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Si noire est la clarté La Fille aux marrons d’Inde Chantal Mione

Si noire est la clarté

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Si noire est la clartéLa Fille aux marrons d’Inde

Chantal Mione

12.22 723295

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 144 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 12.22 ----------------------------------------------------------------------------

Si noire est la clarté La Fille aux marrons d’Inde

Chantal Mione

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« Moi dit le fou, là-haut, en l’air, j’ai une salle Où je demeure, faite de verre, belle et vaste ; Elle est en l’air, dans les nuées ; Le soleil y va rayonnant ; Le vent ne la fait crouler ni remuer. Près de la chambre tout en cristal sous les lambris ; quand le soleil se lèvera, grande clarté on y verra. »

La Folie Tristan – Editions Joseph Bédier

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Tous droits réservés, y compris, sans s’y limiter, les droits d’illustration, de représentation, de reproduction par voie électronique, d’adaptation théâtrale, musicale, cinématographique et les droits dérivés.

Si noire est la clarté – 2015 – par Chantal Mione

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Remerciements

A mes grands-parents et à tous mes ancêtres A mes pères et à Toi mon Père ! A mes frères et sœurs d’âme et de cœur A mes deux fils, mes deux perles noires A ma fille, ma pierre de lune A mes petits enfants, A mes maîtres A mon mari Mais aussi à ma mère, Bellote… sans qui ce livre eut

été bien fade !

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I Le Jour des Fous !

Reste tranquille Titi, il est à peine deux heures ! »

« Il faut manger, ouvre ton bec ! »

Grand-mère me gave. Coincée sur ses genoux, je me débats, résistant de toutes mes forces. En vain, je ne fais pas le poids avec elle ! De force, la nourriture est introduite dans ma bouche écartelée. La fourchette viole mes lèvres, les piquant parfois, vient cogner mes dents, mes petites dents de lait que je montre aux autres qui m’embêtent en disant :

« Attention, moi j’ai des dents de loup qui mordent ! » Malgré mes protestations, mes cris, mes pleurs même,

mes haut-le-cœur, jamais grand-mère ne cède. Je dois manger.

« Tu dois manger ! » me crie t’elle dans les oreilles. De tout, même si je n’aime pas, comme ces bouillies collantes, ces Blédine « seconde maman » qui m’assoiffent des heures durant. Le pire, c’est le foie de veau cru comme une éponge pleine de sang, avec des nervures noires.

« Allez, c’est fortifiant ça pour toi, Titi. »

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Serrée dans l’étau de ses cuisses et de ses bras puissants, je ne dois pas laisser dans l’assiette un seul morceau de chair sanguinolente.

J’ai de l’anémie a dit le docteur Rougier. Trop pâle. A en devenir irréelle. Ma mère dit que je suis belle parce que je lui ressemble :

« Tu es moi toute crachée ! » Sous ma peau transparente bleuissent les veines, même

sur mon visage, aux tempes et à la naissance du nez, sur ma poitrine raturée de lignes outremer. Mes lèvres sont blanches et ça j’aime bien. Si seulement mes oreilles pouvaient être aussi blanches ! A l’école, il y a une fille qui s’appelle Hélène Ballet, elle n’est pas trop belle mais ses oreilles sont vraiment blanches et je trouve ça magnifique ! Vraiment, je l’envie !

« Encore une bouchée ! » Longtemps après avoir fini de manger, le dégoût me

secoue. Je voudrais ne pas manger ! Je n’ai jamais faim. Dans le trou noir entre le lit et le cosy, s’entassent des

bouts de pain beurré du petit déjeuner. J’aime juste les oranges : quand j’ai de la fièvre, je pourrais en manger jusqu’à six d’affilée ! J’adore la pâte crue des beignets et le gros sel que je pique dans la salière oubliée sur la table.

« A ta naissance, tu n’as même pas voulu de mon lait ! » me reproche ma mère.

– Pourtant j’avais du très bon lait. On me l’a pris pour les petits prématurés ».

Elle a toujours l’air un peu écœurée quand elle parle de çà ma mère.

– Les femmes enceintes, » beurk, ça me dégoûte » dit-elle souvent.

Heureusement, moi, ça se voyait pas, jusqu’à sept

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mois, personne n’aurait pu croire que je t’attendais. Quand je suis arrivée à la clinique des Sœurs, elles se sont écriées :

« Mais que venez vous faire ici mon petit ? vous allez accoucher d’un petit chat ! »

Là, en général, ma mère poursuit son récit, et répond à mes questions, contrairement à grand-mère. Bon, parfois elle ne les écoute pas. Parfois, elle ne raconte pas pareil. Le plus souvent c’est cette version que j’entends :

« J’ai souffert le martyr pendant treize heures, tu entends, le martyr ! Je n’avais pas d’eau ! et toi quand tu es née, tu n’étais pas gaillarde, tu n’avais aucune force, on aurait dit que tu miaulais comme un chaton. Et tu n’as pas voulu mon lait ».

