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Son irrésistible patron - Des voeux si précieux (L'empire ...ekladata.com/.../EBOOK_Son_irresistible_patron_-_Des_voeux_si_p.pdf · Donc pas question de laisser un détail comme

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—MademoiselleChase,vousvoulezbienvenirdansmonbureau?Entendant la voix de M. Beaumont dans l’interphone, Serena faillit laisser échapper un cri de

surprise,puisellerepritpeuàpeuconsciencedel’endroitoùellesetrouvait.Parquelmiracleétait-ellearrivéeaubureau?Ethabilléequiplusétait !Sielleportaitsonpetit

tailleurhabituel,ellenegardaitenrevancheaucunsouvenirdel’avoirenfilécematin.Elleportalamainàsescheveux.Rienneclochaitapriori.

Oui,toutsemblaitnormal.Saufqu’elleétaitenceinte.Etcelan’avaitriendenormal.Onétaitlundi,elleenétaitàpeuprèssûre.Ellejetauncoupd’œilàl’horlogedesonordinateur:

9heures.Evidemment.L’heurenormalepoursaréuniondumatinavecChadwickBeaumont,présidentetP-DGdesBrasseriesBeaumont.ElleavaitéténomméeassistantededirectiondeM.Beaumontseptansplustôt,aprèsuneannéedestagedansl’entrepriseàdifférentspostes,dontunauxressourceshumaines.Etellepouvaitcomptersurlesdoigtsd’unemainlesfoisoùilsavaientratécerendez-vousdulundià9heures.

Doncpasquestiondelaisserundétailcommeunegrossessesurpriseinterférerdanscetteroutine.Aprèstout,iln’yavaitpasdequoienfaireunplat!Sonmondeavaitsimplementbasculésurson

axe.Tout s’expliquait. Il ne s’agissait pas d’un petit coup de fatigue, comme elle le croyait, ni d’un

vulgaire épisode de stress. Elle n’était pas non plus la cible d’unméchant virus.Non. Et selon toutevraisemblanceelleétaitenceintededeuxmoisetdeuxoutroissemaines.Forcément,puisquec’étaitàcemoment-làqu’elleavaitcouchépourladernièrefoisavecNeil.

Neil.Elledevaitabsolument lemettreaucourant.Ilavait ledroitdesavoir,mêmesiellen’avaitaucuneenviedelerevoir.D’êtrerejetée,unefoisdeplus.Maislasituationétaitgraveetsesétatsd’âmepassaientausecondplan.Quellegalère.

—MademoiselleChase?Unproblème?LavoixdeM.Beaumontretentitànouveaudansl’interphone,autoritaire,maissansagressivité.Elleappuyasurlebouton«on».—Non,monsieurBeaumont.Justeunpetitretard.J’arrivetoutdesuite.Elleétaitaubureauavecuntravailàfaire,dontelleavaitbesoin,aujourd’huiplusquejamais.ElleexpédiaunpetitmailàNeil,luidisantqu’elledevaitluiparlerauplusvite,puisellepritsa

tabletteetpoussalaportedubureaudeChadwickBeaumont.

Chadwickétaitlequatrièmedunomàdirigerlabrasserie,etcelasevoyait.Ilrégnaitdanslapièceuneatmosphèredatantdudébutdesannées1940,peuaprèslalevéedelaProhibition,lorsquesongrand-père, JohnBeaumont, avait fondé sa petite entreprise.Des panneaux en acajou, ultra-brillants à forced’êtrecirésdepuistantd’années,recouvraientlesmurs,saufceluidufond,occupéparunimmensemiroirau-dessusd’uncomptoir,lebar.Enfin,d’épaisrideauxdeveloursgrispendaientauxfenêtressurmontéesdecadresenboissculptéretraçantl’histoiredelacompagnie.

La tablede réunion avait été conçue surmesure.Elle avait lu quelquepart que lemeuble était sigrand,silourd,queJohnBeaumontavaitdûserésoudreàlefaireréalisersurplace,lesportesétanttropétroitespourqu’ilrentredanslapièce.Justeenfacesetrouvaitunetablebasseentouréededeuxfauteuilsencuiretd’uncanapédestylerustique.Lalégendevoulaitquecettetablebasseaitétéfaiteàpartirdelaroue du chariot conduit par Philipe Beaumont, lors de sa traversée des Grandes Plaines dans lesannées1880,chariottirépardeuxpercherons.Sadestination,Denver.Sonobjectif,fonderunebrasserie.

Serena adorait cette pièce, son opulence, ses murs chargés d’histoire. Autant de choses qui luiavaienttoujoursfaitdéfaut.Lesuniquesconcessionsauvingtetunièmesiècleétaientl’ordinateuretunetélévision.Surladroite,presquecachéeentrelebaretlabibliothèque,uneportemenaitàunesallederepos.EllesavaitqueChadwickyavaitfaitinstalleruntapisdecourseetd’autresappareilsdefitness,ainsiqu’unedouche.

Sielleétaitaucourant,c’étaituniquementparcequ’elleavaiteulesfacturesentre lesmains.Carellen’avaitjamaismislespiedsdanscettepièce,exclusivementréservéeàChadwick.Pasuneseulefoisenseptans.

Cebureauavaittoujoursétéunesourced’inspiration,pourelle.Uncontrepointparfaitàl’extrêmepauvretéquiavaitmarquésonenfance.Ilreprésentaittoutceàquoielleaspirait,lasécurité,lastabilité,lasérénité.Autantdebutsqu’elles’étaitfixés.Elleaussipourraitaccéderà toutescesbelleschosesàforcedetravail,deloyautéetdevolonté.Bon,peut-êtrepasàautantdeluxe,maismieuxentoutcasqueleschambresminablesdemotelsoulescamping-carsmiteuxdanslesquelselleavaitgrandi.

Chadwickétaitassisàsonbureau,leregardrivésurl’écrandesonordinateur.Ellelesavait,ellenedevraitpasl’appelerainsi,parsonprénom.Tropfamilier.Troppersonnel.M.Beaumontétaitsonpatron.Iln’avaitjamaiseuungestedéplacéenverselle,neluiavaitjamaissuggéréderesterlesoirtravaillersur un projet qui n’existait pas, encoremoins proposé de l’accompagner unweek-end à une pseudo-conférence.

Elle s’investissait sans compter dans son rôle d’assistante, ne se plaignait pas des heuressupplémentaires.Bref,ellefaisaitdubontravailetill’enrécompensait.Pourellequiavaitétéjadisunefillettenemangeantqu’unefoisparjour,àlacantinescolaire,etencoreparcequec’étaitgratuit,sevoirgratifiéed’uneprimededixmilledollarsetd’uneaugmentationdesalaireannuelledehuitpourcent,cequ’elleavaitobtenuaprèssondernierentretiend’évaluation,tenaitdumiracle.

Cen’étaitunsecretpourpersonne,ici.Toutlemondesavaitqu’elleiraitjusqu’auboutdelaTerrepourcethomme.Cequelesgenssavaientmoins,c’étaitqu’ellel’avaittoujoursadmiréunpeuplusquepour ses seulesqualitésprofessionnelles.CarChadwickBeaumontétait terriblement séduisant.Grand,sportif,cheveuxblondscendrés, toujoursbiencoupés.Ilfaisaitpartiedeceshommesquivieillissaientcommelesgrandsvins,ensebonifiantaufildesans.Ellesesurprenaitparfoisàledévorerdesyeux.

Maiscetteadmirationrestaitbienenfouie.Elleavaituntravailintéressant,bénéficiaitdenombreuxavantages, elleneprendrait certainementpas le risquede toutperdreen faisantquelquechosed’aussistupidequedetomberamoureusedesonpatron.ElleétaitrestéeneufansencoupleavecNeil.Desoncôté, Chadwick avait lui aussi était marié. Ils travaillaient ensemble. Leur relation était strictementprofessionnelle.

Une chose était sûre, cette grossesse allait changer bien des choses. Et si avant elle avait déjàbesoin de ce travail, comme de l’assurancemaladie qui allait avec, cet emploi était aujourd’hui une

nécessité.Elles’assitcommeàsonhabitudesurl’undesdeuxfauteuilsfaisantfaceaubureaudeChadwicket

allumasatablette.—Bonjour,monsieurBeaumont…Oh!bonsang,danslapanique,elleavaitoubliédevérifiersielles’étaitmaquillée,cematin.Trop

tard.Acestade,iln’yavaitplusqu’àespérerqu’ellen’aitpaslesyeuxd’unratonlaveur.—MademoiselleChase,répondit-ilenguisedebonjour.Son regard s’arrêta quelques secondes pour la dévisager, puis il baissa à nouveau les yeux sur

l’écrandesonordinateur.Unangepassaetelleretintsonsouffle.—Toutvabien?demanda-t-il.Non. Elle ne s’était jamais sentie aussi mal de toute sa vie d’adulte. La seule chose qui lui

permettaitdetenir lecoup,c’étaitdegarderenmémoirequ’elleallaitbeaucoupmoinsbien,enfant,cequinel’avaitpasempêchéedesurvivre.

Etiln’yavaitpasderaisonqu’ellenesurmontepasçaaussi.Dumoinsl’espérait-elle.Alors,ellerelevafièrementlementonetarborasonplusbeausourire.

—Jevaisbien.Commeunlundi,vousconnaissezlachanson…Chadwickserenfrognaetrevintàlacharge.—Vousêtessûre?Elle détestait lui mentir. En réalité, elle ne supportait pas le mensonge. Elle avait eu son lot

récemment,avecNeil.—Toutfinittoujourspars’arranger…Elledevaits’accrocheràsonmantra.Grâceàsoncourage,sadétermination,elles’étaitsortiedela

misère.Elleneselaisseraitpasdétournerdesoncheminàcaused’unimprévu.Unbébésurprise.Ilcontinuadelafixerdurantdelonguessecondes,avantderenoncer.—Biensûr.Alors,qu’avons-nousauprogramme,cettesemaine,endehorsdesréunionshabituelles

quineserventqu’àbrasserdel’air?Ellesouritàcettenoted’humour,clind’œilàsaprofession.Chadwickavaituncertainnombrede

réunionshebdomadairesaveclevice-présidentetlescadresdelasociété,leplussouventàl’heuredudéjeuner.Ilétaittrèsimpliquédanssonentreprise,unvéritablehommedeterrain.LetravaildeSerenaconsistaitàs’assurerqued’autresrendez-vousn’interfèrentpasavecsonprogramme.

—Vous avez une réunion mardi à 10 heures avec vos avocats pour réfléchir à un accord. J’aidéplacévotrerendez-vousavecMatthewcejour-là,enfind’après-midi.

Elle luirappelaquelesavocatsvenaientpouruneénièmetentativedeconciliationaveccellequiseraitbientôtsonex-femme,Helen.Laprocéduretraînaitdepuisdesmois,treizeaumoins.Lesdétails,elle ne les connaissait pas. Qui pouvait savoir ce qui se passait dans une famille, une fois la portefermée?Maisunechoseétaitsûre,toutecettehistoireusaitChadwickàlalongue.

—Jedoutequecetteréunionsoitplusefficacequelescinqdernières,soupira-t-ilens’enfonçantdanssonfauteuil,avantd’ajouter,prenantvisiblementsurlui,d’unevoixenjouée:Bien,etquoid’autre?

Elletoussota.LedivorcedeChadwickrelevaitdudomaineprivé.Ilneseconfieraitjamaisàellesursessentiments.Normal.

—Mercredià13heures, réunionavec leconseild’administration,à l’HôtelMonaco…Hmm.Al’ordredujour,uneétudedel’offreémanantdeAllBev.Votreréunionaveclesdirecteursdeproductionestannulée.Ilsvousferontparvenirleurrapport.

Elletressaillitsoudain,terrifiée.Cen’étaitpastantqu’elleavaitpeurd’avoirunbébé,maisplutôtqu’êtreenceinterisquaitdeluifaireperdresontravail,vulescirconstances.

AllBev était unemultinationale de spiritueux et de bières. Ils achetaient des brasseries à tour debras partout dans le monde, Angleterre, Afrique du Sud et Australie, et ils avaient aujourd’hui les

BrasseriesBeaumontdanslecollimateur.AllBevétaitconnupoursesméthodesexpéditives,dissolutiondeséquipesdirigeantes,nominationauxpostesclésdeleurscadresetexploitationdelamassesalarialeréduiteàsonminimumjusqu’auderniercentimedeprofit.

—C’estcettesemaine?marmonnaChadwick.— Oui, patron… Oui, monsieur Beaumont, s’empressa-t-elle de rectifier quand il la fusilla du

regard.Larencontreaétéavancéepourcorrespondreàl’agendadeM.Harper…En plus d’être le propriétaire de l’une des premières banques du Colorado, Leon Harper était

égalementmembreduconseild’administration,ferventpartisandel’offred’AllBev.Que se passerait-il si Chadwick cédait face à son conseil d’administration ? Si les Brasseries

Beaumontétaientvendues?Elleseretrouveraitsanstravail.JamaisleDRHd’AllBevnemaintiendraitàsonpostel’assistantededirectiondel’ancienP-DG.Elleseraitforcéedequitterl’entrepriseaprèsneufannéesdebonsetloyauxservices.

Ceneseraitpasvraimentlafindumonde—ellevivaitsimplement,jamaisd’excès,économisantchaquemoispresquelamoitiédesonsalairesurdescomptesultra-sécurisésetdeslivrets.Pasquestiondevivredesallocations.Plusjamaisça.Siellen’étaitpasenceinte,trouverunnouveautravailneseraitpas si compliqué.Chadwick lui écrirait une lettre de recommandation.Elle était hyper-qualifiée. Elleétaitmême prête à accepter un poste en intérim, le temps de décrocher une place équivalente à cellequ’elleoccupaitici.AconditiondetrouveruneentrepriseaussigénéreusequelesBrasseriesBeaumont.

Elleétaitenceinteetavaitbesoind’unecouverturesantédignedecenom.Aussigénéreusequecelleofferte par les Brasseries Beaumont. En huit ans, elle n’avait pas dû dépenser plus d’une dizaine dedollarsenfraismédicaux.Maisils’agissaitplusenréalitéqued’unequestiond’argent.Ellen’imaginaitpas mener la même vie qu’avant de travailler pour Chadwick Beaumont. Sans avenir, sans repères,commeunparasite.

Eleversonenfantainsiqu’elle-mêmel’avaitété?Grâceauxcolisdesassociationscaritativesouensecontentant,pourledîner,desrestesquesamèreavaitpurécupéreràlafindesonserviceausnack?A voir les services sociaux menacer ses parents de les déchoir de leurs droits si leur situation nes’amélioraitpas—commesic’étaitleurfaute?Atoujoursavoirl’impressiondevaloirmoinsquelesautresenfants,àl’école,sansvraimentcomprendrepourquoi.Jusqu’àcejouroùMlleGurgin,auCM1,avaitdéclarédevanttoutelaclassequeSerenaportaitunT-shirtpleindetachesetdetroussoussonpull.

Ellesentitsagorgeseserrer.Non,plusjamaisça.Elleavaitdequoivoirvenirpourenvirondeuxans,etmêmeplussielledéménageaitdansunappartementpluspetitetdécidaitd’échangersavoiturecontreunvéhiculed’occasion.

Mais Chadwick ne se laisserait pas faire. Il ne permettrait pas que l’entreprise familiale soitvendue.IlprotégeraitlesBrasseriesBeaumont.Illaprotégerait,elle.

—Harper,cevieuxbrigand,grommelaChadwick,l’arrachantàsespensées.Iln’ajamaispardonnéàmonpère.Cetypenecessederessasserlepassé.

Elledressal’oreille,surpriseparcetteremarque,lapremièredugenredelapartdesonpatron.—M.Harperadoncuncompteàrégleravecvous?—Pasavecmoipersonnellement.Enfait,ilenveuttoujoursautantàmonpèred’avoircouchéavec

sa femme,marmonnaChadwick avec un haussement d’épaules.Apparemment, ça se serait passé deuxjoursàpeineaprèsleretourdeHarperetdesajeuneépousedeleurvoyagedenoces…Vousêtessûrequeçava?Vousêtestoutepâle,demanda-t-ilaprèsl’avoirbrièvementdévisagée.

«Pâle»étaitsansdoutecequ’ellepouvaitespérerdemieux,aujourd’hui.—Je…J’ignoraiscettehistoire,bredouilla-t-elle,malàl’aise.— Hardwick Beaumont était un homme de la pire espèce, menteur, manipulateur, séducteur

impénitent,expliquaChadwickensecouantlatête.Jelecroisparfaitementcapabled’unechosepareille.Maisc’était ilyaquaranteans.Et ilestdécédédepuisbientôtdixans.Harper…J’espèrequeHarper

finiraparcomprendrequejenesuispasmonpère,soupira-t-ilenregardantparlafenêtrelessommetsenneigésdesmontagnesRocheusesétincelersouslesoleilprintanier.

—Moi,jesaisquevousn’êtespascommeça.Il plongea soudain ses yeux dans les siens.Et elle y décela commeune étincelle, quelque chose

qu’elleneparvintpasàidentifier.—C’estvrai?Vouslepensezvraiment?Ellehésita,pressentantundanger.Enréalité,quesavait-elle?Riendu tout.Peut-êtrequesondivorceétaitdûaufaitqu’il trompait

allégrement sa femme. En tout cas, elle, il ne l’avait jamais draguée, pas une fois. Il la traitait avecrespect.

—Oui,répondit-elleavecconviction.Absolument.L’esquissed’unsouriresedessinasurseslèvres.—C’estcequej’aitoujoursadmiré,chezvous,Serena.Vousnevoyeztoujoursquelepositif,chez

lesgens.Votreseuleprésencefaitdubienàautrui.Oh !Oh ! Elle sentit ses joues s’embraser, ne sachant néanmoins d’où venait son embarras, du

compliment ou de lamanière dont il avait prononcé son prénom. En général, il s’en tenait toujours àmademoiselleChase.

Attention,terrainminé.Vite,elledevaitchangerdesujet.—Samedisoir,21heures,baldebienfaisanceaumuséedesbeaux-artsdeDenver.Cepetitrappeldesonemploidutempséchouaàeffacerledemi-souriresurlevisagedeChadwick,

mais valut à Serena le haussement d’un sourcil. En un instant, il ne parut plus ni fatigué ni déprimé.Soudain,ilnefutquesexy.Bon,ill’étaittoujours,maispourquoiaujourd’huiplusqu’unautrejour?

Le visage en feu, elle ne comprit pas d’abord pourquoi elle était aussi troublée par ce petitcompliment.Oh!maisoui,biensûr.Elleétaitenceinte.C’étaitlafautedeseshormones.

—Etquelleestl’œuvredecharitédel’année,cettefois?Unebanquealimentaire,jecroissavoir?—Oui,labanquealimentairedesRocheuses.C’estl’associationhumanitairequiaétéchoisie.Tous les ans, les Brasseries Beaumont créaient l’événement en faisant un don conséquent à une

association caritative locale. L’une des responsabilités de Serena consistait à gérer les nombreusescandidaturesenvoyéesàlasociétéchaqueannée.UnpartenariatavecBeaumontéquivalaitgrossomodoàtrente-cinqmillionsdedollarsendonsetfinancementsdivers.Raisonpourlaquelleilsenchoisissaientunenouvelle touslesans.Avecdetellessommes,uneœuvredebienfaisancepouvaitfonctionnerentrecinqetdixans.

—C’estvotre frèreMatthewquisechargede l’organisation,poursuivit-elle.Unesoiréemajeuredanslacollectedefondsdestinésàlabanquealimentaire.Votreprésenceserait labienvenue,ajouta-t-elle, même si Chadwick ne manquait jamais de se montrer à un gala de charité, par respect pourl’associationconcernée.

—C’estvousquilesavezchoisis,non?demandaChadwicksanslaquitterdesyeux.Ellesefigea.Aurait-ilcomprisquelabanquealimentaireavaitjouéunrôlecapitaldanslasurvie

desafamille?Quesanssesdonsilsauraientfiniparmourirdefaim?—C’estmoi,eneffet.Celafaitpartiedemontravail.—Etvousfaitesçatrèsbien,déclara-t-il.Neilvousaccompagneraàlasoiréedegala,j’imagine?Enrèglegénérale,elleneserendaitjamaissansNeilàcessoirées.Luivenaitessentiellementpour

rencontrerdespersonnalitésinfluentes;desoncôté,elleadoraitsepomponnerpourl’occasionetboireduchampagne,chosesqu’ellen’auraitmêmepascruespossibles,jadis.

Mais c’était différent aujourd’hui. Tellement différent. Soudain, elle fut prise d’une boufféed’angoisse.

Surtout,nepleurepas,nepleurepas.

—Non,il…Nousavonsdécidéilyaquelquesmoisdemettreuntermeànotrerelation.—Quelquesmois ? répétaChadwick en écarquillant les yeux.Mais…Pourquoi nem’avez-vous

riendit?Respire.Respire.—MonsieurBeaumont,jen’aipaspourhabitudedeparlerdemavieprivéeaubureau,répliqua-t-

elle, une formule toute faite certes,mais qu’elle déclama avec force. Je ne voulais pas que vousmepensiezincapabledegérerlasituationouquecelainflueraitsurmontravail.

Elleétait sonassistante,compétente, fiableet loyale.Sielle luiavait racontéqueNeilétaitpartiaprès qu’elle eut découvert ses tromperies à travers des textos pour lemoins explicites— et lui eutdemandédes’engagerunpeuplusavecelle—ehbien,elleseraitpasséepouruneincompétente.Apteàjouersonrôled’assistante,maiscomplètementinefficacedanssavieamoureuse.

Chadwick lui lança un regard comme il ne lui en avait jamais adressé, le genre de regard qu’ilenvoyaitquand, lorsd’unenégociation, l’offred’un fournisseur luiparaissaitabusive.Unregardoùsemêlaientincrédulitéetdédain,mélangeexplosifquipoussaitengénérallesgensàproposerunenouvelleoffre,plusavantageusepourBeaumont.

Jamaisilnel’avaitregardéeainsi.Etcelaavaitquelquechosedeterrifiant.Iln’allaitquandmêmepaslajeteràlaportepouravoirgardésecretslesaléasdesavieprivée,non?Mais,àcemoment,sonvisages’adoucitetilsepenchaverselle.

—Sicelaestarrivéilyaquelquesmois,ques’est-ilpassé,ceweek-end?—Pardon?—Oui,ceweek-end.Car ilestévidentquevousêtesbouleversée.Mêmesivousfaitesdevotre

mieux pour le cacher. A-t-il… ? Vous a-t-il créé un problème, ce week-end ? acheva Chadwick entoussotant.

—Non,non,cen’estpasça…Neilavaitbeauêtreunsaletype—menteur,lâcheetcoureurdejupons—,jamaisiln’auraitlevéla

mainsurelle.Maisellen’avaitpastrèsenvied’entrerdanslesdétails.Auborddeslarmessoudain,elleserralesdents.Siellerestaitlàneserait-cequequinzesecondes

deplus,elleéclateraitensanglots.Outomberaitdanslespommes,puisquesespoumonssemblaientavoircessédefonctionner.

Aussi fit-elle la seulechosedontelle fût capable.Elle se levaet, aussi calmementquepossible,sortitdubureau.Enfin,essayaplutôt.Caràpeineeut-elleposé lamainsur lapoignéede laportequeChadwicks’exclama:

—Serena,attendez!Elleévitadeseretournerpourrisquerdecroiserànouveauceregarddédaigneux.Aussiferma-t-

elle les yeux. Et du coup, elle ne le vit pas se lever à son tour et venir vers elle. En revanche, elleentenditnettement legrincementdu fauteuil encuir, lebruitde sespas sur le tapispersan.Et sentit lachaleurdesoncorpsquandilfutderrièreelle,justederrière,unpeuplusprèsquelanormale.

Ilposaunemainsursonépauleetlafitpivoter,sanslalâcherensuitepourautant.Ohoui,ilretirabienlamaindesonépaule,maiscommeellerestaittêtebaissée,lesyeuxclos,ilglissaundoigtsoussonmenton.

—Serena,regardez-moi,murmura-t-il.Elles’engarderaitbien.Elledevaitêtrerougetomatemaintenant.Acausedecedoigt.Parcequ’il

la touchait. Et ce doigt, elle le sentit aller et venir sous sonmenton.Oh non, voilà qu’il la caressaitmaintenant. C’était le geste le plus intime qu’elle eût reçu depuis des mois. Peut-être même pluslongtempsencore.

Ellerouvritlesyeux.Sonvisageétaitencoreàdistancerespectabledusien,maisplusprèsqu’ilnel’avait jamais été. Il lui serait facilede l’embrasser s’il levoulait et ellenepourraitpasgrand-chose

pourl’enempêcher.Enfait,probablementnechercherait-ellemêmepasàl’enempêcher.Maisiln’enfitrien.Acettedistance,elledécouvritfascinéedesnuancesdevertetdemarronainsi

quedespaillettesd’ordanssesyeux.Etlapaniquemontaenelleaveclaforced’ungeyser.Ellen’étaitpasamoureusedesonpatron.Pasdutout.Ellenel’avaitjamaisété.Etpasquestiondecommencer,endépitdesescompliments,desescaresses.Non,celan’arriveraitpas.

Toutenlaregardant,ils’humectaleslèvres.Peut-êtreétait-ilnerveux,luiaussi.Jamaisilsn’étaientallésaussiloin,troploin.Maispeut-être…Peut-être…

—Serena,déclara-t-ild’unevoixprofondequ’elleneluiavaitjamaisentendueetquiluidonnalachairdepoule,quelquesoitleproblème,n’hésitezpasàvenirversmoi.S’ilvouscausedesennuis,jem’enoccuperai.Sivousavezbesoind’aideou…N’hésitezpasàvousconfieràmoi.

Ellevitsapommed’Adamrebondirquandilravalasasalive,tandisqueledoigtsoussonmentoncontinuaitsonva-et-vient.C’étaitlemomentoujamaisdedirequelquechose,desemontrerrationnelle,professionnelle.Maistoutcequ’elleréussitàfaire,cefutdefixerseslèvres.

Quel goût avaient-elles ? Et qu’allait-il décider ? Attendre qu’elle prenne les devants oul’embrasser?Avecceregard-là,onavaitl’impressionqu’ilnepensaitqu’àçadepuisseptans.

—Qu’entendez-vousparlà?L’espritconfus,elleserétracta.Sesproposauraientpupasserpourceuxd’unpatronsoucieuxdu

bien-êtred’uneemployée,saufquenon.Serait-ilentraindeluifairedesavances,aprèstoutcetemps?Justeparcequ’elleétaitdansunmomentdevulnérabilitémanifeste?Maisilpouvaits’agirdetoutautrechose.

L’airparutseraréfierentreeux,commes’ilavaitapprochésonvisagedusiensansmêmeenavoirconscience.Oupeut-êtreétait-ceelle?Ilvam’embrasser.Ilvam’embrasseretjenedemandequeça.Jen’aijamaisvouluqueça.

Pourtantiln’enfitrien.Illuicaressaleboutdumentonunedernièrefois,commepourmémoriserlatexturedesapeau.Etelledut se faireviolencepournepasenfouir lesmainsdanssescheveuxblondcendré,pressersabouchecontrelasienne.Goûter,enfin,àseslèvres.

—Serena,vousêtesmonemployéelaplusloyale.Vousl’aveztoujoursété.Etjeveuxquevouslesachiez, quelle que soit la décision du conseil d’administration, je ne vous lâcherai pas. Je ne leslaisseraipasvousexpulserdecesmurssanscontrepartie.Jetiensàvousrécompenserpourvotrefidélité.Jenevouslaisseraipastomber.

Elle évacua d’un coup tout l’oxygène qu’elle retenait en elle. Voilà exactement ce qu’elle avaitbesoind’entendre.Ohoui,commeelleavaitbesoind’entendrecesmots.Peut-êtreavait-elleperduNeil,maissoninvestissementdanssontravailn’avaitpasétévain.Ellen’auraitpasàsolliciterd’allocationsniàsemettreenfailliteouàfairelaqueueàlasoupepopulaire.

Elleseressaisit,lemomentétaitvenudedirequelquechosedesensé.—Merci,monsieurBeaumont.Aussitôt,sonsourirechangea,ensefaisantplusmalicieux,mais…sansmalice.—Appelez-moiChadwick.Quandvousdites«monsieurBeaumont»,j’ail’impressiond’êtremon

père…Acesmots,unecertainelassituderéapparutdanssonregard,puisilreculasoudaind’unpas.—Bien, reprit-il.Doncmardi, réunionavec les avocats,mercredi le conseild’administration, et

samedilegaladebienfaisance,c’estça?Ellehochalatête,soulagéederevenirenterritoirefamilier.—Oui,répondit-elle,respirantmieux.—Jepasseraivousprendre.Elleretintsonsouffle,enalerte.—Pardon?

Anouveau,illadévisageaavecmalice.—Jevaisàcettesoirée,vousyallezaussi.Celamesemblelogiquequenousyallionsensemble.Je

passeraivousprendreà19heures.—Mais…Laréceptionnecommencepasavant21heures.—Nous ironsdoncdînerensemble, répondit-il.Considérezcelacomme…Commel’occasionde

célébrerparanticipationvotrechoixdel’associationcaritativedel’année.End’autrestermes,nevoyezpascelacommeunrendez-vousprivé.Mêmesiçayressemble.—Entendu,monsieurBeau…Entendu,Chadwick,rectifia-t-elleaprèsqu’illuieutlancéunregard

noir.Alorsilluisourit,unsourireradieuxquilerajeunitd’uncoupd’unebonnequinzained’années.—Voilà.Cen’estpassidifficile,non?BobLarsendevraitseprésenterà10heures.Prévenez-moi

quandilseraarrivé.Surquoi,ilretournas’asseoiràsonbureau,rompantlecharmedecemoment.—Biensûr,répondit-elle,incapabledeprononcersonprénomunedeuxièmefois.Elleouvritlaporteets’apprêtaitdéjààlarefermerquandill’appela.—Serena?Sivousavezbesoindequoiquecesoit,n’oubliezpas,jesuislà.C’estclair?—Oui,Chadwick…Etellerefermalaporte.

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C’étaitlemomentdelamatinéeoù,entempsnormal,Chadwickétudiaitleschiffresdumarketing.Choisiparsessoins,BobLarsenétaitlevice-présidentduservice.Untypecompétentquiavaitmenédescampagnesefficacespourlareconnaissancedelamarque.Prochedelacinquantaine,Bobn’enavaitpasmoinsunecompréhensionparfaited’Internetetdesréseauxsociaux.C’estluiquiavaitsufaireentrerlabrasseriedansleXXIesiècleparlebiaisdeFacebooketdeTwitter.SonnouveauchevaldebatailleétaitmaintenantSnapShot.Chadwick ne voyait pas trop l’intérêt de ce nouveaumédia,maisBob, lui, étaitconvaincudesonefficacité.C’était laplate-forme idéalepour lancer leurnouvellecollectiondebièresaveurfruitsdesaison,laPercheron.«Notrecible,cesonttouscesgensquiprennentunephotodeleurassiette,aurestaurant!»,avaitexpliquéBob,toutexcité.

Oui,c’étaitàcelaqueChadwickdevraitpenser.Pasàautrechose.Ilprenaitchaqueréunionavecseschefsdeservicetrèsausérieux.D’ailleurs,ilprenaitl’entreprisetoutentièreausérieux.Ilsavaitsemontrer reconnaissant envers ses équipes pour leur travail et leur loyauté et n’admettait pas qu’on semontrenégligent.OnnedirigeaitpasungroupecommeBeaumontsanslaplusstricteexigence.

D’accord.Etalors,quefaisait-il,lui,àpenseràsonassistante?Réponse:ilétaitunhomme,oui,çanefaisaitaucundoute.

Quelquesmois.Sesmotsn’enfinissaientpasdeluirésonnerdanslatête,toutcommelapetiteminequ’ellearboraitcematin,lasse,perdue:lamined’unefemmequiapassésonweek-endàpleurer.Ellen’avaitpasréponduàsaquestion.Sicetabrutil’avaitplaquéedepuisplusieursmois—etelleavaitbeausous-entendrequeladécisionavaitétécommune,iln’étaitpasdupe—,queluiétait-ilarrivéceweek-end?

La seule idée deNeilMoore— ce joueur de golfmédiocre, aimant à se pavaner et faisant descourbettesàquiavaitleportefeuillebienrempli,ainsiqueChadwickavaitpuleconstater,àchacunedeleursrencontres—traitantSerenasanségardslerendaitfouderage.Iln’avait jamaisportéNeildanssoncœur:c’étaitunparasitequin’arrivaitpasàlachevilledeSerenaChase.Elleméritaitunhommequinelaplanteraitpasaubeaumilieud’unesoiréepourallerroulerdesmécaniquesdevantunecélébritédelatélévisionlocale,sesouvint-il.

Oui,Serenaméritaitmillefoismieuxquecetype.Etça,illesavaitdepuisdesannées.Maisalors,pourquoicettecolèreenlui,cematin?

Ellesemblaitsi…différente.Bouleversée,oui,maisilyavaitautrechose.Toujoursimperturbable,Serena était professionnelle jusqu’au bout des ongles. Si lui-mêmen’avait jamais eu lemoindre gestedéplacéavecelle, ilavaitpu jugerde l’intérêtqu’ellesuscitaitchezcertainshommesquisecroyaienttoutpermis.Ilavaitinterromputouterelationcommercialeaveceux,dontcertainsétaientdesfournisseurs

pourtanttrèsavantageuxparleurstarifs.Ceciallaitcontrelesprincipesqueluiavaitinculquéssonpère,lequelnepensaitqueprofitetrentabilité.

Hardwickavaitétéunmenteur,unescroc,toutlecontrairedecequeluivoulaitêtre.EtSerenalesavait.Elle le luiavaitdit.Sansdouteétait-ce laraisonpour laquelle ilavaitunpeudérapéetoséungeste dont il s’était pourtant abstenu pendant huit ans. Il l’avait touchée.Oh ! bien sûr, il l’avait déjàtouchéepar lepassé.Elle avait une sacréepoignéedemain, directe et franche, commeen avaient lesfemmesd’influence.Maisposerlamainsursonépaule?Fairecourirsondoigtsoussonmenton?Aïe.

L’espace d’un instant, il avait agi sur une impulsion, en s’autorisant quelque chose dont il avaitenviedepuisdesannées—solliciterSerenapourallerau-delàdelagestiondesonemploidutemps.

Unmomentprivilégié,durantlequelilavaitpusenoyerdanslenoirprofonddesesyeuxetvoirsespupillessedilatersous l’effetdudésir—undésir reflétant lesien—etsentirsoncorpsréagiràsoncontact.

Certainsjours,ilavaitl’impressiondenejamaisavoirvécuqu’enexécutantcequel’onattendaitdelui.C’étaitluiquidirigeaitl’entreprisefamiliale,réglaitlesconflitsauseinduclanetpayaitlesfacturesd’une famille qui pensait seulement à dépenser l’argent que lui faisait rentrer. Ce week-end encore,Phillips’étaitoffertunchevalpourunmilliondedollars.Etcommentsonpetitfrèreavait-ildénichéunetelle somme ? En écumant les manifestations sponsorisées par le groupe et en buvant de la bièreBeaumont.Làs’arrêtait l’implicationdePhillipdans lamarchede l’entreprise. Il n’en faisait toujoursqu’àsatête,sansjamaissesoucierdesconséquencesetencoremoinsdesaffaires.

Tout l’inverse de Chadwick, né pour prendre la tête des Brasseries Beaumont. Le jour de sanaissance, son père avait tenu une conférence de presse à l’hôpital et présenté son premier-né encoredansseslanges,toutrougeethurlant,enledésignantcommelefuturP-DGdugroupe.Chadwickavaitlesarticlespourprouverl’anecdote.

Ilavaitaccomplidubontravail—sibonquelacompagnieétaitdevenuelacibledemultinationalesquisefichaientcomplètementde labièreetnecherchaientqu’àsedébarrasserd’unconcurrentunpeutropenvahissant,toutenseremplissantlespochesgrâceausuccèsdesbièresBeaumont.

Alors,oui,pourunefois,ilavaitagicommebonluisemblaitetpascommesonpèreattendaitdelui,nicommelesinvestisseursouWallStreetlepressentaient.Serenaétaitbouleversée,ilavaittentédelaréconforter.Ungestequipartaitd’unebonneintention,danslefond.

Saufqu’àunmoment ilavaitpenséàsonpère,séducteurdesecrétairesdevant l’Eternel.Alors iln’étaitpasalléplusloin.Ilétaitunhommeresponsable,sérieuxetdéterminé,enaucuncaslejouetdesesplusbasinstincts,commesonpère.Ilvalaitmieuxquelui.

Marié,ilétaitrestéfidèleàHelentandisqueSerenaétaitencoupleavecNeil—mari,petitami,unpeuplusqu’uncolocataire,peuimportaitenvérité.Etpuiselletravaillaitpourlui.Autantderaisonsdenepastentersachance:pasquestiondesemontreraussiindignequesongéniteur.

Bon.Celan’expliquaitpaspourquoisondoigtfrôlaitmaintenantleboutondel’interphone,afinderappeler Serena et de lui demander une fois de plus ce qui s’était passé ceweek-end.De façon trèségoïste,ilenétaitpresqueàvouloirqu’elles’effondreetsemetteàpleurersursonépaule.

Aprèsunsoupir, il se forçaà ramenersonattentionsur l’écrandesonordinateur.Dimanchesoir,Bobluiavaitenvoyéparmailuncertainnombredestatistiques.Chadwickdétestaitperdresontempsàécouterexplicationsetdémonstrations interminables. Iln’étaitpas stupide.S’il échouait àcomprendrel’intérêt que trouvaient les gens à photographier leur assiette et à les poster sur le Net, il était bienconscientqueleshabitudesduconsommateurétaientenpleineévolution,commeBobl’avaitexpliqué.

Ah,voilàquiétaitmieux,sedit-il,toutenexaminantleschiffresàl’écran.Letravail.Riennevalaitletravail.Celaluipermettaitderesterconcentré.S’ilavaitdemandéàSerenadel’accompagneraugaladebienfaisance,c’étaitparcequecelaentraitdanssesattributions.Parlepassé,ilss’étaientrendusun

nombre incalculable de fois à des galas, des banquets. Franchement, quelle différence s’ils arrivaientdanslamêmevoiture?Aucune.Iln’yavaitrienlàdepersonnel.

Ad’autres!C’étaitaucontrairetrèspersonneletillesavait.Passerlaprendrechezelle,l’emmenerdîner…Mêmes’ilsdiscutaientdetravailaurestaurant,ceneseraitpascommedîneravecBobLarsenparexemple.Habituellement,pourcegenred’événements,Serenaportaitunelonguerobenoireensoieavecundécolletépourlemoinsintéressant.Etilsefichaitbienqu’ellesemontretoujoursdanslamêmerobe. Elle était superbe dedans, avec un châle en pashmina jeté sur ses épaules dénudées, un délicatcollierdeperlesfinesautourducou,sesbeauxcheveuxchâtainfoncérelevésenunchignondéstructuré—uneœuvred’art.

Alorsnon,cedînern’auraitrienàvoirdeprèsoudeloinavecletravail.Ilneluiferaitsubiraucunepression.Surcepoint,ilresteraitferme.Iln’étaitpascommesonpère

qui exerçait un droit de cuissage sur ses secrétaires. Il ne forcerait certainement pas Serena à fairequelquechosequetousdeuxregretteraient.

Ilsdîneraientensemble,puis se rendraientaugalaet il secontenteraitd’apprécier sacompagnie.Pointbarre.Ilpouvaitparfaitementsecontrôler.Aprèstout,ilavaitdesannéesdepratique,non?Grâceauciel,l’interphoneretentitetlavoixnormale,poséedeSerenaluiannonçal’arrivéedeBob.

—Faites-leentrer,répondit-il,tropcontentdepouvoirsechangerlesidées.Il devait mettre toute son énergie à la sauvegarde de l’entreprise. La réunion du conseil

d’administration, mercredi, serait déterminante. La menace était sérieuse. Il risquait de devenir leBeaumontquiperdraitlabrasserieetd’échouerdanslamissionpourlaquelleilavaitétéélevé.Iln’avaitpasletempsdeselaisserdistraireparSerenaChase.Sujetclos.

***

Le lundi s’écoula sans lamoindre réponsede lapartdeNeil.CedontSerenaétait sûre, ellequiconsultait son courrier environ chaqueminute.Lemardi commença à l’identique. Sa réunion dumatinavecChadwicksedéroulasansévénementextraordinaire.Pasderegardpénétrant,nigestesinappropriésoudesemblantsdebaisers.Saufquandilluidemandasitoutallaitbien,Chadwicksemontraégalàlui-mêmeetSerenafitensortedel’imiter.

Etpuis,peut-êtreétait-cesonimagination?Aprèstout,ellepouvaitmaintenanttoutmettresurledosdeseshormones,non?Oui,voilà,c’étaitellequiavaitpousséChadwickàsortirdesonrôlehabituel.Elleétaitbouleverséeetavaitforcémentmalinterprétésonattitude.Compatissant,humain,riendeplus.

Raisonnementquilalaissaplusdépriméequ’ellenel’auraitcru.Nonqu’elleespèredesavancesdeChadwick.Lesrelationsauseindelacompagnieétaientproscrites.Elleétaitbienplacéepourlesavoir,ellequiavaitaidéChadwickàmodifierlerèglementenvigueurauseindel’entreprisequandill’avaitembauchée.Les flirts entre cadres et employés se terminaient souvent au tribunal, avecdespoursuitespourharcèlementsexuel.

Elle l’observaquand il sortit de sonbureau, le regardnoir, pour se rendre à la convocationdesavocats. Vivement que son divorce soit bouclé.Mais en quoi cela la concernait-il ? Parce que cettehistoirefinissaitparpesersurlemoraldesonpatron,toutsimplement.Toutsimplement?Quicherchait-elleàduper?

Ellesoupiraetreportasonattentionsurlesderniersarrangementsenvuedugaladebienfaisance.Asonretour,Chadwickavaitrendez-vousavecsonfrèreMatthew,enchargenormalementdel’organisationde l’événement. Mais un seul homme ne pouvait suffire pour une réception de quelque cinq centspersonnesparmi lesplus influentesdeDenver.Autrementdit, tout lemondedevaitmettre lamainà lapâte.

Ellepassal’heuresuivanteàappelerfournisseursettransporteursetvérifialalistedesinvités.Versmidi,ellemangeaunmorceauenvitessetoutenconsultant lapresselocalequiexpliquaitpourquoi lesassociationscaritativesdupayssedisputaientlesoutiendeBeaumont:raresétaientlesorganisationsdecetypedisposantd’unbudgetpublicitaire.LesBrasseriesBeaumontleurfournissaientl’occasiondefaireparlerd’ellespendantuneannéeentièreavec,enprime,reportagestélé,interviewsetmêmeblogs.

EllevenaitjustedefinirsonyaourtetdenettoyersonbureauquandChadwickréapparut.Pastrèsenformevisiblement.Têtebaissée,mainsdanslespoches,épaulestombantes.Inutiledeluidemandersisaréunions’étaitbienpassée.

Ils’arrêtadevantelleetrelevalatête.Elleretintsonsouffle.Ilavaitl’airabattu,lesyeuxrougis,commes’iln’avaitpasdormidepuisdesnuits.Pendantuninstant,ellefaillitseprécipiterpourleprendredans ses bras et lui affirmer que tout finirait par s’arranger.C’était ce que disait samère à son père,quand les choses nemarchaient pas comme prévu et que, son père ayant une fois de plus perdu sontravail,ilsdevaientdéménagerfautedepouvoirpayerleloyer.

Pourtant,mêmeenfant,Serenan’yavaitjamaisvraimentcru.Leschosesnes’arrangeaientjamais.Etaujourd’hui,aprèsuneruptureetunegrossesseinopinée,elleétaitencoreplussceptique.

Pourtantellehésita,nesachantquefairefaceaudésespoirdanslesyeuxdeChadwick.Luiouvrirlesbrasl’encourageraitseulementàfranchirlalignerougequ’ilsavaientdéjàfranchielundi.

Il secoua d’ailleurs brièvement la tête, comme s’il était d’accord avec elle pour ne pasrecommencercettefolie.

—Mercideprendremesappels,marmonna-t-ilavantdedisparaîtredanssonbureau.Ebranlé. Anéanti. Voilà de quoi il avait l’air et le voir dans cet état avait quelque chose de

déstabilisant. Chadwick Beaumont était une référence dans le milieu des affaires, un battant. S’il luiarrivait de perdre une bataille, il gagnait souvent la guerre.Mais là, on avait l’impressionqu’il avaitperduetlabatailleetlaguerre.

Ellerestaunmomentimmobilesursonsiège,encoresouslechoc.Ques’était-ilpassé?Pourquelleraisonétait-ilsiabattu?

Peut-être était-ce la faute de ses hormones. Peut-être était-ce sa loyauté en tant qu’employée.Oupeut-êtreautrechose.Toujoursest-ilquesoudainelleselevaetentradanslebureaudeChadwick,sansmêmeavoirfrappé.Effondrésursonsiègeencuir,latêteentrelesmains,commeécraséparlepoidsdesesproblèmes,ilsemblaittrèsvulnérable.

— Ils refusent de signer l’accord présenté parmes avocats.Elle réclameplus d’argent.Tout estréglé,absolumenttout,exceptélemontantdelapensionalimentaire,marmonna-t-il, têtebaissée,quandellerefermalaportederrièreelle.

—Combienexige-t-elle?demandaSerena,mêmesicelanelaregardaitpas.—Deuxcentcinquante,répondit-ilavecunsoupir.—Deuxcentcinquantedollars?luifit-ellepréciser,sedoutantbiend’uneerreurquelquepart,mais

nepouvantcroirequ’onsoitsicupide.—Mille.Deuxcentcinquantemilledollars.—Paran?—Parmois.Elleveuttroismillionsparan.Pourlerestantdesesjours.Sinon,ellenesignerapas.—Maisce…C’estn’importequoi!Personnen’abesoind’autantpourvivre!s’exclamaSerena.Troismillionsdedollars?Elle-mêmen’auraitjamaisassezd’uneviepourgagnerautant.— Ce n’est pas une question d’argent, lâcha alors Chadwick avec un sourire las. Elle cherche

surtoutàmeruiner.Si j’acceptesarequête,elledoubleraaussitôt lamise.Etmêmela tripleradans leseulbutdem’anéantir.

—Maisenfin,pourquoi?—Jenesaispas.Jenel’aijamaistrompée,jeneluiaijamaisfaitdemal.Jenesaisplus.

Ilsetutetenfouitànouveausonvisageentresesmains.— Vous ne pouvez pas lui proposer une somme butoir, une offre qu’elle ne pourra refuser ?

demanda-t-elle, se rappelant l’avoir vu opérer de cettemanière avec une petite brasserie productriced’unebièresemblableàlaPercherondesBeaumont,maisvenduebienmoinscher.

Chadwick avait laissé la négociation pourrir une bonne semaine avant de proposer une sommeimportante, impossible à refuser pour tout individudouéde raison.Preuveque chacun sur cetteTerreavaitunprix.

—Jenedisposepasdecentmillionsdedollars.Cetargentestréservéànosinvestissements,àlapropriété,auxchevaux,ajouta-t-ilavecunpeuplusd’amertumesurcederniermot,commes’ilavaitunedentcontrelamascottedelacompagnie,lePercheron.

—Maisvousavezprobablementsignéuncontratdemariage,non?—En effet, répliqua-t-il avec un haussement d’épaules. J’ai vumon père semarier et divorcer

quatrefois.Aucunrisquequejefranchisselepassanscontrat.—Danscecas,commentpeut-elleagirdelasorte?—Parcequej’étaisstupideetamoureux,soupira-t-ilenfaisantminedes’arracherlescheveux.Je

voulaisluiprouverquej’avaisconfianceenelle.Quejeneressemblaispasàmonpère.Elleadépenséprèsdelamoitiédecequej’aigagnédurantnotremariage,soitàpeuprèsvingt-huitmillions.Ellenepeutpastoucheràlafortunefamilialeniàlapropriété,mais…

Serenacrutseviderdesonsang.—Vingt-huitmillions,répéta-t-elle,sidérée.Maisalors…?— Mes avocats à l’époque ont voulu inclure une clause limitant le montant et la durée d’une

éventuellepensionalimentairecalculéesurladuréedenotremariage,pourcinquantemilledollarsparmois. Je leur aiordonnéde la supprimer, certaindene jamais avoirbesoinde recourir à cegenredeclause.Commeunidiot,conclut-ilavecunricanementamer.

Elleprocédaàunrapidecalcul.Chadwicks’étaitmariéverslafindesapremièreannéeàlatêtedes Brasseries Beaumont — son année de stage. Les noces avaient donné lieu à une réceptionsomptueuse,Beaumont avaitmême sorti unebière spéciale en édition limitéepour l’occasion.Unpeuplusdehuitannéess’étaientécoulées.Cinquantemille foisdouzemoismultipliéparhuitans…quatremillionshuitcentmilledollars!Sansparlerdesvingt-huitvolatilisésentre-temps!

—Jeluiaiproposécinquantemillemensuelspendantvingtans.Ellem’aéclatéderireaunez.Ellefrémitaudésespoirquipointaitdanssavoix.Biensûr,ellenes’étaitjamaistrouvéeenposition

deperdreunefortune,maissonenfanceregorgeaitdephasesdedénuementcomplet.Encetemps-là,ellen’aspiraitqu’àavoiruntoitpourdormiretunrepaspourlesoir,cequin’étaitjamaisgaranti.

Samèredisaittoujours:«Çairamieuxdemain»,mêmequandilsdevaientemballerleursmaigresaffairesdansdessacs-poubellepourdéménagerenurgenceavantlavenuedel’huissier.Puisunjourilss’étaientinstallésdansunepetitecaravaneetn’avaientplusétéobligésd’enpartir,saufqu’ilsn’avaientpasassezd’argentpourpayerl’eauetl’électricité.

«Çairamieuxdemain.»Unebellephilosophiedelavie,maisquineremplissaitpasl’assiettedeSerenanineluipermettaitd’avoirdesvêtementsdécentsàporter.

Ildevaitbienyavoirunmoyendecalmer l’ex-épousedeChadwick.Lequelpourtant ?Cegenred’affaires ladépassaient.Elle avait beau travaillerpourChadwickBeaumontdepuisplusde sept ans,passertoutessesjournéesaubureau,participerauxbalsetautresgalas,cemonden’étaitpaslesien.

En revanche, elle connaissait par cœur le désarroi dans lequel une simple facture pouvait jetercertaines personnes, lorsqu’elles n’étaient pas en mesure de la régler en dépit d’heures de travail àrallonge.Etquandsesparentss’étaientdéclarésenfaillite,lasituationavaitempiré.Ilsn’avaienteudroitàrien,pasunsou,paslepluspetitcréditpourleurlaisserunpeuderépit,leurpermettredeseremettre

enselle.Elleaimaitsesparents—ettousdeuxs’aimaient—maisledésespoiravaitfinipargagnerlapartie.

Ce n’était certainement pas comme ça qu’elle envisageait de vivre. Elle ne souhaitait cela àpersonne,encoremoinsàChadwick.

Cefutplus fortqu’elle,elles’avançadans lapièce,avec lebruitdesespasétouffépar le tapis,conscienteden’avoiràoffrirquedesplatitudesdugenre«Çairamieuxdemain».

AufildetoutescesannéesauservicedeBeaumont,jamaisellenes’étaitautoriséeàpasserderrièrecebureau.Cefutpourtantcequ’ellefit.Encoreunefois,peut-êtreseshormonesétaient-ellesencauseàmoinsquecenesoientlesparolesdeChadwickhier,quandilavaitpromisdeprendresoind’elle.

En s’approchant, elle vit toute la tension ramassée dans ses épaules, comme à fleur de peau. Laveille,elleétaitbouleverséeetilavaiteucegeste.Aujourd’hui,lesrôlesétaientinversés.Elleposalamainsursonbrasettressaillitàlachaleurdesoncorps,quitraversaitsachemise.Ellen’essayamêmepasdel’inciteràseretourner.Ellevoulaitjustequ’ilsentesaprésence.

Il redressa un peu la tête, puis prit sa main dans la sienne. Hier, il avait le contrôle. Maisaujourd’hui?Aujourd’hui,ellelecomprit,ilsétaientsurunpiedd’égalité.Ellenouasesdoigtsauxsiens,avec le sentimentdenepouvoirdonnerplus.Commentpourrait-elleprendre soinde lui, alorsqu’ellen’étaitmêmepascertainedepouvoirprendresoindesonbébé.Maisaumoinssaurait-ilqu’elleétaitàsescôtés,s’ilavaitbesoind’elle.

Jusqu’àquelpoint?Telleétaitlaquestion.Etellen’avaitpaslaréponse.—Serena,murmura-t-ildesavoixprofonde,toutenserrantsamaindanslasienne.Elleretintsonsouffle,letempsdetrouverquelquechoseàdire,quandonfrappadeuxcoupsàla

porte,etMatthewBeaumont,vice-présidentdesrelationspubliqueschezBeaumont,apparutaussitôt.Unairdefamille,grandetcostaud,lenezdesBeaumont,maisdescheveuxauburn,alorsqueChadwicketPhillipétaientblondstouslesdeux.

EllevoulutretirersamainmaisChadwickrefusadelalâcher,commes’ilvoulaitqueMatthewlesvoie dans cette proximité.C’était une chosede s’aventurer sur la frontière qui délimitait leur relationprofessionnellequandilsétaientseulsdanslebureau,c’enétaituneautredelefairedevanttémoin.Sanstémoin,c’étaitunpeucommesiriennes’étaitpassé.EtMatthewn’étaitpasidiot.

—J’arriveaumauvaismoment?demanda-t-il,alorsquesonregardallaitdel’unàl’autre,avantdes’attardersurleursmainsliées.

Bien sûr, Serena aurait plus de chance avec Matthew qu’avec Phillip Beaumont. Playboyprofessionnel, Phillip dépensait son argent en fêtes et en femmes. Sans trop s’avancer, elle pouvaitsupposerque,s’ilenavaiteul’occasion,ilauraitprobablementfaitplusquedeposerunemainsursonépaule.

Matthew,lui,étaitàl’opposédesesfrèressurleplanphysique,samèreétantladeuxièmeépousedeHardwick.Matthewétaituntravailleuracharné,commes’ilcherchaitàprouverqu’ilavaituneplacelégitimedansl’entreprise.MaissansêtreaussiintimidantqueChadwick.

—Non,nousavonsterminé,finitparrépondrecedernier,lâchantcommeàregretsamain.Ellesentitsoncœurseserreràsesparoles,parolesdouloureuses,mêmes’iln’yavaitaucuneraison

pourqu’ildéclareautrechoseàsondemi-frère.Mêmesiriennejustifiaitqu’ilselancedansdegrandesexplicationspourdéfendreleurrelation.Car,hormiscelledepatronàemployée,ilsn’enavaientaucune.

Elles’écartadubureauaprèsunhochementdetêtefurtifetsortitsansattendre.

***

Lessecondes,lesminutespassèrent.ChadwickpouvaitsentirsurluileregarddeMatthew,attendantsansdoutedesexplications.Saufqu’iln’avaitpasenvied’endonner.Etn’étaitpasnonplusd’humeurà

s’épancher.Helenavaitmanifestementdécidédelepousseràlaruine.Etlaraisondetantderancœurdemeurait

unmystère. Il ne lui avait pourtant jamais rien refusé, quand ils étaientmariés.Un nez tout neuf, desdiamants—elleadorait lesdiamants—desrubis—elleadorait lesrubis.Ilnepensaitqu’àluifaireplaisir.MaisHelenn’enavaitjamaisassez.

IlseremémorasaconversationavecSerena.Ilnes’étaitjamaisvraimentconfiéàpersonnesursondivorce,exceptéquandilavaitinformésesfrèresquelaprocédureprendraitdutemps.IlnecomprenaitpaspourquoiilavaitexpliquéàSerenaquec’étaitsafaute,silestractationsenétaientàcepoint.Toutcequ’ilsavait,c’étaitqu’ilavaitbesoindeparleràquelqu’un.Lefaitd’êtreseulresponsableduproblèmeétaitunfardeautroplourdàporter.

Puisellel’avaittouché.Pascommeluil’avaittouchée,non,maispasnonpluscommeelleavaitpulefaireavant.Entoutcas,cen’étaitpasunesimplepoignéedemain.Aufait,çaremontaitàquand,ladernièrefoisqu’unefemmel’avaittouché,vraimenttouché?CelaferaitbientôtdeuxansqueHelenavaitdésertélelitconjugaletdepuis…

Matthewtoussota,l’arrachantàsespensées.—Oui?—Si je ne te savais pas aussi différent de notre père, commençaMatthew,mi-compatissantmi-

ironique,j’endéduiraisquetuasunepetiteidéesurcellequideviendratadeuxièmeépouse.Chadwickfusillasonfrèreduregard.Matthewn’avaitquesixmoisdemoinsquePhillip.Aprèsdes

années de conflits et de disputes, le mariage de Hardwick et Eliza avait volé en éclats. Peu après,Hardwick épousait Jeannie, la mère deMatthew, mais quand la mère de Chadwick avait eu vent del’existencedecettefemmelecoupleétaitdéjàquasimentséparé.MatthewétaitdonclapreuvevivantequeHardwickBeaumontavaiteudesvuessursonépousenumérodeuxlongtempsavantqu’ilnequittesonépousenuméroun.

— Je ne me suis même pas encore débarrassé de la première, marmonna Chadwick, regrettantaussitôtdesproposdignesdesonpère.

Ildétestaitressembleràcethommeouagircommelui.—Cequiprouveunefoisdeplusquetun’asrienencommunavecHardwick,remarquaMatthew

avec le sourire blasé qui était lamarquede fabrique desBeaumont, cadeaude leur géniteur commun.Hardwickn’auraitjamaiseuceproblème.Lesliensdumariagenesignifiaientrien,pourlui.

Chadwick hocha la tête. Matthew avait raison et il aurait dû trouver un certain réconfort à sesparoles.Etrangement,iln’enfutrien.

—JesupposequeHelennevapass’effacercommeça.Acemoment précis,Chadwickdétesta sondemi-frère.Bon,Phillip— le frère à part entière de

Chadwick, le seul qui sache véritablement ce que cela signifiait d’avoirHardwick etElizaBeaumontcomme parents— n’aurait pas compris, mais à cet instant Chadwick enragea de se trouver face ausymboleenchairetenosdelatrahisondesonpèreenverssafamille.

C’étaitbiendommagequeMatthewsoitunaussitalentueuxchefdesrelationspubliques,sansquoiChadwick n’aurait pas eu à faire face quotidiennement au rappel des bassesses de son père, en tantqu’hommeetquemari.Iln’auraitpaseuàfairefaceàsespropresbassesses.

—Fais-luiuneoffre,suggéraMatthew.—Ellesefichebiendel’argent.Cequ’elleveut,c’estmedétruire,répondit-iltoutensedemandant

d’oùluivenaitsubitementcettemaniedeselivrerdevanttoutlemonde—sonassistanteetmaintenantsondemi-frère.

Iln’étaitpasdugenreàconfiersesproblèmespersonnelsd’ordinaire.—Toutlemondeaunprix,Chadwick,répliquaMatthew,avecgravité.Mêmetoi.

Chadwicksaisitl’allusion.Lacompagnieétaitsurdescharbonsardents,depuisl’offrederachatparAllBev.

—Jen’aipasl’intentiondevendrenotreentreprise.Matthewsoutintsonregardunlongmoment,sansciller.—Ettun’espasleseulàavoirunprix,tusais.Touslesmembresduconseild’administrationenont

unaussi, etbienmoinsde scrupules.Unautreque toi auraitdéjàconclu l’affaire, ajoutaMatthew, lesyeuxbaisséssursatablette.CetattachementquetuaspourlenomdesBeaumontm’atoujourséchappé…

—Peut-êtreparceque,contrairementàd’autres,c’estleseulnomquej’aiejamaiseu.LevisagedeMatthewsefermaetChadwickregrettaaussitôtsarepartie.Ilserappelaitledivorce

desesparents,lemariagedeHardwickavecJeannieBillings.IlsesouvenaitdujouroùMatthew,àpeudechoseprèsdumêmeâgequePhillip,étaitvenuvivreaveceux.MatthewBillingsavaitdéjàcinqansquandilavaitfaitsaconnaissance.Etdujouraulendemainils’étaitappeléMatthewBeaumont.

Chadwickne lui avait pas rendu lavie facile.Après tout, c’était la fautedeMatthewsiEliza etHardwickavaientdivorcé.C’étaitlafautedeMatthewsisamèreétaitpartie.LafautedeMatthewencoresiHardwickavaitobtenulagardedeChadwicketPhillip.Etenfin,c’étaitaussilafautedeMatthewsiHardwickn’avaitpluseudetempsàconsacreràChadwick,exceptépourluiaboyerdessussansraison.

Mais cela restait des rancœurs d’enfant, il en était conscient. Matthew n’était qu’un gamin àl’époque,commePhillipetcommelui-même.Etc’étaitlafautedeHardwicksiElizadétestaitChadwick.

—Jesuis…Cetteréflexionétaitdéplacée…Difficile de s’excuser après tant d’années passées à accabler Matthew de tous les maux, aussi

changea-t-ildesujet.—Toutestprêtpourlegaladebienfaisance?Matthewluidécochaunregardqu’iléchouaàanalyser.Cefutcommesisondemi-frère,s’estimant

offensé,sepréparaitàleprovoquerenduel.Puisl’impressionsedissipa.—Noussommesprêts.Commed’habitude,grâceàMlleChase.Tonassistantevautdel’or.Les paroles deMatthew tournèrent en boucle dans son esprit. Tout lemonde avait un prix, oui.

HelenBeaumontetmêmeSerenaChase.Leproblème,c’étaitqu’ilignoraitàcombiens’élevaitceprix.

-3-

— Les Brasseries Beaumont sont dirigées par un Beaumont depuis cent trente ans, grommelaChadwickentapantdupoingsurlatable.

Acebruit,Serenasursauta.Entempsnormal, ilneperdait jamaissoncalmelorsdesréunionsduconseil d’administration. Mais toute la semaine il s’était montré particulièrement nerveux, avec descomportementsquineluiressemblaientpas.Etsielle-mêmen’étaitpasdanssonétatnormalàcausedeseshormones,luinevalaitguèremieux.

—LenomdesBeaumontvautplusquen’importequelleactionàcinquante-deux,voire soixante-deux dollars, poursuivit-il. Nous sommes l’une des dernières grandes brasseries familiales encore enactivitédanscepays.Nousfaisonspartiedel’histoireaméricaine.Nousavonstravaillédurpourçaetnouscontinueronsdetravaillerdur.

Unsilencegênés’ensuivittandisqueSerenaprenaitdesnotes.Ilyavaitbiensûrunesecrétairepourcegenredetravail,maisChadwicktenaitàavoirdeuxversionsqu’ilcompareraitparlasuite.

Elle parcourut discrètement du regard la salle de bal de l’hôtel. La famille Beaumont possédaitcinquanteetunpourcentdesbrasseriesdumêmenometavaittoujoursfaitensortedegarderlamain,sauvantàplusieursrepriseslacompagniedesmanœuvresdefusion.Cependant,aujourd’hui,Chadwickétaitseulàlabarre,lerestedesBeaumontsecontentantd’empocherleschèques,commelesactionnaires.

Elle pouvait le voir, certaines personnes écoutaient Chadwick avec intérêt, hochant la tête,chuchotantuneremarqueà leurvoisin.Cetteréunionnerassemblaitpas la totalitédesactionnaires, ilsn’étaient que vingt pour cent environ dans la salle.Certains étaient des fidèles de la compagnie, déjàprésentssousl’èreHardwick.Endehorsdeleurvote,ilsn’avaientguèredepouvoir;enrevancheleurloyautéà l’égarddeBeaumontne faisaitaucundoute.C’étaientcesgens-làqui l’écoutaient,attachésàl’idéedurôlefondateurdelacompagniedansl’histoiredupays.

D’autresmembres,plusjeunes,avaientfaitleurapparition,élémentsbienmoinsloyauxetbienplusimprévisibles.Puisilyavaitlesmembreschoisispard’autresmembres,desgensqui,commeHarper,sefichaientcomplètementdelabièreBeaumontetnefaisaientrienpourlecacher.CefutjustementHarperquirompitlesilence.

—Quelquechosem’échappe,monsieurBeaumont.Cerachatferaitdevousl’unedesplusgrandesfortunesdecepays.Après tout,n’est-cepascela, lebutpremierdurêveaméricain,quele travailsoitrécompensé?

D’autrestêtes,lesplusjeunes,acquiescèrent.SerenavitChadwicktenterdecontrôlersesémotions.Unevisiondouloureuse.Entempsnormal,ilétaitau-dessusdelamêlée,bienplussûrdelui.Mais,ayanttraverséunesemaineéprouvante,ilétaitàboutetellelevitprendresurluipournepastordrelecouàHarper,lequelpossédaitpresquedixpourcentdelacompagnie.L’étranglerferaitdoncmauvaiseffet.

—LesBrasseriesBeaumontm’onttoutdonné,répliqua-t-il,lavoixétranglée.Ilestdemondevoirvis-à-visdel’entreprise,demesemployés…

Acetinstant,sonregardseposasurSerena.Ilparlaitd’elle.— Il est de mon devoir, reprit-il, de m’assurer que les gens qui ont choisi de travailler pour

Beaumontpuissenteuxaussiréaliserleurproprerêveaméricain.Certainscadresrevendrontleursactionset en tirerontunebelle somme,mais les autres ?Ceshommeset ces femmesquiprésident à labonnemarchedelacompagnie?Euxnegagnerontriendanscetteopération,aucontraire.AllBevleslicencieratousetnotremarqueserabradéepournedevenirqu’uneétiquetteparmid’autres,sansâmenioriginalité.Alors non, monsieur Harper, ce n’est pas ça que j’appelle le rêve américain. Je prends soin despersonnesquitravaillentpourmoi.Jerécompenseleurloyauté.Jenelesabandonnepassurlebordduchemin,àlapremièreoccasion.Jerefusedevendreaudétrimentdeceuxetcellesquimedonnenttantdeleurtempsetdeleurénergie.Etjen’enespèrepasmoinsdevoustous,ici.

Et il s’assit, tête droite, regard fier, commeunhommeprêt à endécoudre.Oui, il était prêt à sebattrepoursonentreprise.

Après trois secondes d’un silence de plomb, une véritable cacophonie s’éleva dans la salle, lesarguments des deux bords fusant, les anciens se disputant avec les plus jeunes, les uns dénonçant lapositiondeHarper,lesautresladéfendant.Auboutd’unquartd’heure,celui-ciexigealatenued’unvote.

Dans un premier temps, elle pensa que Chadwick avait gagné. Quatre personnes seulementacceptèrent l’offre de AllBev, à cinquante-deux dollars l’action. Sans appel. Elle laissa échapper unsoupir,soulagée.Lapremièrebonnenouvelledelasemaine.Celasignifiaitqu’ellegarderaitsonposte,quesonavenirétaitassuré.EllepourraitcontinueràtravaillerpourChadwick.PuisHarperréclamaundeuxièmetour.

—M.Beaumont aparléd’unedeuxièmeoffre à soixante-deuxdollars, insuffisante.Mais sinousproposonssoixante-cinq,quelleseralaréponsedesmembresdecetteassemblée?

Chadwickbonditsursonsiège, leregardmeurtrier.Undeuxièmevoteeut lieuet treizepersonnesacceptèrentl’offreàsoixante-cinqdollars.Chadwickfulminait,onavaitl’impressionquequelqu’unluiavaitdonnéuncoupdepoignarddansledos.C’étaitterribledelevoiraussiimpuissant,desavoirqu’ilétaitentraindeperdreunedeuxièmebataille,aprèscellequil’opposaitàHelen.

Ellefutsoudainprisedenausées,maisrienàvoiravecsagrossesse.Restaitunespoir.Qu’AllBevrefusedepayerautant.Ilspréféreraientpeut-êtreracheteruneentreprisemeilleurmarché?

Le discours de Chadwick — prendre soin de ses employés, les aider tous et pas uniquementquelques privilégiés à atteindre le rêve américain — était exactement la raison pour laquelle elletravaillait pour lui. Grâce à Beaumont, elle avait pu s’extraire de la pauvreté. Il lui avait donné unechanced’éleversonbébédansdebonnesconditions.

EttoutcelaluiseraitretiréparlacupiditédeM.Harper?Cen’étaitpasjuste.Enfant,elletrouvaitlaviedétestableetcenefutqu’unefoisemployéeparlesBrasseriesBeaumontqu’elleavaitcommencéàseréconcilieravecl’existence,grâceàdesrèglestrèssimples.Travaillerdurpourbiengagnersavie,s’investirdanssontravailavecenthousiasmeetcréativité.Aufildesaugmentationsetdesprimes,elleétaitarrivéeàfairequelqueséconomiesetpensaitmêmeàdesplansretraiteavantageux.

Bref,ellesesentaitensécurité,cequin’avaitpasdeprix.Faux.Cartoutçaallaitpartirenfumée,trèsprécisémentautarifdesoixante-cinqdollarsl’action.

Parcequel’argentétaitlemoteurdecemonde.Laréunionpritfinetchacunsedispersa,lespartisanscommelesadversairesd’AllBev.Ungroupe

d’actionnaireschevronnésdiscutèrentavecChadwickpourl’assurerdeleursoutien.Amoinsquecenesoitpourluiprésenterleurscondoléances.Difficiled’entendrequoiquecesoitàcettedistance.

Aprèsuneminute,Chadwick,leregardrivédroitdevantlui,sortitdelasalle.Elles’empressaderassembler ses affaires et lui emboîta le pas. Il semblait tellement hors de lui qu’elle n’aurait pas été

étonnéequ’ill’oublieici.Elles’inquiétaitàtort.Chadwickfaisaitlescentpasàl’extérieurdelasalle.Elledevaitl’emmener

loind’iciauplusvite.S’iltraversaitunmomentdeflottementsemblableàceluidelaveille—momentdevulnérabilitéetdedésespoir—,pasquestionquecesoitenpublic,danslehalldel’hôtel.

—Jevaisfaireavancerlavoiture,annonça-t-elleeneffleurantsonbras.—Entendu,répondit-il,d’unevoixblanche.Merci.Puisilplongeasesyeuxdanslessiensetlatristessequ’elleylutluifitmonterdeslarmesauxyeux.—J’aiessayé,Serena,reprit-il.Pourvous.Pardon ? Il se battait pour sauver son entreprise, l’entreprise familiale, le nom des Beaumont.

Qu’entendait-ilpar«pourvous»?— Je sais, approuva-t-elle, n’osant aucun commentaire. Je vais envoyer chercher la voiture.

Attendez-moiici.Il ne lui fallut que quelques minutes, durant lesquelles elle regarda une partie des membres du

conseild’administrationsortirdelasalleetsedéverserdanslaruepoursedirigerverslerestaurantàcôté, sans doute dans le but de célébrer cette journée qui promettait de les rendre plus riches qu’ilsn’étaientdéjà.Certainss’arrêtèrentpourserrerlamaindeChadwick,maishormisellepersonneneparutserendrecomptedel’étatdechocdanslequelilsetrouvait.

Enfin, après ce qui lui sembla une éternité, la voiture se présenta devant l’entrée de l’hôtel. Ils’agissait d’une Cadillac version limousine, impressionnante, mais sans ostentation. Un peu commeChadwicklui-même.

Leportierouvritlaportièreet,l’espritailleurs,ilsortitunbilletdesonportefeuillepourleglisserdanslamaindel’hommeenlivrée.

