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GALIA ACKERMAN : Vous venez de publier un grand livre sur Alexandre Soljenitsyne, Le phénomène Soljenitsyne, chez Fayard. Vous avez suivi l’itinéraire de Soljenitsyne pendant de longues années, vous l’avez personnelle- ment connu. On disait de lui que c’était un maniaque d’organisation, un homme extrê- mement occupé dont le temps était minuté. Étiez-vous parmi les rares privilégiés qui ont eu droit à des conversations de cœur à cœur avec Soljenitsyne ? GEORGES NIVAT : Pas tout à fait. C’était un homme cordial et joyeux, qui possédait une énergie extraordinaire. Quand il décidait de consacrer du temps à un interlocuteur, il était charmant. Mais quand on a lu et relu son œuvre, comme je l’ai fait, il devient évident qu’il était investi d’une mission et programmait son emploi du temps. Cette mission, il l’avait définie encore dans sa jeunesse, et c’est cela, le plus extraordinaire. Bien sûr, il lui était arrivé des choses imprévisibles, comme la guerre et le Goulag, et il avait donc dû s’écarter de son grand projet initial pour rendre compte de sa décou- * Georges NIVAT est historien des idées et slavisant, professeur honoraire à l’Université de Genève; il est l’au- teur, notamment, de Soljenitsyne (Paris, Les Éditions du Seuil, 1980, 189 p., collection « Écrivains de tou- jours », n° 104). ** Galia ACKERMAN, spécialiste du monde russe et postsoviétique, est journaliste à Radio France Internationale, essayiste et traductrice. Elle est l’auteur, notamment, de Tchernobyl, retour sur un désastre (Paris, Buchet-Chastel, 2006). LE CHOC SOLJENITSYNE N° 37 29 Soljenitsyne, lutteur et écrivain entretien avec Georges Nivat* réalisé par Galia Ackerman** dossier

Soljenitsyne, lutteur et écrivain - Bienvenue sur le site ...est-et-ouest.fr/revue/HL037_articles/037_029.pdf · est suivie du roman le plus européen de Soljenitsyne, Le premier

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GALIA ACKERMAN : Vous venez de publier ungrand livre sur Alexandre Soljenitsyne, Lephénomène Soljenitsyne, chez Fayard. Vousavez suivi l’itinéraire de Soljenitsyne pendantde longues années, vous l’avez personnelle-ment connu. On disait de lui que c’était unmaniaque d’organisation, un homme extrê-mement occupé dont le temps était minuté.Étiez-vous parmi les rares privilégiés qui ont eudroit à des conversations de cœur à cœur avecSoljenitsyne?

GEORGES NIVAT : Pas tout à fait. C’était unhomme cordial et joyeux, qui possédait uneénergie extraordinaire. Quand il décidait deconsacrer du temps à un interlocuteur, ilétait charmant. Mais quand on a lu et relu

son œuvre, comme je l’ai fait, il devient évident qu’il était investi d’une mission etprogrammait son emploi du temps. Cette mission, il l’avait définie encore dans sajeunesse, et c’est cela, le plus extraordinaire.Bien sûr, il lui était arrivé des choses imprévisibles, comme la guerre et le Goulag, et ilavait donc dû s’écarter de son grand projet initial pour rendre compte de sa décou-

* Georges NIVAT est historien des idées et slavisant, professeur honoraire à l’Université de Genève ; il est l’au-teur, notamment, de Soljenitsyne (Paris, Les Éditions du Seuil, 1980, 189 p., collection « Écrivains de tou-jours », n° 104).

** Galia ACKERMAN, spécialiste du monde russe et postsoviétique, est journaliste à Radio France Internationale, essayisteet traductrice. Elle est l’auteur, notamment, de Tchernobyl, retour sur un désastre (Paris, Buchet-Chastel, 2006).

