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Sociologie versus anthropologie raciale L'engagement décisif des durkheimiens
dans le contexte« fin de siècle» (1885-1914)
Laurent Mucchielli
D ÉFINITIVEMENT Dr~CONSIDÉRÉE cn ethnologie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, car associée au racisme puis au colonialisme, la notion de «race» avait déjà fait l'objet d'un
rejet scientifique prĂ©coce Ă la fin du XIX~ siècle, Ă l'initiaÂtive des sociologues durkheimiens. C'est au rĂ©cit de cct aspect central et pourtant peu connu de J'arrivĂ©e de la sociologie dans le champ intellectuel de l'Ă©poque que ce travail est consacrĂ©. Nous nous efforcerons d'en saisir la trame analytique dans le discours des membres du groupe constituĂ© par Durkheim autour de la revue l'AnnĂ©e socioloÂgique, tout cn prĂ©cisant le rĂ´le du contexte politico-intellccÂtuel CI 'antisĂ©mitisme et l'Affaire Dreyfus) et celui du contexte scientifique de concurrence entre les divers groupes (anthropologues, anthroposociologucs, sociologues de diverses obĂ©diences) prĂ©tendant au magistère intellecÂtuel en matière d'explication des comportements collectifs.
La centra lité de la notion de race dans l'anthropologie dn XIX' siècle
L'anthropologie française s'est très largement construite intellectuellement autour du concept de race Ă partir du premier tiers du xrxe siècle. Lorsque le physioloÂgiste et linguiste William Edwards fonde la SociĂ©tĂ© ethnoÂlogique de Paris en 1839, il dĂ©finit son programme: « l'Ă©tude des races humaines ». De sorte que ethnologie devient alors synonyme de raciologie (Blanckacrt 1988).
gradhiva 21,1997
Prolongeant le processus de « naturalisation intĂ©grale de l'homme}) perceptible dès la gĂ©nĂ©ration des IdĂ©ologues dans la mesure oĂą elle suppose que l'ensemble des comÂportements et des pensĂ©es soient inscrits dans l'organisaÂtion physiologique (Moravia 1974) , la raciologie romantique Ă dominante polygĂ©niste se caractĂ©rise par une essentialisation des inĂ©galitĂ©s: dĂ©sormais « la race est fixe, hĂ©rĂ©ditaire, discrète, elle tĂ©moigne d'une ascendance directe, alors que la variĂ©tĂ© des hon~mes, telle qu'Ă©tudiĂ©e [jadis] par Buffon ou Blumenbach, atteste la plasticitĂ© de leur organisation» (Blanckaert 1995a : 23). La race appaÂraĂ®t donc comme le concept clef de cette nouvelle disciÂpline, remplaçant celui d'Homme pour introduire une hiĂ©rarchisation historicisĂ©e permettant de dĂ©finir une Ă©chelle de la civilisation au bas de laquelle le « sauvage» voisine avec le singe anthropoĂŻde, tandis qu'Ă l'opposĂ© l'homme blanc civilisĂ© reprĂ©sente la fin de l'histoire. Pour Paul Broca, fondateur de la SociĂ©tĂ© d'anthropologie de Paris en 1859, le principe est le mĂŞme: « La description particulière ct la dĂ©termination de ces races, l'Ă©tude de leurs ressemblances ct de leurs dissemblances, sous le rapÂport de la constitution physique comme sous le rapport de l'Ă©tat intellectuel ct social, la recherche de leurs affinitĂ©s actuelles, de leur rĂ©partition dans le prĂ©sent ou dans le passĂ©, de leur rĂ´le historique, de leur parentĂ© plus ou moins probable, plus ou moins douteuse, ct de leur posiÂtion respective dans la sĂ©rie humaine; tel est l'objet de la partie de l'anthropologie que l'on dĂ©signe sous le nom d'ethnologie» (Broca 1871 : 9).
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Certes, la fixitĂ© des races postulĂ©e par le polygĂ©nisme sc heurte Ă l'histoire, au constat des innombrables brasÂsages, croisements ct mĂ©tissages. Mais l'argumellt n'a pas valeur de rĂ©futation. Broca peut bien dire que la fixitĂ© n'est pas absolue, il n'en maintient pas moins - et prĂŞtons attention li la sĂ©mantique des mots - que l'anthropologue doit retrouver la« puretĂ© }),« l'ordre naturel » derrière les « dĂ©guisements» qui rĂ©sultent de croisements du res te gĂ©ographiquement limitĂ©s. Pour lui, les peuples donnĂ©s ne sont pas les vĂ©ritables rĂ©alitĂ©s scientifiques que l'anthropoÂlogue doit dĂ©couvrir par la comparaison et Cil reconstruiÂsantles filiations (Broca 1876: 11 - 12). Pourtant, en 1879, dĂ©siran t faire le point sur l' usage scie ntifique de cetle notion anthropologique cardinale, PHU) Topillard (1830~ 1911), alors directeur-adjoint du Laboratoire d'an thropoloÂg ie (crĂ©Ă© par Broca en 1868), produit dans la Revlle d'anthropologie un mĂ©moire de soixante-dix pages fai sant l'histoire ct lc point chiffrĂ© du sujet. Ses conclusions sont on IlC pc ut plus nettes: « La race pure n'est qu'une notion abstraite de type ainsi fixĂ©, mais dans l'Ă©tat actuel de J'humanitĂ© ce n'est qu'un rĂŞve. On a bien dit: "Qui a vu un Toda les a tous vus·' ; mais on en disait autant des Indiens de l'AmĂ©rique du Sud avant d'y avoir regardĂ© de près. On l'a rĂ©pĂ©tĂ© pour les Andamans, mai s nou s n'en possĂ©dons qu'une douzaine de crânes en Europe qu 'aucun observateu r n'a vus tous Ă la fois, et des voyageu rs ont dĂ©clarĂ© que dans les Ă®les Mincopies il en existe plusieurs types. Les Esquimaux qu i ont l' un des types les plus accuÂsĂ©s connus, prĂ©sentenl aussi des divergences parfois consiÂdĂ©rables ; le ur dolichocĂ©phalie se tran s forme insensiblement en brachycĂ©phalie, en allant de l 'Es t Ă l'Ouest; nu GrĹ“nland mĂŞme, en laissant de cĂ´tĂ© sa partie mĂ©ridionale oĂą des croisements de date connue expliqueÂraient leur diffĂ©rence, il y a des tailles, des formes de nez et d'yeux très anormales. Les populations soumises Ă notre Ă©tude SOnl donc des agglomĂ©rations complex es et non des races; les races, ce sont leurs Ă©lĂ©ments constituants; mais ces Ă©lĂ©ments Ă©taient eux-mĂŞmes des peuples qui, Ă leur tour, Ă©taient formĂ©s de races que l'on retrouve de mĂŞme Ă l'Ă©tat de peuples dans le passĂ©. Les races sont des abstracÂtions dont nous Ă©tablissons les types par voie d'analyse. Les peuples c'est tout ce qui est au moment de l 'ob~ servalion, les races c'est ce qui a Ă©tĂ© par rapport Ă ces peuples» (Topinard 1879: 651) .
Nous sommes en 1879 ... soixa nte-dix ans avanlle fameux cycle Ăąe confĂ©rence de l'UNESCO ( << La question raciale devant la science moderne»). Les conclusions de l'expertise de Topinard auraient du ĂŞtre rĂ©dhibitoires, indi ~ quant clairement la distance qui sĂ©pare le sens commun d ' une construction scientifique, appelant une remi se en cause profonde de la pertinence du concept de race en ethÂnologie. Or il n'en fut rien. Il nous semble clair que le socle Ă©pistĂ©mologique Lout enlier de l'anthropol ogie en aurait Ă©tĂ© Ă©branlĂ©, sa prĂ©tention mĂŞme Ă ĂŞtre la science de l'homme, Ă s'occuper aussi d'ethnologie et non seu lement de physiologie.
Ce dĂ©bat fondamental - dont l'absence aura, nous le verrons, des consĂ©quences intellectuell es gravissimes -fut d'autant mieux Ă©vitĂ© qu'un autre n'allait pas t'arder Ă
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occuper tous les esprits. En effet, au cours des annĂ©es 1870, avec les dĂ©couvertes de la prĂ©histoire ct les dĂ©bats retentissants suscitĂ©s par Darwin avec la publication de l'Origine des espèces (traduit en 1862), la communautĂ© anthropologique françai se est progressivement centrĂ©e sur la question du tran sformisme. Broca, on le sait, lui est hostile, son polygĂ©nisme est atemporel (Blanckacrt 1989). Armand de Quatrefages et ceux qui restent de l'Ă©cole monogĂ©niste chrĂ©ticllne le sont naturellement aussi. PourÂtant , la mouva ncc Iibre ~ pen sc u se et matĂ© riali stc qui domine progressivement la Soc iĂ©tĂ© d ' anthropologie de Paris puis l' École d ' anthropologie de Pari s (crĂ©Ă©e en l 875) va rapidement p:uvenir Ă concilier polygĂ©nisme et tran s formisme c l faire de « l' Ă©vol ution des races humaines >~ un programme de recherche très cohĂ©rent!. Les travaux de Gabriel de Mortillet en prĂ©histoire, Abel Hovelacque en linguistique, Charles LClourneau en ethnoÂgraphie et sociologi e, AndrĂ© Lefèvre en histoire des rcli~ gions, peuvent ĂŞtre regardĂ©s comme au tant d'applications de ce que l'on pourrait appeler le « paradigme Ă©volution~ niste racial» portĂ© par ce groupe.
Le paradigme Ă©volutionniste racial en sociologie: l'Ĺ“uvre de Letourneau
L'Ĺ“uvre de Charles Letourneau (1831-1902) constitue une première tentative d'extension systĂ©mati'lue du paraÂdigme Ă©volutionni ste racial Ă la sociologie. A la fin des annĂ©es 1870, celle ~ci n' es t encore qu'un mot, forgĂ© par Auguste Comte en 1839. En 1872, son disciple Émile LitÂtrĂ© avait certes fondĂ© la première SociĂ©tĂ© de sociologie qui, « conformĂ©ment aux principes propres Ă la philosoÂphie positive, [ ... ] admet que ses travaux doivent avoir exclusivement pour base l'ex amen des lois naturelles qui règlent la constitution et la m arc he des sociĂ©tĂ©s» (artiele 2)2. Mais, aux dires de Georges Wyrouboff (codiÂrecteur de la revue La Philosophie positive avec LittrĂ©), la SociĂ©tĂ© a disparu dès 1. 875, les quelques rĂ©unions n'ayant rien donnĂ© sinon Je constat que les Ă©tudes empiriques n'existant pas, il Ă©tait imposs ible d'organiser un travail collectif sur la base d'une mĂ©thode acceptĂ©e par tous (Wyrouboff 1881 : 5-6) . Ă€ ce moment-lĂ , la sociologie semblait donc mal partie. Toutefois, le succès de la RĂ©puÂblique et le rĂ´le qu 'y jouent les positi vistes (LiurĂ©, Ferry, Gambetta) allaient remettre rapidement le mol au goĂ»t du jour Ă la fin des annĂ©es 1870. Tandi s que les Principes de sociologie de Spencer commencent Ă ĂŞtre traduits (1878 et 1879 pour les deux premiers volumes), en 1878 Espinas soutient sa thèse sur Les SociĂ©tĂ©s animales qui apparaĂ®t aux contemporains comme un manifeste pour la sociologie
1. Les engagements scientifiques, politiques et philm.ophiques de cc groupe matĂ©rialiste ainsi que leur domination progressive dans les instiÂLutions crĂ©Ă©es par Broca sont bien connus: (f les travaux de Hammond (1980), Harvey (1984), Richard (1989) . 2. La liste des 26 membres fondateurs ne comprend, Ă l'exception du Docteur Bertillon et du russe Eugène de Robcny (qu i est alors corresÂpondant Ă©tranger en compagnie de Stuart Mill), aucun acteur directement impliquĂ© tians l'histoire (lue nous niions retracer (Anonyme 1872).
Ă©volutionni ste. Alfred Foui lIĂ©e le di sc ute deux ans p lu s ta rd en compagnie de Comte ct Spencer dans La Sciel/ce soda le cOll temporait/e, la mĂŞme annĂ©e ( 1880) Charles Lctourncau Ă©dite La Sociologie d'après " ethnographie. Enfin paraissent 1':lI1nĂ©e suivante l.a Sociologie d' Eugène de Robert y, Les Colonies animales d' Edmond PerrĂŽer (qui vient appuyer Espinas) ct. L 'Homme et les .\'ociĂ©tĂ©s de GusÂtave Le Bo n dont le deuxième volume est entièreme nt consacrĂ© Ă la const itution de la « science sociale ».
C'est do nc dans ce contexte que L c tournea u tenle d'imposer sa conception Ă©v oluti onnis te e t po lygĂ©n iste comme cadre concepwel pour cette sociologie qu'i l prĂ©Âsente en 1881 dans J' artic le « Anthropologie» du Diction Ânaire des scie 11 ces anthropologiques comm e « Je dĂ©partement le plus vaste ct de beaucoup le plus in tĂ©resÂsant des districls anthropologiques» (LclOurncau 188 1.a : 99). L'annĂ©e suivante. il suscite Ă la SociĂ©tĂ© d'an th ropoloÂgie de Pari s la rĂ©daction d'un questionnaire de sociolog ie ct d'ethnographie qu~ Topinard accueille co mme « une lac une qu'il est temps de combl er, auj ourd 'hu i surtout qu ' un mouvement important. se produit autour de nous en ce sens » (B lanck aen 1995b : 5 1). Leto urneau essaye mĂŞme Ă ce mo ment de donner un organe d 'expression indĂ©pendant Ă la future discipline, si l'on en croi t le comÂmentateur anonyme (Letollrneau ?) du lancement de la Revue internationale de sociologie cie Worms : « il y a une d o uza in e d 'an nĂ©es, l'un de s pro fes seur s d e l ' Écol e [d'anthropologie] se hasarda Ă proposer successivement un projet de revue de soc iologie Ă deux des princ ipaux Ă©di Âteurs de Paris » mais l'idĂ©e n' about it point (Ano nyme 1893: 170) . Qu 'Ă cela ne tienne, Letourneau obtiendra en 1884 la crĂ©ation Ă son bĂ©nĂ©fice d'une chaire d'histoire des c ivilisations Ă J' École d'anthropologie de Paris el il y proÂfessera ses idĂ©es jusqu 'Ă sa mort en 1902.