Unlourdsilences’installadanslavoiture.Commentréconforterunmultimillionnairesurlepointdedevenirmilliardairemalgrélui?Décidément,cettesituationladépassait.Elles’abstintdoncdeparleret,le nez contre la vitre, elle regarda la ville défiler. Si le trafic le permettait, le trajet jusqu’à la tourBeaumontneprendraitqu’unedemi-heure.

De retour au bureau, elle commencerait à peaufiner son CV, voilà tout. Si Chadwick perdait lacompagnie, la nouvelle direction lui ferait rapidement savoir qu’elle n’avait plus sa place chezBeaumont,maisellen’attendraitpasqu’on la jettedehors.Elledevaitprendre lesdevantsets’assureravant toutechosedebénéficierd’unebonnemutuelle, sansquoielle risquaitbiendeperdre toutesseséconomiesensoinsprénataux.Chadwickcomprendraitsûrementsadécision.

—Qu’attendez-vousdelavie?Ellesursauta,surpriseàlafoisparlesondesavoixetlanaturedesaquestion.—Pardon?—Oui,qu’attendez-vousdelavie,répéta-t-il,sansdétournerlesyeuxdesavitre.Est-ceainsique

vousenvisagiezvotreavenir?—Oui…Enfin,àpeuprès.En fait, elle s’était imaginéemariéeavecNeil,peut-êtremêmeavecdesenfants.Dans ses rêves,

ellenesevoyaitpasmèrecélibataire.Enrevanche,pourcequiétaitdutravail,oui,c’étaitexactementceàquoielleaspirait.

Carellen’avaitpasuneambitiondémesuréeetsemoquaitdelagloireetdesors.Toutcequ’elledemandait,c’étaitdepouvoirsubveniràsesbesoins.

—Vraiment?—Travaillerpourvousm’aapporté…uneréellestabilité.C’est-à-direcedontj’aimanqué,enfant.—Ah,vosparentsaussiontdivorcé?—Non.Etilssonttoujoursaussiamoureuxl’undel’autre.Maisl’amourn’ajamaispayéleloyer

oulescourses.Nilesfacturesdumédecin.

—Je…Jenesavaispas,balbutia-t-ilenreportantsonattentionsurelle.—Jen’aimepasparlerdeça.Neilsavait,biensûr,pastoutel’histoire,maisunebonnepartie.Quandilss’étaientrencontrés,elle

senourrissaitencoredenouilles instantanéeset travaillaitàdeuxendroitsdifférentspoursepayersesétudes.Vivreavecluiavaitétéunechance.Ilavaitprisleloyeràsacharge,lapremièreannée,celledesonstagechezBeaumont.Maisdèsqu’elleenavaiteulapossibilité,elleavaitinsistépourpayersapart,mettant un point d’honneur à ne jamais finir le mois à découvert et même à se constituer une petiteépargne.

Bon,peut-êtreavait-elletropvouluenfaire.Elleétaitsisoucieusedeparticiperaubudgetdeleurcouple—jamaisl’argentneseraitunecausededisputeentreeux—qu’elleenavaitunpeuperdudevueunpointessentiel:unerelationreposaitsurautrechosequ’uncompteenbanque.Aprèstout,sesparentsn’avaientrien,etcelanelesavaitjamaisempêchésdes’aimeràlafolie.

Audébut,elleaussiaimaitNeilpassionnément.Maisaufildu tempslapassions’étaitémoussée,tandisqu’elle faisait toutpour luiprouverqu’ellepouvaitgagnerautantque lui.Commesi l’amour semesuraitendollars.

Chadwickladévisageaavecundrôlederegardqu’ellenevoulaitpasvoir.Unregarddepitié,orelledétestaitlapitié.Aussis’empressa-t-ellederelancerlaconversation.

—Etvous?—Moi?marmonna-t-il,l’airconfus.—Avez-voustoujoursaspiréàdirigerl’entreprisefamiliale?Saquestionproduisitl’effetescompté,Chadwicknesongeaplusàsonenfancemisérable.Maiselle

amenauneprofondelassitudesursonvisage.—Onnem’ajamaisvraimentlaissélechoix.Oh!lafroideuraveclaquelleilavaitditcela.Ledétachement,même.—Jamais?—Non,répondit-ilpresquesèchementenseretournantverslavitre.Detouteévidence,sonenfanceàellen’étaitpasleseulsujettabou.—Mais,sivousaviezeulechoix,qu’auriez-vousaiméfaire?demanda-t-elle.Ilpourraitsansdoutebientôtselepermettre,vul’avancéeduprocessusavecAllBev.Anouveau, il se tourna vers elle, les yeux brillant d’une sorte de fièvre.Elle ne lui avait vu ce

regardqu’uneseule fois—ce lundi,quand ilavaitglissé ledoigt soussonmenton.Saufqu’alorssonregardn’étaitpasaussi…intense.Elletressaillit.

Allait-ilrecommencer?Approchersonvisagedusienetl’embrasser?Et…lelaisserait-ellefaire?—J’aimerais…Jevoudraisjustefairequelquechosepourmoi,répondit-ilavecunechaleurquilui

donnalachairdepoule.Paspourlafamille,nipourlacompagnie.Justepourmoi.Elleretintsonsouffle.Lafaçondontill’avaitprononcénelaissaitaucundoutesurlanaturedece

«quelquechose».Il était son patron, elle était son assistante, et il était encore marié. Mais rien de tout cela ne

semblaitêtreunproblème,àl’arrièredecettelimousine.Lechauffeurnepouvaitpaslesvoir,derrièrelavitreteintée.Personnenerisquaitdelessurprendrenidelesinterrompre.

Jesuisenceinte.Lesmotsfrétillèrentsurleboutdesalangueettentèrentdesefrayerunpassagehorsdesabouche.Celatueraitdansl’œufl’attiranceàlaquelleilsétaientprèsdecéderdepuisquelquesjours.Elleattendaitunenfantd’unautrehomme.

Pourtant, elle se tut. Chadwick était déjà accablé, inquiet sur le sort de ses employés, commentréagirait-il à l’annonce de sa grossesse ?Toutes ses promesses pour la récompenser de sa loyauté etprendresoind’ellenerisquaient-ellespasdeleplacerdansunepositionpireencorequecelleàlaquelleilétaitconfronté?

Non.Elledevaitprendre soind’elle-mêmeetnepas toutattendredesonpatron.Ellevivait sansdoute ses dernières heures chezBeaumont. Elle n’allait pas se jeter dans les bras deChadwick avecl’espoirqu’ilarrangesavied’uncoupdebaguettemagique.Ellelesavaitpourl’avoirappristrèstôt,ilnefallaitpascomptersurlesautrespourréglervosproblèmes.

Elles’étaitmisetouteseuledanscettesituation.Ellesedébrouilleraitseule.D’abord,enrecouvrantsesespritsetsonsang-froid.Elletoussota.

—Peut-êtredevriez-vousvous investirdansautrechoseque labière? suggéra-t-elled’unevoixaussilégèrequepossible.

Ilfronçalessourcils,puishochalatête,acceptantl’esquivesansinsister.—Maisj’aimelabière,répondit-ilenregardantànouveauparlavitre.Adix-neufans,jesuisallé

travailler chez les maîtres brasseurs, auprès de qui j’ai appris tout ce qu’il y avait à savoir sur lafabrication de la bière, et pas seulement en termes de rendement. Une belle expérience, presque del’alchimie.Pourcesgens,labièreestunechosevivante,pasunproduit.Lemétierdebrasseurestunartetunescience.Jen’oublieraijamaiscesgens,ajouta-t-ilavecunsourirenostalgique.Cettepériodeaétél’unedesplusbellesdemonadolescence.Endépitdemonpère.

—C’est-à-dire?—Dèsl’âgedeseizeans,ilm’aobligéàpasserparchaquerouagedelabrasserie.Enplusdemes

études,jedevaistravailleraumoinsvingtheuresparsemainedansl’entreprise.—C’estbeaucoupdetravailpourunadolescent.Certes,elleaussiavaitcommencéàtravailleràl’âgedeseizeans,àremplirlessacsdecoursesau

supermarché, mais il en allait de sa survie. Sa famille avait besoin de sa paye et puis elle pouvaitrécupérercertainesmarchandisespérimées.Elleavaitainsipuleurpermettredegarderuntoitau-dessusdeleurtêteetaiderànourrirlafamille.Cedontelletiraitaujourd’huiencoreuneréellesatisfaction.

—J’aiapprisàdirigerlacompagnie,reprit-ilavecunsourirepluscynique.C’estcequ’ilvoulait…Commejevousl’aidit,onnem’apaslaissélechoix.

Lechoixdesonpère,donc,paslesien.Lavoitureralentitettournapours’engagerdansl’avenuemenantaubureau,toutprèsmaintenant.Letempspressaitsoudain.

— Si vous aviez eu le choix, qu’auriez-vous fait ? demanda-t-elle, consciente de se montreraudacieuse,voireindiscrète.

Maisquelquechoseavaitchangé, ilsn’étaientplusdansunrapportpatronemployée.Enfiligranedemeuraientmaintenantentreeuxcesgestes,luiquandill’avaittouchée,lundi,ellequandelleenavaitfaitautant,hier.

Oui,quelquechoseavaitchangé.Peut-êtremêmetout.Illafixa,maispasavecleregardlasdequidiscutedesonagenda,pasmêmeavecleregardébranlé

d’hier.Illuidonnaitàprésentenviedepresserseslèvrescontrelessiennes,devouloirdeschosesquin’avaientrienàvoiravecletravail.

—Queporterez-vous,samedi?murmura-t-il,avecl’ombred’unsourire.—Comment?—Pourlegala.Queporterez-vous?Larobenoire?Elleécarquillalesyeux.Oùvoulait-ilenvenir?Auxlacunesdesagarde-robe?—Non,enfait…En fait, cette robe ne lui allait plus.Elle l’avait essayée lundi soir, pour se changer les idées et

arrêterdereleversesmails,dans l’espoird’uneréponsedeNeil. Impossiblederemonter la fermetureEclair.Soncorpschangeait.Et celane l’avaitmêmepasalertée. Il avait falluqu’elle fassece testdegrossessepouradmettrequ’elleétaitenceinte.

—Bref,jetrouveraibienquelquechose…

Lechauffeursegaraaupieddelatour.LesitedesBrasseriesBeaumonts’étendaitsurprèsdecinqhectares, la plupart des bâtiments datant d’avant la GrandeDépression. Cet endroit chargé d’histoirel’avaittoujoursfascinée.Sesparentsdéménageaientsouventpouréchapperàleurscréanciers.Laseulefois où elle leur avait déniché un appartement agréable, avec un loyer raisonnable—en réglant elle-mêmelacaution—,sesparentsavaientpristroismoisdeloyerderetard.Encoreunefois.Mais,aulieudeleluiavouer,ilsavaientfaitcommetoujours,ilsétaientpartisaubeaumilieudelanuitavecarmesetbagages.Ilsnesavaientpasvivreautrement.

LesBeaumontoccupaientleslieuxdepuisplusd’unsiècle.Quelleimpressionavait-on,lorsquel’onempruntaitdescouloirsfoulésparsongrand-père?Quandontravaillaitdansunbureauconstruitparsonarrière-grand-père?

Lechauffeurvintleurouvrirlaportière.EllesepréparaitdéjààsortirquandChadwickluifitsignedeserasseoir.

—Prenez l’après-midietallezchezNeimanMarcus.J’aiunacheteurpersonnel là-bas. Il feraensortedevoustrouverunetenueappropriée,proposa-t-il.

—Excusez-moi,mais…Vousnetrouvezpasmarobenoireappropriée?Elleenétaitpourtantfière.Ellel’avaitpayéesoixante-dixdollarsdansunefriperie,plusvingtpour

lafaireajusteràsataille,maisellel’avaitportéeetportéeencorepourlarentabiliser.Elleadoraitcetterobe, elle se trouvait glamour dedans.Cela étant, elle ne pourrait plus l’enfiler avant belle lurette.Etencore,àconditionqu’elleperdedupoids,aprèsl’accouchement.

—Bienaucontraire,ilseradifficiledetrouveruneautrerobeplusappropriée.C’estpourquoijevous conseille de faire appel à Mario. Si quelqu’un peut trouver mieux, c’est bien lui, expliquaChadwick,sansparaîtresesoucierd’êtreentenduparsonchauffeur.

Elle sentit sa gorge senouer. Il n’esquissa aucungeste, ne se rapprochapasd’elle,mais elle futparcouruedesmêmessensationsque lundimatin.Exceptéquece jour-làelleétaitauborddes larmes.Aujourd’hui,c’étaitdifférent.Elleneselaisseraitpasdéborderparsesémotions.Quantàseshormones,qu’ellesaillentaudiable!

—Jecrainsquecelanesoitpaspossible,répondit-elle.Endépitdusalairegénéreuxquevousmeversez,Neimanrestehorsdemesmoyens.

Cequin’étaitpasunmensonge.— C’est une soirée professionnelle. Une tenue appropriée entre dans le cadre des frais

professionnels.Vousn’aurezqu’àfaireinscrirecetterobesurmoncompte…Elleouvritlabouchepourprotesterquandilajouta:—Etcen’estpasnégociable.Ildescenditaussitôtdevoitureetfitsigneauchauffeurderefermerlaportière.—Conduisez-lachezNeiman,luiordonna-t-il.Non,toutçan’allaitpasdanslebonsens.QueChadwickluidonnedesactionsenéchangedeson

travail,d’accord.Maispasquestionqu’illuiachètequelquechosed’aussipersonnelqu’unerobe.C’étaitellequis’achetaitsesvêtements.Ellen’attendaitriend’aucunhomme.

Elle rouvrit donc la portière et sortit à son tour de la limousine, sous le nez du chauffeur ébahi.Chadwicks’éloignaitdéjà.

—Monsieur,lerappela-t-elle.Avectoutlerespectquejevousdois,jemevoisobligéededéclinervotreproposition.Jem’achèteraiunerobemoi-même.

Chadwickfitvolte-faceetmarchaversellecommeuntigresedirigesursaproie.Etilnes’arrêtapasàunedistancepolitiquementcorrecte,non.Ils’approchaassezpourglisserune

nouvellefoissondoigtsoussonmenton,assezpourl’embrasser,là,enpleinjouretsouslenezdesonchauffeur.

—N’est-ce pas ce que vous m’avez demandé, mademoiselle Chase ? demanda-t-il d’une voixsuave.Ouiounon?

—Jenevousaijamaisdemandéderobe.Illuilançaunsourireespiègle.—Vousm’avezdemandécequej’aimeraisfaire.Ehbien,voilà,j’aienviedevousemmenerdîner.

Devousavoirpourpartenaireàcegala.Etjeveuxquevousvoussentiezaussibellequepossiblepourcettesoirée.

Elleentrouvritlabouche,lareferma,sidérée.Chadwickbaissalesyeuxsurseslèvres.—Parceque, cette robenoire,vousvous sentezbellededans,non?Ehbien,vousvous sentirez

sûrementaussibelledansuneautre,toutaussidignedevous.—Oui,sansdoute…Quecherchait-il, au juste?S’ilvoulait seulement lui acheterune robe,pourquoi luiparlerdece

qu’elleressentait?S’ilvoulaitlaséduire,parcequ’ilnes’agissaitquedeça,nedevrait-ilpasluidirequ’elleétaitjolie?Qu’ill’avaittoujourstrouvéejolie?

—C’estunévénementprofessionnel.Unedépenseprofessionnelle.Findeladiscussion.—Maisjenevoudraispasavoirl’airde…Quelquechoseen luiparut lâcher.Puis il la toucha—pasavecréserve,commelundietpasnon

plus avec maladresse comme hier. Il la prit par le bras avec fermeté, autorité, rouvrit la portière etl’obligeaàserasseoirdanslalimousine.Etavantmêmequ’ellenecomprennecequisepassait,ilfitletourdelavoitureets’assitàcôtéd’elle.

—Conduisez-nouschezNeiman,ordonna-t-ilauchauffeur.

-4-

Qu’est-cequinetournaitpasrondchezcettefemme?TellefutlaquestionqueChadwickseposatoutlelongdutrajetverslecentrecommercialCherry

CreekquiabritaitlacélèbreenseigneNeimanMarcus.Ilavaitpasséuncoupdefilàlaboutique,histoiredes’assurerqueMarioseraitlà.

Danssonmonde,lesfemmesadoraientlescadeaux.Peuimportaitd’ailleurslecadeau,dumomentqu’ilétaitcher.Durantsonmariage,centfoisilavaitoffertàHelenvêtementsetbijouxqu’elleexhibaitensuitefièrement,commedesprisesdeguerre,devantleursamis.

Mais ça, c’était avant.Aujourd’hui,Helen semblait décidée à le ruiner. Preuve qu’il y avait deslimitesaupouvoirdescadeaux.Bref,iln’avaitjamaisrencontréunefemmerefusantunprésent,etencoremoinsnesemblantmêmepassupporterl’idéedesevoiroffrirquelquechose.

SerenaChaseétaitlapremière.—C’estridicule,marmonna-t-elle.Ils étaient assis côte à côte à l’arrière de la limousine. Serena s’était réfugiée à l’autre bout du

siège,maisiln’auraitqu’àtendrelamain,sil’envieleprenaitdelatoucher.Enavait-ilenvie?Questionidiote.Biensûrqueoui.—Qu’est-cequiestridicule?demanda-t-il,conscientdesonirritation.Aprèstout,ill’avaitfaitmonterdeforceoupresquedanscettevoiture.Etilpourraitrépéterjusqu’à

lafindestempsquecettedépenseentraitdanslacatégoriefraisprofessionnels,rienn’étaitmoinsvrai,enfait.

—Ça.Vous.Commeça,enfind’après-midi.Unmercredi.Nousavonsunefouledechosesàfaire.Jesuisbienplacéepourlesavoir,c’estmoiquigèrevotreagenda.

—Jenecroispas…Ilest16h15,l’après-midiestloind’êtreterminé,ilmesemble.Ellesetournaversluiavecunregardfuribondcommeilneluienavaitjamaisvu.—Vousavezrendez-vousavecSueColeman,cetaprès-midi,votreréunionhebdomadaireavecles

ressourceshumaines.EtjedoisaiderMatthewpourlespréparatifsdugala.Ilattrapasontéléphone.—Allô,Sue?Chadwick.Nousallonsdevoirremettrenotrerendez-vous…Anouveau,Serenaluidégainaunregardcenséluiglacerlesangetquienréalitéluidonnaenviede

rire.Annuleruneréunion,commeça,suruncoupdetête?Lui?Ilyavaitlàdequoiladéstabiliser.Etledéstabiliserluiaussi,parlamêmeoccasion.—Retenuparlaréunionduconseild’administration,jesuppose?demandaSue.—Exactement.L’alibiparfait,saufsiquelqu’unlesavaitvusarriveràl’entrepriseavantd’enrepartiraussivite.

—Iln’yariend’urgent.Nousnousverronslasemaineprochaine.—Merci,Sue.Ilraccrochapuiscomposaunautrenuméro.—Matthew?—Toutvabien?—Oui,mais Serena etmoi sommes encore à la réunion du conseil d’administration. Peux-tu te

passerd’elle,cetaprès-midi?Unlongsilences’ensuivitàl’autreboutdufil.—Jepensequeoui,réponditMatthew,sarcastique.Ettoi?«Sijenetesavaispassidifférentdenotrepère,avaitironiséMatthewhier,j’endéduiraisquetuas

unepetiteidéedequideviendratadeuxièmeépouse.»Ce qui était faux. Il n’était pas Hardwick. Dans le cas contraire, il aurait déjà sauté sur son

assistante, là, sur la banquette arrière de sa limousine.Or il n’en était rien. Jamais il n’avait fait unechosepareille.Ilétaitungentleman.Hardwickauraitfaitmiroiterunenouvellerobeenéchanged’unpetitcoupvitefait.Paslui.Lavoirporterunerobeglamourseraitsarécompense.

Dumoinsn’eut-ildecessed’essayerdes’enconvaincre.—Onseverrademain,répliqua-t-iletilraccrochaavantqueMatthewn’enrajoute.Voilà,dit-ilen

glissantsontéléphonedanssapoche.C’estréglé.Nousavonsl’après-mididevantnous.Elle le dévisagea,mais ne pipamot. Il s’écoula encore quinzeminutes avant qu’ils atteignent le

centrecommercial.Mariolesattendaitdevantl’entrée.Apeinelavoiturearrêtée,sonacheteurpersonnelseprécipitapourouvrirlaportière.

—MonsieurBeaumont,quelle joiedevousvoir ! J’étais justementen traindedireàvotre frèrePhillipqu’ilyavaituneéternitéquejen’avaiseulajoiedevotrecompagnie…

—Bonjour,Mario, répliqua Chadwick, un peu déstabilisé comme à chaque fois par cet hommeflamboyantencostumejaunecitron,maquilléetlescheveuxcoiffésàlapunk.

Unoriginalcertes,maisquiavait l’œilpourhabillerquelqu’un,talentdontChadwickétaitdénué.C’étaitMarioquiluichoisissaitsesvêtementsetilétaitsatisfaitdesesservices.

CommeilleseraitsansdoutepourSerena.Ilsetournaverselle,maintendue.Lorsqu’ellehésita,ilneputrésister,ilfronçalessourcils.Etl’effetfutimmédiat.Elleluioffritsamain,maissegardabiendelarefermerautourdelasienne.

—Mario,jevousprésenteMlleSerenaChase.— C’est un honneur de faire votre connaissance, mademoiselle Chase, roucoula celui-ci en

esquissantunecourbette.Maisjevousenprie,entrez.Mario s’écarta et leur tint la porte, mais une fois à l’intérieur de la boutique Serena s’agrippa

subitementàsamain.Surpris,illefutplusencoreenluidécouvrantuneexpressionprochedel’horreur.—Vousallezbien?—Oui,oui,répondit-elleavecunpeutropdevivacité.—Mais?—C’est juste…Jen’ai jamaismis lespiedsdansuneboutiquedecegenre.C’est…Jefaismon

shoppingdansdesendroitstrèsdifférents.Ilpressentitpeut-êtrequesielleavaitd’abordrefusésonoffrecen’étaitpasseulementparfierté.—Bien, déclaraMario en tournoyant autour d’eux, lesmains jointes. En quoi puis-je vous être

utile…?Sonregards’arrêtatroissecondessurlamaindeSerena,toujoursdanslasienne,maisilnefitaucun

commentaire.—Nousavonsunesoirée,samedi.MlleChaseabesoind’unerobe…

—LegaladebienfaisancedumuséedesBeaux-Arts,biensûr,renchéritMario.Quelquechosedesage,d’uneélégancesobreoucarrémentmode?Ellepeuttoutsepermettre,avecuntelphysique…

SerenalâchalamaindeChadwick.Intimidéepeut-êtreparMario.Ouquel’onseréfèreàelleàlatroisièmepersonne.Entoutcas,elleneparutpastouchéeparlecompliment.

—Quelquechosed’élégant,répondit-elle.—Biensûr,suivez-moi,jevousenprie,ditMario.Illesmenajusqu’àl’escalatortoutenleurparlantdesdernièrestendancesainsiqued’uncostume

qu’ilavaitrepéréetquiiraitsûrementcommeungantàChadwick.—Pasaujourd’hui,répliqua-t-il.Nousavonsjustebesoind’unerobe.—Etdesaccessoiresquivontavec,suggéraMario.—Biensûr,acquiesçaChadwick,gagnantaupassageunregarddereprochedelapartdeSerena.—Parici…Mariolesmenadansunsalonprivé,comprenantunecabined’essayageetdeuxmiroirsd’uncôté,un

canapéetunetablebassedel’autre.—Champagne?—Volontiers.—Nonmerci,réponditSerenaavecvigueur.Chadwick crut d’abord qu’elle recommençait à s’entêter, puis il vit ses joues s’embraser. Elle

baissalesyeux,portaunemaintremblantesursonventre,visiblementnerveuse.—Ah, fitMarioenécarquillant lesyeux.Veuillezm’excuser,mademoiselleChase. Jenem’étais

pasrenducomptequevousétiezenceinte.Jevaisvousfaireserviruncocktaildefruits,sansalcoolbiensûr…Félicitations,monsieurBeaumont,ajouta-t-ilensetournantverslui.

Chadwick ouvrit la bouche pour répliquer quelque chose, mais rien n’en sortit. Serena étaitenceinte?

Illaregarda,ellechancelasoudain,commeauborddel’évanouissement.MaisellenedémentitpaslesallégationsdeMario,secontentantdemarmonnerun«Merci»avantdes’asseoirlourdementsurlecanapé.

— Mon assistante va vous servir les rafraîchissements pendant que je vais chercher quelquesmodèlespourMlleChase, repritMarioqui, s’il nota le subit changementd’atmosphèredans lapièce,n’enlaissarienparaître.

Ils’éclipsaenrefermantlaportederrièrelui,leslaissantseuls.—Est-ceque…Cequ’ilvientde…?Vous…?— Oui, répondit-elle en laissant échapper un soupir, avant de se plier en deux, comme si elle

voulaitdisparaître.Amoinsqu’ellenesoitsurlepointdevomir?—Etvousl’avezapprisceweek-end?Voilàpourquoivousétiezsibouleversée,lundi.—Oui,répondit-elled’unevoixquasiinaudible.—Etvousnem’avezriendit!s’exclama-t-il.Maispourquoi?—MonsieurBeaumont,nousn’avonspaspourhabitudedeparlervieprivéeaubureau,rétorqua-t-

elle,commeuneleçonappriseparcœur,cequieutledondel’énerver.—Oh?Etnousenparleronsquand?Lorsquevousdevrezpartirencongématernité?s’exclama-t-

il, le fait qu’elle garde le silence lemettant hors de lui.Neil est au courant ? demanda-t-il, terrifié àl’idéequ’ellepuisseluirépondrequeNeiln’étaitpaslepère.

— Je… J’ai envoyé un mail à Neil pour lui demander de me contacter. Il ne s’est pas encoremanifesté.Maisjen’aipasbesoindelui.Jepeuxtrèsbienm’occuperdemonenfanttouteseule.Jeneseraiunechargenipourvous,nipourlacompagnie.Jen’aibesoind’aucuneaide.

—Nemeracontezpasd’histoires,Serena.Vousêtesconscientedecequiarrivera,si jeperdslabrasserie?

Mêmesiellefixaitseschaussuresetneluiaccordapasunregard,illavitfermerlesyeux.Biensûrqu’elleenétaitconsciente.Maisquelqu’und’aussiintelligentetpragmatiquequeSerenadevaitavoirunpland’urgenceentête.

—Jeperdraimonemploi.Maisj’entrouveraiunautre.Sivousvoulezbienmerédigerunelettrederecommandation.

—Evidemment,voyons.Maisvousnecomprenezpas.Trouverunemploienétantenceintedehuitmoisnevapasêtrefacile,mêmesijechantevoslouanges.

Elleviraauvertpâle.Bonsang,quellebrute il faisait !Elleétaitenceinte.Enceinte.Et lui, ilnetrouvaitriendemieuxàfairequ’àl’inquiéter.Uneattitudedignedesonpère.Etzut.

—Respirez,luiconseilla-t-ilens’obligeantàparleravecdouceur.Respirez,Serena.Elle secoua la tête, comme si elle avait oublié lamanière de procéder.Oh non ! Son assistante

enceinte n’allait quand même pas s’évanouir dans le salon privé d’une boutique de luxe. Marioappellerait le SAMU, la presse accourrait etHelen— la femme avec laquelle, devant la loi, il étaitencoremarié—luiferaitpayercetoutrage.

Ils’accroupitauprèsdeSerenaetentrepritdeluimasserledos.—Respirez,Serena,jevousenprie.Jesuisdésolé.Jenesuispasfâchécontrevous.Elleselaissaalorsallercontrelui,justeunpeu,enposantlatêtesursonépaule.N’était-cepasce

qu’ilavaitespéré,quelquesjoursplustôt?Latenirentresesbras?Oui,mais pasdans ces circonstances.Pas après avoir perdu son sang-froid.Et puis, elle était…

enceinte.Iln’avaitpaslamoindreidéedelafaçondes’yprendre,pourêtreunbonpère.Enrevanche,ilétait

incollablesurl’artd’êtreunpèreirresponsable.Helennevoulaitpasd’enfants,ilsn’enavaientdoncpaseu.Leschosesétaientplussimplescommeça.

MaisSerena?Elleétaitdouceettendre,toutlecontrairedeHelenoudesamère,tellementdure,tellement instable. Serena s’investissait beaucoup dans son travail et ne rechignait jamais quand ils’agissaitdeseretrousserlesmanches.

Oui,elleferaitunebonnemère.Unesupermaman.Acettepensée,ilsourit,justeavantdefrémir,terrifié,lorsqu’illavitauborddel’asphyxie.—Respirez,répéta-t-il.Bien.Allez,encoreunefois,l’encouragea-t-illorsqueenfinelleinspira.Ilsrestèrentunlongmomentcommeça,elles’appliquantàrespirer,luil’yencourageant.Etquand

l’assistantedeMarioseprésentaaveclesboissons,Serenanes’écartapasdelui.Alorsilcontinuadeluimasserledostoutenlaberçant.

—Jepensaiscequejevousaidit,lundi,Serena.Celanechangerien,murmura-t-ilquandilsfurentseulsànouveau.

—Çachange toutpourtant, répliqua-t-elle avecune tristessequ’il ne lui connaissait pas. Je suisdésolée,j’auraistellementvouluqueriennechange.Maisc’estcommeça.Toutestmafaute.

Ilsavaientvécutroplongtempsdansunesorted’inertie—luipasvraimentheureuxavecHelen,etSerenaavecNeil,pasplusheureusequelui,apparemment.Etilsauraientpucontinuerainsilongtemps,sitoutn’avaitpaschangé.

—Jenevousdécevraipas,luipromit-il.Il repensaàsonenfanceavecunserrementaucœur.HardwickBeaumontn’étaitpasun tendre. Il

attendait de lui la perfection et le décevoir, même dans l’au-delà, n’était pas une option. Mais pasquestionqu’illaissetomberSerena.

Elleseredressa,sanstoutàfaitromprelecontactentreeux,maisassezpourpouvoirleregarder.Elle avait retrouvédes couleurs.Les cheveuxunpeu endésordre, elle cligna lesyeux, comme si elle

s’éveillaitd’unlongcauchemar…etvoulaitl’embrasser.Ilécartaunemèchesursonfront,puiseffleurasajoue,incapablederésisteraubesoindetouchersa

peau.—Jenevousdécevraipas,répéta-t-il.—Jelesais,chuchota-t-elle,lavoixtremblante,avantd’approchersamain,commepourl’attirerà

elleetl’embrasser.Oh!commeilavaitenviedeseslèvressurlessiennes.—Toc,toc!appelaàcemomentMario,derrièrelaporte.Toutlemondeestvisible,làderrière?—Etzut.Serena eut un petit sourire crispé, mais un sourire quand même. Et à cet instant, il en eut la

conviction,non,jamaisilneladécevrait.

-5-

—Inspirez,l’encourageaMarioquandelleressortitdelacabined’essayage,vêtuedelapremièrerobe.

Serena s’exécuta. Respirer était la seule chose dont elle soit capable, certes pas comme elle levoudrait,maisellefaisaitdesonmieux.

Elle avait presque embrassé Chadwick. Dans un moment de faiblesse, elle avait failli poser sabouche sur la sienne.Non seulementelle avaitperdu toute retenue faceà sonpatron lorsque,prisedepanique,elles’étaitlaisséréconforter.Maisenplusl’embrasser?

Pourquoicelaluisemblait-ilpirequedelelaisser,lui,l’embrasser?C’étaitcommeça.Mieuxetpireenmêmetemps.

— Expirez, mademoiselle Chase. Voilà, enchaînaMario derrière elle en remontant la fermetureEclair.Sublime!

Elleseregardadanslarobeenveloursnoir,quifaisaitcommeunesecondepeausurseshanches.—Commentavez-vousdevinémataille?—Chèreamie,réponditMarioenvirevoltantautourd’elle,tirantici,remontantlà.Savoirdeviner

cegenredechosesfaitpartiedemontravail.—Vouscomprenez,reprit-elle,c’estunepremièrefoispourmoi.Maisjesupposequevousl’avez

deviné,çaaussi…Defait,ilnes’étaittrompénisurlatailledesarobe,nisursapointure,nimêmesurlatailledeson

soutien-gorgebandeau,quiluiallaitmêmemieuxquelesien.—Quoidonc?Essayerdesrobesdecréateurouquitterlebureauenpleinaprès-midipourfairedu

shopping?—Lesdeux, soupira-t-elle, en comprenantqu’ellene trompait personne. J’ai l’impressiond’être

uneautre.—Maisc’estprécisément là toute labeautéde lamode,remarquaMario.Chaquematin,envous

réveillant,vouspouvezdéciderd’êtrequelqu’und’autre…Mêmemoi,ajouta-t-il,d’unevoixplusgravesoudain, avec un net accent hispanique. Vous savez, je suis issu d’un milieu très défavorisé, maisaujourd’huiquis’endouterait?Voilàcequej’aime,danslesvêtements.Peuimportecequenousavonsété. Ce qui compte, c’est ce que nous sommes aujourd’hui. Et aujourd’hui… Aujourd’hui, vous êtesroyale,conclut-ilavecunsourireradieux.

Elleleregardaavecattention.Plusobservateurqu’ilyparaissait,Marioavaitsenticombienellesesentaitmalàl’aiseaumilieudetoutceluxe.Etparsesaveux,sesparolesd’encouragement,illuiavaitdonnéconfianceenelle.

—Voussavezquoi,Mario?Vousêtesfabuleux.

—C’estcequejenecessederépéteràmonmari,répondit-ilavecunclind’œil.Ilfinirabienparlecroire.Entoutcas,M.Beaumontabeaucoupdechance…

Pourquoi donc ?Mario semblait penser queChadwick était le père de son enfant. Sauf qu’il nel’était pas. Il n’était même pas son petit ami. Uniquement son patron. Soudain, elle sentit la paniquerevenir.Vite,elledevaitpenseràautrechose.

—Celaarrivesouvent?QueM.Beaumontvousamèneunejeunefemmeàrelooker?précisa-t-elle,regrettantaussitôtaprèssaquestion.

Enréalité,ellen’avaitaucuneenviedelesavoir.—Grandsdieuxnon!s’exclamaMarioenprenantunairchoquétoutenluiglissantuncollierautour

du cou, avec un diamant aussi gros qu’un petit pois. Son frère, Phillip Beaumont, oui. Mais pasM.Chadwick.Jenepensemêmepasl’avoirjamaisvuaccompagnericisaproprefemmeenpleinaprès-midi.Jem’ensouviendrais.

Commeparmagie,elle respiramieux. Iln’yavaitpourtantaucuneraisonpourqu’ellesesente lecœurplusléger.Ellen’avaitpasd’intentionparticulièreconcernantChadwick.Etpuis,qu’ilaccompagneune femme dans son shopping ne signifiait pas forcément grand-chose. Peut-être même avait-il unemaîtresse,qu’ensavait-elle?

Non,elleendoutait.Iltravaillaittroppourcela,elleétaitbienplacéepourlesavoir,engérantsonemploidutemps.

— Et ce matin, reprit Mario en regardant son tailleur, accroché sur un cintre, vous vous êtesréveilléecomment,enattachéecommerciale?

—Non,enassistantededirection.Marioluisouritànouveau.—Ehbien,àprésentvousêtesunereine,répliqua-t-ilenluioffrantsonbras.SurquoiilouvritlaporteetilsretrouvèrentChadwickdanslesalonprivé,confortablementinstallé

sur lecanapé,unecoupedechampagneà lamain. Ilavaitdesserrésacravate, justeunpeu,cequi luidonnaitunairplusdétenduquelanormale.

Acet instant, son regard seposa surelle,puis il écarquilla lesyeuxet se redressa,manquantderenversersonchampagneaupassage.

—Serena…Bonsang…—Etcen’estqu’undébut,exultaMarioenlamenant,nonpasdevantChadwick,maisfaceàdes

miroirsdevantlesquelsillafittournoyer.Ellesouritàsonreflet.Marioavaitfaitdesmiracles.Bon,elleétaitencoreunpeupâle,maiselle

avaitmêmedumalàcroirequecettefemmesiéléganteetsiglamoursoitvraimentelle.Ellesesentaitbelleet,aprèscettejournée,c’étaitunvraidonduciel.

ElleseretournaetcroisaleregarddeChadwick.Ils’était levéetellecrutqu’ilallait laprendredanssesbras.

—Bien,constataMario.Cetterobeseraitparfaitepoursamedi,maistoutlemondeporteradunoiretnousn’avonspasenviequeMlleChaseressembleàtoutlemonde,n’est-cepas?

—Non, bien sûr, réponditChadwick en la dévorant des yeux, comme s’il ne l’avait jamais vue.Non,c’estcertain,ajouta-t-il.

—Etpuis,cetterobeestpeut-êtreunpeutropstricte.Jecroisquenouspourrionsessayerquelquechosedeplusfluide,deplusélégant.Deplus…

—Sensuel,conclutChadwick,avantdeserasseoir,jambescroisées,enpromenantsonregardsurelle.Montrez-moicequevousavez,Mario.

—Avecgrandplaisir!Elletombatoutdesuiteamoureusedudeuxièmemodèle,unerobedebalavecjuponrosepastel.—Unpeutropclassique,peut-être,remarquaMario.

—Oui, sans aucundoute, renchéritChadwick et, craignant peut-être de la blesser, il s’empressad’ajouter:Maistrèsbellequandmême.

Ce fut ensuite une robe bleu ciel avec taille haute et jupe plissée, dont l’une des bretelles étaitincrustéed’argent.

—Pasdecollieraveccelle-ci,décrétaMarioenluitendantdesbouclesd’oreilles,sertiesdevraissaphirs.Danscetterobe,vousserezunique.

Lorsqu’ellesortitdelacabined’essayage,Chadwickécarquillalesyeux.—Vousêtes…divine,approuva-t-ilaveccemêmeregardsubjugué.Elle sentit ses joues s’embraser. Elle n’avait pas l’habitude d’être divine. Elle était juste

professionnelle.Larobenoirequ’elleportaitpourlesgrandesoccasionsétaittoutcequ’elleavaitjamaiseud’élégantoud’unpeuhabillé.Etpuis,commentêtreaussidivine,enceinte,avecdepetitesrondeursicioulà?MaiscelanesemblaitpasdérangerChadwick.

— La taille est élastique, expliqua Mario. Vous pourrez la porter plusieurs mois encore. Et laremettreplustardsansproblème,luiexpliqua-t-il.

Cedétaildanslaconceptiondelarobeétaitsansdoutecenséenjustifierleprixélevé.—Jenevoispasàquelleautreoccasionjepourraislaporter,objecta-t-elle.Chadwicknerelevapas,maisluijetaunregardquilafittressaillir.Ilyeutd’autres robesencore,quepersonnene trouvaà songoût.Mario lui fit essayerdifférents

modèlesennoir,avantderéaliserquelenoirn’allaitpasàsonteint.Elleessayaunerobejaunetournesolquiluiallaitencoremoinsbien,aupointqueMariorefusamêmedelamontreràChadwick.

Elle eut le coup de foudre en revanche pour la suivante, une robe en satin de couleur vive, unpourpre profond avec un corsage en dentelle. Puis ce fut unmodèle rose foncé dans lequel elle se fitpenseràunegouvernante,puisunerobeblancetbleu,unpeukitschpeut-être,maisplutôtjolie.

—Lebleuvousvabien,constataMario,etellefutforcéed’enconvenir.Jamais elle n’aurait cru prendre autant de plaisir à tous ces essayages. Enfant, elle rêvait de

princesses,maissavaitqu’elleétaitunefillettepauvre.Oh!elleavaitparcouruduchemindepuis,maisaujourd’hui, aujourd’hui…C’était comme vivre dans un conte de fées. Elle était une princesse et sesentaitbelle.

Le temps s’écoula ainsi,magique, entre compliments et regardsbrûlantsde lapartdeChadwick.Ellepassapresquequatreheuresautotaldanscesalonprivé.Chadwickbutlamoitiédelabouteilledechampagneet,àunmoment,l’assistantedeMarioapportaunplateaudepetitsfours.Ayantpitiéd’elle,Marioluiproposaunepomme.Pasquestionqu’ellegrignoteautrechosedurantlesessayages.

Maiselleétaitfatiguéeàprésentetmortedefaim.Chadwickdesoncôtéavaitl’airéteintetmêmeMariocommençaitàmanquerd’énergie.

—Nousavonsterminé?soupira-t-elledansunerobevertpâlecettefois.—Oui,réponditChadwick.Nousallonsprendrelableue,lapourpre,lableuetblancet…Yena-t-

iluneautrequevousaimez,Serena?Elleleregarda,effarée.—Maiscombiendefoisattendez-vousquejemechange,pourcegala?—Jetiensàcequevousayezlechoix.—Unerobemesuffiraamplement.Lableue…MariosetournaversChadwick,quirépéta:—Lestrois,merci.Avectouslesaccessoiresnécessaires.FaiteslivrerletoutchezSerena.—Entendu,monsieurBeaumont,réponditMarioquirassemblalestenuesets’éclipsa.Toujoursvêtuedelarobeverte,elleretirases talonsaiguilleetseplantadevantChadwick,avec

sonregardleplusintransigeant.

—J’aidit:«une».Sij’avaissu,jamaisjen’auraisacceptédevenir.Jen’aipasbesoindetroisrobes.

Il lafixaavecunregard impitoyable,unsourirederequinauxlèvres,commeilenavaitquandilvoulaitfairesavoiràunclientquelanégociations’arrêtaitlà.Elleserenditsoudaincomptequ’ilsétaientseulsetqu’elleneportaitpassonéterneltailleurd’assistante.

—Laplupartdesfemmesseréjouiraientd’avoirquelqu’unquileuroffredejolieschoses,Serena.—Sansdoute,rétorqua-t-elle,maisjenesuispaslaplupartdesfemmes.—Jesais.Puisilselevaetcommençaàvenirverselleauralenti,lesyeuxrivéssursabouche.Elleretintson

souffle, elledevait fairequelque chose, vite.Reculer àmesurequ’il avançait.S’enfuirdans la cabined’essayageets’yenfermeràdoubletourenattendantleretourdeMario.

Voilàcommentelledevaitréagir.Saufqu’elleavaitenviedel’embrasser.Ilenroulaunbrasautourdesatailleetdesamainlibres’emparaduboutdesonmenton.—Vousneressemblezàaucunefemmequej’aiconnue,Serena.Jel’aicomprislapremièrefoisoù

jevousaivue.—Vraiment?balbutia-t-elle,lagorgenouée.Vousvoussouvenezdenotrepremièrerencontre?—VoustravailliezauxressourceshumainespourSueCollar,répondit-ilavecunlargesourire.Elle

vous a envoyéemeporter une étude sur l’évolutiondenotre couverturemaladie…Jeme souviensdevous avoir demandé ce que vous en pensiez.Vousm’avez expliqué queSue recommandait l’option lamoinsonéreuse,maisquel’autreétaitplusavantageusepourlesemployés.Plusrassuranteetmotivante.Manifestementjevousrendaisnerveuse,vousavezmêmerougi,mais…

Toutenparlant,illaserraitcontrelui,aupointqu’ellesentitsontorsepuissantàtraversletissudesarobe.

—Vousavezchoisilaformulequejepréconisais.Uneformuledemutuelledontelleavaitbesoin.Bonsang,ellen’enrevenaitpasqu’ilsesouvienne

deça.Elle posa les mains à plat sur son dos sans le repousser. Impossible. Elle en avait trop envie.

Depuiscejour-là,enfait.Quandelleavaitfrappéàlaportedesonbureau,ill’avaitregardéeavecsesyeuxnoisettepuisilluiavaitaccordétoutesonattentionenluidemandantsonavis.Cequ’iln’étaitpasobligé de faire. Elle était au plus bas de l’échelle dans la compagnie, à peine plus qu’une simplestagiaire,mais face au futur P-DG elle avait eu le sentiment d’être l’employée la plus importante del’entreprise.

Ill’avaitregardéeaveclamêmeattentionqu’aujourd’hui.—Vousavezété francheavecmoi.Etmieuxqueça, juste.Car comment espérerunequelconque

loyautédevosemployéssidevotrecôtévousnefaitesrienpoureux.Apartirdecejour,elleluiavaitétéentièrementdévouée.Unanplustard,lejourmêmeoùilavait

été nommé P-DG, elle avait postulé pour devenir son assistante. Elle n’était pas la candidate la plusqualifiée,maisilluiavaitdonnésachance.

Cedontelleluiavaitététrèsreconnaissante.Cetravailluidonnaitenfinlapossibilitédes’assumer.EtpasdecomptersurNeilpourpayerleloyeretlescourses.GrâceàChadwick,elleaccédaitenfinàl’indépendancefinancière.

Aujourd’huiencore,elleenéprouvaitunprofondsentimentdegratitude.Il approchadoucement sonvisagedu sien et ses lèvres effleurèrent les siennespourunbaiserni

voracenipossessif,plutôtcommes’ilattendaitsapermission.Ellelaissaéchapperunsoupirets’enivradesonodeurboisdesantal.Incapablederésister,ellese

pressacontreluietfitcourirleboutdesalanguesurseslèvres.

Chadwickémitalorsunsonguttural,puisleurbaisergagnaenintensitéet,quandelleentrouvritlabouche,ilnouasalangueàlasienne.Lachaleurquilasubmergeafuttellequ’ellechancela,puislatêtesemitàluitourner,maisaulieudelapaniquequil’avaitparalyséeunpeuplustôtelleneressentitqu’undésir brut et absolu. Ce baiser, elle en rêvait depuis si longtemps ! Depuis le jour où elle avait vuChadwickBeaumont.

Quelquechosededur,dechaud,sepressacontresarobe,enphaseaveclevolcanquibouillonnaitentresescuissesetellesecollaàlui.Voilàcequiluimanquaitdepuisdesmois.Desannées.

Chadwickavaitenvied’elle.Etelledelui.Envied’oublierleurspositionsdepatronetd’employée,les réunions de cadres et sa grossesse, et tout ce qui ne tournait pas rond. Les bras deChadwick, labouchedeChadwick,toutétaitlàetc’étaittellementbon.Riend’autren’importaitquecettechaleur,cebrasier.

Elleavait enviede le toucher,partout,de sentir soncorps sous sesmainset elle s’apprêtait à lefairequandils’arrachaàseslèvresetl’attiraunpeuplusfortcontrelui.Ellesentitsabouchefrémirdanssoncou,commes’ilsouriait.

—Tuastoujoursétéspéciale,Serena,murmura-t-ilenlatutoyantsoudain.Jetedemandedoncdemelaissertemontrercombientuesspécialepourmoi.Jeveuxt’offrircestroisrobes.Ainsi,samedi,tumeferaslasurprise.Vas-tumerefusercettefaveur?

Elle soupira.Ces robes lui étaient complètement sortiesde la tête, ainsique leurprixd’ailleurs.Oui,c’étaitfou,maisl’espaced’unmomentelleavaittoutoublié.Quielleétait.Quiilétait.

Elledevaitabsolumentrefuser,lesrobes,ledîneretlafaçonaussiqu’ilavaitdelaregarder,commes’ilvoulaitladévorer,lafaçondontill’étreignait.Ellen’avaitaucunintérêtàlaissersonattirancepourChadwickBeaumontoccultersesfacultésdepenser.Elleétaitenceinte,etsontravailenjeu.Etpourfinir,ellen’avaitpasetn’auraitjamaisbesoindetroisrobesdesoiréequidevaientvaloirplusquecequ’ellegagnaitenuneannée.

Acetinstant,illuipritlevisageentresesmains.—Jen’avaispaspasséunaussibonmomentdepuis…Enfait, jenemesouviensplus.Çafaitdu

biendesortirdubureau,ajouta-t-ilavecunlargesourirequieutpoureffetd’effacerdesannéesdestresssursonvisage.

Ellevoulutalorsrépliquerquelechampagneavaitdûluimonteràlatête—mêmesicelan’excusaitpasl’empressementaveclequelelleavaitréponduàsonbaiser—quandilajouta:

—Jesuisheureuxd’avoirpassécemomentavectoi.Merci,Serena.Et elle se retrouva désarmée, incapable de le repousser, d’insister pour n’emporter qu’une seule

robeetdeluiexpliquerqu’elleétaitparfaitementenmesuredes’acheterunerobeelle-même.Ilétaitheureux.Oui,heureuxdecesquelquesheuresensacompagnie.—Cesrobessontsublimes,Chadwick,merci.—Tout leplaisirétaitpourmoi,murmura-t-ilendéposantunbaisersursa joue.Permets-moide

t’inviteràdîner.—Je…Ellebaissalesyeuxsursarobeverte,unpeufroisséeàprésent.—Jedoisretournertravailler.Jedoisredevenirtonassistante…Cesmots eurent une résonance étrange. Cela faisait sept ans qu’elle n’était rien d’autre que son

assistante.Pourquoicemalaiseenelle?Toutescesheuresd’essayagesluiavaientobscurci la tête.Ellenedevaitpasoublierqu’elleétait

seulementSerenaChase,unemodesteemployée.Etcertainementpaslegenredefemmequedeshommesfortunéscouvraientdecadeaux.Ellen’étaitpaslamaîtressedeChadwick.

MonDieu,elles’étaitlaisséembrasser.Etluiavaitrendusonbaiser.

LevisagedeChadwicksefitplusdistant.Luiaussiparutréaliser.Ilsavaientfranchiunefrontièreetimpossiblemaintenantderevenirenarrière.Ellesentitsoncœurseserrer.

—Hmm,oui.Jeprésumequemoiaussijeferaismieuxderetournerautravail…Ilsavaientbeaus’êtreautorisécertaineschoses,lessuitesdelaréunionduconseild’administration

neseferaientpasattendre.Investisseurs,analystesetjournalistes,tousallaientvouloiravoirlaprimeurd’unedéclarationdeChadwickBeaumont.

Etpuiselledevaitprendred’urgencesesdistancesaveclui.Leurproximitéétaittropdéstabilisante.Elle devait se reprendre et arrêter de fantasmer sur sonpatron,même si elle avait désormais de quoialimentersonimaginationavecdesélémentsbienconcrets:lesouvenirdesabouchecontrelasienne,desoncorpscontrelesien,quisansaucundouteviendraienthantersonsommeil.

Elle avait accepté les robes, mais le dîner… Non, elle devait rétablir une frontière, enfin, deslimites.

Sansquoi,jusqu’oùirait-elle?

-6-

Chadwickdormitpeu.Etmal.Il tenta bien d’attribuer cette nuit presque blanche à la réunion désastreuse du conseil

d’administration,maisc’étaitbiendeSerenaetd’elleseulequ’ils’agissait.Iln’auraitpasdûl’embrasser.Saraisonleluisoufflait.Iln’auraitpashésitéàrenvoyern’importe

quel cadre de son équipe pour avoir osé déroger à cette règle. Les patrons successifs desBrasseriesBeaumontavaienttroplongtempsabusédesfemmesquitravaillaientpoureux.Celaavaitétél’unedesestoutes premières initiatives, après le décès de son père. Il avait joint au contrat de travail deSerena,comme à celui de toutes les femmes de la compagnie, un alinéa sur le harcèlement sexuel de façon àprévenircegenredesituation.

Il avait toujours visé l’excellence, la justice, la loyauté, l’égalité.N’ayant rien de commun avecHardwickBeaumont,ilneséduiraitpassasecrétaire.Sonassistanteenl’occurrence.

Sauf qu’il en prenait le chemin. Il tenait à arriver avec elle au gala. Il l’avait emmenée faire dushopping,luiavaitachetépourdesdizainesdemilliersdedollarsderobes,bijouxetsacsàmain.

Il l’avait embrassée. Il avait eu envie de bien davantage, aussi, de lui retirer cette robe, de serasseoirsurlecanapéetdel’attirersursesgenoux.Enviedesentirsesseinssoussesdoigts,soncorpscontrelesien.

Ilavaitmêmeeuenviedelaprendrelà,danscettecabined’essayage.Bonsang,c’étaitexactementcequeHardwickauraitfait.

Alorsils’étaitarrêté.Etgrâceauciel,elleaussi.Elle n’avait pas voulu des robes. Elle s’était montrée intraitable à ce sujet. Son baiser en

revanche…Elleyavaitrépondu,faisantcourirsalanguesurseslèvres,leserrantcontrelui,lesubjuguantparle

contactdesesseinscontresontorse.Cematin,arrivéaubureaudès7h30,ilavaitcourudixbonskilomètressursontapisdecourse,son

ordinateurgrandouvertdevantlui,leschiffresdumarchéinternationalàl’écran.Maisl’espritailleurs.Qu’allait-ilfaireconcernantSerena?Elle était enceinte, et lumineuse dans ces robes.Bon, elle avait toujours été belle— toujours le

sourire, toujours avenante, en aucun cas manipulatrice—mais hier…Hier, il en avait eu le soufflecoupé,tantilétaitsouslecharme.Danssonmilieu,unefemmenerefusaitjamaisunerobeouunbijou.Lebut, c’étaitmêmed’enavoirdavantage.Ces femmes-làétaientprêtesà toutpourparvenirà leurs fins,pleurnicher,supplieretséduire.

N’était-ce pas ce que samère avait toujours fait ? Il ne croyait pas qu’Eliza et Hardwick aientjamaisétévraimentamoureuxl’undel’autre.Elleenvoulaitàsonargent,ilenvoulaitauprestigedesa

famille.Chaque foisqu’ElizaprenaitHardwicken flagrantdélit—autantdire, très souvent—elle lemenaçait et pleurait, jusqu’à ce que Hardwick cède et lui offre un énorme diamant en guise deconsolation.

Helenétaitcommeça,elleaussi.Ellenelemenaçaitpas,non,maisfaisaitlatêtejusqu’àcequ’elleobtiennesatisfaction.Voiture,vêtements,chirurgieesthétique.Etc’étaitbienplussimplederépondreàsademandequedesubirsesmanœuvresàlongueurdetemps.Ladernièreannée,avantqu’ellenedemandeledivorce, ellenecouchaitplus avec luiquequand il lui avaitoffertquelquechose.Nonqu’il enaitréellementenvied’ailleurs,maisbon…

D’unecertainefaçon,ilavaitfiniparseconvaincrequecettesituationluiconvenait.Iln’avaitpasbesoindepassion.Lapassiondésarmaitunhomme,l’exposaitàlatrahison.Carc’étaitbienlatrahisonquifaisaittournercemonde,non?

SaufencequiconcernaitSerena.Elleétaitquelqu’undebien,ellenepleuraitjamais,nesemontraitjamaismaussade,nel’avaitjamaistraitécommeunpionouunobstacle.

Ilaugmentalavitessedutapis,maisaprèstroisminutesàcerythmeilleréglasuruneallureplusraisonnable.

Ilnedevaitpasfantasmersursonassistante,pointfinal.S’ilétaitdanscetétat,c’étaitjustelafautedeHelenquiavaitdésertélelitconjugalprèsdedeuxansplustôt.Voilàoùilenétait.Deuxannéessanstenirunefemmeentresesbras.

Etdeuxannées,c’étaitlong.Sa frustration sur le plan sexuel s’était finalement trouvé un exutoire en la personne de son

assistante. Il refusait pourtant de trahir ses vœux de mariage envers Helen, même en plein divorce.Certes,l’unedesesmotivationsétaitintéressée:siHelendécouvraitqu’ilavaituneliaison,mêmeaprèsleurséparation,ellecontinueraitàexigertoujoursplusdeluiavantdeconsentiràsignerunaccord.

Maisenfait,c’étaitsurtoutqu’ilrefusaitd’agircommesonpère,quiauraitcouvertsasecrétairedecadeauxavantd’allerplusloin…Bonsang.

Il s’arrêta de courir, lessivé, et non avec le sentiment d’euphorie qu’il ressentait toujours aprèsl’exercicephysique.Aucontraire,jamaisiln’avaitétéaussimorose,niaussiconfus.

Ilenétaitencoreàessayerdesavoircequ’ilallaitbienpouvoirfaireavecSerena,quandilentenditl’intéresséearriverpourleurréuniondumatin.

Enfait,cequ’ilvoulait,illesavait.Ilavaitenviedelacouchersursonbureauetd’aimercecorpscommeilleméritait.Ilvoulaitlasentircontrelui,l’emmenerauseptièmecieletlaprendredanssesbraspourlabercerensuite,jusqu’àcequ’elles’endorme.

Iln’avaitpasjusteenviedesexe.Illavoulait,elle,Serena.Ilétaitdansdebeauxdraps.Unedouche froideéchouaà lui faire recouvrer sesesprits,mais réussit cependantàaffaiblir son

érection.Oui, cela allait au-delà du désir. Il éprouvait le besoin de prendre soin d’elle et de ne pas la

décevoir. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il lui avait acheté toutes ces choses. Pour larécompenserdesaloyauté.

Apparemment, sonexn’avaitpas réponduà sonmail.Orc’était làunpoint sur lequel ilpouvaitintervenir,enfaisantensorted’amenercesalaudàsemanifesteretàreconnaîtrequ’ilavaitabandonnéSerenadansunesituationplusquedélicate.Oui,ilaimaitcetteidée.ObligerNeilMooreàassumersesresponsabilités était une manière parfaitement acceptable de veiller sur sa meilleure employée.L’embrasserenrevanchen’entraitpasdanscettemission.IldoutaitqueSerenapousseNeilàremplirsesobligations,enletraînantdevantuntribunal.Chadwickenrevanchen’auraitaucunscrupuleàlefaire.

Il ferma le robinet, attrapa sa serviette. Il avait sûrement entré le numéro de Neil dans sonsmartphone.Oùl’avait-ilfourré,d’ailleurs,cemaudittéléphone?

Il cherchadans lespochesdesonpantalon,avantdese rappeler l’avoir laissé sur sonbureau. IlsortitdoncdelasalledebainspourallerlechercherettombanezànezavecSerena.

—Chadwick!s’exclama-t-elle.Maisque…?—Serena ! s’écria-t-il, surpris, se souvenant à cet instant qu’il portait juste une petite serviette

autourdelataille.Iln’avaitmêmepasprisletempsdesesécher.LeslèvresdeSerenaformèrentun«oh»,puisellepromenaleregardsursontorsehumide.En un éclair, le désir le submergea.Tout ce qu’il avait à faire, c’était d’envoyer promener cette

serviette,etelleverrait l’effetqu’elle lui faisait.Etencore,dans l’étatoù il était, iln’auraitpeut-êtremêmepasbesoindejetersaserviette.Ellen’étaitpasaveugleetilauraiteudumalàcachersonérection.

—Je…Jesuis…désolée,bafouilla-t-elle.Jen’avaispas…—Jevoulaisjusterécupérermontéléphone…Etj’étaisjusteentraindepenseràtoi…Iljetauncoupd’œilàsamontre.Elleétaitenavance

d’uneheureaumoins.—Jevoulais…Aproposd’hier…Ellefaisaitcequ’ellepouvaitpourretrouversonsang-froid,maissesyeuxn’enfinissaientpasde

revenirsurlemorceaud’épongeautourdesataille.Sesjouess’embrasèrent,luidonnantunairinnocentetsexyàlafois.

Il fit un pas vers elle, toutes ses bonnes intentions balayées par l’expression sur son visage : lamêmequ’hier,lorsqu’ill’avaitembrassée.Elleavaitenviedelui.

Etcommec’étaitbon.—Oui,qu’avais-tuàmedireàproposd’hier?Elledétournalesyeuxdesoncorpsetlesgardarivéssurleparquet.— Cela n’aurait jamais dû se produire. Je n’aurais pas dû t’embrasser. Cela manquait de

professionnalismeetjetepriedem’enexcuser.Celanesereproduiraplus.Elleavaitdébité sa réplique sans respirer, commesi elleavaitpassé lamoitiéde lanuit à se la

réciter.Etait-elleentraindesereprochercequis’étaitpassé?Maiscen’étaitpascommesiellel’avait

plaquécontrelemur.C’étaitluiquil’avaitattiréedanssesbrasetavaitprisleboutdesonmentonentresesdoigts.

—Corrige-moisijemetrompe,maisjepensaisquec’étaitmoiquit’avaisembrassée.—N’empêche,toutçan’estpasdutoutprofessionnel.Celan’auraitjamaisdûarriverpendantmes

heuresdetravail.Un instant, il crut le pire. Il aurait de la chance si elle ne le traînait pas devant un juge pour

harcèlementsexuel.Puis elle releva la tête, se mordilla la lèvre tout en regardant son torse nu. Il n’y avait aucune

incertitudedanssesyeux,justelemêmedésirqueceluiquirugissaitdanssespropresveines.Ilcompritalorscequ’ellevenaitdedire.«Pendantmesheuresdetravail.»Etsamedisoir?Considérait-ellequelegaladebienfaisanceentraitdanssesheuresdetravail?—Biensûr,acquiesça-t-il.Parceque,mêmesi elle ledévoraitdu regardetqu’il était nuà l’exceptiondecette serviette, il

n’étaitpasHardwick,maisunhommeresponsable, rationnel.Pasunesortedepervers incapabledesecontrôler.

Enprincipe.—Aquelleheurepuis-jevenirtechercherpourallerdîner,samedi?Ellegardaunmomentsalèvreentresesdentsetilcrutdécelerl’amorced’unsourire,surseslèvres.

Apeine.

—Le gala commence à 21 heures.Nous y arriverons vers 21 h 20, pas question d’être trop enretard.

Ill’emmèneraitauPalaceArms,unendroitparfaitpourcegenred’occasionetpourSerenaenrobedesoirée.

—Serena,poursuivit-ilavecsavoixlaplusprofessionnellepossible,mercidenousréserverdeuxplacesauPalaceArms.Jepasseraiteprendreà18h30.

Elleécarquilla lesyeux,commehierquand ilavaitvoulu l’envoyerchezNeimanpourse trouverune robe.Comme lorsque, surune impulsion, il avaitpris les trois.Pourquoi semblait-elle si effrayéequ’ildépensesonargentcommebonluisemblait?

—Maisc’est…—C’estmadécision,l’interrompit-il.Puis,parcequecefutplusfortquelui,illaissalaservietteglisser.Justeunpeu,maispastrop,afin

denepaslachoquer:justeassezpourqu’ellecomprenne.Bon,apparemment,elledétestaitquandilétalaitsarichesse.Maissoncorps,c’étaitdifférent.Un

nouveau«oh»sedessinasurseslèvresetellehumectaseslèvresduboutdesalangue.Ilserralesdentspourréprimerungémissement.

—Bien,jem’occupedesréservations,lâcha-t-elle,lesoufflecourt.—Merci, marmonna-t-il, incapable de ravaler le sourire béat qu’il sentait se dessiner sur son

visage.Oui,ill’emmèneraitdîneretelleporteraitl’unedecesrobessublimes,puisil…Ilsecontenteraitd’appréciersacompagnie.Iln’attendraitpasautrechosequ’unebonnesoiréeentre

gensbienélevés,entreunpatronconscientdesesdevoirsetuneemployéemodèle.Ilsn’étaientpasdansunscénariooù,enrecevantdeluidesvêtementsdecréateur,elledevaitsejeterdanssonlit.Ilyavaitautrechosequelesexepourremercier.

Acemoment-là,elleluitenditunepetiteenveloppe.—Quelquesmots,pourteremercier.Il faillit éclater de rire, mais se retint, trop occupé à la regarder s’avancer jusqu’au bureau et

déposerl’enveloppedessus.Elleétaittoutprèsmaintenant,illuisuffiraitdetendrelamainpourpouvoirl’attirercontrelui,commehier.

Exceptéqu’alorsildevraitlâchersaserviette.C’était quand la dernière fois où il avait dû accomplir un tel effort sur lui ? Où maîtriser ses

pulsionsavaitétésicompliqué?Alongtemps,avantlesfroidesetinterminablesannéesd’unmariagesansamour.MaisSerenaavait

réveillé quelque chose en lui et, maintenant que cette chose était sortie de sa torpeur, il ignorait s’ilarriveraitàencontrôlerl’énergie.

Latensiondanslapièceétaitpalpable.— Merci, lâcha-t-il en se retranchant derrière les convenances comme il le faisait depuis des

années.Envain.Sursabouche,ilpouvaitpresquesentirlegoûtdeseslèvres.— Tu as rendez-vous avec Larry, déclara-t-elle sans battre en retraite et en le regardant à la

dérobée.Dois-jeledéprogrammeroupenses-tuêtrerhabilléd’icilà?Cettefois,iléclataderire.—Jesupposequejeserairhabillé.Fais-leentrerdèssonarrivée.Elleacquiesçapuis,aprèsundernierregardàsontorse,tournalestalons.—Serena?Ellesefigeaàlaporte,maissansseretourner.—Oui?

—Je…J’aihâted’êtreàsamedi.Alorselleleregardaenfinetluiadressamêmeunsouriredanslegenredeceuxqu’elleavaiteus

lorsqu’elleessayaitlesrobesdevantlui:unsourirechaud,nerveuxetfébriletoutàlafois.Puisellelelaissaseuldanssonbureau.Cequiétaitlachoselapluscorrecteàfaire.Samedi.Uneéternitél’enséparaitencore.Pourvuqu’iltiennejusque-là.

***

Serenasepromitdorénavantdefrapperavantd’entrer.Nonqu’elleregretted’avoirpuadmirerletorsenudeChadwick,leduvetclairsursapeauencore

mouillée,sescheveuxendésordredégoulinants…Et certainement pas parce que l’espace de quelques secondes elle avait imaginé Chadwick

l’entraînantavecluisousladouche,laplaquantcontrelaparoiencéramiqueetl’embrassantcommeàlaboutique.Desbaisersquiauraientfiniparlafairedéfaillirdeplaisir,avantqu’elleluirendelapolitesse.

Stop.Désormais,ellen’entreraitplusdanssonbureausansavoirfrappédeuxcoupsbiendistincts.Lejeudifutparticulièrementtrépidantentrelesimpératifscoutumiers,lanouvellesituationcausée

parlevoteduconseild’administrationetl’imminencedelasoiréedegala.UnefoisChadwickentenuedécente, ce futàpeine si elle se retrouvaseuleavec luiplusdedeuxminutes, lescoupsde téléphonesuccédantauxréunionsetrendez-voushabituels.

Levendrediserévélatoutaussiintense.Ilstravaillèrentdanssonbureaujusqu’à19heures,àtenterderassurerlesemployésinquietspourleurtravailetlesinvestisseurs,inquietspourleursdividendes.

Neilnes’étaittoujourspasmanifesté.Elleavaitréussiàprendrerendez-vouschezlemédecin,maispasavantdeux semaines.Sid’ici là ellen’avaitpas reçude sesnouvelles, elledevrait se résoudreàl’appeler.

Maisellerefusaitdepenseràça,attendantfébrilementsamedisoir.EllenecoucheraitpasavecChadwick.Au-delàdufaitqu’ilétaitencoreàcejoursonpatron,ily

avaittoutlereste.D’abord,elleétaitenceinte.Elleseremettaitensuiteàpeined’unerupture,aprèsunerelationdeneufansavecNeil.EtChadwickn’étaitmêmepasdivorcé.Quoiqu’ilsepasseentreeux,ellerefusaitl’idéequecelainfluesurlasituationactuelle.

Celaétantdit,peut-êtrepourrait-elleavoirl’audacedeserappeleràsonbonsouvenirdansunfuturproche — un futur où elle ne serait plus enceinte, où Chadwick aurait enfin divorcé et où elle netravailleraitpluspourluipuisquelacompagnieauraitétévendue.Alorsellepourraitleséduire.Peut-êtrelesuivresousladouche.Voiredanssonlit.

Maispasavant.Point.Lasoiréeàvenirresteraitunévénementprofessionnel.Certes,unmomentparticulier,maisriende

plus. Juste un gala comme elle en avait connu depuis qu’elle travaillait pour Chadwick. Rien n’avaitchangé.

Maisilyavaiteucebaiser,etlaservietteautourdesesreins,desfantasmesquivenaientlatortureràtouteheuredujouretdelanuit.

Bonsang,ellen’étaitpasauboutdesespeines.

-7-

Cheveux en queue-de-cheval, Serena emmitouflée dans son peignoir observait avecméfiance lesrobessurleurcintre,sagementalignéesdanssonarmoire.

L’étiquetteétaitencoredessus.Elle avait réussi à éviter de les regarder, l’autre jour, durant cette séance d’essayage. EtMario

s’étaitsansdouteappliquéàlesluicacher.Elle avait pour des dizaines demilliers de dollars de robes, chez elle. Dans son armoire. Sans

compterlesaccessoiresquiallaientavec.Cellequ’elleprévoyaitdeporter— lableue, avecde fabuleusesbouclesd’oreilles assorties—

valaitbienleprixd’unevoitured’occasion.Sansparlerdesbouclesd’oreilleselles-mêmes,dessaphirsbiensûr.

Jenepeuxpas.Toutceluxe,cen’étaitpaselle,ellen’appartenaitpasàcemonde.LaraisonpourlaquelleChadwickavaitinsistépourlesluiacheteretsemontreràsonbrasladépassait.

Non, elle allait renvoyer le lot àMarioet redevenirSerenaChase,modesteemployée, assistantemodèle.C’étaitlaseuleattituderaisonnable.

Sontéléphonesonna.L’espaced’uneseconde,ellefrémit,terrifiéeàl’idéequecesoitNeilquiaitreprissesespritsetveuilleavoiruneexplicationavecelle.Etpourquoipas,larevoir.

Elle soupira.Elle faisait tout cequi était en sonpouvoirpournepas tomber folle amoureusedeChadwick,maiscen’étaitpaspourautantqu’elleavaitenviedereprendreunerelationavecNeil.

Elleattrapasontéléphone.UntextodeChadwick.

J’arrive.J’aihâtedetevoir.

Ellesentitsoncœurs’accélérer.Porterait-il lemêmegenredecostumequed’habitude?Serait-ildistant,froidoudétendu?Laregarderait-ilaveccettelueurdanslesyeux—unelueurquiinstantanémentlafaisaitpenseràdeschosestellesquedesdouchesbrûlantesetdesbaiserstorrides.

Elledevaitrenvoyertoutçaàlaboutique.Etvite!Elles’emparadelarobebleue,caressaunmomentletissu.Enmêmetemps,pourunesoirée,une

seule.N’avait-ellepas toujoursrêvédecesréceptionsenrobedegala?N’était-cepas la raisonpourlaquelle ellen’avait jamaismanquéaucunedeces soirées,depuisqu’elle travaillait pourChadwick?C’étaitl’occasionrêvéedefairepartiedecemondequienflammaitsonimaginationdepuistoujours,unmondeoùl’onmangeaitàsafaim,oùl’onportaitdesvêtementsdecréateur,oùl’onn’étaitpasobligédefuirenpleinenuitàcausedeloyersimpayés.

Chadwick ne lui offrait-il pas tout ce à quoi elle aspirait ? Alors pourquoi bouderait-elle sonplaisir,justepourcesoir?

D’accord.Unenuit.UneseulenuitoùelleneseraitpasSerenaChase,employéeconsciencieuseetassidue.Oui,pourunesoirée,elleseraitSerenaChase,reinedubal.Avecpourcavalierunhommequinelaquitteraitpasdesyeux.Unhommeauprèsduquelellesesentaitbelle.

SiMarioétaitlà,ellel’embrasserait.Elles’habillaavecsoin,enprenantsontemps,carelleredoutaitdedéchirerunerobedeceprix.

Puisellesemaquilla,ensoulignantsesyeux.Ellevenait justedesortir le rougeà lèvresdesonpetit sac,choisibiensûrparMario,quandon

frappaàlaporte.—Uneminute!cria-t-elleenattrapantlesescarpinsjaunes,livrésavectoutlereste.Elleinspira,expira.Elleétaitcontentedurésultat.Sesentaitbiendanssarobe,biendanssapeau.