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Soljenitsyne, lutteur et écrivain

entretien avec Georges Nivat*

réalisé par Galia Ackerman**

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verte existentielle et payée d’années de camp, celle du sous-sol de l’utopie – le Goulag.Mais le grand projet formé dès sa jeunesse consistait à chercher la vérité sur la révolu-tion russe. Il voulait répondre en détail à la question: qu’est-ce qui s’était produit enRussie en 1917, qu’est-ce qui avait causé la révolution bolchevique ?Ceux qui ont lu attentivement ses Mémoires (je crois que son Grain tombé entre lesmeules est l’un de ses livres les plus forts, je le compare volontiers avec Passé et médita-tions d’Alexandre Herzen, par son style, par son énergie) comprennent quel hommeil était.

G. A. : Vous comparez Soljenitsyne à Herzen. Personnellement, il m’a toujours sembléqu’il était, par certains côtés, plus proche de Dostoïevski.

GEORGES NIVAT : Récemment, j’ai participé à une conférence d’hommages àSoljenitsyne organisée à Moscou, sous les auspices de sa veuve, Natalia Dmitrievna.J’ai parlé du lien entre l’éthique et l’esthétique chez Soljenitsyne, qui en fait un écri-vain européen. Aujourd’hui, on a tendance en Russie à considérer Soljenitsynecomme un grand écrivain purement russe, une sorte de fierté nationale. Mais il étaitquand même un écrivain très européen. C’est pour cela que je pense davantage àHerzen qu’à Dostoïevski.Si vous prenez les circonstances de vie des deux écrivains, Soljenitsyne et Dostoïevski,en effet, il y a des ressemblances. Mais leurs destins de créateurs sont très différents.Après le bagne, Dostoïevski a écrit ses Notes de la maison des morts suivi des Carnetsdu sous-sol. Mais son anthropologie nouvelle s’exprime surtout à travers ses cinqgrands romans.

Quant à Soljenitsyne, il construit d’abord une énorme cathédrale littéraire dont lefondement est une courte nouvelle, Une journée d’Ivan Denissovitch. Cette nouvelleest suivie du roman le plus européen de Soljenitsyne, Le premier cercle et, bien sûr, deL’Archipel du Goulag. Et ensuite, dans le cycle La roue rouge, il se penche sur l’histoirerusse, en essayant de comprendre quand et pourquoi la Russie a dévié de son cheminnaturel. En cela, il continue la lignée d’Herzen et surtout celle des auteurs des Jalons(1909) un recueil dont les auteurs étaient des grands intellectuels d’avant la révolu-tion, comme Nicolas Berdiaev. Un des personnages de La roue rouge, l’Astrologue, quijoue un grand rôle, est d’ailleurs présenté comme un des auteurs du recueil. Lerecueil dissident de 1974, Des voix sous les décombres, dont il fut l’initiateur, prolongeégalement la réflexion de Nicolas Berdiaev, Sergueï Boulgakov ou Semion Frank.

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Pour comprendre la révolution russe, Soljenitsyne a avalé un Himalaya de sources, ycompris des montagnes de manuscrits obtenus de l’émigration russe. Comme c’étaitun énorme travailleur, il a tout intégré, classé et organisé en « nœuds ». Mais on nepeut pas dire qu’il a réussi à répondre aux questions « qui, pourquoi, comment ». Etc’est cela qui est extraordinaire. Chez lui, l’évolution allait dans un sens inhabituel :un prophète se transforme, graduellement et péniblement, en historien. Cette trans-formation affecte son style qui change également : ses Mars 1917 et Avril 1917 sontdes œuvres assez avant-gardistes dont le style est radicalement différent de celui deL’Archipel du Goulag. Cette approche découle de sa tentative de trouver la clé desévénements, et le caractère fragmentaire de la narration correspond à celui, frag-mentaire lui aussi, des événements, de cette révolution qu’il suit jour après jour,heure après heure, dans les rues de Petrograd. Dans son discours Nobel, Soljenitsynecite Camus qui développait l’idée platonicienne du lien entre le bien, la vérité et labeauté. Car il cherchait ce lien, et son désarroi d’historien face à cette recherche aengendré ce style.

