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De Heidegger à Lacan Thierry Simonelli (1998) Dans l’analyse qui suit, nous nous proposons de déterminer l’affinité profonde qui lie la théorie psychanalytique de Lacan à la pensée de Heidegger. Nous tenterons de montrer que Lacan fait reposer la construction de sa propre théorie sur une interprétation très particulière de l'analyse existentiale du « Dasein ». Lacan recourt en effet aux réflexions heideggeriennes sur la structure et sur la temporalité du « Dasein » pour élever la psychanalyse au rang d’une philosophie du sujet, habité par le langage. Au premier regard, la différence entre la conception heideggerienne et lacanienne du langage semble manifestement, même si l’on voulait s’en tenir à la seule conception du sujet, rendre les deux théories parfaitement incompatibles. La logique du signifiant part de l’idée que le sens est toujours déjà secondaire par rapport à la relation différentielle des termes d’une chaîne signifiante. Si chez Lacan le sujet baigne dans le sens, c’est tout d'abord parce qu’il est pris dans les « défilés du signifiant ». En ce sens, la pensée du langage chez Lacan, la détermination d’une logique du signifiant, se conçoit en même temps comme une critique de la primauté du sens. De même, dans la conception lacanienne de la psychanalyse, il ne pourra jamais s’agir ni pour l’analysant, ni pour l’analyste, de comprendre un « être-au-monde ». La psychanalyse ne pourra, ou ne devra jamais être conçue comme une herméneutique. Il n’en reste pas moins que chez le « premier » Lacan, on trouve une hésitation intéressante à ce niveau. Bien que non-hérméneutique, Lacan conçoit la pratique analytique, sous l’influence de certains aspects de la philosophie heideggerienne, en tant qu’activité de donation et de création de sens. Il apparaît ainsi que par sa thléorie psychanalytique, Lacan tente en même temps de fournir un fondement nouveau pour l’analyse existentiale du « Dasein ». Chez Lacan, la parole (« pleine ») ne relève pas d’articulation et du déchiffrement de la « précompréhension » du monde, mais se conçoit comme création originelle du sens dans le réel. À lire les textes de Lacan, on peut facilement se convaincre que Lacan cultivait la conviction profonde que les orientations fondamentales de la psychanalyse structuraliste ne sont pas seulement proches des orientations fondamentales de l’ontologie heideggerienne, mais qu’elles permettent encore de compléter, voire de corriger la conception de l'être humain de Sein und Zeit. Heidegger, quant à lui, n’a évidemment jamais partagé l’enthousiasme de cette nouvelle psychologie générale. Afin de mieux caractériser l’étrange rapport qui lie Lacan à Heidegger, nous essayerons tout d’abord de reconstruire très brièvement

Simonelli - De Heidegger a Lacan

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Simonelli - De Heidegger a Lacan

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De Heidegger Lacan

Thierry Simonelli

(1998)

Dans lanalyse qui suit, nous nous proposons de dterminer laffinit profonde qui lie la thorie psychanalytique de Lacan la pense de Heidegger. Nous tenterons de montrer que Lacan fait reposer la construction de sa propre thorie sur une interprtation trs particulire de l'analyse existentiale du Dasein. Lacan recourt en effet aux rflexions heideggeriennes sur la structure et sur la temporalit du Dasein pour lever la psychanalyse au rang dune philosophie du sujet, habit par le langage.

Au premier regard, la diffrence entre la conception heideggerienne et lacanienne du langage semble manifestement, mme si lon voulait sen tenir la seule conception du sujet, rendre les deux thories parfaitement incompatibles. La logique du signifiant part de lide que le sens est toujours dj secondaire par rapport la relation diffrentielle des termes dune chane signifiante. Si chez Lacan le sujet baigne dans le sens, cest tout d'abord parce quil est pris dans les dfils du signifiant. En ce sens, la pense du langage chez Lacan, la dtermination dune logique du signifiant, se conoit en mme temps comme une critique de la primaut du sens. De mme, dans la conception lacanienne de la psychanalyse, il ne pourra jamais sagir ni pour lanalysant, ni pour lanalyste, de comprendre un tre-au-monde. La psychanalyse ne pourra, ou ne devra jamais tre conue comme une hermneutique.

Il nen reste pas moins que chez le premier Lacan, on trouve une hsitation intressante ce niveau. Bien que non-hrmneutique, Lacan conoit la pratique analytique, sous linfluence de certains aspects de la philosophie heideggerienne, en tant quactivit de donation et de cration de sens. Il apparat ainsi que par sa thlorie psychanalytique, Lacan tente en mme temps de fournir un fondement nouveau pour lanalyse existentiale du Dasein. Chez Lacan, la parole (pleine) ne relve pas darticulation et du dchiffrement de la prcomprhension du monde, mais se conoit comme cration originelle du sens dans le rel.

lire les textes de Lacan, on peut facilement se convaincre que Lacan cultivait la conviction profonde que les orientations fondamentales de la psychanalyse structuraliste ne sont pas seulement proches des orientations fondamentales de lontologie heideggerienne, mais quelles permettent encore de complter, voire de corriger la conception de l'tre humain de Sein und Zeit. Heidegger, quant lui, na videmment jamais partag lenthousiasme de cette nouvelle psychologie gnrale.

Afin de mieux caractriser ltrange rapport qui lie Lacan Heidegger, nous essayerons tout dabord de reconstruire trs brivement l'analyse existentiale du Dasein, telle qu'elle est mise en uvre dans Sein und Zeit. Ceci nous permettra de mieux dceler ce dont tmoigne la conception lacanienne du sujet par rapport la notion d'authenticit chez Heidegger. Nous essayerons de montrer dans quelle mesure Lacan s'est inspir de l'ontologie fondamentale de Sein und Zeit, tout en escamotant sa vritable problmatique.

La comprhension comme caractre existential du Dasein constitue lclosion originelle de l'tre-au-monde. La parole de l'closion de l'tre, de l'tant intramondain aussi bien que de l'tre du Dasein prcde ce dernier, qui lui est toujours dj remis (berantwortet). C'est dans l'coute de l'tre-explicit de la parole que le Dasein se situe originellement comme tant ontologique. La parole dtient donc une possibilit authentique de la comprhension de l'tre. Dans et travers la parole explicitante s'articule une comprhension originelle et authentique de l'tre de l'tant intramondain, ainsi que de l'tre propre du Dasein. Par cette remise le Dasein se tient cependant dans ce que Heidegger appelle: la dchance (der Verfall). La dchance est le mode d'tre le plus commun (zuerst und zumeist) du Dasein dans sa quotidiennet.

