une maniêre générale, aux perceptions présentes, qu'ellessoient le fait de Ia pensée ou de tout autre critêre, et semblable-ment aux affections que nous éprouvons, afin que nous pws~sions désigner par inférence {sémeiôsometha), aussi bien ce qUIattend confmnation que Ia réalité cachée (to adêlon ),

Philodême afin de répondre aux critiques stoíciennesformuIées contre cette méthode, I'approfondira dans sontraité Sur les signes en déveIoppant de nombreux argu-ments qui établissent Ia nécessité du raisonnement parinférence ou epilogismos', .

Les épicuriens estiment donc pouvoir Iibérer Ia ~o~nals-sance de l'obstacle de Ia nécessité physique, mais IIs ~erenoncent pas pour autant à concevoir l'inférence à partirdu sensibIe comme une reIation nécessaire. Comme d.an~Iedomaine de l'éthique, Ia nécessité n'est plus un pnncipeexteme et hégémonique, mais une propriété de nos pto-pres démarches Iorsqu'elles sont conformes à Ia nature.

I. Voir, en particulier, le § 52 dans I'édition de Ph. et E. D~ Lacy,Philodemus. On Methods of lnference, Naples, Bibliopolis, 1978-.

Conclusion

L'idée de nécessité est au cceur de Ia poIérnique qui, àI'intérieur de Ia tradition atorniste, oppose les épicuriensà Démocrite. Cette poIérnique, Ioin d'être secondaire, estconstitutive: Ia physique, l'éthique et Ia théorie de Iaconnaissance sont égaIement confrontées aux problêmesque pose Ia détermination nécessaire et elles s'organisenten grande partie à partir d'elle. Aussi les épicuriens nerejettent-ils pas Ia nécessité. Ils Ia Iirnitent et lui assi-gnent une fonction nouvelle dans ces trois domaines.

Démocrite distingue impIicitement une nécessité indé-terminée - le hasard des mouvements précosrniques _ etune nécessité déterminée - l'enchainement des mouve-ments dans un monde donné. Ces événements sont dansl'ensemble absoIument contraignants mais certainsd'entre eux ne Ie sont que reIativement et tolêrent unecontingence résiduelle. A partir probablement d'un cer-tain seuil de complexité dans Ia convergence des causeset Ia structure des agrégats, Ia nécessité laisse sporadi-quement pIace à des faits de hasard et à I'initiativehumaine. Dans l'activité technique, dans I'exercice de Iadécision morale ou dans celui du jugement, l'hommepeut choisir de vivre en accord avec Ia nécessité etd'adapter à son profit ce qu'elle abandonne à I'aIéatoire.

Epicure, qui ne retient de Ia nécessité démocritéenneque sa dimension Ia plus contraignante, I'estime à Ia foisinsuffisante et dangereuse: elle ne permet pas d'expli-quer Ia formation des mondes et elle met en périIl'action et Ie jugement. La théorie de Ia déviation ato-mique telle que Lucréce l'expose met Ia contingence auprincipe de Ia formation des mondes, Ie désordre avantl'ordre, et introduit ainsi une rupture dans un enchaine-ment causal que Démocrite estimait intangibIe. La

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118 / Atome et nécessité

nécessité n'est pIus aIors « príncipe de toutes choses »,mais se met au service de Ia nature. Ce qui est nécessairen'est donc pas Ie fait d'une puissance absoIue et nouspouvons distinguer chez Ies épicuriens trois occurrencespositives de I'idée de nécessité: celle qu'institue, entermes lucrétiens, Ia régularité des pactes de Ia nature(Ies foedera naturae); Ies nécessités de l'existence, quin'exercent qu'une contrainte reIative ; Ie caractêre néces-saire des inférences valides et des désirs naturels dontdépend Ie bonheur. Alors que l'idée de nécessité estd'abord chez Démocrite un substantif - Yanankê commeprincipe hégémonique -, elle prend Ie plus souvent chezles épicuriens Ia forme de l'adjectif, pour qualifier nosdésirs essentiels et nos jugements corrects.