Le schéma évolutionniste qui guide son œuvre est par ex empl e exprimé d ' un e façon toute pos iti v is te d ans l ' arti c le « Soci ologie» du Dictionn.aire des scien ces anthropologiques : « les sociétés humaines suivent, dans leur développement progressif, une marche sens iblement la même, quels que soient le pays. la race, le temps. Toutes, elles passent par une série d'étapes déterminées, avcc plus ou moins de rapidité sui vant qu'elles sont plus ou moins bien douées, plus ou moins bien favori sées par le milieu physique et les ci rconstances» (LelOurneau 1881b: 1014).
Toutefoi s l'Ă©volutionnisme progressif de Le tourneau (qui v ise au ss i Ă dĂ©duire les conditions d ' ac cès Ă une soc iĂ©tĂ© socialiste) est logiquement tempĂ©rĂ© en permanence par son polygĂ©nisme. C'est une contradiction qui traverse toute son Ĺ“ uvre . Ainsi , en 1880 , dan s La Socio logie d 'après ['ethnographie, il insi ste tout au tant sur l ' aspect naturaliste de son programme, sur cc polygĂ©nisme sĂ©riaire rigide qui lui fourni t le cadre toutlracĂ© de l 'analyse histoÂrique puisque Ă ses yeux il va de soi que : « Jamais une race anatomiquement infĂ©rieure n'a crĂ©Ă© une civilisat ion supĂ©rieure. Sur une telle race pèse une malĂ©diction orgaÂnique dont le poids ne peut ĂŞtre allĂ©gĂ© que par des efforts bien plus que millĂ©naires , par une lutte pour lc mieux souÂtenue pendant des cycles gĂ©ologiques. Or, sous le rapport de la noblesse organique, les races humaincs sont fort dis-
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se m blables; les un es sont é lu es, les autres sont réprouvées» (Lctourneau 1892: 3).
MalgrĂ© l'infinie diversitĂ© que l'on observe Ă la surface de la tcrre. explique le naturaliste, « cn ne tenant compte que des très gros caractères, on peut grouper, anatomiqueÂment et soci%giquemenr, les types de l'humanitĂ© actuelle en troi s di visions maĂ®tresses» : « 1. t 'homme nègre, au cerveau rĂ©duit, surtout d ans la rĂ©gion fro ntale, qui es t Ă© troite e t fuya nte; a u crâne a llongĂ© ou dolichocĂ©phale. CorrĂ©lativement les mâchoires sont prognathes, c' es t-Ă Âdire saillantes en museau rudimentaire ; le nez est plus ou moins Ă©patĂ©. En ou tre la peau es t noire 1 ... ] 2. L 'homme jaune, mongol ou mongoloĂŻde, s'Ă©carte davantage de l'aniÂmalitĂ©. So n cerveau, plus dĂ©veloppĂ© chez les Mongols asiatiques, très rĂ©duit encore chez les mongoloĂŻdes amĂ©ri Âcain s, est mieux conformĂ©. La rĂ©gi on fronta le, oĂą rĂ©side surtout l'intelligence, est moins sacrifiĂ©e ; clic es t mĂŞme relati vement très dĂ©veloppĂ©e chez les Mongols d 'Asie. Le crâne est large e t co urt , brachycĂ©phale ; le prognathisme bien moins accusĂ©; [ ... ] la peau jaune et les yeux bridĂ©s. 3. L 'horume blanc a gravi encore quclques degrĂ©s de plus dans la hiĂ©rarchie organique. Son cerveau s'est Ă©panoui, son fron t s' est Ă©largi et redressĂ©; ses maxi llaires se sont rĂ©duits ct il n 'y a p lu s chez lu i de prognathisme et de bouche lippue. Les yeux so nt droits, bi e n ouv erts , de nuance tantĂ´t c laire, tantĂ´t obscure, tandi s qu ' ils Ă©taient presque invariablement noirs chez les types prĂ©cĂ©dents . De mĂŞme la chevelure, au lieu d 'ĂŞtre toujours noire, revĂŞt des teintes diverses, du blond au noir de jais. La peau est plus ou moins blanche ct les cheveux tantĂ´t droits, souvent bouclĂ©s, ne sont jamais crĂ©pus" (ibid. : 3-4). Un ocĂ©an sĂ©pare ainsi les bas-fonds de l' humanitĂ© que reprĂ©sente le Nègre qui « n' a su c rĂ©er de civili sation Ă© levĂ©e» tandis que, « en dĂ©pit de ses imperfections, de ses faiblesses et de ses vices, la race blanche, sĂ©mitique et indo-europĂ©enne, tient cependant, pour le prĂ©sent , la tĂŞte, dans le steepleÂchase des groupes humains. C'est dans le sein des groupes ethniques de race blanche que l'Ă©nergie intellectuelle a pris l' essor le pl us var iĂ©, le plus luxuriant ; c'est lĂ que l ' art, la noblesse morale, la science, la philosophie se sont le plus largement Ă©panouis. En rĂ©sumĂ©, la race blanche, dans toutes ses variĂ© tĂ©s, es t actuellement la moins rĂ©ti ve au progrès» (ibid. : 4). Dans ces quelques phrases, IS tituÂla ire de la chaire d' hi stoi re des civili sations Ă t'Ecole d'anthropologie de 1884 Ă 1902 a condensĂ© le fond de sa science. L'ensemble de son Ĺ“uvre qui reprĂ©sente une douÂzaine de volumes invariablement intitulĂ©s « L' Ă©volution de te l phĂ©nomène (mariage, famille, droit, commerce, guerre, re li gion, etc .) d ans les diverses races », reproduit sans cesse le mĂŞme schĂ©lna. L'ordre racial Ă©volutionniste fourÂnit le cadre chronologique et le plan des livres avec des c hapitres qu'il n 'y a plus qu'Ă remplir d'exemples empruntĂ©s aux rĂ©cits de voyages et aux livres d'histoire les plus connus.
En 188 1, Lelourneau avait certes Ă©chouĂ© dans son proÂjet de revue sociologique. Mai s quinze ans plus tard, RenĂ© Worms allait lui Ăąonner l' occasion d'apparaĂ®tre au premier plan de la vi c institutionnelle de la discipline. On le sait (Clark 1967 ; Geiger 198 1) , ce juriste et philosophe est
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l'organisateur des premières in stitutions durables de la sociologie fra nçaise : une revue (la Revue internationale de sociologie e n 1893), une co ll ection (c hez Giard et Brière, la mĂŞme annĂ©e), un institut (( ' Institut international de sociologie, la mĂŞme annĂ©e) et une sociĂ©tĂ© savante (la SociĂ©tĂ© de sociologie de Paris en 1895). Dans celle entreÂprise, Worms affichait un Ă©clectisme intellectuel total, recherchant des soutiens et des auteurs dans tous les couÂrants de la sociologie eL dans toutes les autres sciences humaines, Or si ses liens avec les facultĂ©s de droit sont bien conn us, ses re lations avec l'anth ropologie le sont beaucoup moins. Elles sont pounant essentielles, Worms a notamment entretenu des relations Ă©troites avec LetourÂneau et Manouvrie r. Ai nsi, nous apprenons au dĂ©tour d'un compte rendu que les sĂ©ances des premiers congrès de l'Inst itut international de sociologie se tinrent, grâce Ă Manouvri e r , dan s la sa lle des sĂ©a nce s d e la Soc iĂ©tĂ© d 'anthropologie (Worm s 1895b : 877). De son cĂ´tĂ©, Worms fera nommer Letourneau vice-prĂ©sident de l'InstiÂtut en 1895 et bientĂ´t prĂ©sident de la SociĂ© tĂ© de sociologie. Par ailleurs, il ne cessera de louer les mĂ©rites de ['anthroÂpologie dans les comptes rendus de sa revue. En 1895, il rend ainsi hommage collect ivement aux animateurs de la Revue mensuelle de l'Ă©cole d'anthropologie de Paris (le haut lieu de la raciologie Ă©volutionniste) « cette revue insÂpirĂ©e par un esprit scientifiq uc cxceJJ ent el oĂą les socioÂlogues peuvent trouver beaucoup Ă apprendre ». (Worm s 1895. : 258). De mĂŞme, en 1897, il appuiera Lelourneau , « un des trop rares sociologues qui se sont unis Ă l'Ă©tude dĂ©taillĂ©e des faits ethnographiques et historiques. C' est lĂ le grand mĂ©rite de la sĂ©rie dĂ©jĂ imposante des ouvrages qu 'il a consacrĂ©s aux principales institutions humaines }) (Worms 1897b : 922).
Ces précis ions nous permellenl de comprendrc que Letourncau sera d'autant plus vo lontiers choisi commc cible par les durkheim iens que le coup é tait double: en dénonçant les faibl esses scientifiques dc l' nnthropo loguc, ils affaiblissaient aussi le sociologue qui le soutenait: leur ri val Worms,
Le premier temps de l'offensive durkheimienne ;
la critique méthodologique
En 1895, quelques semai nes ap rès la parution des Règles de la mĂ©thode sociologique et alors qu 'il s'apprĂŞte Ă meUrc sur pied une Ă©qui pe dc j euncs chercheurs, DurÂkheim publie en Ital ie un premier Ă©tat dcs Heu x des Ă©ludes sociologiques en France qui, malgrĂ© les quelques diss imu Âlations volonta ires qu'i l comporte, rĂ©vèle assez clairement lcs positionnements critiques de son entreprise (Mucchi clli 1995a), Le tout premier adversa ire dĂ©signĂ© par celui qui albit devenir la figure centra le de la nouve lle di scipli ne est « Le groupe anthropologiquc et ethnograph ique » organisĂ© depuis 1859 par BroCH, Il s'agit bien lĂ d'un groupe prĂ©~ tendant au magistère cn sociolog ie car, ex plique DurÂkh eim, « Si. Ă l' o rigin e, on a pu c roire q u'cli c [l'anthropologie} se limiterait aux Ă©tudes d 'anatom ie, e lle
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ne tarda pas cependant Ă Ă©largir son champ de recherchc. Les limites mal dĂ©finies de ce qu 'on appelle anthropologie s.e prĂŞtaient Ă cette extcnsion. C ' est ainsi que la sociol ogie, ou, du mo ins, une sect ion de la soc iologi e, put y ĂŞ tre admise; ce fut la sociologie ethnographique. Le terme d 'ethnographie servĂŽt d ' in termĂ©diaire entre l' anthropologie e t la sociologie proprement dite. Comme on avait affirmĂ©, d'une part , que l' anthropologie s'occupe surtout des races e t qu 'oll ava it admis, d'autre part. quc la civilisation varie selon les races, la civilisation - matière sociale par excelÂlence - ne devait-elle pas ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme une parÂtie naturelle de l' anthropologie?» (Durkheim 1895 : 76).
A in si D urkhei m a bien sa isi le g lissem e nt d'une anthropologie de l'homme physique vers une anthropoloÂgie des civilisations qui s'opère par le biais de la thĂ©oric raciale. Et dès ce moment il dĂ©signe Ă©galement Ă juste titre son pri ncipa l inte rlocuteur potentiel en la personne de Letourneau, Ă€ celte date, il s ' agit d'ail leurs d 'une vie ille connaissance pour Durkhcim, Dès 1888, dans son cours d ' introduction Ă la soc iologic de la fam ille, il sig nalait le livre de l'anthropologue consacrĂ© Ă cette question (LetourÂneau 1886) comme un exemple caricatural d' observation dcs peuples primitifs conduite sans mĂ©thode par des prĂ©juÂgĂ©s idĂ©ologiques (Durkheim 1888: 17). Sept ans plus tard, tout en reconnaissant le « travail considĂ©rable » que reprĂ©Âsente la sĂ©rie de livrcs consacrĂ©e par Le tourneau Ă l' Ă©voluÂtion des diffĂ©rentes institutions sociales dans l' histoire, il rĂ© itè re d'abord sa c ritique mĂ©t hodologi gue de l'u sage incontrĂ´lĂ© de sources trop ancien nes et concernant trop exclusivemcnt les sociĂ©tĂ©s primitives : « Ses livres sont des rĂ©pertoires de documents qui peuvent ĂŞtre utilement consultĂ©s par des sociologues Ăś la recherche d ' informaÂtio ns. Malheureusement, les matĂ©riaux ainsi rĂ©unis, sont plus remarquables par leur abondance que par leur valeur, l'auteur n'ayant pas toujours soumis Ă une critique approÂfondie la façon dont il les a choisis. 1 ... ] Un sociologue qui sc fo ndcrai l exclu sivemc nt o u princi palement su r des rĂ©c its de voyage risque d'ĂŞtre taxĂ© de fantaisiste. [, .. ) La prĂ©pondĂ©rance accordĂ©e aux sociĂ©tĂ©s sur lesquelles nous n 'avons pas de renseigncments très prĂ©cis s 'ex plique par une espèce dc simplisme rĂ©volu tionnai re qui est Ă la base de la doctrine» (ihid. : 77-78).
Pour Durkheim , LClourneau est fasci né par ce qu ' il imagine êt re le « communisme ) authentique des sociétés primi tives, et il ne vo it dans l' évolutio n postéri eure des sociétés historiques qu'un long fourvoiement dont seul Ic socia lism e contemporain pou rrait consti tuer enfin une issue heureusc. Or une tclle alt itude es t contra irc à tou te méthode scientifique : « c'est subst ituer à l'enseigncment des faits une théo rie a priori . [' ... ] Telle est, en effet, la vé ritab le exp l ica ti o n d e ce ll e méth ode. LCl o urn ea u affronte l'étude des phénomènes sociaux avec des préjugés pratiques qui, d'avance, déterminent ses conclus ions. [, .. ] Son simplisme est évident, C<lr c lic [celle conccption] nie toute raison d'être aux formes complexes de civilisation; mais ce simplisme lui-même li pour orig ine le besoin de faire table rase de J' étaL soci al ac tue l, la convi ction quc l'humanit é ne peut êtrc sauvé e. qu'à la conditi on d 'êt re libérée" (ibid. : 80).