G. A. : Je n’aurais jamais pensé que Soljenitsyne avait le projet d’écrire sur la révolu-tion russe depuis ses plus jeunes années. Pour moi, c’était plutôt l’aboutissementlogique de son travail sur le Goulag. Quand on voit ce système du crime à l’échelleindustrielle qu’était le Goulag, n’a-t-on pas envie de comprendre si c’était une dévia-tion ou plutôt la logique même du régime bolchevique? En tout cas, ce n’est pas unetâche facile que de lire l’ensemble de son œuvre.

GEORGES NIVAT : La lecture de l’œuvre entière de Soljenitsyne est une occupationpassionnante. Il est vrai que le volume est tel que peu de gens se livrent à cet exercice,car son énorme massif de textes n’est pas divisé, comme chez Balzac, en romans quipeuvent se lire chacun indépendamment du reste. Cependant, on peut le comparer àBalzac par son ambition d’une œuvre globale.

G. A. : Une tragédie humaine, après une Comédie humaine…

GEORGES NIVAT: En effet. Et puis, si on le lit en entier, on est subjugué par ce passagedu prophète qui ressent une élévation de l’âme au Goulag, à travers la souffrance, àl’historien qui observe un minable remue-ménage politique et intellectuel, aboutis-sant dans la Roue rouge à la Déraison, et à la Révolution.

G. A. : Pour vous, qu’est-ce qui est le plus important dans le Phénomène Soljenitsyne?

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GEORGES NIVAT: Je pense que c’est la fusion entre le lutteur et l’écrivain. L’Archipel duGoulag restera une œuvre majeure du XXe siècle, parce que c’est une sorte d’encyclo-pédie de ce que fut la violence et la soumission dans le plus grand système carcéral duXXe siècle. Mais L’Archipel est aussi un livre très original, un livre sui generis.C’est une confession, dans la tradition de celle de saint Augustin, de l’hommeSoljenitsyne qui avoue ses péchés et ses faiblesses. En général, les ennemis deSoljenitsyne cherchent, précisément dans ce texte toutes ses faiblesses et ensuite lesprésentent comme si c’étaient eux qui les avaient découvertes. Mais c’est égalementde l’histoire orale, très à la mode dernièrement, fondée sur près de 250 témoignagesque Soljenitsyne a rassemblés auprès des gens qui s’étaient spontanément présentés àlui après la publication d’Une journée d’Ivan Denissovitch. Pour les rencontrer, pourrecueillir ces témoignages, il a voyagé à travers le pays entier. Et puis, c’est aussi unpoème à l’âme humaine.Car Soljenitsyne pose une question essentielle : la violence institutionnelle instauréepar la révolution bolchevique – se réclamant des Lumières et liée à l’idée du progrès,qui s’appuie sur Hegel et non seulement sur Marx – cette violence peut-elle dégraderl’homme de façon définitive ou bien est-elle une occasion pour l’âme humaine de se« décourber », de se sauver? C’est le problème posé par toute la littérature sur lafabrique de l’inhumain, que ce soit Varlam Chalamov, Elie Wiesel ou Primo Lévi. Etla réponse de Soljenitsyne est : « Oui, la prison nous sauve », qui est une expressionvenue droit de l’apôtre Paul. Mais évidemment, il sait tout ce qu’on peut lui objecter(et qu’il s’objecte à lui-même dans L’Archipel), car des milliers de gens ont étédégradés par la prison et le camp. Et c’est cela, l’essentiel de sa polémique avecChalamov qui, malgré quelques hésitations (il y a aussi des exemples du sauvetaged’âme dans le monde terrible qu’il dépeint), soutient l’autre thèse.

