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Sociologie Générale. Éléments Nouveaux

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Page 1: Sociologie Générale. Éléments Nouveaux

Revue de synthèse : tome 133, 6e série, n° 1, 2012, p. 1-4. DOI 10.1007/s11873-012-0181-8

PRÉSENTATION

SOCIOLOGIE GÉNÉRALE. ÉLÉMENTS NOUVEAUXÉric BRIAN *

« D’autres tâches, plus pressantes, plus actuelles, plus utiles pour prononcer le grand mot ne sollicitent-elles pas notre activité ? Écoutez cette immense clameur qui emplit le monde haletant d’épuisement : “Assez de disciplines mortes, assez de vanités littéraires, assez de théories et de désintéresse-ment. Ce ne sont pas des lettrés, des érudits, des historiens qu’il nous faut. Pour réparer tant de dommages, pour remettre debout le vieux monde qui chancelle, il nous faut des savants – et non pas de ces savants de cabinet, de ces méditatifs, de ces philosophes de Rembrandt plongés dans le clair obscur perpétuel d’une cellule sans ouverture sur la vie du siècle – des ingénieurs, des techniciens, des industriels, des hommes de pratique et d’action, des hommes d’argent en même temps puisque l’argent, c’est à la fois et de plus en plus le moyen du travail et la fin de l’individu”. Moi qui vous apporte de l’histoire, ai-je le droit ? Le droit personnel de donner mon temps, mon activité, ce qui me reste de vie, à l’histoire ; le droit surtout, parlant en maître à mes disciples, à mes étudiants, à vous-même, d’encourager les autres à suivre la même voie que moi ? »

Lucien Febvre (4 décembre 1919) 1

Certes nous ne sortons pas d’un conflit mondial, mais une question est latente autour de nous et près d’un siècle après la conférence inaugurale de Lucien Febvre à

l’université de Strasbourg : celle du bien fondé, aujourd’hui même, des disciplines qui ont formé l’ossature des sciences sociales et historiques pendant les dernières décennies du XXe siècle, cela il y a à peine encore une décennie. De loin en loin au fil du siècle, leur affirmation – tout au moins la revendication de leur nouveauté – et leur expan-sion universitaire avaient chaque fois accompagné des conjonctures d’après-guerre, de reconstruction ou de réforme universitaire.

* Éric Brian, né en 1958, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et directeur de la Revue de synthèse. Ses recherches portent sur l’histoire des sciences mathématiques, économiques et sociales et sur la sociologie des instruments symboliques. Il a publié récemment Comment tremble la main invisible. Incertitude et marchés (Paris, Springer, 2009). Adresse : Centre Maurice-Halbwachs, École normale supérieure, 48, boulevard Jourdan, F-75014 Paris ([email protected]).

1. Lucien FEBVRE, « L’histoire dans le monde en ruines », Revue de synthèse historique, t. 30, n° 88, 1920, p. 1-15.

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Les revendications d’école ou les combats de méthode des années 1900 une fois éclipsés par le premier conflit mondial, ce fut dans les années 1920, en Europe comme aux États-Unis, la promotion de l’histoire économique et sociale et celle de la sociologie. Trente ou quarante ans plus tard, ce furent cette fois, après la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide, comme une quasi table rase et les masses d’étudiants offertes au modelage de disciplines universitaires nouvelles. Un espace de ces disciplines s’est alors formé pendant les années 1970-1980 : chacune d’elles, les premiers temps, a entretenu avec les autres, connexes, des relations qui sont ensuite demeurées convenues.

Les grandes lignes de cette structure des disciplines dont l’âge d’or est daté d’il y a déjà 30 à 40 ans demeurent jusqu’à aujourd’hui dans les institutions, dans les textes et dans les esprits. Mais les institutions scientifiques et universitaires sont bouleversées partout où elles furent actives sous la double pression d’un élargissement des formations par la recherche à un public étudiant orienté vers des visées plutôt professionnelles que strictement scientifiques et de la limitation de la dépense publique. Mais les textes sont pris dans des flux de circulation qu’aucun savant n’est à même de maîtriser. Quant aux esprits, ils sont incarnés par des générations qui se succèdent avec une brutalité jamais jusqu’ici égalée en temps de paix. En quelques années, c’est en France par exemple la moitié des personnels de la recherche et de l’enseignement supérieur qui est atteint par l’âge de la retraite. Ils sont pour la plupart remplacés, mais par d’autres profils et selon d’autres combinaisons institutionnelles.