Nous aurions sans doute tort de ne voir dans cettequerelle que l'expression de préoccupations dépassées.Prendre en compte Ia nécessité dans Ia réflexion sur Iaresponsabilité et Ia décision nous oblige, iI est vrai, ~substituer au privilêge de Ia moralité pure, de Ia IOlmoraIe inconditionnée, un caIcuI toujours hypothétiquede nos chances de bien agir. C'est aussi faire du « bien-être » au sens démocritéen, ou du bonheur, chez Epi-cure, ia fin de tous nos efforts. 11nous faut aIors revenirà une éthique pré-kantienne. Toutefois, comme BernardWilliams I'a récemment montré à propos de l'articu-lation de Ia responsabilité et du destin chez Ies Tragiquesgrecs', nous sommes toujours fondés à mettre notre exi-gence de Iiberté à l'épreuve de Ia nécessité. Celle dont Ie~atomistes affirment I'existence n'est pas surnatureIle niintentionnelle mais immanente et, comme telle, elle con-fronte Ia décision à Ia réalité du monde. Épicure proposede prendre Ia mesure de Ia nécessité pour mieux affirmer

I. Shame and Necessity, University of Califomia, 1993, traduit enfrançais sous le titre La honte et Ia nécessité par J. Lelaidier, Pans, PUF,coll. « Philosophie moral e », 1997.

,

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Conc/usion / 119

que nous ne Iui sommes pas asservis et qu'il est possibIed'atteindre Ie bonheur parce que nous pouvons agir avecune totaIe liberté dans Ie domaine de ce qui dépend denous. La situation que Ies textes conservés de Démocritenous autorisent à reconstituer est pIus proche de celleque décrivent Ies Tragiques : nous vivons sous Ia con-trainte d'une nécessité toute-puissante et pourtant iInous faut agir et décider. La soIution que dessine Démo-crite réside dans Ia perspective d'une doubIe adaptation :s'adapter à I'ordre général des choses mais aussi adapterà nos visées ce que le cours des événements conserved'incertain. La nature elle-même ne peut nous fixer denormes et Ies caractérísations de Ia fin sont essentielle-ment négatives. 11 s'agit dês Iors d'exercer une libertérésiduelle, limitée et cependant suffisante pour connaí'treIa joie que promet l'équilibre de l'âme.

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Catalogue des auteurs anciens

Aétius : Cet auteur du 1" siecle a été identifié à Ia fin duXIX' siêcle par H. Diels (dans ses Doxographi graeci de 1879)comme un compilateur de notices thématiques exposant etconfrontant les thêses des Anciens. Ces tableaux doxogra:phiques ou Placita s'inspirent de notices plus ~nciennes,les Vetusta Placita, eux-mêmes dépendants des OpmlOns phy-siques de Théophraste. Les notices d' Aétius servent notam-ment de matériau aux écrits du Pseudo-Plutarque et deStobée. Elles constituent une source três importante pour Iaconnaissance des physiques p~ entre autres,de Ia physique de Démocrite. .

Anaxarque d' Abdere : Instruit des theses de Démocnt.e,. parI'intermédiaire de Métrodore de Chio, auteur d'un traite SurIa royauté, il fut également le maitre de Pyrrhon. Il vécutentre 380 et 320 avo J.-c.

Anaximene: Philosophe de l'école de Milet, son acmé se situevers 546-526 avo J-C.

Aristote (384-322 avo J.-c.) : Fondateur du Lycée, il est notreprernier témoin, en date et par le volume de textes, de Iaphysique de Démocrite. Simplicius rapporte une page. d'untraité qu'il lui consacre expressément [DK 68 A 37]. Aristotetend à simplifier Ia physique de Démocrite à laquelle ilreproche de réduire toute explication à Ia causalité I?atérielleet de négliger les causes formelles et finales. Ses temoigna-ges, nombreux et souvent détaill~s: révelent cependll;nt. quecette physique ne se laisse pas alsement. slmphfier., Epicures'efforce de répondre à plusieurs des objectlOns qu Arlstoteadresse à l'atornisme abdéritain.

Chrysippe (autour de 280-207 avo J.~C.) : Il devi~nt en 232 lemaitre du Portique, I'école stoiclenne d' Athenes. Engagédans les débats de Ia période hellénistique, il a également cn-tiqué l'usage démocritéen de Ia méthode mathématiqued'approximation [DK 68 B 155]. , .

Cicéron (106-43 avo J.-c.): Orateur, hornrne d'Etat et philo-sophe romain, il dresse vers Ia fin de sa vie un vaste tableau

Catalogue des auteurs anciens / 121

des écol~s hellénisti'l,ues. 1.1est I'auteur de témoignages sou-vent, uruques sur Democnte et sur I'épicurisme romain durer siêcle avo J.-c.

Clé~e~,t d'Alexa~drie: Cet auteur, qui vécut entre Ia fin duII .siêcle et le debut du m', établit dans ses écrits des compa-r~lsons entre paiens et chrétiens. 11 rapporte plusieurs cita-bons de Démocrite.

Colotês de Lampsaque : Disciple d'Épicure, il rédige, probable-'ment au~our,de 260 avo ~.-c., un traité intitulé SUl' lefait queIa conformité avec les theses des autres philosophes rend Ia vieimpossible. PI,utar~~e r~pond à ce traité polérnique dans sonContre, Colotes, ou II defend les aneiens philosophes et parmieux Democnte. Le traité de Plutarque est donc un témoi-gnag~ essentiel sur les critiques adressées à Démocrite dansles milieux épicuriens.