Avant de nous intresser la notion d'authenticit, nous allons d'abord suivre la dchance de la parole en bavardage. Le parler est parler sur .... Le ce-sur-quoi (Worber) de la parole doit tre distingu du parl (Geredete), du dit (Gesagte). Le dit constitue l'lment de la communication (Mitteilung), et la communication appartient la structure existentiale du Dasein comme tre-avec. Les moments constitutifs de la parole sont par consquent: le ce-sur-quoi du parler (ce dont il est parl), le parler comme tel, et la communication (Sein und Zeit [=SuZ], 34 p.162. tr. Martineau, p.130).

Si le Dasein, avant de se tenir dans un rapport propre son tre, est toujours dj remis aux autres Dasein, il se situe au niveau du parl, du dit et de la communication. Ainsi, il partage l'articulation gnrale de la comprhension dans la quotidiennet. La quotidiennet, quant elle, se caractrise par son indiffrence et par le nivellement des diffrences (SuZ, 9, p.43). Daprs Heidegger le mode de comprhension du Dasein pris dans la vie quotidienne est de la mdiocrit (Durchschnittlichkeit). Cette mdiocrit le dispense d'une comprhension originelle. Le rapport originel au ce-sur-quoi de la parole se perd donc dans le dit et le communiqu.

Il n'est nullement besoin, au niveau du parler quotidien, de chercher un rapport aux choses-mmes. La comprhension sy gnralise dans une coute approximative et moyenne. Ici, le monde veut-dire (meint) la mme chose parce que tout le monde comprend dans la mme mdiocrit. La communication se fait ds lors de plus en plus au niveau du parl (Geredete), pour aboutir enfin au bavardage (Gerede).

On pourrait penser que pour Heidegger, le domaine de la dchance recouvre lensemble de l'entente communicative o se constitue le partage des connaissances, de convictions, d'ides et de croyances. Le rapport la chose-mme, la comprhension originaire du ce-sur-quoi de la parole, se perd pour faire place l'absence de fond (Bodenlosigkeit), l'abme du bavardage. Cette absence de fond explique par ailleurs pourquoi le bavardage ne peut reposer que sur la rptition (Weiterreden) et de la re-dite (Nachreden).

Nous trouvons dans cette description du monde quotidien le modle du mur du langage et de la barbarie sociale chez Lacan. Comme Heidegger, Lacan part du constat de la dchance du monde, et vise percer ce monde en vertu dune dimension plus profonde. Mais si Lacan accueille ce constat avec une certaine lgert, Heidegger se montre bien plus inquiet du caractre quasi diabolique de ce monde.

Rassur dans la prcipitation de l'alination (Entfremdung), aucune possibilit ne semble se prsenter au Dasein pour sortir de la quotidiennet en vue de l'authenticit. La projection dans le on ne s'explique pas seulement par la tentation et l'assurance, mais encore par le recouvrement de la dchance, en tant que trait caractristique de la dchance mme: elle s'explicite elle-mme comme progrs (Aufstieg) et comme vie concrte.

Dans la relation et la redite, la diffrence entre ce qui est puis et conquis la source et ce qui est re-dit s'efface (SuZ, 35, p.169., tr. Martineau, p.133). Cette indcidabilit constitue l'quivoque de la parole de l'tre-avec quotidien. Le Dasein perd son caractre de clairire de l'tre (1) pour se refermer dans la relation et la re-dite de la publicit. L'absence de fond se voile dans l'vidence et la certitude de la quotidiennet, qui constituent laide du bavardage la ralit la plus quotidienne et la plus tenace du Dasein. Au dessus de l'abme, du sans-fond, le Dasein se tient dans une suspension (Schwebe), dans une tranget qui n'a cependant rien d'inquitant pour lui. Tout fait au contraire, l'assurance qu'il tire de la distraction et de la curiosit qui l'amnent tout voir et tout comprendre, et l'entranent encore plus violemment dans le tourbillon de la dchance.

La sortie du Dasein hors de la quotidiennet dchante ncessite ds lors un vritable arrachement et un forage afin quil puisse retrouver son vritable tre, ses vritables possibilits. Daprs Heidegger, il nexiste que deux vnements majeurs qui puissent contraindre le Dasein se soustraire au mouvement affair de l'alination rassurante: l'angoisse et lanticipation de la mort.

Mais cet arrachement forc fait intervenir une temporalit trs particulire. D'une certaine manire, on pourrait assurment dire que le Dasein est dans le temps. Sa vie se droule entre la naissance et la mort. La premire appartient un pass bien dtermin et la deuxime un avenir indtermin. Cest dans une telle approche que consiste maintenant, daprs Heidegger, une mprise qui traverse lensemble de la philosophie occidentale. La conception traditionnelle du temps qui situe le sujet entre un pass rvolu et un avenir, interprte faussement le temps en tant qutre-sous-la-main, en le faisant reposer sur la primaut de la prsence.

Le Dasein par contre se dtermine essentiellement par l'historialit (Geschichtlichkeit, SuZ, 42, p.197). Le Dasein ne se rapporte pas la naissance et la mort en gnral, mais toujours dj sa mort et sa naissance. La temporalit qui stend entre la naissance et la mort relve de la structure existentiale du Dasein. La mort constitue une possibilit indpassable.

Mme en faisant passer sa mort dans le silence de l'oubli, le Dasein reste toujours un tre mortel. La mort, en tant quexistential a une structure paradoxale. Comme possibilit avenante, la mort comme telle ne constitue pas une exprience. Je ne peux pas vivre ma propre mort.(2)

Dans la vie quotidienne la mort se prsente tout d'abord comme celle des autres; la mort concerne l'tre-avec du Dasein. Dans la mort, l'autre Dasein se transforme, en apparence, en un simple tre-sous-la-main. Le Dasein quitte son monde pour devenir un simple cadavre sous-la-main.(3) Mais l'interprtation de la mort comme passage vers l'tre-sous-la-main ou l'tre--porte-de-main, tout comme l'interprtation du mort comme dfunt qui subsiste dans le monde, ne font que voiler le caractre existential de la mort. Comme existential, la mort est toujours dj mienne.