Elle allait apprécier chaque seconde de cette soirée et demain, demain elle redeviendrait enceinte etemployéemodèle.

Maiscesoir,non.Cettesoiréeétaitlasienne.LasienneetcelledeChadwick.Elleouvritlaporteetrestabouchebée.Ilavaitchoisideporterunsmokingettenaitàlamainun

bouquetderosesrouges.—Oh…,parvint-elleàarticuler.Cesmokingexquisavaitsansdouteétéfaitsurmesure.Ill’examinaderrièrelesfleurs.—J’espéraisquetuchoisiraiscelle-là.Tiens,c’estpourtoi,dit-ilenluitendantlebouquet.Serenanotaalorsuneroseàsaboutonnière.Ilsepenchaetchuchotaàsonoreille:—Tuesdivine.Puisilluidéposaunbaisersurlajoue,glissaunemaindanssondos,justedanslecreuxdesreins.—Toutsimplementdivine,répéta-t-ilalorsqu’ellesentaitlachaleurdesoncorpsirradier.Ilsn’étaientpasobligésdesortir.Ellepouvait trèsbien l’attirerà l’intérieuret ilspasseraient la

nuit à faire l’amour. Et cela ne poserait pas lemoindre problème, car après tout ils n’étaient pas aubureau,maisenterrainneutre.Ilspouvaientfairecequ’ilsvoulaient.

Orilétaitcequ’ellevoulaitleplus.Non, pas question, elle ne pouvait pas se laisser séduire. Du moins, pas aussi facilement. Il

s’agissaitd’unesoiréeprofessionnelle.Puisill’embrassaunenouvellefois,justederrièrelaboucled’oreille,etellesutalorsqu’elleavait

unproblème.Elledevaitréagir,sanstarder.—Jesuisenceinte,dit-elle.Aussitôtaprès,ellesentitsonvisages’embraser.Paslegenrederougeurdélicate,maisunegrosse

chaleur. Tant mieux. Voilà exactement ce dont elle avait besoin pour revenir sur terre. Les femmesenceintesn’étaientpasdivines,non.Leurcorpsétaitlesièged’unevéritablerévolution,leurshormonesétaientenpleindélire…

Grâceauciel,Chadwicks’écarta,maispasassez,malheureusement.Ilposasonfrontcontrelesienetmurmura:

—Duranttoutescesannées,Serena,jamaisjenet’aivueaussiradieuse.Tuastoujoursétéjolie,maisaujourd’hui…Enceinteoupas,tuespourmoilaplusbellefemmedumonde.

Ellevoulutrépliquer.Ildisaitn’importequoi!Ellen’étaitpaslaplusbellefemmedumonde.Soudain,ilposaunemainsursonventre.—Ceci,ajouta-t-ilalorsdesavoixlaplusprofonde,nefaitqueterendreplusbelleencore.Jesuis

incapabledemecontrôlerfaceàtoi.Toutenprononçantcesmots, ildescenditsamainsurelle, franchit la lignededémarcationdesa

petiteculotte.

La chaleur de son contact alluma un volcan au creux de son ventre. Et plus bas aussi. Entre sescuisses, quelque chose de brûlant, de suppliant se mit à palpiter. Elle pria en silence pour qu’il nes’arrête pas. Elle voulait qu’il continue à la caresser, que samain explore son corps. Qu’il la fassesienne.

Si elle ne l’avait pas connu, elle aurait pu penser qu’il s’amusait avec elle et lui racontait deshistoires.MaisChadwickn’étaitpascommeça. Ilne jouaitpasavec lesgens. Ilne leurdisaitpascequ’ilsavaientenvied’entendre.Illeurdisaitlavérité.

Illuidisaitlavérité.Cequiposaitunequestion:àprésentqu’ellelaconnaissait,quedevait-ellefairedecettevérité?

***

S’il y avait un endroit oùChadwick n’avait aucune envie d’être, c’était bien ce restaurant. Sansparlerdugalatoutàl’heure.Ilauraitdonnén’importequoipourrentrerchezSerena.Certes,lerestaurantfaisait aussi hôtel et ce serait facile d’y avoir une chambre. Tout de suite, il lui retirerait sa robe,l’allongeraitsurlelitetluiprouveraitcombienilavaitdumalàsecontrôler.

Maisaulieudeçailétaitassisfaceàelle,dansl’undeshautslieuxdelagastronomiedelaville.Depuisqu’ilsétaientpartisdechezelle,Serenaétaitrestéesilencieuse.Ilpensaitqu’elleprotesteraitàproposdecedîner,commeellel’avaitfaitaveccetterobequiluiallaitaudemeurantsibien,maisnon.Cequin’étaitpasplusmal—elleétaitcharmante,gracieuse,commeàsonhabitude—maisilnesavaitpasdequoiluiparler.Mêmesicerepasétaitcenséêtreprofessionnel,iln’avaitpasenviedediscuterdel’épéedeDamoclèssuspendueau-dessusdesatête.

Etantdonnésaréaction,lorsqu’illuiavaittouchéleventre—unventretoutdoux,àpeinearrondisoussarobe—,ilsupposaitquediscuterdesagrossessen’étaitpasnonpluslameilleureoption.Ellenesesentaitpasplusbelleenétantenceinte,aumoinsdecelailétaitsûr.Etpuis,s’ilmettaitlesujetsurlatable,forcémentilsenviendraientàparlerdeNeil.Or,iln’étaitpasd’humeuràpenseràcetype.Pascesoir.

Alorsquoi,discuterdesondivorce?Horsdequestion.Parlerdesex-conjointslorsd’undînerentêteàtête,çanesefaisaitpas.

Etpuis il avait été clair avecelle, il n’avaitpas faitmystèredes sensationsqu’elle lui inspirait.Difficiled’aborderdessujetsanodins,maintenant.Celaminimiseraitsesaveux.

Orilnelevoulaitsurtoutpas.Bref,ilnesavaitcommentengagerlaconversation.Pourunefois,ilregrettaquesonfrèrePhillipne

soitpaslà…Ouplutôtnon,carPhillipsemettraitsanscomplexeàflirteravecSerena,nonparcequ’elleletoucherait,maissimplementparcequ’elleétaitunefemme.

Sonfrère,quiavaitunvraidonpourcomblerlessilencesavecunefouled’histoirespassionnantesàraconter, sur des célébrités rencontrées lors de fêtes ou dans les clubs, trouverait quoi dire à Serena.Maisluin’étaitpasPhillip.Ilsefichaitdefairelaunedesmagazinespeople.Iltravaillait,serendaitaubureau tous les jours,ycompris leweek-endet s’arrangeaitpourque l’entreprise resteparmi lespluscompétitivessurlemarché.Dirigerlacompagnieluiprenaitl’essentieldesontemps.

Iln’enfallaitpasmoinslorsquel’ondirigeaitungroupecommelesBrasseriesBeaumont.Depuistoujours,ilsepliaitàcequetoutlemondeattendaitdelui.Uneseulechoseimportait,lacompagnie.

IlobservaSerena.Silencieusefaceàlui,mainssurlesgenoux,elleregardaitlasalleautourd’elleavecdegrandsyeuxémerveillés.C’étaitdécidémentamusantdevoirleschosesàtraverssonregard.

Etc’étaitunplaisird’êtreensacompagnie.Elle luidonnaitenviedepenseràautrechosequ’autravail—cedont,vulasituation,illuiétaitreconnaissant.Maiscequ’ilressentaitdépassaitamplementledomainedelagratitude.

Pourlapremièrefoisdesavied’adulte,ilsetrouvaitfaceàquelqu’unquisignifiaitpluspourluiquel’entreprisefamiliale.

Cetteprisedeconsciencel’ébranla.Parcequequiétait-ilsinonChadwickBeaumont,quatrièmedunom,directeurdesBrasseriesBeaumont?

Aujourd’hui,lecontexteavaitchangé.Ilignoraitcombiendetempsencoreilresteraitàlatêtedelabrasserie. Même s’ils repoussaient cette OPA, une autre suivrait. Avec la crise, la position de lacompagnies’étaitaffaiblie.

Pourtant,étrangement,aprèscettesemaineauxcôtésdeSerena, ilsesentaitplusfort.Confiantenl’avenir.

Bien.Ildevaitabsolumenttrouverquelquechoseàdire.Ilnel’avaitpasinvitéeàdînerjustepourlaregarder.

—Est-cequetoutvabien?—Trèsbien,répondit-elle,lesyeuxbrillants.Cetendroitestsiincroyable!Mais…j’aipeurdene

pasm’yretrouverparmitouslescouverts…Ilsedétendit.Mêmehabilléecommeunereineavecunerobedeplusieursmilliersdedollarssur

elle,SerenarestaitSerena.SaSerena.Non.Apeinecettepenséeéclose, il la chassade sonesprit.Ellen’étaitpas à lui.Elle était son

assistante.Làs’arrêtaientsesdroitssurelle.—Tesparentsnet’ontjamaisemmenéedînerdansunrestaurantdecegenre?—Non,répondit-elleenrougissant.—Vraiment?Pasmêmepourfêterunévénementparticulier?Celan’avaitriend’extraordinaire.Illuiétaitarrivédesetrouverdansunrestaurantquatreétoiles,à

l’imagedecelui-ci,etd’ycroiserunefamilleavecenfants,visiblementpeuhabituésàcetyped’endroit,les garçons gigotant sur leur chaise, les filles habillées commedes poupées. Il en avait déduit que laclassemoyennedevaits’autorisercegenredefolie,detempsàautre.

Elle ledévisagea,une lueurdeméfiancedans lesyeux.Lemêmegenrede lueuravec lequelelleavaitrefusélesrobes.Ilaimaitça,chezelle.Qu’ellenesoitpastoujoursentraindesourireetdefairedescourbettes,uniquementparcequ’ils’appelaitChadwickBeaumont.

—Tesparentsnet’ont-ilsjamaishabillédeguenillesetemmenédîneràlasoupepopulaire,justepourleplaisir?

—Pardon?—C’était notre façon à nous d’aller au restaurant.La soupe populaire…Pardon. Je ne sais pas

pourquoij’aiditcela.Désolée.Et aussi vite qu’elle était apparue, la méfiance se dissipa, laissant place à l’embarras. Elle

contemplalasériedecouvertsenargentdevantelle.Illafixa,stupéfait.Nevenait-ellepasdeparlerdelasoupepopulaire?Elleluiavaitbrièvement

racontélesennuisfinanciersdesafamille,mais…—Tuaschoisilabanquealimentairecommeassociationcaritativedel’année…—Oui,marmonna-t-elle,totalementfermée.Onétait loinde la conversation fluide et amicalequ’il avait espérée.Et alors ? Il se fichait des

mondanités,aspiraitàquelquechosedeplusessentielavecSerena.—Tuasenvied’enparler?—Iln’yapasgrand-choseàdire,répondit-elle,baissantunpeupluslatête.Lapauvretén’ariende

rose.—Qu’est-ilarrivéàtesparents?demanda-t-il,nonquesespropresparentsl’aientparticulièrement

choyé—oumêmeaimé—maisiln’avaitenrevanchejamaismanquéderien.Etilimaginaitmalquedes

parentspussentfairesubirçaàleurenfant.—Rien.C’estjustequeJoeetSheliaChasefaisaienttoutàl’excès.Aujourd’huiencored’ailleurs:

ilssontloyauxàl’excès,indulgentsàl’excès,généreuxàl’excès.Sivousavezbesoindevingtdollars,ilsvouslesdonneront,mêmesic’esttoutcequileurrestesurleurcompteenbanque,pourseretrouverensuitesansargentpourlerepasdusoiroumêmepourprendrelebus.Monpèreestvigile.

Anouveau,ellerougit,malàl’aise,maispoursuivit:—C’est le genre d’homme à vous donner sans hésiter sa chemise.A s’arrêter pour secourir un

inconnuarrêtésur leborddelarouteavecunpneucrevé.Laproierêvéedesescrocsetdesmenteurs.Mamanestpareille.Elleaétéserveusedurantdesdécenniessansjamaisessayerdetrouverunemploimieuxrémunéré,sousprétextedeloyautéenverslespropriétairesdusnack.Elleavaitquinzeansquandelleestentréechezeux.Chaquefoisquepapaétaitlicencié,onvivaitgrâceauxpourboires.Cequiétaitunpeujuste,pourunefamilledetroispersonnes.

Ilyavait tantdesouffrancedanssavoixqu’ilsesurpritàenvouloiràsesparents, toutloyauxetgentilsqu’ilssoient.

—Ilsavaientuntravail…Pourquoiétiez-vousobligésd’alleràlasoupepopulaire?—Ne teméprends pas.Mes parentsm’aiment. Et tous deux s’aiment.Mais ils se sont toujours

comportés comme si l’argent était une force sur laquelle ils n’avaient aucune prise, comme la pluie.Parfoisdonc,ilpleuvait.Etparfois,leplussouvent,ilnepleuvaitpas.«L’argent,çava,çavient»,telleétaitetcontinued’êtreleurphilosophiedelavie.

Iln’avaitjamaisaccordélemoindreintérêtàl’argent,pourlasimpleetbonneraisonqu’ilenavaittoujours eu, et beaucoup.Comment pouvait-on se demander jour après jour si on allait avoir quelquechose à manger le lendemain ? C’était là le genre de préoccupation que n’avaient jamais eue lesBeaumont.Maisiltravaillaitdurpourpréserverlafortunefamiliale.

—«Dumomentquel’amourestlà»,disaitmaman,repritSerena.Toutlemondeaenvieetbesoind’unevoiture,d’uneassurancesantédignedecenom,d’un toitau-dessusdesa tête,maispaseux.Cen’était pas leur priorité. Mais c’est la mienne, conclut-elle en plongeant ses yeux dans les siens. Etj’aspiremêmeàbienplusquecela.

Ilrestabouchebée,souslechoc,avantderetrouverlaparole.—Jenesavaispas…Ellesoutintsonregard,avantderépondre:—Personnenesait.Jeneparlejamaisdeça.Jevoulais…Jevoudraisjustequetumeregardestelle

quejesuis,pastellequej’étais.Jerefusequequiconquemeregardecommeuncassocial.Il ne pouvait le lui reprocher. Si elle s’était présentée à l’entretien d’embauche en jouant sur la

cordesensible,eninsistantsursonpassémisérable,ilneluiauraitpasdonnéleposte.Maisellen’avaitrienfaitdetel.Jamaisellen’avaittentédeluiinspirersympathieoucompassion,pasunefois.

—Neilestaucourant?demanda-t-il,àregret,tantcetypeluiétaitantipathique.—Oui.Si jemesuis installéechez lui,c’estqu’ilm’aproposéd’assumer la totalitédu loyer, le

tempsquejepuissepayermapart.Jenepensepasqu’ilait jamaisoubliéd’oùjevenais.Maisilétaitstable,alorsjesuisrestée.J’apprécielesrobes,cedîner,vraiment,Chadwick,poursuivit-elle,soudaintrèslasse.Maisilyaquelquesannées,mesparentsnegagnaientpasledixièmedecequetupaierascesoirdanscerestaurant.Alors,tusais,acheterdesrobesàceprix-là…

Etenunéclairillacompritmieuxqu’iln’avaitjamaiscomprisn’importequid’autre.Unefemmeloyale,honnêteetambitieuseaussi,etsoucieusedes’assurerunavenir,uncertainbien-être,cequiétaitlégitimeaprèsl’enfancequiavaitétélasienne.

—Pourquoiavoirjetétondévolusurlabrasserie?Elle ne détourna pas le regard cette fois et, au contraire, se pencha vers lui avec une ardeur

nouvelle.

— J’avais des offres de stage dans deux autres entreprises, mais j’ai étudié leur mode defonctionnement,licenciements,chiffred’affaires,initiativesenfaveurdupersonnel.Jen’avaispasenviededevoirmemettreàchercherunemploiunanaprèsmonembauche.D’autantqueriennemegarantissaitquejepourraisenretrouverunautre.Qu’allais-jedevenirsijenepouvaisplussubveniràmesbesoins?Labrasserie,elle,avaitlesmêmesemployésdepuistrente,voirequaranteans.Unecarrièreentière.Cettestabilité,c’étaittoutceàquoij’aspirais.

Mais aujourd’hui cette stabilité était menacée. Il ne se réjouissait certes pas à l’idée que lacompagnieéchappeauxmainsdelafamille,maisilavaitunefortunepersonnelleetnerisquaitdoncpasdefiniràlarue.Ils’inquiétaitbiensûrpoursesemployés,cependantSerenaluifaisaittoucherdudoigtlaréalitédecequesignifieraitpoursonpersonnellefaitdeseretrouversansemploi.

—Dumoins,reprit-elleenleregardantderrièreseslongscils,jusqu’àaujourd’hui.Ledésirlefrappadepleinfouetavecuneintensitétellequ’ilmanquades’enétouffer.Parcequ’il

compritqu’àladifférencedeHelenoudesamèreSerenaneparlaitniderobenidebijouxouencorededînergastronomique.

Elleparlaitdelui.Il nepouvait imaginer cette femme sublime et raffinéevêtuedeguenilles et faisant la queue à la

soupepopulaire.Etiln’yétaitpasobligé.Ilétaitriche,non?—Jenetelaisseraipastomber,Serena,jet’enfaisleserment.Etj’aipourhabitudedetenirmes

promesses…Même s’il perdait la compagnie— et échouait ainsi dans la mission que lui avait confiée son

père—,ilferaitensortequeSerenan’aitpasàvivredelacharitédesessemblables.Elles’écarta,baissalesyeux,commesielleserendaitcomptequ’elleétaitalléetroploin.—Jesais,tenta-t-elledeserattraper.Maisjenesuispassoustaresponsabilité.Jenesuisqueton

employée.—Etquelleemployée!renchérit-il.Ilétaitsincère,unpeuplustôt,enreconnaissantquequelquechosechezellel’avaittouché.Quelque

chosed’essentiel.Elleétaitbienplusqu’uneemployée.Ilsouritpresquemalgréluiquandellerougit.Elleétaitencoreplusbelledanscesmoments-là.Elle

ouvrit labouche,surlepointmanifestementderépliquerquandleserveurapparut.Unefoisl’importunrepartiavecleurcommande—filetmignonpourlui,langoustepourelle—,ilmurmura:

—Parle-moidetoi.Elleledévisagea,leregardsuspicieux.—Jet’enfaisleserment,insista-t-il,lamainsurlecœur.Celan’auraaucuneconséquencesurnotre

relation. Je continuerai à t’acheterde jolies robes, à t’inviter àdîner et à t’avoir àmonbraspour lessoiréesdegala.

Parcequec’estlàqu’esttaplace.Asonbras,danssonlit.Danssavie.Elleneréponditpastoutdesuite.Aussisepencha-t-ilverselleetajouta-t-ilàvoixbasse:—Jeteprometsdenejamaisrienutiliserdetoutcelacontretoi,tupeuxmefaireconfiance.Ellesemordillalalèvre,etcegesteluiparutabsolumentsexy.—Prouve-le.Ellelemettaitdoncaudéfi.Rienàvoirnéanmoinsavecunepartiedebrasdefer.Iln’hésitapas.—Monpèremefrappait.Parfoisàcoupsdeceinture,répliqua-t-il,àvoixtrèsbasse,defaçonque

personnenepuisseentendrecesmotssortisdelarégionlaplusvulnérabledesoncœur.Serena le fixa, livide soudain, et porta lamain devant sa bouche. C’était trop douloureux de la

regarder,aussiferma-t-illesyeux.

Iln’auraitjamaisdû.Carilrevitalorssonpèredeboutdevantlui,uneceintureencuiritalienàlamain,entraindeluihurlerdessus,parcequ’ilavaiteuunCàsoncontrôledemathématiques.Ilentenditlesifflementde laceinturedans l’air,puissentit laboucle luicisailler ledos,puis lesangdégoulinerquandsonpèreassenaledeuxièmecoup.ToutçaparcequeChadwickavaitéchouéaucontrôlesurlesfractions.UnfuturP-DGsedevaitd’êtreexcellentenmaths,voilàcequeHardwickluirépétacejour-là,coupaprèscoup.

Chadwickn’avait jamaisétéquecela: lefuturP-DGdesBrasseriesBeaumont.Ilavaitonzeans.Cettefois-là,sonpèreyétaitallétellementfortqueChadwickenavaitgardéunecicatrice.

Mais c’était il y a longtemps. Comme s’il s’agissait d’une autre vie. Il pensait avoir enterré cesouveniravecsonpère,maismanifestementc’étaitencorelà.Etçaavaitencorelepouvoirdeleblesser.

Ilavaitpassésontempsàessayerderépondreauxexigencesdesonpère.Aessayerd’échapperàses coups. Et qu’est-ce que cela lui avait valu ? Unmariage raté et une compagnie que des rapacess’apprêtaientàluiravir.

Aumoins,Hardwicknepourraitpassevengersurluidecetéchec.IlrouvritlesyeuxetregardaSerena.Elleétaitblême,avecuneexpressiond’horreurpeintesurle

visage:heureusement,elleneleregardaitpascommesiellenevoyaitquelepetitgarçonensanglanté.Car lui-même voyait en elle une femme déterminée, bourrée de talents et en laquelle il avait

entièrementconfiance,etpasunefillettesenourrissantdesrestesrapportésàlamaisonparsamère.—Achaquefoisque jedécevaissesattentes, j’avaisdroitàunecorrection,poursuivit-il.Autant

que je sache, il n’a jamais levé la main sur aucun autre de ses enfants. Juste sur moi. Il lui arrivaitégalementdecassermesjouets,dechassermesamisdelamaisonetdem’enfermeràdoubletourdansmachambre,toutçaparcequejedevaisêtreirréprochablepourdirigersacompagnie.

—Commentpeut-onfaireunechosepareille?—Enréalité,jen’aijamaisétésonfils.Justesonemployé,répondit-il,lesmotsluilaissantungoût

amerdanslabouche,maistelleétaitlavérité.Personnenelesait,pasmêmeHelen.Jenesupporteraispasquel’onmeregardeavecpitié.

Maisàelleilavaitavouésonsecret.Parceque,ilenavaitlaconviction,jamaisellenel’utiliseraitcontrelui.Helen,elle,n’auraiteuaucunscrupuleàlefaire.Achacunedeleursdisputes,elleluiauraitrenvoyéçaenpleinefigure,seseraitserviedesonpassépourlemanipuler.

Serena,elle,n’étaitpasunemanipulatrice.—Bien,dit-ilens’enfonçantdanssonsiège.Aprésent,jet’écoute.Ellehochadoucementlatête.—Queveux-tusavoir?—Tout.

-8-

SerenaétaitaccrochéeaubrasdeChadwick,etcenefutpassansunecertaineappréhensionqu’ellemonta lesmarches dumusée des beaux-arts deDenver, recouvertes pour l’occasion d’un tapis rouge,dans lequel, à tout instant, elle craignait de se prendre les talons, d’autant qu’elle peinait à suivre lafouléeampleetdéterminéedeChadwick.

Maisilyavaitd’autresraisonsàsonanxiété.Elleluiavaitparlédesonenfance.Destroisjoursquesamère et elle avaient passés dans un foyer pour femmes, son père ne supportant pas qu’elles soientobligéesdedormirdanslarue,surtoutenpleinhiver.Maisilavait tellementmanquéàsamère,qu’aubeaumilieude lanuitcelle-ciavaitprisSerenapar lamainpouraller le retrouver sousunpont.ElleavaitégalementracontéàChadwicklafoisoùMlleGurgins’étaitmoquéed’elledevanttoutelaclasse,àcausede sesvêtements.Etpuis, lesdéménagements en catiminipour échapper à l’huissier à causedeloyers impayés.Des restesqui leur servaientde repas, le soir,desquelquesmiettes rapportéespar samèredusnack.

Jamaisellen’avaitracontécessouvenirsàquiquecesoit.PasmêmeàNeil.Desoncôté,Chadwickluiavaitexpliquécommentsonpèreavaitcontrôlétoutesavie,lespunitions

incessantes, souvent cruelles. Il avait évoqué ce passé d’une voix neutre, totalement dépassionnée,commes’ilsparlaientdelapluieetdubeautempsetpasdemaltraitancesurenfant.Maisellen’étaitpasdupe,elleavaitbiensentisasouffranceenfiligrane.Ilavaitbeauagircommesitoutétaitsouscontrôle,ellesentaitlafaille,souslasurface.

Leluxe,l’argent,toutcelan’avaitpassuffiàleprotéger.Elleposaunemain sur sonventre.Personnenedevrait traiterunenfantdecettemanière.Et elle

ferait tout cequi était en sonpouvoir pourprotéger sonbébédu froid et de la faim,de l’angoissedulendemain.

Ilspénétrèrentdanslemusée.Elletentadesedétendreenoubliantl’horreurqueluiavaitinspiréelerécitdeChadwicksursonenfancemartyrisée,ainsiquelagênequ’elleavaitéprouvéeenluiracontantsaproprehistoire.

Elle se trouvait en territoireplus familier àprésent.C’étaitune traditionqued’investir lemuséepour le gala de bienfaisance des Brasseries Beaumont. Elle connaissait les lieux depuis sept ansmaintenant.Etpourcause,elleétaitenpartiechargéedel’organisationdelasoirée.Lebuffet,avecpetitsfoursetchampagne…Non,pasdechampagnepourelle,cesoir.

N’empêche, elle était parfaitement à sonaise.Soit, elleportaitune robedeplusieursmilliersdedollars,des talonsaiguillededouzecentimètresetunevéritable fortuneenbijouxet,pourarranger letout,elleétaitenceinte,brasdessusbrasdessousavecsonpatronet…Etalors?

Dommagepourlechampagne.

—N’oubliepasderespirer,luichuchotasoudainChadwickàl’oreille,conscientàl’évidencedesonstress.

—Promis,répondit-elleensouriant.Illuiserralamaindanslecreuxdesonbras,cequilaréconfortaetluidonnaducourage.—Tantmieux,jem’enréjouis,lâcha-t-il.Ilétaitprèsde22heures.Deconfidencesenconfidences,illeuravaitétédifficiledes’arrêterde

parler,aurestaurant.Elleétaitàlafoismortifiéed’avoirracontésavieàChadwicketenmêmetempssoulagée.Elleavaiteubeauenfouircessouvenirsauplusprofonddesonâme,ilsn’étaientpasmorts.Ilsrestaientaucontrairetrèsvivaces,àl’affût,prêtsàlaterroriseràlamoindreoccasion.

A un certainmoment, au cours du dîner, elle s’était détendue. Le repas avait été fabuleux, et lacompagniedeChadwickplusdélicieuseencore.

Aussiavaient-ilsprisunpeuderetard.ToutcequeDenvercomptaitdepersonnalitésétaitdéjàlà.Lesilencesefitquandilsentrèrentdanslasallederéception.Ellevit lesregardsconvergerverseux,entenditleschuchotementssurleurpassage.

Non,cen’étaitpasunebonneidée.Ellepensaavecregretàsapetiterobenoire,sijolieetsurtoutsipasse-partout—unehorreur,pour

Mario.Etmaintenant,elleétaitlàaumilieudetouscesgens,danscetterobebleue,ettoutlemondelaregardait.

Unefemmed’unrouxflamboyant,vêtued’unerobedesoiréerougeàpaillettesultra-sexy,s’avançaverseux.Uninstant,Serenafaillits’excuserauprèsdeChadwickpourfilerseréfugierauxtoilettes.Maisnon,unereinenefaisaitpascegenredechoses.

—Ah,tevoilàenfin!s’exclamalajeunefemmeenembrassantChadwicksurlajoue.J’aicruunmomentquetuneviendraisplusetqueMatthewetmoiserionsseulspoursupporterPhillip.

Serenalaissaéchapperunsoupirdesoulagement.ElleauraitdûreconnaîtreFrancesBeaumont, lademi-sœurdeChadwick.LajeunefemmeétaittrèsappréciéeauseindesBrasseriesBeaumont,etpourcause. Une fois par mois, elle venait en personne offrir des beignets aux employés. Une tradition àlaquelle elle s’appliquait apparemment depuis son plus jeune âge. Serena avait entendu plusieursmembresdupersonnelseréféreràelleenl’appelantaffectueusement«notreFrannie».

Frances était une sortede stardans la compagnie.Toujours lemotpour rire, un esprit vif et desrepartiesparfoisacérées,maissoncaractèrejoyeuxfaisaitl’unanimité.

Aladifférencedetoutlemondedansl’entreprise,Chadwickn’avaitpourtantjamaisparutrèsàsonaiseenprésencedesademi-sœur.Ildemeuraittoujourscrispéfaceàelle,commeaugardeàvous.

—Nousavonsétéretenus,marmonna-t-il.CommentvaByron?Francesesquissaunhaussementd’épaulesetSerenasedemandaquipouvaitbienêtreceByron.— Encore en train de lécher ses plaies en Europe. En Espagne, je crois, soupira Frances,

manifestementchagrinée,maissansrienajouter.Chadwickhochalatêteetlaissatomberlesujet.—Frannie,tutesouviensdeSerenaChase,monassistante?—Biensûr,Chadwick,répondit-elleenregardantSerenadehautenbas.Quellerobesuperbe,ma

chère!Oùl’avez-vousdénichée?—ChezNeiman…Inspire,expire.Francesluisouritavecchaleur.—Jepariequec’estunetrouvailledeMario.—Bienvu.Vousavezl’œil!—Illefaut,machère,réponditFrances.C’estunenécessitépouruneantiquaire.—Votrerobeestunemerveille,lacomplimenta-t-elleàsontour,toutens’interrogeantsursonprix.

Sansdouteplusieursmilliersdedollars,maissurtoutunecréationoriginale,voireexcentrique.Lecôtépositifdelachoseétantqu’àcôtédeFrancesBeaumontaumoinselle-mêmepassaitinaperçue.

Chadwicktoussotaetlorsqu’ellesetournaversluielleletrouvaentraindeluisourire.Enfin,ellenepassaitpasinaperçuepourtoutlemonde,visiblement.

Ilreportasonattentionsursademi-sœur.—Alorscommeça,Phillipestdéjàsoûl?—Ohnon,pasencore,réponditFrances.Maisjesupposequ’ilauravidélamoitiédubard’icila

findelasoirée,devantunparterredeferventesadmiratrices…Tuleconnais,toujoursàvouloircharmersonmonde.

—Jeleconnais,oui,réponditChadwickenlevantlesyeuxauciel.Serenasourit,soulagée.Francesnesemblaitpasgênéeparsaprésencepourparlerdelafamille.—Dis-moi,Chadwick,tuasréfléchiàmonsitedeventesauxenchèresenligne?enchaînaFrances.Chadwickmarmonna quelque chose qui ressemblait à de la désapprobation, et aussitôt la bonne

humeurdeFrancess’estompa.—Unsited’enchèresenligne?demandaalorsSerena,s’étonnantelle-mêmedesonaudace.—Absolument,réponditFrances,toutsourireànouveau.Entantqu’antiquaire,jetravailleavecun

certain nombre de personnes dans cette salle qui préféreraient s’épargner la commission prélevée parChristieàNewYorkmaisquirépugnentàachetersurunsiteaussi«populaire»qu’eBay,expliqua-t-elleeninsistantsurlemot«populaire».

Aïe!Serenaétaitdepuislongtempsuneadeptedecesite.— C’est pourquoi, enchaîna Frances, j’ai décidé de créer une nouvelle plate-forme appelée

Beaumont Antiquités qui associera le cachet de la salle traditionnelle de vente aux enchères et lapuissancedesréseauxsociaux.J’ailespartenairescompétentspourgérerlesaspectstechniquesdusiteet, demon côté, j’apporte le nom de la famille et mes nombreux contacts sur lemarché. Ce sera unsuccès,ajouta-t-elleensetournantversChadwick.Etpourtoi,unechancedet’imposerdanslanouvelleéconomie.NouspourrionsnousréclamerdulabelqualitéChadwickBeaumontpoursolliciterdesfonds.Réfléchis.UneentrepriseBeaumontquin’arienàvoiraveclabière…

—Mais j’aimebeaucoup labière, sedéfenditChadwicksurun tonqui sevoulait léger,maisoùSerenadevinauneréelledouleur.

—Tuvoisbiencequejeveuxdire.—C’est unemanie, chez toi, Frannie.Toujours enthousiaste, à vouloir investir dans une idée du

futursansprendrelapeined’analyserlecontexte.Etcegenredesite,dansuneéconomiequiserelèveàpeinedeladébâcle,non,cen’estpasraisonnable.Sij’étaistoi,j’arrêteraisl’aventuretoutdesuiteavantdetoutperdre.Encoreunefois.

—Tuexagères,rétorquaFrances,visiblementpiquéeauvif.Jen’aipastoutperdu.Chadwickregardasasœuravecuncertainscepticisme.—Pourtant,combiendefoisai-jedûrenflouertescomptes?insista-t-il.Jesuisdésolé.Peut-être

queçavamarchercettefois.Entoutcas,jetesouhaitebonnechance.—Jesais.Tuesgentil,réponditFrances,denouveausouriante,mêmesiSerenanotaunelueurde

déceptiondans sesyeux.Tous lesBeaumontne se ressemblentpas.Tues leplus raisonnabledenoustous,avecMatthewpeut-être…Respectable,responsable,tandisquenousautres,bonsàrien,nefaisonsquedépenserl’argentquetugagnesentravaillantcommeunforçat…Enparlantdepanierpercé,ajouta-t-elledansunéclatderire,voilàPhillip!

Avantmême de pouvoir se retourner, Serena sentit unemain courir sur son bras nu, puis PhillipBeaumontapparutdevantelle,sesdoigtss’attardantsursapeau.Légèrementpluspetitquesonfrère,vêtud’un smoking,mais sans nœud papillon.Un peu débraillé, un air rebelle…Ce qu’il était, d’après larumeur.PlusblondqueChadwick,Phillipétaitlebeaugosseparexcellence,népourattirerlesregards.

Ilpritsamainets’inclinadevantelleavecun«mademoiselle»enjôleur,puissaboucheluieffleuraledosdelamain.

Unfrémissementirrépressiblelaparcourut.Ellen’aimaitpasparticulièrementPhillip—sourcedetracasseries sans fin pour Chadwick—mais Frances avait raison à deux cents pour cent, c’était uncharmeur.

Ilplongeasesyeuxdanslessiensetsourit,pleinementconscientdel’effetqu’ilproduisaitsurelle.—Quemevautleplaisirdecetteapparition,chèresirène?Etsurtout,quefaites-vousàsonbras?Unesirène?Lecomplimentétaitinéditetprouvait,s’ilétaitbesoin,toutlesavoir-fairedeMario.

Phillippassait régulièrementaubureaupourdes réunionsavecChadwicketMatthew,ensaqualitéderesponsabledelapromotionauseindelacompagnie.Elleavaiteul’occasiondeluiparlerdesdizaines,peut-êtremêmedescentainesdefois.

Chadwickémitundrôledeson,entretoussotementetsoupirexcédé.—Phillip,tutesouviensdeSerenaChase,monassistante?Si l’intéressééprouvaunequelconquegêneànepasl’avoirreconnue, iln’enlaissarienparaître.

Sans détacher ses yeux des siens, il continua de la gratifier de ce sourire qui devait faire fondre lesfemmes.D’ailleurs,elle-mêmeressentituncertaintroublefaceàuntelmagnétisme.

— Comment oublier Mlle Chase, reprit-il, avant d’ajouter en se penchant vers elle. Vous êtesinoubliable.

Sidérée,ellesetournaversFrancesquihaussalesépaules,l’airblasé.—Bon,çasuffit,s’interposaChadwicksuruntonautoritaire,presquemenaçant.Si Chadwick s’était adressé à n’importe qui sur ce ton-là, la personne aurait aussitôt battu en

retraite.MaispasPhillip.Incroyable,maisilnecillamêmepas.Illuienvoyaunpetitclind’œil,avantdesecourberpourunnouveaubaisemaindanslesrèglesdel’art.EllesentitChadwicksecrisperetcraignitmêmequelasituationdégénère.

MaisPhillipdaignaenfinluilâcherlamainetfitfaceàsonfrère.Ellelaissaéchapperunsoupirdesoulagement.Phillipméritaitbiensaréputationd’hommeàfemmes.

—Tu connais la nouvelle ? enchaîna-t-il sur un ton un peumoins suave. J’ai acheté un nouveaucheval!

—Encore?s’exclamèrentChadwicketFrancesàl’unisson.—C’estuneplaisanterie?marmonnaChadwick,avecunregardassassin.Etjesupposequ’ilyena

pourquelquesmilliersdedollars,unefoisdeplus?—Chad…Ecoute-moi…C’estunakhal-teke.Chadwickavaitgrimacéàl’usagetronquédesonprénom.Serenan’avaitjamaisentendupersonne

l’appelerainsi,hormisPhillip.—Atessouhaits,ironisaFrances.—Unquoi?grommelaChadwickenenfonçantsesonglesdanslebrasdeSerena.Etcombien?— C’est une race turkmène extrêmement rare, poursuivit Phillip. On ne recense que cinq mille

spécimensàtraverslemonde.Elleavaitl’impressiond’assisteràunmatchdetennis,tournantlatêteàdroiteetàgaucheentreles

deuxfrères.—Oui,leTurkménistansetrouveenAsie,toutprèsdel’Afghanistan,intervint-elle.C’estbiença?Phillipluidécochaunnouveauregardbrûlant,assortid’unsourireravageur.—Belleetcultivéeavecça!Chadwick,tuesunpetitveinard.—Retenez-moi,jevaisle…,grondaChadwickentresesdents.—Pasdevanttoutlemonde,s’interposaFrancesquisetournaversSerena,avantd’éclaterderire,

commesitoutçan’étaitqu’uneplaisanterie.

Elles’esclaffaàsontour.ElleavaitdéjàassistéàdesdisputesentreChadwicketPhillip,maiscelasepassaitgénéralementderrièrelaportedubureaudirectorial.Jamaisdevantelle.Oudevantquelqu’und’autred’ailleurs.

Pourunefois,Phillipparutconscientdelamenace.Ilreculad’unpasetlevalesmainsensignedecapitulation.

—Donc,jedisais,c’estunakhal-teke.Onn’endénombrequecinqcentsdansnotrepays,laplupartissusd’élevagesrusses.MaisGoldenSunn’estpasunakhal-tekerusse.

—A tes souhaits, chuchotaFrancesunenouvelle fois en regardantSerenaavecunair à cepointdésespéréquetoutesdeuxéclatèrentànouveauderire.

—GoldenSunvientdirectementduTurkménistan.C’estunchevalmagnifique,indispensabledanstouteécuriedignedecenom.

Chadwicksemassadoucementlefront.—Combien?—Pasplusdesept,réponditPhillipavecentrain,commes’ilétaitfierdecechiffre.Chadwickserenfrogna.—Septquoi?Septmilleouseptcentmille?Serena réprimauncri.Septmilledollarspouruncheval, c’étaitdéjàunesomme.Mais septcent

mille?Phillip garda le silence, recula encore d’un pas, sourire toujours aux lèvres, un peu de travers

néanmoins.—Septquoi?insistaChadwick.—Tusais,pouravoirunakhal-teke,ilfautdébourserauxalentoursdecinquantemillions.Attention,

des dollars valeur 1986. Ce qui en fait le cheval le plus cher de tous les temps. Le Golden Sun deKandar…

Iln’allapasplusloin,Chadwickluicoupavertementlaparole.—Pendantquejemebatspoursauverlacompagniedelavoracitédesloups,toi,tudépensessept

millionsdedollarspouruncheval?Lemondesefigeaautourd’eux.Musique,conversations,mouvementdesserveursavecleurplateau

chargédecoupesdechampagne.Quelqu’unseprécipitadansleurdirection.MatthewBeaumont.—Messieurs,dit-ilentresesdents,noussommesdansungaladebienfaisance,passurunring.SerenaserradiscrètementlebrasdeChadwick.—Toujours lemotpour rire,Phillip, lança-t-elled’unevoixassez fortepourêtreentendue,puis

elleenchaîna :Chadwick, jevoudraisvousprésenter la responsablede labanquealimentaire,MiriamYoung.

Ellen’avaitpas lamoindre idéede l’endroitoùcelle-cipouvait se trouver,maisunechoseétaitsûre,MiriamYoungsaisiraitl’occasiond’avoirunentretienavecChadwick.Amoinsquecettedameaitchangéd’avisaprèsavoirvusonbienfaiteurprêtàégorgersondemi-frère.

—Phillip,puis-jeteprésenteràmonamieCandy?enchaînaFrancesenleprenantparlebraspourl’entraînerdansladirectionopposée.Ellemeurtd’enviedeterencontrer.

Lesdeuxfrèrescontinuèrentdesefixerencoreunmoment,Chadwickavecsonregardleplusnoir,Phillipnarquois,lemettantaudéfidelefrapperdevantunparterrerassemblantlespersonneslesplusenvuedeDenver.

Puisilssetournèrentenfinledos,maisSerenacraignaitàtoutinstantqueChadwickneseraviseetbondissesursonfrèrepourluiflanquerunecorrection.

—Mercidevotreaide,Serena,ditalorsMatthewenleuremboîtantlepas.Lasoiréesepassebienpourl’instantetj’apprécieraisquedeuxvulgairesvoyousneviennentpaslagâcher.

—Oh!çava,marmonnaChadwick.Jesuiscalme.—Cen’estpasl’impressionquej’ai,répliquaMatthewenlesentraînantdansunegalerieàl’écart

delasalle,rassemblantdesbronzesdeRemington.Etsij’allaistechercherunverre?Attendez-moilà.Etnebougezpas,d’accord?ajouta-t-ilens’adressantàSerena.

—Jem’occupedelui,acquiesça-t-elle.Dumoinsferait-elledesonmieux.

-9-

En homme pragmatique, Chadwick avait toujours su garder son sang-froid. La colère était unefaiblesse.Etpourtant,faceàPhillip,ilavaitsentisesjouess’embraseretlittéralementvurouge.

—Comment ose-t-il ? s’entendit-il grommeler.Commeose-t-il acheter un cheval à ce prix, sansmêmeréfléchirauxconséquencesdesonacte?

—Toutsimplementparcequetonfrèren’estpastoi,réponditunevoixdouceetféminineàcôtédelui.

Cettevoixagitsurluicommeunbaume.Ilsentitsonvisageretrouverunetempératurenormaleetlemonde ses couleurs. Pour la première fois de la soirée, il regarda autour de lui les sculptures deRemingtonexposéesdanscecadreprestigieuxqu’étaitlemuséedeDenver.

Serena avait raison. De toute façon, il n’en attendait pas moins de Phillip. Incontrôlable.Excentrique.

Carilfallaitavoirperdulatêtepouracheterpourseptmillionsdedollarsunchevald’uneracedontpersonnen’avaitjamaisentenduparler!

—Non,maisàquoiça sertque jeme tueau travail simonsieurdilapide la fortune familialeenchevaux et en femmes ? Et Frances qui veutmaintenant que j’investisse dans un autre de ses projetsloufoques!Jenesuisdoncbonqu’àfinancerlescapricesdesunsetdesautres?

Unemaindélicatesenouaàlasienneetlaserratrèsfort.—Peut-êtrenedevrais-tupastetuerautravail,suggéraSerenasuruntonneutre.Ilsetournaverselle,entraind’observerunestatue,commehypnotisée.Déjà,enfant,Phillipn’enfaisaitqu’àsatête.Leurpèrenesemettaitjamaisencolèrecontreluien

dépitdesoncursusscolairemédiocre,d’uncercled’amispeufréquentables,d’unnombreincalculabledevoituresdeluxejetéesdanslesfossés.TropconcentrésurChadwick,Hardwicks’enmoquait.

—Je…C’est-à-direque…Jenevoispasd’autremoyendedirigercettecompagnie,bredouilla-t-il,avecl’impressionquecesmotsluipesaientplusquesesconfidencesdudîner.C’estcommeçaquej’aiétéélevé.

Elleinclinalatêtesurlecôté,visiblementtrèsintéresséeparcebronze.—Letravailafinipartuertonpère,n’est-cepas?—Eneffet.Hardwickavaitfaitunmalaiselorsd’uneréunionduconseild’administration.Mortd’uninfarctus

avantmême l’arrivéede l’ambulance.Cequivalaitmieux,avait toujoursconsidéréChadwick,quederendrel’âmedanslesbrasdel’unedesesmaîtresses.

Serenapenchalatêtedel’autrecôté,toujourssansleregarder,maissamaintenantencorelasienne.—Ehbienmoi,jetepréfèrevivant.

—Vraiment?—Oui, répondit-elle après quelques secondes, comme si elle devait peser le pour et le contre.

Vraiment,renchérit-elleenfaisantcourirsonpoucedanslecreuxdesamain.Lesderniersvestigesdesacolèresedissipèrentetilnevitplusquecettefemme.—Ilyaquelquesjours,reprit-ellegravement,tum’asditavoirenviedefairequelquechosepour

toi-même. Pas pour la famille, ni pour la compagnie. Puis tu as dépensé desmille et des cents pouracheterentreautrescetterobequejeportecesoir…

Ilvitunlégersouriresedessinersurseslèvres.—Jen’aipasbesoindedépenserdel’argentpourm’épanouir,sic’estcequetusous-entends…—Danscecas,pourquoidesrobesaussichères?—Parceque…Iln’avaitpasfaitcelapoursefaireplaisir,maispourlavoirsouriredansunerobequiluiplaisait,

danslaquelleellesesentaitbelle.Poursavoirs’ilétaitencorecapabledefairesourireunefemme.Ilavaitenviedelavoirheureuse.Cequisuffisaitàsonbonheur.Elleluilançaàladérobéeunregardmêléd’agacementetdereproche,commesiellen’attendaitpas

uneautreréponsedesapart.—Tuesunentêté,ChadwickBeaumont.—C’estcequ’ondit,oui…—Bonsang,maisqueveux-tuàlafin?Elle.Illavoulait,elle,etdepuisdesannées.Maisn’étantpasHardwickBeaumont,iln’avaitjamaisrien

tenté,rienosé.Aujourd’hui, leschosesétaientdifférentes.Ilmarchait telunfunambulesurunfil,entreéthiqueet

immoralité.Or,cequ’ilvoulaitpar-dessustout,c’étaitperdrel’équilibreettomberdanssesbras.Elle l’observaderrièreses longscils,attendantmanifestementuneréponse.Etquandellecomprit

qu’ilnelaluidonneraitpas,ellesoupira.—LesBeaumontsontintelligents.Ilss’ensortironttoujours.Tun’espasobligédelesprotégerou

detravaillerpoureux.Ilsnesontmêmepasconscientsdecequetufaispourmaintenirleurniveaudevie,répondreàleursattentes,satisfaireleursexigences…Travaillepourtoi.Pourunefoisdanstavie,faiscedonttuasenvie.Quelquechosequiterendeheureux.

Serendait-ellecomptedecequ’elleétaitentraindeluidemander?Serenaresserrasamainautourdelasienne,posantl’autresursajoue,etplongeasesyeuxdanslessiens.

Cedontilavaitenvie,c’étaitdepartird’ici,delaramenerchezluietdeluifairel’amourjusqu’aupetitmatin.Elledevaitlesavoird’ailleurs.Ettantpiss’iln’étaitmêmepasencoredivorcé,sielleétaitenceinteetsielleétaitsonemployée.

Commentdevait-ilentendresesparoles?Etait-elleentraindeluidonnerunesortedefeuvert?Caril n’imaginait pas profiter de sa position pour amener son assistante à coucher avec lui. Cela ne luiressemblaitpas.

Pourallerplusloin,ilavaitbesoindesapermission.—Serena…—Nousvoici!MatthewréapparutdanslagalerieavecMiriamYoung,laresponsabledelabanquealimentairedes

Rocheuseset,dans leursillage,unserveuravecdescoupesdechampagnesurunplateau.L’espacedequelquessecondes,MatthewregardaSerenaavecinsistance,avantderetrouversonsourirededirecteurdesrelationspubliquesdesBrasseriesBeaumont.

—Toutvabien?s’enquit-il.Elles’empressaderetirersamaindelajouedeChadwick.

—Trèsbien,répondit-elleavecsonplusbeausourire.MatthewfitlesprésentationsetSerenadéclinapolimentlechampagne.ApeinesiChadwick,perdu

danssespensées,saluaMiriam.«Netravaillepaspoureux.Travaillepourtoi.Faisquelquechosequiterendeheureux.»Elleavaitraison.Ilétaitgrandtempsqu’ilfassecequ’ilvoulait.Grandtempsdeséduiresonassistante.

***

Resterdeboutdeuxheuresd’affiléesurdestalonsdedouzecentimètresserévélaplusdifficilequeprévu.Serenaprocédadiscrètementàquelquesflexions,prenantappuisurlebrasdeChadwick,toutenbavardant avec les uns et les autres, vieilles fortunes, nouveaux riches, gouverneurs et sénateurs,responsables de fondations diverses et variées. La plupart des hommes étaient en smoking, commeChadwick,laplupartdesfemmesenrobelongue.Commeelle.

Chadwick semblait totalement remis de l’incident avec Phillip. Et elle aimait à penser que leurpetiteconversationdans lagalerien’yétaitpeut-êtrepaspour rien.Quandelle l’avait exhortéàvivreenfinpourlui.Ilavaiteuundrôlederegardalors.Commesilaseulechosedontilavaitenvie,c’étaitelle.

Elle en était consciente. La raison, la sagesse auraient voulu qu’elle ne le laisse pas approcherdavantage.Maiselleenavaitassezdelaraison,assezdeceschosesqu’ellenepouvaitounedevraitpasfaire.

Ellesoupiraetregardalesmagnifiquesescarpinsqu’elleportait.Unetorture.Chaussuresmisesàpart,lasoiréeavaitétédesplusagréables.Chadwickl’avaitprésentéecomme

son assistante, mais unemain posée en permanence dans le creux de ses reins. Elle avait eu droit àquelques regards soupçonneux,maispersonnene s’était aviséde faire lemoindrecommentaire.Aprèstout,silepèreétaitconnupoursesfrasques,Chadwickjouissaitd’uneréputationsanstache.

Bref,mêmeprivéedechampagne,elleavaittrouvélecouragedeparticiperauxconversationssanstroppaniquer.

Enfait,elleavaitpasséjusque-làunbienmeilleurmomentquelorsqu’ellevenaitavecNeil.Acetteépoque,ellerestaità l’écart,avecunecoupedechampagneà lamain,n’osantpassemêlerà lafoule.Neil, lui,allaitd’ungroupeà l’autre,parlaitaveclesunset lesautres, toujoursenquêted’unnouveausponsorpourlesoutenirdanssacarrièredegolfeur—pourlemoinsmédiocrecependant.

AvecChadwick,elles’étaitsentieàsonaise,commefaisantpartiedelafête.Biensûr,ellen’avaitriendecommunaveccesgens,éminentsreprésentantsdelahautesociétédeDenver,maisn’empêche,àaucunmomentellen’avaiteulesentimentd’êtreuneintruse.Cequiétaitunénormeprogrès.

Laréceptiontiraitsursafin,lesinvitésquittaientlemuséelesunsaprèslesautres.Ellen’avaitpasrevuPhillip,peut-êtreétait-ildéjàparti?Francesquantàelles’étaitéclipséeuneheureplus tôt.SeulautreBeaumontencoreprésent,Matthewétaitencemomentmêmeenpleinediscussionavecletraiteur.

Chadwicksalualedirecteurdel’hôpitaldeDenveretsetournaverselle.—Tuasmalauxpieds?Ellenevoulaitsurtoutpaspasserpouruneingrateaveccesescarpinsquivalaientdel’or,maiselle

avaiteneffetlesorteilsenbouillie.—Oh!justeunpeu.Illaregardaavecunsourirepleindechaleur,maispasaguicheur,commeceluidesonfrère.Toute

lasoirée,Chadwickn’avaiteucesourirequepouruneseulefemme.Elle.

Ilglissaunbrasautourdesatailleetilssedirigèrentverslasortie.—Jeteraccompagnecheztoi.—Net’inquiètepas,répondit-elle.Jenecomptaispasfairedustop.—Tantmieux.LevoiturieravançalaPorsche,maisChadwickinsistapourluiouvrirlui-mêmelaportière.Puisil

semitauvolantet ilsroulèrentàtraverslavilleendormieavantdeprendrel’autorouteoùilaccéléra,commes’ilétaitpresséd’arriver.

Chezelle?Le trajet fut bref,mais silencieux. Etmaintenant, qu’allait-il se passer ? Plus important, de quoi

avait-elleenvie?Etplusimportantencore,jusqu’oùétait-elleprêteàaller?Elle nevoyait qu’une conclusion à cette soirée en tout point parfaite.Elle avait envie d’unenuit

avec lui.De touchercecorpsqu’elleavaitentrevu,desesentirbelleetdésirableentre sesbras.Ellerefusaitdepenseràsagrossesse,àleursexetautravail.Onétaitsamedisoiretelleétaithabilléecommeune reine. Lundi, les choses reprendraient leur cours habituel. Vêtue de son petit tailleur strict, ellerespecteraitlesrèglesens’efforçantdenepaspenserautroublequeChadwickéveillaitenelle.

Trèsvite,ilsegaradevantsarésidence.SaPorschedétonnaitsurleparkingremplideminivansetdepetitescitadines.Elles’apprêtaitàouvrirlaportièrequandill’enempêcha.

—Laisse-moifaire.Etildescenditdevoiture,luiouvritlaportièreetluitenditlamain.Mainqu’ellepritduboutdes

doigtsavantdesortiràsontourduvéhicule.Ilsrestèrentunmomentfaceàface.Puisill’attiracontrelui.Elleplongeasesyeuxdanslessiens,avecunesensationd’ivresse,même

siellen’avaitpasbuunegouttedechampagne.Toutelasoirée,iln’avaiteud’yeuxquepourelle,maisilsétaiententourésdecentainesdepersonnes.

Aprésent,ilsétaientseuls,dansl’obscurité.Ilapprochalamaindesonvisageetcaressasajoue,sidoucementqu’elledutprendresurellepour

nepasgémir.— Je te raccompagne jusqu’à ta porte, chuchota-t-il, d’une voix chaude et profonde, tout en

continuantàluieffleurerlevisage,commeill’avaitfaitlundi.Saufquecesoirc’étaitdifférent.Toutétaitdifférent.Lemoment était venu. La décision n’appartenait qu’à elle. Elle ne voulait pas que le sexe avec

Chadwickarrivejuste«commeça»,commesagrossesse.Elleavaitsaviesouscontrôle.C’étaitellequifaisaitseschoix.

Ellepouvaitleremercierpourcettesoiréedélicieuseetprendrecongé,enluidonnantrendez-vouslundimatinaubureau,pourunenouvellesemainede travail.Ellepouvaitaussiplaisanteràproposdel’autre jour, quand elle l’avait surpris, une serviette autour des reins. Puis elle rentrerait chez elle,refermeraitlaporteet…

Maispeut-êtrequ’unetellechanced’êtreaveclui,vraimentaveclui,nesereprésenteraitplus.Alorsellepritsadécision,pourn’avoirpasderegrets,nideremords.Elle rouvritdonc lesyeux.Chadwickse tenaitàquelquescentimètresàpeine,mais iln’iraitpas

plusloin.Ill’attendait.Alorsellenetergiversaplus.—Veux-tuentrerunmoment?Ilapprochasonvisagedusien.—Uniquementsijepeuxrester.Sans rien répondre, elle l’embrassa, se hissant sur la pointe des pieds, dans ses magnifiques

chaussures, et pressant ses lèvres contre les siennes. Fini d’hésiter en espérant qu’il effectuerait le

premierpas.Cela allait arriver parce qu’elle en avait envie depuis des années. Et elle en avait assez de se

refréner,desecontraindrederrièrelestabous,lesinterditsetlaraison.—Jel’espère.En une fraction de seconde, il la souleva de terre et l’emporta dans ses bras. Et lorsqu’elle le

regarda,unpeuébahie,illuisourit,l’airpenaud.—Jesaisquetespiedstefontsouffrir.—Eneffet.Ellenoualesbrasautourdesoncouets’accrochaàluiquandils’engageadansl’escalier,laportant

commesiellenepesaitpasdavantagequ’uneplume.Elle seblottit contre son torseen réprimantun frisson.Puis tout seprécipita.A soncontact, elle

sentitleboutdesesseinssedresseretunpoidssemettreàpeserentresescuisses.Elleavaitlebesoinirrésistibledesentirsoncorpscontrelesien.

Comme elle avait envie de lui ! Mais ce désir-là n’avait rien de commun avec celui qu’elleéprouvaitpourNeil.AvecChadwick,c’étaitmillefoisplusintense,plusurgent.

Plusieursmoiss’étaientécoulés,depuisladernièrefoisoùelleavaitfaitl’amour.Troisexactement.Soit la durée de sa grossesse.Mais elle n’avait jamais été la proie d’un tel désir. S’imaginer faisantl’amouravecNeilnel’avaitjamaisexcitéeautant.Peut-êtreétait-ceàcausedeseshormones.Amoinsque le responsablede sonémoine soitChadwick.Et iln’étaitpas impossiblequ’il ait toujourseucepouvoir sur elle. Mais en employée modèle elle s’était obligée à ignorer cette attirance. Tomberamoureusedesonpatronn’étaitpasconvenable.

Il ladéposadevantsaporte,demanièrequ’ellepuissesortirsaclé,mais ilne la lâchapaspourautant.Illapritparleshanchesetsecollacontreelle.Ilsn’échangèrentpasunmot.Lerenflementquisepressacontresesfessesdisaittoutcequ’ilyavaitàdire.

Elle réussit tant bien que mal à ouvrir la porte. Dès qu’ils furent à l’intérieur, elle retira seschaussures, se sentant soudainminuscule devantChadwick. Il l’attira avec une détermination à la foistendreetpossessiveetelleluisourit.Ellesesentaitbelleaveclui.Ildonnaitl’impressiondelavouloirtoutentière,commesic’étaitplusfortquelui.

Etcedontelleavait justementbesoin,c’étaitd’êtredésiréecommeça.Ilapprochasonvisagedusienetmurmura:

—J’aienviedetoidepuisdesannées,Serena.Illafitseretourneretsepressacontreelle.Eneffet,iln’exagéraitpas.—Moiaussi,haleta-t-elleenglissantlamainderrièreellepourletoucher.C’estpourmoi,toutça?—Oui,soupira-t-ilcontresanuqueenglissantunemainsursapoitrine,trouvantmalgrélarobele

boutdesesseinsaveclequelilcommençaàjouer.Jevoudraistecaresser,prendremontemps,maistumerendsfoudedésir.

Etcommepourprouversesdires,ilfitcourirsesdentssursoncou.Pastropfort,maisjusteassezpourqueledésirlasubmerge.Sesgenouxsemirentàtrembler.

—Jeneveuxpasprendremontemps,répliqua-t-elleensefrottantcontrelui.Soudain, il s’écarta et elle faillitmême tomber à la renverse, puis elle sentit desmains fébriles

s’affairersurlafermetureEclairdanssondos.Larobeglissasursesépaulesavantd’allers’échoueràsespiedsavecundouxbruissementdesoie.

Elleseréjouitd’avoirchoisidemettreunstringassortiàsonsoutien-gorge.EtChadwickétaitentrain d’admirer le spectacle. Elle hésita : allait-elle rester dans cette position ou lui faire face pourcachersesfesses?

Ellefitunpasenavant,enjambantlarobesurletapis.—Serena,gémit-ilenpromenantlesmainssursondos.Tuessublime…

Ilcouvritsesépaulesdebaisers.Neteretournepas.Audiablelescomplexes,quandilvenaitdeluidirequ’illatrouvaitsublime.

Elles’échappadesesbrasets’avançadanslesalon.—Parici,ordonna-t-elleensedirigeantverslachambreavecsonplusbeaudéhanchement.Chadwickluiemboîtalepasavecungrognement.Ellesedirigeadroitverslelit,maisillarattrapaetlasaisitdenouveauparleshanches.—Tuesencoreplusbellequecequej’imaginais,constata-t-ilenglissantlesdoigtssoussonstring,

avantdelefairedoucementdescendresurseshanches.J’airêvédetoi,commeça,desmilliersdefois.—Demoicomment?D’ungesteexpert, ildégrafa sonsoutien-gorgequiatterrit aupieddu lit.Etelle se retrouvanue,

entièrement,devantlui,quinel’étaitpas.Illafitalorss’avancernonverslelit,maisendirectiondel’armoire,dontl’unedesportesarborait

unmiroir.Elleretintsonsouffleenvoyantsonreflet.Elle,nue.Lui,toujoursensmoking,sigrandderrièreelle.— Comme ça, répondit-il avant de l’embrasser dans le creux des épaules. Est-ce que ça va ?

chuchota-t-ilàsonoreille.—Oui,répondit-elle,fascinée,incapablededétacherlesyeuxdeleurreflet,sapeaupâletranchant

surlenoirdusmoking,lesbraspuissantsqu’ilpassaitautourdesoncorps,lesmainssursesseins,sesbaisers.Ohoui,répéta-t-elle,enpassantunemainderrièreellepourl’enfouirdanssescheveux.

—Serena…LesmainsdeChatwickluititillaientleboutdesseins,dressésparleplaisir.Ellegémit,laissaretombersatêteenarrière.—C’estsibon,Chadwick.Acemoment, il luiglissa sonautremain sur leventre,maispaspour s’yarrêter cette fois.Elle

sentitsesdoigtsdescendreetencoredescendre,avantdeplongerentresescuisses.—Oui,oui,haleta-t-ellequandilentamadescaressesconcentriquessursonclitoris,tandisqueson

autremainluipinçaitunsein.Toutenluimordillantlelobedel’oreille,ilsepressacontresoncorps.Ellesesentitvaciller,maisillaretintetcontinuaàstimulerl’endroitleplusbrûlantdesoncorps.—Posetesmainssurl’armoire,luiintima-t-ild’unevoixtremblante.Etnefermepaslesyeux.S’illatroublait,elleletroublaitvisiblementtoutautant.—Certainementpas,répondit-elle.J’aitropenviedevoircequetuvasmefaire.—Ohqueoui,lâcha-t-ilentresesdents,lesyeuxbrillantsdedésir.Tuesàmoi…Ilglissaundoigtenelle,puisdeux.Pasmal,maiselleavaitbesoin,enviedeplus.Puisellelesentits’écarterpourouvrirsabraguette.—Laprochainefois,jetiensàlefairemoi-même,murmura-t-elle,lecœurbattant.—Quandtuveux,répondit-il. Il tesuffitdedemander,ajouta-t-ilenretirantsesdoigts.Nebouge

pas,d’accord?Elle le regarda sortir un préservatif de la poche de sa veste. Difficile de tomber enceinte plus

qu’ellenel’étaitdéjà,maiselleappréciaqu’ilveuillelaprotéger.Unefoislepréservatifenplace,ilsepressadenouveaucontreelle,puisillafitsepencherenavant

etsepositionna,avantdelapénétrer.Elle étouffa un cri quand il la remplit, plongeant tout entier en elle.Dans lemiroir, il capta son

regardpournepluslelâcher.—Chadwick,gémit-elle.Oh…Quec’estbon!L’orgasme fut si subit, si inattendu, si intense qu’elle chancela,mais il agrippa ses hanches et la

retint.

—Commetuesbelle,Serena.Sibelle,grogna-t-ilavantdeseretirer,pourmieuxreplongerenelle.Est-ceque…Est-cequeçava?demanda-t-il.

—Mieux que ça, répondit-elle en bougeant contre lui, avant de se rendre compte de ce qu’ellefaisait.

Etait-ellevraimententraindefairel’amouravecChadwickBeaumont,làdeboutdevantcemiroir,sonarmoire?Oui,ohoui.Etc’étaitlachoselaplussexyqu’elleaitjamaisfaite.

—Méchantefille,lâcha-t-ilavecunsourire,avantd’attaquerleschosessérieuses.Difficiledevoirlepointdejonctiondeleurscorps,hormislesmainsdeChatwickenpleineaction,

l’unesursesseins,l’autreentresescuisses.Cequ’ellevitenrevanchetrèsnettement,c’étaitlebrasierquienflammaitsonregard.Elles’accrochaàl’armoirecommesisavieendépendait,quandChadwicksemitàalleretvenirdeplusenplusfortenelle.

—J’aitellementenviedetoi,rugit-ilencognantseshanchesauxsiennes.Toujours,j’aitoujourseuenviedetoi.

—Oui,commeça,haleta-t-elleenvenantàsarencontreàchacundesesassauts.Elleneserappelaitpasavoirressentiunteldésir,untelbesoindesedonner,des’abandonner.—Jevais…Je…Sousl’effetd’unnouvelorgasmeravageur,elles’interrompitdansuncrideplaisir.Mais sans fermer lesyeux,pour se regarder jouir, laboucheouverte, les yeuxbrillant de fièvre.

TellementexcitéeparcettevisiondeChadwicketd’elleensemble.Unrâles’échappasoudaindelagorgedeChadwickquandils’enfonçaenelleetsefigea,leplaisir

frappantdepleinfouetsonvisage.Puisils’effondrasurelle.—Tuesàmoi,Serena,soupira-t-il,àboutdesouffle.—Tuesàmoi,Chadwick,répondit-elleenécho,duplusprofonddesoncœur,desoncorps.Oui,elleétaitàluidésormais.Etilétaitàelle.Saufquenon.Ilnepouvaitpasl’être.Ilétaitencoremarié.Ilétaitencoresonpatron.Etcen’était

pasuneétreinte,fût-elleexplosive,quichangeraitlaréalitédeschoses.Maispourcesoir,cettenuit,oui,ilétaitàelle.Demain?Ehbien,demain,onaffronteraitleproblème.

-10-

AllongésurlelitdeSerena,Chadwick,lesyeuxgrandsouvertsetlecorpsrepu,sourit.Serena.Depuis combiende temps en rêvait-il ?De la prendre, sur un coin de sonbureau ?Des

années.Maisdevantunmiroir?Avecelleleregardantluifairel’amour?Mêmedanssesfantasmeslesplustorrides…Elle réapparut, referma la porte derrière elle, les cheveux dénoués retombant en vagues sur ses

épaules.Ilnesesouvenaitpasdel’avoirvueainsi.Elleportaittoujoursunpetitchignonouunequeue-de-cheval.

Dans la pénombre, à la lumière de la lune filtrant à travers les rideaux, il regarda sa silhouettedénudée approcher. Ce corps éveillait en lui un tas de trucs complètement fous, des sensations qu’iln’imaginaitmêmepas.Celafaisaitsilongtemps…

—Tuveuxquelquechose?demanda-t-elle,d’unevoixàpeineaudible.—Toi…Viensici.Elleseglissadanslelitetseblottitcontrelui.—C’était…merveilleux.Ilsouritetl’embrassa.Maislebaiserseprolongea,c’étaitplusfortquelui,ildevaitlatoucher,la

sentir sous ses mains, contre son corps. Elle était si belle, tellement femme. Il avait emporté troispréservatifs,justeaucasoù.Lesdeuxderniersattendaientsagementlà,surlechevet.

Ils’arrachaàseslèvres.—Chadwick?gémit-elle.—Oui?Elleneréponditpastoutdesuite,dessinadepetitscerclesconcentriquessursontorse.—Jesuisenceinte.—Jesais.—Celanet’ennuiepas?Moncorpsestenpleinbouleversement…Bientôt,jeressembleraiàune

baleine.Ilfitglisserunemaindanssondosetcaressalegalbedélicieuxdesesfesses.—Tuesd’unebeautéàcouperlesouffle.Ettagrossesseterendplusvoluptueuse,plusféminine…Ellegardalesilenceunmoment.—Pourquoin’as-tupaseud’enfants,avecHelen?Ilsoupira.Iln’avaitpasenviequesonex-femmes’immiscedanscettepièce,maisSerenaavaitle

droitdesavoir.S’ilsavaientlongtempsévitélesdiscussionsautourdeleurvieprivée,leschosesétaientdifférentesaujourd’hui.

—Tuasdûlarencontrer?

—Oui,pourlegaladebienfaisanceannuel.Maisellen’estjamaisvenueaubureau.—Non, c’est juste. Elle détestait la bière etmon travail. Elle aimait juste l’argent que celame

rapportait…Etunepartiede lasituationétait sa faute.S’il l’avait faitpasseravantson travail,peut-êtren’en

seraient-ils pas là, aujourd’hui.Ou peut-être que si. Peut-être que leur couple aurait quandmême faitnaufrage.

—C’estunetrèsbellefemme.— Très refaite, surtout. Autrefois, oui, elle était jolie, mais au fil des opérations de chirurgie

esthétique elle a fini par devenir une autre. Alors pour elle, pas question d’avoir un bébé. Elle nesupportait pas l’idée d’être enceinte. La vérité… C’est qu’elle ne m’aimait pas moi, mais plutôt mapositiondeP-DGdesBrasseriesBeaumont.

La vérité n’avait pas été facile à admettre. Il s’était longtemps voilé la face. Bien sûr qu’Helenl’aimait.Etluitoutautant.Iln’aspiraitqu’àunechose,passerlerestantdesesjoursavecelle.Caroui,sonmariageseraitdifférentdeceuxdesonpère.Voilàpourquoiilavaittenuàfairerayerdeleurcontratde mariage cette clause de pension alimentaire suggérée par ses avocats. Grave erreur. Au moins,contrairement à Hardwick pour lequel le mariage avait toujours été une vaste hypocrisie, lui avait-ilrespectésesvœuxdefidélitéenversunefemmequi,desoncôtépourtant,n’avaitpasmontréautantdedélicatesseàsonégard.

—Elleaquittélelitconjugalilyadeuxansenviron.Sixmoisplustard,elledemandaitledivorce.—Deuxans?C’est long,constataSerena,manifestementchoquée.Maïs toi, tuvoulaisavoirdes

enfants?Ils’étaitposéplusieursfoislaquestionparlepassé.Maissonenfance,lesréticencesdeHelen…

Toutçaétaitcompliqué.Douloureux.—Tuasdéjàcroisémamère?—Non.—Tuneperdsrien, répliqua-t-ilavecunhaussementd’épaules.Enfait, rétrospectivement, jeme

rendscomptequeHelenetelleseressemblentbeaucoup.Mamèren’ajamaisété…maternelle.J’étaislefilséluparmonpère,aussimetraitait-elleavecautantderancœurquedanssesrapportsavecHardwick.Pour elle, si elle avait perdu sa taillemannequin, son pouvoir de séduction, c’étaitmoi le coupable,mêmesi elle s’estdépêchéede faireune liposuccionabdominaleaprèsm’avoirmis aumonde.Par lasuite, je lui rappelais enpermanencequ’elle étaitmariée à unhommequ’elle détestait.Elleme criaittoujoursdessus.

—Helenaussi?Elletecriaitdessus?—Non,maissonsilenceétait…assourdissant.Alorsjen’avaispasenviedemêlerunenfantàtout

ça.Jenevoulaispasqu’unenfantgrandisseaumilieudecettetension.Jenevoulaispasêtrepèredanscesconditions.

Ilneputs’enempêcher, ilconduisit lamaindeSerenasursahanche,à l’endroitoùsapeauétaitboursouflée.

Elleeffleuralacicatrice.Iln’yavaitpasdequoinonplusenfaireundrame.Voilàcequ’ils’étaitrépétépendantdesannées.Justequelquescentimètresdepeauunpeufroissée.

Helenl’avaitvue,biensûr,etl’avaitinterrogéàcesujet.Maisiln’avaitpastrouvélaforcedeluiavouerlavérité.Ilavaitcoupécourtenévoquantunaccidentdeski.