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Ostéologie comparéo, Méthode pour mesurer le maxillaire . (Ph. MH)
Nous avon s citĂ© longuement cette anal yse de DurÂkheim car elle fourni t aussi le canon d'une critique que nOLIS retrouve ro ns par la suite invariablement - et en gĂ©nĂ©ra l beaucoup plus durement - sous la plume des colÂlaborateurs de l'AnnĂ©e sociologique. Ainsi, dès le premier volume de la revue, deux nouveaux essais Ă©volutionnistes encyclopĂ©distes de Lctourneau sur J'histoire de J'esclaÂvage ct j'histoire du commerce (1 897a et b) provoquent les critiques d'Albert Milhaud qui met l'accen t sur les sources puisĂ©es dans une ethnographie dĂ©passĂ©e: ( PourÂquoi c iter Su ll y-Prudhomme? [.,,] Cook? On ne cite plus Preseott pour le PĂ©rou. lorsqu 'on a MaJ'kham (1892) ct Middcndorf (1894, 1895) " (Milhaud 1898b : 516)3. PassĂ© le tournant du siècle, pour des raisons que nous verrons dans un instant, ccHe cr itique prendra des allures de relĂ©Âgation dĂ©finiti ve et mĂ©prisante. Le ton de Marcel Mauss, en J 901 , ne trompe pas: « chose curieuse , les livres de M. Letourncau marquent tous la mĂŞme date dans l'hisÂtoire de la science. La sociologic resta touj ours pour lui une subdivision d'une anthropologie toute philosophique et toute de vulgarisation» (Mauss 1901b : 150). L'avantÂdernier li vre de l'au teur ( << qui, après tout, eut son heure sci entifique ») ne mĂ©rite mĂŞme pas l'analyse: « la faiÂblcsse des gĂ©nĂ©ralisations historiques de M. Lelourneau est assez connue, el nous prĂ©fĂ© rons jeter une sorte de voile sur tou s les chapitres qui traitent de la mentalitĂ© sĂ©mitique, de la mentalitĂ© romaine, he llĂ©nique e t enfin mĂ©diĂ©vale » (ibid. : 1 5 1). De plu s, la critique mĂ©thodoloÂg ique touchera aussi des auteu rs assez semblables Ă Letourneau comme AndrĂ© Lefèvre, autre matĂ©rial iste Ă©vo~ lutionniste qu e Mauss balayera dan s le s Notes critiques/Sciences sociales de François Simiand comme un exemple typique « des ouvrages d ' un genre viei lli , d'une science inex istante, d'une Ă©rudition bana le, et qui n'ont d'autre mĂ©rite que d'exploiter un sujet. sur Jequelles travaux de vulgarisation n'abondent pas» (Mauss 1903 : 196). Enfin, en 1904, Durkhe im tirera lui aussi un trait sur le passĂ© Ă propos du dernier livre (posthume) de LelourÂnea u consacrĂ© Ă l'histoire de J'Ă©volution de la cond ition fĂ©minine dan s les sociĂ© tĂ©s humaines: « on ne peut pas
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n'ĂŞt re pas effrayĂ© dc la masse Ă©norme de problèmes comÂpl exes q ue sou lève une te ll e Ă© lUde . Ce n 'es t pas en Uil
livre de 500 pages qu'il est possible de les traitcr avec quelque mĂ©thodc. Aussi le travail de M. Letourncau ne se prĂ©scntc-t-il que comme une revue sommaire de faits, pris tl toutes les sources, sans c ril ique aucune, cl interprĂ©tĂ©s Ă la lumi è re du transformi s me le plus simpli ste» (Du rÂkheim 1904: 434).
Pour ĂŞtre complet, il faut d'ailleurs ajouter que la criÂtique mĂ©thodologique de Letoul11cau s'est toujours accomÂpagnĂ©e d'un rappel - ct, li l'occasion, d ' un respect sinon d ' uil soutien - des positions social istes de l' auteur. En les ex plicitant d 'u lle manière la issant entendre leur adhĂ©sion au principe, les durkheimicns pouvaient d 'autant mieux mener parallèlement une critique mĂ©thodologique dĂ©vastaÂtrice. Cela Ă©tant, il faui remarquer que, dans tous ces tex tes, les durkhe in"liens s'a ttaquent Il la mĂ© thode et Il la phi losoph ie de l 'histoire de LelourncHU , no n j .son Ă©voluÂtionnisme radaI. Elon pe lll y voir une stratĂ©gie, bien plus cfficace qu'une critique plus directe des fond ements racioÂlogiques de l'anthropologie. Durkheim en avait pourtant ouvert la possibil itĂ© dès 1897 .
Une réfutation du facteur racial
Sans revenir ici sur les pages de la Division du travail social consacrĂ©es Ă la rĂ©futation du rĂ´le primordial de l'hĂ©rĂ©ditĂ© dans la vie sociale (Durkhe im 1902: 29 1-3 10 ; Mucchielli 1994 : 896-898), le seul texte dans lequel DurÂkheim se soit vĂ©ri tablement employĂ© Ă rĂ© ful er expliciteÂment l'importance de la race au plan soci ologique est le chapitre JI du Livre premier du Suicide. CitHllt le monogĂ©Âniste de Quatrefages puis le polygĂ©niste Broca. Durkheim rappelle d ' abord habilement que « non seulement le vu lÂgaire, mais les anthropologistes eux-mĂŞmes emploient le mot dans des sens assez divergents» (Durkheim 1897 : 54). Et il n'a ensuite aucun mal Ă montrer que, si l'on met de cĂ´tĂ© les questions d'origine (insolubles en l' Ă©tat actuel des connaissances) pour s'en tenir Ă la dĂ©finition consenÂsuelle de la racc comme population d'individus partageant les mĂŞmes caractères somatiques dis tinctifs et se les trans-
3. Au mĂŞme moment, Lctourneau est attaquĂ© plus durcmcnt encore par Gaston Richard dilns la Revue philosophiq//e . Richard loue CCI1es )' j nten· lion de Le tourneau, il plll1age ses conv ictions socĂŽalistes et estime que c'est bien Ă©v idemment une bonne c hose que de mppete r que le COIllÂmerce, loin d' ĂŞrre depuis toujours IIne forme d'Ă©chan ge moderne ayant facilitĂ© J'avènement de la dĂ©mocratie CI de la libertĂ©, est au contraire une des plus anciennes formes de domination politique ct demeure souvent liĂ© Ă des phĂ©nomènes d'impĂ©rialisme. Mais pour le reste, Letournellu lui apparaĂ®t comme l'archĂ©type du psc udo·savant Ă dĂ©passer: « On sai t qlle lle est, IIOIIS ne dirons pns Sil mĂ©thode, mais sa m<ln ière de procĂ©der : une Ihèse adoptĂ©e aVllnt examen, une croyance d'origine sentimentale ou un jugement prĂ©conçu sur les sociĂ©tĂ©s actuelles , au liet\ d 'une vĂ©rifica~ tion, un choix arbitraire entre les tĂ©moignages des vOy<lgcurs el quelques ci tations histori ques puisĂ©es dan s de.~ ouvrages de tro isième main; au terme intervient le CtJpiral de Marx prOtlOnçant la sentcn!.:C de la sociĂ©tĂ© c<lpitalisle l ... }. De tell es Ĺ“uvres !l'On! ri en de commun avec la science l' ... ). L 'expression de banqueroute de la science ne serai l p:IS Irop forte si jamais M. L ctourncau avnĂŽI reprĂ©sentĂ© III science. l ... ] des tmyllux ChIS~ sΫtlCS, tcls que cel uĂŽ de Cauchy, ne sonl mĂŞme pas citĂ©s . 1 ... 1 A vrai dire (;Clic tâche a [dĂ©jĂ ] Ă©tĂ© faite, et de muin de maĂ®tre , par Sumner Maine, que M. Lctoul1le<lU Ile fera !.:Crtcs plIS oublier l> (Richard 1898 : 205~207).
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LAURENT MUCCHI EL LI
mettant invariablement de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, les peuples s'Ă©tant tellement mĂ©langĂ©s depuis la nuit des temps, « il n'est pas sĂ»r qu'il y ait aujourd'hui des races humaines qui rĂ©pondent Ă cette dĂ©finition» (ibid. : 55). En rĂ©alitĂ©, « un type humain que J'on const itue uniquement Ă J'aide de quelques renseignements. souvent indĂ©cis, sur la grandeur de la tai lle et la forme du crâne, n' a pas assez de consistance ni de dĂ©termination pour qu 'on puisse lui attriÂbuer une grande influence sur la marche des phĂ©nomènes sociaux. Les types plus spĂ©ciaux ct de moindre Ă©tendue qu'on appelle les races au sens large du mot ont un relief plus marquĂ©, et il s ont nĂ©cessairement un rĂ´le historique. puisqu'ils sont des produits de l' hi stoire beaucoup plus que de la nature. Mais il s'en faut qu ' ils soie nt objectiveÂment dĂ©finis. Nous savons bien mal , par exemple, Ă que ls signes exacts la race latine se distingue de la race saxonne. Chacun en parle un peu Ă sa manière sans grande rigueur scientifique» (ibid. : 57).
Dès lors le futur directeur de l'AnnĂ©e sociologique prĂ©Âvient ses troupes: « Ces observations prĂ©liminaires nous avertissent que le sociologue ne saurait ĂŞtre trop circonsÂpect quand il entreprend de chercher l'influence des races sur un phĂ©nomène social quel qu ' il soit. Car, pour pouvoir rĂ©soudre de te ls problèmes, encore faudrait-il savoir que lles sont les di ffĂ© rentes races et co mment elles se reconnaissent les unes des autres. Cette rĂ©serve est d'autant plus nĂ©cessaire que cette incertitude de l'anthroÂpologie pomrait bien ĂŞtre due Ă ce fait que le mot de race ne correspond plus actuellement Ă rien de dĂ©fini. D'autre part. e n effet, les races originelles n'ont plus guère qu ' un intĂ©rĂŞt palĂ©ontologique et, de l' autre, ces groupements plus restreints que l'on qua lifie aujourd ' hui de ce nom, selllÂblent n'ĂŞtre que des peuples ou des sociĂ©tĂ©s de peuples, frères par la civilisation plus que par le sang. La race ainsi conçue finit presque par se confondre avec la nationalité» (ibid. : 58).
Ă€ ces argument s dĂ©jĂ forts, Durkheim va enfin ajouter un e dĂ©mon strati on s tatistique dĂ©te rminante. Certains auteurs ayant prĂ©tendu qu ' il existait une di sposition raciale au suicide, il va montrer par exemple qu ' il ne peut pas ĂŞtre constitutif de la race allemande de se suicider davantage puisque les Ă©migrĂ©s allemands vivant en Autriche sc comÂportent diffĂ©rcmment (ibid. : 60-62). C'est donc bien le milieu social, llon la constitution physiologique, qui dĂ©terÂmine le comportement.
Au mome nt oĂą Durkheim rĂ©di ge ces pages, le thème racial n'est encore qu'une thĂ©orie gĂ©nĂ© rale qui sert de fonÂdeme nt paradigmatique aux anthropologues Ă©volutionÂnistes qu ' il a prĂ©sentĂ©s en 1895. Les c hoses auraient pu en rester lĂ , les sociologues durkheimiens au raie nt pu dĂ©veÂlopper leurs hypothèses de leur cĂ´tĂ© et cOlltinuer la critique des li vres du genre de ceux de Letourneau sans se soucier directement de l 'Ă©volution de l'anth ropologie. Mais le thème racial va prendre une dimension polilique nouvelle avec la montĂ©e de l' a nti sĂ©miti s me qu i c ulmine durant l'Affaire Dreyfus. C'est sans doute une des ra isons qui inciteront les durkheimic ns Ă combattre de frolll l'anthroÂpologie racia le avec Lille stratĂ©gie bien dĂ© fĂŻnie et qui se rĂ©vĂ©lera payante.
gradhiva 21,1 997
La nouvelle dimension politique de la notion de race
Ă€ la sui te de la grande dĂ©pression Ă©conomiq ue qui touc he la France au dĂ© bul des a nnĂ©es 1880 s'ouvre une vague de racisme dont les premières victimes sont les traÂvui ll eurs immigrĂ©s belges et italiens. Mais en 1882, le krach de la banque L'Union GĂ©nĂ©rale dĂ©clenche aussi les pre mi ères grand es rĂ©actions antisĂ©mites, no tamment orchestrĂ©es par les instances catholiques (Yerdès-Leroux 1969). Composante profonde de l'imaginai re politique français. l'antisĂ©mitisme se trouve ainsi ranimĂ©". En 1883 es t lancĂ© J' hebdomadaire L'A /l1isĂ©mitique dont l' audience est encore faible: il ne survit pas plus d ' une annĂ©e (Stem Âhell 1978: 180- 184). Toutefois, après 1885, les choses s'accĂ©lè rent de nouveau, surtout Ă partir de ce « coup de tonnerre» qu'est la parution des deux Ă©pais volumes de La France juive d'Édo.uard Drumont (1886) . L'expression 11' est sans doute pas trop forte pour qualifier le succès de ce livre dont les Ă©diteurs vendent peut-ĂŞtre 150000 exemÂplaires au cours de la première annĂ©e et qui connaĂ®tra près de 200 rĂ©Ă©dition s jusqu 'Ă la guerre de 1914 (W inock 1990: 11 7 et sui v.). MalgrĂ© quelques critiques seconÂdaires, l'ouvrage est cĂ©lĂ©brĂ© tant par le père de Pascal dans La Croix que par BenoĂ®t Malon, Auguste Chirac et Albert Regnard dans la Revue Socia liste. La force et le succès de Drumont rĂ©sident ainsi dans la synthèse qu ' il opère: « il a su unifier, dans une perspective historique - tour Ă tour sociale, religieuse, politique - les trois sources principales des passions anti-juivcs : l' anti sĂ©mitisme chrĂ© tien, j'antĂŽÂcapitalisme populaire et le racisme moderne)} (ibĂąJ. : 12 1). Mieux , Ă travers le mythe juif, Drumont amalgame toutes les inquiĂ©tudes de son temps: la dĂ©gĂ©nĂ©resce nce de la race , la corruption du rĂ©gim e, la cris e Ă©co nomique, l'exploitation du peuple par le capitalisme, le dĂ©clin des folklores et des traditions (Angenot 1989 : 24-26). Enfin Drumont aura toujours soin, et ceci nous intĂ©resse particuÂli ère ment ici, de donne r Ă son antisĂ©mitisme une allure scientifique. En 1886, sc rĂ©clamant de Renan , il systĂ©maÂti se le couple Aryen/SĂ©m ile pour e n faire la c lef d ' une ex plication mĂ©ta-hi storique. Pour lui , ce sont bien deux races dont les caractères sont constants depui s la nuit des temps et que tout oppose, tant le caractère que la physioÂnomie et l'anatomie cĂ©rĂ©brale. Et si. en 1886, ses descripÂt io n s so nt encore to ta le me nt imprĂ©gnĂ©es des c lichĂ©s mythiques vĂ©hiculĂ©s par les ouvrages ca tho liques (que Drumont a beaucoup lu depuis sa rĂ©cente conversion)5, par la suite son di scours prendra "a llure de l' a bstraction
4. Bouc-Ă©missaire rĂŞvĂ© du c,lt holidS1l1e depuis le Moyen Ă‚ge, la figure du juif est de surcroĂ®t devenue, ml XIX' siècle, un Ă©JĂ©melll constitutif de la rhĂ©torique socialiste qu i dĂ©nonce J'aspect le plus laĂŻc du juif: sa rĂ©ussite finuncière. Les juifs dĂ©tiennent le capital, ils en profi tcnt en aliĂ©nant les travailleurs françai s. Tellc es! hl vul gate dont le fouriĂ©riste TOllssenel fut. en 1845, le premier grand thĂ©oricicn (Winock 1990 : 186· 217). 5. Ainsi: « les princip:1Ux signes llUXqueiS on l'CUI reconnaĂ®tre le j uif resÂtent donc: cc fallleux nez recourbĂ©. les yeux clignotants. les dents serÂrĂ©es, les oreilles sa illante!;, les ong les carrĂ©s, Je pietl plat, les ge noux rontls. la chev i!1e ex traord ina irement Cil dehors, la Illain moe lleuse el fondante de l'hypocrite CI du tm'i tre ; ils ont SOllvcnt un bras plus court quc ['autre» (Drulllont 1886, 1 : 34).