L'tre-avec dans le monde inclut la reprsentativit (Vertretbarkeit) d'un Dasein par un autre. Dans la proccupation quotidienne un Dasein peut toujours, et essentiellement (S.u.Z., 47, p.239) se faire remplacer par un autre. Nous retrouvons ici la gnralit du on. Dans le on, un Dasein est quivalent l'autre. ce niveau chaque Dasein peut et doit en mme temps tre son autre. C'est le lieu de la sollicitation, o un Dasein se met la place de l'autre dans la proccupation.

Mais tel nest videmment plus le cas pour ce quil en est de la mort. Un autre peut bien mourir ma place:mais sa mort sera tout au plus une mort en tant que sacrifice dans une affaire dtermine. Il meurt ma place, pour une cause. Cela ne veut pas pour autant dire que je sois aussitt dispens de ma propre mort. La mort que je dois mourir est toujours dj la mienne. Elle me concerne toujours dj comme une possibilit indpassable de mon tre. Ma mort ne peut donc pas tre reprsente.

Aussi longtemps que le Dasein est, la mort est un pas-encore. Comme possibilit, la mort reste de l'ordre de l'avenir. Mais ds que le Dasein atteint ce pas-encore il se transforme en ne-plus-tre-l. La mort est la fin du Dasein, et en tant qu'existential, la mort comme fin fait partie de l'tre mme du Dasein.

De mme que le Dasein, aussi longtemps quil est, est au contraire constamment son ne-pas-encore, de mme il est aussi dj sa fin. Le finir dsign par la mort ne signifie pas un tre--la-fin du Dasein, mais un tre pour la fin de cet tant (SuZ, 48, p.245, tr. Martineau, p.182)

En tant que telle, la mort se manifeste dans l'angoisse. L'angoisse, l'inverse de la peur, ne se rapporte pas un tant intramondain. Le devant-quoi de langoisse n'est autre que l'tre-au-monde comme tel.(4) Dans l'angoisse de la mort, le monde comme tel disparat et s'enfonce dans le nant. Ainsi, elle arrache le Dasein son identification dchante au monde et l'assurance du sentiment de l'tre-chez-soi de la quotidiennet. Elle fait apparatre le Dasein comme hors-de-chez-lui (Un-zuhause). ce moment se manifeste la perte quotidienne dans le on au Dasein (SuZ., 40, p.189. tr. Martineau, p.146.). En isolant le Dasein, elle lui donne voir l'authenticit et l'inauthenticit comme possibilits d'tre. C'est travers l'angoisse que le Dasein comme tre-avant-soi (Sich-vorweg-sein) factuel peut choisir la possibilit de l'tre-pour-la-mort authentique.

L'tre-pour-la-mort n'est pas un simple penser la mort ou une simple prise de conscience de la finitude de la vie humaine. Comme possibilit authentique, la mort doit d'abord tre conue en tant que possibilit. Il faut se soutenir dans l'cart ouvert par l'attente. Mais cette attente ne doit pas se rapporter une possible ralit qui finit par advenir. La mort n'est pas quelque chose qu'il y aurait raliser. Elle ne donne pas au Dasein une possibilit d'tre qu'il devrait tre lui-mme. Comme telle, la mort n'indique que l'impossibilit de toute existence. Dans l'tre pour la mort, la mort doit tre une possibilit existentiale authentique du Dasein. Il ne pourra donc pas s'agir d'anticiper une possibilit d'tre dans la mort, mais il s'agit de s'approcher de manire comprhensive de la mort comme possibilit. Le devancement dans la possibilit de la mort, en tant quimpossibilit de l'existence, fait apparatre la possibilit comme telle. Elle fait apparatre le nant qui rend le Dasein capable de se mettre devant son tre le plus propre. C'est face la perte du monde et de l'tre-au-monde rassurant de la quotidiennet, que le Dasein s'arrache au on et se singularise en tant quauthentique. Le sans-fond du bavardage, de l'affairement de la curiosit et de l'autorit du ou-dire se dvoile dans l'angoisse de la mort.

Seule la possibilit de la mort met le Dasein devant les possibilits jetes comme tant des possibilits qu'il peut choisir partir de son tre propre. Ces possibilits se prsentent comme possibilits finies que le Dasein comprend partir de sa propre finitude.

La mort confronte le Dasein au nant. Cest devant cette impossibilit d'exister que le Dasein peut percevoir ses possibilits closes comme tant les siennes. Il sait alors se rapporter son tre propre partir d'une rsolution. Cette rsolution ne retire pas le Dasein dans l'intriorit d'une authenticit intime. Elle lui ouvre cependant un tre-au-monde authentique, affranchi de la prcipitation dans le on. Ce nest que la rsolution qui dcouvre la possibilit factuelle, de manire ce que le Dasein puisse se rapporter authentiquement son tre, selon les possibilits du pouvoir-tre dans le on. La rsolution est comprhension et projet.(5)

Le Dasein est jet dans son l, mais il ne s'est pas donn son l. C'est ce que Heidegger appelle: la facticit de l'tre-jet. Le Dasein ne peut jamais revenir en-avant, ou en-de de son tre jet. Il est toujours dj remis cette facticit qui constitue son fondement. Ce fondement n'est cependant pas une chose du pass, rvolue comme un sous-la-main. En tant que remis son fondement, le Dasein est, et a tre ce fondement. L'tre authentique doit ncessairement reposer sur ce fondement que le Dasein n'a pas pos lui-mme. Le Dasein est son fondement, en tant qu'il se projette dans ses possibilits jetes. Le fondement prcde ainsi toujours dj le Dasein. Comme tard venu, le Dasein ne peut que se rapporter son fondement jet. Il ne peut jamais tre authentique par lui-mme, mais seulement en s'abandonnant lui-mme son propre fondement jet. L'authenticit qui se dtermine comme projet et dcision partir du fondement ne repose que sur l'tre propre du fondement.