—Chadwick,soupiraSerena,lavoixtremblante,commeauborddeslarmes.Ilnevoulaitinspirerdepitiéàpersonne.Iln’avaitaucuneraisond’êtreplaint.Ilétaitriche,plutôt

pasmaldesapersonneetbientôtànouveaudisponible.MaisSerena,elle,voyaitautrechoseenluiquel’imagequ’ils’efforçaitdedonnerdelui.

N’empêche, il ne voulait pas qu’elle ait de la peine pour lui. Aussi, alors qu’elle continuait decaressersacicatrice,ilreprit:

—Sais-tucombienj’aidedemi-frèresetsœurs?—Hmm,FrancesetMatthew,c’estça?—Francesaunfrèrejumeau,Byron.Etça,cen’estqu’avecJeannie.Monpèreaeuunetroisième

épouseetdeuxenfantsavecelle,LucyetDavid.Johnny,TonietMarkaveclaquatrième.Noussavonsqu’ilexisteaumoinsdeuxautresenfantsqu’ilauraiteusavecunenounouetunautreavec…

Ilhésita.—Sasecrétaire?—Oui,répondit-ilengrimaçant.Sansdouteyena-t-ild’autresencore…Toutça,toutcequemon

pèreétait,c’est toutceque jedéteste,ajouta-t-ilensoupirant.Jenevoulaispasêtre lui.Alors,quandHelenm’aditpréférerattendreavantd’avoirdesenfants, jen’ai rien trouvéàredire.C’est trèsfaciled’avoirdesenfants.Encorefaut-ilsavoirlesaimer.

—Jecomprendstesraisons,chuchotaSerenaendélaissantsacicatricepourluicaresserletorse.Lesmiennessontpluségoïstes.Jen’aipaséprouvélebesoind’épouserNeil.Mesparentsétaientmariés,cela ne les a pas empêchés de vivre comme des SDF.Mais j’étais sûre qu’un jour nous aurions desenfants. Je voulais juste attendre d’avoir une situation financière stable. J’ai placé presque toutes lesprimes que tu m’as versées, de manière à me constituer un petit capital. Parfois, j’aurais bien aimém’autoriser des vacances, un voyage,mais la peur du lendemain…Bref. J’ai continué à économiser,jusqu’àcommettrelabêtisedemavie.

Ilserétracta,interpelléparsesparoles.—Unebêtise?Tuveuxdireenétantavecmoi?—Pourêtrehonnête,oui.Etrecélibataire,enceinteetcoucheravecsonpatron,celavaàl’encontre

delapolitiquedelacompagnie…J’aipassémavied’adulteàessayerdem’assureruneviestable.J’aivécuavecunhommequej’étaisloind’aimeràlafolie,justeparbesoindesécurité.J’aicohabitéavecNeil pendant neuf ans, parce que le loyer était garanti. Je conduis lamêmevoiture depuis six ans.Etaujourd’hui,monemploiestmenacé.Alorsj’aipeur.J’aipeurd’êtrelàavectoi.

Depuis des années, elle ne vivait que pour fuir une enfancemisérable. Un comportement pas sidifférentdusien,sommetoute.Luin’enfinissaitpasdecourirpourfuirsonpèreetsesinfamies.

Etpourtantilétaitlà,cesoir,danslelitdesonassistante.EtSerenaétaitlà,elleaussi,àprendretouslesrisquesensejetantentresesbras.

Non.Lepasséneserépéteraitpas.Ilnelalaisseraitpastomber.Etpuis,àl’inversedesonpère,cen’étaitpasluiquiavaitmissonassistanteenceinte.

—Jeveuxêtre avec toi,mêmesi cela complique les choses, reprit-il d’unevoixgrave,presquesolennelle.Tum’amènesàressentirdeschosesdontjenesoupçonnaismêmepasl’existence.Cettefaçonquetuasdemeregarder…Jen’aijamaisétédanslefondniunfilsausensoùonl’entend,nimêmeunmari. Juste lamarionnettedemonpère.Etuncompteenbanquepourmafemme.Maisavec toi, jemesens…

Ilsetut,lagorgeserrée.Elleleserratrèsfortentresesbrasetchuchota:— Tu ne m’as jamais traitée comme ta propriété sous prétexte que tu étais mon patron. Tu as

toujoursmanifestédurespectàmonégard.Avectoi,j’aiprisconfianceenmoi,grâceàtoi,j’aisutournerlapagesurmonenfanceetcroireenl’avenir.

Emu,illuipritlevisageentresesmains.—Jene tedécevraipas,Serena. J’enai conscience, cequinous arrive risquede compliquer la

donne,maisjet’enfaisleserment,jeseraitoujoursàtescôtés.Elleleregarda,lesyeuxbrillantsdelarmes.—Jesais,Chadwick.Etc’esttoutcequim’importe.Moinonplus,jenetedécevraipas.

Puisellel’embrassaavecunedouceurqu’iln’avaitjamaisreçue.Etlebaisersuivantserévélaaussitendre,avecunpetitquelquechoseenplus.—Serena,soupira-t-ilquandellenouasesjambesauxsiennes.J’aibesoindetoi.—J’aibesoindetoi,moiaussi,chuchota-t-elleavantderoulersurledos.Jet’enprie,cettefois,je

neveuxpastevoirdansunmiroir,Chadwick.Jeveuxteregarderdanslesyeux.Ilattrapal’undespréservatifssurlechevet,puisunefoisprêt,sepositionnasurelleetlapénétra.Ellegémitets’ouvritunpeuplusàlui.—Oui,commeça,lâcha-t-iltoutencaressantleboutdesesseins.Elleétaitchaude,réactiveàsescaresses.Sivraie.Toutenelleétaitvrai,soncorps,sesémotions,

sapersonnalité.Serenarivasesyeuxauxsienstoutenluifaisantcourirsesonglessurledos,l’excitantunpeuplus.

Ilplongeaenelle,encoreetencore,ivredesensationsetd’émotions.Ilsesentaittellementlui,avecelle.Jamaispeut-êtren’avait-ilétéautantlui-mêmequ’avecSerena.

La seule fois où il s’était senti en phase avec lui-même, c’était en travaillant avec les hommes quifabriquaient la bière, pendant son adolescence. Les maîtres brasseurs l’avaient accueilli avecbienveillance,maissansobséquiosité.Pascommelefilsdupatron,maiscommeungarçonnormal.

Serenatravaillaitdurpourlui,maisellenes’était jamaiscomportéeencourtisane,n’avait jamaischerchéàlemanipuler.

Et l’amour qu’ils faisaient, en ce moment, était vrai lui aussi. Son abandon, son plaisir, sesgémissements, elle les lui donnait sans retenueni faussepudeur, et lui…Lui n’imaginaitmêmepas lalaisserpartir.

Sansfermerlesyeux,sansinterromprelecontactnileurfusionvisuelle,ellelaissaéchapperuncri,secambra.Ilaccéléraalorslerythmeetleplaisirsedéversadanssesveinesteluntorrentdefeuavantquelui-mêmepousseuncriquicouvritceluideSerena.

Elleétaitàlui.Ilétaitàelle.Ilnevoulaitqu’elle,n’avaitjamaisvouluqu’elle,enfait.—Serena…Ilfaillit luimurmurerqu’il l’aimait,maisétait-ilcertaindel’aimervraiment?Cequ’ilressentait

pourelleétaitplusfortquecequ’ilavaitjamaisressentipouraucunefemme.Maisétait-cedel’amour?Alors,ilneditrienetseblottitentresesbras,levisageenfouidanssescheveux.—Resteavecmoi,soupira-t-elle.Cettenuit,dansmonlit.—Oui,consentit-il.L’amour.Serenaentresesbras,ilfermalesyeuxetselaissaallerausommeilaveccettepenséeen

tête.Serenaetlui.Amoureux.Puisune idée surgitdans sonesprit et il sursauta,paniqué : et s’ilne s’agissaitqued’un trouble

passager, de sentiments vrais mais superficiels, de quelque chose qui s’évaporerait au contact de laréalité?Ilpouvaitignorerlaréalitécettenuit,maisilluifaudraitbienl’affronter,lundimatin.

Ilavaitfaitl’amouravecsonassistante,avantmêmequesondivorcenesoitprononcé.Exactementcommesonpèrel’auraitfait.

-11-

L’odeurdubacongrillél’arrachaàsonsommeil.Chadwickseretournadanslelit.Ilétaitseulentrelesdraps.Ilsepenchapourregarderleréveil:

6h30.Iln’avaitpasdormiaussitarddepuisdesannées.Il s’assit et la première chose qu’il vit fut lemiroir devant lequel il avait fait l’amour avec son

assistante.Serena.Ausouvenirdeleursébatsdelanuit,sonsangsemitàrugirdanssesveines.Ilavaitdoncfranchila

lignerouge,celle-làmêmequ’ils’était fait lesermentdene jamaisfranchir?S’ildevaitencroire lescourbaturesetledésirencoreàfleurdepeauquiletenaillaitenpensantàelle,laréponseétaitoui.

Ilsepritlatêteentrelesmains.Qu’avait-ilfait?Puisill’entendit.L’échodélicatd’unevoixféminineentraindefredonnerunairlégeretpleinde

gaieté.Ilselevaetenfilasonpantalon.D’abordlepetitdéjeuner.Unefoisleventreplein,ilaviserait.Il

s’engageadanslecouloirengrimaçant.S’ilsupportaitbienlesexercicesdemusculationquotidiens, lanuitdernièreavaitmissoncorpsàrudeépreuve.

Ilregardaautourdelui.L’appartementdeSerenaétaitminuscule.Aprèsunehaltedanslasalledebains,entre lachambreetuneautrepièce,complètementvide, ildébouchadans le salon,meubléd’uncanapéquin’étaitplusdelapremièrejeunesseetd’unecommodepourlatélévisionapparemment,maissansappareil.Unetableséparaitl’espacesalondelacuisine.Unpeuuséeelleaussi,commeleschaises,mais recouverte d’une nappe bleu ciel parfaitement repassée, sur laquelle trônait un vase ébréchécontenantlesrosesqu’illuiavaitoffertes.

Unecuisineversionbric-à-brac,maistrèsgaie,qu’iltrouvaitagréableetoùl’onsesentaitbien.Unniddouilletpleindecouleurs,devie,de rires etde joie.Oui,unemaisoncomme il enavait toujoursrêvé,pasunepropriété,certesimmenseetluxueuse,maistotalementdénuéedechaleur.

IlregardaSerenadevantlagazinière,enveloppéed’unpeignoirencotonbleumarine,lescheveuxdéfaits.Ilsentitsagorgeseserrer.Etait-ellenuesouscepeignoir?Elleretournaunetranchedebacondanslapoêle.Quelparfumdélicieux!

Ilavaituncuisinieràdomicile,biensûr.Mêmes’ilnemangeaitquerarementchezlui.Georgeavaitpourmissiondenourrirl’ensembledupersonnel.Encasdebesoin,Georgeétaitparfaitementcapabledeconfectionner un repas digne d’un restaurantmulti-étoilé.Mais le plus souventChadwickmangeait lamêmechosequesesemployés.

Surlepasdelaporte,ilobservaSerenaentraindecuisinerpourlui,maisàladifférencedeGeorgeellen’étaitpaspayée.

Ellesetournaversunedeuxièmepoêlesurlefeuvoisin.Desœufsauplat?Ilfouilladanssamémoire.Envain.JamaispersonnehormislecuisinieremployéparlesBeaumont

neluiavaitpréparéunpetitdéjeuner.Etait-ce ainsi que les gens dits normaux procédaient ?En prenant un petit déjeuner ensemble, le

dimanchematin?Ils’avançadanslacuisineetl’enlaça.—Hello,murmura-t-elleenluisouriant.Ildéposaunbaisersursabouche.—Déjàautravail?—Entempsnormal,jemelèveavant6heures,maisjemesuisréveilléeunpeuplustard,cematin,

répondit-elle,enrougissant.—C’esttôt,rectifia-t-il,alorsquelui-mêmes’astreignaitdepuistoujoursàceshoraires.—J’aiunpatrontrèsexigeant,répondit-elletoutenretournantuneautretranchedebacon,avecun

sourireespiègle.Quiadeshorairesinhumains…—Unvraisalaud,s’esclaffa-t-il.Elleselaissaallercontrelui.—Non,bienaucontraire.C’estunhommeétonnant…Anouveau,ill’embrassa,cettefoisenpromenantsesmainssurelle.Maisellesetortillaentreses

brasetlerepoussa.—Tuneveuxquandmêmepasmangertonbaconbrûlé?Lecaféestprêt.Lestassesétaientdéjàsorties,alignéesdevant lacafetière.Laquelleaussidataitunpeu,peut-être

d’unedizained’années.Visiblement,ellen’exagéraitpasquandelleprétendaitavoirmissesprimesdecôté.Danssonmondeàlui,onavaitpourhabitudededépensersanscompter.Personnenemettaitjamais

d’argentdecôté,pourlasimpleraisonqu’ilyenavaittoujoursettoujoursplus.QuandPhillipvoyaitunchevalàsongoûtparexemple,ill’achetaitsansseposerplusdequestions.Peuimportaitleprixets’ilétaitdéjàà la têtede l’unedesécuries lesmieuxlotiesdupays.Helensecomportaitcommelui,maispourlesvêtementsetlachirurgieesthétique.Chaquesaison,ellerenouvelaitsagarde-robe,etpasdanslesfriperiesdeDenver.

Et bon sang, lui-mêmen’agissait pas autrement. Il possédait plus de voitures qu’il ne pouvait enconduireetunemaisontropgrandepourluiseul,avecunchefettroisdomestiquesàsonservice.Laseuledifférence avec son frère, c’était qu’il travaillait troppourpenser à collectionner les chevaux.Ou lesmaîtresses,commesonpère.Poureux,lemondeétaitunvastecentrecommercial,conçupourleurseulplaisir.Leschevaux,lesgens,touts’achetait,seconsommait.Puissejetait.

Serenaétaitdifférente.Ellenejugeaitmanifestementpasutiledechangersacafetière.Etpourquoileferait-elle?L’appareilmarchaitapparemmenttrèsbien.

Ilremplitsatasse,marquéedulogodelabanquelocale,ets’assitàlatabletoutenl’observant.Elles’affairaitavecgrâceetaisancedanssacuisine.Apeinesilui-mêmesavaitoùellesetrouvait,lacuisine,danslademeurefamiliale?

—Tupréparessouventlepetitdéjeuner?Elleglissaunetranchedepaindansungrille-paindatantdeMathusalem.—Jem’efforcedefaireunmaximumdechosesmoi-même,encuisinecommepourtout.C’estplus

économique,expliqua-t-elleendéposantlesassiettesavecœufsetbaconsurlatable,avantderepartirchercherlestoastsetunpotdeconfiture.Jesuisfandescouponsderéduction,desventesauxenchères.Manger dehors coûte trop cher. En fait, je crois qu’hier soir c’est la première fois que j’allais aurestaurantdepuis…troismois…Oui,c’estça,troismois.

Chadwickhochalatête.Troismois,oui,quandNeiletelleétaientconvenusd’uncommunaccorddemettreuntermeàleurrelation.

—Entoutcas,mercipourcepetitdéjeuner.C’estlapremièrefoisquequelqu’unenprépareunpourmoi.Jeveuxdire,quelqu’unquinesoitpaspayépour.

— Merci pour le restaurant, répliqua-t-elle. Et les robes. Jamais personne n’a dépensé autantd’argentpourmoi.

—Tuastoujoursétéélégante,trèsglamour.Jenevoudraispasquetucroies…Jesuisdésolésijet’aifroissée.

Ilavaitcommisuneerreur.MaisSerenaétaitcommeunpoissondansl’eau,aubureau,toujourstrèsà l’aise avec les grandes fortunes du pays, les patrons duDow Jones. Il en avait conclu qu’elle étaitfamilièredecemondeouentoutcasavaitl’habituded’évoluerdansleshautessphèresdeDenver.

Maiscen’étaitpaslecas.Maintenantqu’ilconnaissaitsonappartement,petit,bienentretenumaisunpeubobo,plusbohèmed’ailleursquebourgeois,ilcomprenaitcombienils’étaittrompésurelle.

Elleluiadressaunsouriretendreetmutin.—C’étaitdrôle.Maislaprochainefoisjechoisiraiuneautrepairedechaussures.«Laprochainefois».Lesmotslesplusdouxqu’ilaitentendusdepuisbienlongtemps.Ils prirent leur petit déjeuner en vitesse, par habitude et aussi parce queChadwick étaitmort de

faim.—Tuveuxpartiràquelleheure?Ilse figea.Sicelane tenaitqu’à lui, ilpourrait rester la journéeentière, l’éternitéavecelle, ici.

Maisilavaituntasdechosesàfaire,mêmeundimanche,àcommencerparcetteinterviewpourleNikkeiMagazine,unerevueéconomiquejaponaise,à14heures.Difficiledeseprojeterfaceàunjournalisteluiposant des questions sur l’avenir de la brasserie, alors qu’il était là, avec Serena, dans son petit niddouillet,aprèsunenuitd’amour.Deuxmondessidifférents…

Alasecondeoùcettepenséeluitraversal’esprit,cefutcommeuneclaque.Cesmondessemblaientaprioriincompatibles.Sacompagnieétaitentraindeprendrel’eau,sondivorcemenaçaitdelelaissersurlapailleetSerenapourcouronnerletoutétaitenceinte.Serena,sonassistante.

Ill’avaitattenduesilongtemps.Commetoujours,elleavaitétéirréprochablehiersoiraurestaurant,toutcommeaugala.Maissesentirait-elleàsonaiselongtempsdanslaviedeprivilègesetdemondanitésquiétaitsonquotidien?

Ilpensaàlamatinéequis’annonçait,commeàunmomentprécieux,entreparenthèses,etsepromitdejouirdechaqueminute.

Il se levapour l’aider àdébarrasser etprit l’initiativede remplir le lave-vaisselle,manquantdecasserverresetassiettes.

—J’ail’impressionquetun’aspasfaitçatrèssouvent,remarqua-t-elleenriant.—Çasevoitdonctantqueça?marmonna-t-il,unpeuvexé.—Mercid’essayerentoutcas,répliqua-t-elleenrefermantlamachine.Net’enfaispas,tuexcelles

dansbiend’autreschoses.Ellenoualesbrasautourdesoncouetl’embrassa.Non,ilnepouvaitpaspartirmaintenant.Ilfitglisserlepeignoirdesesépaules.Elleétaitnueendessous,etluioffritsoncorpssublimeet

voluptueux.Alalueurdel’aubeperçantàtraverslesrideaux,ilregardacecorpsqu’ilavaitaimélanuitdernière.

Sapoitrineétait ferme,généreuse. Ilapprocha levisageetcaressa lapointedesesseinsavec lalangue.Serenalaissaéchapperuneplainteetenfouitlesmainsdanssescheveux.Ultra-réactive.Parfait.

—La…chambre,gémit-elle.—Avosordres,madame,répondit-ilenluisouriantavantdel’emporterdanssesbras.

Illadéposasurlelit,sedébarrassadesonpantalonetsejetasurelle,couvrantsoncorpsdusien,tandisqueSerenapromenaitsurluidesmainsavidesetfiévreuses.

Voilàtoutcequ’ilvoulait.Audiablelacompagnie,audiableHelen,lesgalasetlesbanquets,sesfrèresetsessœurs,euxquiprenaienttoujourssansjamaisdonner.

Il voulait Serena. Il voulait cemode de vie, l’aider à faire la cuisine, remplir le lave-vaisselle,toutes ces choses dont il n’avait même pas conscience, ces tâches du quotidien dont son personnels’occupait.Ilvoulaitunevieoùilprendraitsonpetitdéjeuneravecelle,oùilretourneraitsecoucher,aulieudesehâterpouruneréunionouuneinterview.

IlvoulaitunevieendehorsdesBrasseriesBeaumont.Etcettevie,illavoulaitavecSerena.Maisilignoraitcomments’yprendre.Tout en plongeant en elle, dans son corps chaud et tremblant, il sourit.Oui, il voulait tout ça, la

sentirtressaillirets’envoleravecelle,bienplushautqu’ilnes’étaitjamaisenvolé.Ildevaitbienexisterunmoyen.Uneheureplustard,ilréussitnonsansdifficultéàseraisonneretàs’arracherdulitdeSerena.Il

enfilalepantalondesonsmoking,sachemise,puis,aprèsuneséancedelongsbaisers,ilsortitenfindechezelle.Elleétaitravissantesurlepasdelaportedanssonpetitpeignoir,unetassedecaféàlamain,entraindeluidireaurevoir.Unpeu…Unpeucommeunefemmeàsonmaripartantautravail.

Ilétaitd’humeurunpeutropromantique.D’abord,Serenanesupporteraitpasd’êtrefemmeaufoyer.Elleauraitl’impressiondenepasparticiperactivementàlavieducouplesurleplanfinancier.C’étaitunsujetsensible,chezelle.Maisilsnepourraientpascontinuercommeça,autravail.Lesgensaubureaufiniraientparsedouterdequelquechose.Etlarumeurauraitvitefaitdes’emballer.Or,ilrefusaitqueSerenafîtl’objetderumeurs.

Il devait bien y avoir un moyen pourtant. Tout en roulant, il envisagea diverses options. Lacompagnieétaitsurlepointdeluiéchapper.Serenatravaillaitpourlui.Touterelationentredesmembresdel’entrepriseétaitbannie.Maiss’ilperdaitlacompagnie…

Oui,s’illaperdait,ilneseraitplussonpatron.Bon,évidemment,elleseretrouveraitsanstravailaussi,maisaumoinsnevioleraient-ilspluslarègled’orenvigueurdanslesBrasseriesBeaumont.

Etaprès?Quevoulait-il?Fairecequ’ilavaitenviedefaire,non?N’était-cepasceàquoiSerenal’avaitengagé?Fairecequeluiavaitenviedefaire.

Etquoi,aujuste?Fabriquerdelabière,travaillercommemaîtrebrasseur.Ilgardaitunsouvenirémudecetteépoque,

quand il avait passé toute une année les mains dans le houblon. Il adorait la bière et connaissaitparfaitement le processus de fabrication. Il avait même joué un grand rôle dans la conception de laPercheron,cettelignedebièresartisanalesaromatisées.Etsi…

Et s’ilvendait labrasserie,maisgardaitpour lui laPercheron justement? Ilpourraitmonterunepetite entreprise, spécialisée dans les bières aromatisées. Beaumont n’existerait plus, certes, mais ilpourraitsurferaudébutsurlarenomméedunom.Ilseraitlibreenfinetdirigeraitsacompagniecommeill’entendait.Sacompagnie,pascelledeHardwick.

Il pourrait embaucher Serena. Elle avait tellement l’habitude de travailler pour lui. Et puis, ilrédigeraitdenouvellesrègles,sansclauseparticulièreinterdisantlesrelationsauseindel’entreprise.

Et s’il obtenait effectivement soixante-cinq dollars pour les actions des Brasseries Beaumont, ilpourraitoffrirauxavocatsdeHelenunesommeimpossibleàrefuser.Toutlemondeavaitunprix.AinsiparlaitMatthewetsonfrèreavaitraison.Chatwickprocédaàunrapidecalculmental.

Enliquidantcertainsbienssuperflus—voitures,jetprivé,villa,chevaux—,ilpourraitoffrircentmillionsdedollarsàHelen.Ellenerefuseraitpasunetellesomme,etluigarderaitsuffisammentpourseconsacreràlalignePercheron.

Saufqu’ildevraitfaireensortedecouperd’abordtoutlienfinancieravecsafamille.Pasquestiondecontinueràtravaillerpoursatisfairelescapricesdesunsetdesautres.S’ilselançaitdansl’aventure,illeferaitseul,endissociantàtermelalignePercherondesBrasseriesBeaumont.

Et pourquoi pas ? Il fabriquerait la bière qu’il voulait, dirigerait son entreprise comme ill’entendait.Biensûr,ceseraitunecompagnieplusmodestequelesBrasseriesBeaumont.Etsesrevenusforcéments’enressentiraient.Fini lesvillasde luxeet lesbellesvoitures,maisoùétait leproblème?Serena n’avait jamais roulé sur l’or et elle semblait parfaitement heureuse. Bon, il y avait bien cettegrossessemais…

Unechoseétaitsûre,ellen’étaitpasàl’aiseavecleluxe.S’illuidonnaituntravaildanssanouvelleentreprise,lapayaitunbonsalaireets’assuraitqu’elletoucherégulièrementuneprime…Pourelle,celavalaittouteslesplusbellesrobes,lesplusbeauxbijouxdumonde.Cequ’ellecherchaitpar-dessustout,c’étaitlastabilité.

Oui,çapourraitmarcher.Unefoisàlamaison,ilappelleraitsesavocatsafindeleurfairepartdesonidée.Voilàcequ’ilvoulait.Etilferaitensorted’yarriver.

***

Une fois la luxueuse limousine de Chadwick partie, Serena pensa à ses voisins. A ce qui sechuchoteraitdanslequartieràproposdetellevoiturearrivéetardlaveille,repartietardcematin.

Etalors?Ellen’avaitrienfaitdemal,non?Exceptédepasserl’unedesnuitslesplusromantiquesdesonexistence.Undînergastronomique,ungaladebienfaisance…etdessensationsexquisesenguisededessert.Unpeucommedansuncontedefées,oùlapetitefillepauvresemétamorphosaitenreineletempsd’unbal.

Depuis quandn’avait-elle eu une nuit de sexe aussi intense, aussi étourdissante ?AvecNeil, lessensationsavaientfinipars’éroderetilsnecouchaientplusvraimentensembledepuisunbonmoment.

MaisavecChadwickc’étaittellementdifférent,tellementintense.Iln’avaitpasjusteprissonplaisiravecelle.Illuienavaitdonnétoutautant.Voiredavantage.

Aquoidevaitressemblerlavieauprèsd’unhommequivousfaisaitl’amouraussipassionnément?Quelqu’unquinepouvaitpass’empêcherdevoustoucher,voustrouvaitsexy,alorsmêmequevotrecorpss’épanouissait?

Lerêve!Et oui, se sermonna-t-elle, c’était bien de ça dont il s’agissait : d’un rêve incompatible avec la

réalité.EllenesevoyaitpasévoluerdanslemondedeChadwick,oùtoutn’étaitqueluxe.Ellesouritenlerevoyant,torsenuàlaportedesacuisinecematin,vêtuseulementdesonpantalondesmoking.Mignonàcroquer.Maiselle l’imaginaitmalêtreheureuxdanssonpetitappartement,àclasserdescouponsderéduction,àcourirlessoldes.

Bonsang,illuimanquaitdéjà!Ellel’avaitattendu,espérépendantdesannées,sansvéritablementenavoirconscience.Etaujourd’huiellevoyaitmalcommentfaireabstractiondel’abîmeentreeux.

Désappointée,elleselançadansleménage,qu’elleavaitdéjàfaitàfondlaveille,pourlecasoùChadwickviendraitchezelle.

Ilrestaitnéanmoinsunelessiveàmettreenroute,unpeudevaisselleàrangeretunlitàfaire,brefassezpourl’occuper,maispasassezpoureffacerChadwickdesonesprit.

Elleenfilasonpantalondejogging,sonvieuxT-shirtdélavé…Commentleschosessepasseraient-elles,lundi?Ceseraitunetorturedenepouvoirl’embrasser,letoucher.Maiscegenredechosesétaientproscritesauseindelacompagnie.Celafaisaitl’objetd’uneclausedanslecontratdechaqueemployé.

Etsielledémissionnait?

Non.Ellenepouvait se lepermettre.Mêmesi la compagnieétaitvendue, ellenecourraitpas lerisquedesepriverdetouslesavantagesqu’elleentirait.Carl’opérationprendraitdesmois,aucoursdesquelselleauraitbesoindesoinsprénatauxetletempsderéfléchiràl’avenir.Etsilaventecapotait?Bêtise.

Bien,qu’allait-ellefaire,vis-à-visdeChadwick?Ellen’imaginaitpasattendredesmoisavantdel’embrasserànouveau,deletenirentresesbras.Elleseraitforcéedejouerlacomédie,commesiellen’avaitpasdesentimentspourlui.Sileschosesdevaientresterenl’état…

Non, c’était une certitude, les chosesne resteraient pas en l’état.Elle avait fait l’amour avec lui—etpasqu’unefois—etelleétaitenceinte.Cesdeuxfaitssuffisaientàtoutchangerradicalement.

Elletransféraitlesdrapsdulave-lingedanslesèche-linge,quandelleentenditfrapperàlaporte.SapremièrepenséefutqueChadwickavaitchangéd’avisetdécidédepasserlajournéeavecelle.

Maiscommeelleseprécipitaitdansl’entrée,laportes’ouvrit.Chadwickn’avaitpaslaclé!Unepetitesecondeplustard,elledécouvraitNeilMooredanssonentrée.

—Hello,bébé.—Neil?Quefais-tuici?Levoirainsientrerchezellecommesiderienn’étaitlamettaithorsd’elle.—J’aieutonmail,répondit-ilenposantsescléssurlaconsole.Tuasl’airenforme,constata-t-il,

unpetitsourireauxlèvres.Tun’aspasprisunpeudepoids,dis-moi?—Bonsang,Neil,répliqua-t-elle,agacéeparsaremarque.Jet’aienvoyéunmail,oui.Jamaisjene

t’aidemandédevenirchezmoi,etencoremoinssansprévenir.Elle sentit soudain son cœur se serrer.Et siNeil était arrivédeuxheures plus tôt, quand elle se

trouvaitavecChadwick?Réprimantsonémotion,elles’efforçad’avoirl’airfâché.Cequinefutpastrèsdifficile.

—Tunevisplusici,jeterappelle.Tuasdéménagé.Ilhochadoucementlatête,puissoupira.—Tum’asmanqué.Riendanssonattitudeousonexpressionnepouvaitlaissercroirequecesoitlecas.Lepastraînant,

ilsedirigeaverslecanapéets’yavachit,commeàsonhabitude.Maisqu’avait-elledonctrouvéàcethomme,hormislastabilitéqu’illuioffrait?

—Vraiment?rétorqua-t-elle,narquoise.Maisçafaittroismoissansuncoupdefilniuntextodetapart.Cen’estpasvraimentainsiquel’onagit,lorsquequelqu’unvousmanque…

—C’estpourtantlavérité,protesta-t-il.Jeconstatequerienn’achangé,ici.Mêmecanapépourri,mêmevieux…Bien,dequoivoulais-tumeparler,plutôt?

Ellelefusilladuregard.DommagefinalementqueChadwicknesoitpasencorelà.Neilauraitalorspuconstaterqueplusrienn’étaitpareil—àcommencerparelle.Adieulapetiteassistantededirectionqu’ilavaitplaquée,elleétaitdésormaisunefemmequis’habillaitdanslesplusluxueusesboutiques,quiparlait avec les plus prestigieux capitaines d’industrie et évoluait dans les plus hautes sphères. Unefemmequirecevaitsonpatronchezelle.Etdanssonlit.Etelleétaitenceinte.

Neilneparutpasnotersonregardcourroucé.Ilregardadroitdevantluil’endroitoùtrônaitlatéléavantqu’ilnel’emportâtaveclui.

—Tun’aspasencoreremplacétatélé?Bonsang,Serena.Jenepensaispasquetuvivraissimalmondépart.

— Je me fiche de la télé, je ne la regarde pas, répliqua-t-elle, surprise qu’en neuf ans de viecommuneilnel’aitmêmepasremarqué.Bien.Tuesvenujustepourcritiquer?Parcequej’aiunefouledechosesplusintéressantesàfairequ’àt’écouter,undimanchematin.

Neilhaussalesépaulesets’assitdroitcommeuni.

—Ehbien,j’airéfléchi.Nousavonsvécuneufannéesfantastiques,ensemble.Pourquoivouloiràtoutprixtournerlapage?

Elleenrestauninstantbouchebée.—Corrige-moisijemetrompe,maissiquelqu’unajugébondetournerlapage,ilmesembleque

c’esttoi,quandtuascommencéàcoucheravectesfans,aucountryclub,non?—C’étaituneerreur,convint-ilavecbienplusd’empressementqu’iln’enavaiteuquandelleavait

découvertlestextoscompromettants.J’aichangé,bébé.Jem’enveuxpourcequej’aifait.Laisse-moimefairepardonner.

Etait-cedoncainsique le«nouveau»Neilenvisageaitdesefairepardonner?En lescritiquant,elleetsonappartement?

—Jeferaisn’importequoipourtoi,tuneleregretteraspas,poursuivit-il,avectoutel’apparencedela sincérité pendant l’espaced’une seconde.Hmm, ajouta-t-il, j’ai entendudire que la brasserie où tutravailles risquait d’être vendue. Tu vas forcément toucher des indemnités et… On pourrait acheterquelque chose de plus grand, de plus agréable, et repartir sur de nouvelles bases. Qu’en dis-tu,monbébé?

Touts’expliquaitdonc.Ilavaiteuventdel’OPAd’AllBevetespéraitungroschèque.—Ques’est-ilpassé,Neil?Tamaîtresseestretournéevivreavecsonmari?Lafaçondont levisagedeNeilviraà l’écarlateréponditàsaquestion,mêmes’ils’enabstintet

détournalesyeuxavecunairbuté.Pluslesminutespassaient,plusellesedemandaitenquoicethommeavaitpuluiplaire.

En troismois,elleavaiteu le tempsdecomprendrequ’elles’étaitéteinte,aucontactdeNeil.Lapassionentreeuxavaitvitelaisséplaceàlalassitude,elletrouvantàs’épanouirautravail,Neilballottéd’unefrustrationàl’autre,devenantrapidementacerbeetmesquinavecelle.

Chadwicknes’était jamaiscomportéde lasorte.Mêmeavantque leur relationneprenneun tourpluspassionné,illuiavaittoujoursfaitsavoirqu’ilappréciaitsontravail.

Elle secoua la tête. Le fait de ne plus vouloir deNeil ne signifiait pas que sa seule option étaitChadwick.Etmêmesisonhistoireaveccederniers’arrêtaitlà,celanesignifiaitpasqu’elleavaitenviedesejeteraucoudeNeil.Ellen’étaitpluslapetiteétudiantepauvre,complexéeetinquiètedetout.Elleétaituneadulte,capabledeprendresoind’elle-même.

—Jesuisenceinte.Tueslepère.Voilà,cen’étaitpaspluscompliquéqueça.Pendantdelonguessecondes,Neillaregarda,visiblementsouslechoc.—Tues…—Enceinte,oui.Detroismois.—Ettuessûrequejesuislepère?Excédée,elleprituneprofondeinspiration.—Biensûr,espèced’idiot.Contrairementàtoi,jet’aitoujoursétéfidèle.Cequimanifestementne

t’apassuffi.Maisaujourd’hui,c’esttoiquinemesuffisplus.—Je…Je…,bafouilla-t-il,nesachantquedire.Evidemment,elleétaitenceinte,maiscecinel’obligeaitenrienàvivrelerestantdesesjoursavec

lui.—J’aipenséquejedevaistemettreaucourant.—Jene…Ettunepeuxpas…avorter?—Dehors!s’exclama-t-elle.Sorsd’ici,toutdesuite!—Mais…—C’estmonenfant.Jen’attendsriendetoi.Surtoutpas.Net’inquiètepas,jenetetraîneraipasau

tribunalpourunepension.Cequejeveux,c’estneplusjamaisterevoir.

Ellen’avaitpaseucesmots,quandill’avaitquittée.Peut-êtreparcequ’elleespéraitquandmêmelevoirrevenir.Plusaujourd’hui.

Neilrepritquelquescouleursetretrouvalaparole.—Tuneveuxpasd’argent?Bonsang,maiscommentest-cepossible?Beaumontdoittepayerune

fortune.Combien,aujuste?Ellesoupira,n’encroyantpassesoreilles.L’argent,voilàdonctoutcequil’intéressait,alorsmême

qu’ellevenaitdeluiapprendrequ’ilseraitbientôtpère.—Situesencorelàdansuneminute,j’appellelapolice.Adieu,Neil.Ilseleva,unpeuchancelant,commeK-O.—Etlaisselacléici!ajouta-t-elle.Pasquestionquetumefassesd’autresvisitessurprise.Ildétachalaclédel’appartementdesontrousseau,puisouvritlaporteetsortit.Etcefuttout.Elle regarda autour d’elle, avec une impression étrange. Elle n’était pas chez elle, ici. Cet

appartementn’avait jamaisété lesien,mais le leur.Celuiducouplequ’elle formaitavecNeil.Etelleavaittenuàyresterparcequ’elles’ysentaitensécurité.

MaisNeilyavaitvécuavantqu’ellen’emménageaveclui.Or,ellenevoulaitpasd’unappartementrespirantlemensonge,latrahisonetledésamourpouréleversonenfant.

Elledevaitprendreunnouveaudépartetcetteperspectivelaterrifiait.

-12-

—MademoiselleChase,vousvoulezbienvenirdansmonbureau?Serena réprima un sourire tout en attrapant sa tablette. Chadwick la convoquait avec quarante

minutesd’avancesurl’horairehabitueldeleurréunion.Quedechangements,enunepetitesemaineseulement.Septjoursplustôt,ellebroyaitdunoir,sous

lechocaprèsavoirdécouvertqu’elleétaitenceinte.Etaujourd’hui,elleétaitlamaîtressedesonpatron.Plusqu’unemaîtressepeut-être.

Non,interdictiondefantasmer,surtoutnepasselaisserallersurcettepente,glissanteetincertaine.Elle ouvrit la porte du bureau et la referma, une fois à l’intérieur.Chose qu’elle faisait tous les

jours,maisquiaujourd’huisedoublaitd’uneconnotationparticulière.Chadwickétaitàsonpostede travail, l’air toutà faitnormal.Hmm,passinormalquecela,à la

réflexion.Illevalesyeuxsurelleetluioffritunlargeetlumineuxsourire.Oh!commeilétaitbeau!Etapparemmenttrèsheureuxdelavoir.

Iln’ouvritpaslabouchetandisqu’ellerejoignaitsonfauteuilattitré,maisilselevaetseprécipitavers elle pour lui donner un baiser qui la fit fondre de partout. Il la serra ensuite entre ses bras etchuchota:

—Tum’asmanqué.Elleseblottitcontrelui,s’enivradesonodeur,tressaillitaucontactdesoncorps.Quelledifférence

avecNeil,cebeauparleurmaistellementvain.S’ilmaniait la langueavecart—auproprecommeaufiguré—,Chadwickétaitégalementunhommed’action.

—Toiaussi,répondit-elleenpassantlesmainssursondos,soussaveste.Jamaisjen’aiattenduunlundiavecautantd’impatience.

Ill’embrassaànouveau,avantdelaregarder.—Quandpuis-jeterevoir?—Ilmesemblequenousnousvoyons, là,non?soupira-t-elle,en luiprenant levisageentreses

mains.Illuisourit,l’airpenaud.—Tuvoisbiencequejeveuxdire.Ellevoyaittrèsbien,même.Quandpasseraient-ilsuneautrenuitensemble?Telétaitlesensdesa

question.Elleavaitenviederépondre:«Cesoir.Toutdesuite.»Ilspourraients’esquiverdiscrètementetrevenirplustard,beaucoupplustard.

Non.Impossible.—Qu’allons-nousfaire?Jedétestecontrevenirauxrègles.—C’estenpartietoiquilesasédictées,cesrègles.

—Celanefaitquerendreleschosesplusdifficiles.Illuisouritalors,maisavecunsourireespiègle.— Ecoute, je sais que c’est un problème. Mais je travaille à le résoudre. Laisse-moi faire,

murmura-t-ilenlaserrantcontrelui.Fais-moiconfiance.Elleplongeasesyeuxdanslessiens,repensantavecnostalgieàleurnuitdeplaisir,puisàdimanche

matin,devantlepetitdéjeunerpréparéparsessoins.Aujourd’hui,laréalitéavaitreprissesdroits.—Entendu,consentit-elle.Situasbesoind’aide,n’hésitepas.—D’accord.Dis-moi,queljouresttonrendez-vous,chezlemédecin?—Vendredi,lasemaineprochaine,répondit-elleenluicaressantlajoue.—Tuveuxquejet’accompagne?L’Amour, avec un grand «A ». Lemot dériva doucement à la surface de sa conscience. Tabou,

mêmes’ils’agissaitbiendeça,d’unamourquil’envahissaittoutentière.Elle sentit sa gorge se serrer, au bord des larmes soudain. Mon Dieu, elle était amoureuse de

ChadwickBeaumont.C’étaitàlafoislameilleurechosequiluisoitjamaisarrivéeetunsacréproblème.Il glissa un index sous sonmenton, comme il l’avait fait une semaine auparavant et lui sourit à

nouveau.—Tuveuxbien?—Oui.Mais…çanet’ennuiepas?— Récemment, j’ai découvert que sortir du bureau de temps en temps me faisait un bien fou.

J’aimeraisbeaucoupt’accompagner.Elletentaderavalerlaboulelogéeentraversdesagorge.—Dis-moi,tuessûrequeçava?Elleposalatêtesursonépaule,sisolide,siréconfortante.—J’espèrequetuarriverastrèsviteàlasolutionquetucherches.—Tupeuxcomptersurmoi,Serena,murmura-t-il.Maisdansl’immédiatj’aimeraispouvoirdîner

avecmonassistante,cesoir.Afindepouvoirdiscuterdemonemploidutempsunpeuplusendétail?Commentrefuser?Surtoutpouruneréuniondetravail,aprèstout.—Pourquoipas?—Bien,dit-ilenl’entraînantverslecanapé.Parle-moidetonweek-end.—J’aieuunepetitevisite,répondit-elleens’asseyantcontrelui,avantdeluiracontersonentrevue

avecNeil.—Tuveuxquejem’enoccupe?demanda-t-ilquandelleeneutterminé.Ellesouritàlafaçondontilprononçacesparoles—menaçant,commelorsqu’ilavaitfaillienvenir

aux mains avec son frère, pendant le gala. Une réaction très macho peut-être, mais elle se sentit ensécurité.

—Non,jecroisqu’ilacomprislemessage.Iln’obtiendrariendemoinidelacompagnie.ElleexpliquaensuiteàChadwicklebesoinqu’elleéprouvaitdedéménager,afinderompreavecle

passé.Ill’écoutaavecintérêt,acquiesçad’unsignedetête,puisluipritlevisageentresesmainspourlui

donnerunbaiserplusdoux,plustendre.—Tudoiscroireenmoi,Serena,conclut-ilensuite,enplongeantsesyeuxdanslessiens.Ellecroyaitenluietensespromesses.Illestiendraitcommeillefaisaittoujours.Maisàquelprix?

***

—MonsieurBeaumont?

Dansl’interphone,lavoixdeSerenarésonnad’unemanièreétrange.Commeétranglée.—Oui?IlregardaBobLarsenassisfaceàlui,quis’interrompitaubeaumilieudesaphrase.Serenadevait

avoirunesacréebonneraisonpourl’appelerenpleineréunion.Unsilencepesants’ensuivitdansl’interphone.—MmeBeaumontsouhaitevousvoir.Uneviolente panique s’emparade lui.Comme il y avait plusieurs options, il opta pour lamoins

affreuse.—Mamère?—MmeHelenBeaumont.Aïe.IlfixaBob.Tousdeuxtravaillaientensembledepuislongtempset,sisondivorcetapaitsurlesnerfs

de Chadwick, il s’était appliqué à ce que sa vie privée n’interfère pas avec les affaires et resteconfidentielle.

Jusqu’àaujourd’hui.—Unmoment,répondit-il,avantdecouperl’interphone.Bob…—Oui,onreprendraplustard,compritBobenrassemblantàlahâtesesdossiers.Hmm…Bonne

chance?—Merci,marmonnaChadwickenleregardants’éclipser.Illuifaudraitunpeuplusquedelachance.Mais que venait donc faireHelen au bureau ?Elle n’y avait jamaismis les pieds,mêmepas au

débutdeleurmariage,lorsquetoutallaitbien.Ilneluiavaitpasadressélaparoledepuisplusd’unan,hormisenprésencedesesavocats.Ellen’envisageaittoutdemêmepasuneréconciliation?Maisdanscecas,quevenait-ellefaireici?

Unechoseétaitsûre,ildevraitlajouerserréetnerienlaisserfiltrerqu’ellepourraitutilisercontrelui.Ilinspira,expira,redressasonnœuddecravate,puisallaouvrirlaporte.

HelenBeaumontnes’étaitpasassisesurl’undesfauteuilsdestinésauxvisiteurs,faceaubureaudeSerena,ellesetenaitdevantl’unedesfenêtres,occupéeapparemmentàregarderlesinfrastructuresdelabrasserie.Oupeut-êtrerien.

Elleétaittrèsmince,presquemaigreenréalité.Plusuneombrequ’unefemme.Elleportaitunejupedroiteclassiqueetunchemisierdesoiesousuneétoleenfourrure.Desdiamants—qu’illuiavaitoffertsdansuneautrevie—auxdoigtsetauxoreilles.Sidifférentede lafemmequ’ilavaitépouséehuitansplustôt.

Chadwick regardaSerena, livide,qui secoua la tête, l’airdésemparé, sans lui fournir lamoindreindicationsurlesraisonsdelavenuedesafemme.

—Helen,l’appela-t-il,tuveuxbienmesuivredansmonbureau?Ellepivotasursestalonsetlefusilladuregard.—Chadwick, répliqua-t-elleen toisantSerenaduregard, jemefiche totalementque lepersonnel

entendecequej’aiàtedire.Ilserralesdents.—Bien,danscecas,jet’écoute.Quemevautl’honneurdetavisite?—Nesoispassarcastique,Chadwick,celanetevapas.Monavocataffirmequetutepréparesà

faireunenouvelleoffre.Legenred’offrequetum’asrefusél’annéedernière.Bonsang.Sespropresavocatsverraientd’untrèsmauvaisœilqu’ilvendelamèche.Fairedurerle

plaisir,poursuivrelesnégociations,telétaitlebutdujeu.Parailleurs,iln’avaitmêmepasencorepriscontact avec AllBev pour discuter de son projet. Tant que la compagnie ne serait pas vendue, il nepourraitfaireaucuneoffre.

Impossiblededirigersaviecommeill’entendait—créersaproprecompagnie,vivrecommeilenrêvait—avantd’avoirsignéavecAllBev.Cequiprendraitdutemps.Lesnégociationspouvaientdurerplusieursmois.

Mais surtout il n’avait encore rien dit à Serena de son projet : la vente de Beaumont tout enconservantlalignePercheron.Ilvoulaitgarderlesecret,letempsdetoutréglerpourpouvoirluifairelasurprise.

—Ilyaunedifférenceentre«refuser»et«nepasêtreenmesurede»…—Vraiment?Aquoijoues-tu,Chadwick?répliquaHelen,lesbrascroisés,enfaisantlamoue.—Jenejoueàrien,jem’efforcejustedeconclurecedivorceauplusvite.Depuisquetuenasfait

la demande, tu as refusé d’aller chez le conseiller matrimonial, tu as campé sur tes positions. Tu nevoulaisplusdemoi.Etaujourd’hui,prèsdequatorzemoisplustard,tun’enfinispasdefairetraînerlaprocédure…

Elleinclinalatêtesurlecôté,battitdescils.—Jenefaisrientraînerdutout.Jeveux…Jeveuxjustequetufassesattentionàmoi.—Quoi?Mefaireunprocèsn’estpaslemeilleurmoyend’yparvenir,ilmesemble.Quelque chose dans son regard changea. L’espace d’un instant, il revit presque la femme qui se

tenaitàsescôtésdevantl’autel,luipromettantamouretfidélité.—Tun’as jamaisprêté lamoindreattentionàmoi.Notre lunedemieln’aduréquesix jours.Tu

devaisabsolumentrentrerpouruneréunion.Touslesmatins,jemeréveillaisseule,puisquetutelevaisà6heurespouralleraubureau,donttunerentraisjamaisavant10ou11heures.Jesupposequej’auraispul’accepter, si je t’avais eu àmoi le week-end,mais tu travaillais aussi le samedi et le dimanche, turecevaissanscessedescoupsdefiloutudevaisdonneruneinterview.C’étaitcomme…êtremariéeàunfantôme.

Pourlapremièrefoisdepuisdesannées,ilressentitdelasympathiepourHelen.Elleavaitraison.Combiendefoisl’avait-illaisséeseuledanscettegrandemaison,sansriend’autreàfairequ’àdépenserdel’argent.

—Maistuconnaissaismafaçondetravailler,quandtum’asépousé.—Je…Savoixsebrisa.Allait-elleéclaterensanglots,là?Ellepleuraitparfois,quandilssedisputaientà

propos…ehbienjustement,desontravail,del’argentqu’ellejetaitparlesfenêtres.Maiscen’étaitdesapart que des larmes pour le faire céder, lemanipuler. Pourtant, aujourd’hui…Devait-il croire en sonémotionourestersursesgardes?Mijotait-ellequelquechose?

—Jecroyaispouvoirfaireensortequetum’aimesplusquecettecompagnie.Maisjemetrompais.Tun’asjamaiseul’intentiondem’aimer.Toutescesannéesperdues,àcausedecettemauditebrasserie…Alors finalement, je ne demande que ce qui m’est dû, conclut-elle en relevant fièrement la tête,redevenantlafemmeintransigeantequilenarguaitdepuisdesmois.

—Nousavonsétémariésmoinsdedixans,Helen.Qu’est-cequit’estdû,selontoi?Elleluisourit,etàcetinstant,ilcomprit.Tout.Ellevoulaitlaseulechosequiavaitvraimentcompté

pourlui.Lacompagnie.Etellenelâcheraitrientantqu’elleneseraitpasarrivéeàsesfins.Tantqu’ellenel’auraitpasruiné.LetéléphonedeSerenasonna,lefaisantsursauter.Elleréponditdesavoixlaplusnormale.—Désolée,maisM. Beaumont est en réunion. Oui, je peux vous donner cette information. Une

minute,jevousprie…— Dans mon bureau, siffla-t-il entre ses dents. Inutile de poursuivre cette conversation devant

MlleChase.Helenleregardaavecdesyeuxdevipère.

—Oh!maispourquoifairetantdesecretsdevantcettechèreMlleChase?Quelquechosetemetmalàl’aise?

Non.Aucontraire,pourlapremièrefoisdesonexistence,ilavaitfaitcedontilavaitenvie—sortiravecSerena,passerunenuitentresesbras—etHelenallaitlefairepayerpourça.Bonsang,pourquoin’avait-ilpasréfléchiavant?

Parcequ’ilvoulaitSerena.Parcequ’ellelevoulait,lui.Toutsemblaittellementsimple,siévident,encoredeuxjoursplustôt.Maisaujourd’hui?—Jevousdemandepardon?demandaalorsSerena,suruntonindigné,toutenraccrochant.—C’estunpeu tardpour ça, répliquaHelenavecmépris.Coucher avec lemarid’uneautren’a

jamaisétéunbonplandecarrière,pourunesecrétaire.—Jenevouspermetspas,répliquaSerena,manifestementpluschoquéequefurieuse.Helencontinuadelafixer,pleinementconsciented’avoirl’avantage.—Commentas-tupufaireunechosepareille,Chadwick?Offrirdes robesde luxeàcettepetite

secrétaire et parader à sonbras, comme si elle était la reinemère ? Il paraît que c’était un spectacledésopilantetquetuétaispitoyable…

Etflûte!IlavaitoubliéThereseHunt,lameilleureamiedeHelen.LevisagedeSerenas’empourpraetellechancelaunmomentsursonsiège,commesielleallaits’évanouir.

SiHelenvoulaitsonattention,àprésentellel’avait.IlfaillitbondirpourseplacerentrelesdeuxfemmesetprotégerSerenaduvenindeHelen.Ils’enabstint,maisfitunpas,puisdeuxendirectiondelavipère.

—Jeteconseilledefaireattentionàcequetudis,sinonmonservicedesécuritét’expulseramanumilitarideceslocaux.Etsitut’avisesd’yremettrelespieds,jen’hésiteraipasàporterplainte.Situneveuxpasteretrouverderrièrelesbarreauxetfinalementdéchuedetoutdroitàunepensionalimentaire,quellequ’ellesoit,jet’engageàquitterleslieux.Toutdesuite.

—Aprèscequetum’asfaitsubir,tun’aspasledroit!crachaHelen,horsd’ellemaintenant.Ilsoupira.Gardersoncalmeluidemandaituneffortsurhumain.—Jet’aidéjàfaitplusieursoffres.C’esttoiquirefusesdemettreuntermeàcettehistoire.Carde

mon côté,Helen, j’aimerais bien pouvoir vivrema vie.N’est-ce pas ce que font les gens en généralquandilsdivorcent?Ilss’envontvivreleurvie,séparément.

— Tu couches avec elle, c’est ça ! s’écria Helen d’une voix stridente qui résonna dans tout lecouloir.

Desportess’ouvrirentetdestêtesapparurent.Lasituationdérapaitdangereusement.—Helen…—Depuisquand?Desannéesbiensûr.Tucouchaisdéjàavecellequandnousétionsmariés!Dis-

moilavérité!Autrefois, Helen était une femme douce et souriante. A des années-lumière de la harpie qui lui

faisaitfaceaujourd’hui.— Je t’ai toujours été fidèle, Helen, répondit-il pourtant d’une voix calme. Même quand tu as

désertélelitconjugal.Maistun’esplusmafemme.Etjen’aipasàmejustifierdevanttoidecequejefaisnidelapersonnequej’aime.

—Détrompe-toi,jesuisencoretafemme!Jen’aisignéaucunaccordquejesache!—Tun’esplusma femme, siffla-t-il entre ses dents, la colère enflant en lui.Tunepeuxplus te

retrancherderrièrecestatut,Helen.J’aitournélapage.S’ilteplaît,tourne-laàtontour.Nosavocatssechargerontdetout.

—Espècedesalementeur!Comporte-toicommeunhomme,pourunefois,unpeudecourage!—Jen’airienàteprouver,Helen.MademoiselleChase,sivousvoulezbienmesuivre…

Serenaattrapasatabletteetcourutdanslebureau.—Tunepeuxpasmetournerledoscommeça,tuentends?Tumelepaierascher,Chadwick!Ilsepositionnadefaçonstratégiquedevantlaportedubureau.—Jesuisdésolé,Helen,denepasavoirétél’hommequetuespérais.Jesuisdésoléquetun’aies

paséténonpluslafemmedontjerêvais.Nousavonstoietmoicommisdeserreurs.Maisilesttempsdepasseràautrechose.Acceptemonoffre.Recommenceàsortir.Trouvel’hommequisauraprendresoindetoi.Cardetouteévidence,cen’estpasmoi.Adieu,Helen.

Puisilfermalaporte,sourdauxcrishystériquesetauxinsultesquimontaientdel’autrecôté.Serenas’étaitrecroquevilléesursonfauteuilhabituel.Chadwicksaisitletéléphonesurlebureauetcomposalenumérodelasécurité.—Len? J’aiunproblème. Jevoudraisque tu fasses sortirmonex-femmedenos locaux leplus

discrètementpossibleetsanslamalmener,biensûr.Merci.PuisilreportasonattentionsurSerena,toujoursaussipâle.—Respire,trésor.Rien.Ils’accroupitdevantelleetluipritlevisageentresesmains,demanièreàvoirsesyeux.Aïe.—Respire,répéta-t-il.Etsoudain,ill’embrassa,unpeucommepourproduireunélectrochoc,luidonnantunbaiserintense

etpassionné.Lorsqu’ilarrachasaboucheà lasienne,elle inspiraprofondément,commequelqu’unquisortdel’eauetreprendsonsouffle.

—C’estbien,chérie,murmura-t-ilenluifrictionnantledos.Commeça.Serenalaissaéchapperunpetitcri,puiselletoussaentresesbras.Quellehistoire!Ils’envoulait,

cartoutçaétaitsafaute.Derrière la porte, le tumulte cessa.Ni Serena ni lui n’esquissèrent un geste, jusqu’à ce que son

téléphonesonne.Ils’empressadedécrocher.—Oui?—Elleestdanssavoiture,enpleurs.Quevoulez-vousquejefasse?—Ne la quittez pas des yeux. Si elle ressort de sa voiture, appelez la police. Sinon, laissez-la

tranquille.—Chadwick,chuchotaalorsSerena,d’unevoixàpeineperceptible.—Oui?—Cequ’elleadit…—Nepenseplusàcequ’elleadit.Elleestfurieuse,parcequejemesuisprésentéaugalaavectoi,

expliqua-t-il.Helenétaitsurtoutvexéequejeluifassedesinfidélitésavecune«vulgaire»secrétaire.—Non,réponditSerenaenleregardantdanslesyeux.Jeparledecequ’elleaditàproposdesa

solitude,quandvousétiezencouple.Parcequetutravaillaissansarrêt.—C’estjuste.Etlavérité,c’étaitqu’ilcontinuaitàtravaillertoutautant.—Oui, et ça n’a pas changé, soupira Serena en lui caressant la joue. Je connais ton emploi du

temps.Etdimanche, tuespartidechezmoiparcequetuavaisuneinterview,commelorsquetuvivaisavecHelen.

Toussesprojets—quiluisemblaientsibeaux,vingt-quatreheuresplustôt—parurentsurlepointdesedésintégrer.

—Tout va changer, lui promit-il. Je fais tout pour ça. Et je ne compte pas continuer à vivre entravaillantunecentained’heuresparsemaine.ParcequeHelenaraisonsurunechose,aussi : j’aimaispluslacompagniequejenel’aimais,elle.Maisc’estdifférentaujourd’hui.Jesuisdifférent,grâceàtoi.

DeuxlarmescoulèrentsurlesjouesdeSerena.

—Tunecomprendsdoncpasdansquellesituationinextricablenoussommes?Ilm’estimpossibled’êtreavectoi,tantquejetravaillepourtoi.Maissijenetravaillepluspourtoi,j’aipeurdenejamaistevoir…

Illaissaéchapperunsoupiretsecoualatête.—Non,Serena,jeferaiensortequeriennenousempêched’êtreensemble.Denousvoir.Elleluiadressaunsouriretristecommeilneluienavaitjamaisvu.—Jenefaisquetecompliquerlavie.—Non,c’estHelenquimecompliquel’existence.Toi,tuasfaitdemavieunparadis.Tuillumines

mesjoursetmesnuits.Sanscesserdepleurer,ellecontinuadeluicaresserlajoue.—Toutachangé,désormais.S’iln’yavaitquetoietmoi,çairait,maiscen’estpluslecas.Jevais

avoirunbébé.Jedoispenseràlui.JenepeuxpasvivredanslapeurqueHelenouNeilfrappentàmaportepourfaireunscandale.

Ilsentitunebouleselogerentraversdesagorge.— Je compte vendre la compagnie, mais cela prendra des mois. Tu pourras conserver tous les

avantagesliésàtoncontratsansdoutejusqu’àlanaissancedubébé.D’icilà,Serena,leschosesn’ontpasbesoindechanger.Nouspouvonsresterensembleet…

—Non,jenepeuxpas,l’interrompit-elle,enlarmes.Est-cequetucomprends?Jerefused’êtretonassistanteettamaîtresse.Jeneveuxpasvivreainsi.Etjeneveuxpasélevermonenfantcommeça.Jen’appartienspasàtonmonde,pasplusquetoiaumien.Celanemarcherapas…

—Biensûrquesi,çamarchera,insista-t-il.—Etcettecompagnie,reprit-elle, tuasétéélevépourladiriger.Jenepeuxpastedemanderd’y

renoncer.—Jet’enprie,lasupplia-t-il,lagorgenouée.Jesauraiprendresoindetoi,jet’enfaisleserment.Helenl’avaitquitté,biensûr.Maisquelquepartaufonddeluicelaavaitétéunsoulagement,cela

signifiait plus de disputes, plus de douleur. Il pouvait se consacrer entièrement à la compagnie, sanscraindrelesfoudresdesafemmeparcequ’ilrentraittroptarddutravail,oupartaitleweek-endpouruneconférencequelconque.

MaisneplusvoirSerena?Nepluspouvoirluivolerunbaiser?Nepasseréveillerentresesbras?Neplusl’entendreaussil’encourageràsortirdecemauditbureau,àvivrepourluietnonpluspoursafamille?

LapertedeHelenn’avaitpasétéuntraumatisme.MaiscelledeSerena?Iltressaillit.—Jenepeuxpasimaginermaviesanstoi,s’obstina-t-il,luiouvrantsoncœurcommeilnel’avait

jamaisfaitpourpersonne.Nemequittepas.Elleapprochasonvisagedusienetpressaleslèvrescontresajoue.—Maissi,tuyarriveras.Illefaut.Jedoisprendresoindemoi.C’estlaseulesolution…Jevaisde

cepasprésentermadémissionentantqu’assistante,aveceffetimmédiat.Puis,aprèsundernierregardquiluidéchiralecœur,elleluitournaledosetsortitdubureau.Illasuivitdesyeux,anéanti.

-13-

LecarillonretentitquandSerenapoussalaportedusnack.Lafrénésiedecesderniersjoursavaitététellequ’elleenavaitoubliéd’informersesparentsdesagrossesse.Etaussiqu’elleavaitdémissionnédesonposted’assistante,parcequ’elleétaittombéeamoureusedesonpatron.

Ses parents avaient bien un téléphone, d’unmodèle préhistorique, mais pas de répondeur. Et laplupartdutemps,quandelleessayaitdelesjoindre,unmessagepréenregistréluirépondait:«Cenuméron’estplusenservice»,laligneayantétécoupéepourcause,biensûr,defactureimpayée.Siellevoulaitcontactersesparents,mieuxvalaitencorequ’elleretrouvesamèresursonlieudetravail,chezLou.

Ilyavaitplusieursjoursdéjàqu’elleremettaitcettevisite.Voirsesparentslamettaittoujoursmalàl’aise. Pendant des années, elle avait essayé de leur venir en aide — en payant la caution de leurappartement,enréglantdetempsàautreunemensualitéducréditautodesonpère.Envain.Car,aulieudelapréveniràtempsquandunproblèmeseprésentait,ilsgardaientlesilenceetretombaienttoujoursdanslesdettes.

Ellen’étaitpasdupe.En réalité, ils refusaientde«vivreauxcrochetsde leur fille»,comme ilsdisaient.Mauditefierté.Alorsqu’ellenevoyaitpasdutoutleschosessouscetangle.Ellen’aspiraitqu’àaméliorerunpeuleurquotidien.

Oh!elleaimaitsincèrementsesparents,quileluirendaientbien.Maisilsn’étaientpassurlamêmelongueurd’onde.Elleavaitdel’ambition,ilsenétaienttotalementdénués.Ellenesupportaitpasl’idéedetravaillerpourunsalairedemisèrelerestantdesesjours,parcequeprendresaretraiteétaitréservéauxriches.Etsurtout,ellevoulaitmieuxpoursonbébé.

Toutçanel’empêchapasdesourire,assaillieparlessouvenirs,enpénétrantdanslesnack.SheliaChase travaillait icidepuisune trentained’années.Louétaitdécédéet l’endroitavaitchangéplusieursfoisdepropriétaires,maissamèreavaittoujoursréussiàgardersaplace.Unechance,carSerenadoutaitqu’ellesachefaireautrechose.

Entoutcas,samèrenes’yétaitjamaisessayée.Serenasoupira.Neufjoursqu’elleavaitquittélebureaudeChadwick.Neufjournéesinterminables

etoppressantesqu’elleavaittentédepassersanstroppleurer,ens’appliquantàplanifiersanouvellevie.Elle avait donné son préavis à son propriétaire.Dans deux semaines, elle déménagerait pour un

autreappartement,àAurora,soitàunebonnequarantainedeminutesdel’entreprise.Unappartementtrèsdifférent,avecdeuxchambres—parcequ’ellenetarderaitpasàavoirbesoind’espace,aveclebébé—sans trace de Neil. Ou de Chadwick. Le loyer s’élevait presque au double de celui qu’elle payaitactuellementmais,enachetantlesaffairesdebébéaurabaisetencontinuantdetraquerlescouponsderéduction,elledevraitpouvoirteniruneannée,peut-êtreplus.

Elleavaitpostulépourunedizainedepostes,depuisresponsableadministratifdansunecompagnied’assurances, jusqu’à comptable dans un hôpital. Elle avait même envoyé son CV à la banquealimentaire. La directrice avait été satisfaite de son travail et la banque venait de toucher une grossesommedeBeaumont. Ils auraient lesmoyensde luioffrirun salairedécent,mais encequi concernaitl’assurancesanté…Elleavaitprisunemutuelleenattendant,quelquechosedebonmarché,carellenepouvaitdécemmentpass’enpasser.

Ellen’avaitpasencorereçuderéponsepourunentretien,maisc’étaitunpeuprématuré.Dumoinsétait-ce ce dont elle s’efforçait de se convaincre. Le moment aurait été mal choisi pour céder à lapanique.

Maislorsqu’elleseglissadansunboxplusvieuxqu’elle,dontleplastiquecrissasoussonpoids,lavieillepeurdesevoirobligéedefairelaqueueàlasoupepopulairerefitsurface.

«Respire.»Ellesourit,entendantChadwickluimurmurerceconseilàl’oreille.Etaussitôt,ellesesentitréconfortée.

Flo,ladeuxièmeserveusehistoriquedeslieux,l’accosta.—Rena,machérie,tuasl’airenpleineforme,lança-t-elledesavoixgravetoutenluidéposantun

café.Sheliasertungroupe,là-bas.Elleviendratedirebonjourjusteaprès.Leseulfaitdeseretrouverdanscesnackquiavaittantdefoispermisàsafamilled’avoirquelque

choseàmangereutétrangementuneffetapaisantsurelle.Siaucoursdesdernièressemainessonmondeavaitbasculé,certaineschosesaumoinsnechangeaientpas.EllesouritàFlo.

—Merci.Commentvonttespetits-enfants?— Ils sont adorables, répondit Flo avec un sourire radieux. Ma fille a trouvé un bon job à

l’hypermarché,commeresponsableduréassort.Jegardelespetitsaprèsmontravail,lesoir.Ilsdormentcommedesanges.

LorsqueFlolalaissapourcontinuersonservice,Serenafutprised’unenouvellevaguedepanique.C’étaitunbonjob,deremplirlesrayonsd’unsupermarché?Dedevoirdemanderàsamèredesurveillerlesenfants,lanuit?

Enfin,untravailvalaittoujoursmieuxquepasdetravaildutout.Ellepensaitnejamaispouvoirs’intégreraumondedeChadwicketréciproquement.Ilsétaienttrop

différents.Maisaujourd’hui,assisedanscebox,àregardersamèreporterunplateauchargédenourritureàune tablededix, elle se rendit comptede sonchangement.Autrefois, elleaurait été follede joiededécrocheruntravail,mêmedenuit,mêmepourréapprovisionnerdesrayons.Celaauraitpayéleloyeretlescoursesetellen’endemandaitpasplus,àl’époque.

Maisaujourd’hui?Aujourd’hui,elleaspiraitàautrechose.Non,ellen’avaitaucunbesoinderobesàcinqmilledollars,maisdevoirserésoudreàuntravaildenuit,pourunsalairedemisère?Non,elleneleconcevaitpas.

UneimagedeChadwickluirevintenmémoire,nonpasl’hommequ’ellevoyaitauquotidien,dansson bureau, les yeux rivés sur son ordinateur, mais celui du musée des Beaux-Arts, le soir du gala.S’efforçantdemaintenirlecap,terrifiéàl’idéedecequiarriveraits’illâchaitlabarre.

A cemoment, il n’avait pas été juste un patron irrésistible et réfléchi,mais un homme, avec sesangoisses,savulnérabilité.Unhommequ’ellecomprenaitetquilacomprenait.Deuxêtreshumains,éprisdesmêmesvaleurs,aspirantfinalementauxmêmesrêves.

SaufqueHelenBeaumontétaitvenuemettresongraindeseldanstoutça,enluirappelantcombienChadwickétaitdifférentd’elle.

Au fond, elle le savait. Tant qu’elle travaillerait pour Chadwick, elle ne pourrait pas continuercommeça.Avoiruneaventureavecsonpatron,fût-elletorrideetpassionnée,celaneluiressemblaitpas.Et puis elle avait entendu les reproches deHelen, la façondont il avait négligé sa femmedurant leurmariage,préférantseconsacreràlacompagnie.

Cela lui avait fait l’effet d’un coup de poignard dans le dos. Depuis des années, elle passaittellementdetempsavecChadwick.Leurhistoireétait-elleinévitable?

S’étaient-ils simplement rapprochés en raison de leur disponibilité ? Faute demieux, parce quec’étaitplusfacileainsi,pluspratique.

Non.Choisirlafacilitéetn’aspirerqu’àlastabilitémenaitforcémentàuneimpasse.Toutesavie,samèreétaitrestéeenchaînéeàcesnackparfacilité.Untravailassuré.Unsalaireacquis.Lâcherlaproiepourl’ombre?Aquoibon!

Serena secoua la tête.Ellene regrettait pasd’avoir démissionnéde sonposte.Et tant pis si ellenageaitaujourd’huidansl’incertitudelapluscomplèteconcernantsonavenir.EtquantauxsentimentsdeChadwickàsonégard,àsupposerqu’ilenaiteu,ellen’ensavaitrien.Iln’avaitpasappeléuneseulefois.Pasmêmeenvoyéuntexto.

Ellenes’attendaitpasvraimentàcequ’ilessaiedelajoindre,maiselleétaitdéçue.Dévastée,enfait.Illuiavaitdittantdebelleschoses,desmotsquil’avaientbouleversée.maislesactesétaientplusparlantsencore,oriln’avaitpascherchéàlaretenir.

Elleétaitamoureusedelui,c’étaitunecertitude.Maisellerefusaitdesesentirmanipulée,commes’ilavaittouteslescartesdeleurrelationenmain.Ellerefusaitdesesentirredevabledetout.Commesic’étaitluiquicontrôlaitsasécuritéfinancière.

Voilàpourquoi,sidouloureuxquecesoit,elleavaitchoisidepartir,delelibérerdesapromesseetde veiller sur elle. Oui, plus que tout, elle avait besoin de savoir que l’homme qu’elle aimait seraittoujourslàpourelleetqu’elleneretomberaitpasdanslapauvreté.

C’étaitelleetelleseulequidirigeaitsavie,sondestin.Ellequidécideraitseuledesonavenir.Ellenedépendaitdepersonne.Ellesentitsoncœurseserrer.L’analyseétaitunpeudéprimanteet,inévitablement,luidonnaenvie

depleurer.Deslarmesqu’elles’empressaderavalerquandsamèreapparut.—Mapuce,çan’apasl’aird’aller.Quesepasse-t-il?Serena sourit du mieux qu’elle put. Du plus loin qu’elle se souvenait, sa mère l’avait toujours

appeléeainsi.—Coucou,maman.J’avaisenviedetevoir,deparlerunpeuavectoi…— Pour l’instant, je suis occupée, mais si tu veux bien attendre un peu. Oh ! je sais, je vais

demander àWilly de te préparer quelques nuggets de poulet, des chips et pour finir unmilk-shake auchocolat,tonpréféré!

—Oui,super,réponditSerenasansgrandenthousiasme.Papavienttechercher,cesoir?C’était leurhabitudedepuis toujours.Aconditionbiensûrquesonpèreaitencoreunevoitureen

étatdemarche.—Naturellement, répondit samère en lui tapotant lamain. Il a eu une promotion, tu sais. Il est

responsabledel’équipedevigiles,maintenant.Situpeuxrester,ilnedevraitpastarder.—Pasdeproblème,réponditSerenaens’installantconfortablementpoursefairechouchouterpar

samère.Ellesortitsontéléphonedesonsacetvérifiasaboîtemail.UnmessagedelapartdeMiriamYoung.