Démocrite d'Abd~re (autour de 460-360 avo J.-C.) : Le fonda-teur, avec Leucippe, de Ia tradition atomiste. 11 est I'auteurselon le catalogue de Thrasylle, d'au moins 70 traités, dont iÍne subSIste. que quelques fragments, mais dont les témoi-gnages anciens s~nt parmi les plus abondants de ceux quiconcernent les philosophes présocratiques.

Denys d'Alexandrie: Évêque d'Alexandrie de 248 à 265 ilcOI?pose ~n ~raité, pe Ia nature, ou u critique les épicuri;ns,mais aussi Democnte, dans lesquels il voit des ennemis de IaProvidence. Ce traité est cité par Eusébe de Césarée dans saPréparation évangélique.

Diodore Cronos : L'un des principaux représentants de l'écolede Mégare au rv siêcle avo J.-c. Épicure s'oppose à son~r~ument sur Ia nécessité des propositions concernant lesevenements futurs.

Diodore ~e Sicile : Cet historien du ler siêcle donne un témoi-gnage .unportant sur. I'a~thropologie de Démocrite au pre-

.rrn~r livre de sa Bibliothéque historique [DK 68 B 5, I].Diogéne d'~noanda (n' s.) : Auteur d'une inscription murale

en Turquie dont Ia reconstitution est engagée depuis Ia fin~~ XIX'. siêcle ; son reuvre est le témoignage le plus tardif deI epicunsme antique. Elle donne également de précieux ren-seignements sur Ia physique de Démocrite et en particuJiersur sa conception des simulacres.

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122 / Atome et nécessité

Diogêne Laêrce : Auteur, probablement dans Ia premiére moi-tié du me siêcle, des Vies et doctrines des philosophes illustresen dix livres, il mobilise une vaste documentation au serviced'une présentation unique, à Ia fois biographique et doxo-graphique, des différentes écoles philosophiques. Le livre X,qui relate une Vie d'Épicure et transmet les Lettres à Héro-dote, Pythoclês et Ménécée ainsi que les Maximes capitales,constitue notre principal e source sur le fondateur du Jardin.Son témoignage sur Démocrite, au livre IX, rattacheI'Abdéritain à Ia tradition sceptique et reproduit le cataloguede ses ceuvres, tel que l'avait établi Thrasylle.

Épicure (341-270 avo (-C.): Le fondateur du Jardin, auteurnon seulement des éc~ar Diogêne Laêrce, maisencore d'une quarantaine de traités mentionnés par ce der-nier dont le traité De Ia nature, en 37 livres. De celui-ci il nereste que quelques fragments dont on trouvera une éditionglobale dans I'ouvrage de G. Arrighetti, Epicuro. Opere,Turin, 1973.

Eusebe de Césarée: Évêque, il rédige Ia Préparation évangé-lique entre 310 et 325. Ses témoignages critiques sur les ato-mistes s'inspirent en partie de Denys d' Alexandrie.

Galien: Médecin et philosophe de Ia fin du n' siêcle, il donnedes indications importantes sur Ia physique de Démocrite etsa théorie de Ia connaissance. Il témoigne à cette occasion deI'influence de l'Abdéritain sur les écoles médicales.

Héraclite: Philosophe né à Éphêse autour de 540 avo J.-C. ; ildut mourir autour de 480-470.

Hésuchios: Grammairien grec, généralement situé au V' siêcleapr. J.-c., il est l'auteur d'un Lexique contenant deprécieuses indications sur le vocabulaire des philosophesprésocratiques.

Hippocrate de Cos : Médecin né à Ia fin du V' siêcle avo J.-c., ilest I'un des principaux auteurs du Corpus hippocratique. Sil'on en croit certaines anecdotes antiques, il aurait rencontréDémocrite. Il est en tout cas manifeste que certains traitéshippocratiques, comme le traité Des airs, des eaux et deslieux, ont une parenté avec les thêses de I'école d'Abdére.

Hippolyte: Évêque du début du me siêcle, il s'attaque auxhérésies de son temps dans sa Réfutation de toutes les héré-

Catalogue des auteurs anciens / 123

sies, e~ montrant que leurs thêses sont comparables à ceUesdes philosophes paiens. Nous lui devons deux témoignagesimportants sur Ia cosmologie abdéritaine [DK 67 A 10 et 68A 40].

Lactance: Cet écrivain chrétien du me siêcle critique notam-ment, dans ses Institutions divines, Ia thêse démocritéenne deI'origine autochtone des premiers hommes.