Inversement, le fondement n'est tel que par le Dasein, dont il est fondement. La seule libert du Dasein consiste dans l'ouverture ses possibilits et dans le choix de certaines possibilits dtermines. En d'autres termes: la seule libert du Dasein consiste dans la dcouverte de sa propre nullit (6, Nichtigkeit), de sa remise un fondement jet qu'il peut tre dans l'authenticit ou qu'il il peut refuser dans la dchance. C'est la dcouverte du rien qui rend possible la dcision de l'authenticit et de l'chance. C'est par sa seule nullit que le Dasein est remis un fondement qu'il n'a pas pos, mais dans lequel il a t jet.

Le Dasein a ds lors la possibilit d'assumer (bernehmen) son tre-jet, cest--dire dtre ... tel qu'il tait chaque fois dj (S.u.Z., 65 p. 325. Tr. Martineau, p. 229). Le fondement prcde le Dasein et celui-ci a le choix d'tre son fondement de manire authentique. Il tait chaque fois dj ce fondement, mais en mme temps, il se prcipitait dans le mouvement chant du on, dans la quotidiennet, dans le bavardage et dans la curiosit. La manifestation de sa propre nullit clt originairement les possibilits jetes. cest partir de celles-ci que le Dasein peut choisir d'tre ce qu'il a dj t. Il peut ainsi tre son t (Gewesen).

Comme nous l'avons vu plus haut, la nullit ne se rvle que dans le devancement dans la mort. Dans le devancement, le Dasein peut revenir sur son t authentique. La temporalit que Heidegger nous rvle ainsi semble radicalement oppose la comprhension quotidienne (mais aussi traditionelle) du temps:

Authentiquement avenant, les Dasein est authentiquement t. Le devancement vers la possibilit extrme et la plus propre est le re-venir comprhensif vers lt le plus propre. Dune certaine manire, ltre-t jaillit de lavenir. (S.u.Z., 65, p. 326, tr. Martinerau, p.229)

Le Dasein ne peut tre son t quen le devenant. Avenant, le Dasein revient sur lui-mme en prsentifiant son t avenant. Ce phnomne de l'avenir tant-t-prsentifiant (gewesend-gegenwrtigende Zukunft) constitue, daprs Heidegger, la structure fondamentale de la temporalit du Dasein.

L'avenir tant-t-prsentifiant explique la formule paradoxale de l'avoir tre son propre tre. Le fondement comme devancement du Dasein ne prcde pas simplement celui-ci comme un pass mort et rvolu. Le pass comme tant-t donne le sens le plus authentique au Dasein en tant quavenant. En dautres termes, le projet issu de la rsolution devance le Dasein dans son tant-t, qui doit advenir depuis le futur.

Le Dasein ne vit pas simplement dans le prsent, dans l'ici et maintenant d'un vcu prsent, en tant que prsent soi-mme, mais il vit hors de lui, dans un projet qui prsentifie l'avenir de son fondement t. Ainsi, la temporalit ne peut plus tre comprise partir du prsent comme un passage permanent de moments prsents. Le prsent lui-mme ne peut tre compris qu' partir de l'tant-t avenant comme prsentification extatique. Le Dasein est toujours dj en-avant-de-soi, dans l'tre jet depuis un se-projeter fond dans l'avenir.

Le temps, proprement parler, n'est pas. Comme tant, le temps est interprt comme un sous-la-main qui est, qui a t et qui n'est plus, ou qui sera et qui n'est pas encore. La temporalit temporalise. Comme temporalisante, la temporalit rend possible le choix du Dasein. Dans la temporalisation, le Dasein s'extasie. Il ne peut jamais tre chez soi dans un ici et maintenant. Le Dasein ex-iste authentiquement dans l'extase de la temporalit. Le Dasein est son entre la naissance et la mort.

L'avenir est le temps propre de l'authenticit. Mais dans le devancement dans la mort se rvle aussi la finitude du Dasein. La temporalit n'est plus une temporalit infinie qui s'ouvre sur une infinit de possibilits, mais elle est une temporalit finie. La finitude arrache le Dasein de l'infinit des possibilits confortables et faciles pour le remettre la simplicit de son destin. Le Dasein peut alors reprendre son tre jet comme hritage.

L'hritage n'est pas pour autant un hritage singulier qui isole le Dasein dans une solitude de la remise. Le Dasein reste essentiellement tre-avec, aussi dans l'authenticit. Cet hritage partag fait s'clore le co-destin (Geschick). Le co-destin ouvre le Dasein l'historicit. Mais cette historicit est d'abord l'historicit existentiale du Dasein lui-mme. L'histoire comme telle ne peut se fonder que dans l'historicit originelle du Dasein:

Seul un tant qui est essentiellement avenant en son tre, de telle manire que libre pour sa mort et se brisant sur elle, il puisse se laisser re-jeter vers son L factice, autrement dit seul un tant qui, en tant quavenant, est en mme temps tant-t, peut, en se dlivrant lui-mme la possibilit hrite, assumer son tre-jet propre et tre instantan pour son temps. Seule la temporalit authentique, qui est en mme temps finie, rend possible quelque chose comme un destin, cest--dire une historialit authentique. (SuZ, 74, p. 385, tr. Martineau, p.265)

La temporalit authentique devient ainsi rptition d'une tradition (berlieferung). Cette rptition ne constitue cependant pas un simple ddoublement, ou une reprise inaltre d'un dj-l pass. Le pass comme hritage, issu de l'tre jet du Dasein, n'advient que depuis l'avenir du projet. C'est dans le projet que s'ouvre l'hritage comme possibilit tant-t avenante. L'hritage est toujours dj venir.

C'est en ce sens qu'il est possible de parler d'un envoi (Geschick) du Dasein. Dans l'envoi, l'vnement comme provenir, peut avoir lieu. La possibilit de l'histoire comme reprise de l'hritage repose cependant sur la temporalit du Dasein. Parce que le Dasein est temporel dans le sens indiqu, il peut tre historique de faon authentique.