G. A. : C’est donc L’Archipel du Goulag qui est pour vous l’œuvre principale deSoljenitsyne?

GEORGES NIVAT : J’ai déjà dit que L’Archipel et tout ce qui lui a précédé formentcomme une cathédrale littéraire. Mais l’unicité de Soljenitsyne consiste dans le faitd’avoir construit une deuxième cathédrale, celle de La roue rouge. C’est là qu’ildevient un historien doté d’une capacité de travail phénoménale. Pour nous, les cher-cheurs, il est difficile de remettre les pieds dans ses traces, parce qu’il a tellementcheminé dans la bibliographie. Il m’a d’ailleurs un peu aidé, en me donnant des indi-cations dans les échanges épistolaires que nous avons eus. On a grâce à lui une visionextraordinaire de la révolution avec des portraits vivants, avec des moments très forts,

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comme par exemple l’un des premiers assassinats dans les rues de Petrograd, celui del’amiral Nepenine, brossé en noir et blanc. Il verse également dans le didactisme, cequi rend la lecture parfois difficile, son projet inachevé a demandé plus de 6 600pages, alors qu’il s’est arrêté au quatrième « nœud », sur les douze ou quinze qu’ilavait conçus.

G. A. : J’aimerais revenir à l’énorme différend entre Soljenitsyne et Chalamov pour quil’expérience des camps est entièrement négative, mauvaise, dont un être humain n’a rienà tirer. Pour Soljenitsyne, comme pour Dostoïevski, cette même expérience« rédemptrice » provoque non seulement une plongée dans la religion orthodoxe, maisaussi la haine de la révolution et le tournant vers un certain conservatisme. On doit àDostoïevski Les possédés, alors que Soljenitsyne s’est mis à prôner le retour au mode devie traditionnel russe et le refus de la démocratie occidentale, tout en donnant sa cautionau régime russe actuel. Pour lui, c’était un régime conservateur censé rétablir le cours del’histoire interrompu par la révolution bolchevique. Adhérez-vous à cette analyse?

GEORGES NIVAT: Pas du tout. Premièrement, pour moi, le retour à la religion est libé-rateur, le christianisme est libérateur. Et je pense qu’il l’était aussi pour Soljenitsyne. Jene veux pas dire qu’il n’y ait pas eu de formes de christianisme qui ont asservi desconsciences. Mais qui va au fond du christianisme trouve la libération. Je ne peux pasparler de la foi de Soljenitsyne, car nul ne peut sonder la foi ou le cœur d’un autrehomme. Mais on peut parler, en effet, du phénomène religieux dans son œuvre, parexemple, dans le chapitre « L’âme et les barbelés » de L’Archipel du Goulag. Et en denombreuses pages de La roue rouge.Et puis, il n’a pas lutté pour revenir au conservatisme, je vous assure. Lui, qui étaitcontre l’impérialisme russe bien avant l’écroulement de l’Empire soviétique, lui quifait un portrait tellement sévère de Nicolas II, il était plutôt pour un développementnaturel de la Russie, c’est-à-dire contre le mensonge. Dans La roue rouge, il scrute lesgens pour voir le moment où le mensonge commence à l’emporter sur la parolevraie. Thucydide parle d’un moment néfaste où les mots changent de sens, et c’est cemoment que Soljenitsyne essaie de repérer, avec la difficulté propre à tout historienqui cherche les limites d’un phénomène énorme, comme la révolution. Il brosse unegalerie de portraits extraordinaires, des hommes politiques comme AlexandreGoutchkov, un « Octobriste », partisan d’une monarchie constitutionnelle, ministrede la guerre compétent en 1917 ou Milioukov, fondateur du parti constitutionnaliste-démocrate, opposant notoire et ministre des Affaires étrangères en 1917, Lénine, àZurich et de retour en Russie, Trotski qui rentre, lui aussi, mais un peu plus tard que

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Lénine, et aussi des généraux, des officiers, des soldats, des ouvriers, des ingénieurs,des paysans, des coopérateurs, des prêtres, des bolcheviks, comme Chliapnikov, dontle portrait est étonnamment sympathique, bref une foule immense de personnageshistoriques, beaucoup plus que de personnages fictionnels – et tous, grands ou petits,composent l’énorme mosaïque de La roue.