MademoiselleChase,désoléed’apprendrequevousnefaitespluspartiedesBrasseriesBeaumont.Labanque alimentaire des Rocheuses serait ravie d’avoir à son bord quelqu’un avec vos compétences.Appelez-moirapidementpourconvenird’unrendez-vous.

Serenalaissaéchapperunlongsoupirdesoulagement.Ellen’avaitplusàavoirpeurdedemain.Samèreréapparutaveclesnuggetsetleschips.—Ondiraitqueçavamieux,mapetitepuce.

—Oui,jecrois,maman.Ellemangea,prenantsontemps.Riennipersonnenel’attendaient,aprèstout.Oui,touts’arrangerait.

Avecuntravailellepourraitoffrirtoutelastabiliténécessaireàsonenfant.Sonbébé.Demain,lorsdesonpremierrendez-vouschezlagynécologue,ellepourraitentendrelesbattementsdesoncœur.

Chadwick avait proposé de l’accompagner… Oh ! mais elle n’avait besoin de personne. Ellen’avait euaucunmalà rayerNeilde sonexistence,parexemple.Quel soulagementdeneplus l’avoirdanslespattes!

Chadwick, en revanche… Ils n’avaient passé qu’une nuit ensemble, mais cette nuit-là avait toutchangé.Satendresse,toutesleschosesqu’illuiavaitfaites.Ellesesentitrougir.Entresesbras,ellesesentaitsibelle,sidésirableetvoulaittellementplusencore.Deschosesauxquellesellenecroyaitplusetqu’elledevaitoublier.

Bonsang,aprèsavoirgoûtéàuntelbonheur,elledevraittournerlapage?Quelleinjustice!Toutenmangeant,elles’efforçadepenserdemanièrepositive.Sielle retrouvaitun travail, si la

banquealimentairel’embauchait,alorsellepourraitpeut-êtreenvisagerd’avoirunerelationd’égalàégalavecChadwick.

—Oh!maisregardezquiestlà!Monbébé!Arrachée à ses pensées par les cris de joie de son père, elle sourit quand il se précipita pour

l’embrasser.Samères’empressad’apporterunetassedecaféàsonépoux,puiselleseglissasurlabanquette,

toutcontrelui.—Commentvas-tu,mabelle?demandasonpèreavantd’embrassersonépouse.Serena baissa les yeux sur sa tablette. Ses parents n’avaient jamais eu le moindre dollar

d’économie, en revanche ils avaient toujours été là l’un pour l’autre. Un amour, une complicité queSerena leur avait toujours enviés, peut-êtremême davantage aujourd’hui, après les furtifsmoments debonheurqu’elleavaitvécusauprèsdeChadwick.

—Bien,ditsonpèreenreportantsonattentionsurSerena.Alors,commentçava,letravail?Il glissa un bras autour des épaules de sa femme qui sourit, comme si toute la fatigue de cette

journée venait de se dissiper. Serena toussota. Elle avait le même travail et vivait dans le mêmeappartementdepuissilongtemps.Elleignoraitquelleseraitlaréactiondesesparents.

—Ehbien…Elle leur expliqua le plus en détail possible comment elle avait décidé de démissionner, de

déménager.—Lacompagnievaprobablementêtrevendue,expliqua-t-elleàsesparentséberlués.J’aipréféré

partiravantd’êtrelicenciée.Ilséchangèrentunregard.—Ça n’a rien à voir avec ce type-là, ton patron, n’est-ce pas ? demanda son père de sa voix

bourrue.Iln’apaseudegestesdéplacés,j’espère?—Non, non, papa, répondit-elle, manifestement sans convaincre ses parents qui échangèrent un

nouveauregardperplexe.—Jenesuisplustenudetravaillerleweek-end,déclarasonpère.Jepourraisdemanderl’aidede

quelquescopainsetnoust’aiderionsàdéménager.—Oui,ceseraitsuper!Jemechargedelabièreetdespizzas.—Non,non,jedoisavoirquelquesbilletsdansunfonddepoche.Jem’occupedurepas.Leséconomiesdesonpèrenedevaientpasexcédervingtmalheureuxdollars.—Mapetitepuce,jenecomprendspasbien,remarquaalorssamère.Jecroyaisquetuadoraiston

travail,tonappartement.Etjesaiscommetuasmalvécunosdéménagementsincessants.Alorspourquoicechoix,aujourd’hui?

Elleinspiraprofondément,hésita,puissejetaàl’eau.—Jesuisenceintedetroismois.Samèremanquades’étouffer.—Tuesquoi?s’écriasonpère.—Etqui…?commençasamère.—…estlepère?finitsonpère.Tonpatron,c’estça?Sicesalaudaoséte…—Non,non, c’estNeil.Chadwickn’a rienàvoir là-dedans, s’empressa-t-ellede répondre. J’ai

déjàdiscutédetoutçaavecNeil.Iln’aaucuneenvied’êtrepère.J’aidoncdécidéd’élevercebébétouteseule.

Sesparentsfroncèrentlessourcils.—Tut’ensensvraimentlecourage?demandasonpère.—Maisnousl’aiderons,voyons!s’exclamasamère,visiblementenchantéeàcetteidée.Joe,tute

rendscompte:unbébé!Flo! lança-t-elleàsavieillecompliceàl’autreboutdelasalle.Jevaisêtregrand-mère!

Le snackdevint alors le cadred’unegrande fête improvisée.Flo se joignit à eux, avecWilly, lecuisinier,etlescommis.SonpèreinsistapouroffrirunetournéegénéraledeglacesetlevasonverreàlasantédeSerena.

L’ambianceamicaleetjoyeuseluifitchaudaucœur.Sisesparentsn’avaientpassuluiassurerunestabilitématérielle,ellen’avaitenrevanchejamaismanquéd’amour.

***

Ilétait21heuresquandSerenaretrouvasonpetitappartementencombrédecartons.Acespectacle,ellesentit ledécouragement l’envahir.Oui,voirsesparents luiavait faitdubien.

Sonpèreavaitpromisdes’occuperdetout.Samèreparlaitdéjàdelayettesetdeberceau.Serenaavaitdûluifairepromettredenepascontracterunénièmecréditpouracheterlesaffairesdubébé.

Jamaisellen’avaitvusesparentsaussiheureux.Sadémission,lefaitqu’elledéménage,toutçanelesavaitmêmepasfaitciller.

Maiscettejournéel’avaitépuisée.Troplassepourmettredel’ordredanssonsalon,elleserenditdirectementdanssachambre.Grossièreerreur,caraccrochésàlaportedesonarmoiresetrouvaientdescintres,etsurcescintres,lesrobesoffertesparChadwick.Oh!cesrobes!Apeinesiellepouvaitlesregarder sans rougir, sans frémir, sans pleurer. Ils avaient fait l’amour dans cette pièce, contre cettearmoireettoutelanuitquis’enétaitsuivie.Illuiavaitmurmurédesmotsd’amour,despromesses.

Orilnelestiendraitpas.Commecelleparexempledel’accompagnerdemain,chezlemédecin.Desmots,rienquedesmots.

-14-

Lelendemainmatin,Serenaselevaetfitaussitôtensortedesepréparerpoursonrendez-vouschezla gynécologue, un peu commeun automate, l’esprit vide, tant et si bien qu’elle se retrouva prête dès8heures,alorsque lemédecinne l’attendaitpasavant10h30.Soitavecdevantelleplusieursheuresd’avance,propicesaucafard.

Ellesepréparauncaféqu’elledégustaduboutdes lèvresenessayantd’yvoirunpeuplusclair.Maisl’onfrappaàsaportejusteàcemoment-là.

Neil?Non,iln’auraitquandmêmepasleculotderevenirl’importuner.Ellel’avaitpourainsidirejetédehors,lorsdesadernièrevisite.

Sa mère, peut-être. Tout excitée à la perspective d’être grand-mère, elle était passée lui direbonjour,avantdeserendreausnack.Maislorsquedeuxcoupssupplémentairesretentirentàsaporte,ellesutqu’ilnes’agissaitpasdesamère.

Elles’avançasur lapointedespieds jusquedans l’entréeet regardapar le judas, retenantuncriquandellereconnutChadwickBeaumont.

—Serena?Ilfautquejeteparle,déclara-t-ilenfixantlejudas.Mince!Ilavaitdûentrevoirsonombre.Difficilemaintenantdefairecommesiellen’étaitpaslà.

Ellelaissaéchapperunsoupir,indécise.—C’estbienaujourd’hui,tonrendez-vous?insista-t-il.Iln’avaitdoncpasoublié.Soulagée,elleouvritdoucementlaporte.Chadwickportait unpantalonàpinces en toile et unpolo.Pasdevestenide cravate.Une tenue

décontractéequiluiallaittrèsbien.Etilaffichaitundrôledesourire.Unsourire,commentdire…?Unsourirebizarre.

—Jenepensaispasquetuviendrais.Ils’immobilisa,l’airsurpris,toutenpromenantsonregardsurelle.—Jet’aiditquejet’accompagnerais,mevoilàdonc.Tuasdesentretiensenvue,pourletravail?

demanda-t-ilaprèsunehésitation.—Oui,j’enaiundeprévu,répondit-elle,nerveuse.Etj’espéraisunelettrederecommandationde

tapart.LesouriredeChadwicks’élargit. Ilsemblait…détendu,certes,maisplusqueçaencore.Comme

rajeuni.Libéré.—J’auraisdûmedouterquetutemettraistoutdesuiteenquêted’unnouvelemploi.Maistupeux

annulercetentretiend’embauche.Jet’aitrouvéunsuperposte.—Pardon?—Puis-jeentrer?

Elleledévisagea.Illuiavaittrouvéuntravail?Ilétaitvenupourl’accompagnerchezlemédecin,commepromis ?Cela faisait beaucoupd’informations en très peu de temps pour une femme enceinte,dépriméeetdontlecœurétaitenlambeaux.Unefemmequiespéraitdepuisdixjoursmaintenantunsignedecethomme.

—Jepensais…N’ayantreçuaucunenouvelle,je…Ilentraet luiprit levisageentre sesmains.Elle frissonnaà soncontact, surprise elle-mêmepar

l’intensitédesaréaction.—J’aiététrèsoccupé,murmura-t-il.—Biensûr.TuasunecompagnieàdirigerettuesunP-DGtrèsconsciencieux.C’étaitd’ailleurspourcelaqu’elleavaitdémissionné.Elleavaitbesoindesavoirs’ilauraitencore

quelquessentimentspourelle,ennelavoyantpluschaquejouraubureau.Loindesyeux,loindu…—Serena,murmura-t-il,leregardespiègle,puis-jeaumoinsessayerdet’expliquer?—Mais c’est inutile,Chadwick, je comprends parfaitement, répliqua-t-elle, au bord des larmes.

Mercidet’êtrerappelécerendez-vous,maisjepréfèrem’yrendreseule.Ilfronçaunsourcil,unpeudéstabilisé.—Dixminutes,Serena.C’esttoutcequejetedemande.Siaprèscelatujugesqu’ilestencoretrop

tôtpournousrevoir,jepartirai.Maisattention,jenerenonceraipasàtoi.Jeveuxbient’accorderunpeudetempspourréfléchirettenterd’yvoirplusclair,maisjerefusecatégoriquementl’idéedevivresanstoi.Sanscettechose,entrenous…

Et il prononça ces paroles en caressant sa joue, avec une tendresse infinie. Elle faillit céder àl’enviedesejeterentresesbras,del’embrasser,maissonvieilinstinctdeconservationl’endissuada.

—Quellechose?LesouriredeChadwickàcetinstantlafitpresquevaciller.Ilapprochasonvisagedusien,frottasa

joueàlasienneetchuchotaàsonoreille:—Cettechaleur,cetteenvie,tout…Puisilluiglissaunbrasautourdelataille,l’attiracontreluietl’embrassadanslecou,l’envoyant

aussitôtdanslesétoilesetmêmeau-delà.Commeilluiavaitmanqué!Quellefoliedecroirequ’ellepourraitlequitter,l’oublierettournerla

page.—Dixminutes,s’entendit-ellenéanmoinssoupirer.Aprèsquoiellelerepoussaavecdouceur,maisfermeté,carsielleneprenaitpassesdistances,elle

craignaitdenepouvoirseraisonner.Chadwickregardaautourdelui.—Tudéménagesdéjà?—Oui,répondit-elle.J’aivécuavecNeil,ici.J’aibesoindefairetablerasedupassé,deprendre

unnouveaudépart,expliqua-t-elle.Puis elle attendit une remarque de sa part, quelque chose,mais il ne dit rien.En revanche, il la

regardaintensément,avecdesétincellesdanslesyeux.Commes’ils’apprêtaitàluifaireuneblague.Acetinstantprécis,elleremarqualatablettequ’iltenaitdanssamaindroite.—Jevoulaispeaufinermonplan,mais…Helenm’aunpeuforcélamain.Alors,aulieudefaireça

endeuxmois,j’aitravailléjouretnuit,cesdixderniersjours.Ilcommençaàpianotersurlatabletteettrouvacequ’ilcherchait,carillaluitenditavecungrand

sourire.—Ilfautencorequel’opérationsoitvalidéeetquelesavocatsrèglentlesderniersdétails,mais…

J’aivendulacompagnie.—Quoi?s’écria-t-elleenluiarrachantlatablettedesmains.

Moi,ChadwickBeaumont,déclareaccepterl’offredeAllBevconcernant la vente des Brasseries Beaumont au tarif desoixante-deux dollars l’action, à l’exception de la lignePercheronquideviendramapropriétépleineetentière…

S’ensuivaittoutuncharabiajuridiquequeSerenanepritpaslapeined’essayerdedéchiffrer.—TuveuxgarderlaPercheron?—Eneffet,acquiesça-t-ilenreprenantlatablette.Aprèsqu’unecertainepersonnem’aconseilléde

vivrepourmoi,jemesuissouvenuquej’aimaisvraimentfairedelabière.J’aidoncdécidédefondermapropreentrepriseetdemespécialiserdanslesbièresaromatisées.

Etànouveau,illuitenditlatablette,dontelles’emparapourlireledocumentaffiché,émanantd’unavocat,cettefois.

MmeHelenBeaumont consent au divorce et accepte l’offredeM.ChadwickBeaumont,soitunesommedecentmillionsdedollars,concédéeparM.Beaumontsixmoisaprèsladatedececourrier…

Elleécarquillalesyeux.L’imageàl’écransetroubla,lapièceautourd’ellesemitàtournoyer.—Je…Jenecomprendspas.—Ehbien,j’aivendulabrasserieetjemesuisservid’unepartiedesfondspourfaireàmonex-

femmeuneoffreimpossibleàrefuser.Voilà,c’estsimple.—Simple?Il haussa les épaules, comme si tout ça n’était rien. Juste la cession d’une multinationale pour

plusieursmilliardsdedollars.Justeundédommagementpoursonex-femmeàhauteurdecentmillionsdedollars.Unebroutille.

—Respire,Serena,murmura-t-ilenl’attirantdanssesbras.Respire,monange.— Mais, Chadwick, qu’est-ce que tu as fait ? gémit-elle en se laissant aller contre lui pour

s’imprégnerdesachaleur.— J’ai fait ce que j’aurais dû faire depuis des années. J’ai arrêté de travailler pour Hardwick

Beaumont…Jemesuisaffranchidelui,Serena.Jesuislibreàprésent.Jenesuisplusobligédevivremavieenfonctiondecequeluivoulaitoudefairedeschoixuniquementparcequ’ilssontàl’opposédeceque lui-mêmeaurait fait. Jepeux faire ceque jeveux.Et ceque jeveux, c’est passermes journées àfabriquerdelabièreetlesoir,retrouverunefemmequinecessedem’encourager.Unefemmequi,j’ensuissûr,feraunemerveilleusemère.Unefemmequinem’aimepasparcequejesuisunBeaumont,maismalgréça.

Elleleregarda,sansmêmeessayerderetenirseslarmes.—Ettuasfaittoutçaendixjours?—Si j’avaispu, j’auraismême finalisé lavente, répondit-il en essuyant ses joues.Celaprendra

encoreunmoment.MaisHarperseréjouittropdetouchersonargentetd’enfiniraveclesBeaumont.Leschosesnedevraientpastroptraîner.

—EtHelen?Ledivorce?—Mesavocatsontdemandéuneaudience,lasemaineprochaine,répondit-ilavantd’ajouter:J’ai

misunpeudepressionsurHelen,endisantquecetteoffreneseraitplusvalableau-delàdequinzejours.—Et…Tuasparléd’unemploipourmoi?Illaserracontrelui,commes’ilcraignaitqu’elleveuilles’enfuir.Alorsqu’ellen’avaitnulleenvie

dequitterl’enceintedesesbras.—Ehbien,danscettenouvelleaventure,jevaisavoirbesoindequelqu’unquim’assistesurleplan

administratifetlogistique,quelqu’unquiconnaissemafaçondeprocéder,quin’aitpaspeurderetrousser

sesmanches quand c’est nécessaire, qui sache sélectionner lameilleuremutuelle pourmes employés,organiseruneréception…

Toutenparlant,illuicaressaitledos,laberçait.—Etilsetrouvequejeconnaiscetteperlerare,reprit-il.Ellem’aétéchaudementrecommandée…—Maisjenepeuxpasavoirunerelationavectoiettravaillerenmêmetempspourtoi.Celavaà

l’encontredetouteslespolitiquesd’entreprisedignesdecenom.Acesmots,iléclataderire.—Pourcommencer,ànouvellecompagnie,nouvellesrègles.Secundo,jenecomptepast’employer

àunpostesubalterne.Cequejetedemande,c’estd’êtremonassociéedanscetteaffaire…Cequejetedemande,c’estd’êtremafemme,précisa-t-ilentoussotant.

—Pardon?—Tuasbienentendu.Etsurce,ils’agenouilladevantelle.—SerenaChase,voulez-vousm’épouser?Elleretintsonsouffle,posaunemainsursonventre.—Lebébé…Ilsepenchaetembrassasonventre.—Cebébé,jeveuxl’adopterdèsquetonexaurarenoncéàsesdroitsparentaux.—Ets’ilrefuse?demanda-t-elle.Car,siNeiln’avaitaucuneenvied’êtrepère,ellen’étaitpasnaïveaupointdecroirequel’amour

pouvait toutrésoudre.Mêmesicelasemblaitenprendrela tournure.Chadwickladévisagea, leregardgrave.

—Net’inquiètepas.Jesaismemontrer trèspersuasif.Epouse-moi,Serena.Fondonsunefamilletouslesdeux.

Pouvaient-ilsycroire?Pourrait-elletravailleravecluietnonpourlui?Pourraient-ilsêtreassociésetmarietfemme?Parents?

Pouvait-elleluifaireconfiance?Ildutsentirsoninquiétude,caràcetinstantilmurmura:— Tu m’as dit un jour de faire quelque chose qui saurait me rendre heureux…Mais c’est toi,

Serena,quimerendsheureux.— Où vivrons-nous ? objecta-t-elle encore. Je n’imagine pas m’installer chez toi, dans cette

immensepropriété.LedomainedesBeaumontesthantépartropdefantômes.—Nousvivronsoùtuenaurasenvie,secontenta-t-ilderépondreensouriant.—J’aidéjàversélacautionpourl’appartementàAurora.—Situytiens.Tupeuxaussiannulerlebail.J’aiassezd’argentdevantmoipourquenousn’ayons

pasànousinquiéterdel’avenir.Etjeteprometsdenepastoutgaspillerenrobesetenbijoux.Exceptécelui-ci.

Ilsortitalorsdesapocheunécrindeveloursbleuqu’ilouvrit.—Veux-tum’épouser,Serena, et fairedemoi l’homme leplusheureuxde cetteTerre ? Jene te

décevraipas,jet’enfaisleserment.Elleregardalabaguedanssonécrin:unanneauenargentsertid’undiamantdetailleconséquente,

sansêtreostentatoire.Ellepritl’écrinentresesdoigtsetchuchota:—Ehbien,àvraidire,jen’airiencontreunerobedetempsentemps.Chadwickéclataderireetl’attiraentresesbras.—Dois-jeconsidérerquec’estun«oui»?

Il était tout ce à quoi elle avait toujours aspiré, dont elle n’avait jamais osé rêver, la passion,l’amouretlastabilité.

—Oui.Illuidonnaalorsunbaiserpleindetendresse,depromesseset,trèsvite,dequelquechosedeplus

impatient.—Aquelleheure…tonrendez-vous?soupira-t-ilcontreseslèvres.—Nousavonsencoreunpeudetempsdevantnous…

***

SivousavezaiméSonirrésistiblepatron,nemanquezpaslasuite

delasérie«L’empiredesBeaumont»,disponibledèslemoisprochain!

TITREORIGINAL:NOTTHEBOSS’SBABY

Traductionfrançaise:FRANCINESIRVEN

HARLEQUIN®

estunemarquedéposéeparleGroupeHarlequin

PASSIONS®

estunemarquedéposéeparHarlequin

©2014,SarahM.Anderson.

©2016,Harlequin.

Levisueldecouvertureestreproduitavecl’autorisationde:

Homme:

©GETTYIMAGES/COLLECTIONMIX:SUBJECTS/ROYALTYFREE

Réalisationgraphiquecouverture:E.COURTECUISSE(Harlequin)

Tousdroitsréservés.

ISBN978-2-2803-5762-3

Tousdroitsréservés,ycomprisledroitdereproductiondetoutoupartiedel’ouvrage,sousquelqueformequecesoit.Celivreestpubliéavecl’autorisationdeHARLEQUINBOOKSS.A.Cetteœuvreestuneœuvredefiction.Lesnomspropres,lespersonnages,leslieux,lesintrigues,sontsoitlefruitdel’imaginationde l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, desévénementsoudeslieux,seraitunepurecoïncidence.HARLEQUIN,ainsiqueHetlelogoenformedelosange,appartiennentàHarlequinEnterprisesLimitedouàsesfiliales,etsontutiliséspard’autressouslicence.

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Prologue

—Jenecomprendspascequiterendaussifurieuse.LeviWyattfixasursafemmeunregardperplexe.A la secondeoù il avaitouvert laporte etpénétrédans leur chambre,Claire avaitdéclenché les

hostilités.D’accord,lejourvenaitdepoindreàl’horizon,maisc’étaitbienlapremièrefoisqu’ilrentraitaussi

tardchezlui.Travailleur et ambitieux, il neprenait jamais, ou très rarement, de tempspour lui.Car toutes ses

journéesillespassaitaumagasindemeublesdontilvenaitd’êtrenommédirecteur.Ilneménageaitpassapeine,allantmêmejusqu’àtravaillerleweek-end.

S’ilavaitfaitexceptionce4juillet,jourdelafêtedel’Indépendance,c’étaitparcequesafemmel’avaitpressédel’accompagneràcemariage,àRustCreekFalls.Sicelan’avait tenuqu’à lui, ils’enseraitbienpassé,maisc’étaitimportantpourellequ’ilsoitàsescôtés.

Lacérémonies’étaitdérouléedansleparcdelavilleetilsyavaientpasséunmomenttrèsagréable,jusqu’àcequ’ungrouped’hommesproposeàlarondeunepartiedepoker.

Sanstropsavoirpourquoi—iln’étaitpasjoueur—,ilavaitacceptédesejoindreàeux.Il s’étaitoctroyécepetitplaisir, lecœur léger.ClaireetBekka, leurbébéde septmois, seraient

chezlesgrands-parentsdeClaireoùilsavaientprojetédepasserleweek-end.GeneetMelbaStricklanddirigeaientunepensiondefamillequisetrouvaittoutprèsdulieudela

cérémonie,cequileurévitaitunretourfastidieux.Ilpensaitêtrerentréuneheureplustard,maisletempsavaitfilésansqu’ils’enrendecompte.Pourtant,ilnecomprenaittoujourspaspourquoicetteescapadequ’iljugeaitinsignifiantemettaitsa

femmedansunétatpareil.—Tunevoispas!fulmina-t-elle.Vraiment?Jusque-là,elleétaitparvenueàcontenirtantbienquemallacolèrequilasubmergeait.D’unnaturelplutôt anxieux,Claireavaitpris l’habitudedene jamais laisser filtrer sesémotions.

Depuistoujours,illuitenaitàcœurdemaintenirl’illusiondelaperfection.Mais ce soir, et bien qu’elle ait à peine goûté au punch servi tout au long de la soirée, elle se

montraitd’humeurbelliqueuse.—Non,répondit-ilcalmement,necomprenantpaslaréactiondémesuréedesafemme.Jenevois

pas. Je travaille commeun forcené toute la semaineet je t’ai accompagnéeàcemariagepour te faireplaisir.Pourquoinepouvais-jepaspenserunpeuàmoi,pourunefois?

—Pourunefois?s’exclama-t-elle,furibonde.Unefoisdeplus,tuveuxdire!Tun’aspashésitéunesecondeàmeplanterlàetàmelaisserseule.

—Commentcela,unefoisdeplus?répéta-t-il,perplexe.—Dois-jeterappelerquetun’esjamaislà,Levi?Tupassestouttontempshorsdelamaison,entre

desréunionsetdesséminaires.C’estbiensimple,jenetevoisplus.Ilsentitlacolèremonter.Si,habituellement,ilconservaitsonflegmeentoutescirconstances,ilne

pouvaitlaisserpassercettemauvaisefoiflagrante.—Tumevois,là,objecta-t-il.—Tutemoquesdemoi,Levi?Tusaistrèsbiencequejeveuxdire.—Ehbien,non,justement.Jenevoispascequetuveuxdire.Sijevaisderéunionsenséminaires,

c’estparcequej’ysuisobligé.Pourmontravail,tucomprends?Jelefaispourtoi,etpournotrefille.Ils’interrompitnet,àcourtd’arguments,sesentantsoudainimpuissant.—Tuesfatiguée,conclut-il.Tunesaispascequeturacontes.Elleécarquillalesyeux,àlafoissurpriseetoffensée.—Ehbien,voilàquejesuisfolle,maintenant.—Cen’estpascequej’aidit,protesta-t-il.Bonsang,ellemélangeaittout.Ilinspiralonguement,danslebutdechasserladésagréableimpressiond’êtreprisdansdessables

mouvantsdontilnepouvaitpass’extraire.—Tunel’aspeut-êtrepasformuléclairementmaisc’estbiencequetuasinsinué.Etmêmesitu

avais raison,ajouta-t-elleaprèsunebrèvepause,çanechange rien.Leseulêtrehumainàqui jepeuxparlerestunbébédeseptmois.Comprends-moibien,Levi,s’empressa-t-elledepréciser,j’adorenotrefille,maisjesuisseuleàl’élever.Tun’esjamaislà.

—C’estfaux.Jerentretouslessoirs.—Encoreheureux ! railla-t-elle d’un tonmauvais.Mais dansquel état !Tu rentres épuisé, pour

allertecoucherett’endormiraussitôtquetuasposélatêtesurl’oreiller.—J’aidelonguesjournées,Claire.Etc’estvraiquejerentrefatigué.—Parcequemoi,tucroisquejenesuispasfatiguée?Elleavaitparléd’untonaccusateuretfixaitsur luidesyeuxqui lançaientdeséclairs.Il ressentit

uneprofondefrustration.Pourquoin’arrivait-ilpasàluifaireentendreraison?Certes, il s’était attardé plus que prévu et avait perdu un peu d’argent,mais cette petite entorse

valait-elleunescènepareille?—Ecoute,dit-ild’unevoixdoucepourtenterdelacalmer,jesuisdésolé.D’accord?—Jemefichedetesexcusesetcrois-moi,tunet’ensortiraspasaussifacilement,lemenaça-t-elle.

Enplus,tuesloind’êtreaussidésoléquetul’affirmes.Entoutcas,pastantquemoi.Parcequeoui,jesuisdésoléedet’avoirrencontréetdet’avoirépousé.

Laviolencedesmotsleclouasurplaceenmêmetempsqu’ellelerendaitmuetdesurprise.—Tunepensespascequetuviensdedire,murmura-t-illorsqu’ileutretrouvél’usagedelaparole.Portéeparunecolèregrandissante,ellepersista.—Nonseulementjelepensemais,enplus,jevaisteleprouver.Jeveuxdivorcer.Enarriveràunetelleextrémitéparcequ’ilavaitacceptéunepartiedepokerquis’étaitunpeutrop

prolongée?Celanepouvaitpasêtrevrai.Ilavaitmalcompris.—Claire…—Fichelecamp!cria-t-elle,écumantederage.Puis,sansqu’ils’yattende,ellelepoussaverslaporte.—Fichelecamp,toutdesuite!—Mais…Claire…neput-ilquebalbutier,sonné.

—Toutdesuite!répéta-t-elled’untontranchantquin’entendaitpasêtrediscuté.Ilvenaitdefranchirleseuillorsqu’elleretirasonallianceetlalançadanssadirection.—Tiens,tupeuxlareprendre!glapit-elle.Jen’enaiplusbesoin.Elleclaquaviolemmentlaportederrièreluietlaverrouilla.Puisplusrien;justeunsilenceassourdissant.Ilrestalà,surleseuil,assomméparlaviolenceetlabrusqueriedelascènequ’ilvenaitdevivre.

C’étaituncauchemar.Ilallaitseréveiller.Ques’était-ilpassé?Iln’enavaitpaslamoindreidée.Aumomentoùils’éloignaitdelaporte,perdudanssespenséesmoroses,lescrisplaintifsdeleur

petiteBekkaluiparvinrent.—Noussommesdanslamêmegalère,toietmoi,machérie,murmura-t-il.Danslamêmegalère.

-1-

Unmoiss’étaitécoulédepuiscettenuitdésastreuseetLevinecomprenait toujourspascequi luiétaitarrivé.Cependant,iln’avaitqu’uneidéeentête,tenace:reconquérirsafemme.

ElleetBekkaluimanquaienttant!Sonstatutd’épouxluimanquaitaussi,au-delàmêmedecequ’ilauraitpuimaginer.D’unseulcoup,

saviebienordonnéeavaitbasculédansunesortedechaoscauchemardesque.Ilsesentaitperdu,privédetoussesrepères.

Touslesmatins,ilserendaitaumagasincommeunautomate,sansl’énergienil’enthousiasmequilecaractérisaient en temps ordinaire. Sans Claire, il était incapable d’avancer dans une vie qui luiparaissaitvidedesens.

Auvolantdesavoiture,cesoir-là,aprèsqueClaire l’avaitmisà laporte, il s’était sentienvahid’unecolèreégaleàlasienne.Pourquoiéprouvait-elleuntelressentimentàsonégard?Pourquoil’avoirchassédesavie,delaviedeleurfille,sousunprétexteaussifutile?

Ilnel’avaitpastrompée,toutdemême!Pourtant,Dieusaitqu’ilenconnaissaitdeshommesinfidèlesqui,sousprétextequelemariageles

étouffaitetqu’ilsavaientbesoind’allervoirailleurs,trompaientallégrementleurfemme.Iln’étaitpascommeeux.Pourlui,lesliensdumariageavaientunevraievaleur.Ilsétaientsacrés.Il se rappelaavecémotion lemomentoù ilavait rencontréClaire.A la secondeoù leurs regards

s’étaientcroisés,ilétaittombééperdumentamoureux.Illarevoyaitnettementdanssajolierobed’étéalorsqu’ellecontemplaitlavitrinedumagasin.Sous

le charme, il avait pris l’initiative d’aller la trouver pour lui annoncer que le service de table quisemblaitl’intéresserétaitenpromotion.

Ilavaitmenti,biensûr,justedanslebutdepouvoirentamerladiscussion.Ilavaitmêmeprévuderembourserladifférencesiellesedécidaitàenfairel’acquisition.Asesyeux,etsansmêmelaconnaître,ilavaitestiméqu’ellevalaitlargementlesacrifice.

Depuiscejour,ClaireStricklandavaitétélaseule,l’uniquefemmedanssavie.Il l’aimait tant qu’il avait patienté jusqu’à la fin des études universitaires de Claire pour la

demander en mariage. Mieux même, c’était lui qui avait insisté pour que les choses se fassent dansl’ordre.D’abord lesdiplômes,ensuite, lemariage.Parcequec’étaitmieuxpourelleetparcequ’ilnevoulaitpasqu’ellepuisseunjourluireprocherd’avoirlaissétombersesétudespourlui.

Aussi,enlaperdant,ilperdaitsaraisondevivreetsansvraimentcomprendrepourquoi.Sonvisagedévastédecolèrealorsqu’ellelepoussaitverslasortielehantaitjouretnuit.Ilneméritaitpasd’êtretraitéainsi.Quelauraitétésonsorts’ils’étaitvraimentmalcomporté?S’il

avaitcommisl’irréparable?

De nature optimiste, il s’était imaginé qu’une fois de retour chez eux Claire reviendrait à demeilleurssentiments.

Malheureusement,lorsqu’ilétaitarrivéseuldesoncôté—Claires’étaitfaitramenerparsagrand-mère,Bekkasouslebras—,ilavaittrouvéportecloseetsesvalisessurlepalier.

Lemessageétaitonnepeutplusclair:leurhistoireétaitterminée.Désespéré,pensantqu’elleavaitbesoind’unpeudetemps, ilavaitgardésesdistances.Ilpassait

sesjournéesaumagasinetsesnuitsdanslaréserveoùils’étaitménagéunespacepourdormir.Chaquejour,ilespéraitqueClaireallaitl’appelerpourluidemanderderentrer.Ornonseulement

ellene l’appelaitpas,maisenpluselle ignorait lesmessagesqu’il laissait inlassablementsursaboîtevocale.

Elleagissaitcommes’iln’existaitplus.Poussé par la souffrance et le manque qui le taraudait, il décida de se rendre chez eux et de

l’affronterunebonnefoispourtoutes.Lorsqu’ilarriva, ilvitque toutes les lumièresétaientéteintes. Il tournasaclédans laserrure,en

proieàunaffreuxpressentiment.Ilpénétradansl’entrée,lecœurbattant.—Claire?appela-t-il.Claire,c’estmoi.Lesilenceluirépondit.—Claire,oùes-tu?appela-t-ilencoresansgrandespoir.Denouveau,iln’eutpourtouteréponsequel’échodesaproprevoix.Il alla de pièce en pièce, à la recherche de sa femme et de son enfant. Il ne trouva personne.

L’appartementétaitdéserté.—Allons,Claire,murmura-t-ilpourserassurer.Montre-toi,cen’estpasdrôle.Enproieàunenervositécroissante,ilsortitsontéléphoneportabledelapochedesonjean,prêtà

appelerlesparentsdeClaire.Euxdevaientsavoiroùellesetrouvait.Il s’apprêtait à faire défiler la liste de ses correspondants lorsqu’il immobilisa sa main sur le

clavier.PeteretDonnaStricklandneleportaientpasvraimentdansleurcœur.Ilsn’avaientpasappréciéque

leurbenjamineaitchoisiunhommeplusâgéqu’elleetqui,desurcroît,n’avaitpasfaitd’études.Et si, au fil du temps, ils avaient fait contremauvaise fortune bon cœur, il était certain que les

problèmesconjugauxdeleurfillelesconforteraientdansleuridéepremière:Levin’étaitpasl’hommequ’ilfallaitàClaireetilneseraitjamaisassezbienpourelle.

Oùpouvait-ellebienêtre?Chez l’une de ses sœurs, Hadley ou Tessa, qui elles aussi vivaient à Bozeman ? Impossible. Il

régnaitentrelestrois jeunesfemmesuneespècederivalitéqui,siClaireallait lestrouver, laisseraitàpenserqu’elleavaitéchouédanssacourseaubonheur.

Pourtant, elle avait biendûaller trouver refugequelquepart.Ellenepouvait pas faire autrementavecBekka.

Laréponsejaillitsoudaincommeuneévidence.Elleavaitdûallerchercherlatendresseetleréconfortdontelleavaitbesoinauprèsdesesgrands-

parents,danslapensiondefamillequ’ilsdirigeaient.C’étaitlàqu’ilsavaientdécidédedormir,lafameusenuitoùleurmariageavaitvoléenéclats.Sa

grand-mère,Melba,étaitunefemmedynamiquequiavaitélevéquatreenfantstoutenmenantsesaffairesd’une main de maître. Claire lui vouait une admiration sans bornes, de même qu’à Gene qui étaittotalementgâteuxavecsonarrière-petite-fille.

Ilbalayalachambreduregard.

LeplacardoùClairerangeaitsesaffairesétaitvideetilnefaisaitaucundoutequeceluideBekkal’étaitaussi.

Certes,ilpourraitseréinstallerchezlui.Ceseraittoujoursplusconfortablequelecanapésurlequelilpassaitsesnuits.Cependant,restericinel’aideraitpasàreconquérirsafemme.

Comptetenudeladistancequ’ilauraitàeffectuertouslessoirs,ceseraitunsacrifice,maisilnevoyaitpasd’autremoyenquedeserapprocherd’elles’ilvoulaitarriveràlafairechangerd’avis.

Portéparcettebonnerésolution,ildécidad’allertrouverMelbaetGene,mêmesi,àl’instardesesbeaux-parents, ces derniers avaient désapprouvé leur union.A cette périodede l’année, il devait bienleurresterunechambrevacante.

Il s’attarda encore un peu, espérant de tout son cœur qu’il ne voyait pas cette maison pour ladernièrefois.

***

Comment,ensipeudetemps,était-ellepasséedustatutdeprincesseàceluideservante?Clairel’ignoraittoujours.Elles’étaitposélaquestiondesdizainesdefoisdepuisqu’elleétaitvenuedemanderl’hospitalitéà

sesgrands-parents.EllepouvaitsentirencoreleregarddésapprobateurqueMelbaavaitposésurellelorsqu’elleavait

débarqué sans crier gare. Sa grand-mère n’était pas à proprement parler une âme tendre mais ellepossédaitunsensdelafamillehorsducommunqui,pourl’heure,luisuffiraitlargement.

Contretouteattente,c’étaitsongrand-pèrequiavaitattaquélepremierenluidemandant:—Tun’espasbiendanstonappartement?Lasollicitudequiavaitpointédanssavoixavaiteuraisondesesfaux-semblants.—Jen’aiplusd’appartement,grand-père,avait-ellerépondu.J’aiquittéLevi.—TuasquittéLevi?répétaGeneenluiprenantdesbrasBekkaquihurlaitàpleinspoumons.Tu

veuxdirequevousvousêteschamaillés?Ellesecoualatête,incapabledeparler.Enguisederéponse,ellemontrasonannulairedépourvud’alliance.—Non,grand-père,finit-elleparlâcher.C’estplusgravequ’unesimpledisputed’amoureux.Levi

etmoisommesséparésetsurlepointdedivorcer.Alorsqu’ellelesprononçait,cesparolesluiavaientfaitl’effetd’uncoupdepoignardenpleincœur.—Allons,allons,machérie,ditGenepourlarassurer.Commetuyvas!Undivorce!Sais-tuun

peucequecelaimplique?—Evidemmentqu’ellesait,lerabrouaMelbaavantdeluidemander:Ques’est-ilpassé,mapetite

fille?LevisagedeMelbaserembrunitalorsqu’elleenvisageaitlepire.—Iln’apaslevélamainsurtoiaumoins?Parceque,sic’estlecas,tongrand-pèreetmoi,nous

nouschargeronsd’allerluiremettrelesidéesenplace.Tupeuxmecroire!Clairerefoulaseslarmesàgrand-peine.—Non,cen’estpasça.—C’estquoi,alors?Pourquoiveux-tudivorcer?Submergéedenouveauparuneémotionquil’empêchaitd’articulerlemoindremot,ellebalayala

questiond’unreversdelamain.—Peu importent les raisons, ajouta-t-elle lorsqu’elle fut enmesure de parler.Notremariage est

fini.Levietmoidivorçons.

L’espaced’unbref instant, elle craignit d’éclater en sanglotsmais, à songrand soulagement, elleparvintàreprendrelecontrôled’elle-même.

EllevitMelbalanceràsonmariunregardéloquentquisignifiaitclairement:«Jetel’avaisbiendit.»

—Je savais que tu étais trop jeunepour temarier, énonçaMelba sans triomphalisme.Après tesétudes,tuneconnaissaisencoreriendelavie.Tuauraisdût’amuserunpeu,voyageravantdet’installeretdefonderunfoyer.Tun’étaispasprête,conclut-elled’untonferme.

—Melba…,grondaGene.Comme toujours, sa grand-mère n’entendait pas se laisser impressionner. Poings sur les hanches,

ellesetournaverssonmari.—Iln’yapasdeMelbaquitienne,riposta-t-elle.Clairen’étaitpasprête,unpointc’esttout.Puis,regrettantletontranchantsurlequelelles’étaitexprimée,elleenlaçasapetite-fille,dansune

étreinteunpeumaladroitemaistendreetaffectueuse.—Machérie,dit-elled’untonradouci.Lemariagen’estpastoujoursuncontedefées.C’estmême

unebatailledetouslesjours.—Jedirais,intervintGeneavecunepointedemalice,quelescentpremièresannéessontlesplus

difficiles.Ensuite,c’estdugâteau.Alors,tuvois,tun’asplusqu’àprendretonmalenpatience.Clairereniflaunpeuetpritencoreunefoissurellepournepasfondreenlarmes.—C’esttroptard,annonça-t-elled’unevoixchevrotante.J’aimisLeviàlaporte.Melbahaussalessourcils,perplexe.—SituasmisLeviàlaporte,quefais-tuici,mapetitefille?—L’appartementestà lui.Etpuis, jenepeuxplusyrester.Oùque jepose lesyeux, jevoisson

visage.C’esttropdur.Genecherchaleregarddesafemme.Elleallaitprobablementvouloirsefairelavoixdelaraison,

commeàsonhabitudemais,malheureusement,cen’étaitpascedontClaireavaitbesoinàcetournantdesavie.

—Clairette,ditsongrand-père,reprenantlesurnomaffectueuxqu’illuiavaitdonnéàsanaissance,tupeuxrestericiautantdetempsquetuvoudras.Nousavonsencoredeuxchambreslibres,etpuiscelafaitbien longtempsque tagrand-mèreetmoin’avonspasentendu lacavalcadedepetitspiedscourantpartout.Celamettraunpeud’animationdanscettegrandemaison.

— Grand-père, répliqua-t-elle en souriant, Bekka n’a pas l’âge de marcher et encore moins decourir.

Enrevanche,ellesaithurler.Elleavaitpleinementconsciencedufaitqu’elle focalisaitparfoissursonmari lemécontentement

qu’elleéprouvaitfaceaucaractèredifficiledesafille.SiLeviavaitétéplusprésentdansl’éducationdeBekka,sansdouteneserait-ellepasaussiépuisée,physiquementetpsychologiquement.

—Celaviendraplusvitequenousnepensons,objectaGene.Etlorsqu’elleferasespremierspas,tagrand-mèreetmoiseronslàpourveilleràcequ’ellenechutepasmalencontreusement.N’est-cepas,Mel?

— Bien sûr, ironisa cette dernière. Et la pension tournera toute seule, ajouta-t-elle d’un tonsarcastique.

—Nefaispasattention,Clairette, reprit songrand-père.Tusaisbienqu’ellenevoitque lecôténégatifdeschoses.Contrairementàmoi,ajouta-t-ilenadressantunclind’œilcompliceàsapetite-fille.D’ailleurs,cesontcesdifférencesquifonttenirnotremariagedepuissilongtemps.

—Tongrand-pèreatoujoursfaitpreuved’unoptimismeàtouscrins,soulignaMelba.Pour le bien de tous,Gene ignora le commentaire de sa femme et reprit, comme s’il n’avait pas

entendu:

—Commejetel’aidit,tupeuxrestericiaussilongtempsquetuvoudras.Ilpivotaversl’escalier,aprèsavoirprisBekkadanssesbras.—Allez,viens.Jevaisvousinstaller,tapetiteprincesseettoi.EllesetournaalorsversMelba.—Jepaieraipourlachambre,grand-mère,affirma-t-elle.—Certainementpas,décrétaGene.Iln’estpasquestionqu’unmembredelafamille,quelqu’ilsoit,

nouspaieunloyer.—Enrevanche, ilspeuventdonneruncoupdemain,rétorquafermementMelba.Noustrouverons

bienquelquechoseàtefairefaire.—Toutcequetuvoudras,grand-mère.—J’auraisbesoindetoiencuisinepourdonneruncoupdemainàGina.Moi-même,jesuissouvent

débordéeetjenesuispastoujoursdisponible.—Tunepréféreraispasquejefasseleschambres,plutôt?avança-t-elle,piteuse.J’aibienpeurque

mescapacitésculinairessoientextrêmementlimitées.— Je te rappelle que nous dirigeons une pension de famille, ma petite fille. Pas des chambres

d’hôtes.Ici,lespensionnairesfontleurliteux-mêmes.—Ne t’inquiète pas, intervint son grand-père en lui entourant l’épaule de son bras libre. Nous

verronscelaplustard.Elleposalatêtecontresapoitrine,commeellelefaisaitdepuistoujourslorsqu’elleétaitenquête

deréconfort.—Merci,grand-père,murmura-t-elled’unevoixfaussementenjouée.Mercibeaucoup.

-2-

Geneavaitbeaufeindred’ignorercequi ledérangeait,après toutescesannéesdemariage, iln’yparvenait toujourspas.Aussin’essaya-t-ilpasdefairefiduvisageferméetdessourcilsfroncésdesafemme.

Illevalatêteducahierdecomptabilitéqu’ilétaitentraindemettreàjouretfixaMelquisetrouvaitàl’autreboutdubureauenchênequ’ilssepartageaient.

—Vas-y,Mel,attaqua-t-ilsanspréambule.Videtonsacunebonnefois,veux-tu?Elledardasurluiunregardnoirquiendisaitlongsursacontrariété.—Commesitunelesavaispas,marmonna-t-elle.—Non,jenesaispas.Sinon,jepenseavoirassezdebonsenspournepasteposerlaquestion.Ellesemorditleslèvrestoutensoutenantsanscillerleregardaccusateurdesonmari.—Tulacouvestrop,lança-t-elle.—Quiça?demanda-t-ild’untonfaussementinnocent.—N’essaiepasdejouerauplusmalinavecmoi,GeneStrickland!Tusaistrèsbiendequijeparle.Il reposa le styloqu’ilavaità lamainet secoua la tête. Il soupçonnaitMelbades’envouloirde

n’avoirpasréussiàdissuaderClairedesemarier.Oudumoins,àlafairepatienteruneannéeoudeuxdeplus.

Maisn’étaient-ilspasbienplacés,ceuxde l’anciennegénération,poursavoirque les jeunesn’enfaisaientqu’àleurtêteetnesuivaientquerarement,voirejamais,lesconseilsdeleursaînés?

Ildevaitfaireacceptercemariageàsafemme.Encommençantparavoiravecelleunediscussiondontilauraitbienaimésepasser.

Maisiln’avaitpaslechoix.SiMelbaapprenaitparelle-mêmecequ’ils’apprêtaitàluirévéler,iln’yauraitpasquelecoupledeClaireàseretrouverendanger!

—Clairetraverseunepériodedifficile,commença-t-il.—Tucroisquejenelesaispas?lerabrouaMelba.Elleabesoindes’endurcirunpeuetcen’est

pasenlatraitantcommeunepetitechosefragilequenousparviendronsàl’aider.Sicelan’avaittenuqu’àmoi,jenel’auraisjamaislaisséesemariersijeune!

— Je te rappelle qu’elle était majeure, souligna-t-il. Elle n’avait besoin de la permission depersonnepouragircommeellel’entendait.

—Ehbien,regardeunpeuoùcelal’amenée!Faceàl’attitudedesafemme,ilrepensaaupensionnairequ’ilavaitacceptéàsoninsu.Leschosesn’allaientpasêtrefacilesmaisilétaittempsqu’ilprépareleterrain.—Jesuiscertainqueleurhistoiren’estpasterminée.Jenesaispaspourquoimaisjelesens.Et

puis,tusais,toutlemonden’apastavisioncarréedeschoses,conclut-ilenadressantunsourireattendri

àlafemmequipartageaitsaviedepuiscinquanteans.—N’essaiepasdem’embobiner,Gene,marmonna-t-ellepourlaforme.—Loindemoiuneidéepareille!ironisa-t-ilgentiment.Tusaisquetoncaractèrebientrempén’est

pas pourme déplaire ; tout comme ton sens des affaires d’ailleurs, ajouta-t-il pour lamener là où ilvoulait.

Commeprévu,Melbamorditàl’hameçon.—Qu’essaies-tudemedire?demanda-t-elled’unairsoupçonneux.—Quetuesunefemmed’affairesavisée.Jemetrompe?—J’aimeàlecroire,entoutcas,répondit-elle,toujourssursesgardes.Maisvas-y,Gene,dis-moi

oùtuveuxenveniraujuste.Impossibledefairemachinearrière.—Etreunebonnefemmed’affairessignifiequetuaimesfairerentrerdel’argentdanslescaisses,

n’est-cepas?selança-t-ilavecprudence.—Celameparaîtévident,approuva-t-elled’untonimpatient.Ellen’aimaiteneffetrientantquedeselancerdesdéfisqu’elleavaitàcœurderelever.Notamment

celuiquiconsistaitàgérerenmêmetempsunedouzainedevisiteurs!—Vadroitaubut,Gene.Ilneselaissapasimpressionner.Ilfallaitapprocherlecœurdeladiscussionavecprécautionsous

peinedeseretrouverfaceàunefindenon-recevoir.—Unbonchefd’entreprisenelaisseraitpasdesimplespréjugésprendrelepassurl’opportunitéde

faireunebonneaffaire,n’est-cepas?Geneavaiteubeauinsister,Levin’avaitrienvoulusavoir.Nonseulementilavaittenuàpayerses

nuitéescommen’importequelclientmais,enplus,ilavaitinsistépourpayeruntarifsupérieuràceluiquiétaithabituellementappliqué.

Finalement,Gene avait vu là l’argument imparablequinemanquerait pasd’atténuer la colèredeMelbalorsqu’elleapprendraitlaprésencedeLevisoussontoit.

—Unebonneaffaire,répéta-t-elle,méfiante.Queveux-tudire?—Louerladernièrechambrevacanteàunprixsupérieuràceluiquenouspratiquonsd’ordinaire,

annonça-t-ild’unevoixfaussementtriomphaliste.—Pourrais-tudévelopper,jeteprie?Jenecomprendspas.Etdis-moiunpeuàquituaslouécette

chambre?Maiselleneluilaissapasletempsderépondre.Laréponseluivint,évidente.Ellefixasurluiunregardindigné.—Nemedispasque…—Si,répondit-il,biendécidéànepluslouvoyer.C’estLevi.C’estàluiquej’ailouélachambre.—Maisenfin,Gene!Tuasperdulatête?—Pasquejesache,répondit-il.—Danscecas,peux-tumedirepourquoitunet’enserspas?—Parcequej’aipréféréécoutermoncœur,répondit-il.—JeterappellequesiClaireestvenueici,c’estparcequ’ellevoulaitlefuir,justement!objecta

Melba.Aurais-tuoubliécepetitdétail?—Non,jen’aipasoublié,rétorqua-t-ilcalmement.Maisdis-moi,Mel,depuisquandcautionnes-tu

lalâcheté?Illavitseraidiraussitôtsousl’accusation.—Jenevoispasdequoituparles.— Du fait que tu laisses ta petite-fille fuir le premier obstacle venu au lieu de l’inciter à le

surmonter.

Unerideprofondeluicreusalefront,signequ’elleallaitpasseràl’offensive.—Toietmoisavonsqu’elles’estmariéetropjeune,déclara-t-ellefermement.—Sij’aibonnemémoire,elleavaitlemêmeâgequetoilorsquetum’asépousé,rétorqua-t-ildutac

autac.Maiscelaal’airdet’échapper.—Cen’estpascomparable.J’étaisbeaucoupplusmûrequeClaire.C’était indéniable même si, parfois, à de rares occasions, Melba laissait s’exprimer son âme

d’enfant.—Leviestunchictype,Melba,etiladoresafemme,plaida-t-il.Pourlui,ilnefaisaitaucundouteque,lacriseunefoispassée,lecouplerepartiraitsurdesbases

plussolidesetrenoueraitaveclamagiedel’amourquetousdeuxseportaient.—L’amourensoin’ajamaisrienrésolu,rétorqua-t-elle,implacable.Geneluicoulaunregarddebiaisavantdelancer:—Peut-êtrepas.Maisilfautadmettrequ’ilnoustientchaudaucoursdeslongsmoisd’hiver,non?Illavitsemordrelalèvreetrougirlégèrementàcetteévocationintime.— Gene Strickland, veux-tu bien ne pas raconter de sornettes ! le rabroua-t-elle, faussement

indignée.Ilhaussalesépaules,amusé.—Tusaisbienquej’airaison.Il accompagna ses paroles d’un regard complice qui gomma les années et les transporta en ces

temps bénis où ils bravaient l’interdiction de leurs parents respectifs pour se retrouver à la moindreoccasion.

Ilrepoussasachaiseetselevapourprendresafemmedanssesbrasrassurants.Depuislejourdeleurrencontre,elleétaittoutesavieetilentendaitbienfaireensortequeperdure

lamagie.—Donne-luiunechance,Mel,murmura-t-ilàsonoreille.Donne-leurunechance.—Etsicen’estpascequesouhaiteClaire?objecta-t-elle.—Jesuisprêtàparierquesi.Ilsontuneadorablepetitefilleetdéjàquatreannéesdeviecommune

derrièreeux.Jepensequ’ilstraversentunezonedeturbulencescommeenconnaissenttouslescouples.Abandonnerlenavireneseraitpaslasolution.Ilsrisqueraientmêmedenepasselepardonner.

Melbasetournaverssonmarietleconsidéracommesiellelevoyaitpourlapremièrefois.—Depuisquandas-tuuneâmeaussiromantique?s’enquit-elle.—Depuisquej’aiépousélaplusbellefemmeaumonde.Ellegloussabêtement,àlafoissurpriseetcharméeparunetelledéclarationd’amour.—Trèsbien,tuasgagné,capitula-t-elled’untonfaussementdétaché.Levipeutrester.Maisiln’est

pasquestionqu’ilpaieplusquelesautres.—Impossible,rétorqua-t-il.Leviabieninsistélà-dessus.Contretouteattente,aulieudel’amadouer,cettedécisionparutlacontrarierauplushautpoint.—Aumoindrefauxpas,ilfaitsesvalises,menaça-t-elled’untoncatégorique.— Compris, approuva-t-il, marquant une brève pause avant de demander d’un ton malicieux :

Pourrais-tumedéfinircequipourtoireprésenteraitunfauxpas?—Tut’enrendrascomptepartoi-même,éluda-t-elle.Là-dessus,jetelaisse.Ilfautquej’aillevoir

siGinaabienlancéledîner.D’ungesteabrupt,ellesedégageadesonétreinteetsedirigeaverslaporte.—Aumoindrefauxpas,répéta-t-ellepar-dessussonépaule.Ilattenditd’entendresonpasdécroîtredanslecouloirpourdire,àl’intentiondeLevi,tapiàl’autre

boutdelapièce:—Difficiledecroirequ’ilyauncœurquibatsousdesdehorsaussibourrus.Etpourtant…

Levis’avança,leregardfixésurleseuilquevenaitdefranchirMelba.—Ellenem’aimepasbeaucoup,n’est-cepas?s’enquit-il.—Cen’estpastoiqu’ellen’aimepas,corrigea-t-il.C’est lasituation.Entoutcas,maintenant, te

voilàprévenu.Leviopina,unsourireamuséauxlèvres.—Eneffet.Sachezque j’appréciebeaucoupquevousayezprismonparti, ajouta-t-ild’unevoix

pleinedereconnaissance.— Je ne prends pas ton parti, Levi. Je souhaite juste te faciliter les choses. Je sais que Claire

t’aime.Leproblème,c’estqu’elleestdépasséepardesévénementsqu’ellenesaitpasgérer.Lesgenss’imaginentquesemarier,fonderunefamilleestàlaportéeden’importequi,reprit-ilaprèsunebrèvepause.C’estfaux.C’estmêmetoutlecontraire.Etreheureuxencoupledemandepasmald’ajustements,de part et d’autre. Ce sont des sacrifices à consentir et un travail à fournir tous les jours. Lorsqu’ons’aime,onpasse forcémentparcesphasesdedouteetdedécouragementetc’estdanscesmoments-làqu’ilfautsebattre.Cesontd’ailleurscesdifficultésquirendentlemariageaussiprécieux.

—Jesuisprêtàmebattrejusqu’àmonderniersoufflepourgarderlafemmequej’aime,assuraLeviavecflamme.

—Nousn’ensommespasencorelà,jeunehomme,rétorquaGeneensouriant.Etmaintenant,viensavecmoi.J’aibesoinquetumedonnesuncoupdemainpourremonterdelacaveunmeublequejeveuxplacerdanslacuisine.

—Avec plaisir, réponditLevi, trop heureux de pouvoir être utile à l’hommequi lui donnait unechancedereconquérirlafemmequ’ilaimaitéperdument.

***

IlnesepassaitpasunjoursansqueClaireneregrettelesmotsdursqu’elleavaitjetésàlafacedeLevi,cettenuit-là.Plusquetout,elleregrettaitdel’avoirmisàlaportesanssommation.

Laseuleexcusequ’elles’étaittrouvée,c’étaitcettepartiedepokerquis’étaitéternisée.Lefaitqu’iln’aitpasdonnélaprioritéàunmomentqu’ilsauraientpupasserensemblel’avaitaveugléed’unecolèrequ’ellenes’expliquaittoujourspas.Etcommesicelanesuffisaitpas,elles’étaitensuitemuréedansunsilenceobstiné,refusantderépondreàsesnombreuxappels.

Aprèsquoi,ils’étaitlassé.Iln’avaitplusappelé,cequiluidonnaitàpenserqu’ilavaitbaissélesbras.Commentdevait-elleprendrecerenoncement?Celasignifiait-ilqu’ilavaitdéjàtournélapageetne

sesouciaitplusd’ellenide leur fille ?S’il l’aimait encore, s’il l’aimaitvraiment, il seraitparti à sarecherchepourlesretrouver.Ilauraitremuécieletterreafindelaconvaincrederentrerchezeux.

Mais il n’avait rien faitde tout cela et forceétaitde constaterqu’il se fichaitde l’avoirperdue.Cette pensée lui brisait le cœur enmême temps qu’elle la confortait dans l’idée qu’il neméritait pasqu’elleselaisseallerdelasorte.

Toutcequi lui restaità faire,c’était tenterde l’oublierpourallerde l’avant, seuleavecsa fille.Maiscommentl’oublierquand,àchaqueseconde,sespenséesdérivaientverslui?Chaquefoisqu’elleregardaitsafille,ellevoyaitenfiligranelevisagedeLevi.

Aujourd’huiestlepremierjourdurestedetavieettuvascesserdepenseràlui,s’ordonna-t-ellefermement.Tuvasprendretonadorablepetitefille,sortirdecettechambreettuvastejeterdanslavie.UneviedésormaissansLevi.

Eneffet,ellen’allaitpaspassersesjournéesenferméedanscettepièce,àcontemplersonrefletdanslemiroir,parcequ’elleavaittroppeurd’affronterlemondeextérieursanssonmari.

—Tuesparfaitementcapabledetedébrouillerseule,affirma-t-elleàsonimage.

Fortedecettebonnerésolution,ellepritsonbébédanssesbras,lecalacontresahancheetfranchitleseuild’unpasdécidé.

Malheureusement,sitôtdanslecouloir,elleseheurtaàlaseulepersonnequ’ellesouhaitaitéviter:Levi.

-3-

Sousl’effetdelasurprise,Clairelaissaéchapperuncristrident.Ellesentitlesangpulseràsestempestandisquesoncœurs’affolaitcommeunoiseauencage.Elle

clignadesyeuxplusieursfois,s’attendantàvoir lasilhouettedeLevisedissiperaussivitequ’elle luiétaitapparue.

Maisnon.Ellenerêvaitpas.Levi se tenait bien devant elle, ses grandes mains sur ses épaules pour l’empêcher de perdre

l’équilibre.Cecontact,sommetouteassezanodin,semblaélectriserLevi.Desoncôté,ellefaisaitsonpossiblepourréprimerletremblementquis’étaitemparédesoncorps.

Elleavaitbeauavoirjetésonmaridehors,ellevibraitencorepourluidetoutesonâme.SesnuitsetsesjoursétaientpeuplésdusouvenirdeLevi,desonsourire,desagentillesse,del’amourqu’illuiportait.

Depuisqu’elles’étaitinstalléeàStricklandHouseellemettaitunpointd’honneuràcachersapeineetsasouffrancederrièreunmasqued’impassibilité,nes’autorisantàdonnerlibrecoursàsesémotionsqu’unefoisseuledanssachambre.

Aussi,seheurterainsiinopinémentàLevi,làoùellen’auraitjamaispensétombersurlui,suscitaenelle unebouffée de bonheur qui l’aurait jetée à son cou si elle n’avait pas été aussi embarrassée parBekkaqu’elleavaittoujoursdanslesbras.

Malgré le flot d’émotions contradictoires qui l’agitaient, elle préféra donc offrir à son mari unvisage impassible.Pourquelqu’unqui sedisait follementéprisd’elle, ilne s’étaitpasbeaucoupbattupourlareteniraprèstout.

Pourtant, elle n’avait pas ménagé sa peine pour apparaître toujours soignée et désirable dès lematin.Elle se levait toujours la première, de façon à être parfaite quand il poserait les yeux sur elle.Cette résolution, elle l’avait prise bien avant de prononcer ses vœux et, depuis, elle n’avait jamaisdérogéàcetterègle.

Cettevolontédetoujoursvouloirresterlaplusbelleetlaplusdésirablepoursonmaris’étaitmêmerenforcéedepuisqu’elleétaitmère.Ilétaithorsdequestionqu’àl’instardenombreusesfemmesmariéeselleselaissealleraussitôtpasséelabagueaudoigt.

Tousceseffortspourquoi?sedemanda-t-elle,submergéederancune.Pourêtreabandonnéeà lapremièreoccasionoùilsauraientpupasserenfinunesoiréetranquilleensemble,cequineleurétaitpasarrivédepuislanaissancedeBekka.

Non, décidément, la lune de miel était bien terminée. De même que leur mariage, décida-t-ellefermement.

Maiscetteperspectiveluiétaitsidouloureusequ’ellesemorditleslèvrespournepaspleurer.Siaumoinsellen’aimaitpasautantLevi!

—Quefais-tuici?finit-elleparluidemanderd’unevoixqu’ellevoulaitneutre.Levineparutpasdéstabiliséparsonmanquedechaleur.Illaissasesbrasretomberlelongdeson

corpsetadressaàsafilleunclind’œilpleindetendresse.Dansungestepuéril,ellecalaBekkacontresonépaule,defaçonàcequ’elletourneledosàson

père.Levi sembla sur le point de protester, mais renonça visiblement à déclencher les hostilités. Au

comportementbelliqueuxdesafemme,ilpréféraitdetouteévidenceopposeruneattitudedétachée.—Jemesuisinstalléicipourquelquetemps,répondit-ilévasivement.Elleécarquilla lesyeux,doutantdecequ’ellevenaitd’entendre.Fallait-ilqu’ilviennela torturer

jusquedanscettemaisonoùelleétaitvenuecherchersinonl’oubli,dumoinsunsemblantdepaix?—Jenetecroispas.—C’estpourtantvrai.J’airéussiàconvaincretongrand-pèredemelouerunechambre.Elleeutl’impressionquesesjambessedérobaientsouselle.Songrand-pèrenepouvaitpasl’avoir

trahieainsi!C’étaitimpossible!Pourtant,ellevitàl’airconfiantqu’affichaitLeviqu’ilneluimentaitpas.—Pourquoimongrand-pèreaurait-ilfaitunechosepareille?s’enquit-elle,méfiante.Ilparutsurlepointdelaprendredanssesbrasrassurantsetdeluimurmureràl’oreilledesmots

destinésàlaradoucir.Maisilseravisa.—Peut-êtreparcequ’ilacomprisàquelpointtoietBekkavouscomptezpourmoi.Mensonges,serépéta-t-elle.Cenesontquedesmensonges.—Etc’estsansdouteparcequenouscomptonspourtoiquetun’esjamaisàlamaison!lâcha-t-elle

d’un tonsarcastique.Etc’estaussipourcelaque tupréfèresaller joueraupokerplutôtquedepasseravecmoinotrepremièresoiréelibredepuisdesmois.JeterappellequejesuisrestéeseuleavecBekkapendantquetujouaisauxcartesjusqu’àl’aube.

—Tuesinjuste,Claire.J’étaisavecvousjusqu’àcequejeparte,endébutdesoirée.Enproieàunenervositécroissante,ellesemitàtapotermachinalementledosdeBekkaqui,sentant

croîtrelatension,commençaàs’agiter.— Pour une fois que nous étions libres et quemes grands-parents étaient d’accord pour garder

Bekka!fulmina-t-elle.Nousaurionspupasserunesoiréeromantiquetouslesdeux.—Commentaurais-jepulesavoir?demanda-t-il.Tunem’avaisriendit.Ellelefixa,sidéréepartantdedésinvolture.—Jen’avaispasàteledire,ilmesemble.Tuauraispudésirerlamêmechosequemoisansqueje

teledemande.

***

Levieutsoudain l’impressiond’êtreprisdansune toiled’araignéedont ilnepourrait s’échapperqu’enprésentantdesexcusesàClaire.

—Ecoute,sij’aitoutgâché…—«Si»?lecoupa-t-ellebrutalement.Maistuastoutgâché,Levi!Il compta mentalement jusqu’à dix, cherchant dans ce bref moment de répit le moyen de rester

calme.—Claire, finit-ilpar lâcher lorsqu’il se sentit capabledeparlerposément. Je suisen trainde te

présenterdesexcuses.Enguisederéponse,elledardasurluiunregardlourddereproches.

—Tufaisbiendelepréciserparcequejen’avaisrienremarqué,figure-toi,lança-t-elleavecunemauvaisefoiévidente.

—Ilfautdirequetunefaispasbeaucoupd’efforts,luiretourna-t-il,contenantsacolère.—N’essaiepasd’inverserlesrôles,répliqua-t-elleenhaussantleton.Parcequetoutcecinenous

mèneranullepart.Desexcusessedoiventd’êtresincères,maischaqueparolequisortdetabouchen’estquemensonge.

—Dequoiparles-tu?rétorqua-t-il,enpleineconfusion.Quandt’ai-jementi?Ellesecoualatête,visiblementperplexe.—Quandtum’asditquetum’aimais,lança-t-elled’untonmauvais.—Enquoiest-ceunmensonge,Claire?Biensûrquejet’aime.—C’est faux ! cria-t-elle. Si tum’aimais vraiment, tu rentrerais plus tôt à lamaison et surtout,

surtout,tun’auraispasfaitpassercettefichuepartiedepokeravantmoi!Ilfermalesyeuxetlaissapasserquelquessecondesavantderépliquer.—Jen’aipasfaitpasserquoiquecesoitavanttoi,Claire.Tudramatises.—Biensûr!railla-t-elle.Tuesalléjoueraupokersouslamenaced’unearme,peut-être?—Jen’aipaschoisientrelepokerettoi,voyons,tenta-t-ildelaraisonner.Elle le transperça d’un regard glacial, refoulant visiblement avec peine les propos amers qui lui

venaientàlabouche.—Avectoi,jen’auraijamaislederniermot,n’est-cepas?constata-t-ilendésespoirdecause.—Eneffet.Etsais-tupourquoi?Parcequejevoisclairdanstonjeu.SubissantlestressdeClaire,Bekkacommençaàpleurer,l’empêchantdedévelopper.—Voilà!râla-t-elle,excédée.Tuescontentdetoi?—Jen’airienfait,protesta-t-il.C’esttoiquicriesdepuistoutàl’heure,pasmoi.—Sijecrie,c’estparcequetum’yobliges.C’estpouressayerdemefaireentendre.Ilécartalesmainsensigned’impuissanceetsecoualatête,dépité.—Tuesimpossible.—Jeteretournelecompliment,s’entêta-t-elle.Illuitournaledos,préférantneriendirequ’ilrisqueraitderegretterparlasuite.—C’estça!Va-t’en!hurla-t-elle.Detoutefaçon,c’esttoutcequetusaisfaire,fuir.C’esttellement

plussimplequed’affronterlaréalité!Neluirépondspas,s’ordonna-t-ilavecforce.Surtout,neluirépondspas.Unechoseétaitcertaine,Claireavaitledondelepousseràbout.Aussimieuxvalait-ilrestersourd

àsesprovocationsetfeindrel’indifférencemêmes’iln’étaitpasquestiondecapituler.Oui,ildevaitsebattre.Nonseulementpoursoncouple,maiségalementpourBekkaquiavaitbesoin

degrandirdansuneambiancefaited’amouretdedouceur.Certes,Claireetluisetrouvaientdansuneimpasse,maisl’unoul’autrelâcheraitdulestetleurvie

reprendrait son cours paisible. Visiblement, c’était à lui qu’allait incomber cette lourde tâche. Maiscomments’yprendrealorsquesafiertéétaitenjeu?

Toutàsespensées,iljetauncoupd’œilpar-dessussonépaule,endirectiondesafemmeetdesafille.Illesaimaittanttouteslesdeux!Commesavieétaitvidesanselles!

Latentationderetournerversellesétaitforte,maisleregardemplidereprocheetd’amertumequeClairedardaittoujourssurluil’endissuada.Commentpouvait-elleluienvouloirautantpourunechoseaussiinsignifiante?

Sacolèredevaittrouversonorigineailleurs,cen’étaitpaspossibleautrement.Carsesaccusationsne tenaientpas la route.Neserait-cepasplutôtunemanièredétournéede lui fairecomprendrequ’elleprenait sesdistancesparcequ’elleétaitdéçue?Cherchait-elleà lui signifierqu’elle regrettaitd’avoirépousél’hommequ’ilétaitdevenu?

Unhommequineluioffraitpaslaviedontelleavaitrêvé?Ilavaitdûfaillirquelquepart,cequiavaitconfortéClairedansl’idéequ’iln’étaitpasassezbien

pourelleetneluiassureraitpasleconfortauquelsesparentsl’avaienthabituée.Pourtantilfaisaittoutson possible pour gravir les échelons et gagner plus d’argent !Or voilà qu’il se voyait reprocher deconsacrertropdetempsàsontravail.

Impossibledes’yretrouver!Cemomentd’abattementneduraquel’espacedequelquessecondes.Iln’allaitpasperdredevue

sespriorités.Sinon,ilrisquaitdeperdreClaire,etcettefois,pourdebon.Ildevaitbienexisterunmoyenderésoudreleurproblème.Etcemoyen,ilsefaisaitfortdeletrouver.

***

—Grand-père,demandaClairedepuisleseuildubureauoùsetrouvaitGene,puis-jeteparleruninstant?

Geneselevaaussitôtpourl’accueillir,ungrandsourireauxlèvres.—Commentvontmesprincesses,cematin?—Celapourraitallermieux,attaqua-t-elled’emblée.Enfait,jemesenscomplètementperdue.Lessourcilsdesongrand-pèresejoignirentenuneépaisselignebroussailleuse,signechezluid’un

mélanged’inquiétudeetd’incompréhension.—Toiaussi,tutesensperdue?demanda-t-ilàl’intentiondeBekka.Enguisederéponse,lapetiteémitungloussementaiguquilefitrire.—Grand-père,jeterappellequ’elleneparlepas,crutbondepréciserClaire.— Ce n’est pas parce que tu ne la comprends pas qu’elle ne parle pas, rectifia-t-il gaiement.