Tournons-nous maintenant vers Lacan. Daprs Lacan, cest dans l'angoisse que la parole vide s'efface devant le silence. Mais ce silence ne doit pas tre confondu avec le silence du refoulement, ni avec celui du refus. Il repose sur un dfaut des possibilits jetes de la comprhension du Moi. Il ne sagit donc pas dun achoppement de la parole, ou plus prcisment, il ne sagit que de l'achoppement de la parole vide.(7)

La situation analytique montre un sujet hant par une mmoire inconsciente. Cette mmoire est constitue d'lments qui ne sont pas intgrs dans l'histoire du sujet. Et, daprs Lacan, cest la raison pour laquelle ils constituent un noyau pathogne. Ce noyau, qui dans le sujet figure comme un autre soi-mme, y exerce une attraction singulire. La parole du sujet peut graviter autour de ce noyau, mais en s'en rapprochant, soit elle dchoit en tant que bavardage, soit elle se confronte au silence. Le silence fait apparatre le noyau comme originairement absent. Le sujet est alors contraint un saut par dessus de l'abme du silence. Ce saut doit l'emmener vers une parole originaire, qui clt originellement ce qui n'a jamais t symbolis auparavant. Tout comme le Dasein, le sujet de la psychanalyse se trouve donc confront l'angoisse devant un fond originaire qui le prcde, et qui a tre. Il sen suit que pour Lacan, le statut de l'inconscient cest de n'tre pas encore, d'advenir depuis l'avenir dans une rcriture de l'histoire. Chez Lacan, la fonction de l'angoisse heideggerienne est donc relaye par celle du symptme et de sa souffrance.

Le simple fait du symptme ne suffit cependant pas encore pour contraindre le sujet la voie dsagrable de la reconqute de la ralit authentique (SI, p.32) de l'inconscient. Il ny a que la souffrance du symptme qui puisse imposer au sujet la question de savoir ce qu'il est et ce qu'il n'est pas. Cette question ouvre par la mme une bance o se distingue un vrai et un faux, la ralit et l'apparence (SI, p.189).

Le discours courant impose l'assurance des connaissances et des significations dj acquises. C'est dans cette dialectique entre discours courant et rcriture de l'histoire que le sujet engage la voie de son authenticit. Dans la cohrence du monde symbolique l'inconscient comme rel ouvre une scission unheimlich.

D'une faon gnrale, l'inconscient est dans le sujet une scission du systme symbolique, une limitation, une alination induite par le systme symbolique. [...] Ce monde symbolique n'est pas limit au sujet, car il se ralise dans une langue qui est la langue commune, le systme symbolique universel, pour autant qu'il tablir son empire sur une certaine communaut laquelle appartient le sujet. (SI, p.220)

Le monde symbolique dont le symptme constitue la limite ngative, est le point de dpart de tout travail d'assomption de l'histoire. C'est partir de ce caractre de facticit du discours que s'explique la technique psychanalytique de la non-comprhension. Comprendre dans ce sens signifierait: partager l'acquis historique, social et culturel. Le danger d'une telle comprhension se situe, selon Lacan, dans la prvalence qu'elle donne l'imaginaire: au Moi.

Pour l'assomption de son histoire le sujet ne peut nanmoins pas simplement ngliger le langage du discours courant.(8) Mais il ne peut pas non plus s'y laisser aller, pour y trouver les sens et les significations que ce discours lui rserve pour une assurance tranquille. Le sujet doit rester dans l'inquitude de cette question, en tant que celle-ci le constitue comme sujet (E, p. 299).

Tout comme l'authenticit du Dasein, que Heidegger conoit comme un mode de la dchance, la parole pleine peut tre conue comme un mode du bavardage, et de la parole vide. Il nappartient pas la parole dinventer un langage nouveau. Le nouveau et la cration au niveau du symbolique se conoivent comme bricolage, cest--dire comme agencement nouveau, fait partir des moyens du bord. Lacan peut donc affirmer que le symptme nvrotique opre dj comme une psychanalyse d'une certaine texture imaginaire et relle traumatisante. Le symptme lui-mme se manifeste au niveau du symbolique en tant quinterprtation d'un rel sous-jacent. En dehors du discours courant de la vie quotidienne, le symptme, l'inconscient, ne peuvent pas apparatre.

Tout se passe comme si la scne principale, celle o le langage signifie sans ambages, sans dtours, dans une communication rgle par de multiples codes (code de politesses, d'argent, d'origines sociales, d'ducation, de fonctions professionnelles, etc.) tait double continuellement par l'autre scne sur laquelle le mme langage effectue des ruptures, des chocs, provoque des effets de surprise dans ce qui se droule sur la scne sociale. (Catherine Clment, Le sol freudien et les mutations de la psychanalyse, dans Pour une critique marxiste de la thorie psychanalytique, p.47)

Dans le contexte des incidences de la dimension imaginaire sur la parole de l'analysant, la parole vide est fondamentale au progrs de l'assomption de son histoire. Le transfert imaginaire est la condition de possibilit de l'mergence d'une parole pleine, parole historique, qui donne un sens aux chapitres censurs du pass du sujet. La mme prvalence de la parole vide se montre au niveau du symbolique sur la scne sociale du discours courant. La parole vide ne peut pas tre conue comme une chute depuis une parole authentique et plus originelle. Elle prfigure matriellement une parole pleine en favorisant les lments signifiants sur laquelle cette dernire peut prendre appui. C'est le fait d'tre nud de signification, carrefour d'une multiplicit de registres qui donne au mot et la parole son quivoque (Zweideutigkeit).(9) Rien ne distingue une parole pleine d'une parole vide, que ce soit par la forme ou par la teneur, si ce n'est l'effet et le changement qu'elle induit chez le sujet au sein du transfert symbolique.

La psychanalyse, tout comme lauthenticit de ltre ontologique, montre une voie qui doit mener le sujet au-del ou en-de de la dchance du monde et de ses soucis superficiels. La culture, la vie sociale, le monde du travail deviennent autant de tentations et de distractions qui cachent les vritables racines du sujet.

linstar du modle heideggerien de lauthenticit, l'inversion de la temporalit dans la parole pleine, conduit Lacan une archologie de lavenir au moyen d'un laisser-parler. L'assomption de l'histoire ne signifie donc plus simplement assomption du pass, il signifie aussi rcriture de l'histoire.