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savante: « le juif est lIIl ĂŞtre très particuli er, organi sĂ© d'une façon distincte de la nĂ´tre, [ ... ] ayanr des aptitudes. des conceptions, lIll cervcuu qui le diffĂ©renc ient absoluÂment de nous» (Drumont 1 890 : XVI) .
En 1.892, le sca ndale de Pana ma connaĂ®t un Ă©norme retenti ssement e t vient encore renforcer el organi ser la propagande antisĂ©mite au point qu ' on a pu y voir une vĂ©riÂtable rĂ©pĂ©tition gĂ©nĂ©rale prĂ©parant l 'AITaire Dreyfus (MolÂlier 199 1 Il ). Fort du succès de ses livres ct du journal La Libre parole qu' il lan ce en 1892 , Drumont app araĂ®t alors vĂ© ritablement comme le l'orle-parole de l'antisĂ©miÂtisme fr ançais . En 1898, il es t Ă© lu dĂ©putĂ© d ' Al ger ct reconstitue alors avec Jules GuĂ©rin l'ancienne Ligue ant iÂsĂ©mitique qui public 1 'hebdomad aire L 'Antljuif d' aoĂ»t 1898 Ă dĂ©cembre 1902 (Stemhell 1878 : 177-1 78). Un seul homme peut , en celle fin de siècle, ri valiser avec lui sur le terrain de l' antisĂ©mitisme littĂ©raire ct politique : Maurice Barrès. Il est en effet, « l'un des premiers, sinon le premier homme politique fra nçais d'enverg ure Ă exploi ter po litiÂquement, avec un succès considĂ©rable, la poussĂ©e antisĂ©Âmite des annĂ©es 80 » (ibid. : 207). Élu boulangiste il 29 ans, Barrès reprĂ©sente une nou velle gĂ©nĂ©ration politiquc ct intellectuelle. Derrière Bou langer, il veut « rĂ©gĂ©nĂ©rer» la France (cn 1897, son roman Les DĂ©racinĂ©s fera grand bruit) . Ses premiers arguments antisĂ©mites sont cellx de DrumonL Mais peu Ă peu, ({ " influence dĂ©cisive de Jules Saury l'amènera vers un an tisĂ©miti sme physiologiqu e et racial » (Stemhell 1972 : 233).
Jules Saury est en e ffe t un auteur important dans le champ scientifique du moment. Proche des anthropologues matĂ©riali stes , collaboratcur de Ribot dès les dĂ©buts de la Revue philosophique, traducteur de Lange et de Haeckel, Jules Soury est de tous les coups contre le spiritualisme dans les annĂ©es 1870-1880. Cc sont ses amitiĂ©s rĂ©publiÂcaines qui lui valent en 188 1 la crĂ©ation d'une chaire de psychologie physiologique Ă l' École Pratique des Hautes Etudes. Dans les annĂ©es 1890, il mène des travaux reconÂnus de psychophysiologie. Sa monumentale synthèse sur Le Système nerveux central es( une apologie du dĂ©termiÂni sme scientifique oĂą s 'annonce dĂ©jĂ un e mystique de l'hĂ©rĂ©ditĂ© (Soury 1889). Et dans ses cours, il n' hĂ©site pas Ă dĂ©voiler une philosophie pessimiste de l' histoire fondĂ©e sur la dĂ©gĂ©nĂ©rescence de la race, l' appauvrissement de l'hĂ©rĂ©ÂditĂ© dont les lois gouverneraient le monde, les ĂŞtres n' Ă©tant que « des automates» mĂ»s par « les instincts hĂ©rĂ©ditaires ) (SternheI11 977 : 124-125). En 1894, Soury se lancc dans la campagne nationaliste antisĂ©mite, il en sera encore un des principaux thĂ©oriciens pendant l'Affaire Dreyfus, proclaÂmant : « Le fait de l'irrĂ©ductibilitĂ© morale e t intellectuelle du SĂ©m ite et de l'Aryen est parfai tement Ă©tabli [ ... ]. Les caractères diffĂ©rentiels du SĂ©mite et de l'Aryen ont Ă©tĂ© souÂvent Ă©tudiĂ©s en ethnologie, en anthropologie, en Ă©pidĂ©mioÂlogie, en clinique. Le SĂ©mite rĂ©agit autrement que l'Aryen Ă la plupart des maladies infectieuses [ ... ] et prĂ©sente, ainsi que Charcot aimait Ă le rĂ©pĂ©ter dans ses leçons, une neuroÂlogie (nĂ©v roses, psychoses , affections o rga niques des centre s nerveux) pro fon dĂ©ment disti ncte de cell e de l'Aryen », ceci dĂ©coulant logiquement« des caractères anaÂtomiques e t physio logiques diffĂ©rents relativement Ă la
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structure et à la tex ture des tis sus des di ve rs systèmes d 'organes. du systè me nerveux en particulier ») (Soury 1902: 140- 141 ; ci té par StcrnhcIl1 977 : 132).
Ain si la race juive forme bien, sc Ion la formul e de Rena n , « u ne co mbinai son infĂ© rieure de l' es pèce humaine » dont Soury dresse le portrait physiologique en terme de dĂ©gĂ©n Ă©rescen ce c t d 'at.av ism e. Et de ce lte croyance en la tau fe-puissance de la race, dĂ©couleront ces deux terribles consĂ©quences: d ' une pmi la culpabilitĂ© de Drey fu s n'aura pas besoin d'ĂŞtre prouvĂ©e car, au fon d, « elle se dĂ©duit de sa race » (ci tĂ© par Stornhell 1977 : 132) ~ d'autre part l' universa lisme de la DĂ©claration des Droits de l'Homme es t une illusion (( il n 'y a de justice qu'Ă l'intĂ©rieur d' une mĂŞme es pèce ») car les val eurs morales sont propres Ă chaque r<lce. En l'espèce le cas de Dreyfus ressort moin s de la justice françai se que d ' une « chaire d' ethnologie comparĂ©e» di ra Barrès. Et, durant l' Affaire Dreyfu s, Je nationaliste ira mĂŞme jusqu'Ă proclaÂmer ouverte « La guerre des races » (Stemhell 1978 : 118).
Ainsi J'anti sĂ©mitisme n'est plus en 1898 le banal prĂ©ÂjugĂ© discriminant qu 'il Ă©tait encore vingt ans plus tĂ´t. DruÂmont et Barrès, en assurant la fusion du boulangisme, du nationalisme et de l'antisĂ©mitisme, ont « Ă©levĂ© le mythe juif Ă la hauteur d'une idĂ©ologie et d'une mĂ©thode poli Âtique » (Wi nock J 990 : 132). Il s ont mĂŞme tentĂ© de lui donner un fondement scientifique avec Saury el ils pourÂront bientĂ´t aussi invoquer le nom de Vacher de Lapouge.
La raciologie aristocratique et la métaphysique héréditariste
de Gobineau Ă Vacher de Lapouge
FormĂ© par Blanchard, Duval et de Mortillet Ă l' École d'anthropologie de Paris (Taguieff 1989: 13), grand admiÂrateur de Galton, Georges Vacher de Lapouge 0854-1936) conçoit au dĂ©but des annĂ©es 1880 le projet d ' une nouvelle science sociale entièrement fondĂ©e sur les lois de l'hĂ©rĂ©ditĂ©. JI anime Ă partir de 1886 un cours libre d'anthropologie Ă la facultĂ© des sciences de Montpellier oĂą il n 'obtiendra pourÂtant jamais de chaire et restera bibliothĂ©caire toute sa vic (Thuillier 1977). JI public Ă partir de 1885 ses thĂ©ories dans la Revue d'alllhropologie de Topinard ; ct de 1890 Ă 1893 il fait paraĂ®tre des Ă©tudes de craniologie moderne et prĂ©histoÂrique dans L'Allthropologie de Cartai lhac, Hamy et TopiÂnard. Enfin, Ă partir de 1893, il est accueilli par deux des principales revues de science sociale: la Revue d'Ă©conomie politique et la toute nouvelle Revue internationale de socioÂlogie de Worms. De Lapouge est donc connu ct reconnu dans l'ensemble du champ scientifique.
De Lapo uge conçoi t toute l'hi s toire de l'Europe comme la lutte entre deux races (brachycĂ©phale ct dolichoÂcĂ©phale) a ux qu ali tĂ©s bien distinc tes qui donnent des caractères humains opposĂ©s. La thĂ©orisation raciale et la mesure craniomĂ©trique viennent une fois de plus rationaliÂser des prĂ©jugĂ©s socioculturels issus du sens commun: « le brachycĂ©phale est frugal, laborieux, au moins Ă©conome. Il est remarquablement prudent ct ne laisse rien Ă l'incertain. Sans manquer de courage, il n'a point de goĂ»t beIHqueux.
LAUR ENT MUCCHIELLl
[ .. . J Rarement nul , il a!leint rarement au talent. [ ... J Il est très mĂ©fiHnt, mais facile Ă piper avec des mots, sous lesÂquels sa logique exacte ne prend point la peine de recherÂcher les choses ; il est l' homme de la tradition, et de ce qu'il appelle le bon sens. [ ... ] En religion, il est volontiers catholique ; en politique, il n'a qu'un espoir, la protection de l'État, et qu ' une tendance, niveler tout ce qui dĂ©passe, sans Ă©prouver le besoin de s'Ă©lever lui ~mĂŞme » (Vacher de Lapouge 1887 : 80).
Bien entendu, le dolichocĂ©phale dĂ©tient les qualitĂ©s symĂ©triquement inverses: « Il a de grands besoins », il est « aventureux », son in tell igence est vive et « peut all er jusqu 'au gĂ©nie », il ne parle pas: il agit, il est protestant, libĂ©ral, {( il croit ĂŞtre avant peu le maĂ®tre incontestĂ© de la terre ». Par le biais Ă©conomique, la guerre entre les deux races est ouverte et les « populations blondes» sont en train de marquer les premiers points. Ainsi, quoiqu e sa thĂ©orie de la division du monde en deux races le distingue nettement au sein du monde anthropologique du moment, la notion mĂŞme de race fonc tionne avec lui plu s que jamais comme une catĂ©gorie essentialisĂ©e. La race, transÂmise par l'hĂ©rĂ©ditĂ©, est l'alpha et l 'omĂ©ga de l' ĂŞ tre humain : « avec une impĂ©rieuse nĂ©cessitĂ©, les lo is de l'hĂ©rĂ©ditĂ© condamnent chaque homme Ă ĂŞtre ce que veut sa naissance» car « l' Ă©tendue de J' hĂ©rĂ©ditĂ© est aussi univerÂselle et sa force aussi irrĂ©sistible que celle de la pesanÂteur » (Vacher de Lapouge 1893 : 41 9-420 ct 430).
Ă€ partir des SĂ©lections sociales (1896), on peut relever chez de Lapouge el ses Ă©mules une rĂ©fĂ©rence constante Ă de Gobineau comme « prĂ©curseur » de l'anthroposocioloÂgie, C'est une tendance naturelle d'une doctrine cherchant Ă se donner de l'importance que de s' enraciner dans une tradition historique nationale. Après Son maĂ®tre, Muffang prĂ©senta donc de Gobineau comme un prĂ©curseur « très oubliĂ© en France, mais singulièrement apprĂ©ciĂ© Ă J'Ă© tranÂger » (Muffang 1899 : 565, n. 2) dont le « chef d ' Ĺ“uvre» aurait influ encĂ© Renan ct Taine (Muffa ng in Amm on 1898 : 145)6. Certes, ni la mort du Comte Arthur de GobiÂneau en 1882, ni la rĂ©Ă©dition de son Essai sur l'inĂ©galitĂ© des races humaines en 1884 (lèrc Ă©d. 1855) n'avaient fait grand bruit. Poun<mt ce nom va devenir familier des intelÂlectuels français Ă partir du tournant du siècle. Une te lle doctrine ne pouvait, on s'en doute, que donner des arguÂments aux doctrinaires du nouveau nationalisme raci ste7•
Toujours es t-il que c ' est à partir de ce moment là que le nom bien oubli é de Gobineau redevient connu et utili sé dans le chmnp intellectuel, ainsi qu 'en témoigne la paru~ tion de plusieurs essais exposant et critiquant sa pensée (cf notamment Seillière 1903 et Dreyfus 1905)8.
Nous n'avons pas besoin d'explorer ici plus avanl la biopolitique de Vacher de Lapouge (on se reportera pour cela aux travaux de BĂ©j in [1982J ct de Taguieff [1 989, 1990, 199 1, 1994]). Nous devons su.tout insister sur le fait que ces travaux ont Ă© tĂ© intĂ©gralement publiĂ©s dans les grandes revues de l'anthropologie française. On comprend certes assez bien que dans la Revue de l'École d'a11lhropoÂlogie dominĂ©e par les rac iologues Ă©volut ionnistes, Colli · neau (1898 : 35) puisse faire le plus grand Ă©loge de celle « lec ture captivante », celte « troublante Ă© loquence )} qui
gradhivn 2 1, 1997
« invite Ă la mĂ©ditation }>, La rĂ©fĂ©rence tran sformiste le contentant pleinement el suffisant Ă ses yeu x Ă situer de Lapouge dans le champ scientifique. Mais Topinard puis Hamy et Cartailhae ont fait plus encore en publian t penÂdant près de dix ans les textes de Lapouge dan s leurs revues. On peut se demander du reste quelles Ă©taient leurs mot ivations. Certes, les trava ux de Lapouge ava ie nt l'apparence scientifique que donne la craniomĂ©trie, mais Topinard Ă©tait expert en ce domaine, il avait dĂ©jĂ critiquĂ© Le Bon (Topinard 1882) et il aurait dĂ» ĂŞtre le premier Ă contester la pertinence des constructions de Lapouge. De mĂŞme il es t diffici le d'interprĂ©ter la complai sance de Hamy ct Cartailhac (en tan t que directeurs de L 'AnthropoÂlogie) face Ă une doctrine si contn lĂŽrc Ă cCl1ains de leurs principes (la revue publie mĂŞme Otto Ammon en 1892) .
