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Seville

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    L'AUTRE SVILLE

    Triana, berceau du flamenco et du toreo

    Faubourg de la capitale andalouse, situ sur la rive droite du Guadalquivir, ce quartier populaire compte davantage

    d'artistes au mtre carr que n'importe o ailleurs. La spculation immobilire froce de ces dernires annes n'a pas

    russi lui faire perdre son me.

    La joie dit que Triana est un chteau peupl de lutins et spar du reste de l'univers - c'est- -dire de Sville - par un foss

    nomm Guadalquivir. La brise qui monte du fleuve lui donne son caractre. Les choses les plus importantes de Triana, l'art de

    vivre, la gracia, la gnrosit, sont l'oeuvre des esprits qui peuplent ce quartier. Nul n'y chappe. Il se peut, bien sr, qu'il y

    ait des Trianeros [habitants de Triana] ennuyeux. Mais, un jour ou l'autre, cet esprit qu'ont tous ceux qui naissent de ce ct-

    ci du fleuve finira forcment par se manifester. Ici, on n'est pas de gens - vous confondez avec Sville. A Triana, on est des

    personnes. La vivacit des conversations, le flamenco et le toreo, l'art de la tauromachie, ont sans doute leur origine dans les

    famines d'autrefois. Triana, faubourg de Sville qui s'est fait tout seul, contre vents et mares. Que serait Sville sans Triana ?

    L'art consiste rcuprer une vieille horloge pour la place de l'Altozano, porte principale du quartier, et la faire retarder de

    dix minutes pour pouvoir dire qu'il est "trois heures de l'aprs-midi Sville et trois heures moins dix Triana". Le quartier a

    de la personnalit revendre, de la culture jusque sur les pavs et plus d'artistes au mtre carr que n'importe o ailleurs.

    De l'art populaire, fait par des gens ordinaires (pardon, des personnes). Pas par des intellectuels la mode ou bien par des

    artistes consacrs (bien qu'il y en ait aussi), mais par des habitants qui vous arrtent dans la rue pour vous faire apprcier

    leur dernier pome ou le tableau qu'ils viennent d'achever. Le plus surprenant, Triana, c'est que les grands monuments ne

    sont pas rivs sur les places mais marchent sur les trottoirs, prennent le caf la Casa Cuesta, poussent la chansonnette la

    pea El Bollo, cirent des chaussures dans le bar El Ancla ou promnent leur chien dans la rue San Jacinto.

    Le chagrin affirme que Triana n'est plus Triana. Elle est loin l'poque du mauvais charbon et des engelures, des prts taux

    usuraires et des pois chiches grills, de l'picerie El Espejo et des espadrilles La Valenciana, des teintures Iberia et de la

    bassine en zinc mille fois rtame. Epoque aussi d'activit incessante dans les fabriques de verres, de meubles, d'ampoules,

    de savon, de caf d'orge, de cigares, de vaisselle... Des ateliers d'Hispano Aviacin Triana est sorti le premier avion

    raction fabriqu en Espagne, le Saeta, et des chantiers navals, le premier bateau vapeur. Mais vint la spculation

    immobilire, qui emporta la majorit des habitants. Les corrales de vecinos [maisons de rapport o les logements sont

    distribus autour d'un patio central] tombrent les uns aprs les autres. Adieu le joyeux tumulte, la vie en commun, la

    solidarit que cre la misre partage ! A leur place, on difia des blocs d'immeubles o chacun dfend sa forteresse de 90

    m2. Le quartier a connu une vritable diaspora. Disparue la rue Cava de los Gitanos, dans laquelle rsonnait le mtal des

    marteaux sur les enclumes de soixante forges et qui fut le berceau du flamenco. Disparue la rue Cava de los Civiles, o tait

    installe la Guardia civil. Ami, que peut-on y faire ? A peine reste-t-il une demi-douzaine de ces corrales, dont certains ont t

    restaurs, et une poigne d'artisans. Les bars de toujours ont ferm. On sait ce que c'est, les loyers augmentent.