Quant à ses positions politiques après son retour, (il est rentré en Russie en 1994 etnon en 1991, parce qu’il voulait achever son œuvre), évidemment, il a jugé sévère-ment (à mon avis, trop sévèrement) le chaos des années 1990. Certaines de ses posi-tions des années 2000 m’ont étonné, comme par exemple son appel au retour de lapeine de mort qui d’ailleurs n’a pas été suivi par le pouvoir russe. Il a eu des points derencontre avec la direction russe pour ce qui était de mettre fin à l’anarchie ou deretrouver un sens historique à la Russie. En même temps, il s’est exprimé contre leretour à l’hymne soviétique de Mikhalkov, bref, on ne peut dire qu’il y a eu uneadéquation totale entre lui et le pouvoir.

G. A. : En fait, c’est l’essai Deux cents ans ensemble, et non son soutien de la guerre enTchétchénie ou son appel au rétablissement de la peine de mort (qui n’est pas abolie,mais temporairement suspendue) qui a provoqué le plus grand tollé dans les cercles del’intelligentsia française. Certains ont accusé l’écrivain carrément d’antisémitisme.J’aimerais que vous me donniez votre analyse de ce livre.

GEORGES NIVAT: Non, ce n’est pas un livre antisémite, parce que Soljenitsyne n’étaitpas antisémite. Il y a pour le prouver ses portraits magnifiques de jeunes poètes juifsenfermés dans le Goulag, ses notes de lectures sur le poète Naoum Korjavine, sur lepoète David Samoïlov, et bien d’autres exemples. Quant au livre Deux sièclesensemble, c’est un livre qui tente de faire une histoire des rapports entre les Juifs et lesRusses. Je reconnais que Soljenitsyne est moins historien dans ce livre que dans Laroue rouge. Beaucoup de son information provient de L’Encyclopédie juive Brockhauset Efron (1906-1913), il y a beaucoup trop de citations. Mais c’est néanmoins un livrepassionnant pour qui ne connaît rien sur cette question, depuis les rapports deDerjavine sur le problème juif au XVIIIe siècle jusqu’à l’alyah en Israël de Juifs sovié-tiques. Je trouve un défaut à ce livre: Soljenitsyne a sous-estimé le mouvement desgrands écrivains, des grands représentants de la culture russe, comme Korolenko,Soloviov, Tolstoï, Leskov, qui ont combattu pour abolir le statut spécial des Juifs dansl’ancien Empire. Ce thème est également abordé dans La Roue rouge où Soljenitsynesouligne que la première Douma n’a pas voulu se saisir de la question juive. D’une

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façon générale, il se cantonne à l’histoire institutionnelle et politique et, curieuse-ment, n’inclut pas l’histoire culturelle.

On comprend quel est le fond du problème pour Soljenitsyne en lisant l’épilogue deDeux cents ans ensemble. Pour lui, il y a deux peuples élus, le peuple juif et le peuplerusse. Le peuple juif est le peuple élu, il le connaît par la Bible et il le dit. Le peuplerusse est pour lui également un peuple élu, mais à la façon du poète FiodorTioutchev, c’est-à-dire élu par ce chemin de la souffrance qu’il a parcouru. On voitchez Soljenitsyne presque une sorte de jalousie d’un peuple élu vis-à-vis d’un autrepeuple élu, mais en aucun cas ce sentiment ne devient mauvais, comme chezDostoïevski (pour disculper Dostoïevski, je dirai qu’il avait des sentiments xéno-phobes à l’égard de beaucoup de peuples). Chez Soljenitsyne, je ne sens pas de xéno-phobie à l’égard des Juifs et je peux le démontrer par des centaines de citations.