Force est de constater que ces mutations de temps de paix, parce qu’elles intervien-nent dans une conjoncture assez brève – quelques années – bouleversent les présup-posés partagés pendant des décennies à propos des relations entre les disciplines et des priorités de la recherche. Ces doutes, qui mêlent des questionnements fondés et des réflexions sincères, mais aussi des prises de position opportunistes et quelques vieux règlements de comptes, s’expriment sur des thèmes assez voisins de ceux évoqués par Febvre dans le passage cité. Déjà écrivions nous à l’occasion de la création de la 5e série de la Revue, il y a dix ans :

« Il n’est pas nécessaire de beaucoup spéculer pour envisager que les prochaines décen-nies connaîtront des bouleversements considérables de nos espaces pratiques et intellec-tuels de travail. En France, les renouvellements démographiques des personnels de la Recherche et de l’Université, les changements institutionnels qui les accompagneront, auront nécessairement pour conséquence des révisions importantes de la définition des disciplines scientifiques et des transformations radicales des rapports que les spécialistes entretiennent à l’égard de l’histoire de leurs formations savantes. En Europe, et ce sera là l’échelle pertinente des prochains travaux, se croiseront sans cesse les expériences intel-lectuelles collectives dans nos domaines de spécialité, expériences dont la mémoire est aujourd’hui portée par de multiples langues – qu’on songe au destin de la philosophie et de l’historiographie en langues allemande, italienne, française ou anglaise au fil du XXe siècle par exemple – ouvrant autant de périls, de malentendus ou d’oublis que d’opportunités scientifiques. Jamais peut-être, depuis longtemps, la nécessité de manifester, par la publi-cation, une œuvre internationale de synthèse collective ne fut donc plus pressante 2. »

2. Éric BRIAN, « Aux lecteurs », Revue de synthèse, t. 123, 2002, p. 5.

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3PRÉSENTATION

Nous y sommes. Et dans ces colonnes, il est donc temps de mettre sur l’ouvrage la question de la « sociologie générale » jadis si discutée entre L’Année sociologique et la Revue de synthèse. C’est l’objet de ce numéro dont certains éléments prolongent la réflexion ouverte il y a quelques mois dans ces mêmes colonnes sur le recours à la vidéo en sciences sociales 3. Dafne Muntanyola-Saura verse au dossier une nouvelle pièce non pas dans la rubrique de l’analyse de la concurrence entre les sciences sociales et d’autres spécialités maîtresses avant elles de ces enregistrements, ni dans celle de l’emprise de ces technologies sur le sociologue, mais à celle de l’extension du registre de l’objectivation sociologique du côté de la recherche empirique dans le domaine cognitif. L’article de Nadine Michau et Marie Jaisson, toujours à propos du recours à la vidéo, vise d’autres impératifs de l’exercice de la sociologie ou de l’ethnographie : celui de la formation des chercheurs aux techniques d’objectivation et celui de l’enseignement de la recherche. En d’autres termes, la question n’est pas – elle n’a sérieusement jamais été – de lancer la prophétie d’une science sociale nouvelle des d’images animées, mais d’étendre les compétences à maîtriser et de les transmettre.