En fin de compte, il nous semble clair que, profitant de l' Ă©tat d'Ă©clateme nt du champ anthropologiqu e ct de l 'absell ee de contrĂ´ le de la productio n intell ectuelle, Vacher de Lapouge avait rĂ©ussi Ă la fin du XIX' siècle Ă se donner une autoritĂ© intellectuelle dans le champ scientiÂfique. Or il est par ailleurs Ă©tabli qu'il Ă©tait ell corresponÂdance avec Drumont qui cĂ©lĂ©bra son livre de 1896 (Les SĂ©lections sociales) dans La Libre parole du 18 octobre 1897 et qui s'en servira encore Ă des fins antisĂ©mites penÂdant l'Affaire Dreyfu s (Taguieff 199 1 : 38-40). En 1898, au moment oĂą Durkheim lance la revue l'AnnĂ©e socioloÂgique, alors que l'Affaire Dreyfus anive Ă son point culmiÂnant, il est normal que de Lapouge lui apparaisse comme un adversaire total en mĂŞme temps qu'un interlocuteur incontournable. C'est Ă l'Ă©tude prĂ©cise de leurs rapports qu ' il nous faut Ă prĂ©sent nous attacher.
6. PrĂ©scntant officicll clllcrH l'histoire de l'alJthroposocio1ogie, Ammon Ă©crit alors (avec la compli citĂ© de Muffan!;. qui J' a tradu it) : « Son compaÂtliOie [cel ui de LapougeJ, le Comte de Gobi neilu, un homme qu i est lu iÂmĂŞme un exemple dc l'ardeur in ve ~aig atricc ct du besoin de vĂ©ritĂ© du typc aryen, avait publiĂ© Cil 1854 un grand ouvrage sous Je tilrc Essai sur l'illĂ©galitĂ© dl?.\" race.l· l!ulII(li/l(!.\· dans lequel lil mĂŞme idĂ©e Ă©tait dĂ©ve loppĂ©e avec une bien plus grande rjçhe~~c d'cxemple~ historiques. Le livre de Gobineau tomba dans l' oubli L ... ]' C'est cn 1894 que G. de Lapouge fut amenĂ© Ă lire l'Ĺ“uvre dc Gobineau Cl il n'hĂ©sita pas il [l ui] expri mer sa plus complète admirati on » (Ammon 1898 : 149-150). Ammon ajoutait Ă la lisfC le nom de NiCI'ln'iChe qui deviendra en effe t fam ilier de certains nalĂŽonlllistes françai s COIll IllC Henri 1'\'1:l$sis ct Alfred de Tarde qui se cac haient sous le pseudonymc d'« Agmhon >1 po ur attaqucr la Sorbonne dreyfusarde (FOI1h 1993), 7. Toutefois de Gobineau comme de Lapouge Ă©tant des th Ă©oric iens de l'aryanis me, c'est-Ă -dirc de la race nordique sinon de la race allemandeÂet c'est bien la rai son de IR vogue allemande de Gobineau (H . S. ChamÂberlain, 1.. Scheman n, R. W<lgncr) - , il ne sera j amais très apprĂ©ciĂ© de ccrtains des çhefs du n,u iona lismc fnm, aĂŽs commc Malln·as. 8. Il s'agissait pour ces au lcurs de. montr.:-r la vraie nature du gobinisme: (, beaucoup moins une fonnule scientifique qu'une philosophic morale ct politique n comme le dira Gaston Richard (1904 : 434). Le durkhei mien s'Ă©l evu it par ailleurs avec force contre" ces thĂ©ories d'Ă©leveurs que les enfants perdus du nĂ©odarwinisllle voudraient introduire dans ln lĂ©gisla· tion ct la politique II ; ajoutant: « nĂ©anmoins cette conspiration pscudoÂsc ie nl ifiq uc çontre la Just icc est plus malin tent ionnĂ©e qu 'elle n'est rĂ©cllement mn lflli s:Ulle. Si ces auteun; raisou nllicnl mieux, ils s'aperceÂvraient qu ' ils condamncnl l'inĂ©ga litĂ© des. .. raccs :lUliom du seul cri tèrc qui fasse loi pour eux , le succès historique, I,i puissance acquise, l' :tdaptation aux condi tions de l'exi stence . Ils vculcil! mcttrc la sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique en opposition avec les lois naturelles tks fa it s sociaux et malgrĂ© eux ils donnent Ă la dĂ©mocrat ic J' appui d'un ph~. n omène naturel etun iverseJ. le mĂ©tissage, condition d~ la division du ml\'uil social. S'il est exagĂ©rĂ© de dire qu'ils bĂ©nissent ce qu 'ils voudra ielll maudire, lout au moi ns dĂ©monÂIre nt-il s involont .. iremcnt la sol iditĂ© de l'Ă©di fi çe dont ils prĂ©tendent ruiÂner Ics fondements» (ibid. : 435-436).
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L'engagement de Célestin Houglé9
Ă€ partir de 1897, tandis que Durkheim Ă©vitera autant que possible l'engagement publique autre que strictement scientifique, BouglĂ© va sc poser en adversaire constant de l'anthropologie raciale ct de ses thĂ©ories inĂ©galitaires. Pour lui la nouvelle anthroposociologic, comme l'ancienne phrĂ©Ânologie de Gall, postule sans aucun fondement un lien de causalitĂ© direct entre une donnĂ©e physiologique (en j'occurÂrence la conformation des crânes) ct une donnĂ©e psychosoÂciologiquc. Un tcl raisonnement vicie toute l'entreprise: « Expliquer n'est pas seulement constater entre deux phĂ©Ânomènes une relation frĂ©quente, c'est montrer comment l'un produit l'autre ct dĂ©rouler la sĂ©rie des intermĂ©diaires grâce auxquels l'un SOli de J'autre. Or quelle sĂ©rie d'interÂmĂ©diaires il resterait Ă dĂ©couvrir pour permettre Ă l'esprit de passer de cc phĂ©nomène extĂ©rieur et simple qui est la braÂchycĂ©phalie, Ă ce phĂ©nomène intĂ©rieur et complexe qui est l'idĂ©e d'Ă©galitĂ©, on paraĂ®t l'oublier trop facilement. [ ... ] si la constitution anatomique d'un individu implique bien cerÂtaines aptitudes très gĂ©nĂ©rales, c'est le milieu social qui les dĂ©termine [ ... ]. Parce qu'elle nĂ©glige les causes prochaines de la formation des idĂ©es, l'anthroposociologie ne saurait fournir une vĂ©ritable explication du progrès des tendances dĂ©mocratiques: ses "lois" les mieux vĂ©rifiĂ©es pourront touÂjours ĂŞtre soupçonnĂ©es de ne pas Ă©noncer autre chose que de vastes coĂŻncidences. C'est par une autre mĂ©thode, c'est en dĂ©finissant les conditions psychologiques de la formaÂtion de l'idĂ©e d'Ă©galitĂ© et en signalant l'action des phĂ©noÂmènes sociaux sur ces conditions mĂŞmes qu'on trouverait peut-ĂŞtre, du succès de cette idĂ©e, des raisons vraiment dĂ©terminantes» (BouglĂ© 1897: 450)10,
On voit bien la force de la critique: Bouglé ne conteste nullement que les individus aient à la naissance des facultés différentes, c'est une évidence qu'il n'était point besoin de montrer avec tant d'acharnement dit-il en substance. Mais le rôle de la nature s'arrête là . Au-delà , c'est dans la société que s'élaborent les principes qui organisent le comportement de ces individus. Et surtout, quoi qu'il en soit, les principes qui gèrent l'organisation sociale relèvent de l'idéal et non de la science: « S'il est vrai que, en déclarant les hommes égaux, nous portons un jugement non sur la façon dont les a faits la nature, mais sur la façon dont la société doit les traiter, les craniométries les plus précises ne sauraient nous donner ni tort ni raison. En croyant qu'il appartient à des observations scientifiques de juger, en dernier ressOIt, de la valeur de cette idée pratique, l'anthropologie oublie que les questions sociales ne sont pas seulement "questions de faits" mais encore et SUltout "questions de principes" » (ibid. : 461).
Ă€ ces deux objections mĂ©thodologiques capitales, BouÂglĂ© ajoutera des critiques issues de 1'examen attentif des faits biologiques. En 1904, avec La DĂ©mocratie devant la science, il y consacrera un livre entier, très documentĂ©, dans lequel il entrera de plain-pied dans les discussions et monÂtrera aisĂ©ment les contradictions de la soi-disant « loi de brachycĂ©phalisation croissante» comme la rĂ©alitĂ© historique du mĂ©tissage gĂ©nĂ©ralisĂ©. Après Espinas, Perrier, Durkheim et tant d'autres promoteurs de l'idĂ©e de solidaritĂ©, il contesÂtera que la concurrence soit le seul moteur de l'Ă©volution.
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Pour autant il ne cherchera pas Ă tout prix Ă dĂ©montrer le contraire, constatant simplement que la solution n'est pas univoque et que cette Ă©quivocitĂ© mĂŞme ne fait une fois de plus que justifier le rĂ´le primordial de l'Ă©thique: « ce qui se dĂ©gage de plus net de nos recherches sur les leçons de la biologie, c'est l'extrĂŞme difficultĂ© oĂą est l'homme de "laisÂser parler la nature" pour enregistrer son conseil: la conseillère parle plusieurs langages et varie les rĂ©ponses suivant les idĂ©es prĂ©conçues des enquĂŞteurs. Il reste qu'en attirant l'attention sur la multiplicitĂ© des sens ou des modes de l'Ă©volution organique et en limitant la vĂ©ritĂ© du darwiÂnisme, nous avons libĂ©rĂ© notre idĂ©al des prophĂ©ties fatalistes dont on le poursuivait» (BouglĂ© 1904 : 228).
Au total, de 1897 Ă la guerre, c'est plus d'une vingtaine de livres, d'articles et de comptes rendus que BouglĂ© a rĂ©digĂ© contre l'anthroposociologie. Ses trois grands livres de la pĂ©riode sont tous, d'une certaine manière, des rĂ©futaÂtions de l'anthropologie raciale. Ainsi sa thèse de doctorat de lettres, Les IdĂ©es Ă©galitaires (1899) est une dĂ©monstraÂtion sociologique que le progrès des idĂ©es dĂ©mocratiques ne peut pas ĂŞtre liĂ© Ă l'accroissement numĂ©rique des braÂchycĂ©phales dans les villes: « Est-il besoin de dire que, malgrĂ© les nombreuses statistiques que manient MM. Ammon et Vacher de Lapouge, de pareilles proposiÂtions se dĂ©robent Ă toute vĂ©rification? La dolichocĂ©phalie ne semble avoir garanti de la dĂ©mocratie aucun peuple moderne. Pour ĂŞtre sensiblement dolichocĂ©phale, l'AngleÂterre possède-t-elle rien, dans ses institutions, qui trahisse qu'elle rĂ©pugne, plus que la France ou l'AmĂ©rique, Ă l'esprit que nous avons dĂ©fini [dĂ©mocratique1 ? Bien plus, une des "lois" les plus intĂ©ressantes de nos auteurs ne se retourne-t-elle pas contre leur thèse? Ils ont prouvĂ© que les dolichocĂ©phales se concentrent dans les villes; mais si nous prouvons que les villes, comme elles sont des foyers de concentration pour les cerveaux dolichoĂŻdes, sont aussi des foyers d'expansion pour les idĂ©es dĂ©mocratiques, que deviendra le parallĂ©lisme Ă©tabli entre l'Ă©galitarisme et la brachycĂ©phalie?» (BouglĂ© 1899a: 73-74).
De mĂŞme, les rĂ©sultats du premier et dernier grand traÂvail empirique de BouglĂ©, consacrĂ© au rĂ©gime des castes en Inde, sont encore Ă plusieurs reprises dirigĂ©s contre les thĂ©ories anthroposociologiques et mĂŞme contre l' anthropoÂlogie raciale en gĂ©nĂ©ral 1 1. Dans le livre qu'il publie finaleÂment en 1908, un très long chapitre est consacrĂ© Ă l'examen dĂ©taillĂ© de plusieurs volumes de mesures cranio-
9. Ardent dĂ©fellseur de la sociologie depuis sa sortie de l'Ikole Normale SupĂ©rieure, CĂ©lestin BouglĂ© (1870-1940) fut J'un des piliers de la socioÂlogie durkheimienne avant 1914 et joua Ă©galement un rĂ´le capital dans l'enseignement et l'incitation Ă la recherche durant l'Entre-deux-guerres depuis son poste de directeur de direction Ă l'ENS. Il fit par ailleurs une carrière politique et journalistique dans la mouvance de la gauche r<lcliÂcale. Pourtant, parce qu'il ne fut pas un pur chercheur cOlllme Mauss, Granet ou Halbwachs, il est très injustement mĂ©connu et nĂ©gligĂ© par les historiens de la sociologie. 10. Dès cette première intervention, BouglĂ© s'appuie dĂ©jil sur des textes de Manouvrier, anthropologue important dont nous reparlerons tout Ă l'heure. Il. BouglĂ© s'en prend notamment frĂ©quemment Ă L'Anthropologie el la science sociale du vieux Topinard qui, avec des intentions politiques ct des conclusions pratiques diffĂ©rentes, soutenait lui aussi que « les r6aliÂtĂ©s objectives de la science sont en contradiction avec les aspirations subjectives de J'humanité» (Topinard 19(XJ: 370).
I. AURENT MUCC HIEL LI
Alaska. Tlinkit. Masques koloches . Musée de l'académie impériale de Saint-Pétersbourg. (Ph. MH)
mĂ©triques prises en lnde p Ă©l l' des an thropologues anglais ; et il se clĂ´t sur le constat que « D'u ne part , les mensuraÂlions anthropomĂ©triques, appl iquĂ©es Ă des suj els de castes di ffĂ©rentes, ne nous ont pas permis de conclure que la hiĂ©Ârarchie des castes correspondai t exactement Ă une hiĂ©rarÂchie des races. D'autre part , la transformation de la sociĂ©t.Ă© hindoue par la civilisation anglaise ne nous a pas permis de conclure que la spĂ©c iali sation hĂ©rĂ©ditaire avait dĂ©posĂ©, chez les fil s des diffĂ© rentes castes, des facultĂ©s essentielleÂment diffĂ©rentes, Ell lin mot, ent re les diffĂ© rences phyÂsiques, les diffĂ©rences sociales ct les diffĂ©rences mentales, les corrĂ©la tions nelles continuent Ă nous manquer. Après com me avant l'observation du monde hindou, les thèses maĂ®tresses de la philosophie des races, transfonnĂ©es en anthroposociologie, resten t indĂ©mollt rables ct invraisemÂblables» (BollglĂ© 1908 : 123 ).