Le symptme ne provient donc pas simplement du pass. Selon Lacan, le pass nest que parce que le sujet a un avenir (SI, p.180). La progression de la cure psychanalytique se fait dans le sens rgressif en provenance l'avenir. Ainsi, Lacan pourra penser que le symptme est un retour du refoul qui provient de l'avenir (SI, p.181). L'inconscient n'est pas une poubelle, un rservoir qui contiendrait une histoire acheve, passe, sous-la-main. Il ne pourra donc plus simplement sagir de dvoiler un sens cach derrire le symptme. Le symptme ne cache pas de sens, mais relve dun non-sens, dune absence. Comme quasi-rel le sens du symptme a tre, et l'tre de ce sens ne passe que par le dire.

On comprend ds lors pourquoi la parole pleine ne peut pas tre une parole de reprsentation. La parole pleine ne se remplit pas du sens de l'vnement pass, mais elle cre un sens nouveau: le sens du symptme qui n'est pas encore. Dans et travers la parole le symptme peut advenir comme sens. Et Lacan, linstar de Heidegger, conoit la temporalit authentique du sujet comme futur antrieur. Dans l'assomption de son histoire le sujet aura t.

D'une part, l'inconscient est, comme je viens de le dfinir [en tant que partie de l'image relle] quelque chose de ngatif, d'idalement inaccessible. D'autre part, c'est quelque chose de quasi-rel. Enfin c'est quelque chose qui sera ralis dans le symbolique ou, plus exactement, qui, grce au progrs symbolique dans l'analyse aura t. (SI, p.181)

Ce qui se ralise dans mon histoire, n'est pas le pass dfini de ce qui fut puisqu'il n'est plus, ni mme le parfait de ce qui a t dans ce que je suis, mais le futur antrieur de ce que j'aurai t pour ce que je suis en train de devenir (E, p.300).

Cette temporalit inverse explique comment une chose qui ne veut rien dire peut commencer signifier quelque chose. Le sens provient du futur. Mais comme sens il est aussi rtroactif. La parole fait acte, elle cre un sens nouveau. Cette cration de sens conduit cependant une confusion temporelle: le sens qu'elle cre semble avoir toujours dj t l. La parole pleine est un performatif rtroactif qui cre son propre pass comme une illusion symbolique ncessaire (Cf. Zizek Slavoj, Der erhabenste aller Hysteriker, pp. 29-46).

Lacan appelle ce moment, o un sens vient se saisir d'une chane signifiante, point de capiton (E, p.805). Grce au point de capiton, le sens jaillit par effet rtroactif, au moment de la ponctuation. Dans le discours du sujet, le point de capiton est ce moment historique qui lui fait intgrer son histoire, en produisant un sens nouveau.

La situation analytique situe cette structure temporelle dans le cadre du transfert. Dans le transfert, l'analyste se trouve dans la position de celui qui est suppos connatre le sens du symptme. Mais cest l'analysant qui, en projetant ce savoir suppos sur l'analyste, le fait provenir depuis l'avenir. Le transfert se conoit ds lors comme mise en uvre de la ralit de l'inconscient. Par le transfert la vrit surgit de la mprise, et cette dernire se rvle tre un moment constitutif de la construction de la vrit.

Mais, l'inverse de ce que nous avons vu dans Sein und Zeit, l'authenticit du sujet de Lacan ne s'clt pas dans une comprhension cooriginaire la parole. En raison du renversement du rapport du signifiant et du signifi, Lacan situe l'authenticit au niveau d'une structure signifiante ou symbolique:

Les symboles enveloppent en effet la vie de l'homme d'un rseau si total, qu'ils conjoignent avant qu'il vienne au monde ceux qui vont l'engendrer par l'os et par la chair, qu'ils apportent sa naissance avec les dons des astres, sinon avec les dons des fes, le dessin de sa destine, qu'ils donnent les mots qui le feront fidle ou rengat, la loi des actes qui le suivront jusque-l mme o il n'est pas encore et au-del de sa mort mme, et que par eux sa fin trouve son sens dans le jugement dernier o le verbe absout son tre ou le condamne, sauf atteindre la ralisation subjective de l'tre-pour-la-mort. (E, p.279)

Pour Heidegger la parole est cooriginaire la comprhension, la parole est l'articulation de la comprhension. Le langage a ses racines dans l'closion du Dasein. La parole dtient un rle cl quant l'authenticit du Dasein. Et chez le Dasein, cette parole de l'authenticit n'est pas non plus une parole pleine de sens. Nous rencontrons le silence deux endroits diffrents: d'abord dans le faire silence de la parole authentique, ensuite dans l'appel de la conscience.

C'est dans le faire-silence (schweigen) comme mode de la parole que se constitue une comprhension authentique:

Celui qui fait-silence dans ltre-lun-avec-lautre peut donner plus authentiquement comprendre, autrement dit mieux configurer la comprhension que celui qui ne se dfait jamais de sa parole. Une abondance de paroles sur quelque chose ne donne jamais la moindre garantie que la comprhension sen trouvera accrue. Au contraire: la discussion intarissable recouvre le compris et le porte la claret apparente, cest--dire lin-comprhensibilit du trivial. (SuZ, 34, p.164, tr. Martineau, p.131)

La discussion intarissable fait entrer la parole dans l'indtermination et dans l'insignifiance.

1. D'une part, la parole authentique comme faire silence peut former, dvelopper (ausbilden) authentiquement une comprhension. Ce mouvement de constitution de la comprhension semble indiquer que la comprhension n'est pas ncessairement prliminaire la parole. La comprhension n'est pas une condition de possibilit de la parole, mais, en tant que fondement existential du Dasein, cooriginaire la comprhension, la parole semble pouvoir renverser les rapports. Pour que la parole puisse constituer une comprhension, la comprhension doit elle-mme tre reconduite la parole. Ceci semble s'indiquer dans le fait que la comprhension est toujours dj articule. Nous lisons en effet dans Sein und Zeit:

La comprhensivit, mme antrieurement lexplication appropriante, est toujours dj articule. Le parler est larticulation de la comprhensivit. Il est donc fondamentale pour lexplicitation et lnonc. (SuZ, 34, p.161, tr. Martineau, p.129)

On pourrait donc tre tent de dire que, mme avant l'nonc et l'explicitation, la comprhension est articule parce qu'elle est dj langage. La comprhension serait alors remise au langage comme une possibilit qui dpend de celui-ci. La constitution authentique de la comprhension n'a pas besoin d'tre nonce. Elle peut avoir lieu dans le faire silence comme mode authentique de la parole. Mais cette fois-ci la parole n'est pas seulement explicitante, elle clt l'tre originairement dans une nouvelle comprhension qu'elle prcde comme sa condition de possibilit.