L’article de Aaron Cicourel propose d’intégrer dans un même cadre d’analyse – celui que procure la notion de « re-description représentationnelle » issue de l’étude cognitive de l’apprentissage – des aspects aussi éloignés, de prime abord, que la matière de l’enquête ethnométhodologique, les récits historiques et historiogra-phiques et les constructions démographiques. Ce texte offre le bilan d’une œuvre exemplaire toujours conduite au plus près du terrain expérimental et gouvernée par l’agenda de la sociologie générale. Il est paru une première fois en langue anglaise en 2006 dans le contexte de l’essor des sciences cognitives et de la discussion de leurs rapports avec les sciences sociales 4. Aujourd’hui nous le publions dans un contexte inverse, quoique contemporain. De l’autre côté de ce miroir, il s’agit en effet de montrer aux spécialistes de sciences sociales qu’ils disposent d’atouts considérables pour aller à la rencontre des sciences cognitives, intention qui nous paraît proche de celle de l’ethnométhodologue. La règle dans la Revue est de ne publier que des inédits. Les exceptions sont les articles qui paraissent avoir échappé à la sagacité du lectorat francophone et qui apportent des éléments décisifs. C’est bien le cas ici, car Cicourel offre dans ce texte un socle pour des dialogues inédits entre historiogra-phie, sociologie et sciences cognitives. Le texte tel qu’il est publié dans sa langue originale n’est pas simple. La traduction fut difficile. Pendant un siècle en effet le vocabulaire qui évoque l’environnement, la situation, le contexte, les cadres sociaux s’est formé au cours d’incessantes circulations entre des disciplines diverses (socio-logie, psychologie, philosophie, sciences naturelles) et entre plusieurs langues (le français, l’allemand et l’anglais pour le moins). La traduction – la re-description

3. Voir Caméras, terrain et sciences sociales, dossier thématique de la Revue de synthèse, t. 132, n° 3, 2011.

4. Aaron V. CICOUREL, « Cognitive/Affective Processes, Social Interaction, and Social Structure as Representational Re-Descriptions: Their Contrastive Bandwidths and Spatio-Temporal Foci », Mind & Society, vol. 5, n° 1, 2006, p. 39-70.

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représentationnelle – à laquelle nous avons abouti assume l’histoire de ces circula-tions et nous en avons donné quelques indices dans les notes 5.

L’article « Où en est la sociologie générale ? » consiste à tenter de répondre à cette question en adoptant la perspective longue que procure, depuis maintenant quelques décennies, l’essor de l’histoire des sciences sociales. La question s’avère double en effet. Chez nombre d’auteurs depuis Comte et Durkheim, deux choses sont allées de pair : formuler l’agenda d’une science propre à l’homme en société et la situer dans un horizon qu’on peut dire épistémologique. Au terme d’un repérage de solutions propo-sées à ce double problème, on indiquera comment la revendication d’une sociologie générale conforme aux propositions durkheimienne rencontre les bouleversements disciplinaires et les renouvellements empiriques actuels.

Le dossier critique qui complète ce numéro comporte le compte rendu de l’enquête d’Olivier Daudé sur l’épistémologie sociale à laquelle l’œuvre de Charles S. Peirce offre prise et la revue critique par Yann Renisio du livre de Michèle Lamont sur l’activité professorale délibérative, l’un des ouvrages de sociologie des sciences récents parmi les plus remarqués ces dernières années. Les deux pièces, comme d’autres que nous publierons dans les prochains numéros, s’inscrivent dans un tableau à tracer de ce qu’on peut attendre de la sociologie générale.

5. Au moment où ce numéro est envoyé à la fabrication nous apprenons qu’une traduction parallèle a vu le jour. Elle est publiée dans un recueil consacré à la promotion de l’approche cognitive en sociologie : La Sociologie cognitive (sous la dir. de Laurence KAUFMANN et Fabrice CLÉMENT), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2011. De notre côté, le projet qui aboutit aujourd’hui a été lancé en 2010. À notre demande, Aaron Cicourel a bien voulu sonder la revue Mind & Society(Springer) pour l’autorisation de la traduction et de la publication. Celle-ci fut accordée par Riccardo Viale, rédacteur en chef, au cours d’un échange de courriers électroniques avec Marie Jaisson au début du mois de février 2010. La Revue et les traducteurs remercient amicalement l’auteur, Aaron Cicourel, et la revue Mind & Society pour cet accord. Pour notre part, ici même, nous considérons que ces initiatives Mind & Society pour cet accord. Pour notre part, ici même, nous considérons que ces initiatives Mind & Societysimultanées manifestent l’importance de l’article en question et que, loin d’un esprit de concurrence, elles offrent au lecteur une quasi-expérimentation des principes qui ont guidé notre démarche.