G. A. : Personnellement, j’ai plutôt l’impression que Soljenitsyne avait une attitudepassionnelle à l’égard des Juifs, comme beaucoup de Russes, comme Vassili Rozanov,par exemple. Je reprocherais à Soljenitsyne de considérer les Juifs comme un peuple aumême titre que le peuple russe, alors que c’est discutable en soi, et en plus, les Juifsémancipés, devenus révolutionnaires, étaient aussi opposés aux Juifs traditionnels queles Russes révolutionnaires l’ont été vis-à-vis de leurs prêtres.

GEORGES NIVAT: Dans sa perception du peuple juif en tant que peuple, Soljenitsynefut influencé par le comportement des Juifs soviétiques qui, dès les années 1970,réclamaient pour eux le droit d’émigrer, alors que les autres peuples de l’URSS, à l’ex-ception des Allemands ethniques, ne jouissaient pas de ce droit. Il a même eu unepolémique à ce sujet avec l’académicien Sakharov. Mais je suis d’accord avec vous:cette notion du peuple juif est discutable et exagérée. Ainsi, Boris Pasternak est ungrand poète russe d’origine juive et non un Juif.

G. A. : Cette affaire ternit pourtant la perception de Soljenitsyne en Occident etnotamment en France, au point de dévaloriser son œuvre.

GEORGES NIVAT : Là, c’est notre primitivisme français. C’est notre idéologie dedonneurs de leçons. C’est nous, les Lumières. Je trouve que l’attitude d’une certaineintelligentsia française est très réductrice. Soljenitsyne avec son idée de liberté deconscience avant toute autre liberté, exprimée notamment dans sa Lettre aux diri-geants, lui déplaît. Il faut rappeler à cette intelligentsia que Soljenitsyne est un

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immense écrivain. Relisez ses textes bondissant d’énergie, de joie de vivre, de libéra-tion, et vous verrez qu’il n’est pas tel que vous le représentez.C’est vrai qu’il a peut-être vécu trop longtemps. Il n’est pas le premier à s’enfermer àla fin de sa vie, pour des raisons de santé, mais cette image d’un starets émacié est cellede ses dernières années, alors que, plus jeune, c’était un « homme plein d’allant, dejeunesse, de bonheur, un homme inimaginable », comme le dit Anna Akhmatova. Unconquérant énergique, un stratège remarquable et un tacticien infatigable dans soncombat contre la tyrannie communiste.Souvenez-vous de ses premières émissions avec Bernard Pivot ! La toute première,j’en faisais partie, c’était en 1974, quand il venait d’arriver en Occident, après avoirgagné sa bataille contre le pouvoir soviétique. Il était superbe, plein de force, un vraiathlète. Quand Jean Daniel lui dit : « Écoutez, Alexandre Soljenitsyne, vous n’allez pasnous faire un trop grand éloge de nous, avec tous nos péchés! », il bondit : « Avecvotre colonialisme, vous voudriez que je fasse votre éloge? Le colonialisme est ungrand péché ». Regardez ces entretiens qui viennent de paraître en DVD chezGallimard, vous verrez quelle figure colossale il était.

G. A. : J’aimerais vous poser une toute autre question. Soljenitsyne voulait retournerdans son pays comme un prophète, mais il y a été marginalisé et ses enseignements etses prophéties n’ont pas joui d’un grand succès de son vivant. Or, après le décès deSoljenitsyne, le président Medvedev a signé un décret rendant obligatoire l’étude deson œuvre à l’école et à l’université. Vous venez vous-même de participer à une séanced’hommages à l’écrivain à l’Académie des sciences. À votre avis, qu’est-ce que la Russieactuelle retient de l’œuvre de Soljenitsyne?