2. D'autre part, le faire-silence reste un mode de la parole. Il n'implique pas ncessairement le silence complet, labsence de toute parole. Faire-silence ne veut pas dire tre muet. Faire-silence ne veut pas dire s'abstenir de toute parole. Selon Heidegger, ne peut faire-silence que celui qui parle vritablement: Cest seulement dans le parler vritable quun faire-silence authentique devient possible. (SuZ, 34, p. 165). Celui qui parle peu ou qui ne parle pas ne peut pas faire-silence. Si donc le faire silence est un moment de la parole, si avec le faire silence la parole devient parole authentique, le faire silence pourrait tre conu comme le moment de la scansion. La scansion n'est pas elle-mme une parole, un mot, un nonc, une phrase, le moment du silence qui ponctue une parole, en y faisant advenir un sens.

En rsum, la conception de la cure se prsente donc comme une variante de l'analyse existentiale du Dasein. En mme temps, nous avons pu constater deux diffrences majeures:

1. l'inverse de Heidegger, Lacan ne part pas de l'analyse de la vie quotidienne. Il part du cadre artificiel et particulier de la situation analytique. Lacan na donc pas seulement limin la question de l'tre, qui fonde lanalyse existantiale de Heidegger, mais aussi la mthode phnomnologique. En partant de l'analyse de la vie quotidienne, Heidegger voulait justement approcher l'tre humain tel qu'il se prsente dans la vie quotidienne, au sein de son monde. La situation analytique na videmment rien de quotidien. Elle constitue une structure artificielle qui donne voir certains phnomnes isolables, sparables.

Ainsi, le cercle hermneutique de Heidegger devient chez Lacan une simple ptition de principe. La structure de la situation analytique permet d'isoler et de sparer certains phnomnes en assurant en mme temps le bien-fond de la situation analytique.

2. Lacan remplace la question de l'tre, qui dtermine l'analyse heideggerienne du Dasein, par lide des trois dimensions et par la primaut de la dimension symbolique. La notion du symbolique ne peut cependant pas tre identifie au langage et la parole de Sein und Zeit.

Plus tonnant nanmoins, cest que lon peut dceler la mme influence heideggerienne dans la conception lacanienne du signifiant. Afin de percevoir cette filiation, il faudra partir de conception heideggerienne du symptme.

Chez Heidegger, le symptme se dtermine comme apparatre. En tant que tel, il se range parmi les indications, les prsentations et les symboles. Il est possible de dfinir le symptme comme phnomne pathologique. Le symptme indique un tat pathologique qui ne se montre pas lui-mme. En tant quindice, le symptme se rapporte donc quelque chose d'autre que lui-mme. Mais cet autre chose n'apparat pas en lui-mme. Il se montre travers l'apparatre d'un reprsentant. Le symptme tient lieu, comme apparatre, de ce qui n'apparat pas.(10) C'est ainsi que le symptme peut tre un signe.

Le signe, quant lui, fait partie d'une structure plus gnrale, qui est celle du renvoi. Heidegger conoit le signe est un -porte-de-main (un outil) qui renvoie et qui manifeste explicitement la totalit des renvois et la mondanit la circon-spection (SuZ, 17, pp.80-82). Dans l'indice et dans le signe prcurseur, par exemple, quelque chose ne vient pas seulement comme un tant sous-la-main, mais ce qui vient est quelque chose quoi nous ne nous attendions pas, qui nous prend au dpourvu parce que nous nous consacrions autre chose. (SuZ, 17, p.80., tr. Martineau, p. 78). Ainsi, le signe montre le ce dans quoi on se tient dans la proccupation. En tant que tel, le signe doit toujours s'imposer (auffallen). Le nud dans le mouchoir, par exemple, partir du caractre peu frappant (Unaufflligkeit) de ce sous-la-main disparaissant dans l'usage quotidien.

Grce cette insistance, le signe peut conserver son caractre de renvoi, mme en l'absence de ce quoi il renvoie. Le signe reste renvoi, mme face l'oubli de ce qu'il signifie. C'est d'ailleurs dans ce cas que le signe manifeste son insistance inquitante (Aufdringlichkeit). En ce sens, le signe ne donne plus qu'une direction, un renvoi dpourvu de vise.

Nous retrouvons cette ide chez Lacan. Le signifiant est cette partie du signe qui persiste comme renvoi, en l'absence de sa signification. Ainsi, Lacan en vient renverser le rapport du signifiant et du signifi de la conception instrumentale du langage. Lacan affirme donc que le renvoi pur et vide du signifiant constitue la condition de possibilit de tout renvoi dtermin. Le signe ne sera donc plus dtermin par son sens, par son signifi, mais tout fait linverse, pour pouvoir tre signe, le signe dabord tre signifiant. Lon pourrait quasiment dire que de cette manire, Lacan semble rintroduire une sorte de fondement transcendantal au sein mme de la phnomnologie heideggerienne.

En tant que signe, le symptme pourrait disparatre dans une proccupation ou dans une sollicitation mdicale intra-mondaine. Le symptme de la fivre s'impose en indiquant l'affectation organique sous-jacente, il peut susciter une inquitude plus ou moins grande, mais il ne restera pas moins intra-mondain. Il permet d'anticiper tel ou tel dveloppement de la maladie, donnera lieu tel ou tel traitement, mais ne pourra jamais excder lensemble des revois du monde. Le symptme reste donc toujours pris dans la proccupation affaire de l'tre-auprs-du monde, dans la dchance et dans le tourbillon de l'tre-avec quotidien.