Leuc~ppe : N~ dans ,Ia premiêre moitié du V' siêcle avo r..c., àMilet ou a Abdere, probable maitre de Démocrite il estpeut-être I'auteur d'un Grand systéme du monde égalementattribué à ce dernier. Le seul fragment conservé de Leucippe[DK 67 B 2] est extrait d'un traité De i'intellect.

Lucrêce (ler S. avo J.-C.): Auteur du poêrne De rerum natura(De Ia nature), qui constitue notre prerniêre source pour Iaconnaissance de I'épicurisme romain.

Mélissos : Disciple de Parménide, il est né à Sarnos au début duy' siêcle avo J.-C.

Métrodore de Chio: Disciple de Démocrite, il fut le maitred'Anaxarque et constitue un relais important entre le pre-mier atomisme et le pyrrhonisme. Il est notamment l'auteurd'un traité De Ia nature.

Nausiphane : Tout en appartenant au cercle démocritéen il futégalement l'élêve de Pyrrhon et le maitre d'Épicure.' Il estlonguement cité dans Ia Rhétorique de Philodême,

Parménide d'Élée: Fondateur de I'école éléatique, il est néautour de 515 avo J.-c. et il meurt vers 449-440. Dérnocritedemeure fidêle à certains aspects de sa doctrine mais c'esten grande partie contre elle qu'il pose l'existence d'uneforme de non-être (le vide) et qu'il explique ainsi Ia réalitédu mouvement.

Philodéme de Gadara : Ce philosophe épicurien grec originairede Syrie, né autour de 110 avo J.-c., passe Ia plus grandepartie de sa vie en Italie, entre Rome et Herculanum. Lareconstitution des fragments de ses traités est toujours encours, grâce aux travaux papyrologiques effectués à partirdes fouilles d'Herculanum. Son ceuvre témoigne de Ia vitalitéet du renouveau de I'épicurisme au ler siêcle avo J.-c. Il porteà Dérnocrite une indéniable estime dans les divers endroitsou il le cite.

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124 / Atome et nécessité

Philolaos: Phi1osophe pythagoricien né autour de 470 avo J.-C.Selon Diogêne Laêrce (IX, 38), Démocrite aurait suivi sonenseignemen t.

Platon (428-348 avo J.-c.): Fondateur de l'Académie, il nementionne jamais Démocrite, mais il fait plusieurs allusionsà sa physique, notamment dans le Timée.

Plutarque de Chéronée: Philosophe médio-platonicien, bio-graphe et moraliste, il vécut entre 45 et 125 apr. J.-C. II écritplusieurs traités polémiques contre les épicuriens, notam-ment le Contre Colotés, qui est aussi une source importantesur Ia physique de Démocrite.

Protagoras d'Abdêre : Né vers 485 et mort vers 415 avo J.-C., ilaurait fréquenté Démocrite avant de devenir l'un des plusfameux sophistes de son temps.

Pseudo-Plutarque : Auteur du li' siêcle, dont les notices doxo-graphiques s'inspirent des PIacita d'Aétius. Nous lui devonsplusieurs témoignages relatifs à I'atomisme abdéritain.

Pyrrhon : Inspirateur de ce qui deviendra aprês lui Ia tendanceou école sceptique, i! nait vers 360 et meurt vers 270 avo J.-C. Les livres de Démocrite ont exercé une certaine influencesur sa pensée, mais il n'a lui-même rien écrit.

Saint Épiphane: Évêque de Salamine au IV' siecle, i! citeDémocrite dans son Contre les hérésies.

Sextus Empiricus : Médecin et philosophe sceptique du lI' siêcleapr. J.-c. II invite, face aux contradictions des philosophiesdogmatiques, à revenir à I'enseignement de Pyrrhon. Sontraité Contre les savants et ses Hypotyposes ou Esquisses pyr-rhoniennes contiennent d'importants témoignages relatifs àI'atomisme ancien ainsi que des fragments de Démocrite.

Simplicius: Philosophe néoplatonicien du VI' siêcle, il est sur-tout connu comme l'un des phis grands commentateursd'Aristote. Ses remarques concemant Démocrite sont le plussouvent três instructives.

Stobée: Auteur, au ye siêcle, d'une vaste anthologie en partieinspirée des Placita d' Aétius, il est notre premier témoin deI'éthique de Démocrite, dont il restitue un grand nombre defragments.

Strabon: Géographe grec né en 64 avo J.-c. et mort en 24apr. J.-c.