GEORGES NIVAT: Il a refusé de jouer un rôle politique. Selon divers témoignages, beau-coup de gens, quand il est revenu, voulaient qu’il joue un tel rôle. Mais ils se sontheurtés à un refus, car Soljenitsyne se voulait écrivain, il était lutteur par l’écriture. Etquand on voit tout ce qu’il a écrit, et le temps qu’il y a consacré, en travaillant parfoisjusqu’à dix-sept heures par jour, jusqu’à l’hallucination, on comprend cette ambition.Il était Écrivain.Bien entendu, aujourd’hui, comme pour tout en Russie, il y a une tendance à lemuséifier, et la muséification, la momification est une mauvaise chose. À l’école, toutdépendra de l’instituteur, bien entendu. On refait des manuels en Russie. Certainssont horriblement simplistes et réactionnaires, mais Dieu merci, l’instituteur restelibre dans sa classe.Soljenitsyne a des lecteurs, mais ce qui compte, c’est qu’il y ait de nouveaux lecteurs,

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des jeunes. Ces jeunes ne connaissent plus le contexte soviétique, et il est d’autantplus important qu’ils lisent Soljenitsyne dont l’œuvre est universelle. J’imagine unjeune qui découvre Le premier cercle, ce roman que je compare à La Montagnemagique de Thomas Mann. Pour moi, le dialogue entre Roubine et Sologdine, c’estun dialogue européen sur la violence et le progrès. Ce roman est vivant, il conserve sagrandeur, il faut seulement qu’on puisse le trouver en librairie, dans des biblio-thèques, et pas seulement sur Internet où toute l’œuvre de Soljenitsyne est accessible.Actuellement on le trouve.

G. A. : Soljenitsyne, pour vous, restera en quelque sorte présent en Russie, indépen-damment du pouvoir?

GEORGES NIVAT: C’est l’évidence, comme Tolstoï et Dostoïevski qui ont survécu à tousles régimes, y compris l’asservissement soviétique. Le pouvoir essayera de le mettre àson service, cela paraît évident. Mais l’œuvre de Soljenitsyne dit aussi beaucoup dechoses contre le pouvoir, car il était un dissident, comme l’était Tolstoï. Tolstoï a étéautorisé sous le régime soviétique, et il y avait des préfaces marxisantes à son œuvre,et il y avait le fameux texte de Lénine « Tolstoï en tant que miroir de la révolutionrusse ». Seulement, cela ne changeait rien: les gens lisaient Tolstoï et étaient libéréspar Tolstoï, s’ils le lisaient bien. Les grands textes ont ce pouvoir libérateur, quels quesoient les préfaces ou les commentaires. Je pense que Soljenitsyne va rester, toutcomme Pasternak avec son Docteur Jivago, Chalamov avec ses Récits de la Kolyma. Cesont de véritables monuments littéraires.

G. A. : Quid des articles ou des discours de Soljenitsyne?

GEORGES NIVAT: Quand un grand écrivain écrit ce qu’on appelle en russe poublitsis-tika (des articles à caractère politique et polémique), il se simplifie forcément lui-même, comme c’est le cas de Dostoïevski dans son Journal de l’écrivain. Ce journal estextrêmement simplifié par rapport à la polyphonie de ses grands romans. Mais sesarticles sont passionnants quand même, comme le sont ceux de Soljenitsyne, à condi-tion de les lire avec les grands textes où les personnages ont leur liberté. Ce sont cesgrands textes qui vont sauver Soljenitsyne de la muséification.

G. A. : Vous avez mentionné la critique des Lumières par Soljenitsyne. On se souvientqu’il est venu en Vendée pour commémorer, avec Philippe de Villiers, le 200e anniver-saire de la rébellion vendéenne, ce qui lui a été beaucoup reproché. Quelle était la

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perception des Lumières – dont se réclamait la Révolution française – parSoljenitsyne? Pensait-il que les Lumières n’étaient pas très lumineuses, mais porteuses,au contraire, de la terreur future, au nom du bien de l’humanité?