En dterminant le symptme de la psychanalyse comme absence, et comme manque, en faisant du symptme un signifiant, Lacan dplace en mme temps la fonction heideggerienne de l'angoisse vers le symptme psychanalytique. Le symptme de la psychanalyse constitue un renvoi qui ne donne plus rien voir; rien ne sy manifeste, rien ne sy reprsente. Le symptme est une manifestation pure, un revoi vide. Or, cela ne l'empche pas seulement de s'imposer, mais lui permet encore de s'imposer avec dautant plus de vigueur. En ce sens, Lacan peut penser que le symptme de la psychanalyse se manifeste comme un trou dans le monde. Le symptme psychopathologique relve de l'immonde. (11)

Le symptme nat dans la dsagrgation de l'unit imaginaire que constitue le Moi (E, p.427). C'est dans ces clats de l'unit de l'image qui sont exclus du symbolique que consiste l'inconscient comme quasi-rel. Dans cette dsagrgation le sujet puise le matriel signifiant du symptme. Dans la situation analytique, le symptme se rvle par l'arrt ou par le dtournement du sens de son discours. La technique analytique est moins une technique de lecture et de dchiffrement, comme elle n'a plus rechercher en dessous ou en de du symptme son sens ou sa signification cache, mais elle sera simplement une technique qui permet au sujet d'affronter le trou dans son monde, dans son histoire pour y crer un sens et une signification. Le symptme relve de l'immonde, mais le psychanalyste anticipe au lieu de ce symptme une parole de plein exercice (E, p.281).

L'interprtation lacanienne de Heidegger semble reposer sur l'argument suivant: lensemble des renvois, qui constitue un monde et qui dtermine l'tre-au-monde du sujet, dpend originellement du caractre signifiant de ces renvois. Le sens nest plus une ouverture constitutive de l'claircie du Dasein, mais il se conoit comme l'effet des rapports de signifiants. C'est pour cette raison, et grce cette inversion, que Lacan peut donc ngliger aussi bien l'ontologie que la phnomnologie heideggeriennes. Derrire le monde, et derrire l'apparatre se situe la dimension symbolique comme leur condition de possibilit (apriorique). Le renversement de la conception du signe annonce donc aussi une profonde rupture qui par la suite dtachera de plus en plus Lacan de la philosophie heideggerienne.

Notes(1) Lexpression uniquement figure de lumen naturale dans lhomme ne vise rien dautre que la structure ontologico-existentiale selon laquelle cet tant est de telle manire quil est son l. Il est clair, autrement dit: il est en lui-mme clairci comme tre-au-monde non point par un autre tant, mais de telle manire quil est lui-mme lclaircie (SuZ, 28, p.133)

(2) Cf.Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus: 6.431 De mme qu la mort le monde ne change pas mais cesse. 6.4311 La mort nest pas un vnement de la vie. La mort ne peut pas tre vcue.. (Tractatus logico-philosophicus, p. 84)

(3) Il faudrait bien sr prciser. Tout d'abord, le mort n'chappe pas simplement au monde, pour ne rester que comme tant sous-la-main. Le Dasein ne devient pas une simple chose corporelle (Krperding) dans la mort. Le Dasein mort est un dfunt qui reste l'objet de soins travers les rites funraires. L'tre auprs du mort des survivants ne peut pas non plus tre conu comme l'tre proccup auprs d'un tant -porte-de-la-main. Le rapport au mort reste toujours dans le mode de l'tre-avec de l'tre-l'un-avec-l'autre dans le mme monde

(4) Le devant-quoi de langoisse est ltre-au-monde comme tel. [...] La totalit de tournure de l-porte-de-la-main et du sous-la-main dcouverte de manire intramondaine est comme telle absolument sans importance. Elle seffondre. Le monde a un caractre de non-significativit complte.[...] Dans le devant-quoi de langoisse devient manifeste le rien et nulle part. La saturation [Aufsssigkeit] du rien et nulle part intramondain signifie phnomnalement ceci: le devant-quoi de langoisse est le monde comme tel. (SuZ., 40, pp.186-187)

(5) La rsolution nexiste que comme dcision qui se comprend et se projette. (SuZ, 60, p.298). La rsolution veut dire: se laisser convoquer hors de la perte dans le On. [...] La dcision ne se soustrait pas leffectivit, mais dcouvre pour la premire fois le posible factice, et cela en semparant de la manire dont elle le peut en tant que pouvoir-tre le plus propre dans le On. (SuZ, 60, p.299).

(6) Traduction de E. Martineau, pp. 205, 206; 315. Martineau traduit Nichtheit par nantit, SuZ. p. 285, tr. p 206. J.-P. Lefebvre traduit de la mme manire dans la Phnomnologie de l'Esprit:. Der Nichtigkeit dieses Anderen bewut ... (G.W.F. Hegel, Werke 3, p.143): Une fois acquise la certitude de la nullit de cet autre, ... (Phnomnologie de l'Esprit., p.148).

(7) Cest seulement dans le parler vritable quun faire silence authentique devient possible. (SuZ., 34, p.165). Le silence est par la suite aussi la voix de la conscience qui appelle le Dasein du le nant du monde dans la rticence (Verschwiegenheit) de son pouvoir-tre existant. Le silence est celui de l'Unheimlichkeit inquitante du Dasein singulier dans la solitude de son abandon lui-mme.

(8) Si ce discours ne doit pas donner la mesure de l'analyse, mais il n'en est pas moins une donne immdiate comme mdiation originelle du sujet dans et par un monde. L'ensemble de notre systme du monde chacun je parle de ce systme concret dont il n'est pas besoin que nous l'ayons dj formul pour qu'il soit l, qui n'est pas de l'ordre de l'inconscient, mais qui agit dans la faon dont nous nous exprimons quotidiennement, dans la moindre spontanit de notre discours ... (S I, pp. 24-25)

(9) De mme, dans Sein und Zeit, la distinction entre ce qui est conquis et compris authentiquement et ce qui est simplement rpt par ou-dire devient problmatique: Tout a lair dtre vritablement compris, saisi, dit, et au fond ne lest pas moins quil ait lairde ne pas ltre et quau fond il le soit. Lquivoque ne concerne pas seulement le mode ontique sur lequel nous disposons de ltant accessible dans lusage et la jouissance, mais elle sest dj tablie dans le comprendre comme pouvoir-tre, dans le mode du projet et de la prdonation de possibilits du Dasein. , (SuZ, 37, p.173)

(10) Gesammtausgabe, II. Abteilung: Vorlesungen 1923-1944, Band 20, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, 1979, Francfort, Vittorio Klostermann, 9, p. 112. Cf. aussi S.u.Z., 7, p. 29.

(11) Cf. aussi Alain Juranville, Lacan et la philosophie, 8, pp.39-41.