Regarde-la,tuvoisbienqu’elleessaiedecommuniquer.—Moiaussi,grand-père,rétorqua-t-elle,unbrinexaspérée.—Vas-y,Clairette,jet’écoute.—IlparaîtqueLevivaséjournerici.—C’estexact.Elleleconsidéraensilence,stupéfaite,incapabledecroireàunetrahisonpareille.—Ilprétendquetuluiaslouéunechambre,ajouta-t-elleenl’épinglantd’unregardsévère.—Eneffet,acquiesçasongrand-pèreensoutenantsonregardsansciller.—Pourquoi?s’enquit-elle.—Parcequejenepouvaispasfaireautrement,répliqua-t-il.Celaauraitpunousêtrepréjudiciable.Elleécarquillalesyeux,sidéréeparcequ’ellevenaitd’entendre.—NemedispasquetucraignaisqueLeviailleporterplainte?LesgrandesépaulesdeGenesesoulevèrentenungestedésinvolte.—Sait-onjamais?répliqua-t-ilcommepourlui-même.—Grand-père,c’estdeLevidontnousparlons.Ilt’aimetroppourtefaireunechosepareille.—Toiaussi,ilt’aime.Enormément.Ettoutcequ’ilveut,c’estunechancedeteleprouver.—Tuprendssonparti,maintenant!s’écria-t-elle,effarée.—Commejel’aiditàtagrand-mère,jeneprendslepartidepersonne.Jeveillesimplementàce

quechacunedespersonnesconcernéespuissesefaireentendre.—Jen’aipasbesoind’entendrecequeLeviaàdire.D’ailleurs,n’est-cepastoiquim’asenseigné

quelesactesvalaientmieuxquelesparoles?—C’estexact.Maisjeprofesseaussiquetoutlemondemériteunesecondechance.—EncequiconcerneLevi,jeluiaidéjàdonnéunesecondechance.S’iln’apassulasaisir,tant

pispourlui.

—Mapetitefille,jetetrouvebiensévèreaveccepauvreLevi.Maisdis-moiunpeu:luiarrive-t-ildetelaisserfréquemmentseuleàlamaisonpourpassersesnuitsàjoueraupoker?lança-t-ild’untoninnocent.

—Non,admit-elleàcontrecœur.—Danscecas,dequoiparlons-nous?Elleauraitvouluévoquerlesséminaires,lesréunionsincessantesquileretenaienttardaubureau,

les soirs où il rentrait tellement épuisé qu’il s’endormait sur le canapé avant même qu’elle ait faitréchauffersonrepas.

Mais iln’étaitpasquestionqu’elleentredanscegenredepolémiqueavecsongrand-pèrequandellepressentaitqu’ilnemanqueraitpasdeluifairelamorale.

—Jen’aipasenvied’avoircettediscussionavectoi,conclut-elled’untoncassant.Sansunmotdeplus,Bekkadanslesbras,ellelui tournaledosetquittaprécipitammentleslieux

pourallerretrouversagrand-mère.Elleaumoinssauraitlacomprendre.Entoutcasl’espérait-elle.

-4-

Bekkagigotantdanssesbras,Clairepartitàlarecherchedesagrand-mère.Entrelatrahisondesongrand-pèreetlescrisdesafille,ellesesentaitlesnerfsàfleurdepeau.

—Jet’enprie,Bekka,soissage,supplia-t-elle.Enréponse,lafillesemitàpleurerdeplusbelle.Lorsqu’ellelatrouvaenfin,Melbaétaitdanslacuisine,occupéeàdonnersesdirectivesàGina,la

cuisinière.Aussitôtqu’ellel’aperçut,sagrand-mères’interrompitpourallerlarejoindre.—C’estvrai?s’enquitClairesanspréambule.—Quoi donc ? demandaMelba par-dessus ses lunettes. Bonjour,ma princesse, ajouta-t-elle en

adressantàBekkaunsouriretoutattendri.—Jeviensd’apprendrequegrand-pèreavaitlouéladernièrechambrevacanteàLevi.—C’estexact,réponditMelbasansmêmechercheràéluder.Etant venue chercher un peu de compassion auprès de sa grand-mère, Claire resta sans voix en

apprenantquecettedernièreétaitaucourantdel’installationdeLevidansleslieuxetqu’ellen’avaitpasdaignél’eninformer.

—Tusavais?s’indigna-t-elle lorsqu’elle futenmesuredeparlerdenouveau.Tusavaiset tunem’asriendit?

Ellenecherchapasàcacherlablessureprofondequecequ’elleconsidéraitcommeunenouvelletrahisonluiinfligeait.

Cen’étaitpastant l’ambivalencedesessentimentsàl’égarddesonmariqui ladérangeaitquelefaitque sesdeuxgrands-parents, censéspourtant l’appuyer et laprotéger, se soientdonné lemotpourmanigancerdanssondos.

Levil’avaitblesséeetellen’avaitpasl’intentiondelelaisserminimisersapeine.Pasplusqu’ellene le laisserait s’imaginerqu’il lui suffisait de réapparaître et de luiprésenterdeplates excusespourqu’elleluipardonne.

La vérité, c’était qu’elle ne savait plus où elle en était et qu’elle se sentait en proie à un flotincessantd’émotionscontradictoires.

Comment ses grands-parents, à qui elle avait avoué avoir quitté Levi parce qu’il la négligeait,avaient-ilspusedésolidariserainsid’elle?

Ils auraient dû, au contraire, se montrer solidaires. Quant à l’avoir autorisé à séjourner sous lemêmetoitqu’elle,c’étaittoutsimplementincroyable!

Maisoùavaient-ilsdonclatête?—Jen’ysuispourrien,répliquacalmementMelba.Tongrand-pèreapriscettedécisionsansme

consulteraupréalable.

L’occasionétaittropbelleetClaires’ensaisit.—Danscecas,tupeuxtoujourst’yopposer,suggéra-t-elle.SavoirLevisouslemêmetoitqu’ellel’empêcheraitdeprendreladistancenécessairepouressayer

d’yvoirplusclair.Sanscompterque seheurter sansarrêt à luinepourraitque la confronter audésirintensequ’ilsuscitaittoujoursenelle.

Ilétaiturgentqu’ilparte,sansquoi,elleseraitbiencapabledesetrahirelle-même.—Tupourraisluidirequ’iln’estpaslebienvenuici,insista-t-elle.Melbaluiadressaunregardréprobateur.—Tusaisbienquec’estimpossible,Claire.D’autantqu’ilapayédeuxmoisd’avance.—Ehbien,rendez-luisonargentetdemandez-luidepartir,s’entêta-t-elle.Melbalascrutapensivement.—Tongrand-pèreajugéquetonmariméritaitunesecondechance,finit-elleparlâcher.Etcomme

ilfaitsouventpreuvedebonsens,ilsepourraitbienqu’ilaitraison.—Monex-mari,tuveuxdire,lacorrigea-t-elle,exaspérée.Ainsi,toutlemondeseliguaitcontreelle?—As-tudivorcé,mapetitefille?Flairantlepiège,Clairesentitlerougeluimonterauxjoues.—Non,mais…Sans dire unmot,Melba lui pritBekka des bras et lui caressa le dos tout en luimurmurant des

parolesapaisantes.Commeparmagie,safillesecalma.—Danscecas,reprit-elle,suivantsalogiqueimplacable,tuestoujoursmariée.EtLevidemeure

tonmari.Acourtd’arguments,Clairepoussaunprofondsoupir.—Situveux,concéda-t-elleàcontrecœur.Melbalaregardad’unairpensif.Sagrand-mèredevaitlatrouverbiendifférentedesesdeuxsœurs,

etbeaucoupplusdifficileàcernerquesesaînées.—Dequoias-tupeur,Claire?demandasoudainMelba.—Dequoij’aipeur?répéta-t-elle,surladéfensive.Maisderien!Melbaavaitpourtantvujuste.NonseulementClaireredoutaitquelquechosemais,defaçonplusou

moinsconfuse,ellesavaitdequoiils’agissait.—Etmoi,jetedisquetuaspeur,insistasagrand-mère.Etjevaismêmememontrerplusprécise.

Tucrains,encôtoyantLevi,devoirs’écroulerlesbarrièresdéfensivesquetuasérigéespourteprotégerdelui.Tucrainsdelevoirentrerdenouveaudanstavie.

Clairehaussalesépaulesetbalayalesproposdesagrand-mèred’ungestedelamainquisevoulaitdésinvolte.

—Tuasvraimentbeaucoupd’imagination,grand-mère.—Vraiment?Danscecas,enquoicelatedérange-t-ilqueLevis’installeici?Touslesmusclesdesoncorpssetendirent.—Jeneveuxpaslevoirici,c’esttout.—Pourquoi?insistaMelba.CettepersévéranceàlaquelleClairen’étaitpashabituéelamitmalàl’aise,enmêmetempsqu’elle

lalaissaitdémunie.—Parceque,rétorqua-t-elleàlamanièred’uneenfantcapricieuse.Leregardpénétrantqueluiadressasagrand-mèreaccentuasonembarras.—Cen’estpasuneréponse,répliquacettedernière,imperturbable.—C’estlamienne,maintintClaire.

—Pour conclure cette discussion, et malheureusement pour toi, c’est ton grand-père et moi quidirigeonscetétablissement.Aussi,jetedonneraiundernierconseil:soittut’accommodesaumieuxdelasituation, soit tu te débrouilles pour éviter de tomber surLevi. Et comme ton grand-père a décidé demettresaprésenceàprofit,tun’aspasfinidelevoirdéambulerdanscettemaisonaprèssesheuresdetravail.

La nouvelle tomba commeun coup demassue et lui fit entrevoir plus précisément les difficultésauxquelleselleallaitêtreconfrontée.Car,aprèsunejournéepasséeàsemorfondre,elleauraitautantderésistancequ’unepoupéedechiffon.

—Moiquipensaisque,toiaumoins,tuseraisdemoncôté,selamenta-t-elled’untonamer.—Jesuisdetoncôté,déclaraMelbadutonimperturbablequilacaractérisaitsibien.—Ehbien,onnelediraitpas.Melbalaissaéchapperunpetitsoupir.—Unjour,tuverras,turepenserasàcetteconversationettuterendrascomptequej’avaisraison.Sceptique,Clairefronçalessourcils.—Situledis,lança-t-ellesansgrandenthousiasme.Melbal’épinglad’unregardacéré.—Ent’obstinantcommetulefais,tuvasfinirparmedonnerraison,lança-t-elle.—Aquelsujet?—Tuétaistropjeunepourtemarier.Elleavaitbeauêtrehabituéeautonmordantdesagrand-mère,cesderniersmotsluifirentmonter

leslarmesauxyeux.Pourquoin’était-cepasLeviquel’onincriminait?Levi,quin’avaitaucuneidéedelafaçondontil

devait traiter sa femme pour la rendre heureuse. Elle plissa les paupières, cherchant à masquer sondésarroi.Ayantlaissépasserquelquessecondessansriendire,ellesesentitcapabledeparlerd’unevoixassurée.AlorsellerelevafièrementlementonetaffrontasanscillerleregarddeMelba.

—Tuavaislemêmeâgequemoilorsquetuasépouségrand-père.Puis,commepourprouverà sonaïeulequ’ellen’avaitde leçonsà recevoirdepersonne,elle lui

repritBekkaqui,aussitôt,seremitàgigoterengémissant.LecœurdeClaireseserra.Etsielleétaitunemauvaisemère?Melba,elle,arborait lemêmevisageimpassible, laissantàpenserqu’ellen’étaitpaslemoinsdu

mondeaffectéeparl’agressivitédesapetite-fille.—Eneffet,mais…—Mais…?lacoupaClaire.—Mais j’étaisbeaucoupplus responsableque tune l’es. J’avaisbeauêtre très jeune, j’avais la

maturiténécessairepourdevenirmèreetéleverquatreenfants.Cetargumentn’eutpasl’effetescompté.AulieudepiquerlafiertédeClaire,ilnefitquelaconforterdansl’idéeque,enétantresponsable

justement,ellen’auraitsansdoutepasd’autreenfantqueBekka.Depuisl’arrivéedesafilledanssavie,ellen’avaitpasuneminuteàelle.Toutsontempsluiétait

consacré. Elle avait la désagréable impression d’être réduite au seul statut demère, prisonnière d’unbébédehuitmoisquifaisaitrégnersaloi.

Commepourluidonnerraison,Bekkasemitàhurleràpleinspoumons.—Excuse-moi,dit-elleàsagrand-mère,jecroisqu’elleafaim.—Etsitumelaissaisfaire?proposagentimentMelbaenluienlevantl’enfantdesbras.Tupourrais

enprofiterpourallerprendrel’air.Ellefixasagrand-mère,interloquée.—Tuveuxdirequetuveuxlanourrir?

—C’estexactementcequejeveuxdire.Lepremiermomentdesurprisepassé,ellefutrattrapéeparlaréalité.—C’estgentildetapart,maissansvouloirt’offenser,jenevoispascommenttupourraislefaireà

maplace,objecta-t-elle.Jeterappellequejel’allaiteencore.Sansdireunmot,MelbacalaBekkasursahancheetallachercherunbiberondansleréfrigérateur.—Voilà,ilneresteplusqu’àlefaireréchauffer,annonça-t-elle.—Dulaitmaternisé?s’indignaClaire.Jecroyaisquenousétionsd’accordsurlefaitqueBekka

étaitencoretroppetitepourêtrenourrieaulaitenpoudre.—Tuétaisd’accord,corrigeaMelba.Crois-moi,tonbébéalargementl’âgedepasseraubiberon.

Tunecomptestoutdemêmepaslanourrirjusqu’àsonentréeàl’université?—Biensûrquenon,rétorqua-t-elle,insensibleautraitd’humourdesagrand-mère.Mais…—Iln’yapasde«mais»quitienne,répliquafermementMelba.Commejetel’airappelétoutà

l’heure, j’ai élevéquatre enfants et tous ont été sevrés à quatremois, alors cesse d’utiliser ton enfantcommeprétexte.

—Queveux-tudireparlà?—Jesaiscequetupenses,machérie.Tut’imaginesquetunepeuxpast’échapperdel’emprisede

ta filleparcequ’elle abesoinde toi vingt-quatreheures survingt-quatre.Mais tu te trompes.Tupeuxt’accorder un peu de temps rien qu’à toi. S’il est vrai que l’arrivée d’un bébé est synonyme de groschambardements,iln’enrestepasmoinsquedespansdetavietedemeurentexclusivementréservésetqu’ilsdoiventlerester.Alorsmaintenant,file!J’aiunearrière-petite-filleànourrir.

Clairehésitaàfranchirleseuildelaporte.Al’exceptiondesquelquesheuresqueLevietelles’étaientaccordéespourassisteràcemariage,

Bekkan’avaitquasimentpasquittésesbrasdepuislejourdesanaissance.Sonberceauétaittoujoursinstallédansleurchambreàcoucheretelleemmenaitsafillepartoutavec

elle.Aussi,seretrouverdélestéedecepoidspermanentluifitressentirdefaçontrèsaiguëcetteliberté

retrouvée.Lecœuretlecorpssoudainlégers,ellefinitparfairecequesagrand-mèreluiavaitsuggéré.Ellesortitdelamaisonetcommençaàeffectuerquelquespas,sanstrops’éloignerpourlecasoù

l’onauraitbesoind’elle.Lesvieilleshabitudesétaienttenaces.C’étaitunebellematinéed’août,chaudeethumide,biendifférentedecelleoùelleavaitrencontré

Levi.Non,s’ordonna-t-elle.Neparspassurceterrain.Celanetemèneranullepart.Elle redressa les épaules et inspiraprofondémentdans lebutdedissiper la confusionqui s’était

emparéed’elle.Alorsqu’unepartied’elle-mêmetrouvaitlégitimelafaçondontelleavaitréagifaceauxabsences

répétées de son mari, l’autre lui soufflait qu’elle était allée trop loin. Elle avait beau chercher à seconvaincredesonbondroit,ledoute,insidieux,s’immisçaitpeuàpeuenelle.EtsiLevidécidaitqu’ilavaitmieuxàfairequederestermariéàunemégèrequilehouspillaitsanscesseaulieudeleféliciterpoursonambition?

EtsiLevinel’aimaitdéjàplus?Leurhistoireavaitpeudechancesdeconnaîtrelafinheureusequ’elleespéraitensecret.Comment

Levipourrait-illuipardonnerlafaçonbrutaledontellel’avaitmisàlaporte?S’ilavait tenuàvenirs’installer là,sous lemêmetoitqu’elle,c’étaitvraisemblablementpour lui

faireregrettersonattitude.Sansdouteaussipourluifaireprendreconsciencedecequ’elleperdaitensepassantdelui.

Sielleallaitjusqu’auboutduraisonnement,ildevaitmêmeêtrelàpoursevenger.

Elle sentit les prémices d’une violente migraine lui comprimer les tempes. Toutes ces penséescontradictoires lui donnaient l’impression d’être une balle de ping-pong rebondissant sans cesse d’uncôtéàl’autre.

Mieuxvalaitrentreretdélivrersagrand-mèredeBekka.Cetteenfantn’étaitpasunepoupéequel’onpouvaitsepasserindifféremmentdel’unàl’autre.Elle

avaitbesoindesamèreet,mêmesiBekkaétaitsouventd’humeurchagrine,iln’enrestaitpasmoinsquec’étaitelle,Claire,quienétaitresponsable,etnonsesgrands-parents.

Confortéedans cette idée, elle pressa le pas endirectionde lamaison.Mais lorsqu’elle pénétradanslacuisine,oùelles’attendaitàretrouverMelbaetsafille,ellenevitpersonne.

Suivantsoninstinct,ellesedirigeaversl’arrièredelamaisonetpoussalaportequidonnaitsurleporche.

LesvoixdeMelbaetdeLeviluiparvinrentalors.Sapremièrepenséefutd’allerrécupérersafillemais,lorsqu’ellelavitentrelesbrasdesonpère,

entraindemâchouillersatétinetoutenbabillant,elles’arrêtanet.Celafaisaitdesmoismaintenantqu’ellenel’avaitpasvueaussipaisible.AcroirequeLeviavaitun

donquiluifaisaitcruellementdéfaut.Lorsqu’il la vit s’approcher, il n’esquissa pas lemoindre geste pour interrompre sa tâche ni lui

tendreleurenfant.—Ilss’entendentbien,n’est-cepas?observaMelbaquisetenaitimmobileprèsdelui.Claireserradiscrètementlespoings,s’exhortantaucalme.—Jecroyaisquec’étaittoiquidevaisdonnersonbiberonàBekka,lâcha-t-elled’unevoixqu’elle

voulaitneutre.—C’esteneffetcequejefaisaisjusqu’àcequeLeviarriveetdemandes’ilpouvaitmeremplacer.

J’aiestiméquejen’avaispasàluiinterdirecepetitplaisir.Celatepose-t-ilunproblème,machérie?—Pasdutout,mentit-elle.—Parfait,parcequelecontraireauraitétédéplacé.MelbaobservaquelquessecondesdesilencedurantlesquellessonregardacérépassadeClaireà

sapetite-filleetàLevi.—Bien, trancha-t-elle.Maintenant que vous voilà réunis, je vais laissermon arrière-petite-fille

entrevosmainsdeparentsresponsables.Essayezdenepasvouschamaillercarsielleesttropjeunepourparler,enrevanche,ellen’estpastropjeunepourcomprendreetressentirlestensions.

Surcesmots,elleleurtournaledosetquittaleslieuxdesonpasdécidé.

-5-

LevisuivitMelbadesyeuxsanscesserdedonnersonbiberonàsafille.—Quellefemme!lâcha-t-ilavecunepointed’admiration.—Eneffet,approuvaClaired’unairpincé.Mais très vite il reporta toute son attention sur le précieux petit fardeau dont il avait été séparé

durantunlongmois.Soncœurdébordaitd’unamour inconditionnelpourcepetitêtre issudesonsang. Ilne laisserait

pluspersonne,fût-celafemmequ’ilaimait,lepriverdubonheurd’êtrepère.—Jen’en revienspasdevoir commeelle agrandi ! s’extasia-t-il.Elle est si jolie !Ellevaen

briserdescœurs,lorsqu’elleseraenâgedeséduire.Ilsetutunbrefinstantavantdereprendre,toujourssouslecharme:—Tum’astellementmanqué,monpetitcœur.Etmoi,est-cequejet’aimanqué?

***

Plus que tout au monde, répondit Claire en son for intérieur. Plus même que tu ne sauraisl’imaginer.

Maiscettedéclarationd’amour,ellesefaisaitfortdenepaslaprononcertouthaut.L’avoueràLeviseraitluipermettrederéintégrerledomicileconjugaletdes’imaginerquelavieallaitreprendrecommeavant.

Serait-cesipénible?,s’interrogea-t-elle.Oui.Car ellene souhaitait pluspasser ses journées à s’occuperde leur fillependantque sonmari se

trouvaitloind’ellessousprétextedeveilleràcequ’ellesnemanquentderien.Pour ne pas flancher, elle n’avait qu’à garder enmémoire ces journées entières, seule avec leur

enfant;ainsiquelessoiréesoùLeviluidonnaitl’impressionqu’elleluiétaitacquiseetqu’iln’étaitpasnécessairequ’ilfassed’efforts.

Maiscommentgardersacolère intactedès lorsqu’ensaprésenceellebrûlaitpour luid’undésirintense?

Elle interrompit le fil de ses pensées pour l’observer en silence, le cœur serré d’un sentimentqu’elleosaitàpeines’avouer.Pourtant,ils’insinuaitenelle,aussiinsidieuxqu’unpoison.

Elleétaitjalouse.JalousedelafacilitéaveclaquelleBekkaacceptaitd’êtredanslesbrasdesonpèrealorsqu’ellela

rejetaitpresque,elle,samèrequil’avaitportéeneuflongsmoisetluiavaitdonnélavie.

Melbadevaitavoirraison.EllecommuniquaitàBekka lestressquiétaitdevenuson lotquotidien.MaisalorspourquoiLevi

n’éprouvait- ilpascettemêmeanxiété?Pourquoisemblait-ilnepasêtreaffectéparcetteséparation?Laréponseluiparvint,évidente:parcequ’ilnel’aimaitplus.Ilneluirestaitplusqu’àravalersa

fiertéetàfeindrel’indifférence.ElleaffichadoncunvisageimpassibleetcontinuaàregarderLeviquireposaitlebiberonvidesur

latablebassepuiscalaitsafillecontresonépaulerobustepourluifairefairesonrot.—Tudevraismettreunlingesurtonépaule,luiconseilla-t-elle.Illuiarrivesouventderégurgiter.—Cen’estpasgrave,répondit-il.Machemisenecraintrien.

***

LecœurdeLevisegonflad’unamour incommensurablepoursafille.Elleétaitsiminuscule!Sidépendantedelui!Siprécieuse.

Asanaissance,iln’auraitjamaisimaginépouvoirl’aimerautant.Avecelle,ilsesentaitl’âmed’unguerrierinvincible,d’unprotecteurquimettraittoutenœuvrepourveilleràlasécuritéetaubonheurdesonenfant.

Non,ilnepasseraitplusunjourloind’elleetencoremoinsunautremois.IldevaitbienyavoirunmoyenderamenerClaireàdemeilleurssentimentsetilsefaisaitfortdele

trouver.Alorsque,portéparsadétermination,ilcherchaitlameilleurefaçondel’amadouer,ilvitpassersur

sonvisageuneexpressionqu’ileutdumalàdéchiffrer.—Quoi?s’enquit-il,dérouté.—Rien,éluda-t-elle.Jevoudraisjusterécupérermafille.—«Notre»fille,corrigea-t-il.Bekkaest«notre»fille.—Parcequ’elleesttafille,maintenant?railla-t-elle.Ilgardalesilence,s’exhortantaucalme.Pourquois’acharnait-elleainsiàchercherleconflitquandluinevisaitqu’àarrondirlesangles?—Dequoiparles-tu?finit-ilparrépliquerd’untonqu’ilvoulaitposé.ElletenditlesbrasendirectiondeBekkamaisilfeignitdenepaslesvoir.Horsdequestionqu’illalaisseluidictersaloi.— Du fait que tu n’étais jamais là pour m’aider quand j’avais besoin de toi, précisa-t-elle,

visiblementagacée.—Tuexagères,Claire.—Vraiment?Danscecas,commentexpliques-tuquej’étaistoujourstouteseule?—Peut-êtreparlefaitquejetravaille,non?rétorqua-t-ild’untoncassant.Etsijetravailleautant,

commetumelereprochessanscesse,c’estpourqueBekkaettoivousnemanquiezderien.Pournepasmettred’huilesurlefeu,ilrelâchasonempriseet,àcontrecœur,lalaissaluireprendre

leurfille.Dans un geste possessif, presque rageur, elle positionna Bekka contre son épaule et lui tapota

doucementledos.—SaintLeviestderetour!persifla-t-elle.SaintLeviquitravailledelonguesheurespourramener

de l’argent à lamaison.Etpeux-tum’expliquer comment font les autrespèrespouravoirdeshorairesréguliersalorsquetoi,tuparsdecheztoiàl’aubepournerentrerqu’àuneheureavancéedelasoirée?Etencore!Lorsquetudaignesrentrer,biensûr!

—C’estfauxettulesaisbien,riposta-t-il,luttantpournepashausserleton.

Bekka.IlfallaitpenseràBekkaetauxparolessagesdeMelba.— Je viens à peine d’être promu, enchaîna-t-il, et je me dois de mériter la confiance que mes

supérieurs ont placée en moi. Ils attendent que je fasse mes preuves et au moindre faux pas ilsn’hésiterontpasàmeremplacer.Etpuis,dis-moiunpeu:quedirais-tusijenegagnaisplusdequoinouspayeruntoit?

Ellelefixad’unœilmauvaisavantdelancerd’untonquitrahissaittoutesarancœur:—Ehbien,aumoins,tafillesauraitqu’elleaunpère!—Allons,Claire,tuesinjuste.—Injuste?répéta-t-elled’unevoixsourde.Alors,jevaistedire,moi,cequiseraitjuste!Cequi

serait juste, ce serait que tu fasses les cent pas pendant des heures pour tenter de calmer unbébéquihurle ; ce serait de tevoir changer ses couches et lui donner sonbain.Cequi serait juste, vois-tu, ceseraitd’avoirquelqu’unàquiparleretquineseraitpasunbébédehuitmois.

—Pourquoin’appelles-tupastessœurslorsquetuasbesoindeparler?suggéra-t-il.Outamère?Mais la réponse, il laconnaissait.Clairenevoudrait jamaisadmettreque lamaternitéserévélait

beaucoupplusdifficilequ’ellenel’avaitcru.Ellepréféreraitmourirplutôtqued’avoueràsamèrequecelle-ciavaiteuraisonlorsqu’ellel’avaitmiseengarde.

—Etsic’estàmonmariquej’aienviedeparler?contra-t-elle,toujoursaussiagressive.J’adoremessœurs,tulesais.Maistusaisaussique,misàpartlesangquicouledansnosveines,nousn’avonspas grand-chose en commun. Elles ne comprennent toujours pas pourquoi j’ai tenu à me marier, toutcommemoijenecomprendspasqu’ellestiennenttantàrestercélibataires.Enfin…jusqu’àcequenotremariagetourneàl’échec.

—Notremariagenetournepasàl’échec,corrigea-t-ild’unevoixforte.—Ahoui?Etcommentappelles-tucequenoussommesentraindevivre?—Al’instardenombreuxcouples,noustraversonsuneépreuvequenousn’allonspasmanquerde

surmonter.—Cen’estpasunesimpleépreuve,Levi.C’estunecrise.Unecriseextrêmementgravequivanous

conduiretoutdroitaudivorce.Ce mot terrible le fit frémir en même temps qu’il alarmait la petite Bekka, pourtant tranquille

jusque-là.—Baisseunpeulavoix,intima-t-ildoucement.Tuvaslafairepleurer.—Pourquoiserais-jelaseulefautive?riposta-t-ellevivement.Pourquoineserait-cepastoiquila

feraispleurer,pourunefois?Ilprituneprofondeinspirationdanslebutmanifestedenepascéder,luiaussi,àlacolère.—Jesuisdésolé,finit-ilpardire.Excuse-moisijet’aiblessée.—T’excuser?demanda-t-elle, incrédule.Ehbien, laisse-moi tedirequece sont lesexcuses les

plusdéplorablesquej’aiejamaisentendues.Surcesderniersmots,elletournalestalonsetpritladirectiondesachambre.

***

Unefois làetaprèsavoirpris laprécautiondeverrouillersaporte,ClairedéposaBekkadansleberceauquesongrand-pèreavaitrapportédugrenier.

Cenefutqu’unefoissonbébéconfortablementallongéqu’elleselaissatombersursonlitetqu’elles’autorisaàsangloter.

Elle haïssait cette situation ; elle détestait se confronter ainsi au seul homme qu’elle aimait etqu’elleaimeraitjamais;etenfin,ellenesupportaitpasl’idéequeriennipersonnenepourraientsauversonmariage.

Ellesetrouvaitenproieàundésespoirsiprofondqueseslarmesredoublèrent.

***

— J’ai l’impression que les choses ne vont pas comme tu voudrais, commenta Gene qui avaitattenduledépartdeClairepourfairesonapparition.

Levisetournaverslevieilhomme,heureuxdecetteprésenceréconfortante.—C’estlemoinsqu’onpuissedire,répondit-ild’unevoixsombre.—Lesfemmesdecettefamillenesontpasfaciles,jedoisbienlereconnaître.Maiss’ilestvraique

ce sont de fortes têtes, elles sont également loyales et aimantes.Alors, si je peuxme permettre de tedonnerunconseil,c’estdenepasbaisserlesbras,mongarçon.

—Cen’estpasmonintentiondetoutefaçon.Seulement,àmonavis,Clairepensequejenesuispasassezbienpourelle.

Geneneréponditpasdirectement.—Quit’amisdesidéespareillesentête,mongarçon?demanda-t-il.—LesparentsdeClaire.Ilsnel’ontpasvraimentexprimémaisjelessoupçonnedememépriser

parcequejen’aipaslesdiplômesuniversitairesdeleurfille.—Desdiplômesuniversitaires,répétaGene,dubitatif.Toutça,cenesontquedesboutsdepapier.

Enrevanche,c’estcequetuas là—ilpointadudoigt le torsedeLevi—danslecoffre,quicompte.Crois-moi, l’écolede lavieestplusenrichissanteetporteuseque touscesdiplômesobtenusdansdesuniversitésbourréesd’étudiantssnobinards.EtpourenrevenirauxparentsdeClaire,détrompe-toi.S’ilsn’étaientpasd’accordpourqueClairesemarieaussi jeune, ilssont loindetemépriser.Jesuismêmeprêt à parier que s’ils étaient au courant de la situation dans laquelle vous vous trouvez ils nemanqueraientpasd’essayerderamenerleurfilleàlaraison.

Leviconsidéralevieilhommeensilence.—LesparentsdeClairenesontpasaucourant?demanda-t-il,sceptique.Cesontbienlesseuls!

Enville,jenepeuxpasfaireunpassansquequelqu’unm’arrêtepouryallerdesonpetitconseiletmediresiClaireetmoidevonsnousréconcilieroupas.

Genehaussaseslargesépaules,ensigned’unprofonddédain.—C’estnormal,Levi.Nousvivonsdansunepetitevilleoùilnesepassepasgrand-chose.Toutse

sait.Ajouteàcelaquelesgenss’ennuientetilsvontfairefeudetoutbois.J’aimêmevudesgarspariersur la quantité de neige qui allait recouvrir le seuil dumagasin général en un temps donné.Alors, tuvois…

—Danscecas,j’imaginequ’ilsvontpariersurlapérennitédemonmariage,souligna-t-ild’untonsarcastique.

—Celanem’étonneraitpas,admitGeneenbalayantpourtantcettehypothèsed’ungestedelamain.Quoiqu’ilensoit,neleurprêtepasattention.Cequicompte,c’estcequeClaireettoicomptezfaire.

—J’avouequejen’ensaisrien.Ilobservaunbrefinstantdesilenceavantdereprendrelaparole:—Quepuis-jefairepourlafairereveniràdemeilleurssentiments,monsieurStrickland?—S’ilteplaît,appelle-moiGene.Etpourrépondreàtaquestion,jecroisquelameilleurechoseà

faireestdet’armerdepatience,mongarçon.Maissurtout,restetelquetuesetmontre-luiquetul’aimes.C’esttellementimportantpourunefemme!

—Etsicelanesuffitpas?—Fais-moiconfiance,celasuffira.Lorsqu’ellefréquentait l’université,Claire tombaitamoureuse

touteslescinqminutes.—Est-cecensémerassurer?s’enquit-ild’untonmorose.

—Evidemment.Car,lorsqu’elleestvenuenoustrouver,sagrand-mèreetmoi,pournousparlerdetoi, elle avait des étoiles dans les yeux. J’ai alors compris que tu serais le bon.Et je neme suis pastrompé.

—Jusqu’àcequ’ellemeplaque,observa-t-ilavecsarcasme.—Allons,allons,pasdedécouragement.Connais-tulafableduLièvreetdelaTortue?—Oui,réponditLeviquinevoyaitvraimentpasoùGenevoulaitenvenir.—Alorstudoissavoirqueceprésomptueuxdelièvre,sûrd’emporterlavictoire,s’estfaitbattre

parlatortuequi,enallantsonbonhommedechemin,afiniparfranchirlaligned’arrivéelapremière.Cequejeveuxdireparlà,mongarçon,c’estquemêmesilavictoireteparaîtpeuprobableilnefautpasdésespérer.Continueàtebattrejusqu’àl’emporter,cettevictoire,mêmesitumetsdutemps.Enattendant,j’aibesoinquetum’aidesàremonterdesmeublesdelacave.Tuespartant?

Leviopina.Commentpourrait-il refuser un service à cet homme si sage, si affable et surtout si attentif à ses

problèmes?—Alors,allons-y,mongarçon,repritGeneenlegratifiantd’unetapeamicaledansledos.Cettemarqued’affectionrassérénaLevi.Nedevait-ilpasyvoirlesignequeGenelecomprenaitet

luidonnaitraison?Ilneluirestaitplusqu’àconvaincreClaire.

***

Cesoir-là,Clairepritsonrepasdanssachambre.Ellecraignaittrop,siellelaquittait,detombersurLevi.

Avraidire,elleredoutaitsurtoutdevoirsapropredéterminationfaiblirunpeuplus.Ellesesentaitsivulnérablequ’ilenfaudraitpeupourqu’ellerenonceàsesbonnesrésolutionsetréintègreledomicileconjugal,réduisantainsiànéantlesquatresemaineséprouvantesqu’ellevenaitdetraverser.

De quoi aurait-elle l’air si elle renonçait aussi facilement à sa volonté farouche de changer ladonne?

Même sa grand-mère semblait respecter sa décision. Pourtant Claire sentait bien qu’elle nel’approuvaitpas.Aprèsluiavoirfaitlaleçon,ellesemblaitnéanmoinsenavoirprissonpartiet,depuis,lalaissaitgérersesémotionscommeellel’entendait.

Curieusement,alorsqu’elleenétait làdesesréflexions,Melbafit irruptiondanssachambresanscriergarealorsqu’iln’étaitguèreplusde8heures.

—Grand-mère!s’écria-t-elle,unemainsursoncœuraffolé.Tum’asfaitpeur!—Jenesuispasépouvantableàcepoint,toutdemême,rétorqualavieillefemmeavechumeur.—Cen’estpascequej’aivouludire,s’empressa-t-elledelarassurer.Jenem’attendaispasàte

voirarrivercommecela,àl’improviste.JetecroyaisavecLevi.—Leviestparti,réponditplatementMelba.Ellefixasursagrand-mèreunregardabasourdi.—Ilestparti?Cettepensée luidonnait lanauséeenmême tempsqu’elle la terrassait.Ainsi donc, elle avait vu

juste:Leviavaitcessédel’aimer.Ilnes’étaitpasbeaucoupbattupourtenterdelareconquérir.—Quelleimportance?demandaMelbaenscrutantattentivementsonvisage.Celatecontrarie?Pourdissimulerletroublequil’animait,Clairevérifialacouchedesafilleetdécidadelachanger

sur-le-champ.—Oui…non,balbutia-t-elle.Jem’étais imaginéque, tantqu’àêtre là, il tenteraitderecoller les

morceaux.Ilfautcroirequ’ilajugéquejen’envalaispaslapeine.—JenesaispascequepenseLevi,répliquaMelba.Jesaisjustequ’ilestpartitravailler.

Soncœursemitàbattre lachamade.Ainsidonc, ilne l’avaitpasabandonnée !Elle ressentitunprofondsoulagementqu’ellesegardabiendelaisserdeviner.

—Tuveuxdirequ’ilestpartipourlajournéeetqu’ilvarentrercesoir?C’estbiencela?Elle-mêmeentenditlanoted’espoirquiavaitpointédanssavoix.— Si cela n’était pas le cas, il serait vite à court de vêtements. Sa valise est toujours dans sa

chambre,réponditMelba,l’airderien.Paradoxalement, alors qu’elle était rassurée, Claire fut de nouveau en proie à la plus grande

confusion.—Cequiveutdire,ajoutaimperturbablementMelba,quetupeuxenfinsortirdetacachette.—Jenemecachepas!protesta-t-elletropvivement.D’autorité,MelbaluipritBekkadesbras.—Tuentendsça,mon trésor? roucoula-t-elleà l’oreillede lapetite.Mamannesecachaitpas !

Ad’autres,mapetitefille!Maisdis-moi,tuesmaquillée?—Oui.—Rassure-moi.Tunet’estoutdemêmepascouchéeavectoutcefardsurlevisage?—Non, bien sûr que non,mentit-elle, soucieuse de dissimuler à sa grand-mère qu’elle dormait

toujoursapprêtée,defaçonàsemontrersoussonmeilleurjour,mêmeausautdulit.Cettehabitude,ellel’avaitgardéeparréflexe,alorsmêmequeLevietelleétaientséparés.—Jemesuismaquilléejusteavantquetun’arrives,sejustifia-t-elle.Melbaluilançaunregardaussicritiquequesoupçonneux.—Etpourquitemaquilles-tudelasortesicen’estpaspourunmariéperdumentamoureuxdetoi?—Pourpersonne,mentit-elle encore.Tu croisvraimentqu’il est éperdument amoureuxdemoi ?

ajouta-t-elleaprèsuntempsd’hésitation.—Jecroisbienquec’estlepirecasquej’aiejamaisvu.Malgrécesparolesplusquerassurantes,Clairen’arrivaittoujourspasàlecroire.—Jepensequetutetrompes,lâcha-t-elle,morose.Melbahaussalesépaules,tentantsansdoutedeluisignifierquec’étaitlecadetdesessoucis.—Tueslibredepensercequetuveux,mapetitefille;mêmesitutetrompes,ajouta-t-elleavec

conviction.—S’ilm’aimaitautantquetuleprétends,pourquoim’a-t-ildélaisséecesoir-là,pourpasserlanuit

àjoueraupoker?insista-t-elle.Melbafronçalessourcils,peuenclineàaborderdenouveaucesujetbrûlant.—Jetesuggèred’yréfléchirtoi-même.Etlorsquetuaurasenfinlaréponseauxquestionsquetute

poses, tu pourras te considérer comme une véritable épouse. Et maintenant, allons-y. Il est temps det’alimentercorrectementafinquejepuissetemettreautravail,toiaussi.N’est-cepas,monange?ajouta-t-elleàl’intentiondeBekka.

Enréponse,cettedernièreémitunpetitgloussementjoyeux.—Tuasbienraison,murmuraMelbacommepourelle-même.

-6-

Claireconsidéralapièceavecdesyeuxronds.—C’estlacuisine,constata-t-elletouthautd’untonsceptique.Celan’avaitaucunsens.Ellevenaitdeprendresonpetitdéjeunerdanslasalleàmanger.Pourquoi

sagrand-mèrel’avait-elleconduiteici?Devantl’étonnementaffichédesapetite-fille,Melbasemitàriretoutbas.—Eneffet,noussommesdanslacuisine,appuya-t-elled’unevoixmoqueuse.Quelleperspicacité!Claireneseformalisapasdelaremarquesarcastiquedesagrand-mère.Elleyavaitétéhabituée

dèssonplusjeuneâge.Néanmoins,unequestionpersistait.—Tuavaisditqu’aprèslepetitdéjeunertumetrouveraisuntravailàfaire,insista-t-elle.Elle en était heureuse, d’ailleurs.Enfin, elle allait pouvoir prouver à sa grand-mèrequ’elle était

capable de faire autre chose que de s’occuper de sa fille. Elle avait tellement à cœur de luimontrerqu’elleétaituneadulteresponsableetpasuneenfantcapricieuse,commeMelbasemblaitlepenser.

—C’estbiencequej’aidit,etc’est laraisonpour laquellenoussommesici, rétorquasagrand-mère.

D’autorité,elleluipritBekkadesbras,àquiellechuchotaàl’oreille:—Toi,maprincesse,tuvastenircompagnieàtonarrière-grand-pèreetêtrebiensagependantque

mamantravaille.Ainsichargéedesonprécieuxpetitfardeau,Melbapritladirectiondelaportemaiss’arrêtasurle

seuilpourlancerpar-dessussonépaule:—Toi,Claire,turestesici.Jerevienstoutdesuite.Pendantcetemps,tupeuxfairelaconversation

àGina.Puis elle s’éloigna tout en continuant à gazouiller avec Bekka, comme si cette dernière pouvait

comprendrecequ’elleluidisait.Unpeugênée,nesachanttropquelleattitudeadopter,Clairebalayalapièceduregardetoffritun

petitsouriretimideàGina.Cettedernière,unefemmeénergique,petiteetreplète,étaitoccupéeàlaverlavaisselledupetitdéjeuner.

Sansattendre,Clairepritl’undestorchonsquisetrouvaientlàetcommençaàessuyercequeGinaavaitfinidelaver.Paspluslebruitdel’eauquicoulaitqueceluidesassiettesquis’entrechoquaientnesuffisaientàcouvrirlesilenceembarrassantquiplanaitentreellesdeux.

Lapremière,Clairedécidadeselancerdansunediscussioncourtoise.—Celafait-illongtempsquevoustravaillezpourmagrand-mère?s’enquit-ellepoliment.

Al’instantmêmeoùelleposaitlaquestion,elleserenditcompte,troptard,qu’elleavaitoubliésongrand-père.

Laraisonenétaittoutesimple.Dans le couple qu’elle formait avec sonmari,Melba était celle qui s’imposait quandGene était

l’incarnationdelaforcetranquille.Toutsemblaitglissersurluisansmêmequ’ils’enaperçoive.—Environdeuxmois,maintenant,réponditGina,enhaussantlavoixpourmieuxsefaireentendre.Maintenantqueladiscussionétaitamorcée,Clairen’éprouvaitaucunedifficultéàlapoursuivreet

elleytrouvaitmêmeuncertainplaisir.—Grand-mèrepeutparfoissemontrerabrupte,confia-t-elle,maisellealecœursurlamain.Gina,quiavaitl’aird’appréciercettecompliciténaissante,jetauncoupd’œilfurtifpar-dessusson

épaulepours’assurerqu’ellesétaientbienseules,puisellelança:—Disonsquec’estunefemmedetêtequisaitcequ’elleveut.ClairesouritintérieurementtantcettedescriptionsommairecollaitàlapersonnalitédeMelba.Elleopinad’unsignedetête.—Etquinecraintpasd’allerdroitaubut,ajouta-t-ellepourencouragerGinaàpoursuivre.—Avoirpeurestunepertedetemps,commentaMelbaquivenaitdesurgirderrièreelles.Etilya

bienlongtempsquej’airayécesmotsdemonvocabulaire.Claire,quines’attendaitpasàcequesagrand-mèrerevienneaussivite,sursautaviolemment.Pour

unefemmedesacorpulence,Melbasedéplaçaitbiendiscrètement.Elleluienvoyaunpetitsourireembarrassé.—JevoisqueBekkan’estplusavectoi,dit-elle.Tul’aslaisséeàgrand-père?—Pasdutout,rétorquaMelbad’untonironique.Jel’ailaisséetouteseuledanslesalon.Elleavaitrépondudemanièresispontanéeque,l’espaced’unbrefinstant,Clairecrutquesagrand-

mèreparlaitsérieusement.—Evidemment,tuplaisantes.Unmoment,j’aicruquetudisaisvrai.Melbafixasapetite-filled’unregardpénétrantpuissecoualatête.—Qu’est-cequipeutbientepasserparlatête?demanda-t-elletouthaut,commepourelle-même.MaisalorsqueClaires’apprêtaitàluiexpliquerlecheminementdesapensée,Melbal’arrêtad’un

gestepéremptoire.—Nem’expliquerien,répliqua-t-elle.Jepréfèrenepassavoir.Entoutcas,sicelapeutterassurer,

sacheque ta filleestensécuritéavec tongrand-père.Etn’aieaucunecraintecar,quelsquesoientsesdéfauts,c’estunexcellentbaby-sitter.Maisrevenonsànosmoutons.Lorsque tuaurasfinid’essuyer lavaisselle,Ginavat’apprendrequelquesrudimentsdecuisine,desortequetupuisseslaseconder.

Claireconsidérasagrand-mèreunlongmoment,stupéfaite.Melban’avait-ellepascomprisqu’elleétaitnulleencuisine?

— Grand-mère, tu sais bien que je ne sais pas cuisiner, protesta-t-elle avec véhémence. A lamaison,Levietmoineconsommionsquedesproduitssurgelésoudesplatsàemporter.

Alasecondeoùellesetut,ellecompritcequecesmotspouvaientavoird’incongrupoursagrand-mère.

Eneffet,aumomentoùellequittaitlapièce,Melbaseretournaetfixasurelleunregardréprobateur.—Tune«sais»pasoutune«veux»pas?—Jenesaispas,confirmaClaired’unevoixd’enfantpriseendéfaut.Maisellevitàsonexpressionquesagrand-mèren’encroyaitpasunmot.—Quandonperdunejambe,onnepeutpaslarécupérer.Maislorsqu’onn’estpasfichudefaire

cuireunœuf,comme tu leprétends,celapeut s’apprendre.Etcrois-moi, tuvasapprendre.Tuas justebesoindequelqu’unpourteguideretpourcela,Ginaest là.Je luifaisconfiance, iln’yenapasdeuxcommeelle.

L’intéresséesourit, rougissant sous lecompliment.Cen’étaitpassi fréquentque lamaîtressedeslieuxdaignelaféliciter.

—Jevousremercie,madameStrickland.Maisvoussavez,jenesuispasuntrèsbonprofesseur.—Ehbien,faitescommemapetite-fille,rétorquaMelbad’untonquin’entendaitpasêtrediscuté.

Apprenez.Surcesmots,ellequittaleslieux,nedoutantpasunesecondequesesordresallaientêtrerespectés.Claire avait beau ne pas apprécier la situation, quel autre choix avait-elle que de se résigner et

d’obéirauxordresdesagrand-mère?—C’estvrai?Vousnesavezmêmepasfairecuireunœuf?s’enquitGina,sceptique.Cetteréalitéluiapparutsoudainsisaugrenuequ’ellesentitsesjouesvireraupourpre.IncapabledesoutenirleregarddubitatifdeGina,ellefixaleboutdeseschaussures.Ellen’étaitpasfièred’ellemaisqu’ypouvait-elle?Quipourraitlacomprendre,detoutefaçon?Elleopinaensilence,renonçantàsejustifierquandbienmêmeelleauraitpuavancer,parexemple,

quepersonneneluiavaitenseignél’artculinaire.A dire vrai, et si elle voulait rester honnête avec elle-même, elle n’avait jamais eu envie

d’apprendre. Se nourrir n’était pas un plaisir, pour elle, mais une nécessité. Elle mangeait de façonpresquemachinale,sansypenser.

Lorsqu’elleétaitétudiante,elleavaitprisl’habituded’acheterdesplatsàemporteroudelacuisineindustriellequ’ellefaisaitréchaufferdansunfouràmicro-ondes.

Audébutdesonmariage,elleavaitfaitquelquestentatives,maisseséchecsrépétésl’avaienttrèsvitepousséeàrenoueravecsesancienneshabitudes.

Parfois,Levi semettait au fourneauoubien il l’invitait àdîner au restaurant.Dumoins, avant lanaissancedeBekka,cardepuistoutavaitchangé.Etbienchangé!

Leviconsacrant toutsontempsàsontravail,ellen’avaitplusfait lemoindreeffort.Il luiarrivaitmêmefréquemmentdesenourrirdesandwichs.

—Jenepeuxpascroirequevousnesachiezrienfaire, insistagentimentGinapourquiune tellelacunesemblaitinimaginable.

—C’estpourtantlavérité,réponditClaire.Ginaobservaquelquessecondesdesilence,semblantnepas tropsavoirparquelboutprendre le

problème.—Ehbien,voyonsleboncôtédeschoses,finit-elleparlâcherd’untonenjoué.Ennesachantrien,

vousn’aurezpasàvousdéfairedemauvaiseshabitudes!Sanscompterqueceseraplusfacilepourmoidecommencerparlecommencement.

Claireluilançaunregardreconnaissant.Elles’étaitattendueàcequeGinachercheàlarabaisser,ouencorequ’elleluireprochedenepas

avoir cherché à apprendre à cuisiner alors qu’elle était âgée de vingt-quatre ans et qu’elle étaitresponsabled’unmarietd’unepetitefille.

Soulagée,elleexhalaunlongsoupir.—Trèsbien,repritGina.Voilàcequenousallonsfaire.Jevaiscommencerparvousapprendreles

rudiments puis, lorsque vous vous sentirez plus à l’aise, nous rajouterons quelques difficultés. Savez-vouscommentsefaitunepuréedepommesdeterre?

Clairepinçaleslèvres.Elleétaitbienconscientededonnerd’ellel’imaged’uneincapable,maisàquoibonmentir?

—Non,répondit-elle.—Ehbien,cesoir,voussaurez!déclaraGinad’untonsioptimistequeClairedécidad’ycroire.

***

Commelesjoursprécédents,Leviavaiteuunerudejournée.Depuisqu’ilséjournaitàStricklandHouse—maisaussidansl’espoirdenepasavoiràdépasser

lesheuresdefermeturedumagasin—,ilmettaitlesbouchéesdoubles,nes’autorisantquequelquesrarespauses.

Aussiétait-ilépuisé,aupointd’envisagerdepasserlanuitdanssonappartementdeBozeman.Maistrèsviteilchassacetteperspectivedesonesprit.Seretrouverseuldanscequiavaitétésonfoyeraveclafemmequ’ilaimaitetleurpetiteBekkalui

auraitététropinsupportable.Ilauraiteul’impressiondevivreaveclesfantômesd’uneviequiavaitétéheureuseetàlaquelle,malgrélui,ildevaitrenoncer.

Aussi,etmêmesicelaluicoûtait,prit-illadirectiondeRustCreekFalls,commeillefaisaittouslessoirs.

Aumoinsaurait-illasatisfactiondedormirsouslemêmetoitquesafemmeetsafille.Pasàpas,ilatteindraitsonbut,ils’enfitlapromesse.

Ileffectualetrajetsansencombre,perdudanssespensées.Lorsque,enfin,ilparvintsurleparkingdesStrickland,ilpritlapremièreplacevacanteetsehâtaverslamaison.

Peut-être n’était-il pas trop tard pour aller embrasser sa fille. A condition toutefois que Claireacceptedeluiouvrirlaportedesachambre,cequin’étaitpasgagné.

Iln’avaitpasencoreatteintl’escalierqu’ilentenditGenel’appeleretluidemanderdelerejoindredanslesalon.Ileutlasurpriseetlajoiedelevoirencompagniedesafille.

—J’aipenséquetuaimeraisluidirebonsoir,déclaraGene,unsourirecordialauxlèvres.Allons,Bekka,faisrisetteàtonpapa.

Commeàchaquefoisensaprésence,Levisesentitfondred’amouretdetendresse.Elleétaitsonrayondesoleil.

—Comment va la plus jolie petite fille dumonde ? demanda-t-il en approchant son visage despetitesjouesrebondiesdesonenfant.

Illasortitdesonbabyrelaxetlaserracontresoncœur,débordantd’amour.Bekka émit aussitôt un chapelet de gazouillis qu’il interpréta comme autant de signes de joie. Il

souritàlavuedespetitesbullesdelaitquiseformaientaucoindesaboucheencœur.Sortantunmouchoirdesapoche,ilessuyadoucementlestracesblanchesquelelaitavaitlaissées

sursonmenton.— Je vois que ton arrière-grand-père s’occupe bien de toi, trésor.Mais est-ce que ton papa t’a

manqué?Ilavaitposélaquestionaussisérieusementques’ils’étaitadresséàuneenfantdedixans.—Jedétestedevoir te laisser toute la journée,machérie, reprit-ilsur lemêmemode,maispapa

doittravaillerpourt’achetertoutlelaitdonttuasbesoin.Eperdu d’amour, il resserra un peu plus son étreinte et colla son visage à celui de sa fille qui

continuaitàproduiredessonsqu’iljugeaitenchanteurs.Unsonenparticulierl’interpella,quilefigeanet.IlsetournaversGenedansl’espoirqueluiaussiaitentenduet luiassureque,non,iln’avaitpas

rêvé,sonimaginationneluiavaitpasjouéunmauvaistour.—Vousavezentendu?demanda-t-ilàvoixbasse,depeurderomprelamagiedumoment.— J’ai entendu, confirma le vieil homme, visiblement ravi de la tournure que prenaient les

événements.IlsouritàLeviquisesentitrayonnerd’uneimmensefierté.—Elleadit«papa»!s’écria-t-il,aucombledel’excitation.Ellel’abiendit,n’est-cepas?Je

veuxdire…vousaussi,vousl’avezentendu?Jenesuispasleseul?

—Nontun’espasleseul,lerassura-t-ilenriant.Moiaussi,jel’aientenduedire«papa».UnepenséesoudainevintfrapperLevi.—C’estnormal?interrogea-t-il.Est-cenormalqu’unbébédesonâgesemetteàparler?Aprèstout,safilleétaitpeut-êtreuneenfantprécoce.—Tafillen’enestpasencoreaustadeoùellepeutsouteniruneconversation,commentaGeneavec

malice.Enrevanche,certainsbébésontdel’avancesurd’autresetpeuventeneffetprononcerdessonsquiressemblentàdesmots.Orcettepetiteprincesseanettementprononcé«papa».Tupeuxêtrefier,Levi.Cejourestàmarquerd’unepierreblanche.Bekkaaditsonpremiermot.

LaréalitéfrappaLevid’uncoup.L’euphoriequil’avaitportéjusque-làsedissipad’uncouppourcéderlaplaceàuneprofondeinquiétude.

—IlnefautpasledireàClaire,décida-t-il.—Pourquoi?s’étonnaGene.Tuveuxêtrelepremieràluiannoncerlanouvelle?Levisecoualatête.—Non,non.Jenevaispasluidire.Nimoi,nipersonne.Jeneveuxpasqu’ellelesache.Genefronçasessourcilsbroussailleuxetplissalefront.—Pourquoi?répéta-t-il.Jenecomprendspas.—Lorsquenousvivionsensemble,expliquaLevi,ClairepassaittoutsontempsavecBekkapendant

quemoi jeme trouvais aumagasin. Toute sa vie tournait autour de notre fille, vous voyez un peu letableau.C’est bien simple, elle s’en occupait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.Aussi,vous imaginezunpeusadéceptionsielleapprenaitque lepremiermotprononcéparBekkaest«papa»aulieude«maman».

Genemarquauncertaintempsavantderétorquer:—Jecroisquec’estsous-estimerClairequedelacroirecapabled’unetellejalousie.—Jenelasous-estimepasmaisjecroispouvoirdirequejelaconnaisbien.Etparfois,cequ’elle

ressent peut la faire réagir de façon, disons… inattendue. Comprenez-moi. Je ne voudrais pas être àl’origined’unnouveauconflitentrenous.

—Je comprendsbien,mais que se passera-t-il siBekka répète cemot en sa présence ? objectaGene.

—Jeprendslerisque.D’icilà,Bekkaaurapeut-êtreapprisàdire«maman».—Tuesbiencertaindevouloirluicacherunechoseaussiimportante?insista-t-il.Lepremiermot

d’unenfant,c’esttoutdemêmeunsacréévénementpourdesparents!—Oui.C’estmieuxsiellenelesaitpas.

***

—Qu’estcequiseraitmieuxquej’ignore?s’enquitClairequivenaitdechoisircemomentpourfairesonapparition.

Après cinq heures passées dans la cuisine en compagnie deGina, elle avait décidé de retournerauprèsdesafille.

Auparavant,elleétaitpasséeparlasalledebainspourrectifiersonmaquillageetserecoiffer,afindegommerlafatiguequelaissaientdevinersestraitstirés.

EtpourlecasoùelletomberaitsurLevi.Elle trouvait dans la recherche perpétuelle de la perfection physique le moyen de regagner une

assurancemiseàmalparlasituationactuelle.Sonregardalladesonmariàsongrand-pèretandisqu’elleattendaituneréponsequitardaitàvenir.—Jepensaisqu’ilvalaitmieuxquetunesachespasquej’aiécopéd’uneamendepourexcèsde

vitesse,réponditLevi.Maisj’étaistellementpressédevousretrouver,Bekkaettoi!

— Tu aurais dû te montrer plus prudent, le réprimanda- t-elle doucement. Les amendes sont sichères!

Puisunsourireheureuxvintfleurirsurseslèvres.—Maisjecomprendstesraisons,concéda-t-ellesecrètementravie.

-7-

Quelquesjoursplustard,ClairepromenaitBekkadanslapoussettequeLevietelleavaientachetéebienavantsanaissance.Elleflânaitdanslesruespittoresquesdelaville,touteàsespensées.

Elles’étaitpeut-êtretropprécipitéeenchassantLevideleurmaisonetdeleurvie.Unsouvenirluirevintenmémoire,trèsprécis.Ce jour-là, elle avait presque supplié Levi de la laisser quitter son lit pour une de ces sorties

exceptionnelles que lui avait autorisées son médecin. Ses derniers mois de grossesse avaient été sidifficilesquecelui-ciavaitexigéd’elleunrepostotal.

Audébut,entouréed’unemontagnedelivresetdesesmagazinespréférés,elleavaittrouvécereposforcéplutôtagréable.Maisaprèsdeuxmoisdecerégime,avecpourtouthorizonlesquatremursdesachambre,elleavaitcommencéàs’impatienterets’étaitsentiedevenirfolle.

Aussi,dèseutreprisdesforcesetqu’avaientcessélesfortesnauséesquil’empêchaientdevivre,elle avait suppliéLevi de l’emmener faire un tour dehors.N’importe où, pourvuqu’elle sorte de leurappartement.

Bien qu’à contrecœur et un peu inquiet, Levi avait fini par se laisser fléchir.Mais, pour ne pascontrevenircomplètementauxordresdumédecin,ilavaiteulabonneidéedel’installersurlacouchettedel’unedescamionnettesdelivraison.

Ensuite,ilsavaienteffectuéletrajetjusqu’àunedestinationqu’ilavaitréussiàtenirsecrètemalgrésacuriositécroissante.

En fait, la sachant à la fois impatiente et frustrée, il l’avait emmenéedansunmagasin spécialisédanslesarticlespourbébésoùilsavaittrouverlepetitlitqu’elleavaitsélectionnédansuncatalogue.Ilconnaissaitbien legérant,unhommerépondantaunomdeJamiePiercequ’il avait rencontréaucoursd’unséminaireetavecquiilavaitnouéunerelationamicale.

Ilsétaientressortisdumagasinunlongmomentplustard,aveclelitqu’elleconvoitaitetqueJamieleuravaitlaisséàunbonprix.

EllegardaitunsouvenirémudecettejournéeoùLevis’étaitmontrétendre,délicatetprévenantàsonégard.

Lorsqu’ilsétaientrevenuschezeux,Leviavaittransportédansleurchambrelecartonquicontenaitlesdifférentespiècesdulit,afinqu’ellepuisseassisteraumontageetl’éclairerdesesconseilsavisés.Ilyavaitpasséunebonnepartiedelanuit.

Elle se souvenait parfaitement de s’être endormie alors qu’il n’avait pas encore terminé. A sonréveillelendemainmatin,Leviétaitdéjàpartitravailler.

Unrapidecalcul luiavaitpermisd’enconclurequ’iln’avaitpasdormiplusde troisheurescettenuit-là.

Avec le recul, elle comprenait à quel point Levi était attentionné. Elle connaissait bien d’autreshommesqui,danslemêmecas,auraientlaisséleurfemmeenceinteclouéeaulit.Etnonseulementilétaitunbonmari,maisilétaitégalementunbonpère.

Aprésent,saréactionluiparaissaitdémesurée.Elleavaitlaissésesémotionsprendrelepassurlaraisonet,aujourd’hui,elleleregrettaitamèrement.Aulieud’agirsuruncoupdetête,commeellel’avaitfait, elle aurait dû prendre le temps de réfléchir car les hommes comme Levi, travailleurs, aimants,généreux,étaientrares.

Le rejeter brutalement n’avait été quepure folie de sa part.Une folie qu’elle ne parvenait pas às’expliquer.Queluiétait-ildoncarrivéce4juilletpourqu’elleenarriveàunepareilleextrémité?

Ellebaissalesyeuxsursafillequidormaitpaisiblement,sapetitetêteinclinéesurlecôté.—Ilesttempsderentrer,monbébé,dit-elletouthaut.Alors qu’elle rebroussait chemin, elle passa devant un groupe de personnes âgées qui avait la

réputationdecancanersurtoutcequeRustCreekFallscomptaitd’habitants.Legenrequisemêlaitdelaviedesgensetsecroyaitobligédedonnerunavisqu’onneluidemandaitpas.

Cejour-là,ilsnefirentpasexceptionàlarègle.BlancheCurtis,laplusâgéedetous,étaitassiseauboutdubancquifaisaitfaceàl’uniqueépicerie

ducoin,rebaptiséepompeusementGrandMagasinGénéral.Avecsescheveuxgrisenbroussailleetsonvisagemarquédetachesbrunes—conséquencedetrop

fréquentesexpositionsausoleil—,elleauraitputenirlerôledelasorcièredansLeMagiciend’Oz.S’improvisantporte-paroledugroupe,Blancheattaqualapremière:—Ilparaîtquetuasmistonmariàlaporte, lança-t-elledesavoixrocailleuse.Tuasbienfait!

Cela luiapprendraàcroireque tu faisaispartiedesmeubles.Ceshommes,ajouta-t-elleencoulantunregarddebiaisàsescompagnons,ilstefontcroirequ’ilsdécrocheraientlalunepourtoiet,quandtuteretrouvesenceinte,ilstemontrentquetunelesintéressesplus.

Elles’interrompitpourafficherunairdégoûté.—Cequilesintéresse,c’estd’épinglerleplusdeconquêtessurleurtableaudechasse.Après…

pfft!Ilestgrandtempsdechangerladonne,professa-t-elleenguisedeconclusion.Lamaindelavieillefemmeétantagrippéeàl’undescôtésdelapoussettepourl’empêcherdefuir,

Claireserésignaàl’écouterparlersansbroncher.—Excusez-moi,finit-ellepardire,est-cequejevousconnais?Blanche lui offrit un sourire partiellement édenté en même temps qu’elle lui tendait une main

noueuse.—Non,répondit-elle,maismoienrevanchejevousconnais.Jem’appelleBlancheCurtis.Jesuis

uneamiedevotregrand-mère,ajouta-t-ellecommesicelapouvaitexpliquait son intrusiondans lavieprivéedeClaire.

—SiMelbaest tonamie, intervint l’hommequiétaitassisàsagauche,pourquoi temêles-tudesaffaires de sa famille ? Et puis cesse de prodiguer des conseils à cette petite, elle s’en moqueéperdument.

Vexée,Blanche redressasesépaulesvoûtées, semblantvouloir fairedesoncorpsun rempartauxcritiquesdesonami.

—Pardon,rétorqua-t-elleavecaigreur.—Cen’estpasàmoiqu’ilfautprésenterdesexcuses,maisàelle,précisal’hommeendésignant

Clairedumenton.S’appuyantdesesdeuxmainsparcheminéessurlepommeausculptédesacannenoireetlisse,ilse

penchatrèslégèrementenavantetditàClaire,commes’illuiconfiaitlàleplusgranddessecrets:— Ne faites pas attention. Blanche est aigrie depuis l’époque où, à l’école primaire, Michaels

FunniganluiapréféréRachelWhitepourjouerdanslacour.Quantàvous,jeunefille,nelaissezpasle

fossésecreuserentrevotremarietvous.Unenfantméritedegrandirentourédesonpapaetdesamaman.—Billy Joe Ryan, te voilà devenu bien philosophe, vieux sénile ! lui assena Blanche d’un ton

mauvais.—Bill a raison,Blanche, intervintun troisième larron.Laissedonccettepetite tranquille.Tune

voispasqu’elleestperdue?Qu’ellenesaitplusoùelleenest?Ilsetutquelquessecondesavantd’ajouterd’untondocte:—Tout lemondemérite une deuxième chance,mêmeunmari.Vous verrez, vous ne pourrez que

vousféliciterderetournerauprèsdelui.Lasolitude,çan’estbonpourpersonne.Claireregardal’homme,dontlevisageluiparaissaitfamilier.Elleserappelasoudainl’avoirvuà

lacérémoniedemariage.Ils ne se connaissaient pas. Pourquoi, dans ce cas, semblait-il avoir à cœur qu’elle pardonne à

Levi?Qu’est-cequecelapeutbienluifaire?,sedemanda-t-elle,intriguée.Maiselleenavaitassezquedesinconnussepermettentdedisséquerainsisavieprivée.N’avaient-

ilsdoncriendemieuxàfairequederesterassislà,surcebanc,àl’abreuverdeconseilsdontellen’avaitcure?

—Mieux vaut vivre seul quemal accompagné, renchérit un quatrième vieillard qui semblait dumêmeâgequeBlanche.

Claireaccueillitcederniercommentaireavechorreur.Chacundanscettevillesedevaitdoncd’avoiruneopinionsursafaçondegérersavieprivéeavec

Levi?Cesindiscrétionsluidonnaientenviedefuiràtoutesjambesmais,soucieusedeleurclouerlebec,

elleleurfitface,prêteàendécoudre.—Monmariagevousintéressedoncàcepoint-là?Vousn’avezpasd’autressujetsdeconversation

pluspalpitants?—Avraidire,ilsn’enontquedeux:letempsqu’ilfaitetvosproblèmesdecouple,s’élevaune

voixgrave,danssondos.Focaliséecommeellel’étaitsurlesquatrepersonnesquicommentaientsavieprivéesurlaplace

publique,ellen’avaitpasentendul’hommes’approcher.Elleseretournabrutalement,heurtantlesjambesdel’inconnuaveclapoussettedeBekka.— Je suis vraiment confuse, s’excusa-t-elle avant d’ajouter pour sa défense :Mais vousm’avez

surprise.— Ce n’était pas mon intention. Je m’appelle Russ Campbell, se présenta l’homme. Je suis

inspecteurdepolice.Aussitôt,aucombledelacuriosité,lesquatreoccupantsdubancsepenchèrentenavantdansunbel

ensemble,biendécidésànepasperdreunemiettedecequiallaitsedire.—Verriez-vousuninconvénientàcequenousnouséloignionsunpeu?demandaRuss.J’aimerais

vousposerquelquesquestions.Pourquelleraisonunofficierdepolicesouhaiterait-illuiparler?Ilnepouvaits’agirquedeLevi

puisqu’ellesavaitn’avoircommisaucunacterépréhensible.—Quelgenredequestions?s’enquit-elle.Ducoindel’œil,ellevitlesquatrecurieuxsepencherencoreunpeuplus,aurisquedetomber,face

contreterre.—Dugenrequelespersonnesiciprésentesn’ontpasàentendre,répliqua-t-ilavecsagesse.—Ohvoussavez,apparemment,ilssaventdéjàtoutdemoi,ironisa-t-elle.— Je ne crois pas, non, rétorqua Russ. Et puis, ce que j’ai à vous dire doit rester strictement

confidentiel.

Cethommefaisaitbiendesmystères.—Danscecas,allons-y. J’espèrequevousn’enavezpaspour trop longtempsparceque je suis

pressée.Enfait,jeséjourneàStricklandBoardingHouse,lapensiondefamillequedirigentmesgrands-parents,etjesuisattenduepourpréparerlerepas.

RussCampbellesquissaunpetitsourirequinemanquaitpasdecharme.—Jesaisquevousvivezlà-bas,répliqua-t-il.C’estlàquejem’apprêtaisàmerendrelorsqueje

vousaivueauxprisesaveccespipelettes.—Sijecomprendsbien,vousn’étiezpaslàparhasard.—Non,eneffet.Elletournaledosaupetitgroupequisetenaittoujourspenchéenavant,l’oreilleauxaguets.—Vouspourriezmeraccompagnerjusquechezmoi,proposa-t-elleenbaissantlavoix.Ainsi,nous

parlerionsenchemin.Russs’assuraquelesquatreindiscretsn’allaientpaslessuivreavantd’acquiescer:—C’estparfait.Sansmêmedaignersaluerlesquatrevieillards,ellesemitenmarche,poussantsonlandaudevant

elleetsuiviedupolicier.—Enquoipuis-jevousaider?s’enquit-elle,unefoisàl’abridesoreillesindiscrètes.—Aucoursde la réceptiondumariageauquelvous-mêmeetvotremariavezassisté le4 juillet,

auriez-vousremarquéquelquechosed’anormal?Voilàbienunequestionàlaquelleellenes’attendaitpas.—Quelquechosed’anormal,répéta-t-elleenfouillantsamémoire.Quepouvait-ilbiensepasserd’anormalaucoursd’unebanaleréceptiondemariage?Rien,sil’onexceptaitl’habituelleivresseliéeàcegenredesoirée.Cesoir-là,lesinvitésfêtaient

nonseulementunmariagemaisaussile4Juillet,jourdelafêtedel’Indépendance,cequiavaitdonnéàcertainsunebonneraisondelâcherprise.

—Oui,insistaRuss.Rien,danslecomportementdecertainespersonnesnevousaparususpect?Elleeutbeauchercher,ellenetrouvarien.—Non,jenecroispas.—Alors, je vaismemontrer plus précis.Vous n’auriez pas surpris quelqu’un en train de verser

quelquechosedanslesverresoucarrémentdansleboldepunch?Sielleavait remarquécegenredecomportement,elleauraitavertiLeviou,plus tard,songrand-

père.Maisnon,ellen’avaitrienvudetel.—Non,répondit-elle,catégorique.Cet homme n’allait tout de même pas s’imaginer qu’elle lui cacherait quelque chose d’aussi

énorme?—J’enauraisparlésij’avaisététémoind’unescènepareille,sedéfendit-elle.Maispourquoiune

tellequestion?Voussoupçonnezquelqu’und’avoirmisdeladroguedanslesboissons?Lesmotspénétrèrentsonespritenmêmetempsqu’ellelesprononçait.Qu’un inconnuveuille droguerdesgens à leur insu, c’était impensablemais également inquiétant

pourunepetitevillecommeRustCreekFalls.Russluiréponditparuneautreinterrogation.—Repensezunpeuàcettenuit-là.Pensez-vousquequelqu’unauraitpuavoiruneraisondeglisser

deladroguedansvotreverre?Elleclignaplusieursfoisdesyeux,complètementperdue.—Dansmonverre?Pourquelleraisonquelqu’unauraitbienpuvouloirmedroguer?Iln’yavaiteneffetaucune raisonàcela.Ellene représentaitunemenacepourpersonneetnese

connaissaitaucunennemi.

—Toutcequejepeuxvousdire,c’estquemonmarietmoiavionsprévudepasserlanuitchezmesgrands-parents,aussitôtlaréceptionterminée.