Catalogue des auteurs anciens / 125

Thalés de Milet : Le premier des grands physiciens de I'école deMilet, il vécut entre 624 et 546 avo r..c

Théophraste: Disciple et collaborateur d'Aristote, illui succêdeà Ia tête du Lycée de 322 à 288-287 avo J.-c. I1 est I'auteurd'un recuei! d 'Opinions physiques (Phusikai doxai) en18 volumes, aujourd'hui perdus pour I'essentiel. Sa relationdes thêses présocratiques, comme celles de Démocrite, exerceune grande influence sur les compi!ations doxographiquesultérieures et sur les commentateurs d' Aristote. Son traitéDes sens offre un témoignage de premiêre importance sur Iaconception démocritéenne de Ia sensation et des sensibles[DK 68 A 135].

Thrasylle: Astrologue alexandrin, platonicien et pythagoricien,proche de Tibêre, né vers Ia fm du ler siêcle avo J.-c. Il estl'auteur du catalogue des ceuvres de Démocrite que restitueDiogêne Laérce [DK 68 A 33]. Ce catalogue est probable-ment une partie de son lntroduction à Ia lecture des livres deDémocrite. Il a également composé un catalogue des ceuvresde Platon.

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'r.•••..

Bibliographie

( Cette bibliographie d'orientation sera complétée par les ouvrages etarticles auxquels il est fait référence dans les notes de bas de page.

DEMOCRITE

Textes :

Die Fragmente der Vorsokratiker, textes grecs et latins, traduction alle-mande des fragments par H. Diels et W. Kranz, Berlin, 6' éd., 1952.

Les présocratiques, traduction, introduction et notes par J.-P. Dumont,avec Ia collaboration de D. Delattre et J.-L. Poirier, Paris, Galli-mard, 1988.

Démocrite et l'atomisme ancien, fragments e/ témoignages, trad. deM. Solovine, révision de Ia traduction, introduction, notes et dossierpar P.-M. Morei, Paris, Pocket, 1993.

Études :

Morei Pierre-Marie, Démocrite et Ia recherche des causes, Paris, Klinck-sieck, 1996.

Salem Jean, Démocrite. Grains de poussiêre dans un rayon de soleil,Paris, Vrin, 1996.

LES EPICURIENS

reaesÉpicure, Lettres e/ Maximes, traduction, introduction, texte grec et

notes par M. Conche, Villers-sur-Mer, Editions de Mégare, 1977;Paris, PUF, 1987.

Épicure. Lettres, maximes, sentences, traduction, introduction et com-mentaire par J.-F. Balaudé, Paris, Le livre de poche, 1994.

Lucréce, De Ia nature. De rerum na/ura, traduction, introduction, textelatin et notes par J. Kany-Turpin, Paris, Aubier, 1993.

The hellenistic Philosophers, traduction et commentaire (vol, I), textesgrecs et latins, notes et bibliographie (vol. II), par A.-A. Long etD. Sedley, Cambridge UP., 1987.

Diogenes of Oinoanda. The Epicurean Inscription, Edited with Introduc-tion, Translation and Notes by M.-F. Smith, Naples, Bibliopolis,1993.

La philosophie épicurienne sur pierre. Les fragments de, Diogêned'(Enoanda, traduction, introduction et notes par A. Etienne etD. O'Meara, Cerf-Editions universitaires de Fribourg (Suisse), 1996.

Diogéne Laerce, Vies et doctrines des philosophes illustres, traductionsous Ia direction de M.-O. Goulet-Cazé, Paris, Le livre de poche,1999.

- I

l

Bibliographie 127

Études:

Asmis Elizabeth, Epicurus'Scientific Me/I/Od 'Ithaca-London ComellUniversity Press, 1984. ' ,

Boyancé Pierre, Lucréce et l'épicurisme Paris PUF 1963.Giannantoni Gabriele et Gigante Mar~ello (éd.), 'Epicureismo greco e

romano (3 vol.), aples, Bibliopolis, 1996.Mitsis Philip, Epicurus'Ethical Theory. The Pleasures of Invulnerability,

Ithaca-London, Comell University Press,' 1988.Salem Jean, Tel un dieu parmi les hommes. L'éthique d'Épicure Paris

Vrin, 1989. ' ,Salern Jean, La mort n 'est rien pour nous. Lucrêce e/ l'éthique Paris

Vrin, 1990. ' ,

Greggio
Final
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PHILOSOPHIES

La eollection Philosophies se propose d'élargir le domainedes questions et des textes habituellement considéréseomme philosophiques et d'en ouvrir l'accês à un public quien a été tenu éearté jusqu'iei. Chaque volume faeilitera Ialeeture d'une ceuvre ou Ia déeouverte d'un thêrne par uneprésentation appropriée : eommentaires, doeuments, textes.Pourquoi parler de « philosophies » au pluriel ? Parce que Iaphilosophie est partout au travail, et partout elle travaillepour tous. Le diseours philosophique passe aussi bien parles traités philosophiques que par les essais polérniques ; iltraverse les éerits des savants et des artistes ; il n'est pas in-différent aux ceuvres non éerites. La philosophie est une ae-tivité théorique, mais ses effets sont direetement pratiques.Elle n'est pas un domaine réservé, dont l'étude serait auto-risée aux seuls spéeialistes. Il faut done en rendre Ia eompré-

. hension plus direete, en proposant sous une forme sim-plifiée, sans être sehématique, les éléments de eonnaissancequi permettent d'en identifier et d'en assimiler les enjeux.