Contre le racisme ct l'antisémitisme
Au cours de: J'Affaire Dreyfus, les thĂ©ories anthropoloÂgiques ont souvent Ă© tĂ© Ă©voquĂ©es pour servir de caution fi l ' antisĂ©miti sme et c'est un poinl sur lequel BouglĂ© va :1
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nOll ve,lu intervenir fi plusieurs reprises, aux côtés celte foi s de Durkheim.
RĂ©pondant Ă l'enquĂŞte d'He nri Dagan sur l' anti sĂ©miÂtisme en 1897, en plei ne Affaire Dreyfus, Durkheim met en Ă©vidence Je rĂ´le de bouc-Ă©m issaire des juifs: « quand la sociĂ©tĂ© souffre, clic Ă©prouve le besoin de trouver quelqu ' un Ă qui imputer son mal, sur qui clic sc venge de ses dĂ©cepÂtions. [ ... ] ce sont les parias qui. servent de victimes expiaÂtoires }) (Durkhe im 1899 : 253)12. Mais encore une foi s c'est BouglĂ© qui , dans ses confĂ©rences po pul:tires el ses articles rassemblĂ©s notamment dans l'ouvrage intitulĂ© Pour la dĂ©mocratie fi'ança ise (1 900)_ se fera l'adversaire le plus combatif des thĂ©ori ciens raci stes. Dans sa thèse il se mon~ Irait dĂ©jĂ c,lIĂ©goriquc : « to ut ce qu 'on enlève fi J'influence du "gĂ©ni e des raccs" pour J' attribuer li des c irconstances prĂ©c ises est auta lll cie ga gner pour la sc ience » (BouglĂ© 18990: 70-71). El dès la fin de J'annĂ©e 1898, BouglĂ© s'Ă©tait
12, Durkhe im Ă©prouve t'Cpcndam le hl.'soin de COl1 r.::{~dcr salIS prĂ©cis ion que J;I« race juive n 11« certain s dĂ©f;llllS », mĂŞme s' ils« SOl1 t co mpensĂ©s par des q ual itĂ©s incont estables 'l. Le texte vise surtout Ă dĂ©nol1cer la .( folie publique » , CCliX qu i rcnt rc t iCII II~' n l ainsi que la passivitĂ© des pouÂvoirs publics .
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lancĂ© dans la campagne dreyfusarde. Un des thèmes de prĂ©Âdilec tion de ses multiples confĂ©rences popu laires es t la dĂ©noncimion des fausses thĂ©ories raci al es qu i j ustifient l'antisĂ©lll itisme, la rĂ©ponse Ă Drumont qui a fait de la race « son cheval de bataille» ct Ă Barrès qui a « mis Ă la mode les dissertations ethnologiques » (BouglĂ© 1900 : 45 -46). « La philosophie de l' antisĂ©miti sme est une des branches de la mĂ©taphysique des races}) ct Boug lĂ© en retrace la ge nèse historiq ue ri dĂ©e de race lire sa for ce du fa il qu'elle a symboli sĂ© ct condensĂ© la puissance du sentiment national des peuples europĂ©ens c n guerre. Plus profondĂ© Âment encore i l la rapproc he du besoin qu 'Ă©prouvent les peuples primiti fs de fonder la frate rni tĂ© sur le sang. Tout cela a pu lrouvcr des justifications scientifiques dans la preÂmiè re moit iĂ© du siècle, di t- il, mais la science n 'en cs t plus JĂą ; « l'alliance des historiens et des anth ropo logues est aujourd'hui dĂ©noncĂ©e; l'explication "par la racc" n'appaÂraĂ®t plus que comme un pis-aller. "C' est au moment oĂą elle est chassĂ©e du cabinet des savants, dit M . Darl u, que l'idĂ©e de race descend dans la rue". Un fatali sme mystiq ue et un matĂ©r iali sme paresseux, voilĂ ce qu'il y a au fon d de la mĂ©taphysiq ue des races [ ... ]. Des p hrases vag ues . tan t qu'on en voudra, des substantifs imposants, des symboles ingĂ© nie ux, l'anthropologie chère aux anti sĂ©m ites peut cncore en fournir; mais des explications scicntinques satisÂfai santes, j amais» (ibid. ; 62).
BouglĂ© se li vre donc sans retenue dans la cmnpagne. En effet il a parfaitement vu le danger que reprĂ©seutait la presÂs ion des ligues et du groupe antisĂ©mite Ă la C ha mbre des dĂ© putĂ©s e t dĂ©no nce: « l 'avène me nt de l' a nt isĂ©m iti sme comme parti pol itique français» (ibid. : 43). L ' e nje u est dĂ©sormais Ă©minemment politiquc ct BouglĂ© trouve en 1899 des mots hĂ©las prophĂ©tiques car ils pourraient aussi bien dater de 1940 : « Nous demander, au nom de la diversitĂ© des races, des lois spĂ©ciales contre une ca tĂ©gorie de citoyens parce qu'ils sont plus ou moins dolichocĂ©phales que la majoritĂ© des autres; nous presser de les exclure de nos droi ts, c'est donc, il faut s'en rendre compte, nous inviter Ă renier ce rationalisme gĂ©nĂ©reux qui est la tradition de la France. [ ... ] Lors donc que les antisĂ©mites prennent le masque du "nationalisme", invoquant " la vieille tradition française", en appellent au "gĂ©nie du pays", ce n 'est qu'une ironie sanglante. Rendez Ă l'A llemagne des idĂ©es importĂ©es d ' Allemagne. c 'est nous qui aurions le droit de vous dire: votre philosophie ne choque pas seulement l'esprit scientiÂfique, elle heurte les idĂ©es qu i sont l'âme de la France. Parce que vous n 'avez su comprendre ni le progrès de la science, ni la logique nationale, vous n 'ĂŞtes pas seulemcnt des philo· sophes aveugles, mais des Français Ă©garĂ©s» (ibid. : 69-70).
L'Allllée sociologique et l'anthroposociologie
Les trois premiers volumes dc l'AnnĂ©e sociolog ique ( 1898-1900) contcnaient une rubrique" Anthropo-socioloÂgie », placĂ©e dans la sixième section (<< Divers ») aux cĂ´tĂ©s de la " Socio-gĂ©ographie " et de la dĂ©mographie, et dont la rĂ©daction esl confiĂ©e Ă Henri Muffang ( 1864- '1), principal disciple français de Lapouge. Après tout ce que nous
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venons de dire, le fait peut surprendre et ne do it pas ĂŞtre interprĂ©tĂ© trop hĂ ti vcment. Pourquoi Durkheim choisit-il de faire Ăą son tour de la publicitĂ© Ă des idĂ©es radicalement opposĂ©es aux sicnnes ? Une des ra isons est exprimĂ©e assez clairement dan s 1' « Avertis se men t » qui prĂ©cède la rubrique tenue par Muffang (e t auquel une note renverra dans chacun des volumcs suivants) : « Il a p u sembler parÂfois que l'anthroposocio log ic tendait Ă rendre inuti le la socio logie. En essayant d'expliquer les phĂ©nomènes histoÂriques par la seule vertu des races, clle paraissait traiter les faits sociaux comme des Ă©piphĂ©nomènes sans vic propre et sans action spĂ©cif ique. De te lles tendances Ă© taie nt bie n fa ites pour Ă©veille r la dĂ© fi ance des socio logues. Mais l' AnnĂ©e sociologique a, avant tout , pour devoir de prĂ©sen-1er aux lec te urs un lablcnu complet de tous les courants qui se fon t jour dans tOllS les domaines de la sociologie }) (Durkheim 1898 : 519).
L"a stratĂ©gie de Durkheim est assez claire. De Lapouge est un auteur incontournable dans le champ scientifique. Et il est important de prĂ©ciser ici qu'il a Ă©tĂ© très bien accueilli dans la Revue iHlernariona/e d(~ sociologie de Worms, le grand concurrent de Durkheim. De Lapouge y Ă©crit rĂ©guÂlièrement (18 93 , 1894, 1895) ; Muffang y publie aussi (1897) et renforce encore la lĂ©gitimi tĂ© de l'anthroposocioÂlogie en traduisant ses dĂ©fenseurs Ă© trange rs, Otto Ammon (1898) et Curlos Closson (1898), qui viennent Ă !cur tour expliquer la h iĂ©rarchie des races ct l'opposition des doliÂchocĂ©phales et des brachycĂ©phales. Entin , en 1897,"RenĂ© Worms dans sa revue et FrĂ©dĂ©ric Paulhan (proche collaboÂra te ur de Ribo t) dans la Revue scientifique, ont offe rt au livre de Lapouge Les SĂ©lections sociales (1 896) un accueil favorable. Certes ils ont notĂ© tou s les deux que le propos est « un ilatĂ©ral »et devait ĂŞtre complĂ©tĂ© par d'autres ; mais il n' en demeure pas moi ns qu'Ă leurs yeux « les thĂ©ories de l'auteur [ ... ] s' imposent Ă l 'Ă©tude de quiconque s ' intĂ©Âresse Ă la sociologie scientifique» (Paulhan 1897 : 13 ; Worms 1897a : 330). On comprend dOllc que Durkheim ne pouvait, au seuil d' u ne nouve ll e rev ue Ă prĂ©tention d'impartialitĂ©, de critique mĂ©thodologique mais non docÂtrinale, condamner directemcnt une thĂ©orie admise dans le champ. M ais il ne voulait pas non plus paraĂ®tre y adhĂ©rer. Son texte est donc un compromis ct, malgrĂ© ses prĂ©cauÂtions de forme, il est très clai r sur le fond! 3. Enfin, l'exisÂte nce d ' une te ll e r ub ri que da n s ces condi ti o ns ( la publication avec rĂ©serve de principc confiĂ©e Ă un sympaÂth isant de la dite doctrine) s'explique aussi par un hasard: le fait que Muffang et BouglĂ© se soient connus au lycĂ©e de Saint-Brieuc oĂą il s enseignaient tous deux l4 • Si Durkheim n'avait eu sous la main un tcl collaborateur, on peut penser qu ' il auraillaissĂ© BouglĂ© s'occuper de ce domaine dans la première partie (Sociologie gĂ©nĂ©rale) de l'AnnĂ©e.
13. Au titre des précautions, notons que Bouglé souhaitait évidemment un avertissement encore pl us cmnbulif ct ren trant dans la critique de fond; mais Durkheim l' en dissuade duns une lettre du 27 septembre 1897 (in Durkheim 1975,2: 4 11 ). }4. La cOITes}xmdance (maigre) atteste que, jusqu'à }' Affaire Dreyfus, les relations entre Muffang ct Bouglé étaient cDunoises. El les se dégradent évidemment à la tin du mois de janvier 1898 quand Muffang refuse de signer les pétitions demandant 13 révisioll du procès [je remercie Philippe Besnard qui m'a permis de COllsul!er cctte corrcspond:mce non publiée}.
LAUl~ENT MUCCHIELLI
Au loral , la rubrique lenue par Muffang en 1898, 1899 e l 1900 ne lie nl guère de place dan s l'Anllée : au plan quantitatif, en moyenne 2 % du nombre total de pages. A u plan qual ilatif, on constate d ' abord que les recherches françai ses sont très rares : en dehors de celles de Lapouge
. et de Muffang lui-mĂŞme, seul le docteur Collignon, mĂ©deÂcin-maJor Ă l'École SupĂ©rieure de guelTe de Paris, eiTectue systĂ©maliquemenl des calculs d'indices cĂ©phaliques". Les autres auteurs sont Ă©trangers; il s' agit essentiellement du Suisse Chalumeau, des AmĂ©ricaios Closson et Ripley (ce dernier Ă©tant beaucoup plus nuancĂ©), de l'Anglai s Beddoe, des haliens Sergi, Livi et Niceforo.
Les troi s premiers volumes paraissent ainsi sans surÂprise . Pou rtant, lors du volume IV de l'AnnĂ©e paru en 1901, la rubrique « anthropo-sociologie » disparaĂ®t sans explica tion. Le dĂ©saveu implicite est certes Ă©vident, mais l ' on aurait pu s'attendre Ă un commentaire officiel. HeuÂreusement, face Ă ce silence officiel, les correspondances li vrent les ra isons d' une disparit ion annoncĂ©e, c'est-Ă -dire d ' une offensive qui n' attendait que les conditions favo~ rables pour se dĂ©clencher. De fail , Ă partir de 1900, d'une parI les dreyfusards ayant gagnĂ© la paltie (ils ont oblenu la rĂ©vision puis l'acquittement et bientĂ´t la rĂ©intĂ©gration de Dreyfus), d'autre part les Ă©vĂ©nements politiques n'ont pas laissĂ© indiffĂ©rents les anthropologues qui rĂ©agissent Ă leur tour aux idĂ©es professĂ©es par de Lapouge.
Concernant Muffang et sa rubrique, les choses sont assez simples. Le 10 mars 1900, Durkheim prĂ©vient Henri Hubert: « je songe Ă faire quelques Ă©conomies sur l'anthroÂposoc iologie» (Durkheim 1 987 : 504). Le 13 ju in il annonce Ă l30uglĂ© : « j 'ai Ă©crit Ă Muffang que je supprimais la rubrigue. [ ... ] on fera Ă la fin une courIe rubrique AnthroÂpologie dont j e paltage le...; Ă©lĂ©ments. Le Lapougc eSL entre les mai ns de Hubcl1 qui s'en est dĂ©jĂ occupé» (Durkheim 1976: 174). Enfi n le 25 juin de la mĂŞme annĂ©e il avertit Hubert : « J'ai donc informĂ© Muffang que nous n'aurons plus ri en Ă lu i en voyer. Ce qui fail d'aille urs que no us Il ' avons persollne de compĂ©tent pour traite r ces ques tions. Seconde raison pour les Ă©carter. Il est vrai que j e ne puis pas les Ă©carter aussi entièrement que je le voudrais parce que j'ai reçu quelques ouvrages qui se rapportent Ă ces questions (vous en avez un) mais je n'en demanderais pas moi-mĂŞme. Je mettrai une note Ă ce sujet dans l'AnnĂ©e» (Durkheim 1 987 : 509). Or, la dite note ne paraĂ®tra pas. Pour autant, on en conclura pas que les durkheimi ens ont hĂ©s itĂ© devant l 'adversaire, ils ont au contraire choisi une stratĂ©gie plus engl obante encore. Pour le comprendre, il faut savoir qu'entre temps un Ă©lĂ©ment nouveau est survenu .