—Pourtant,pointaRoss,cen’estpasainsiqueleschosessesontpassées.—Non,c’estexact,répondit-elleens’efforçantdegarderuntonneutre.Leviadécidéderejoindre

ungroupedejoueursdepoker.—Saconduitevousa-t-elleétonnée?lapressaencoreRuss.—Etonnée?répéta-t-elle,nesachanttropcequecethommecherchaitàluifairedire.Faisantmontred’unepatienceàtouteépreuve,Russreformulasaquestion.—Est-cedansleshabitudesdevotremaridejoueraupoker?—Enfait,non,c’étaitlapremièrefois.Enprononçantcesmots,ellepritconsciencedufaitqu’iln’étaiteneffetpasdansleshabitudesde

Levidel’abandonnertouteunenuit,commeill’avaitfait.Quelquechoseclochaitdanscecomportement,quiauraitdûl’alerteraulieudelamettreencolère.

—Pensez-vousquequelqu’unaitpuledrogueràsoninsu?—Etvous?luiretourna-t-il.— A vrai dire, je ne sais pas quoi penser, répondit-elle en toute franchise. Levi avait un

comportement toutà faitnormal.Jeveuxdirepar làqu’ilne titubaitpasouqu’iln’avaitpas l’attituded’un homme ivre ou sous l’emprise d’une drogue quelconque. Pour quelle raison quelqu’un aurait-ilvouluglisserdeladroguedanssonverre?

Russobservaquelquessecondesdesilence.Lui-mêmeessayaitdeclarifierunesituationqui,pourl’heure,demeuraituneénigme.

—Jenepensepasquevotremariaitétéspécialementvisé,finit-ilparrépondre.Jecroisplutôtquenotreinconnuvisaitpasmaldemonde.

—Maispourquelleraison?s’enquit-elle.Toutceciestinsensé!—C’estcequejechercheàcomprendre,répondit-il.Essayezdevoussouvenir.Lemoindredétail

qui,àvosyeux,sembleraitinsignifiant,pourraitserévélerd’uneimportancecapitale.Elleréfléchitunbrefinstant.—Maintenantquej’ypense…Cesoir-là,àuncertainmoment,jenemesuispassentiedansmon

assiette.Sanstenirvraimentl’alcool,jesuisquandmêmecapabledeboireunoudeuxverressansqu’ilsmemontentàlatête.

Visiblement,cedétailinterpellaRussquis’arrêtademarcherpoursetournerverselle.—Celaaétélecas?demanda-t-il.Toutd’uncoup,vousavezeul’impressiondesubirleseffetsde

l’ivresse?— Oui, admit-elle alors qu’elle revivait cette sensation très désagréable. Qu’est-ce que cela

signifie?Pourquoiquelqu’unaurait-ilcherchéàdroguercertainsinvités?Dansquelbut?Russsecoualatête.—Jen’aipasencore lesréponsesàcesquestions,admit-il.Mais je trouverai,ajouta-t-ilcomme

pourlui-même.

***

Cesoir-là,Clairebrûlaitd’impatiencedevoirLevirentrer.Alorsqu’elleaidaitGinaàpréparerlerepas,elleserepassaenbouclelasoiréedumariage,àla

recherched’unindicequipourraitlesmettre,RussCampbelletelle,surlavoie.Envain.Si l’on exceptait son malaise passager, elle s’était comportée normalement, tout comme Levi,

d’ailleurs.

Cedernierl’avaitdélaisséepourallerrejoindreungroupedejoueursdepoker,etalors?Labelleaffaire!Ilavaitagisansréfléchir,suruneimpulsion.Iln’yavaitvraimentpasdequoifouetterunchat.

Vraiment?luisoufflaunepetitevoixintérieure.Tuenessûre?Allons,cessedoncdeluitrouverdesexcuses.

Maissi,justement,Leviavaitdesexcuses?S’ilavaitétédroguéàsoninsu?Cela signifierait qu’il n’était pas lui-même ce soir-là et qu’elle ne pourrait pas le tenir pour

responsable d’un comportement auquel il ne l’avait pas habituée. Cela signifierait aussi qu’elle nepourraitpasleblâmeretque,même,elleluidevraitdesexcuses.

D’accord.Maisrestaienttouteslesautressoirées.Cellesqu’ellepassaitseuleàlamaisonparcequesonmari

étaitunbourreaude travail.Etpuis,quipouvait luiassurerqu’ellepouvait lui faireconfiance?Qu’ilassistaitbienàdesséminairesouàdesréunionsprofessionnelles,commeilleluiaffirmait?

La seule idée qu’il la trompe, qu’il puisse s’être lassé d’elle commença à faire son chemin, lapoussantàélaborerd’horriblesscénarios.

***

LorsqueLevifranchitleseuildeStricklandBoardingHousecesoir-là,ilétaitdéjàtard.Pourtant,ildécidadetentersachanceetdepasserparlachambredeClairepourallerembrassersafille.

Ilfrappadeuxcoupsdiscretssansobteniraucuneréponse.Ilinsista.Toujoursrien.Clairenesetrouvaitnidanslesalonnidanslacuisine.Ilyavaitjetéuncoupd’œilavantdemonter

àl’étage.Danscecas,oùpouvait-ellebienêtre?L’espace d’un bref instant, il caressa le fol espoir qu’elle soit rentrée chez eux, dans leur

appartementdeBozeman.Espoirquiréapparutlorsquelaportedemeurarésolumentcloseaprèsqu’ileutfrappéunetroisième

fois.Inutiledes’obstiner.IlallaittrouverGene.LevieilhommesauraitluidireoùsetrouvaientClaireet

Bekka.Maisalorsqu’ils’apprêtaitàpartir, ilentenditlebruitd’unecléquel’ontournaitdanslaserrure

puisvitlaportes’ouvrirsuruneClaireauvisagefermé.Elleaffichaclairementsadésapprobationenluifaisantunbarragedesoncorps,cequinelaissaità

Levi d’autre choix que de la pousser s’il voulait pénétrer à l’intérieur.Geste brutal dont il était bienincapable.

—UninspecteurdunomdeCampbellveutteparler,annonça-t-elled’untoncassant.Ellen’avaitpasesquissélemoindregeste,confirmantcequelelangagedesoncorpsluiavaitdéjà

clairementlaissécomprendre:iln’étaitpaslebienvenusurceterritoireprivé.—Campbell,dis-tu?Cenomnemeditrien.Dequoiveut-ilmeparler?Illavitseredressersansdoutepourrenforcerlabarrièrequ’elleavaitdéjàérigéeentreelleetlui.—Delasoiréederéceptiondumariage.—Etqu’attend-ildemoi?insista-t-il.Ellelefixaunbrefinstantensilence,semblanthésiteràpoursuivre.—Ilveutsavoirsituasétédroguéaucoursdelasoirée,finit-elleparrépondre.—Drogué!s’exclama-t-il.Tuveuxdirequ’ilpensequejemedrogue?Tusaisbienquecen’est

paslecas.Mais la confirmation qu’il attendait tardait à venir. Pourquoi ne confirmait-elle donc pas qu’elle

savaitqu’iln’avaitjamaisprisetneprendraitjamaisdesubstancesillicites?Qu’ilétaitbientropresponsablepours’adonneràpareilvice?

FaceaumutismeobstinédeClaire,ilsecrutobligédesedéfendreaveccesmotspuérils:—Que jemeure sur-le-champ si jemens !Moi qui ne dépasse jamais la quantité recommandée

d’aspirine,tumevoisunpeuprendredeladrogue?Elleleconsidéraunlongmomentensilence,semblantpeserlesmotsqu’elles’apprêtaitàdire.—Non,biensûrquenon,finit-elleparrépondre.Maisenrevanche,iln’estpasexcluquequelqu’un

t’aitdroguésansquetut’enrendescompte.Elle inclina la tête sur le côté, comme si un angle différent pouvait lui donner une meilleure

perspective.—Pourlemoment,personnenesaitrien,ajouta-t-elled’untonradouci.Niquiaétédroguénipar

qui.Essaiedetesouvenir,lepressa-t-elleenreprenantlesmotsdeRussCampbell.Commenttesentais-tu,cesoir-là,lorsquetuasquittélaréception?

Ilfouilladanssamémoire,cherchantsansdouteàsereplongerdansl’ambiancedecettesoirée.—Abienyréfléchir,aumomentdepartir,jemesentaisàlafoisnerveuxettrèsexcité.Celapouvaitparaîtredérisoiremaisc’étaittoutcedontilsesouvenait.— Ce que je peux dire avec certitude, en revanche, ajouta-t-il, c’est que j’étais très impatient

d’allerjoueraupoker.Claireplissalesyeux.—Ehbienvoilà,tul’asdit,luireprocha-t-elled’untonaccusateur.Tuétaisimpatientd’allerjouer

aupokermaispasdeteretrouverseulavecmoi.Bonsang,ellerecommençaitaveccessalades!—Jen’aijamaisditunechosepareille,sedéfendit-il.—C’estexactementcequetuviensdedire.Surcesmots,ellelerepoussaviolemmentetluiclaqualaporteaunez.—Bonnenuit!l’entendit-ilcrier.

-8-

Elleavaitrecommencé,songeaitLevi,abattuauplushautpoint.Encoreunefois,Clairel’avaitmisàlaporte.

Alors qu’il les pensait, elle et lui, en train d’avancer doucement vers une réconciliation !Malheureusement, en l’espace de quelques minutes à peine, elle avait réduit à néant tout espoir depacification.

Lascèneavaiteulieudeuxjoursplustôtet,àsongranddésespoir,ilnesavaittoujourspasquelleattitudeadopterpourtenterdereprendreaupointoùilsenétaientavantqu’ellenesefermedenouveauàtouteformedecommunication.

Naïvement,ilavaitcruqu’avecletempselleallaitcomprendrequelesraisonsqu’elleavaiteuesdelui en vouloir ne tenaient pas vraiment la route. Qu’ils parviendraient à retrouver l’équilibre qui lesunissaitavantlefiascodecettemauditesoirée.

Parmalheur,ilnepouvaitqueconstaterquesonoptimismel’avaittrompé.Désormais,iln’étaitpassûrque,mêmeensetraînantàsespieds,elleaccepteraitdeluipardonner.

Luipardonnerquoi,d’ailleurs?Unefautequ’iln’avaitpascommise.Il était si désespéré qu’il aurait donné n’importe quoi pour les retrouver, elle et Bekka. Mais

comment l’approcherpour tenterde la ramenerà la raisonquandelle semuraitderrièredesbarrièresaussisolides?

Elleluimanquaittant!Tout comme lui manquaient leur vie de famille et le réconfort que lui procurait leur routine

quotidienne.Maisau fildecesdeux joursetmalgrésesefforts incessants la situation, loindes’améliorer,ne

faisaitqu’empirer.Chaque fois qu’il croisait Claire, elle détournait la tête, lui donnant à penser que sa simple vue

suscitaitenelleunesouffrancequ’ellen’étaitpasenmesuredesupporter.Ildevaitpourtantbienyavoirquelquechoseàfairepoursortirdecetteimpassedanslaquelleils

étaientembourbésdepuissilongtempsmaintenant.Maisquoi?Depuislematin,etalorsqu’ilaccueillaitsesclients,unsouriredebienvenueplaquéauxlèvres,il

seposaitlaquestion.Jusque-là,iln’avaitpastrouvéderéponse.Illuiétaittrèsdifficiledeseconcentrersursontravailquandsespenséesdérivaientsanscessevers

Claire.Pourtant,iln’avaitpaslechoix.Illuifallaitcontinueràsourire,àfairesemblant.D’ailleurs,cettedisciplinequ’ils’imposaitl’aidaitàtenirlecoupetànepass’effondrer.

Enoutre,iln’avaitpasvraimentlechoix.Fraîchementpromu,ilnepouvaitfaillirdanslamissionqu’onluiavaitconfiéesansprendrelerisquedesevoir,làaussi,mettreàlaporte.

Ils’étaitdonnésanscompterpourarriverlàoùilenétait,n’épargnantnisontempsnisonénergie.Aussiétait-ilhorsdequestionquequiconqueluiravissesonposte.

Sans compter que c’était sa seule source de revenus et que, si par malheur il se retrouvait auchômage,iln’auraitplusaucunechancederécupérersafemmeetsafille.

Allons,ressaisis-toi,s’intima-t-ilensouriantdeplusbelle.Cen’estpaslemomentdeflancher.Son regard erra sur les quelques clients qui flânaient entre les allées, lorgnant lesmeubles qu’il

avaitprissoindemettreenscènedemanièreàattirerleregard.Illeslaissaittranquilles,sachantquerienn’étaitpirepourunclientquedesesentirpersécutépar

unvendeurzéléquisepermettraitdescommentairesincessantsqu’onneluidemandaitpas.Aucoursdelaformationqu’ilavaitsuivieplusieursannéesauparavant,onluiavaitenseigné,entre

autres,différentestechniquesdevente.S’ilyenavaitunequ’ilavaitbienretenue,c’étaitquelesclientsappréciaient d’avoir le champ libre et de pouvoir passer d’un îlot à un autre à leur guise, sans êtreimportunés.

Sesannéesd’expérienceluiavaientdonnéraison:lorsqu’unvisiteuravaitbesoind’êtrerenseigné,iln’hésitaitpasàsemettrelui-mêmeenquêteduvendeursusceptibledel’aider.

AussiLevidevait-ilsurtoutseteniràleurdisposition.SiseulementilpouvaitenallerdemêmeavecClaire!Maiscelle-ciétaitbeaucouppluscomplexe

quelesgensvenuslàpouruneraisonprécise.Imprévisible, elle pouvait à toutmoment surgir là où on ne l’attendait pas. Après quatre années

passéesavecelle,ilnesavaittoujourspascequ’ellepouvaitbienpenseroucequ’elleétaitcapabledefaire.

Saseulecertitude,c’étaitqu’ildevaitlafairerevenirsursadécisionpourqu’ilsreprennentleurvielàoùellel’avaitinterrompue.

Parquelmoyen?Iln’ensavaitencorerien,maisilsefaisaitfortdetrouver.La sonnerie de son téléphone portable mit brusquement fin aux pensées dans lesquelles il était

plongé.Ilsortitl’appareildesapocheetlutlenomquis’étaitinscritsurl’écran.—Commentvas-tu?luidemandaunevoixféminine.L’espaced’unbrefinstant,iltrouvalavoixfamilièredesamèreréconfortante.Dommagequ’ilne

soitpluslepetitgarçonquesamamanpouvaitrassurerd’unmot!—Pasterrible,admit-ilhonnêtement.J’aibienpeurqueçanesoitfinientreClaireetmoi.Une longue pause accueillit cette annonce, durant laquelle sa mère mûrissait probablement la

réponseàdonner.—Celanetientqu’àtoiqu’ilenailleautrement,finit-ellepardéclarerd’untontranchant.Aquoibontenterdeluifairecomprendrequ’ilnel’avaitpasattenduepourremuercieletterremais

que,malheureusement,sestentativesrestaientvaines?—Cen’estpassisimple,maman,éluda-t-il.—Cen’estpasnonplussicompliqué,rétorquaLucyWyattaveclebonsensquilacaractérisait.Ce

quiestessentiel,mongarçon,c’estquetut’autorisesunpeuàêtreheureux.Etêtreheureux,cen’estpaspassertoutsontempsàtravailler.C’estaussiprofiterdecequelavienousoffre.

Ilnes’étonnapasdudiscoursdesamère.Depuisdesannées,elles’inquiétaitdelevoirconsacrerautantdetempsàsacarrièreprofessionnelle.

—Jenepassepastoutmontempsàtravailler,protesta-t-ilsansgrandeconviction.

— Je te connais assez pour savoir que, malheureusement, j’ai raison. Cependant, j’ai bienconscienced’avoirmapartderesponsabilitélà-dedans.J’auraisdûrefuserquetuarrêteslelycéepourtravailler.Tuassacrifiédesétudesauxquellestuavaisdroitpournousaider,tesfrèresetmoi.

Elles’interrompit,poussantunlongsoupirpleinderegrets.—Tuesunbongarçon,Levi, reprit-elle.Tes intentionsétaientnoblesmais,en tantquemère, je

n’aurais jamais dû accepter l’argent que tu me versais tous les mois. J’ai bradé ton enfance pourprivilégierma sécurité et, aujourd’hui, je le regrette. Comment unemère peut-elle consentir à de telssacrificesdelapartdesonenfant?

—Tu étais, et tu es, toujours unemamandignede ce nom, la rassura-t-il.Quant àmoi, de toutefaçon,jenemesentaispasl’âmed’unenfant.

—Parcequelavies’estchargéedetefairegrandirtropvite,répliqua-t-elled’unevoixétrangléed’émotion.Maiscommejeviensdeteledire,toutcelaétaitmafaute.Lorsquetonpèrem’aabandonnéeenmelaissantseuleavecmestroisenfants,jet’aiautorisé,defaçontacite,àm’aiderfinancièrement.J’aifermé les yeux sur ce que cela impliquait : de longues heures enchaîné à ton poste quand tes amispassaientunegrandepartiedeleurtempsàs’amuseretàprofiterdesplaisirsdelavie.Toi,tun’aspaseucettechancealorsquec’étaittondroitdet’amuseraulieud’allertrimerpournourrirtamère.

Ebranléparcetteconfession,ilrestaquelquessecondessilencieux.—Montourviendrabienassezvite,finit-ilpardired’untonqu’ilvoulaitléger.—Commentcela?Jenecomprendspas.—Tuconnais l’expression« retomberenenfance».Ehbien, lorsque je seraiunvieuxmonsieur

honorable,jemeconduiraicommel’enfantquejen’aipasété.Net’inquiètedoncpaspourça.—Alors,oùenes-tuavecClaire?Toujoursaussisusceptible?—Maman!gronda-t-ild’unevoixsourde.Ilnevoulaitpaslaissersamèremédiresurlafemmequ’ilaimait.— Désolée, s’empressa-t-elle de s’excuser, soucieuse de ne pas le froisser. Où en es-tu avec

Claire?Il s’assura de ne pouvoir être entendu de ses clients avant de répondre d’une voix teintée de

déception:—Disonsquejen’aipasbeaucoupavancé.—Veux-tuquej’ailleluiparler?offrit-elle.Cetteperspective,mêmesiellepartaitd’unbonsentiment,nel’enthousiasmaitguère.— Surtout pas ! rétorqua-t-il plus vivement qu’il n’aurait voulu. Excuse-moi,mamanmais, sans

vouloirt’offenser,jenetesenspastrèsobjective.—Tu te trompes,Levi. Je sauraismemontrerparfaitement impartiale car tout cequim’importe,

c’estquetusoisheureux.Tuesunebellepersonneet,mieuxquequiconque,tumériteslemeilleur.Nevasurtoutpascroirequej’enveuxàClaire.Maiscommeleseraittoutemèrequiaimesesenfants,jesuisbouleverséequ’ellenetetraitepasàtajustevaleur,ainsiquetuméritesdel’être.

Samèreavaittoujourstendanceàleplacersurunpiédestaletàl’idéaliser.Cequil’embarrassaitplusqueçaneleflattait.

—Maman,protesta-t-il,jesuisloind’êtreparfait.—Sansdoute,maisellenonplusn’estpasparfaite.Etpuis, ilnefautpasoublierqu’ilenvadu

bonheurd’unbébé.Bekkaabesoindedeuxparentsquis’aimentetquil’aimentpourêtreheureuse.Elles’interrompit,visiblementtropémuepourpoursuivre.—JenevoudraispasqueClairetedonnelemauvaisrôledanscettehistoire,voilàtout,précisa-t-

elled’unevoixmalassuréelorsqu’ellefutdenouveauenmesuredeparler.—Cen’estpaslecas,maman,jet’assure.Aussi,jetedemanderaisderesteràl’écartetdenepas

chercheràtemêlerdenosaffaires.Celanepourraitqu’envenimerlasituation.

Alacomprencreainsitouchée,ilregrettaamèrementdel’avoirtenueinforméedeschangementsquiétaientsurvenusdanssavie.Ils’étaitconfiéàelle,quelquesjoursplustôt,dansunmomentdefaiblesseoùils’étaitsentiparticulièrementvulnérable.

Maisilavaiteutort.—Etsij’allaistrouverlesparentsdeClairepourleurparler?suggéra-t-elleencore.Jepourrais

peut-êtrelesconvaincredefaireentendreraisonàleurfille.Cetteproposition,pasplusquelapremière,n’emportal’adhésiondeLeviquin’imaginaitquetrop

bienunescènedontlaseulepenséelefaisaitfrémir.—Maman,situtiensvraimentàm’aider,jevoudraisquetumepromettesdenepasinterférerdans

cettehistoire.—Jetelepromets,acquiesça-t-elle,situmeprometsdetoncôtédefairetouttonpossiblepourque

Claire revienneàdemeilleurs sentiments. Il faut absolumentque tu luiparles. Jeneveuxpasquemapetite-fillegrandissesanssonpère.Nisanssagrand-mèrepaternelle,d’ailleurs.

—Nous sommes bien d’accord,maman.Et je te garantis que ce ne sera pas le cas.Maintenant,j’aimeraisquetucessesdetefairedusouci.

— Comment veux-tu ? répliqua-t-elle. Je suis ta mère, et une mère s’inquiète pour ses enfants.Aussi,promets-moidem’appeleràlasecondeoùleschosesseserontarrangéesentreClaireettoi.

—Tupeuxcomptersurmoi,maman.Maismaintenant,jedoisraccrocher.Jesuisaumagasinetunclientsedirigejustementversmoi.Ildoitavoirbesoindemonaide.

—Jetelaisse,monpetit,jetelaisse.Jenevoudraispastefaireraterunevente,commenta-t-elleavecunepointedefierté.J’espèrequetonpatronaconsciencedetavaleur,aumoins.

Il leva les yeux au ciel enmême tempsqu’il esquissait unpetit sourire indulgent.S’il la laissaitfaire,samèreseraitbiencapabledechanterseslouangespendantdesheures.

— Oui, maman, il sait. C’est bien pour cette raison qu’il m’a accordé une promotion. Je doisvraimentraccrochermaintenant,maman.Aurevoir.

Puis,sansluilaisserletempsderépliquer,ilmitfinàl’appel.Ilavaitmentidanslebutdecoupercourtàunediscussionqu’iljugeaitinutile.En effet, rienn’indiquait dans le regardou le comportement de ses visiteurs qu’ils étaient sur le

pointd’acheterquelquechose,oudeluidemanderunquelconquerenseignement.Samèreavaiteubeauluiaffirmerlecontraire, il restaitsur ladésagréableimpressionqu’ellene

pourraits’empêcherdesemêlerdesesaffaires.En croyant sans doute bien faire, mais cela n’empêchait pas qu’elle ne ferait qu’aggraver une

situationdéjàbiencompliquée.EtquediredeClaire,quiverraitd’un trèsmauvaisœil sabelle-mèreprendrefaitetcausepoursonfils?Aucunebelle-fillen’accepteraitjamaisunetelleintrusiondanssavieprivée.

Tandisqu’ilcontinuaitàsuivredesyeuxlesalléesetvenuesdesvisiteurs, ilsongeaquelaseulechoseàfaireétaitdeserendredisponible,autantqu’illepouvait,pourClaireetBekka.

Cesoir-là, il regagnalapensiondefamilleaussiépuiséquelessoirsprécédents.Chaquejour, letrajetjusqu’àRustCreekFallsluiparaissaitunpeupluslongetfastidieux.

Pourtant,lorsqu’ilarriva,ilnedérogeapasàlarègle:ilallatoutdroitfrapperàlaportedeClairedansl’espoirqu’ellel’autoriseraitenfinàvoirleurfilleetàl’embrasser.Dansunélanoptimiste,ilavaitmêmepoussélezèlejusqu’àacheterunbouquetdefleurs.

Asagrandesurprisemaisaussià sagrande joie,Claire luiouvrit aussitôtqu’il eut frappé.Quelbonheurdenepasseretrouverfaceàuneportedésespérémentclose!Prisdecourt,ilnesongeamêmepasàluitendrelesfleursqu’ilmaintintfermementserréesentresesdoigtscrispés.

Ce soir-là, elle portait un débardeur assez court pour laisser voir son nombril, ainsi qu’un shortfrangéquidévoilaitlargementseslonguesjambesfuselées,letoutnelaissantrienignorerdesescourbes

aussiharmonieusesquesexy.Elleétaitsibelle,siattirante,qu’ileneut lesoufflecoupéetrestabéatdevantelle, incapablede

proférerlemoindreson.Maislorsquesonregardremontajusqu’àsonvisagefermé,ilcompritquelapartieétaitloind’être

gagnée.—Tamèreaappelé,luiannonça-t-ellesuruntonquineprésageaitriendebon.Cesquatrepetitsmots,pourtantbienanodins,prirentunedimensiondémesurée.Ileutl’impression

quelemondes’écroulaitautourdelui.—Bonsang,grommela-t-il,anticipantdéjàlesravagesdecetteintervention.Jesuisdésolé,Claire.

Je lui avais pourtant demandé de ne pas se mêler de nos affaires, mais tu la connais. Elle n’en faittoujoursqu’àsatête.

—C’estsansdoutelaqualitéquejepréfèrecheztamère,commenta-t-elle,àsongrandétonnement.Elleobservaunbrefinstantdesilencepuisreprit:—Ellem’aditdeuxoutroispetiteschoses…—J’imagineçad’ici,marmonna-t-iltoutenredoutantlepire.Ecoute,quoiqu’ellet’aitdit,j’ensuis

vraimentdésolé.Avraidire,lorsquejel’aieueautéléphonecematin,jeluiaiformellementinterditdet’ennuyeravecça.Maiselleesttellementtêtue!Ellen’écoutejamaiscequ’onluidit.Etencoremoinscequ’ellen’apasenvied’entendre.

—Pourquoinem’as-tujamaisditquetun’étaispasalléàl’universitéparcequetutesentaisobligédelesaider,elleettesdeuxjeunesfrères?demanda-t-ellesansambages.

Ilhaussalesépaules,enmêmetempsqu’ilmaudissaitintérieurementsamère.Quelbesoinavait-elleeuderessortircettevieillehistoire?

Atouslescoups,Claireallaitpenserquesabelle-mèreavaittentédel’apitoyerenlefaisantpasserpourunmartyr,unpauvreadolescentqu’onavaitsacrifiépourunemauvaisecause.

—Parcequejen’enaijamaiseul’occasion,éluda-t-il.Ellegardalesilence,semblantméditercetteremarque.—Pourtant,lesoccasionsd’aborderlesujetnenousontpasmanqué,objecta-t-elle.Nousaurions

pu enparler à chaque fois que je rentrais de cours et que je te racontaismes journées passées sur lecampus.

Ilhaussalesépaules,dansungestequisevoulaitdésinvoltemaisquiétaitsurtoutdestinéàcachersonembarras.

—Jepensaisquecelan’avaitaucunintérêt,avança-t-il.Lavérité, c’étaitqu’il auraitdétestévoirde lapitiédans le regardde la femmequ’il aimait.Or

l’histoire d’un jeune homme forcé de renoncer à ses études pour aider la famille qu’un irresponsableavaitlaisséesurlecarreaun’auraitpasmanquéd’ensusciter.

Comment aurait-il pu lui faire comprendre que renoncer avait été pour lui la plus naturelle deschoses?Cerenoncement,c’étaitquelquechosequ’illeurdevait.

D’ailleurs,ilnes’étaitmêmepasposélaquestion:pourlui,prendrelaplacedecechefdefamilledéfaillantettenterderendrelavieplusfacileàsamèreetsesfrèresavaientétéuneévidence.

Toutcomme,entravaillantd’arrache-piedainsiqu’illefaisait,ilvoulaitrendrelavieplusfacileàsafemmeetàsafille.

—Claire,jesaisbienqu’ilesttard,reprit-il,soucieuxdechangerdesujet,maisj’espéraispouvoirpasserunpetitmomentavecBekka.Jenelaréveilleraipas,jetelepromets.Jevoudraisjustelavoirunpeu.

Ils’attendaitàunefindenon-recevoirmais,àsagrandesurprise,ellesemitàriretoutbas.—Tuasdelachance,dit-elle.Ellealesyeuxgrandsouvertsetnesemblepasavoirsommeil.Elles’interrompitpourleregarderdroitdanslesyeux.

—Acroirequ’elleattendaitlavenuedesonpapa,ajouta-t-elled’unevoixinfinimentdouce.Plutôthabituéàsessarcasmes,iln’enrevintpas.L’espoir,enfouiauplusprofonddelui,semità

renaîtreavecforce.—C’estvrai?Celanetedérangepas?—Pasdutout,répondit-elled’unevoixenfinapaisée.Vas-y.Commeellenevoulaitpasdormir,je

l’aiinstalléedanssonparc.C’estunebonnechosequenotrefillepasseunpeudetempsavecsonpapa,dit-elleaprèsunepause.

—Merci,murmura-t-il,aucombledel’émotion.Pourtant, il resta immobile et scruta son visage, cherchant à comprendre les raisons d’un tel

revirement.—Etsiturestaisavecnous?proposa-t-il,lecœuremplid’espoir.Ellehésitaavantdelancer:—Sij’étaistoi,jenebrûleraispaslesétapes.—Messagereçu,s’empressa-t-ilderépliquer.Faiscommesijen’avaisriendit.Jen’insisteraipas.

Promis.J’attendraiquecesoittoiquiviennesàmoi.Làaussi,lemessageétaitclair.—Tut’avancesunpeu,Levi,rétorqua-t-elle,detouteévidencesoucieusedesauverlaface.—Nousverronsbien,dit-ildansunsouffle.Nousverronsbien.Siellefeignitden’avoirpasentendu,ilfutcertainquecesmotsluiallèrentdroitaucœur.

-9-

—Ilsembleraitbienquetusoisobligéed’assurerseuleencuisine,aujourd’hui.CefutparcesmotsqueGenesaluaClairelorsqu’elleluiouvritlaportecematin-là.Tout naturellement, il était devenu la nounou officielle de Bekka, remplaçant sa petite-fille

lorsqu’elles’affairaitencuisinepouraiderGinaàpréparerlesrepasdespensionnaires.«C’estparfait, avait assuréMelba.Ainsi,nous faisonsd’unepierredeuxcoups.Toi, tu te rends

utileenapprenantàcuisineret tongrand-pèrefaitquelquechosedeses journéesens’occupantdesonarrière-petite-fille.»

—Ah,voilàmaprincesse!s’exclama-t-ilensedirigeanttoutdroitversleberceaudeBekka.Sansplusattendre,ilpritlebébéqui,ravie,seblottitcontreluietsemitàgazouiller.Claires’émerveilla,commeellelefaisaittoujours,devoirsonaïeuldevenirgâteuxaussitôtqu’ilse

retrouvait en présence de Bekka. D’un naturel plutôt réservé, il devenait alors le plus expansif deshommes.

Maisd’uncouplaréalitélarattrapa.Quevenait-ildeluiannoncer?—Queveux-tudirepar«assurerseule»,grand-père?s’enquit-elleavecunepointed’anxiété.—Ginaaappelécematinpourdirequ’elleétaitmaladeetqu’elleneviendraitpas.Tuvasdevoir

te débrouiller toute seule, expliqua-t-il, les yeux rivés sur Bekka qui semblait lui tenir une grandediscussion.

—Etquiestlaplusjoliedesprincesses?bêtifia-t-il.—Ginaestmalade?répétaClairedontl’angoissegrimpad’uncran.Commentcela?Ilfixasurelleunregardperplexe.—Commequelqu’unquiestmalade,répondit-il.Jenevoispascequejepourraisajouter.Elleadit

qu’elle ne viendrait pas et qu’elle te chargeait de préparer le petit déjeuner, le déjeuner et le dîner,commevousl’avezfaitjusque-làensemble.Voilà.Tucomprendsmieuxmaintenant?

Claire,quisentaitsesjambessedérobersouselle,n’eutqueletempsdeselaissertombersurlelit.—Oh!monDieu,murmura-t-elle.—Eh!Cen’estpassigrave,toutdemême,répliquaGene,soucieuxdedédramatiserlasituation.

D’ailleurs,tagrand-mèreaffirmequetufaisdutrèsbonboulot.Toujourstremblante,ellelevasursonaïeulunregardsceptique.—Grand-mèreneditjamais«boulot»,rectifia-t-elledanslebutmanifestedeluifairecomprendre

qu’ellen’étaitpasdupe.—D’accord.Ilsepeutqu’ellen’aitpasemployéexactementcemot.Maisquelleimportance?Le

principal,c’estqu’elleestcontentedetoietqu’ellesaitquetupeuxyarriver.Tulaconnais,quandelleaquelquechosesurlecœur,elleneprendpasdegantspourledire.

Maiscesparolesquisevoulaientrassurantesn’eurentaucuneffetsurClairequipersistaitàdouterd’elleetdesescapacités.

Mêmesilespensionnairesn’étaientpassinombreux,commentallait-ellefaireface,livréeàelle-mêmeetprivéedesdirectivesdeGina?

—Jenesaismêmepasparquoicommencer,selamenta-t-elle.—Quedirais-tudecommencerparterendredanslacuisine?lataquina-t-il.Jepensequeceserait

unbondébut.Puis,voyantsaminedéconfite,iljugeabond’ajouter:—Allez,viens.PrincesseBekkaetmoiallonst’accompagner.Elleexhalaunlongsoupiravantdesedécideràquitterl’abrirassurantdesachambreencompagnie

desongrand-pèreetdesafille.—J’ail’impressiondemerendreàl’échafaud,marmonna-t-ellealorsqu’ellefermaitlaporteàclé

derrièreelle.—Allons,ilfautquetureprennesunpeuconfianceentoi,l’encouragea-t-il.—Jesaisbien,maisj’aibeauessayer,jen’yarrivepas.Alorsqu’ilslongeaientlecouloirmenantàl’escalier,ilstombèrentsurLevisortantdesachambre.

Celui-ciportaituncostumegris clair etunechemisebleuequi laissaientpenserqu’il se rendait à sonbureau.

Ilremarquaaussitôtl’angoissequidevaitêtreinscritesursonvisage.—Quelquechosenevapas?s’enquit-ild’untonpleindesollicitude.Ellefut tentéedenier.Puiselleserappelaqu’avantd’avoirétémariet femmeilsavaientété les

meilleursamisdumonde.Danscecas,pourquoinepasseconfieràluicommeellelefaisaitàcetteépoque-là?—Grand-pèrevientdem’annoncerqueGinaestmaladeetquejedevraispréparerseulelestrois

repaspourtouslespensionnaires,lâcha-t-elled’untrait.—Tucommencesàavoirl’habitude,maintenant,répliqua-t-il.Iln’yapasdequoit’inquiéter.—Maisd’habitudejetravailleavecGina.Jen’aijamaistravailléseule.—Ginaestmalade,insistaGene.Leviladévisagea,àlarecherched’unindicequ’ilnetrouvamanifestementpas.—Jecomprends,dit-il.Maiscelafaitbiendeuxsemainesmaintenantquetutravaillesencuisine,

n’est-cepas?Certes,maisilyavaitunmondeentretravaillersousleregardbienveillantdequelqu’unquiavait

del’expérienceetselancerseuledansl’arènesansyavoirétépréparéeaupréalable.—Oui,mais…—Ginaest-ellesatisfaitedetonaide?lacoupa-t-il.Enguisederéponse,ellehaussalesépaulespourluisignifierqu’ellen’ensavaittroprien.—Jesuppose…—A-t-elleservilesplatsquetuavaiscuisinés?demandaLevi.—Oui,répondit-elleavecunepointedefierté.Leviluiposasurl’épauleunemainquisevoulaitréconfortante,tropheureuxdepouvoirreprendre

sonrôledemariattentif.—Alors,tun’aspasàt’inquiéter,affirma-t-ild’untoncatégorique.Malgrécesparolesréconfortantes,ellerestaitenproieàlaplusgrandeincertitude.—Jenesaispas…—Situveux,jepeuxresteravectoiett’aideràlancerlepetitdéjeuner,proposa-t-il.—C’estimpossible,souligna-t-elle.Ilestservide7h30à9h30etjeneteparlemêmepasdu

tempsnécessaireàlapréparation.

—Jesais,rétorqua-t-il.Elleenrestamédusée.—Celatemettraittropenretard,insista-t-elle.N’enas-tupasconscience?—J’enaiparfaitementconscience,répondit-il.Cethommen’étaitpassonmari,c’étaitimpossible.Levi,quiétaitmariéàsontravailplutôtqu’àsa

femme,n’auraitjamaispuluifaireunepropositionpareille!—Tuparlessérieusement?s’enquit-elle,dubitative.Tuaccepteraisd’êtreenretard,justepourme

donneruncoupdemain?Levin’étaitpasidiot.Ilavaitpleinementconsciencedecequ’ilrisquaits’iln’étaitpasprésentàl’ouverturedumagasin.—Tucomptesplusquemontravail,Claire,répliqua-t-ildansunélandesincéritéquinetrompait

pas.Ilpassatendrementunbrasautourdesesépaulesetajoutad’untonenjoué:—Allons-y.Ilesttempsdenousmettreauxfourneaux.Ainsi soutenue par la personne qui comptait le plus à ses yeux, elle se sentit plus forte. La

perspectivedeseretrouverseuleencuisineneluiparutsoudainplusaussiinsurmontable.—Çavaaller,décida-t-ellefermement.Jen’aipasbesoindetoi.Vavite,tuasunelonguerouteà

faire.Levihésita.Ilrestaenhautdesmarches,immobile.—Tuenessûre?Elleopina,unsourireauxlèvres.—Toutàfait.D’ailleurs,sij’avaisencorelemoindredoute,grand-mèresechargeraittrèsvitede

mefairechangerd’avis.Etpuis,grand-pèreettoiavezraison.Ellen’estpasdugenreàm’avoirconfiéquelquechosequineseraitpasàmaportée.

—Commetuvoudras.Peut-êtreàcesoir,alors.—Peut-être,répondit-elle.Ilallaitfranchirleseuillorsqu’ellel’interpella:—Levi?Unemainsurlapoignée,ilseretournalentementetlaregardadroitdanslesyeux.—Oui?—Merci.Elle vit alors fleurir sur ses lèvres un sourire qu’elle trouva irrésistible et qui lui rappela les

premiers joursde leurrencontre,quandLevinepouvaits’empêcherdemettre lesmainssurelleà toutboutdechampetqu’elletrouvaitceladélicieusementexcitant.

—Derien,fit-il.PuisiladressaunsignedetêteàGeneetquittalamaison.Son grand-père qui, jusque-là, s’était retenu d’intervenir dans l’échange, ne put s’empêcher plus

longtempsdeparler.—Tuveuxmonavis,Clairette?dit-il.Tonmariestungarsbien.—C’estvraiqueparfoisilmesurprendencore,renchérit-elle,pensive.—Sanscompterqu’ilestfoudetoi,souligna-t-il.Si elle comprenait bien où son grand-père voulait en venir, elle jugea cependant que lemoment

n’étaitpasopportund’entamerunediscussion.Cen’étaitnil’heure,nilelieud’essayerd’analyserlesraisonslesayantconduits,Levietelle,au

borddudivorce.

Pourl’heure,cequicomptait,c’étaitderéussirlamissionqu’onluiavaitconfiéeetdesatisfairelesclientsdel’établissement,commel’auraitfaitGina.

Elleinspiraungrandcoupetredressalesépaules,puiselleentradanslacuisine,biendéterminéeàsemontreràlahauteur,malgrésonappréhension.

—Merci,grand-père. Jevous retrouveaprès le service,Bekkaet toi.Enfin…si j’arriveàm’ensortir.

Genes’approchaetl’embrassatendrement.—Etsouviens-toi:commel’asoulignétonmariàjustetitre,tuvastrèsbient’ensortir.Cen’est

riend’autrequ’unpetitdéjeuneràpréparer.—J’essaieraidem’ensouvenir,murmura-t-ellecommepourelle-même,l’espritdéjàailleurs.GeneetLeviavaientraison.Depuis que Melba l’avait chargée d’aider en cuisine, elle avait préparé des dizaines de petits

déjeuners,elleavaitapprisàconfectionnerdupainperdu,despancakesàlaconfituredeframboisesetdesgaufresàlacrèmefouettée.

Quantauxdifférentescuissonsdesœufs,ellesn’avaientplusaucunsecretpourelle.Celadevraitlargementsuffirepourdébuter,songea-t-elleafindesedonnerducourage.Dansungestepleind’énergie,elleretroussasesmanchesetenfilasontablier.«Tuvas y arriver, s’intima-t-elle à voix haute. Jusque-là, tu n’as empoisonné personne, n’est-ce

pas?»Ellenoualesliensdesontablier,puiscommençaàcasserdesœufsdansunsaladier.

***

Alasecondeoùlemagasinfermasesportes,Leviseruaverssavoiture.Entre lemomentoùilvérifiaquelesystèmed’alarmeétaitbienenclenchéetceluioùilseglissa

derrièresonvolant,cinqminutesàpeines’étaientécoulées.Ilplaçaàcôtédelui,surlesiègepassager,lebouquetdefleursqu’ilavaitachetéunpeuplustôtdansl’après-midi.

Al’exceptiondecettebrèveescapade,ilavaittravaillésansrelâche,négligeantmêmedeprendresapause,de façonànepasempiéter sur l’heurede fermeture,cequi l’aurait retardépour regagnerRushCreekFalls.

Ces fleurs, il les avait achetées pour célébrer les débuts prometteurs de Claire ou bien, dansl’hypothèseoùleschosesseseraientrévéléescatastrophiques,pourlaconsoler.Ceseraitselon.

Ilavaitprissoindechoisirsesfleurspréférées.Desœilletsrosesetblancs.Unebrasséed’œilletsrosesetblancsqui,ill’espérait,ramèneraitlesouriresursonjolivisage.

CetteattentiondélicateavaitégalementpourbutdemontreràClairequenonseulementilétaitdesoncôtémaisqu’elleoccupaittoujourssespensées.

Cetteséparationluipesaittrop.Troplongue,tropdouloureuse,ellecommençaitmêmeàl’inquiéter.Ilavaitconscienceques’illaissaitlasituations’enliserunpeuplus,s’ilnefaisaitrienpourymettre

unterme,ellelesconduiraittoutdroitlàoùilnevoulaitpasaller.Versundivorce.Une fois déjà, il avait vécu la douleur d’avoir été abandonné par son père.Même s’il avait été

témoindelamésententechroniquequiexistaitentresesparents,iln’avaitpaspus’empêcherdevoirdanscetabandonquelquechosedepersonnel.

Longtemps,ilavaiteulesentimentqu’ilauraitpuempêchersonpèredequittersamaisonetavecellesafamille.Enemployantlesbonsmots,lesbonsarguments,ilauraitpuleretenir,cepèredontilsavaienttoustantbesoin!

Malheureusement,ilenavaitétéincapable.Iln’avaitrientrouvéàdireetsonpèreavaitdisparupourunedestinationqui,jusqu’àcejour,lui

était encore inconnue.Même samère n’en savait rien ou, si elle savait, n’en avait jamais rien laisséfiltrer.

Cetteplaie, encorevive, s’était rouverte lorsqueClaire l’avaitmis à la porte. Il avait revécu cemêmesentimentd’injusticeetd’impuissanceàlessavoir,elleetsonenfant,loindelui.

Maiscettefoisilavaitdécidédenepasresterpassifetd’agir.Ilavaitdécidédesebattre.Deresteroptimiste.Ilenallaitdelasurviedesoncouple.Mêmesi celane lui facilitait pas lavie, il était certaind’avoirpris labonnedécisionenvenant

s’installerchezlesStrickland.Enétantsurplace,enmettanttoutessesforcesettoutesonénergiedanscettebataille,ilmettaitdu

mêmecoupleschancesdesoncôtépourinverserlatendanceetregagnerl’amourdesafemme.Ragaillardi,ilbutd’untraitletripleexpressoqu’ilavaitemportéavecluipoursemainteniréveillé.Ils’enfélicitalorsque,unpeuplustard,etalorsqu’ilarrivaitenvuedelapension,iln’accusaitpas

lemoindresignedefatigue.Sonbouquetsouslebras,ilpénétradanslamaisonoùunedélicieuseodeurdepouletgrillévintlui

chatouiller les narines, et amena un sourire sur ses lèvres. Visiblement, les fleurs allaient servir àcélébrerunevictoire.

IlpassalatêteparlaportedelacuisinepourvoirsiClaires’ytrouvaittoujours.Leslieuxétaientdéserts.Puisilserenditdanslesalon,luiaussidéserté.Ellenepouvaitdoncêtrequ’àl’étage,danssachambre,avecleurfille.Le cœur battant commecelui d’un adolescent se rendant à sonpremier rendez-vous, il gravit les

marchesquatreàquatre.

-10-

AlagrandesurprisedeLevi,cenefutpasClairequivint luiouvrir laportedesachambremaisMelba.

—Oui?demandacelle-ci,sonregardnoirincendiairefixésurlui.De son corps replet, elle lui bloquait non seulement l’accès à la pièce mais elle l’empêchait

égalementdejeteruncoupd’œilàl’intérieur.Soucieuxderestercourtois,ilfitdesonmieuxpourcachersonimpatienceetsafrustration.—Jevoulaissavoircomments’étaitpassécegrandjourpourClaire,expliqua-t-il.Deréprobateur,leregarddeMelbasefitsceptique.—Ungrandjour?répéta-t-elle.Enquoiaujourd’huiseraitungrandjour?—Ehbien,parcequ’elleadûofficiertouteseuleencuisine,répondit-il.—Et…?—Etelleétaitinquiètedenepasyarriver,rétorqua-t-ilalorsquelamauvaisevolontéévidentede

Melbacommençaitàl’agacer.Jesuisdoncvenupourvoircommentelles’enétaittirée.—Trèsbien,réponditMelbaenhaussantlesépaulespoursignifierqueClairen’avaittoutdemême

pasréaliséunexploit.Malgrétout lerespectqu’ilavaitpourMelba, ilneputcacherpluslongtempsl’impatiencequi le

gagnait.—Pourriez-vousêtreplusprécise,Melba,s’ilvousplaît?demanda-t-il.Toutenparlantilcherchaàvoirpar-dessusl’épauledeMelbaqui,aussitôt,fitunpasenavantet

refermalaportederrièreelle.—Quevoulez-vousquejevousdise,mongarçon?s’enquit-elle,feignantdenepascomprendre.—Pouvez-vousmediresiClaires’enestbiensortie?Sielleestcontented’elle?Encoreunefois,Melbaneréponditpasàsaquestion.—Songrand-pèrel’aemmenéeaucinémaàKalispellpourfêterça,répondit-elle.Quepouvez-vous

enconclure?—Ilssontallésaucinéma?répéta-t-ilunpeubêtement,sidéréparcetteréponse.Audébutdeleurrencontre,Claireetluiyallaientrégulièrement.Ilsaimaienttouslesdeuxlesfilms

d’action,ceuxquilesmaintenaientenhaleinejusqu’àladernièreminute.L’arrivéedeBekkadansleurvieavaitnonseulementmarquéledébutdepasmalderenoncements

maiselleavaitégalementétéledébutdesonambitiondévoranteetdetoutcequecelaimpliquait.Ilavaitfaitlesmauvaischoixpourdebonnesraisons.—C’estbiencequej’aidit,confirmaMelba.—Ilssontdéjàpartis?s’enquit-il.

—Oui.—Non,noussommesencorelà,s’élevalavoixdeGene,derrièrelui.Clairem’aidaitàfairemon

nœuddecravate.Unhommesedoitdesoignersatenuelorsqu’ilsortavecunejoliefemme.Maiscen’estpasàtoiquejevaisexpliquercela,n’est-cepas?

Genesedéplaçalégèrement,demanièreàavoirenmêmetempsLevietClairedanssonchampdevision.

Melbasemblaitfulminer.— Dis-moi, ma chérie, reprit Gene à l’adresse de Claire, s’il est vrai que j’aurais adoré

t’accompagneraucinéma,iln’enestpasmoinsvraiquejesuisunvieilhommecapabledes’endormirenpleineséance.Iltefaudraitquelqu’undeplusjeunequemoi,quelqu’unavecquitupourraiséchangertesimpressions.

—Cen’estpasgrave,grand-père,nousn’ironspas,répliquaClaire.Cen’estpasuneobligation,tusais.

Elleluisourit,cherchantmanifestementàcachersadéception,carelledevaitsefaireunejoiedecettesortie.

—Non,non,j’insiste,s’obstinaGenedontleregardvintalorsseposersurLevi.Voyantoùlevieilhommevoulaitenvenir,ilavaitprislepartidenepasintervenir.—Levi,puis-jetemettreàcontribution?s’enquitGene.Jevoudraisquemapetite-fillepasseune

bonnesoirée.Ellel’abienmérité.—Eugene,grondaMelbad’untonmenaçantquilaissaitprésagerdesreprésaillesimminentes.—Biensûr,Gene,s’empressad’accepterLevi.EtlesouriredeGene,aulieudesedissiper,nefitques’élargirunpeuplus.—Je savaisbienque jepouvais compter sur toi,mongarçon.Allez, c’est entendu !Etbien sûr,

c’estmoiquiinvite.Ilsortitdesapochedeuxbilletsqu’illuifourradanslamain.—J’insiste,ajouta-t-ilalorsqueLeviouvraitlabouchepourprotester.Etmaintenant,pressez-vous

unpeu,lesenfants,sinonvousallezêtreenretard.Claireteraconterasajournéedurantletrajet.Joignantlegesteàlaparole,ilpoussagentimentlecoupleverslasortie.—Ilfautquenousparlions,Gene,grommelaMelba.—Amusez-vousbien,leurlançaGene,feignantdenepasavoirentendu.Jecomptesurvous,n’est-

cepas?Il les accompagna jusqu’au bout du couloir tandis que leur parvenaient les récriminations de sa

femme.— Quel film avez-vous envie de voir ? s’enquit Gene alors qu’il leur emboîtait le pas dans

l’escalier.—Le Grand Bill, répondit Claire sans hésiter. Un vieux western avec Gary Cooper et Loretta

Young.Grand-père,ajouta-t-elle,cen’estvraimentpaslapeinedefaireunechosepareille,tusais.CesmotsheurtèrentLevi:Clairerechignaitàpasserunesoiréeentêteàtêteaveclui.Piquéauvif, ildécidaque lemomentétaitvenudeneplussevoiler la faceenattendantque les

chosess’arrangentd’elles-mêmes.SiClairenesouhaitaitpaspassercettesoiréeensacompagnie,soit.Ilrespecteraitsavolonté.Enrevanche,elledevaitl’exprimerclairement.

—Dois-je comprendreque tu refusesd’aller aucinémaavecmoi ?demanda-t-il en la regardantdroitdanslesyeux.

—Non,pasdutout,répondit-elleavecunaccentdesincéritéquinetrompaitpas.Cesmotsluiprocurèrentunintensesoulagementquil’encourageaàpoursuivresursalancée.—Danscecas,allons-y.—Maistoi,Levi,tuenasvraimentenvie?

—Bienplusquetunepeuxl’imaginer,répondit-il.Maispourquoiunetellequestion?—Parcequej’aieul’impressionquegrand-pèret’aunpeuforcélamain.—Tutetrompes,Claire.Tuterappelles?Nousallionsrégulièrementaucinémalorsquenousnous

sommesrencontrés.Nousenavonsvudesfilms!UnsourirenostalgiquevintflottersurleslèvresdeClaire.—Jem’ensouviens,oui.J’ail’impressionquecelaremonteàuneéternité.—Pourtant,cen’estpassivieux.Illuiavaitditceladanslebutdelarassurer,deluifairecomprendrequerienn’étaitperduetqu’il

entendaitleregretquiperçaitderrièrecesparolesanodines.—Etsicelanetedérangepasdem’accompagner,alorssachequecelamerendratrèsheureux.—Danscecas, jeserais raviequenousyallionsensemble,affirma-t-elleen luioffrantsonplus

beausourire.LecœurdeLevisemitàbattreplusfort,emplid’espoir.—J’allais oublier ! se souvint-il en lui tendant le bouquet qu’il tenait toujours à lamain.Tiens,

c’estpourtoi.Visiblementémue,elleabaissalesyeuxsursesfleurspréférées.—Desœillets…,murmura-t-elle,aucomblede l’émotion.Tun’aspasoublié. Jevais lesmettre

dansl’eau.Attends-moilà,j’enaipouruneminute.Maisavantdeseprécipitervers lacuisine,elles’approchade luieteffleurasa joued’unbaiser

léger.—Merci.Puiselles’esquivaavantderevenirmoinsdecinqminutesplustard.—Voilà,jesuisprête,annonça-t-elled’unevoixenjouée.—Alors,nouspouvonsyaller,répliqua-t-il,toutaussienthousiaste.Ilplaçaunemaindanslecreuxdesesreins,commeilaimaitàlefaire,etlaconduisitainsijusqu’à

lafourgonnettedefonctionquiluiservaitdevéhicule.—Cen’estpaslegrandluxe,s’excusa-t-ilalorsqu’illuiouvraitlaportièreducôtépassager.—Unesimplefourgonnettepourl’unpeutdevenirunemerveilleuseberlinepourquelqu’und’autre,

objecta-t-elletandisqu’elles’installaitdanssonsiège.Ilrefermadoucementlaportière,puisallaseglisserderrièrelevolant.—Sais-tudansquellesallesejouecefilm?luidemanda-t-ellequandileutbouclésaceinturede

sécurité.— A Kalispell, répondit-il, se souvenant de ce que lui avait annoncé Melba. J’imagine que je

retrouverai laroute.Contrairementàcequetuasdit,celanefaitpassi longtempsquenousysommesallés.

—Celafaitplusd’unan,Levi,rétorqua-t-elle.Ilmitlaclédanslecontactetfittournerlemoteur.—C’estparti!annonça-t-iljoyeusement.Il l’écoutait lui indiquer le chemin, heureux comme il ne l’avait pas été depuis trop longtemps.

L’escapadeseraitdecourtedurée,certes,maisilentendaitbiens’engouffrerdanslabrèchepourmettredesoncôtétoutesleschancesdesauverleurmariage.

Oui,toutespoirn’étaitpasperdu.Deuxheuresetdemieplustard,ilssortaientdelasalledecinémaausondelamusiquedugénérique

defin.Ilssedirigèrenttoutdroitversleurvoiture,garéeàquelquetroiscentsmètresdelà.Au moment où ils traversaient la rue, Claire trébucha sur quelque chose qui la déséquilibra et

manquadelafairetomber.Aussitôt,Levilarattrapaparlebras,luiévitantainsidechuter.Lorsqu’illasentitdenouveaustable,ilenserrasatailled’unbras.

—Çava?s’enquit-iltoutencherchantlaréponsesursonvisage.—Çava,répondit-elle.Sil’onexceptemafiertéquivientd’enprendreuncoup.—Tudevraisteteniràmoijusqu’àcequenousayonsatteintlafourgonnette.Ceseraitplusprudent.Etsansattendresaréponseilpritsonbrasetlepassasouslesien.Leviavaitbeauêtreanimédebonnesintentions,ellepritnéanmoinsombragedecegesteprotecteur

quilaramenaitàl’enfance.—Jenesuispasimpotente,s’insurgea-t-elle.—Loindemoicetteidée!s’empressa-t-ilderépliquer.Iln’empêchequecettevoieesttrufféede

caillouxetqu’onnevoit strictement rien.Enplus, j’oseàpeine imaginer l’accueilqueme réserveraitMelbasijeluiramenaissapetite-filleestropiée.Elleseraitbiencapabledem’écorchervif!

Elleéclataderire.—Grand-pèrenelalaisseraitpasfaire,affirma-t-elle.Iltientbeaucouptropàtoi.—Aucasoùtunel’auraispasremarqué,c’estquandmêmeellequidictesaloi,commenta-t-il.Et

toutsonentouragelacraint.—Moi,ellenemefaitpaspeur,répliqua-t-elle.Levisegardadetoutcommentaire,mêmes’ilparaissaitsceptique.—Pasdutout,même,ajouta-t-ellecrânement.—Elleabeauêtrepetite,elleeffraieraitunrégiment,insista-t-il.—Elleavécuavecunmarietquatrefils,ladéfendit-elle.Ilabienfalluqu’elles’impose,sansquoi

ellen’auraitjamaiseusonmotàdire.—Situveuxmonavis,elleabienréussi.Puis,sansqu’ellesachepourquoi,unsilencepesants’installaentreeux.LevisortitlavoituredelaplacedeparkingoùelleétaitgaréeetilpritladirectiondeStrickland

BoardingHouse.—Cettesoiréenousrappelleraitpresquelebonvieuxtemps,tunetrouvespas?demanda-t-ilenfin.Elleneréponditpastoutdesuite.—Presque,tul’asdit,finit-elleparmurmurer.—Noussortionstouslesweek-ends.Tuterappelles?lança-t-il.Enguisederéponse,ellepoussaunlongsoupirpleindenostalgie.—Oui,trèsbien,avoua-t-elle.Maisilfautdirequenousétionsplusjeunes.Commesicetteprécisionjustifiaitàelleseulelafindecesjolismoments.—Tuexagères.Nousn’étionspasbeaucoupplusjeunesqu’aujourd’hui.Elle fut tentéede renoncerà leconvaincre,maisuneboufféede ressentiment refit surface,qui la

poussaàajouter:—Surtout,nousn’avionspasencoreBekka.—Ilestvraiquedevenirparentschangequelquepeuladonne,approuva-t-il.Car pour lui les choses étaient sans doute simples et suivaient une logique implacable : on ne

pouvaitchangercequinepouvaitl’être.Sanscompterqu’iladoraitêtrepère.Unsilencedeplombs’ensuivitqu’ilfutlepremieràrompre.—Pourquoileschosessont-ellesdevenuessicompliquéesentrenous?demanda-t-il,commepour

lui-même.—Parcequenousavonseuunenfant,répondit-elle.—L’arrivéed’unenfant au seind’un foyer est censée rendreunevieheureuse, rétorqua-t-il.Pas

conduireàuneséparation.Ilexistedesfamillesdetrois,quatre,voirecinqenfants.Commentfontleursparents?

—Cinqenfants,c’estexceptionnel.Surtoutdenosjours.—Peut-êtremaisçaexiste.Commentfont-ils?insista-t-il.

Elle ferma les yeux, cherchant comment éviter la dispute. Elle n’avait pas envie de gâcher cettejournéequi,jusque-là,s’étaitrévéléeparfaiteentoutpoint.

—Jel’ignore,Levi,dit-ellesimplement.J’ignorecommentfontcesfemmes.—Jeneparlepasdesfemmes,précisa-t-il.Jeparledesdeuxparents.Ellesetournaàdemipourleregarder,biendécidéeàimposersonpointdevue.—Pourtant,dansquatre-vingt-dixpourcentdescas,cesont lesfemmesquiassument l’éducation

des enfants, commença-t-elle.Le père, s’il fait partie du paysage, ne voit pas beaucoup ses enfants, àmoinsqu’ilnesoitpèreaufoyermais,personnellement,jen’enconnaispas.Aussin’ont-ilsaucuneidéedeceàquoiressembleunejournéeentièrepasséeavecunbébéquinecessedehurleroudepleurer.

Contre touteattente,Levine réponditpas. Il semblaitmurédansunprofondsilencedurant lequelellescrutasonprofilquisedécoupaitdanslapénombre.

Avait-il seulementécoutécequ’ellevenaitdedire?Ou, s’il luiavaitprêtéattention,préférait-ilabandonnercesujetépineux?

—Tunedisrien,Levi?—Jeréfléchissais.—Aquoi?—Jemedisaisquenouspourrionsfaireunéchangependantdeuxoutroisjours.Elleledévisagea,perplexe.—Unéchangedequoi?s’enquit-elle.—Echangernosvies,répondit-il.Enadmettantquejetefassebénéficierd’uneformationintensive

et que mon patron soit d’accord, tu pourrais venir prendre ma place et moi, je pourrais essayer deprendrelatienneàlamaison,auprèsdeBekka.

Ellenotamentalementqu’ilavaitutilisélemot«essayer»pourparlerdesonactivitédemèreaufoyer.

Devait-elle lecroireouavait-il lancécette idéeen l’air, justepour luidonner l’impressionqu’ilétaitunmariattentifauxdésirsdesafemme?

Etpuis,pourquoifallait-ilqu’ellebénéficied’uneformationquandluiimaginaitseglisserdanssonrôledujouraulendemainsansquecelaluiposelemoindreproblèmed’adaptation?

—Tuvendsdesmeubles,dit-elle.Qu’ya-t-ildesidifficileàcela?—Jesuisledirecteur,rectifia-t-il,vexé.Cettefonctionimpliquebiend’autresresponsabilitésque

celles d’un simple vendeur. C’estmoi qui gère les salaires, qui dois faire face aux réclamations desclients ou à leurs exigences, qui doism’assurer que les visiteurs vont trouver chezmoi cequ’ils sontvenusychercher,bref,répondreàleursattentes.

Eneffet.Autrementdit, enne faisantqu’entrevoircequepouvait être lemétierde sonmari, elleétaitrestéebienendeçàdelaréalité.

—Peux-tum’endireplus?s’enquit-elle.—Ehbien, jepeux tedonner l’exempled’uncouplequiestvenurécemmentdans lebutde faire

l’acquisitiond’uncanapé.Lafemmeaeuuncoupdecœurpourunmodèleexposéenmagasinmaisqui,malheureusement,étaitbeaucouptropgrandpourleursalon.

—Commentlesavais-tu?Tuesalléchezeux?Ilopinaavantdepoursuivre:—C’estunservicequej’aieul’idéedemettreenplaceetquimepermetdemaintenirlemagasinen

têtedesventes.Etantdonnétouteslesfacettesdemonmétier,tunepourraispasmeremplacersansêtrepasséeaupréalableparunecourteformation.Jepourraiteguideretpuis,situespriseaudépourvu,tupourrastoujoursm’appeleretjetedonnerailesinstructionspartéléphone.

SielleadmiraitunequalitéchezLevi,c’étaitbiencettecapacitéàrendrepossiblecequiparaissaitimpossible.

—Jedoutequetonpatronsoitd’accord,objecta-t-elle,amusée.Car elle avait bien conscience de ce que Levi essayait de lui faire comprendre à travers cette

hypothèseparfaitementfarfelue:quesontravailn’étaitpasunesinécureetqu’illuidemandaitdutempsetdessacrifices.

Ellesesentitsoudaincoupablenonseulementdel’avoirmisàlaportemaisaussideluienavoirvouludequitterleurappartementtouslesmatinsquandelleyrestaitconfinéeavecunbébédifficile.

Elle était toujours perdue dans ses pensées lorsqu’ils arrivèrent en vue de Strickland BoardingHouse.

Levigarasafourgonnettesurlaseuleplacerestéevacante.—Nousvoilàarrivés,annonça-t-il.Elle mit quelques secondes à revenir à la réalité. Elle était si profondément absorbée dans ses

penséesqu’ellen’avaitpasvuletempspasser.Ilfaisaitnuitnoireàprésent.Seulelalampedel’entréerestéealluméeparlesbonssoinsdeGeneet

Melbaperçaitl’obscuritétotale.C’étaitsicalmequ’onauraitpucroirequ’ilsétaientlesseulssurvivantsd’unmondedéserté.Cefutcetteétrangesensationd’êtreseulsaumondequipoussaClaireàagircommeellelefit.

-11-

Leviavaitcoupé lemoteurdepuisunbonmomentdéjà,pourtantni luiniClairen’esquissèrent lemoindregestepoursortirduvéhicule.

C’était comme s’ils savaient qu’à la seconde où ils ouvriraient leur portière la magie de cettesoirée,oùilsavaienttentéderattraperlepassé,sedissiperaitinstantanémentetqu’ilsnevoulaientpasprendreuntelrisque.

Caralorsilsvivraientdenouveaulavied’uncoupleséparé,enproieauxaffresd’uneséparationirrévocable.

Claireserefusaitfarouchementàprendreunedécisionqu’ellepourraitregretterparlasuite.Ellenevoulaitpasenvisagersonavenirsanssonmarious’attardersurcequ’elleperdraitenmettantsamenaceà exécution. Pour l’heure, tout ce qu’elle souhaitait, c’était prolonger ce moment privilégié le pluslongtempspossible.

SiseulementLeviladésiraitautantqu’elleledésirait,d’unamourpassionnéqu’ellen’avaitencorejamaisressentipourlui!

Obéissant à une impulsion, elle se rapprocha légèrementde lui.Apeinedeux centimètres et elleavaitempiétésursonespace.

Elle s’immobilisa soudain, le souffle court, le cœur battant, humant avec délice l’odeur virile—mélangefruitéetboisé—quiémanaitdesonmarietquiluigrisaitlessensàchaquefois.

Lesyeuxrivésauxsiens,Levisemitàson touràgrignoterdu terrain jusqu’àcombler totalementl’espace qui les séparait encore. Elle s’immobilisa un peu plus, laissant à Levi le soin de prendrel’initiative.

Cette fois, ellene chercherait pas à se soustraire à l’inévitable, à fuir sabouchequin’allait pasmanquerdeseposersurlasienne.Aucontraire,même,ellel’appelaitdetoutessesforces,detoutesonâme.

Lorsque,enfin, ilpritseslèvres,elleréponditàsonbaiseretyfitpasser tout l’amourqu’elleluiportaitencore.

***

Leviavaitl’impressiond’avoirétéfrappéparlafoudre.Maisiln’allaitpass’enplaindre,n’est-cepas?

Aiguillonnéparledésirintensequil’électrisaittoutentier,ilseplaquacontreClaire,indifférentaulevierdevitessesquiluientraitdanslachair.Pourelle,pourqu’elleneluiéchappepasencoreunefois,ilétaitprêtàsupportern’importequoi.

LefeuquiembrasaitlecorpsdeClairesepropageaausienavecunerapiditéinouïe.Emuparcetinstantdegrâcequifrôlaitlaperfection,ilsemitàprierpourquecelanecessepasd’uncoup.

Reprends-toi,Levi,s’intima-t-il.Car il ne voulait pas que Claire lui reproche, plus tard, d’avoir profité d’une situation qui les

rendaitvulnérablesaupointd’enperdrelatête.Ledésirviolentquilespoussaitl’unversl’autredépassaitlargementlasimpleattirancephysique.Il

étaitdoublédel’amourimmodéréqu’ilsseportaientencore.Aussi,même si son corpsn’aspirait qu’à se fondredans celui de sa femme, devait-il semontrer

vigilant. Il risquaitde laperdreà toutmoment,etdemanièredéfinitive,pourpeuqu’elles’imagine levoiragirdansl’uniquebutd’assouvirunesoifpurementcharnelle.

C’étaitcetraitdesoncaractèrequiluiavaitplulorsqu’ilss’étaientrencontrés:cettepureté,cetteintransigeancequi l’empêchaientde sedonneràunhommesiellen’éprouvaitpaspour lui lemoindresentiment.

***

Claire,desoncôté,sentaitsavolontéfléchiraufildessecondes.D’icipeu,elleseraitcapabledelaisserLevilaprendre,là,surlesiègedesavoiture,indifférente

aufaitdesetrouversurleparkingdelapensiondesesgrands-parents.Carplusriennecomptaitquesessensaiguisésetqu’ellevoulaitapaisés.

Pourtant,unrestederaisonl’emporta.Céderàcettepulsionneferaitquerepousserleproblèmecarilnefaisaitpasl’ombred’undoute

qu’ilsseretrouveraientconfrontésàlaréalité,leurréalité,aussitôtqu’ilsseraientredescendussurterre.Non, décida-t-elle fermement. Mieux valait tenter de surmonter en pleine conscience l’épreuve

qu’ilstraversaientmaintenantdepuistroplongtemps.Ellegratifiadoncsonmarid’unultimebaiserdanslequelelleinsufflal’amourimmensequ’elleluiportait.Puis,bienàcontrecœur,elles’écartadelui.

—Jecroisquenousferionsmieuxderentrer,murmura-t-elledansunsouffle.Elleavaitraison,songeait-il,alorsmêmequesoncorpsenfusionluicriaitdelaretenir.Sans qu’elle les ait formulées, Levi devait deviner les raisons qui la poussaient à refuser ce

rapprochementprovidentieletl’invitaient,demanièretacite,àl’imiter.Quelchoixavait-ilsinonceluid’obtempéreretdeprendresonmalenpatience?Ildevaits’yrésoudre:désormais ilyavaitdenouvellesrègles,établiesparelle,et ildevaits’y

soumettres’ilvoulaitavoirlamoindrechancedevoirsonrêveseréaliser.—Commetuvoudras,concéda-t-il.Envérité, cequ’elle aurait vouluétait bienéloignédecequ’ellevenaitde leur fairevivre.Elle

aurait aimé lui arracher ses vêtements enmême temps qu’il lui arracherait les siens. Elle aurait aiméqu’ilsfassentl’amourinlassablement,jusqu’àépuisement.Elleauraitaiméquecetteépreuveleuraitétéépargnée.

Maistouscesregretsellelesgardapourelle,carelleétaitamplementfautive.C’étaitellequiavaitchasséLevi.Elle,encore,quiavaitpliébagageetqui,safillesouslebras,étaitvenuetrouverrefugeici,chezsesgrands-parents.Pourtant,malgrécettesoudaineprisedeconscience,ellenepouvaitpasrétablirlasituationd’unsimpleclaquementdedoigts.

Qu’enétait-ildeLevi?Commentréagirait-il?Certes, il venait de lui prouver qu’il avait toujours envie d’elle, mais comment pourrait-il lui

pardonner son comportement inconséquent ? Et d’ailleurs, en avait-il envie ? Pourquoi voudrait-ilreprendresaplaceauprèsd’uneépouseacariâtreetd’humeurversatile?

Avrai dire, il avait toutes les raisons de ne pas lui revenir. Cette évidence la submergea d’uneprofondetristesse.

Elleenfouitsondésirauplusprofondd’elle-mêmepuis,aprèsavoiropinéd’unhochementdetêtesilencieux,ellesortitdelavoiture.

Elleauraitaiméqu’unsouffled’airfroidlasaisissepourluirafraîchirlessens.Malheureusement,ellen’eutdroitqu’àunedoucebriseestivalequinefitqueraviverlefeualluméenelleparLevi.

Elle inspira une longue bouffée d’air et referma la portière derrière elle. Puis, redressant lesépaules, elle prit la direction de l’entrée, suivie de près par Levi qui n’avait pas attendu pour luiemboîterlepas.

—Cen’estpaslapeinedemeraccompagnerjusqu’àmaporte,luidit-ellesansmêmeseretourner.Carsagrandecrainte,c’étaitqueLevichercheàfranchirleseuildesachambre,cequ’elleserait

bienincapabledeluiinterdire.—Jenevoudraispast’importuner,maisjeterappellequejevisaussiici,rétorqua-t-il.L’espaced’unbrefinstant,tropabsorbéedanssespensées,elleavaitoublié.Commentétait-cepossible?Ellen’avaitpourtantpasl’âged’êtresénile.—Oui,biensûr.Jem’ensouviens.Seule la lampe du couloir était allumée, signe que tous les occupants de l’établissement étaient

couchésoupasencorerentrés.Sansunmot,ellecommençaàmonterl’escalier.ElleavaituneconscienceaiguëdelaprésencedeLeviderrièreelle.Alors qu’elle gravissait les marches, elle se livra à une bataille intérieure qu’elle n’était pas

certainederemporter.Allait-elleproposeràLevid’entrerpourvoirsafilleavantdelelaisserrejoindresaproprechambre?Aprèstout,dequeldroitpourrait-elleleluiinterdire?

Peuimportaientlesproblèmesqu’ilsrencontraient.Bekkademeuraitlafilledesesdeuxparentset,àcetitre,elleavaitledroitdeprofiterdesonpapaaussisouventquecelui-cienémettraitledésir.