    La douleur rappelle qu'il y a quarante ans les Trianeros ont trouv se loger, faon de parler, dans les cits des Tres Mil

    Viviendas [trois mille logements] ou de San Pablo, dans la banlieue sud. Ils ont jur qu'un jour ils retourneraient Triana, et

    certains l'ont dj fait, mais uniquement pour la semaine sainte, pour sortir en procession les Vierges de la Estrella, de la

    Esperanza, de la O, le Christ de l'Expiration [connu sous le nom d'El Cachorro, le chiot] et San Gonzalo. Ou pour la Fte-Dieu

    et la Sainte-Anne. D'autres ne cessent de revenir depuis quarante ans. El Lequi fait partie des Gitans qui sont alls vivre aux

    Tres Mil, mais, pour rien au monde, il ne manquerait les rendez-vous du samedi au bar El Ancla. Il y retrouve Paco Taranto, El

    Vari, Gualberto, Paco Arcas, Angel Vela, Paco Moreno (torero et dernier Curro Puyas, titre que portent les descendants du

    premier grand dfenseur des Gitans de Triana), Luis Caballero ; Manuel, 92 ans, cousin de l'inoubliable Vallejo ; Moho,

    quatrime gnration de Galiciens au bord du Guadalquivir ; et Alfonso Orce, petit-fils du crateur des azulejos de la place

    d'Espagne et de l'htel Alfonso XIII.

    La sagesse boit un caf avec Manuela Carrasco, 83 ans, la Piqu de Triana, La Sonanta, rue San Jacinto. La Piqu a une

    plume obissante qui lui crit des vers dans la solitude de son petit appartement pour la consoler en lui disant qu' sa mort

    elle continuera vivre en toi, lecteur. Dans le placard, trente-cinq paires de chaussures, mais elle porte des babouches. El

    Chaque, allure d'ermite, dtient le titre de cireur officiel de Triana, plaque commmorative l'appui. Le samedi, il ne cire pas

    parce que c'est le jour de la lessive. Quel gchis d'appeler El Chaque un homme qui porte le nom de Francisco Filigrana et

    vous chante une bulera pendant qu'il lustre vos chaussures.

    L'motion fait monter les larmes aux yeux de Julio Prez, un Trianero pure souche, chaque fois qu'il esquisse un pas de danse

    au rythme des palmas [claquements de mains] de l'assemble. Dans la bodega Vargas, rue Rodrigo de Triana, il est parmi les

    siens, autres Trianeros pur jus, fidles l'accolade et l'ironie. La bodega Vargas ferme toujours ponctuellement aprs le

    tirage de la loterie, sauf quand il prend au patron de rester jusqu' 1 heure du matin. Mais cela lui arrive rarement.

    Aujourd'hui, il ne sert pas de tapas parce qu'il n'en a pas envie : alors, cacahutes et lupins pour tout le monde. A-t-on dit

    qu'il y a quelques anarchistes Triana ? Par exemple, l'indispensable, le gnreux Paco Arcas, ancien conseiller municipal,

  • Triana, berceau du flamenco et du toreo

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    maire officieux du quartier, facteur occasionnel, responsable du retard de dix minutes de l'horloge de l'Altozano, interprte

    du temps de Triana, de son pouls vital.

    La fraternit qui existe entre les monuments vivants de Triana est ce que le quartier a de mieux. Luis Caballero, lgende du

    flamenco, 84 ans, petit-fils du bandit de grands chemins Juan Caballero, qui s'tait tromp de cible en voulant se venger et

    prit en charge la veuve et les enfants de sa victime. Un grand seigneur, Juan Caballero ! Luis, longue chevelure blanche, a

    beau vivre loin de Triana, il est toujours fidle au rendez-vous. Il chante rarement, toujours en petit comit, avec un filet de

    voix. Il faut entendre le silence qui se fait dans une taverne lorsque chante un matre. Le cantaor a pass huit ans dans les

    camps de concentration de Franco parce qu'il tait tiquet rouge. Il tait sur le point de mourir du typhus et de dnutrition

    lorsqu'un lieutenant franquiste l'entendit chanter. Autant dire qu'il doit sa vie au flamenco. Gualberto, autre monument n

    au Corral del Cura, compositeur de rock andalou, a d aller New York pour dcouvrir Triana. Il est arriv au flamenco via

    Jimi Hendrix. Paradoxe : toute la famille de Gualberto s'adonne au flamenco et lui, le seul musicien professionnel de la

    maison, ne chante pas. Sa gnration et son Corral del Cura ont donn deux toreros, Mario Triana et Claudio Prieto, un

    peintre, Manuel Arvalo, et un musicien.