– Pourquoi tu m’as pas gardée avec toi maman ? » – Ma chérie, c’était pas possible, il fallait que je

travaille. Et puis grand-mère tenait absolument à t’emmener avec eux à Ivry ! « Je me suis sacrifiée.

Voilà. Grand-mère était venue me chercher à la clinique des Sœurs, rue Eugène Millon, dans le XVème. Après m’avoir dévisagée, elle m’avait prise, et m’avait emmenée loin de ma mère. A Ivry sur Seine. Maman lui versait une pension chaque mois pour qu’elle me garde et qu’elle m’élève.

Grand-mère était attentionnée à la mode d’alors : Biberon, toilette, et le lit…

Il n’est pas recommandé de prendre un bébé dans ses bras ; l’assistante sociale l’a confirmé, il est préférable de ne pas toucher trop souvent un nourrisson, c’est dangereux. Même ma mère en visite n’a pas le droit de me prendre dans ses bras.

J’étais devenue leur trait d’union. L’objet de leur réconciliation. Leur objet tout court.

Cela faisait plusieurs années qu’elles ne se parlaient plus.

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« Née de père inconnu. » Voilà ce qui est écrit sur le livret de famille.

Ma mère raconte que je suis la fille de Marcel Rochas, » le parfumeur », « le grand couturier :

« Un homme très chic, qui n’enlevait jamais sa veste quand il venait dîner chez moi. C’est lui qui m’a tout appris des bonnes manières. Une fois il m’avait emmenée dans un grand restaurant et un peu plus j’allais boire l’eau du rince-doigts ! ».

Lorsqu’elle me parlait de lui, il était mort déjà, moi je devais avoir deux ans, pas plus, quand ça s’est passé.

« Un soir, » aimait raconter ma mère, » il revenait d’une soirée chez François Poncel l’ambassadeur, il a eu une attaque, une congestion cérébrale plus exactement, pendant qu’on faisait l’amour. J’ai appelé son ami. Marcel m’avait offert son briquet en or, un Dupont. Quand son ami l’a vu sur la petite table, il l’a pris pour lui. La police est venue. On m’a demandé de ne pas dire qu’il était mort chez moi, pour pas faire de scandale. Crois-tu que sa femme m’aurait donné quelque chose, non, rien du tout ! Quelqu’un de chez eux m’a téléphoné pour me féliciter, c’est tout »

C’est dommage qu’il soit mort. Il allait faire de ma mère une vedette de cinéma, elle se serait appelé Martine Berrier, Marcel Rochas avait choisi ce nom pour elle.

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« C’était un Pygmalion. C’est lui qui avait lancé l’actrice Odette Joyeux. Et moi je suis aussi belle que Martine Carole » !

A son travail, elle se fait appeler « Martine ». Souvent je pense à lui : il est mon père, je ne suis pas la

fille de n’importe qui. Ma mère dit que j’ai ses mains, et ses cheveux bouclés. J’en suis fière. Souvent en m’endormant, je sens qu’il est là.

Grand-mère veut du silence. Chez elle, à Ivry, les quelques mots échangés sont

chuchotés, sauf pendant les disputes. On dirait que c’est plein de secrets, des secrets que jamais elle n’a révélé. Peu à peu, par certains membres de la famille, je les ai découvert, du moins, certains.

Remplie de vieilles mémoires, comme des mémoires de morts, elle se plaint d’avoir froid quand moi je brûle et j’étouffe, et elle reste assise, sans bouger, des heures entières, près du poêle à charbon. Il lui arrive de s’endormir, comme çà, les bras cadenassés contre sa poitrine.

Les jours sont monotones. Heureusement je dessine et je lis et me raconte des histoires, toujours à inventer des choses, et je rêvasse auprès du puits, et je lui parle au puits et j’attends le jeudi jour de ma mère, et je tiens le miroir au-dessus de ma tête et je vois tout à l’envers, ça chavire… ça devient un monde différent et j’aime bien y pénétrer.

Parfois nous nous disputons grand-mère et moi. A l’ordinaire, je suis une eau calme, du moins aux frissons que l’on discerne à peine, mais dont les fonds sont vertigineux, peuplés de monstres qui parfois se déchaînent et viennent briser la surface lisse devenue lave brûlante. Le vent soudain devient cyclone, les bulles d’eau crèvent,

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teintées de sang, se transforment en pierres. Je crie, j’insulte, je crache, je renverse la chaise, tandis que grand-mère attrape le martinet en haut du buffet :

« Pour qui tu te prends ? Va t’en voir chez ta mère, des fois que tu t’imagines qu’elle voudrait bien s’encombrer de toi ! T’es pas sortie de la cuisse de Jupiter, vas ! »

Les lanières de cuir me cinglent. Impuissante, ma rage s’enflamme comme une torche vive. Quand les coups cessent, je cours m’enfouir entre le mur et le lit, dans cet espace sombre à l’odeur de cave, et là, tout s’arrête peu à peu, le temps, le mouvement, les choses. Pourquoi grand-mère dit que mon père c’est un sale espagnol, un espingoin même ? Un sale maque espingoin ! Elle sait pas que mon père c’est Marcel Rochas ? Je lui ai dit déjà, elle ne me croit pas.