État, 4, 8, 9, 16,21,47, 60, 67,73, 78, 79, 84, 105

être, 26, 39, 47, 61, 63, 82, 95événement, 54, 74évolution, 25, 41famille, 3, 4, 9, 33, 91femme, 5, 28, 34, 65, 84, 91,

105fiction, 17, 23, 38, 47, 56, 69,

70, 71, 84, 87, 93, 105fin, 51, 54, 61, 71, 85, 90, 91folie, 75, 99, 100guerre, 21, 30, 68, 78, 79, 113harmonie, 105histoire, 5, 8, 13, 17, 20, 22, 26,

27, 32, 39, 54, 55, 58, 60, 65,73, 74, 85, 100, 101, 114

illusion, 17, 19, 23, 38, 39, 45,47,56,69,71,84,91,93,105

immanence, 54imposture, 106infini, 44, 53, 55, 56, 69, 119intuition, 28, 55, 123jeu, fête, sport, 14, 34, 36, 59,

94, 105juif, 18, 74justice, 33, 40, 77langage, 5, 8, 11, 29, 36, 45, 46,

47, 50, 55, 56, 58, 63, 68, 72,80, 84, 87, 93, 95, 101, 105

liberté, 8, 16, 32, 37, 39, 69, 75,93, 95, 128

littérature, 7, 46, 50, 59logique, 28, 33, 36, 45, 55, 56,

60, 70, 80, 81, 87, 93, 123machine, 10, 42, 42matérialisme, 13,27, 31, 43, 53,

64, 90, 98, 128mathématique, 3, 5, 22, 35, 44,

51, 52, 55, 56, 57, 60, 62, 70,76, 87, 105, 123

matiêre, I, 35, 53, 62, 70, 81,86, 101

Index des notions

Les chiffres renvoient aux numêros des ouvrages de Ia collection.

aliénation, 13, 38, 39, 64âme, 106, 114amour, 12, 39, 65, 66, 69, 82,

90, 91, 92animal,IOIanthropoeentrisme, 106arbitraire, 40atome, 128attraction, I, 62, 86autrui, 60, 72bien, 15, 33, 40, 61, 69conscience, 25, 60, 77, 89, 93contradiction, 4, 17, 55, 81, 114contrat social, 8, 9, 34, 91corps, 23, 29,41, 52, 53, 69, 75,

90cosmos, 18, 33, 86, 105crise, 50, 64, 74critique, 20, 31, 39, 64, 71déconstruction, 46déisme, 106dialectique, 4, 13, 31, 39, 55,

64,81,82, 114Dieu, 8, 15, 18, 30, 32, 48, 56,

57, 58, 61, 63, 66, 69, 71, 80,83

différence, 54, 65, 91droit, loi, 7, 8, 9, 16, 18,20,24,

30,40,47,72, 73, 78, 88, 112droits de I'homme, 5, 18, 20,

31,77échanges, don, 24, 49, 67économie, 4, 5, 9, 10, 16,

21, 24, 42, 51, 64, 67, 78, 79,84

édueation, 2, 14,22,31, 37, 68,79, 90, 94

énergie, 10, 35épistémologie, I, 10, 20, 25, 35,

36, 41, 42, 43, 53, 55, 57, 62,70, 81, 87, 105, 123

esclavage, 5, 33, 38espace, I, 35, 62, 81esthétique, 19,46, 59, 92, 105

Page 67: Philo - Atome et nécéssité - Démocrite, Epicure, Lucrèce - Fr.69 Pg

PHILOSOPHIES

La eollection Philosophies se propose d'élargir le domainedes questions et des textes habituellement considéréseomme philosophiques et d'en ouvrir l'accês à un public quien a été tenu éearté jusqu'iei. Chaque volume faeilitera Ialeeture d'une ceuvre ou Ia déeouverte d'un thêrne par uneprésentation appropriée : eommentaires, doeuments, textes.Pourquoi parler de « philosophies » au pluriel ? Parce que Iaphilosophie est partout au travail, et partout elle travaillepour tous. Le diseours philosophique passe aussi bien parles traités philosophiques que par les essais polérniques ; iltraverse les éerits des savants et des artistes ; il n'est pas in-différent aux ceuvres non éerites. La philosophie est une ae-tivité théorique, mais ses effets sont direetement pratiques.Elle n'est pas un domaine réservé, dont l'étude serait auto-risée aux seuls spéeialistes. Il faut done en rendre Ia eompré-

. hension plus direete, en proposant sous une forme sim-plifiée, sans être sehématique, les éléments de eonnaissancequi permettent d'en identifier et d'en assimiler les enjeux.