Avant et après Manouvrier
En 1900, LĂ©once Manou vrier ( 1850- 1927) esl profesÂseur d 'anthropologie physiologique Ă l'École d ' anthropoÂlog ie de Paris. Dernier Ă© lè ve de Broca , il es t l'lIll des espoirs de sa gĂ©nĂ©ration. Mais il est surtout le premier, sinon Ă avoir co mpri s , du moins Ă avoir c laire me nt reconnu et intĂ©grĂ© dans son travaille fait que l'anthropo loÂgie ne pouvait plus prĂ©tendre expliqucr fondamentalement
g rndhi va 21, 1997
l ' Homme pal' l'Ă©tude de sa COnS(ilUtioll biologique. C'est pourquoi, il est très tĂ´t un adversai re rĂ©solu des thĂ©ories criminologiques de Lombroso (Blanckaert 1994 : 70-75 ; Renneville 1994 : 11 8-124). De mĂŞme, il s'oppose forteÂmcnt Ă l'u sage extensif de la notĂŽon de race lors d'une sĂ©ance du deuxième congrès de l' Institut international de sociologie en 1896. Son intervention fait suite Ă une comÂmunication qui, invoquant notamment l'autoritĂ© de Gus~ tave Le Bon, dĂ©clarait: « la race es t pour nous l'unitĂ© anthropologique distincte Ă laquelle correspond l'Ă©tat social particulier; c'est une unitĂ© immuable et fixe qui dĂ©termine les Ă©vĂ©nements sociaux» (Goldberg in Collectif 1896: 345). Elle rĂ©pond aussi Ă ceIIe de Charles Limousin qui affirmait l'Ă©vidence de l ' infĂ©r ioritĂ© biologique des races noires. Lors des di scussions qui suivirent, ManouÂvrier con testa ces idĂ©es reçues en rappelan t que, si les races blanches comportaient bien un grand nombre d'indiÂvidus supĂ©rieurement constĂŽtuĂ©s, « cette Ă© lite profite d ' un grand nombre de conditions sociologiques Ă©trangères ~I sa supĂ©rioritĂ© physiologique et rĂ©sultant d ' un Ă©tat de civilisaÂtion, Ă la production duquel chaque indi vidu pris Ă part et considĂ©rĂ© physiologiquement n'a apportĂ© qu ' une infime contribution. [ ... ] Il ne faut donc pas attribuer Ă une vertu originelle et inhĂ©rente Ă la race loute la supĂ©rioritĂ© de proÂduction que manifeste, dans des conditions plus ou moins rares, une minime partie de celte l'ace. Il ne faut pas attriÂbuer Ă une race le monopole de ce tte supĂ©rioritĂ© parce que des conditions manifestement extrin sèques auront rĂ©alisĂ© la formation, parmi les individus les mi eux douĂ©s de cette race, d'un plus ou moins grand nombre d'acrobates de l'intelligence" (in Collectif 1896 : 370-37 1).
L'opposition de Man ouv ri er Ă la rac iol ogie façon Vacher de Lapouge se situe donc dans la continuitĂ© de sa pensĂ©e. De fait, dans l'AnnĂ©e psychologique en 1898 et surtout dans la Revue de J'l~cole d'anthropologie en 1899, il intervient violemmellt pour Ă©tablir « la nullitĂ© scientĂŽÂfique » de ces thèses «oĂą s'Ă©tale un simplisme effrayant » (Manouvrier 1899 : 234). Cont re cela, Manouvrier se fait le dĂ©fenseur d'une sociologie en charge de rcndre comptc d'un niveau de complexitĂ© des phĂ©nomènes humains qui Ă©chappe Ă l'anthropologie: « il faut se garder de croire que la biologie soit capable de fournir l'explication immĂ©diate des phĂ©nomènes sociaux » (ibid. : 235). Quant Ă ces notions de race et d'hĂ©rĂ©di tĂ©, il ex plique que « les aptiÂtudes tTansmissiblcs hĂ© rĂ©d itairement sont des aptitudes purement physiologiques et Ă©lĂ©menta ires l ... ) ne permetÂtant en aucune façon de prĂ©voir les actes qui seront accomÂpli s» (ibid. : 237). li faut dOllC dĂ©sacraliser ces notions auxquelles le sens commun dOllne une valeur ex plicative que la science doit rejeter : «en rĂ©alitĂ© l 'explication par la voie du sang n'a pas eu besoin de devenir clic-mĂŞme une voix de sang pour ĂŞtre fac ilement acceptĂ©e. Elle a tout s implement l 'avantage d 'ĂŞtre s impl e e t de satisfaire l'esprit sans effort » (ibid. : 240-24 1).
15. Il est notammenl l'auteur d 'une« enne de l'indice céphalique en France l> publiée dans les Annale,l' de !;/:ogl'llf,hie de Vida! de la Blache e n 1896 (le reste est anlé rieur Cl panH surtout dans les Bulletin.l· et "/(~lI1oire.j" de la S'ociélé d'anthropolog ie cie Po";.I").
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Coupe de cuir chevelu de Français. (Ph. MH)
Enfin Manouvrier en vient Ă contester l'usage de l'indice cĂ©phalique dans la nouvelle thĂ©orie anthropoÂsociologique des races (qu'il voue au mĂŞme discrĂ©dit que la phrĂ©nologie de Gall ct l'angle facial de Camper). En effet, un usage dĂ©voyĂ© des mots « brachycĂ©phalie » et « dolichocĂ©phalie » se rĂ©pand dangereusement dans le public qui finit par croire « qu'il existerait une race supĂ©Ârieure entre toutes et qu'elle serait dolichocĂ©phale ct blonde" (ibid. : 251·252). Or rien n'est moins prouvĂ©, rappelle Manouvrier en dĂ©nonçant « les Ă©lucubrations d'une phrĂ©nologie nouvelle» (ibid. : 253), d'une mauvaise « aryanologie » et de sa « sinistre prĂ©diction» (ibid. : 283)16. Il conclut sans dĂ©tour: " c'est de la pseudo· science" (ibid. : 296).
Ce long texte de Manouvrier est essentiel car il ne passa pas inaperçu. Dans les annĂ©es qui suivirent, il sera presque impossible de cĂ®ter de Lapouge sans nommer immĂ©diatement son sublime assassin 17 , Et les durkheiÂmiens en firent immĂ©diatement un très bon usage. Dans le nouveau bilan de la sociologie française qu'il publiait dans la Revue bleue en 1900, Durkheim Ă©cartait ainsi aisĂ©ment de Lapouge : « nous ne nous sommes pas arrĂŞtĂ©s davanÂtage Ă M. de Lapouge et Ă l'anthropo-sociologie. D'abord on pourrait se demander si cette Ă©cole a bien sa place dans une histoire des progrès de la sociologie, puisqu'elle a pour objet de faire s'Ă©vanouir celte science dans l' anthroÂpologie. Ensuite les bases scientifiqucs sur lesquelles repose tout ce système sont par trop suspectes, comme vient de le montrer M. Manouvrier» (Durkheim 1900 : 133).
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POUl' en finir avec l'anthropologie raciale
La disparition de la rubrique anthropo-socioJogie, expliÂquĂ©e cn panie par Durkheim dans ce texte de 1900, est un premier point qu'il Ă©tait assez facile de comprendre en s'informant du contexte intellectuel et scientifique immĂ©Âdiat. Mais il y a plus encore Ă dire dans cette affaire. En effet, la lecture exhaustive de l'Anl1Ă©e sociologique ainsi que la connaissance du champ scientifique (sociologique ct anthropologique) permettent aussi de saisir que les durkheiÂmiens ont tirĂ© profit de la situation bien au-delĂ du simple Ă©cartement de Lapouge ct de son anthroposociologie.
En effet, le quatrième volume de l'AnnĂ©e sociologique (1901) dans lequel la rubrique de Muffang a disparu, contient dans sa première section (Sociologie gĂ©nĂ©rale) une rubrique nouvelle baptisĂ©e pour la circonstance « Anthropologic et sociologie », clans laquelle intervienÂncnt exceptionnellement non pas BouglĂ© mais Aubin, Hubert et Mauss et oĂą, cette fois-ci, ce sont les bases mĂŞmes de l'anthropologie raciale qui sont contestĂ©es. Autrement dit, tout se passe comme si, profitant du discrĂ©Âdit de Lapougc et surtout de la profondeur des remises en cause acceptĂ©es par un anthropologue officiel comme Manouvrier, les durkheimiens s'en prenaient enfin Ă l'anthropologie raciale en tant que telle. Ainsi, dans son compte rendu du dernier livre de Lapouge L'Aryen et son rĂ´le social (1899) associĂ© explicitement Ă l' article critique de Manouvrier, Hubert ne se contcnte pas de contester l'anthroposociologie ; il Ă©tend considĂ©rablement le champ cIe sa critique et estime que dĂ©sormais « l'on doit poser en principe qu'un caractère anatomique assez fixe pour ĂŞtre un caractère de race doit ĂŞtre dĂ©pourvu de signification intellectuelle ou morale" (Hubert 1901 : 144). Dans la mĂŞme rubrique, Abel Aubin - jeune agrĂ©gĂ© de philosophie formĂ© par Durkheim Ă Bordeaux - rend tout d'abord compte du livre de Topinard L'Anthropologie et la science sociale (1900) en des termes clairement hostiles sur le fond de la doctrine. Topinard oppose un homme animal et un homme social Ă la manière de Rousseau; il oppose en rĂ©aÂlitĂ© une morale naturelle (Ă©goĂŻsme) et une morale sociale (altruisme). Or c'est là « une façon archaĂŻque de poser le problème» liĂ©e Ă la thĂ©orie anthropologique mĂŞme de l'auteur qui conçoit la famille primitive comme « fondĂ©e sur des rapports physiologiques}) et par consĂ©quent comme simple « prolongement de la famille animale» (Aubin 1901 : 124). Ă€ nouveau, il s'agit d'une critique de fait qui vise le principe: ce sont les prĂ©tentions mĂŞme de l'anthropologie en matière sociale qui sont contestĂ©es. Par contre et pour les mĂŞmes raisons, Mauss faĂŽt l'Ă©loge du livre dc Jean Deniker (1900) qui Ă©tablit que: "les idĂ©es de races, d'espèces, de variĂ©tĂ©s, ne comportent pas dans l'Ă©tude du genre Homo la mĂŞme acception que dans le
16. Manouvrier fait ici allusion au lexte dans lequel de Lapouge avait dĂ©clarĂ©: «je suis convaincu qu'au siècle prochain on s'Ă©gorgera par milÂlions pOllf un ou deux degrĂ©s de plus ou de moins dam l'indice cĂ©phaÂlique ) (Vacher de Lapouge 1887 : 151). 17. Manouvrier prolongea sa rĂ©futation l'annĂ©e suivante par une mise au point très technique sur la construction et l'usage des statistiques (Manouvrier 19(0).
LAURENT MU CC HI El. Ll
reste des Ă©tudes zoologiques. [ .. . ] si ces caractères (morÂphologiques) permettent de classer les races et de fai re peut-ĂŞtre quelques hypothèses sur leurs gĂ©nĂ©alogies, ils ne peuvent en aucune façon servir Ă constituer une science complète de l'humanitĂ©, MĂŞme pour constituer une thĂ©orie des races humaines, les caractères somatiques sont encore insuffisants. Chaque groupe a plusieurs caractères divers, et tout ce que l'on peUl sai sir, ce sont des rapports, des ensembles de caractères [ .. . ]. Il n' existe pas, en efret, de groupe gĂ©ographiquement isolĂ©, ni de race pure de tout croisement; sur les confins il y a toujours des types de transition" (Mauss 1901 a : 139- 1 40).
Cet Ă©loge isolĂ© d'un anthropologue qui abandonne claiÂrement la rĂ©fĂ©rence au modèle racial est capiral et il aura du reste des consĂ©quences très importantes au plan social. En effet, Deni ker est alors bibliothĂ©caire au Mu sĂ©um, proche de Hamy (le successeur de Quatrefages), opposĂ© par consĂ©quent au courant raciologique Ă©volutionniste de l'École d 'anthropologie. En somme, Deniker ct Mauss ont un adversa ire commun - que reprĂ©sente par exemple Letourneau que Mauss balaye di x pages plus loin comme un pâle vulgarisateur (Mauss 1901b : cf. infra)". El il faut sans doute voir dans ce compte rendu l'un des premiers signes d ' un rapprocheinent intellectuel qui, grâce une nou ~ veIle fois aux rĂ©seaux dreyfusards (au sein desquels LĂ©vyÂBruhl et les frères Reinach jouent un rĂ´le considĂ©rable), sc traduira bientĂ´t dans les institutions (Mucchielli 1997).