Je reste là, en feuille repliée, comme une boule de chair à vif qui peu à peu s’engourdit. Tout se tait, tout, sauf ce grondement bloqué dans ma gorge, une pierre étouffante que je n’arrive ni à avaler, ni à recracher. Je racle, tousse, pousse tout bas des sons de délivrance, des haut-le-cœur aux consonnes abruptes, et des « ta gueule ! ta gueule ! » pour me soulager. C’est dans le creux de ma gorge que se parle la langue de l’origine, pure, violente, chaotique, qui arrache et qui délivre. Semée d’aspérités ou plus apaisante que du miel.

L’insensibilité finit par me gagner tout à fait. A l’heure du repas, je refuserai de manger. Plus jamais je ne pourrai articuler un mot me semble t’il, je vais rester muette pour le restant de mes jours, je vais regarder avec mon regard d’en-dedans et ne plus voir les choses, ne plus voir les autres, ne plus voir les autres me voir, et je vais vivre ailleurs, même si je reste là, je vais mourir à ici, tout oublier…

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Me voici comme anesthésiée, j’ai des fourmis dans les jambes et dans les bras. Dans les taches d’humidité au plafond, dans les cloques du papier peint, défilent des images bienveillantes se succédant les unes aux autres, visages souriants de fées, chariots victorieux élancés à la rencontre d’un château endormi, femme à la fontaine dénouant sa chevelure de jais. Je rentre dans la danse, étourdie de tous ces personnages amis venus à mon secours, me liant et me déliant, comme flux et reflux qui me perdraient aux autres.

Inquiète et bourrelée de remords, grand-mère se radoucit et tente de me ramener dans le monde ordinaire.

« Allez Titi, viens, c’est fini, viens c’est l’heure de manger, il faut que tu manges tu sais bien, tu vas encore tomber malade sinon. Tu sais que t’es ma fille, je me suis toujours bien occupée de toi ! Tu m’as mal parlé, moi jamais j’aurais parlé à ma grand-mère comme toi tu me parles ! »

Je ne veux, ni ne peux répondre. Je suis une boule, sans bouche, et sans oreilles. Plus jamais sûrement, des mots franchiront mes lèvres, plus jamais je ne parlerai, enfermée dans le mutisme. Mon père, c’est Marcel Rochas. Quand je serai grande, je serai Princesse, et d’abord, bientôt j’irai vivre avec ma mère, dans son bel appartement à l’Etoile : elle me l’a promis !

Je reste à l’intérieur de ma coque, dehors c’est dangereux et moche et plein d’araignées ! les araignées, elles anesthésient leurs proies et les vident de l’intérieur, c’est affreux, c’est affreux ! Mon cœur bat la chamade, j’ai tellement peur des araignées ! Il m’arrive d’en trouver, dans les draps, ou près de l’évier dans la cuisine, là où

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je me lave, à l’évier fissuré. Parfois, il en vient une, velue, noire, la peur déferle comme un raz de marée qui m’aspire, m’anéantit ! Mon cœur bat si fort, dans ma poitrine et dans mon ventre, dans ma tête et mes oreilles, le sol se dérobe, mes temps se resserrent, je me sens devenir folle, tout se fige et se glace, je suis clouée sur place, impossible de bouger, à la merci de l’araignée. A mon hurlement accourt ma grand-mère. Moqueuse, elle écrase l’araignée dans du papier journal. Cherchant à me rassurer elle s’approche :

« Regardes Titi, elle est morte, n’aies pas peur, une petite bête va pas en manger une grosse quand même ! »

Ma répugnance est si forte que l’horreur continue d’exercer son pouvoir. Même morte, l’araignée me terrorise, pendant des heures elle me hante.

C’est pas la peine que ma grand-mère essaie de me raisonner, ni elle, ni ma mère, personne n’y comprend rien à cette panique. Je hausse les épaules : pas la peine d’essayer d’expliquer ce que je ressens, ils ne comprennent pas dans leur cœur. Un secret que j’ignore sans doute me lie à cette épouvante ? Hirsutes et silencieuses, postées en leur étrange fixité, les araignées me dévisagent, tentent de me happer dans leur monde infernal, de m’enrouler dans leur fil diabolique. Celles des encoignures me terrorisent un peu moins que les échappées des toiles qui veulent me rendre folle, parce que je peux les surveiller à quelques pas de distance.

Qu’attendent-elles ainsi dans cette maison de l’attente ? A quelle funeste vengeance se préparent-elles ? Pendant des heures, je guette le moindre mouvement de leurs pattes désarticulées, mais avec elles, c’est impossible de prévoir et c’est là tout le danger ! Hypnotisée, je finis