État, 4, 8, 9, 16,21,47, 60, 67,73, 78, 79, 84, 105

être, 26, 39, 47, 61, 63, 82, 95événement, 54, 74évolution, 25, 41famille, 3, 4, 9, 33, 91femme, 5, 28, 34, 65, 84, 91,

105fiction, 17, 23, 38, 47, 56, 69,

70, 71, 84, 87, 93, 105fin, 51, 54, 61, 71, 85, 90, 91folie, 75, 99, 100guerre, 21, 30, 68, 78, 79, 113harmonie, 105histoire, 5, 8, 13, 17, 20, 22, 26,

27, 32, 39, 54, 55, 58, 60, 65,73, 74, 85, 100, 101, 114

illusion, 17, 19, 23, 38, 39, 45,47,56,69,71,84,91,93,105

immanence, 54imposture, 106infini, 44, 53, 55, 56, 69, 119intuition, 28, 55, 123jeu, fête, sport, 14, 34, 36, 59,

94, 105juif, 18, 74justice, 33, 40, 77langage, 5, 8, 11, 29, 36, 45, 46,

47, 50, 55, 56, 58, 63, 68, 72,80, 84, 87, 93, 95, 101, 105

liberté, 8, 16, 32, 37, 39, 69, 75,93, 95, 128

littérature, 7, 46, 50, 59logique, 28, 33, 36, 45, 55, 56,

60, 70, 80, 81, 87, 93, 123machine, 10, 42, 42matérialisme, 13,27, 31, 43, 53,

64, 90, 98, 128mathématique, 3, 5, 22, 35, 44,

51, 52, 55, 56, 57, 60, 62, 70,76, 87, 105, 123

matiêre, I, 35, 53, 62, 70, 81,86, 101

Index des notions

Les chiffres renvoient aux numêros des ouvrages de Ia collection.

aliénation, 13, 38, 39, 64âme, 106, 114amour, 12, 39, 65, 66, 69, 82,

90, 91, 92animal,IOIanthropoeentrisme, 106arbitraire, 40atome, 128attraction, I, 62, 86autrui, 60, 72bien, 15, 33, 40, 61, 69conscience, 25, 60, 77, 89, 93contradiction, 4, 17, 55, 81, 114contrat social, 8, 9, 34, 91corps, 23, 29,41, 52, 53, 69, 75,

90cosmos, 18, 33, 86, 105crise, 50, 64, 74critique, 20, 31, 39, 64, 71déconstruction, 46déisme, 106dialectique, 4, 13, 31, 39, 55,

64,81,82, 114Dieu, 8, 15, 18, 30, 32, 48, 56,

57, 58, 61, 63, 66, 69, 71, 80,83

différence, 54, 65, 91droit, loi, 7, 8, 9, 16, 18,20,24,

30,40,47,72, 73, 78, 88, 112droits de I'homme, 5, 18, 20,

31,77échanges, don, 24, 49, 67économie, 4, 5, 9, 10, 16,

21, 24, 42, 51, 64, 67, 78, 79,84

édueation, 2, 14,22,31, 37, 68,79, 90, 94

énergie, 10, 35épistémologie, I, 10, 20, 25, 35,

36, 41, 42, 43, 53, 55, 57, 62,70, 81, 87, 105, 123

esclavage, 5, 33, 38espace, I, 35, 62, 81esthétique, 19,46, 59, 92, 105

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Rugo (Victor), 7Hume, 24, 32, 38, 53, 70, 85Husserl, 36, 43, 60, 123Ruyghens, 53, 62Jacobson, 11James (William), 41, 45, 70, 89Joule, 10Kant, 5, 16, 26, 28, 32, 37, 40,

43, 46, 53, 57, 65, 71, 73, 74,85, 87, 94

Kelvin,20Kepler, 105Kierkegaard, 65, 82La Mettrie, 90La Mothe le Vayer (François

de), 106Lacan, 12, 41Leibniz, 44, 53, 62, 71, 84, 87,

94, 105Leopold (Aldo), 85Lessing, 77Lévi-Strauss, 49, 105Locke, 9, 32, 70, 77Lucrecs, 128Lulli, 105Mach,104Machiavel, 21, 72, 78Maistre, 20Makarenko, 14Mallarmé, 46, 50Malebranche, 53, 96Mandeville, 24Marcuse, 39, 65Marx, 9, 13, 20, 27, 30, 31, 38,