La force d'une équipe et l'étendue d'un réseau
La lecture de l'AnnĂ©e sociologique entre 1902 et 1912 ne livre aucune information importante supplĂ©mentaire sur les dĂ©bats que nous venons d' analyser. Après la phase de combat, c'est en somme celle de la gestion de la victoĂŽre, de la vigilance critique. Ainsi, cn 1902, Hubert approu ve RipIey mais critique Sergi (Hubert 1902a) ; en 1903 il criÂtique les Allemands Sch radcr et Mueh (Hubert 1903 ) ; enfin en 1906 il appui e les anti-lapougiens Colaj anni et Finot (Hubert 1906)". Et derrière Hubert, c' est l'ensemble des membres de l'A nnĂ©e qui se donnent la main pour ten~ ter d' en finir avec j' anthroposociologic en faisant notam~ ment de la publi c itĂ© sy stĂ©mat iqu e Ă l O US le s li vres participant Ă la critique de ce courant. Ainsi, Aubin (l904) puis BouglĂ© (1 905) appuient , malgrĂ© leur raiblesse socioÂlogique, les ouvrages du nĂ©o-Iamarckicn Jcan ~Lo lli s de Lanessan (1903, 1904) , hostile au darwinisme social'". En 1906, Simiand dĂ©monle l'analyse de Niceforo (1905) qui prĂ©tendait faire « l' Ă©tudc lHl.turclle )) des ouvriers « comme la zoologie fait "Ă©lude de l' animal ou la botanique ceJle des plantes» ct imposer (l UX sciences socialcs une explicaÂti on biologique des inĂ©galitĂ©s . Simiand dĂ©nonce un e mĂ©thode qui consiste ft bâtir unc compil<ltion de seconde ou troisième main autour de prĂ©jugĂ©s non questionnĂ©s, ct il renverse aisĂ©ment l'analyse: cc sont les inĂ©galitĂ©s Ă©conoÂmiques et sociales qui produisent les diffĂ©rences physiques constatĂ©es, c'est l'anthropologie qu i a besoin des sciences sociales si cli c veut rĂ©cllement ex pliquer. Mentionnons
gradf-thm 21, 1997
enfin la recension du li vre anti-Iapougien de l ' anthropoÂlog ue belge Hou zĂ© (1906) qui permet Ă RenĂ© ChaillĂ© (1907: 203) de conclure que " l' anthroposoci ologie n'est qu ' une pseudo-science, bâtie sur des erreurs fonda ll1 en~
tales et des déductions puériles ), L'extension du regard en direction du reste du champ
intellectuel, par le biais du dĂ©pouillement des revues, p'er~ met ensuite de repĂ©rer que, par le biais des rĂ©seaux dreyfuÂsards, les durkheim iens sont Ă©galement intervenus dans d'aulres li eux. Ain si en 1902, Georges Bourgin (frère d ' Hubert Bourgin, proche collaborateur de Simiand ct d 'Halbwachs) rend compte de Der erbliche rassen und volkscharacter (Leipzig 1902) de Steinmelz dans la Revue de synthèse historique d'Henri Berr!!. L'auteur est, avec Simmel, un des sociologues allemands avec lequel les durÂkheimi,ens ont sou vent dialoguĂ©. En l 'espèce, son livre contient surtout une crit iqu e scrrĂ©e de Lapouge, C' est aussi Henri Hubert qui , en 1902, sous le pseudonyme de Henri Pierre, signe un nouveau compte rendu de L'Aryen, son rĂ´le soc ial cette fois dans la Revue historique de Gabriel Monod" . C'est en tanl que spĂ©cial iste de mytholoÂgie et d'archĂ©ologie qu'Hubert intervient pour dĂ©noncer « la fausse science ~) de Lapouge. Il note d ' abord que sa classification des races n' est pas conforme Ă celle des anthropologues de Mortillet, Topinard, Sergi et Ripley. Il montre ensuite qu ' il commet de nombreuses erreurs el imprudences dan s son hi stoire des Ary ens (v enus d ' Europe du Nord et non ct 'Asi e scIon de Lapouge), de mĂŞme que ses connaissances cn assyriologie et en linguisÂtique sont pour le moins superficielles23. Enfin « les stati sÂtiques dont il se se11 ct dont , nOLIs devons le dire d 'ailleurs, il corrige quelquefois les rĂ©sultats, par trop grossiers, ne
18. Mauss Ile semble pas avoir remfl rquĂ© gue, dans cc livre de vicilles~c , Lclourneau Ă©wjt revenu sur un point fonda mental de sa doctrine Ă©voluÂti onniste raciale : la fro ntière entre l'animali tĂ© et ]'hutnnnitĂ©. Loin de continuer II rĂ©pĂ©ter que ccl1aines races humaines vivaient ,~an s foi ni loi pratiquement comme des singes, i l Rccordait aux sociĂ©tĂ©s les plus primiÂti ves « quelques prĂ©cieuses qlHllilĂ©s morales dont l' <lbsence ou la rarc tĂ© re lative dans les races ct les sociĂ©tĂ©s moins anciennes ct très pol icĂ©es sonl assurĂ©ment très reg rettahles» (LeI Qurne<lu 1901 : 77 ). Sc I1lngeant lll ~lll iÂfcs temcnl aux thĂ©ories durkheimicnncs, il Ă©crĂŽv;l il que « le premier type social rĂ©alisĂ© par les hommes a Ă©tĂ© ~ la fo is familial ct cOll1lllU nalllai n: ; c'cst celui du clan, c'est -Ă -dire d' une pe ti te a~glolllĂ©ratioJl rĂ©publ icaine, cimentĂ©e par lmc solidaritĂ© des plus Ă©troites, C' est <lnns le sein de ces petits groupes primitifs qu 'olll du se for mer les rudiments des langues et dcs mythes; ç' est lĂ surtout que nos plus anciens ancĂŞt res ont Ă© tĂ© dressĂ©!:; Ă Iii sociabilitĂ©, Ă la moralitĂ©, lllĂŞme l' { surtout Ă l'altruisme )) (ib id. : 77) . 19. H. Hubert esti me il prĂ©selll que la question dc. I ~ race « n'est pas Ull
problème scientifique. Les rĂ©ponses diverses qui lui sont donnĂ©es ne le sont pas da\'~n t:lge ». JI ilPProUVC le sens du li vre de Jean Fanot ( 1905) muis critique son amateurisme, ses erreurs grossières (Fi l\o [ est Ull jour· na liste ). 20. Sur de Lanessan ct d ' autres biologistes hostiles au darw inisme social au tout dĂ©but du XX' sièck, (f. La Vcrgat a ( 1992). 2 1. Revue CI person nage avec lesquels les durkhe imicns cnt relicilnelll par ailleurs des relati ons de concurrence très courtoise d'anciens cHmnrades n0I111lll jens (Mucchie ll i 1 995h). 22. Le directeur de la R(!\'{ /(! Histo rique, Gabri el Monod, fuI un drcyfllÂsard jliU1iculièrelllcllt acti f (RĂ©hĂ©riollx 1976). Par aill eurs Henri Hubert, qui Ă©tait agrĂ©gĂ© d ' histoire, avait con nu Monod Ă l ' L~co lc Prllt iquc Iles Hautes [~lUd es ct avai t dĂ©jĂ publiĂ© dans sa revue en 1899. 23. Strcnsld (1987) a montrĂ© que tOllle "Ĺ“uvre myt holog ique c t tous les remarquables travnux de Hube rt sur les Celte s e t le s Germains (pub liĂ©s d:Ul S ln co llect ion d' He nri Berr) qui se poursu ivron t jusq ue dans les HUilĂ©es 1930, sont aussi des prolongements de sa cri tique des tllĂ©ories raciales.
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sont pas faites avec toute la rigueur qui serail nécessaire pour le ur donner une sign ification q uelconque » (Hu ben 1902b: 164). Les au Ires arguments sont ceux déjà énoncés dans l' Année sociolog iqlle : la race ne représente plus grand chose en anthropologie, les bases sont infimes pal' rapport aux conclusions qu' on prétend tirer.
Ă€ l'avant-garde du champ intellectuel
Après 1907, les polĂ©miques semblent s'apaiser. On ne relève plus que quelques allusions de Parodi dans son livre su r le traditi o na lis me ( 1909) e t dan s une co mm a nde anglaise de BouglĂ© (19 J(l"). Peu de choses donc. En rĂ©aÂlitĂ©, il semble bien que la crise politique passĂ©e, le proÂblème des races est co nsidĂ©rĂ© comme sinon rĂ©solu, du moins dĂ©passĂ©. Dès 1906, rappelan t les travaux des zooÂlogues d ' Espinas, de Houssay et de Vuillemin, ai nsi que les rĂ©flexions des phi losophes BouglĂ©, FouillĂ©e el KropotÂkine, ThĂ©odore Ruyssen (1906) avail titrĂ© dans la Revue du Illois sur « Le recul du darwinisme social ». Et puis surÂtout, dans le dernier volume d'avant-guerre de la revue, BouglĂ© ( 19 13a) reprochait Ă Novicow ( 1910) son simÂp li sme anti -darwinie n e t ne prenait mĂŞme plus la peine d'a((aquer de Lapouge (1909) pour son nouveau livre. De mĂŞme dans la très dreyfusarde Revue de mĂ©taphysique et de morale, le commentateur (HalĂ©vy 1) se mont ra it agacĂ© par l'insistance de Novicow el Ă©crivai t significati vement: « le darwi ni s me social n 'a pas tant d 'adeptes ni tant d'autoritĂ© qu ' il soit nĂ©cessaire de lui opposer une si copieuse rĂ©futation » (Anonyme 1910: 6). Dès les annĂ©es 1907-1 908, de Lapouge semble donc totalement isolĂ© el, de l' avis gĂ©nĂ©ral, nos sociologues y sont pour bcaucoup25. Certes, ils ne furent pas les seuls intellectuels qui s ' impliÂquèrent d ans cette affa ire26. Rares furem pourta nt les auteurs qui le firent aussi tĂ´t et aussi for tement que CĂ©lesÂtin BouglĂ©, et avec au tant de prĂ©cision et de constance que l 'Ă©quipe de l'AnnĂ©e sociologique.
Marginal en 1897, le rejet de la rac iologie deviendra couranl dans la communautĂ© socio logique, passĂ© 190 1. Seul RenĂ© Worms tardait encore Ă s'en apercevoir. Au dĂ©but de l'annĂ©e 190 1, il laissait ainsi le nietzschĂ©en anLiÂsocialis te Georges Palan le faire dans sa revue l'Ă©loge de L'Aryen de Lapouge : « l'auteur est un remarquable psyÂchologue social. [ ... ) Ses vues sur l 'esprit grĂ©gaire et sur la solidaritĂ© sont profondes. [ ... )11 y a dans ce livre plus d ' un passage qui semble ĂŞtre une transposition en langage phiÂlosophique des idĂ©es de FrĂ©dĂ©ric Nielzsche. C' est de part et d'autre la mĂŞme estime de l'individualitĂ© libre et forte, le mĂŞme mĂ©pris de la mĂ©diocritĂ© ct de la lâchetĂ© grĂ©gaire» (Palanle 1901 143). Pounant, quelques mois plus tard , le congrès de l'Institut internatio nal de sociologie - dont Worms assurait comme toujours le secrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral - consacrait une de ses sĂ©ances Ă la notion de race. Le vicux positiviste Eugène de Roberly (1901) eondamnanl fortemenl l'usage dĂ©voyĂ© de la nolion de race Ă des fin s anli sĂ©mites, la p lupart des participants Ă la di scuss ion (Cosle, De la Grasserie, Kovalewski, Novicow) s'accordèÂrent avec lui contre Ch. Limousin pour reconnaĂ®tre que la
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notion de race n' a plus grand sens en all thropologie du fait des mĂ© tissages historiques constants et clle a donc encore moins de sen s en sociologie (Collectif 19(1) . Il Ă©tail temps. Convaincu j usqu'Ă la fin de sa vic de l'importance de la biologie en matière de sociologie, Worms s'Ă©tait alliĂ© avec Letourneau et les r<lciologues de l'École d ' anthropoÂlogie, il avail soulenu jusqu 'Ă la fin de Lapouge, Ammon , C losson ct NicefoJ'O. C'est l'ensemble de cette st ratĂ©gie qu'il payait progressivement car, de l ' autre CĂ”lĂ©, l ' histoire donnait raison aux durkheimiens.
Conclusions
Au terme de l'examen de ces multiples dĂ©bats croisĂ©s que nOLIs avons tentĂ© d'analyser dans leur synchronici tĂ© et dans leurs contextes Ă la fois in tellectuel el social, il nous semble intĂ©ressant d'observer que, Ă cĂ´tĂ© de leurs convicÂtions d'hommes ct de citoyens - sans lesquelles tout ceci Ile serait pas arrivĂ© - , la lutte contre les modèles anthropoÂlogiques a cie surcroĂ®t constituĂ© pour les sociologues durÂkheimiens un quadruple enjeu:
1. Au sein mĂŞme de leur groupe, il s ont renforcĂ© de façon dĂ©cisive ulle tauLe rĂ©cen te e t encore fragile collaboÂralion en affirmant une forte cohĂ©rence scientifique autour de la doctrine de Durkheim ainsi qu' une complicitĂ© idĂ©oÂlog iq ue lraduite au plan politique dans le tlreyfusisme. Terry Clark el Philippe Besnard J' avaient dĂ©jĂ remarquĂ© il y a une vingtaine d 'annĂ©es, il [au l y insister davantage encore : Ă coup sĂ»r, il s'est ag i lĂ de l'Ă©lĂ©ment le plus dĂ©lerminanl de leur cohĂ©sion de dĂ©part.
2. Dans le champ de la discipline sociologique, ils se dĂ©marquaient de leur principal adversaire RenĂ© Worms et mo nlraient la voie pour une construction ple ine c t autoÂnOlne de la sociologie. Tandis que ce dernier avai t bâti sa slralĂ©gie de dĂ©veloppement sur la cohabilation Ă©clectique des thĂ©ories et des mĂ©thodes, accordant ainsi Ă l'anthropoÂlogie rac iale une place au mĂŞme titre que n'importe quel autre type de savoir existant, les durkheimiens se faisaient les dĂ©fen seurs de la sociologie contre des doctrines qui prĂ©tendai en t l' englober ou l'asservir thĂ©oriquement Ă l'avance.
24. Ă€ l'origine ce lexie esl un mĂ©moire envoyĂ© Ă l'universitĂ© de CamÂbridge pour le Li vre d'or composĂ© Ă l'occasĂŽon du Centenaire de la naisÂsance de Darwin (cf BouglĂ© 1909). 25 . Cf. par ex. Ruyssen (1906 : 55R) considĂ©rant le tfllv ail de BouglĂ© (1904) comme une rĂ©futation dĂ©cisive de l' anthroposociologie. 26. Manouvrier mis Ă part, rappelons les critiques exprimĂ©es par Jacques Novicow (1897) et Alfred FouillĂ©e ( 1898). Sans remettre en cause la r,ICĂŽoJogie de Lapouge, Fou illĂ©e monlrait justement le dĂ©ca lage entre les donnĂ©es Ă©lablies ct les gĂ©nĂ©nl lisalions sociologiques : « les dolichocĂ©Âphales-blonds semblent avoir plus de volonlĂ© Ă©nergique el mĂŞme vioÂlent e, une humeur plus inquiète et plus entreprenante, peut -ĂŞtre une intelligence plus inventive. Fonder tout un système historique et politique sur des donnĂ©es aUS!ii l'cu prĂ©cise!i, c' est s'aventurer beaucoup» (Fouil!Ă©e 1898: 369). Ilmontl'i\it aussi certains artifices rhĂ©toriques : « VoilĂ pour l'anthropologiste une ressource commode: vous ĂŞtes intclligellt et braÂchycĂ©phale: c'est que vous ĂŞles pseudo-brachycĂ©phale. Comment distinÂguer ici le "vrai" du "faux" '! ( ... ) {les Ă©carts stalistiques sont en rĂ©lllitĂ© min imes] Comment d(lnc se mettre martel en tĂŞte pour quclque.'i degrĂ©s de plus ou de moins duns l'indice, alors que toutes ces prĂ©tendues "lois" s'enchevĂŞtrent et s'annulent? ~> (ibid. : 369).