GEORGES NIVAT: Dans plusieurs de ses textes à consonance philosophique ou théolo-gique, il se prononce clairement contre les Lumières. Pour lui, la Renaissance étaitpour l’Europe le moment de la perte de Dieu, le moment où l’homme s’est mis aucentre (c’est cela, le sens de l’humanisme) au lieu de se mettre sous le regard de Dieu.Et à partir de ce moment-là, l’homme aurait perdu une sorte de vraie voie du déve-loppement humain. Telle est sa thèse que je ne partage pas, et bien naturellement, elleest bien moins subtile que la polyphonie de ses romans. C’est toute la différence entrel’écrivain et le publiciste.

Quant à la Vendée, c’est un exemple où les Lumières ont abouti à des massacres demasse. Est-ce que les gens qui critiquaient la venue de Soljenitsyne en Vendée iraientjusqu’à justifier les massacres de septembre 1993 et plus généralement, toutes les infa-mies commises sous la Révolution française ? Pour Soljenitsyne, la Vendée faisaitpenser à la résistance paysanne de la région de Tambov en 1920-1921, et d’ailleurs,plusieurs héros de La roue rouge sont liés au soulèvement de Tambov. En clair, ilvoyait dans la répression du soulèvement populaire en Vendée un pouvoir jacobintyrannique à l’œuvre comme plus tard le pouvoir bolchevique. Tous les deux seproclament libérateurs et tous les deux organisent le massacre d’une région paysannerévoltée.

G. A. : Quelle est pour nous, les Occidentaux, la plus grande leçon de Soljenitsyne?

GEORGES NIVAT : C’était un homme qui en rien ni jamais ne s’est laissé dicter sesopinions. Il a commencé comme un jeune marxiste, tout en ayant eu une mèrepieuse. Par sa mère, il était d’une famille riche, il était donc du mauvais côté social,cela pouvait se terminer mal, mais il vivait de façon très modeste, avec cette mère quigagnait peu. Il a finalement eu une adolescence assez heureuse, à Rostov-sur-le-Don,où il a fait des études universitaires. Il était un jeune komsomol, mais d’emblée, ilsentait le mensonge. Les premiers grands procès, comme celui du Parti Industriel,suivis des procès truqués de la deuxième moitié des années 1930, lui mettent « unepuce à l’oreille ».Ensuite, il y a eu l’armée, la guerre. Il a combattu avec courage, il a été décoré, mais ila mené une correspondance où il développait l’idée d’une nouvelle liberté qui s’épa-

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SOLJENITSYNE, LUTTEUR ET ÉCRIVAIN

nouirait après la guerre. Comme toutes les lettres étaient lues par la censure militaire,il a été envoyé au Goulag, et ce fut sa véritable école. Car au Goulag, il a rencontré destas de gens venus de partout, de tous les horizons, de gens simples et savants. C’est cetapprentissage qui l’a formé, qui a provoqué la « décourbure » de son âme, parce qu’ilétait un homme qui allait droit. Et c’est ce qu’on sent dans son œuvre. Son contexte adisparu, le pouvoir soviétique a disparu, mais l’esprit de cette lutte, son énergie, sapoésie restent intacts. Chez nous, nous n’avons pas tellement d’équivalent de cettedroiture. Soljenitsyne a refusé de rencontrer Jean-Paul Sartre quand Sartre est venu àMoscou, ce Sartre devenu stalinien après la mort de Staline.

G. A. : Si on peut résumer par une phrase, la grande leçon morale de Soljenitsyne, qui aune valeur universelle, c’est de ne pas vivre dans le mensonge. C’est ce à quoi il avaitappelé les dirigeants soviétiques.

GEORGES NIVAT: Absolument. Le plus extraordinaire, c’est que ce refus du mensongedans sa vie est aussi un refus du mensonge dans son œuvre, qui le conduit à changerde poétique de façon fondamentale en passant d’une cathédrale d’écriture à l’autre.C’est cette espèce d’énorme honnêteté avec soi qui m’a passionné, et c’est ce que j’es-saie de démontrer dans mon nouveau livre.

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