39, 42, 64Mauss, 41, 49Maxwell,35Mendel,25Mercantilistes, 9, 21, 24, 67Merleau-Ponty, 60Mersenne, 52, 105, 110Mill, 28, 29,41, 77, 92Montaigne, 72, 83Montesquieu, 67, 84Montessori, 14Monteverdi, 105Moore,92Naudé, 14, 106Navier,42Needham, 101

Newton, 1,25,53,62,81,86,101Nietzsche, 15, 46Ockham,80Pascal, 10, 12,44,56,57,94, 110Paul, 18Peirce,48Physiocrates, 5, 9, 67, 96Platon, 6, 15, 34, 40, 74, 88Proust, 50Quesnay,96Quine,93Rabelais, 113Rameau, 105Ranke,27Robespierre, 30, 74Rorty,45Rousseau, 4, 9, 30, 32, 37, 40,

59, 65, 71, 73, 91, 105R umford, 10Russell, 70, 87, 92Ryle,93Salisbury (Jean de), 21Saussure, 11Savigny,20Schiller, 94Schlegel, 46Schopenhauer, 65Sebond (Raymond de), 32, 72,83Shelley (Mary), 17Simon (Jules), 32Smith (Adarn), 24Socra te, 6, 88Spencer, 41Spinoza, 8, 12, 43, 53, 55, 69,

71, 105Stoíciens, 75Tarski, 55, 97Thomas d'Aquin, 61, 93, 94Thoreau, 85Toland,32.Turing, 123Vanini, 106Vico,58Voltaire, 40, 71Wallon, 2, 41Weber (Max), 27Weyl,35Wittgenstein, 36, 92, 93Wolff,86

PRILOSOPRIES

I. Galilée, Newton lus par Einstein. Espace et relativité (4e édi-tion), par Françoise Balibar

2. Piaget et l'enfant (2' édition), par Liliane Maury3. Durkheim et le suicide (4' édition), par Christian Baudelol et

Roger Establet

4. Regel et Ia société (2' édition), par Jean-Pierre Lefebvre etPierre Macherey

5. Condorcet, lecteur des Lurniêres (2' édition), par MicheleCrampe-Casnabet (épuisé}

6. Socrate (2' édition), par Francis Wo/ff7. Victor Hugo philosophe, par Jean Maurel8. Spinoza et Ia politique (3' édition), par Étienne Balibar9. Rousseau. Économie politique (1755), par Yves Vargas (épuisé)

10. Carnot et Ia machine à vapeur, par Jean-Pierre Maury11. Saussure. Une science de Ia langue (3'édition), par FrançoiseGadet12. Lacan. Le sujet (3' édition), par Bertrand Ogi/vie13. Karl Marx. Les Thêses sur Feuerbach, par Georges Labica14. Freinet et Ia pédagogie, par Li/iane Maury15. Le « Zarathoustra» de Nietzsche (2' édition), par Pierre Hê-ber-Sujfrin

16. Kant révolutionnaire. Droit et pOlitique (2e édition), par AndréTosei

17. Frankenstein : mythe et philosophie (2e édition), par Jean-Jacques Lecerc/e .

18. Saint Paul, par Stanislas Breton19. Hegel et l'art (2' édition), par Gérard Bras20. Critiques des droits de l'homme, par Bertrand Binoche21. Machiavélisme et raison d'État, par Michel Senellan22. Comte. La philosophie et les sciences, par Pierre Macherey23. Robbes. Philosophie, science, religion, par Pierre-FrançoisMoreau .

24. Adarn Smith. Philosophie et économie, par Jean Mathiot25. Claude Bernard. La révolution physiologique, par Alain Pro-chiantz

26. Reidegger et Ia question du temps (2' édition), par FrançoiseDastur

27. Max Weber et l'histoire, par Catherine Co/liot-Thélene28. John Stuart Mill. Induction et utilité, par Gilbert Boss29. Aristote. Le langage, par Anne Cauquelin30. Robespierre. Une politique de Ia philosophie, par Georgo» Labira31. Marx, Engels et l'éducation, par Lê Thành Khõt32. La religion naturelle, par Jacqueline Lagrée33. Aristote et Ia politique, par Francis WoljJ34. Sur le sport, par Yves Vargas35. Einstein 1905. De I'éther aux quanta, fiar I-i'll"l'"llt, 1/1111/111/36. Wittgenstein : philo ophie, logiqu , 111IlIp IIllqlll, /',1/ I""hame Lock

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