    La complainte est pour les cantaores, les crivains, les orfvres, les luthiers, les forgerons et mme les taverniers de Triana,

    qui semblent tre les derniers des Mohicans, personnages sortis d'une autre poque, avec leur touche rvolutionnaire, cette

    veine anarchiste qu'a toujours eue le quartier et cette indiffrence aux choses matrielles. Le quartier de Triana tait inond

    tous les ans par les crues du Guadalquivir, et l'on raconte que les habitants n'avaient chez eux que le minimum ncessaire

    parce que les eaux emportaient tout sur leur passage. La vrit, c'est qu'ils n'avaient pas les moyens d'en avoir davantage.

    Triana face Sville, une ville face l'autre, faubourg bti au XIIIe sicle par les alluvions, coups de soleil et de boue, la

    force des bras des dockers, des Gitans, des ouvriers des tuileries, des tailleurs de pierre, des dynamiteurs, des charbonniers,

    des traminots. Triana est une ville part entire, avec ses propres quartiers, le Turruuelo, le Tardn, le Barrio Len, le Barrio

    Voluntad, le Zurraque, tous plus populaires et plus authentiques les uns que les autres, fidles extensions du tronc commun.

    L'universalit se gagne par l'estomac. Sville jetait son faubourg le fretin dont elle ne voulait pas. Triana digre tout ce

    qu'on lui donne, elle fait siennes les humeurs trangres, les intgre son sang, les faonne et les offre ensuite comme tant

    une partie d'elle-mme. Alphonse X le Sage fit btir l'glise de Santa Ana sans savoir qu'il allait crer tout un monde de

    l'autre ct du fleuve. Chartreux, marins, aventuriers, perscuts, cigarires. L'exploit de survivre. Colomb mrit son voyage

    en Amrique au monastre de la Chartreuse ; Magellan y affrte ses navires pour faire le tour du monde. Chteau de

    l'Inquisition sur les rives du fleuve qui engloutit tout. La Carmen d'Espagne, pas celle de Mrime. Les chanteuses Marif de

    Triana, Isabel Pantoja et Mara Jimnez, les cantaores Naranjito de Triana et Gracia de Triana, le groupe de flamenco-rock

    Triana, le duo flamenco Lole y Manuel, le duo comique Los Morancos, les toreros Antonio Montes, Chicuelo, Juan Belmonte,

    Emilio Muoz, les danseurs de flamenco Matilde Coral et Antonio Canales, les actrices Paz Vega et Mara Galiana. Mtissage.

    Mosaque vernisse en argile du Guadalquivir.

    L'espoir nous dit qu'il reste toujours une lueur l o a brl le feu. Il y a bien des restaurants Triana qui servent des plats

    plus somptueux, mais l'art se nourrit des tripes aux pois chiches que prpare Carmen la pea El Bollo. Chacun plonge son

    tour la cuillre dans le plat. A la guitare, Paco. Au chant, Aurelio. Le Guadalquivir, fleuve amricain par la faute des

    dcouvreurs trianeros, est le Mississippi. Quand Aurelio chante, ce n'est pas du flamenco, mais du blues. Les jeunes sont

    comme a. Aurelio a une voix fantastique et improvise comme personne un negro spiritual. Il ne peut pas y avoir que du

    flamenco, il y a un temps pour tout. Et, ici, le mme silence se fait pour la sole [l'un des types de chant flamenco] et pour la

    soul. A Triana, on fait soit dans la tradition, soit dans le moderne : les deux choses sont aussi bien vues l'une que l'autre. On

    fait de la peinture de genre ou bien cubiste, du flamenco ou du rock (encore mieux si c'est du rock-flamenco ou n'importe

    quelle fusion), on frquente les chapelles ou on abhorre la religion, on est BCBG ou hippie, viande ou poisson. Tout ce qui

    n'est pas Triana est dans les limbes. Sentiments fleur de peau, coulant flots. Peu importe le son qui sort, du moment que

    c'est de l'art.

    La nostalgie s'empare toujours de celui qui quitte Triana en passant par l'Altozano, la place du march, la chapelle de la

    Vierge du Carmen [ou chapelle des Marins], le phare et le Guadalquivir. On laisse toujours quelque chose de soi Triana et

    l'on en sort riche d'amis. Sur l'or du fleuve au soleil couchant, il y a un pont mtallique. Il a t construit pour que les

    Trianeros soient pris de nostalgie lorsqu'ils le traversent pour aller Sville.

    Jos Bejarano