Sadécisionétaitprise.EllesetournaversLevietrivasonregardausien.—Veux-tu que nous allions voir siBekka est réveillée ? lui proposa-t-elle.Tupourrais lui dire

bonsoiravantd’allertecoucher.Ellevitsonvisagerayonnerd’unbonheurintense.—Biensûr,s’empressa-t-ild’accepter.Sicelanetedérangepas.Ellefixasurluiunregardsurpris.—Pourquoiveux-tuquecelamedérange?demanda-t-elle.Sic’était lecas, jene te l’auraispas

proposé.—C’estexact,admit-ilavecunsourirecarnassier.Jesupposequetun’auraisriendit.Entoutcas,

merci.—Derien,répondit-elle,chaviréeparcesourirequiaccéléraittoujourslesbattementsdesoncœur.Dèsqu’elleouvritlaporte,ellevitsongrand-pèrevenirverselle.—Bekka s’est endormie il y a à peine dixminutes, chuchota-t-il.Ce qui signifie que tu as trois

bonnesheuresdevanttoiavantqu’elleneréclameunbiberon.SonregardamuséalladeClaireàLevi,puisillança,d’unairfaussementdésinvolte:—Profitez-enbien.Ayant proféré ce qu’il devait considérer comme un bon conseil, il s’éclipsa ensuite, un sourire

satisfaitauxlèvres.Levirestaimmobile,indécis.—Bien,marmonna-t-ilens’apprêtantàpartir,jepensequ’ilvaudraitmieuxqueje…

—Tupeuxquandmêmealler lavoir, si tuveux, lecoupa-t-elle.Tupourrasmême lacontemplerplusfacilementdanssonsommeil.

—Trèsjuste,approuva-t-ilavantdesedirigersurlapointedespiedsversleberceauoùreposaitBekka.

Ilsecourbalégèrementenavantet,aprèss’êtreaccoudésurlerebord,semitàobserverpresquereligieusementsonadorableminois.

—Ondiraitunange,tunetrouvespas?murmura-t-ilsansquittersafilledesyeux.—Dieuasansdoutevoulucompensersoncaractèredifficile,plaisanta-t-elle,unsourireauxlèvres.—Engrandissant,ellevasecalmer,tuverras,prédit-il.Jetepariequed’icià…Ils’interrompit,faisantminederéfléchir.— … cinq ans environ, nous devrions être tranquilles, ajouta-t-il en étouffant un petit rire,

visiblementheureuxdesontraitd’humour.Peu au fond lui importait que Bekka soit un bébé souvent irascible. Car, pour lui, elle était et

resteraitàjamaisl’enfantqu’ilchériraitd’unamourinconditionneljusqu’àlafindesesjours.—J’espèrequetuasraison,chuchota-elle,conscientedelachancedeBekkad’avoirunpapaaussi

aimant.Ilsrestèrentainsiunlongmoment,silencieux,unisdansunebellecomplicitéretrouvée.Lorsque,auboutd’unmoment,Leviluipritlamain,ellecrutquesoncœurallaits’arrêterdebattre.

Encoreunefois,ellefutlaproiedelaplusgrandedesconfusions.Quefaire?Elleétaittirailléeentrel’enviedel’encourager—commechaquefibredesoncorpsleluicriait—

etcelledel’endissuader.Ellen’eutpasàchoisir.CefutLeviqui,enparlantlepremier,coupacourtàsestergiversations.—Geneabienditqu’elleallaitdormirpendanttroisheuresd’affilée,n’est-cepas?chuchota-t-il.Elleopinad’unhochementdetête.—Elle a commencé à avoir un rythme plus régulier la semaine dernière. Tu imagines un peu le

soulagementquej’aipuressentir!—Toutàfait.Etc’estpourcelaquejevaistelaissersuivrelesconseilsdetongrand-père.Metsà

profitcesquelquesheurespourtereposer.Ils’immobilisasurleseuiletsetournaàdemipourluilanceràvoixbasse:—Ademain.Elleéprouvaalorsunsentimentd’urgenceinfini.Sielleneprenaitpasl’initiativedeleretenir,en

dépitdetouslesbeauxdiscoursqu’elles’étaittenus,ilsrisquaientdelaisserpasserlachancedesesortirdel’impassedanslaquelleilssetrouvaient.

—Levi…Ilsetournatoutàfaitverselle.—Oui,Claire?Mêmelafaçondontilprononçaitsonnom,d’unevoixgraveetchaude,lafaisaitchavirerd’undésir

qu’ellenevoulaitpluscontenir.Sesdernièresrésistancestombèrent.Ellefitlesquelquespasquilaséparaientdeluietnouasesbrasautourdesoncou.Puis,sehissantà

demisurlapointedespieds,ellescellaseslèvresauxsiennes.Surpris,Levitentamanifestementderésister…Envain.Ledésirl’emporta.Lorsqu’ilmitfinàcemomentmagique,cefut justepours’inquiéterdesavoirsiClairen’agissait

passuruneimpulsionqu’ellerisquaitplustardderegretter.—Tuesbiensûreque…

—Chuuutt…,luiintima-t-elle,lesoufflecourt.Nedisplusunmot.Emportéedansuntourbillondevolupté,ellenevoulaitplusseposerdequestions.Toutcequ’elle

savait,c’étaitqu’ellenepouvait—etnevoulait—plusrésisteraufeudelapassion.Ellenevoulaitquesuivresoninstinctetn’écouterqueleursdeuxcorpsquivibraientdélicieusement

àl’unisson.Mêmesi,ellen’endoutaitpas,elleregretteraitsadécisionlematinvenu.Pourl’heure,toutcequicomptait,c’étaitqu’ellenesepardonneraitpasdelaisserLeviregagnersa

chambreseul.

-12-

LedésirquisubmergeaitLeviétaitsi intensequ’ilendevenaitpresquedouloureux. Il lui rappelaavecacuitéàquelpointserrerClairedanssesbrasetluifairel’amourluiavaientmanqué.

Pourtant,etmalgrél’enviequ’ilavaitdesafemme,unelogiqueimplacablerevintletourmenter.Pourlasecondefoisenl’espacedequelquesminutes,ils’écartalégèrementetmurmuracontresa

boucheentrouverte:—Bekka…Clairecompritinstantanémentàquoiilvoulaitfaireallusion.Elles’éloignadeluipoursediriger

versleberceau.Un détail le frappa. Le petit lit ne se trouvait plus accolé au sien, comme d’ordinaire, mais à

quelquescentimètres.UnsourireamusévintflottersurleslèvresdeClaire.Elles’étaitsansdoutefait laremarqueelle

aussi.CedevaitêtreGenequi,bienavanteux,avaitpressenticequiallaitsepasser.Claires’emparaduplaidenpolairequ’elleprenaitsoindetoujourslaisseraupieddesonlitetle

tenditentrelesdeuxbordsduberceau,prenantbiengardeàlaisserunespacesuffisant.Ainsi,siparhasardBekkaseréveillaitavantlestroisheuresdontilsdisposaient,ellenepourrait

voirquecequelacouvertureluipermettraitdevoir.Claire tourna enfin ledos auberceauet luioffrit un sourirequi endisait long sur ses intentions.

Rassuré,illuiouvritlesbrasetl’attiraàluipourretrouversansperdredetempslegoûtdeseslèvrespulpeusessurlessiennes.

Ilfitcourirsesmainssursesformesharmonieuses,tropheureuxdecetteunionretrouvée.—Tum’astellementmanqué,luisusurra-t-ilàl’oreille.—Toiaussi,tum’asmanqué.Puis,leurslèvrestoujoursscellées,ellel’entraînaverssonlit.Desesmainsfébriles,elledéboutonnasachemise,défit laboucledesaceintureetfitglisserson

pantalonetsoncaleçonlelongdesesjambes.Elle l’avait presque totalement déshabillé qu’il ne lui avait retiré que sonT-shirt et son soutien-

gorge.Maisrapidementvintletourdesonshortquidévoilaleminusculetrianglededentellerosedesonslip.

Dans la seconde qui suivit, ses doigts impatients se glissaient de chaque côté de l’élastique etenvoyaientlestringrejoindrelepetittasdevêtementsquigisaitsurlesol.Impatientedesentirlecontactdesoncorpsnusurlesien,elles’installaàcalifourchonsurluietoffritlapointedresséedesesseinsàseslèvresavides.

Tropheureuxdel’offrandequ’elleluifaisait,ils’amusaàlesagacerduboutdelalangueavantdelesengloutirdanssabouche,neleslibérantquepourleslécheretlessucerdenouveau.

Ill’enveloppasoudaindesesbrasmusculeuxpuis,dansunmouvementàlafoisadroitetdélicat,illafitbasculersurlecôtéetpritplaceau-dessusd’elle.

Toutenveillantànepaspeserde tout sonpoids sur soncorps, il semitàcouvrir soncouet sagorgedebaisersardents.

Guidée par ce qui ressemblait à un reste de conscience, elle parvint à lui retirer les quelquesvêtementsqu’ilportaitencore.

***

ClaireaimaitquecesoitLeviquimènelejeu.Lorsqu’elleavait rencontréLevi, ellen’avaitguèred’expérienceet il luiavait faitdécouvrirdes

plaisirs infinisqu’ellenesoupçonnaitmêmepas.Desplaisirsaussiprécieuxquemerveilleuxauxquelselles’étaittrèsvitelivréeavecdélectation.

Elle ferma les yeux pourmieux sentir ses lèvres qui, à présent, lui effleuraient les épaules puisdescendaientjusqu’àlanaissancedesesseinsetencoreplusbas,sursonventretendu.

Lorsqu’ellescontinuèrentleurdescente,fouillantlesreplisdesonintimitémoite,elles’arc-boutaets’ouvritpours’offrirencoreplusàcethommequ’elleaimait tant.Soncorps, troplongtempssevrédesplaisirsde l’amourphysique,futsecouédespasmesconvulsifsqui luidonnèrent l’impressiondevivreunedouceetlenteagonie.

Ellesemorditleslèvres,seulefaçondesemuselerpournepashurlerleplaisirqu’illuiprodiguait.Elleondulait,s’arc-boutaitunpeuplus,lesmainsagrippéesàdesboutsdedrapscommeàunebouéedesauvetage.

Dieuqu’elleaimaitsessensationsqueseulLevisavaitsusciterenelle!Elleseraiditdansundernierspasmepuisretomba,inerte,vidée,telleunepoupéedechiffons.Mais,alorsqu’ellevenaitàpeinedereprendresonsouffle,Leviluiécartadoucementlescuisseset

guida en elle sa verge raide et tendue pour se mettre à aller et venir doucement en elle, tout endélicatesse,commes’ilcraignaitdeluifairemal.

A croire que c’était la première fois qu’il lui faisait l’amour, songea-t-elle, amusée. Alors quechacunconnaissaitl’autreparcœur.

Il la traitait en fait avec ladéférenceque l’ondevait àune jeunemariée.Cettepensée l’émut aupoint qu’elle en oublia aussitôt tous les griefs qu’elle avait nourris à son égard et qu’elle retombaamoureusedelui,avecl’intensitédespremiersjours.

Parlerythmequ’illuiimposait,Levil’entraînaitsurdesmontagnesrussesquilafaisaientpasserenquelquessecondesd’unbrefrépitaudéchaînementleplusfou.

Sachant qu’il la suivrait dans ses attentes, elle accéléra elle-même la cadence, en proie à unepassionqui luidonnait toutes lesaudaces.Agrippéeà luicommeunnaufragéàsabouéedesauvetage,elleleconduisitsurlescrêtesd’unplaisirindicible.

Ils naviguèrent ainsi, bien loin des rivages de la réalité et ce fut encore ensemble et toujoursétroitementunisqu’ilsredescendirentlentementsurterre.

Elle resta longtemps plaquée contre lui, désireuse de prolonger cemoment de plénitude qu’elleauraitvouluvoirs’éterniser.

Elle appréciait tant d’avoir de nouveau l’homme qu’elle aimait à ses côtés, prêt à la protéger,d’accomplir avec lui toutes les petites choses qui scellent le quotidien, comme ils le faisaient avantl’arrivéedeBekkadansleurvie.

Mêmelorsque,leurssensenfinassouvis,l’euphoriesedissipatotalement,ellen’aspiraitqu’àresterblottiedansl’abrirassurantqueformaientsesbrasautourd’elle.

Pourtant,lemomentarrivaoùlaréalitélarattrapa.Elleinspiraprofondémentpuisenfouitsonvisageaucreuxdesonépaule,s’attardantencoreunpeu

àjouerlesamantesavantdereprendresonrôledemère.Il resserra son étreinte. Le feu qui couvait encore dans ses veines était prêt à s’embraser à la

moindreétincelle.

***

CommeLeviauraitvouluquecettenuitneprennejamaisfin!Toutàsespensées,ilembrassasescheveuxpuisluicaressal’épauledansungested’uneinfinietendresse.

—Commetoutcelam’amanqué,murmura-t-il.Ellelevalatête,justeassezpourpouvoircroisersonregard.—Amoiaussi,répondit-elledansunsouffle.Ilauraitvoululuidiretantdechoses!Maisaussi,l’entendredire—ouplutôtluipromettre—quesapérioded’exilétaitterminée,qu’ils

allaientreprendrelecoursdeleurvielàoùilsl’avaientinterrompu.Cesmotsauraientpour luivaleurde trésor.Euxseulsparviendraientàmettreuntermeaumalde

vivrequ’ilavaitchevilléaucorpsdepuisqueClairel’avaitrepoussé.Pourtant,ilneprovoqueraitpasladiscussioncarceseraitprendrelerisquedevoirtoussesespoirs

réduitsànéantparunseulpetitmot:«non».Ceseraitaussiprendrelerisquedes’entendrerétorquerquecetteincursiondansleurviepasséen’avaitrienchangéàsadécision.

Non,mieuxvalaitresterdansl’ignoranceplutôtqued’entendrelafemmequ’ilaimaitcommeunfouluisignifierunefindenon-recevoir.

Acoupsûr,ilenmourrait.Il n’avait pas eu le temps de se protéger, d’ériger autour de lui les barrières défensives qui lui

auraientpermisd’encaisserlescoupssansbroncher.Ilsesentaittropfragile,tropvulnérable.Aussifit-illechoixderestersilencieuxetdelaserrerun

peuplusétroitementcontrelui.

***

Lesilencel’enveloppatoutentière.Au début, elle n’y avait pas prêté particulièrement attention et puis, d’un coup, il était devenu

assourdissant.C’étaitcommesi,aprèsavoirvécucetteparenthèsemerveilleuse,ilsseretrouvaientaumêmepoint

quequelquesheuresplustôt.—Quelquechosenevapas?s’entendit-elledemandertantelleétaitmalàl’aise.—Non,réponditLeviavecunpeutropd’empressement.Pourquoi?Qu’est-cequitefaitpenserque

quelquechosenevapas?—Jenesaispas.Tunedisrien.—Vraiment?Pourtant,j’auraisjuréavoirentendulesondemavoix.Puis,commepourillustrersonpropos,illaissaéclaterunriresonorequisonnaitfaux.—Tuvois?Maisaulieudes’amuserdecetraitd’esprit,elles’enagaça.

—Tusaisbiencequejeveuxdire.—Non,jenevoispas,répliqua-t-ilsincèrementsurprisparsoninsistance.Ellesedressasuruncoudeafindepouvoirscrutersonvisage.—Nousvenonsdefairel’amour,constata-t-ellecommesicelasuffisait.—Jesais.J’étaislà,répliqua-t-iltoujourssurlemêmemodefaussementléger.—Levi,tumedonnesl’impressiondevouloirfairemarchearrière.—Maisnon.Tuvoisbienquejesuistoujourslà.—Levi, cessede temoquerdemoi.Tu saisparfaitementceque jeveuxdire.Que ressens-tuau

juste?Ellepointasonindexàl’endroitoùbattaitsoncœur.Eludanttoujourssesquestions,ilpersistadanssalignedeconduite.—Ehbien,jesensunmusclequis’appellelecœuretqui,heureusement,nesembleprésenteraucun

signededysfonctionnement.Elle poussa un long soupir enmême temps qu’elle fermait les yeux.Lorsqu’elle les rouvrit, elle

reformulasaquestionplusprécisémentmaisavecunepointed’impatience.—Jeparledecequeturessensauniveauémotionnel,Levi.Jeparledequelquechosed’intangible.L’occasionqu’elle luidonnaitd’esquiverencoreunpeuétaitvisiblement tropbellepourqu’ilne

s’ensaisissepas.—Quelquechosed’intangible,répéta-t-il.Commelesfantômes,tuveuxdire?

***

Délibérément,LevirepoussaitlemomentoùClaireluilivreraitsesimpressions.Car,s’ilbrûlaitdel’entendredirequ’ellevoulaitlareprisedeleurviecommuneetquecetteviecommuneluimanquait,ilredoutaittoutautantqu’elleneledisepas.

Car rien ne serait pire à ses yeuxqueClaire ne lui tournede nouveau le dos et ne l’abandonne,commesonpèrel’avaitfaitavantelle.

Ilnepourraitplussupporterunteldésespoir.—Lesfantômesn’ontrienàvoirdanscettediscussion,trancha-t-elled’unevoixteintéedecolère.

Cequejeveuxsavoir,Levi,c’estcequeturessensaufonddetoi.Cequinousafaittomberamoureuxl’undel’autrepuisnousséparerquatreansaprès.

Elleseredressatoutàfait,couvrantsapoitrinedudrap.—M’as-tujamaisaimée,Levi?s’enquit-ellesansambages.—Biensûrquejet’aiaimée…Conscientquecesparolespouvaientêtremalinterprétées,ils’empressadecorriger.—…quejet’aime.Elleneparaissaitpasvraimentconvaincue,semblantattendreuneréponseplusprécise.—Situm’aimesautantquetuledis,explique-moipourquoi,cettefameusenuit,tuaspréféréaller

joueraupokerplutôtquederentreràlamaisonetdeprivilégierd’autresjeuxavecmoi?A vrai dire, il l’ignorait, mais Claire ne se contenterait pas d’une réponse aussi simpliste. Elle

l’accuseraitencoreunefoisdevouloirsedérober.—Tuétaisentraindediscuteraveccettefemmeet…,commença-t-ilsansgrandeconviction.—Etalors? lecoupa-t-elle. Jemesuis toujours renduedisponible,moi.Contrairementà toi,ne

put-elles’empêcherd’ajouteravecunregainderessentiment.—Jenesuispasdisponible,moi?Pourquoidis-tuça?—Tutemoquesdemoi,Levi?J’aivécutanégligencetouslesjoursetjeneparlemêmepasdes

soirsoùtupartaisdirectementàtesréunions.

—Maisils’agitdemontravail,Claire.Celan’ariendepersonnel.Tunepeuxpasmereprocherunechoseaussiinjuste!

Ellel’effleurad’unregarddédaigneuxetcependantlourddesens.—Ehbien,j’yaivuquelquechosedepersonnel,moi,figure-toi!lança-t-elle.Ettucomprendrais

cequejeveuxdiresiseulementtuavaisuntantsoitpeuconsciencedecequetum’asfaitvivre.Voilà,lemomenttantredoutéétaitvenu.Illesentait.Lepressentait.Encoreunefois,ellevoulaitl’entraînerdanslaspiraleinfernaledesesrécriminations.S’il ne se levait pas dans la seconde pour lui échapper, elle allait l’accabler des reproches

habituels,letonmonteraitetilssesépareraientsurunenoteamèrequineferaitqu’accentuerunpeupluslefosséquilesséparait.

S’ilnepartaitpas,illuidonneraitl’occasiondepoursuivresursalancée,gommantdumêmecouplerapprochementquecettenuitdeplaisirleuravaitpermisdevivre.

Quittecettechambre!, songea-t-il encore, afindenegarder enmémoireque les émotions et lessentimentsquiavaientaffleurédenouveauetluiavaientpermisdenepasperdreespoir.

Obéissantàcequelaraisonluidictait,ilseredressaetposalespiedsparterre.Puisilramassasesvêtementséparsetcommençaàserhabiller.

Claireleregardait,àlafoisméduséeetmuetted’étonnement.—Quefais-tu?s’enquit-ellelorsqu’elleeutrecouvrél’usagedelaparole.Sanscesserd’enfilersonpantalon,illuicoulaunregardenbiais.—Commetulevois,jem’habille.—Eneffet,rétorqua-t-elled’untoncinglant.Justecommecela?—Figure-toiquejen’aipasencoretrouvédemeilleurmoyenpourm’habiller.Elleplissalesyeuxetlefusillad’unregardnoir.—Cen’estpaslesensdemaquestion.—Danscecas,jetesuggèred’améliorertafaçondecommuniquer.Elleenrestadenouveausansvoix.Visiblement, sa repartie l’avait atteinte, car les yeux de Claire se brouillèrent de larmes de

déception.Décidément,leproblèmeétaitloind’êtreréglé.—Sors,luiintima-t-elleendésignantlaporte.Lecœurbrisé,ilsortitetrefermaderrièrelui,justeaumomentoù,d’ungesterageur,Clairejetait

sonoreillerdanssadirection.

-13-

Unefoisdeplus,Clairel’avaitrejeté.Aufonddelui,Levisavaitquecen’étaitplusqu’unequestiondejoursavantqu’ellenelechassede

savie,toutcommeellel’avaitfaitàl’issuedecefichumariageauquelilsavaientassisté.Mais cette fois il y avait de fortes chances pour qu’elle le rejette demanière définitive.Qu’elle

l’abandonnecommel’avaitfaitsonpèreavantelle.Ceseraitlàlapreuveultimequ’iln’étaitpasdigned’êtreaimé.Niparsonpère,niparsafemme.Il ne valait pas queClaire se batte pour lui ou tente d’aplanir les obstacles afin qu’ils puissent

mieuxlessurmonter.Assisauborddesonlit,dansl’obscuritédesachambre,ilressassait.Telleétait l’histoiredesavie,songeait-ildansunmélanged’amertumeetdedésespoir.Pourquoi

s’acharneràvouloircontinuer?Pourquois’accrocherainsiàuneexistencerévoluequineseraitplus?Ilferaitmieuxdepartirquederesterlà,àattendrequeClaireleluidemande.

Cettepenséeluivrillaunepointedouloureusedanslecœur.C’était sa faute. Comment une femme comme Claire pouvait-elle l’aimer pour ce qu’il était ?

Commentavait-ilpuêtreassezprésomptueuxpours’imaginerqu’ellesupporteraitlaviequ’illeuroffrait,àelleetàleurfille?

Pourêtretoutàfaithonnête,ilsavaitdepuisledébutquecejourviendrait.C’étaitpourcetteraisonqu’ilavaitgardéunecertaineréserveaprèsl’amour,cesoir.

S’iln’avaitpasvouluselivrer,laisserlibrecoursàsesémotions,c’étaitdanslebutdeseprotéger,carpourClairelasituationresteraitinchangée.

Mais il avait beau faire, la douleur était bien là, présente, lancinante.Acroireque sesbarrièresdéfensivesn’avaientpasététrèsefficaces!

Ilneluirestaitplusqu’às’endurciretàquitterleslieux,soncœurenbandoulière.Eneffet,quellesraisonsaurait-ildésormaisdes’éterniserici?ResterneserviraitàriensinonàluifairecourirlerisquedeseheurtersanscesseàClaire.

Demain,aussitôtrentré,ilferaitsesvalisesetretourneraitchezlui,àBozeman.

***

Le lendemain, et malgré ses bonnes résolutions de la veille, il se sentit trop fatigué pourentreprendredeplierbagageetderefaireletrajetensensinverse.

Iln’étaitplusàunjourprès,maintenant.Ilpartiraitlelendemain.

Maislejoursuivantiln’eutpasplusdecouragequelaveille.Ilfitfaceàlamêmeréticenceetparvoiedeconséquenceaumêmerésultat.Commelejourd’après.Etencoreceluid’après.

Jusqu’àcequ’iladmettequ’iln’iraitnullepartetqu’ilpréféraitvivredansl’incertitudeplutôtquedeprendreunedécisionquipourraitcloredéfinitivementunchapitredesavie.Car,unefoisrefermé,ilseraitimpossibleàrouvrir,ilenétaitcertain.

***

Enfin, l’heure du service s’acheva ! Claire pouvait enfin aller se réfugier dans sa chambre etapprécierladoucequiétudedeslieux.

Depuisdesjoursmaintenant,elletravaillaitdefaçonmécaniqueetétaitépuisée.Fort heureusement— et elle lui en était reconnaissante—, elle savait pouvoir compter sur son

grand-pèrequiveillaitsurBekkaautantqu’ellelesouhaitait.CommeelleenviaitlajoiedevivredeGeneainsiquesafacultéàêtreheureux!Voilàbienunétatqu’elleneconnaîtraitplus.Comment avait-elle pu être assez bête pour croire que Levi l’aimait encore ? Elle aurait donné

n’importequoipouravoirtort,malheureusementLeviluiavaitdonnélapreuvequ’ellenecomptaitpasbeaucoupdanssavie.

Depuis son adolescence, elle manquait de confiance en elle. Aussi, pour se donner un peud’assurance,avait-elleprisl’habitudedesemaquilleretdesecoifferdemanièreirréprochableafinderenvoyerl’imaged’unefemmeparfaite.

Etre rejetéeparLevi l’avait renvoyéeà la réalité.Asa réalité.Malgré sescouchesde fard, ellen’étaitpasdigned’êtreaiméeparunhommecommelui.

Queferait-ilavecunefemmecommeelle?Pourquoivoudrait-ils’enchaîneràellepourlerestantdesesjours?

Elles’étaitpourtantdonnédumalpourleretenir.Ahça,ilnepouvaitpasl’accuserdenégligence!Pasmêmelejourdesonaccouchement.Elle ne l’avait appelé pour qu’il l’emmène à l’hôpital qu’après avoir pris soin de retoucher son

maquillageetderectifiersacoiffure.Elleavaitmêmepoussélacoquetteriejusqu’às’envelopperd’unefinebrumedesonparfumpréféré.

Touscesgestesrépétésjouraprèsjour,ellelesfaisaitenpensantàlui.Pourlui.Pour qu’il la trouve parfaite, chaque fois qu’il posait les yeux sur elle. Pour qu’il ne lui prenne

jamaisl’envied’enaimeruneautreetdelaquitter.Acroirequecen’étaitpassuffisantetque,malgrétoussesefforts,ilavaitfiniparselasserd’elle.

Ilnel’aimaitplus,c’étaitcertain.Ellel’avaitbiensenti,lanuitoùilsavaientfaitl’amour.Ilnes’étaitpascomplètementabandonné.

Etquediredesesréticencesàluiparler,sinonqu’ilvoulaitluiépargnerdesproposqu’ilavaitdûjugerblessantspourelle.

Unsursautdefiertél’avaitpousséeàfairedemême.Levivoulaitjoueràl’indifférent?Parfait!Elleaussipouvaitsemontrerhabileàcepetitjeu.Mais aujourd’hui elle le regrettait amèrement.Elle se retrouvait seule, face à sa solitude et à un

désespoirqu’elleessayaitdecachertantbienquemalàsesproches.SeuleMelbasemblaitnepasêtredupe.Cependant,etcontretouteattente,elles’étaitabstenuedetoutcommentaire.

Alapenséedecequ’ellepartageaitjadisavecLevietqu’ellesemblaitavoirdéfinitivementperdu,sesyeuxsebrouillèrentdelarmesqu’ellenecherchaplusàrefouler.Submergéed’uneimmensetristesse,ellesejetasursonlitetenfouitlevisagedanssonoreiller,lecorpssecouédespasmes.

Ellenesut tropcombiende tempselle restaainsi,àpleurer toutes les larmesdesoncorpsmais,lorsqu’elleémergeaenfinduprofonddésespoirdanslequelelleétaitplongée,elleétaitépuisée.

Cefutàcemoment-làqu’elleentenditfrapperàsaporte.Prise au dépourvu, elle nemanifesta pas sa présence, espérant que son visiteur, ou sa visiteuse,

pensantlachambrevide,s’enirait.Maisl’intrusn’enfitrien.Aucontraire,ilinsista,frappadenouveauxcoups.Elleseraidit,biendéterminéeànepascéder.Ellen’étaitvraimentpasd’humeuràdiscuter.Ellefermasesyeuxbrûlantdelarmesetenroulalesbrasautourdesesgenoux,l’oreilleauxaguets,

attendantavecunepointed’agacementde retrouver sa tranquillité.Aussi,quellene futpas sa surprised’entendrelebruitd’unecléqu’oninséraitdanslaserrureetdevoirsaportes’ouvriràlavolée!

Lecœurbattant,elleseredressad’unbondetessuyaàlahâte,duboutdesdoigts,sesjouesencorehumidesdelarmesetsespaupièresrougesetgonflées.

—Pourquoinerépondais-tupas?s’enquitMelbasansdétour.Sourcilsfroncés,mainssurleshanches,elleétaitmagistralemalgrésapetitetaille.Clairebaissalesyeuxsurledessus-de-litfroisséetaffichalamined’uneenfantpriseenfaute.—Jesuisdésolée,s’excusa-t-elle.J’aidûm’endormir.Jenet’aipasentenduefrapper.UneridesecreusaaumilieudufrontdeMelbatandisqu’ellefronçaitunpeupluslessourcils.Elle

fit unemouevisant à signifier son scepticismeet s’approchapour luiprendre lementonet lui releverlégèrementlevisage,laforçantàlaregarderdroitdanslesyeux.

—Depuisquandment-onàsagrand-mère?gronda-t-ellegentiment.Clairecroisalesmains,trahissantainsisagrandenervosité.—Jenemenspas,répondit-elled’unevoixqu’ellevoulaitferme.Je…—Tuméditaissuruneerreurquetuauraispufaire,peut-être?avançaMelbaàsaplace.Clairesesentitsoudainmiseànu.Vulnérable.Ilfallaitqu’elleéchappeàl’œilpartropscrutateur

desonaïeule.Alors,bondissantdesonlit,elledemandad’unevoixforte:—Ya-t-ilquelquechosequejepuissefairepourtoi,grand-mère?—Oui,réponditcettedernièretoutaussifermement.Jevoudraisquetucessesdet’envouloir.Sesentantattaquée,Clairesemitaussitôtsurladéfensive.—Jenem’enveuxpas,affirma-t-elleavantdes’arrêternet.A quoi bon nier ? De toute façon,Melba aurait vite fait de rétablir la vérité, elle qui avait la

capacitédelireenvouscommepersonne.—Commentlesais-tu?demanda-t-elle.—Leprivilègedel’âge,machérie.Riennem’échappe,tulesaisbien.Ellemarquaunebrèvepauseavantdereprendre:—C’estàcausedetonmari,n’est-cepas?CefutautourdeClairederestersilencieusequelquessecondes.—Sijetedisais«non»,mecroirais-tu?finit-ellepardire.Sagrand-mèreposasurellesonregardpénétrant.—Qu’enpenses-tu?Clairelaconnaissaitassezpoursavoirqu’ilneservaitàriendeluimentir.—Jediraisquenon.Melbaopinad’unhochementdetête.—Bienraisonné,approuva-t-elle.Alors,raconte-moiunpeucequisepasseentreLeviettoi.Elleavaitparléd’untonfermequin’entendaitpasêtrediscuté.— Il y a une semaine, poursuivit-elle, tout semblait aller mieux entre vous deux et là, je vous

retrouveembringuésdansuneespècedeguerrefroide.

FaceausilenceobstinédeClaire,elleinsista:—Jet’écoute,mapetite-fille.Clairesavaitqu’ilétaitinutiledetournerautourdupot.Aussilâcha-t-elledansunmurmure:—Ilneveutplusdemoi.—Machérie,sic’étaitlecas,ilyalongtempsquetonbonhommeauraitmislesvoiles,tupeuxme

croire.Personneneluimetunrevolversurlatempepourleforceràrester,quejesache!Ellepritletempsd’allers’asseoiràsescôtésavantdepoursuivre:—Jevaisêtretrèsfrancheavectoi,Claire.Sionm’avaitdemandémonavis,j’auraisditqueLevi

Wyattn’étaitpasungarçonpourtoi.Maisj’aiapprisàleconnaîtreetàl’apprécier.Celacrèvelesyeuxqu’il t’aime et qu’il est foudeBekka.Maintenant, s’il est unpeudistant, quoi deplus normal ? Je terappellequandmêmequec’est toiqui l’asmisà laporte.Qu’est-cequi te faitpenserqu’ilne t’aimeplus?

Claireprituneprofondeinspirationetdétournalatête.—Jenesuispasassezjolie,répondit-elledansunmurmure.—Pardon?Clairepoussaunnouveausoupir.Avait-ellevraimentbesoinderépéter?Ellecompritsoudainque

vidersonsacnepourraitqueluifairedubien.Alors,elleselança:—J’aiessayéd’êtreparfaite,commença-t-elle.Levinem’a jamaisvuesansmaquillage.Pasune

fois,précisa-t-elleavecunepointedefierté.Maiscelan’apas l’airde luisuffire.Jenedoispasêtreassezjolieouassezintéressantepourpouvoirleretenir.

Melbalafixaunsilongmomentsansriendirequ’elleenfutmalàl’aise.—Donc,sijesuisbientonraisonnement,répliqua-t-elleenfin,tuesentraindeprétendrequetuas

épouséunpauvrecrétinsuperficiel.—Non!serécria-t-elle,outréequesagrand-mèrepuissequalifierainsilepèredesonenfant.MaisMelbacontinuaitd’afficherunairdubitatif.—Pourtant,seulunpauvrecrétinpourraitcesserd’aimerunefemmesousleprétextequ’ellen’est

pasaussijoliequ’illepensait.Leviappartient-ilàcegenred’homme?Sagrand-mèrel’épingladesesprunellesnoires,ladéfiantdedéfendrel’indéfendable.—Non, pas du tout, rétorqua Claire.Mais il n’empêche que je ne suis pas assez jolie pour le

retenir.Melbasecoualatête,suggérantqu’elleavaitencorebeaucoupàapprendre!—Machérie, ilayunefouledechosesquipermetdemaintenirunmariageàflotet lephysique

n’entremême pas dans les vingt premiers critères. La beauté extérieure est éphémère, nous le savonstoutes,etlaseulecausequ’ellepeutservir,cesontlesspotspublicitairesdestinésàvanterdesproduitsdemaquillage.Quantàtonmari,ilestdouéd’unsacrébonsens,tupeuxmecroire!S’ilyenaunquiabienlatêtesurlesépaulesetquiagitselondesvaleursmoralesleplussouventabsenteschezlesautres,c’estbienlui!

Ellemarquaunebrèvepausepuisreprit,lesyeuxtoujoursrivésàceuxdeClaire:—Tonmarisemoqued’avoirunefemmeparfaitementmaquilléeetcoiffée.Lui,cequ’ilveut,c’est

quesafemmel’aimeetqu’elleluiparle.D’ailleurssilaperfectionexistait,celasesaurait.Etsilaviem’aapprisquelquechose,c’estbienque lemariagen’estpas seulementpavéde roses. Ilpeutêtre leparadis, comme l’enfer, tout dépend de ce que chacun y apporte. Le mariage exige des efforts, dessacrifices,maisc’estcequilerendd’autantplusprécieux.Etpuis,quellefiertédesedirequ’onnedoitsonbonheurouceluidesoncouplequ’àsoietàsoiseul!Alors,sij’aiunconseilàtedonner,mapetitefille,c’estdesortirdecettechambreetd’allert’assurervraimentquetonmarinet’aimeplus.

Claireauraitbienaimésuivrelesconsignesdesonaïeulemais,l’estomacnouéetlagorgeserrée,elles’ensentaitincapable.

—C’esttroptard,s’entêta-t-elle.Melbaselevaetl’obligeaàl’imiter.—Ilneseratroptardquelorsquel’undevousdeuxseramort,etcen’estpaspourdemain,décréta-

t-elleaveclebonsensquilacaractérisait.Pourl’heure,tonmariestbienvivantetilrentreracesoirici,commeillefaittouslessoirs.Levinepartiraquesic’esttoiquileluidemandes,Claire.Aussi,cessedeluidonnerl’impressionquec’estcequetuveux.

Clairesecoualatête.—Tutetrompes.C’estluiquifaitmachinearrière.Jel’aibiensenti.Melba prit sa main dans la sienne et la tapota doucement, dans un geste plein de tendresse et

d’affection.—Tunepeuxpasleluireprocher.C’estsansdouteunefaçondeseprotéger.Toi-même,situavais

étééchaudée,tuagiraisdelamêmemanière.Voyantqu’ellen’esquissaitpaslemoindregestepourquitterlapièce,Melbainsistaencore.—Tudisquetonmariageestfini.Tun’asdoncrienàperdreenessayantunedernièrefoisdele

sauver.Etpuis,jesuisencoreassezvalidepourtedonnerunebonnefesséesitunem’obéispas,ajouta-t-elleensouriant.

Cetraitd’humoureutl’effetescompté:Claireneputseretenird’éclaterderire.—Peut-être,dit-elle.Maisjenesuisplusuneenfant,grand-mère.Jesuisuneadulte.—Tuesuneadulte,répétaMelba.Ehbiendanscecas,prouve-le.

-14-

Claireconsidérasagrand-mèreensilenceavantdedemander,lesyeuxronds:—Jenecomprendspas.Queveux-tudire?Prouve-le.Queveux-tuquejefasse?Melbapoussaunsoupirexaspéré.—Jetedemandedetecomportercommeuneadulte,précisa-t-elle.LorsqueLevirentreracesoir,

va le trouver et présente-lui des excuses.Explique-lui que tu as ta part de responsabilité et que cettesituationafiniparvouséchappercomplètement.Admetsque,toiaussi,tuasfaitdeserreurscar,faut-iltelerappeler,ilfautêtredeuxpourdanseruntango.

Ellemarquaunepausedurantlaquelleelleladévisageaencoresansindulgence.—Etpourl’amourdeDieu,laisse-luivoirtonvisagetelqu’ilest.Tun’aspasbesoinderessembler

enpermanenceàunegravuredemode.SiLevit’aime—cedontjenedoutepasuneseconde—,ilt’aimepourtoi,pourcequetuesetpaspourl’imagequetuveuxluirenvoyer.Etcrois-moi,cenesontpastesfondsdeteintettesmascarasquigommeronttesprétendusdéfauts.

Elles’interrompitencorepourluiporterl’estocadefinale.—Tonmarin’estpasaveugle,Claire.Niidiot.Tupeuxluireconnaîtrecela,toutdemême.Claire avait écouté la longue tirade de sa grand-mère sans chercher à l’interrompre. Elle était

surprisededécouvrirque,finalement,cettedernièreparaissaitappréciersincèrementLevi.—D’ailleurs,repritMelba,jenevoispascequipourraitclocherdanstonphysique.Enrevanche,

cequiclochec’esttonmanqued’assuranceettonpeudeconfianceentoi.Unenouvellefois,elles’interrompitbrusquement.—Endépitdecequetupeuxpenser,sachequejenesuispasicipourtefairelaleçon.J’aimerais

justetefaireprendreconsciencedecequeturisquesdeperdresitunetesecouespasunpeu.Jetelerépète,cessedet’envouloir.Etretournedoncdanstacuisine,Cendrillon,ajouta-t-elleaprèsavoirjetéuncoupd’œilàsamontre.Ginaestenconvalescence,elleaencorebesoindetonaide.

Sur cesmots, elleouvrit la porte.Et aumomentd’en franchir le seuil, elle lançapar-dessus sonépaule:

—Lorsquetutravailleras,réfléchisunpeuàtoutcequejeviensdetedire.Réfléchis-ybien.—Bien,grand-mère,répliquaClaireenlaregardantpartir,émueauxlarmes.Comment ne pas lui faire confiance, quand elle avait épouséunhomme, unvrai, pas l’unde ces

princescharmantsdecontesdeféesdontonvousabreuvequandvousêtespetitefille!Or Levi était de la trempe de Gene. Il méritait bien qu’elle l’admette. Ne l’avait-il pas suivie

jusqu’icialorsqu’elle l’avaitmisà laporte?Celanecomptaitpaspourrien, toutdemême.Peut-êtrel’aimait-il vraiment, après tout. Elle, et pas seulement l’image qu’elle avait à cœur de lui renvoyerchaquejourdepuisleurrencontre.

Enoutre,cen’étaitpasLeviquiluiavaitdemandéuntelsacrifice.Cettehabitude,ellel’avaitprisebienavantdelerencontrerlorsque,toutejeunefille,elleavaitdécrétéqu’elleseraitbeaucoupplusbelleetattiranteainsi.

Même sa garde-robe en pâtissait.Car, suivant cette logique, elle ne la remplissait que de tenuesultra-fémininesd’oùétaientbannistennisetautressurvêtements.

Sa grand-mère avait raison, il était grand tempsde laisser tomber lesmasques et de prendre leschosesenmain.DemontreràLeviquiétaitlavéritableClaire,avecsesqualitésmaissurtoutsesdéfauts.

Elle consulta samontre, comptant les heures et lesminutes qui la séparaient dumoment oùLevirentreraitdesontravail.

Pourvuseulementqu’ilneluiopposepasunefindenon-recevoir.

***

Levifixaitlerubannoirquelaroutedéroulaitdevantlui.Presquedéserte,celle-ciavaitsurluiunpouvoirhypnotique.

Aussitôtqu’ilavaitquittélemagasin,ilavaitprisunegrandedécision:cesoir,ileffectueraitpourladernièrefoisletrajetquileconduisaitàStricklandBoardingHouse.

Lemomentétaitvenuderegarder leschosesenface.Claireet luinesortiraientpasde l’impassedanslaquelleilssetrouvaient.Autantqu’ilentirelesconclusionsquis’imposaient:iln’avaitplusqu’àfairesesbagagesetàquitterlapensiondeGeneetdeMelbapourrentrerchezlui,danssonappartement.

Feindre de croire que les choses finiraient par s’arranger n’était qu’illusion et ne ferait queprolongersadouleur.

Il n’avait pourtant pas ménagé sa peine. Il s’était entêté, s’acharnant à vouloir repousserl’inévitable.

Il n’avait certes pas les diplômes qu’avait obtenusClaire, cela ne l’empêchait pas de capter lessignesdedésamourqu’elleluienvoyaitrégulièrementetqu’ilrecevaitcommeautantdegiflescinglantes.

Leurmariageétaitfini.Etleplustôtill’accepterait,leplustôtil…Ilquoi ? s’interrogea-t-il avec cynisme. Il tournerait lapage ? Il tomberait amoureuxd’une autre

femme?Certainementpas !Cetteexpériencedouloureuse, il se faisait lesermentdeneplus jamais larevivre.

Même le plus crétin des hommesdevait tirer un enseignement des expériences passées et il étaittempspourluideseconfronteràlaréalité.

Sondestin à lui était d’être abandonné.Sonpère n’avait pas voulu de lui, et qui sait si samèren’auraitpassuivilemêmecheminsiellen’avaitpaseusesdeuxautresfils?

Ilsemorditleslèvrespournepaspleurer.Cen’étaitpasjuste.Ilneméritaitpasqu’onletraitedelasorte.CaravecClaireilavaitessayé.Ilavaitvraimentessayé.D’êtrelemeilleurmari,lemeilleurpère.

Peut-êtreluiavait-ilmanquéunefigurepaternellequiluiauraitservid’exemple.Unpère,versquiilauraitpusetournerencasdecoupdur,unpèrequil’auraitéclairédesesconseilsavisés,quiluiauraitévitédecommettredeserreurs.

Iléclatasoudaind’unriredésespéré.Il n’avait pas de père et, bientôt, il n’aurait plus de femme. Il pouvait renoncer à ses rêves de

réconciliation.C’étaitseulqu’ilregagneraitBozeman.Il était si profondément absorbé dans ses pensées qu’il ne s’était même pas rendu compte qu’il

venaitd’arriversurleparkingdeStricklandHouse.Il coupa le moteur et resta un long moment assis derrière son volant, se refusant à aller jouer

l’ultimemanchedecesinistrematch.Puisilhaussalesépaulesdansunmouvementdésabusé.Autantenfinirrapidement.

Pour se donner une chance de souffrir lemoins possible, il n’avait qu’à trancher dans le vif, defaçonnetteetrapide;ensuite,iln’auraitqu’àallerpansersesplaiesloind’ici,loindesdeuxpersonnesquicomptaientlepluspourlui.

Pansersesplaies!Quicroyait-ilabuseravecsesbonnesrésolutions?Certainementpaslui.Lasouffranceseraitdévastatriceetsesplaies,àvif,pourlongtemps.Allons,ilesttempsd’yaller.Unefoisàl’intérieur,iljetauncoupd’œildanslesalonpuisdanslacuisine.L’envieétaitfortede

monterdirectementdanslachambredeClaire,maisilsefitviolencepournepascéderàlatentation.Pourquoisefaireencoreunpeuplusmal?Detoutefaçon,l’issueseraitlamême.Allons.Comporte-toienhommeetnoncommeungaminpleurnichard.Aussi, au lieu d’aller rôder dans le couloir avec l’espoir de tomber sur Claire et peut-être sur

Bekka,sedirigea-t-ildirectementdanssachambre.Ilavaitsesvalisesàfaire.

***

Alorsqu’ellevenaitdefaireirruptiondanslacuisinedésertée,Clairefronçalessourcils.Elleauraitpourtantjuréavoirentendulaported’entrées’ouvriretserefermer.Acetteheure-là,ça

nepouvaitêtrequeLeviquirentraitdesontravail.Mais peut-être s’était-elle trompée. Peut-être s’était-il attardé pour régler des problèmes de

dernièreminute,commeilavaitl’habitudedelefaire.Non,comptetenudescirconstances,ilneprendraitpasuntelrisque.

Ilnerestaitqu’unepossibilité:ilétaitbienrentré,commeellel’avaitsupposé,maisilétaitmontédirectementdanssachambre.

—Quelquechosenevapas?s’enquitGina,venuelarejoindre.Cettequestionl’étonnad’autantplusqueGinaétaitladiscrétionmême,restanttoujoursàl’écartde

cequ’elleconsidéraitnepasêtresesaffaires.Visiblement,sonmaquillagen’arrivaitpasàcachersesémotions!—Non,non…merci,Gina.Puis,trouvantstupided’ignorerlamainquisetendait,elleajoutauntimide:—Avraidire…Elles’interrompitnet.Quefaisait-elle,là,lesbrasballantsalorsqu’elledevraitêtreàlarecherche

deLevipouressayerdesauversonmariage?Iln’yavaitplusàtergiverser.—Jereviens,annonça-t-elleprécipitamment.Elleretirasontablieràlahâteetleposasurledossierd’unechaise.Ginaopina,commesielleavaitcomprislescontradictionsquibouillonnaientdanslatêtedeClaire.—Prenezvotretemps,luisuggéra-t-elle.Detoutefaçon,c’estpresquefini.Cesderniersmotseurentenelleunerésonancefuneste.Oupourquoipasoptimiste?Alorsqu’ellesortaitdelapièce,ellecroisasongrand-père,Bekkadanssesbras.—Maisregardez-moiunpeuquiestlà,roucoula-t-ilàl’oreilledubébé.C’esttamamanqui…—Grand-père, peux-tu la garder encore quelquesminutes ? demanda-t-elle, ne sachant pas trop

commentluiexpliquerleproblème.Maisellevittoutdesuitedanslesyeuxdesonaïeulqu’iln’avaitnulbesoind’explication.—Biensûr,iln’yapasdeproblème,répondit-il.Aucontraire,jesuisravidepasserencoreunpeu

detempsavecelle.Ilfrottadoucementsajoueridéecontrecelle,douceetlisse,dubébé.—N’est-cepas,maprincesse?

Bekkaémitunchapeletdegazouillisquilaissaitàpenserqu’elleavaitcomprislaquestiondesonbisaïeuletqu’elleluirépondait.

Claireexhalaunsoupirdesoulagement.Siellevoulaitsemontrerconvaincanteetreconquérirsonmari,illuifallaitunpeudetempsseuleaveclui.

Elleluitapotalebrasjusteavantdeseruerversl’escalier.—Tuesleplusgentildesgrands-pères!luicria-t-ellesansseretourner.—Tudevraisessayerd’enpersuadertagrand-mère!luicria-t-ilenretour.—Jeleferai.Promis.Maissespenséesvolaientdéjàverssonmari.Alorsqu’ellegravissaitlesmarchesquatreàquatre,ellesesurpritàcroiserlesdoigtsmêmesielle

necroyaitpasàcegenredesuperstition.Pourvuquetoutsepassebien,pria-t-elleensonforintérieur.Arrivéesur lepalier,elles’arrêtaàquelquesmètresde lachambredeLevi.Ellepritunegrande

inspiration,redressalesépaulesetfitlesquelquespasquilaséparaientdelaporte.Elleposa lamainsur lapoignée, la tourna,maisalorsqu’elles’attendaitàvoir laportes’ouvrir

sansrésistance,elleconstataqu’elleétaitferméeàclé.Leviavaitverrouillésachambre.Imaginerlesensqu’ellepouvaitdonneràcegestelafittremblerd’appréhension.QueLevipuisse

sefermeràuneéventuellevisitedesapartn’étaitpasdebonaugure.Ellelaissasamainretomberettournaledosàlaporte,prêteàretournerverssongrand-pèreetsa

fille.Cefutalorsqu’elleentenditlavoixmoqueusedesagrand-mèrerésonneràsesoreilles.«Tuabandonnesdéjà?Sansmême tebattre?Si tu faiscela, tun’espasdigned’êtremapetite-

fille.»Piquéeauvifenmêmetempsquepousséeparunsursautdefierté,ellesereplantadevantlaporte

close.—Jevaisteprouverlecontraire,grand-mère,déclara-t-elleàvoixhaute.Surprisedesonaudace,ellejetauncoupd’œilpar-dessussonépaulepours’assurerqu’ellen’avait

pasétéentendue.Ilnemanqueraitplusqu’onlasurprenneàparlerseule,maintenant!Danslasecondequisuivit,ellefrappaitàlaporte.—Levi?appela-t-elle.Tueslà?Elleseheurtaàunsilenceassourdissant.Pourtant,malgrésonappréhension,ellefrappadenouveau,

plusfortcettefois.—Levi?appela-t-elleencore.Toujoursrien.Soncœursemitàbattreàcoupsredoublés.Soitlachambreétaitvide,soit—maisc’étaitpire—

Leviétaitlàetrefusaitdeluiouvrir.Qu’est-ce que tu t’imaginais, ma pauvre fille ?Que Levi allait attendre indéfiniment ton bon

vouloir?Laissetomber.Ilneveutplustevoirettun’asquecequetumérites.Elletournalestalons,lecœurenmiettes.Maisalorsqu’elleavaitdescendutroismarches,elleentenditlaportes’ouvrirderrièreelle.Ivredejoie,ellesentitrenaîtrel’espoir.Elle s’arrêta net, osant à peine se retourner. Et si ce n’était pas Levi ? Si c’était l’un des

pensionnairesquilogeaitaumêmeétage?Lentement,commeauralenti,ellepivotasurelle-même.Soncœursemitàbattrelachamadealorsqu’elledécouvraitLevicampédanslecouloir.Maisla

joie qui l’avait portée quelques secondes plus tôt se dissipa instantanément lorsqu’elle remarqua son

visagefermé.«Cen’estpasbonsigne,luisoufflaunepetitevoixintérieurequ’elleauraitvouluignorer.Tun’as

rienàperdre,alorsfonceetfaisdetonmieux.»—IlestarrivéquelquechoseàBekka?s’enquitLevid’unevoixblanche.De fait, pourquelle autre raison se serait-elle donné lapeinedepartir ainsi à sa recherche ?Et

surtoutd’insistercommeellel’avaitfaitpourluiparler?EllefaillitsaisirlaperchequeLevivenaitdeluitendremaiselleyrenonçaaussitôt.Cen’étaitpas

surdesmensongesqu’ilspourraientrepartir.Lavérité.Voilàcequ’elleallaitdireàsonmari.Illuirevintenmémoirequec’étaitunevaleuressentielleauxyeuxdeLevi.Illuiavaitconfiéunjour

nepasaimerlesfemmesquijouaientundoublejeu.Oui, c’était l’unedes premières choses qu’il lui avait dites lorsqu’ils s’étaient rencontrés : qu’il

chérissaitpar-dessustoutlafranchise,l’honnêtetéetlaloyauté.—Net’inquiètepas,s’empressa-t-ellededirepourlerassurer.Bekkaestenpleineforme.Ellemarquaunepauseavantdelancerd’unetraite:—Jevoulaistedirequ’ilyaquelquechosequiclochechezmoi.Illaregardadroitdanslesyeux,visiblementinquiet.—Qu’ya-t-il,Claire?demanda-t-ilenluiprenantlamain.Tuesmalade?Certes,elleavaitlatêtequitournait,maisdelààenfairelesujetprincipaldeleurconversation…Concentre-toi.Neperdspasdevuetonobjectifetlaraisonpourlaquelletutetrouveslà.—Puis-jeentrer?—Biensûr.Ilouvritlaporteengrandets’écartapourlalaisserpasser.—Assieds-toi,ajouta-t-ilendésignantlelit.Puislesquestionsfusèrent,exprimantuneinquiétudequiallaitcroissant.—Veux-tuquejeteserveunverred’eau?Faut-ilquej’appelletagrand-mère?—Nonàlapremièrequestion,répondit-elle.Etnonàlaseconde.Jen’aibesoinnid’eaunidema

grand-mère.Toutcedontj’aibesoin,c’estdetoi.Elleavaitprononcécettedernièrephraseendétachantchaquemot,unpeucommesiellesedélectait

delesentendreprononcésàvoixhaute.SiLevifutsurpris,iln’enlaissarienparaître.—Jenecomprendspas,répondit-il,manifestementsurlaréserve.Elle ouvrit la bouche, prête à préciser sa pensée, mais elle la referma aussitôt. Elle venait

d’apercevoir,sursonlit,lesvalisesouvertes,àmoitiéremplies.Lesbattementsdesoncœurs’accélérèrenttandisquesonvertiges’accentuait.—Tuparsenvoyage?demanda-t-elled’untonfaussementdésinvolte.Ilcherchasonregardets’yaccrochaunlongmoment.—Jerentreàl’appartement,finit-ilparrépondre.—Tuparsd’ici,alors?Elle avait bien conscience de ce que sa question avait de stupide, mais le flou total où elle se

trouvaitl’empêchaitderaisonnercorrectement.—Oui,affirma-t-ilenrefermantlaportederrièrelui.L’avantage,c’estquejenet’ennuieraiplus.—Etsi…Elles’interrompit,submergéeparuneémotionquil’empêchaitdepoursuivre.—Etsijetedemandaisderester?Illaconsidérasansparler,detouteévidenceincapabledecroireàcequ’ilvenaitd’entendre.

—Jediraisque riennepourraitme rendreplusheureux, finit-ilpar répondre.Malheureusement,nous savons tous les deux que tu ne cherches qu’à me faire marcher. Et à vrai dire, je suis fatiguéd’attendredet’avoiràl’usure.Jeneteveuxpasdansmaviefautedemieux,Claire.Jeteveuxdansmaviesi,toi,tuenbrûlesd’envie.Jenepeuxpast’obligeràm’aimeret…

—Pourtant,l’autrenuit,Levi,nousavonsfaitl’amouret,rassure-moi,c’étaitexceptionnel,non?—C’étaitbienplusquecela,répondit-ilsanslamoindrehésitation.En effet,même ce terme était trop faible pour exprimer le caractère unique de ce qu’ils avaient

vécu,dansuneosmoseparfaite.—Maiscelanemesuffitpas,précisa-t-ild’untoncatégorique.Jeveuxplusqu’unebonneentente

physique.Jeveuxplusqu’unfeud’artificedessens.Jeveuxtout,Claire.Ilmarquaunelonguepauseavantdelancerladernièredesesexigences.—Maisplusquetout,jeneveuxplusmetorturerenimaginantquetupeuxmequitteràtoutinstant.

Jeneveuxplusavoirl’impressionquefatalement,unjour,jerentreraidansunemaisonvideparcequemafemmeserapartieavecnotreenfant.Certainssecontenteraientdeceque tuasàm’offrir,maispasmoi,Claire.Jenepeuxpas.Etcen’estpasjuste…

—Tuasraison,approuva-t-elle,luicoupantlaparole.Cen’estpasjuste.—Cen’estpascequej’aivouludire,protesta-t-il.—Dommage!rétorqua-t-elled’untonénigmatique.Puis-jeutilisertasalledebains?Cetterequête,formuléeàunmomentaussigravedeleurexistence,dutparaîtresiincongruequ’ilen

restainterloqué.Ilfinitparhausserlesépaules,luitémoignantainsisaprofondeincompréhension.—Biensûr,finit-ilparrépondre.C’estparlà.Pendantcetemps,jevaisfinirmesbagages.Cesderniersmotsluifirentl’effetd’unedouchefroide.Ettandisqu’ellesedirigeaitverslasallede

bains,ellefutàdeuxdoigtsderenoncer.Lecourageluimanquaitd’allerplusloin.Pourtant,elleredressalesépaulesetsedirigeaverslecabinetdetoilette,résolueàallerauboutde

sadémarche.C’estmaintenant ou jamais, s’intima-t-elle.Grand-mère a raison. Lorsque quelque chose vous

tientàcœur,ilfautsebattrepourl’obtenir.Rassérénée,elles’enfermadanslasalledebains.

-15-

En tempsordinaire, c’était lemomentoùelle allait retoucher sonmaquillageet s’assurerqu’elleétaitbienparfaite.

Celaimpliquaitégalementdevérifierquesatenue—enrèglegénérale,unerobeouunshortassortid’unchemisiertoujoursdebongoûtmaissexy—lamontraitàsonavantage.Ellevérifiaitaussiquesescheveux, lorsqu’elle les portait détachés, étaient bien lisses et soyeux ou, si elle avait opté pour unchignon,quepasunemèchen’endépassait.

Elleajoutaitalorsunepairedebouclesd’oreillesdiscrèteetcen’étaitqu’unefoiscerituelachevéqu’ellesesentaitprêteàalleraccueillirsonépoux.

Maiscesoir-là,dansl’intimitédecettesalledebains,elleallaitdélibérémentrenonceràtouslesartificesauxquelselleavaithabituellement recourspourcréer l’imaged’uneperfectionqu’elleétait sianxieused’offrir.

Cesoir,elleallaitsemontreràsonmaritellequ’elleétaitvraiment.Ellefixalerefletdesonvisagedanslemiroirdecequidevaitêtreunearmoireàpharmacie.Puis,

dansungestepleindedétermination,elleouvritlerobinetd’eauchaudeet,àl’aidedelasavonnettequisetrouvaitsurlereborddulavabo,ellesenettoyalapeau.Unefoistoutetracedemaquillageéliminée,elle se tamponnadélicatement avec une serviette-éponge et, alors seulement, elle retourna se regarderdanslemiroir.

Voilà.Elle se trouvait faceà lavraieClaire, tellequeDieu l’avaitcréée.UneClairequin’avaitplusrienàvoiraveclacréaturesuperficiellequ’elleavaitétéjusque-là.

—Parfait,lança-t-elletouthautàsonreflet.Ilesttempsdefairefaceetdemontreràl’hommequetuaimesquituesaunaturel.

LavoixdeLeviluiparvintsoudainàtraverslacloison.—Claire?Elle se figea, le cœur battant, alors qu’elle élaborait toutes sortes de scénario improbables. Se

pouvait-ilqu’ill’aitespionnéeparletroudelaserrureetqu’ilaitassistéàsamétamorphose?Ellesetournaverslaportequilesséparaitencore,hésitantàsortir.—Oui?—Aquiparles-tu?s’enquit-il.—Amoi,répondit-elleentoutefranchise.Puiselleexpliqua,afinqu’ilnelacroiepasdevenuefolle:—J’essayaisdemedonnerducourage.—Ducourage?Pourquoias-tubesoindecourage?Enguisederéponse,elleposalamainsurlapoignéeetlatournalentement.

Lebruitdelaportequiraclalégèrementlesolrésonnadanssatêtecommeunultimeavertissement.Ledoute,fugace,s’insinuaenelle.Lorsqu’elleauraitouvertlaportedecettesalledebains,iln’y

auraitplusmoyendefairemachinearrière.Sa bouche devint sèche comme du buvard ; son cœur semit à battre la chamade. Elle retint sa

respirationetouvritlaporteengrandpourseprésenteràsonmari.—Pourceci,répondit-elledansunsouffle.Levilascrutadelatêteauxpiedspuissecoualatête.Visiblement,quelquechoseluiéchappait.—Ceci?répéta-t-il,sanscomprendre.Maisdequoiparles-tu,Claire?Ellenepouvaitcroirequ’ilétaitsincère.Commentnevoyait-ilpaslamétamorphosephysiquequi

s’étaitopéréeenelle?Oubienétait-iltellementhabituéàlacôtoyerqu’ilnelavoyaitpasvraimenttellequ’elleseprésentaitàluimaistellequesonsubconscientlapercevait.

—Ceci,s’entêta-t-elleenplaquantsesdeuxmainssursespommettes.MaisLeviluioffraittoujourslemêmeaird’incompréhensiontotale.Ilneremarquaittoujourspasà

quelpointsonapparenceavaitchangé.—Nemedispasquetunet’aperçoisderien,ajouta-t-elle,incrédule.—Cequejevois,c’estmafemme,répondit-il.Riend’autre.Il fallait qu’elle l’oriente, qu’elle le pousse à trouver seul, dans cemoment si important où elle

remettaitenquestionsescroyances.—Et…?lepressa-t-elle.—Et,mafoi,elleesttrèsjolie,conclut-il.Maisildutdevineràsonairexaspéréquecen’étaitpaslaréponsequ’elleattendait.—Claire,cessecepetitjeu,veux-tu,etdis-moiplutôtcequetucherchesàmefairedécouvrir.Ellejetalesmainsenavant,dansungestedereddition.—Jeneporteaucunmaquillage,Levi!cria-t-elle,déçue.Aucun!Etait-ildoncaveugleàcepoint?Levisecoualatêtemaisgardaunvisageimpassible.—Jevois bien, finit-il par dire.Et si je peuxmepermettreun commentaire, je trouveque c’est

mieux.Cetteréponselastupéfia.—Quoi?—Jetrouvequec’estmieuxainsi,répéta-t-il.Tuparaisplus…jenesaispas…plusfraîche,plus

éclatante.Ils’interrompitpourluiadresserunsourireradieux.—Plusjolie,ajouta-t-il.Apprêtéecommetuaimesl’être,tumedonnestoujoursl’impressionquetu

attendsdemoiquejet’emmènedansunrestaurantchic.Etpuisaussi,quetuattendsl’occasiondetombersurquelqu’undemieuxquemoi.Quelqu’unquipourraitt’offrirunevieplusbrillante,decellesquetuneconnaîtrasjamaisavecmoi.

Elleavaitdumalàcomprendresaréaction.Elleinclinalatête,cherchantàlireentreleslignes,àsavoirs’ilparlaitsérieusement.

—Tuesentraindemedirequetumepréfèresainsi,sansmaquillage?Fidèleàsanature,ils’entintàlalignedeconduitequiétaitlasiennedepuistoujours.Tâchantde

ménagersasusceptibilité,ilallaitcertainementluidirelavérité.— Oui, admit-il. Tu es plus authentique. Je ne veux pas dire que tu n’es pas belle maquillée,

s’empressa-t-ilaussitôtd’ajouter,maisjetetrouveplus…réelleainsi.Celafaisaitdeuxansqu’ilsétaientmariés.Etavantcela,ilsavaientvécudeuxansensemble.Durant

cesquatreannées,ellenes’étaitjamaisprésentéeàluisanss’êtrefardée.Celaméritaituneexplicationqu’ellesehâtadeluidemander.

—Situmepréfèresainsi,pourquoinem’as-tujamaisriendit?—Tedirequetumanquaisdenaturel?Claire,jenesuispeut-êtrepastrèsfutémaisjenesuispas

nonpluscomplètementidiot.Jetiensàresterenvie,figure-toi.D’ailleurs,temaquilleravaitl’airdetefairetellementplaisir!

Elleencaissalecoupsansbroncher.Ilfallaitqu’ellesoitcertainequ’ellenesetrompaitpas.—Ainsi,tum’aimesvraimentcommecela,sansmaquillage?insista-t-elle.—«Aimer»,lemotestfaible,objecta-t-il.Jet’adore,plutôt.Ilavaitbeauavoirl’airdenepassemoquer,ellehésitaitencoreàlecroire.Cefutalorsqueson

regardtombasursesvalisesbéantes.—Danscecas,pourquoies-tuentraindefairetesbagages?Faceàtantdesincéritéetdefranchise,ilnepouvaitcertainementfairemoinsquedejouer,luiaussi,

lacartedel’honnêteté.—Parcequejeneveuxplusvivrecommecela,dansuneincertitudepermanente,répondit-il.Laplusgrandeconfusions’emparad’elle.Leviétaitplusâgéetpluscomplexe,etelleavaittoujours

admiréchezluicetteassurancequiluifaisaittantdéfaut.Toutcelaétaitsinouveaupourelle!—Incertitude,dis-tu?Ilexhalaunlongsoupir.Leschosesserévélaientdoncplusdifficilesqu’ellenelesavaitimaginées.—Oui.Jevisdanslahantisequetunem’abandonnesaumoindreconflit.—Tuasraison,acquiesça-t-ellesimplement.—Tuveuxdirequetum’auraisquittéàlaprochainedispute?Ilparuts’assombrir.—Non,corrigea-t-elle.Jevoulaisdirequetuasraisondeneplusvouloirvivrecommecela.Aussi,

je te propose de considérer cette période difficile que nous venons de traverser, comme un tempsd’adaptation.Nousavionsbesoind’enpasserparlà,denousroderàcettenouvelleexistencedeparents.Unbébéquiarrive,c’esttoujoursbeaucoupdestress,departetd’autre,etilnousafalluapprendrelamanièredetoutconcilier : tavieprofessionnelle,notreviepersonnelle, lesbesoinsdeBekka.Etpuis,tantquenousysommes…

Ellemarquaunepausepourréfléchiràcequ’elleallaitdireetàlafaçondontelleallaitl’exprimer.—J’avaistort,finit-elleparconfesser.Levi semblait perplexe. Il devait avoir l’impression confuse que chaque problème en cachait un

autre,unpeuselonleprincipedespoupéesrusses.—Aquelsujetavais-tutort?s’enquit-il.Quitte à être franche, autant aller au bout des choses et donner à Levi tous les tenants et les

aboutissantsdesonraisonnement.—J’ai eu tort de te faire la scèneque je t’ai faite parceque tu es allé jouer aupoker avec ces

hommesquetuneconnaissaismêmepas.Aprèstout,tuavaisbienledroitdetedétendreunpeu.LasurprisedeLevifutsigrandequ’ilenrestainterloqué.—Tuessérieuse,là?demanda-t-illorsqu’ilputparlerdenouveau.Elleopina,unsourireauxlèvres.—Absolument.Jem’enveuxvraimentd’avoireucetteréactionexcessive,Levi.Enfait,jevivais

commeunabandonlefaitdetevoirpartirtouslesmatins,mêmesijesavaisquec’étaitpourtontravail,alorsquemoi,jedevaisresterconfinéeàlamaisonpourm’occuperdenotrebébé.

Déconcerté, il contourna le lit et vint s’asseoir à côté d’elle. Il semblait avoir momentanémentoubliésesvalises.Iln’yavaitplusurgence.Ellespouvaientbienattendreunpeu!

—Pourquoi,Claire?voulut-ilsavoir.Pourquoiavoirsipeud’assurance?Lesraisonsnemanquaientpasmaisellechoisitdeluidonnerlaplussimple.

—Jenesuismêmepascapabledecalmermonbébé.Mêmemongrand-pères’yprendmieuxquemoi.

— D’abord, commença-t-il, visiblement touché par la détresse qui pointait sous son excès defranchise, il estnormalqueGenes’yprennemieuxque toi, il aeuquatreenfants.Quiplusest,quatregarçons. Ilm’a expliqué que l’expérience vient avec le temps. Toi aussi, tu vas y arriver,mais à tonpropre rythme.Et puis, tu sais, j’aimapart de responsabilité là-dedans. Jene t’ai pas étéd’ungrandsoutien.

Elleauraitpusautersurl’occasionpourl’incriminer,maisellen’enfitrien,cequiparutredonnerdel’espoiràLevi.

—Tuavaisd’autrespréoccupationsetjelecomprendsaujourd’hui.Taresponsabilitéàtoi,c’estdegagnerl’argentquimettafamilleàl’abridubesoin.Celan’apasdûêtrefacilepourtoiderentrertouslessoirsensachantquetuallaisretrouveruneépouseacariâtreetvindicative.

Levineputrésisteràl’enviedelataquinerunpeu.—Eh,nesoyezpasaussisévèreavecmafemme!Elleavaitdesraisonsd’êtrecommeelleétait.Puisilmarquaunepausepourscruterattentivementsonvisage.—Jemetrompesijepenseque,finalement,nousavonsunechancequecelamarcheentrenous?se

hasarda-t-ilàdemander.Il avait posé laquestiond’unevoixdouce teintéed’espoir.Elle sentit sonvisage s’éclairerd’un

largesourire.—Non,Levi,tunetetrompespas.Jebrûled’impatiencequenousrentrionscheznous!Sanshésiter,ill’attiracontreluietl’enveloppadesesbrasrassurants.—Noussommesdéjàcheznous,assura-t-il.Ellefixasurluiunregardd’incompréhension.—Ici?dit-elleenbalayantlapièceduregard.—Jevaisallervoir tesgrands-parentspour leurdemandersi jepourrais leur louerunechambre

plus spacieuse que celle-ci. Une chambre pour nous trois, où nous pourrions séjourner quelquessemaines.

Pourquoidiable?Qu’est-cequecelasignifiait?Elleinterrogeasonépouxduregard.—Lasociétéadécidéd’ouvrirunmagasinàKalispell,annonça-t-il.Ceserabeaucoupplusproche

d’icietj’ygagneraientempsdetrajet,sibienquejepourraiêtredavantageauprèsdevous.Elle opina, le cœur chaviré de joie. Finalement, il semblait que leurs vies allaient finir par se

rejoindre.—Demoncôté,celamedonneralapossibilitédecontinueràtravaillerici,dit-elle.Grand-mèrene

verrapasd’inconvénientàcequejepoursuivemaformationauprèsdeGina.Quandj’ypense,ajouta-t-elleavecunéclatderire joyeux, jusqu’àprésent, j’étais incapabledefairecuireunœuf!Finalement,j’adore cuisiner et je ne dois pas si mal me débrouiller puisque grand-mère ne s’est encore jamaisplainte.Mais si toutefois elle souhaitait reprendre saplacederrière les fourneaux lorsqueGinaet sonmaripartironts’installerplusprèsdeleursenfants,commeilenestquestion,jepourraistoujoursessayerdemefaireembaucheràmi-tempsàlacrèchedeKalispell.

Ilcontemplasafemme,detouteévidenceadmiratifetravidel’enthousiasmequ’ellemanifestait.—Tupeuxfairetoutcequetuveux,Claire.Tuenestoutàfaitcapable.—L’avantage,poursuivit-ellesursalancée,c’estquesij’arrivaisàdécrocherunpostelà-bas,de

toncôté, tun’auraispasàtravaillerautantquetulefais.Tupourrais leverunpeulepied,cequinouspermettraitdepasserplusdetempsenfamille.

—Celameparaîtêtreunebonneidée,renchérit-il.Unetrèsbonneidée,même.Ilaccompagnasesparolesd’unbaiserpleindetendressequicommuniquaàClaireunedélicieuse

ondedechaleur.

—Etsinouspassionsunmarché?proposa-t-ilsoudain.—Unmarché?répéta-t-elletoutencherchantàdevinerdequoiilpouvaits’agir.Ilhochalatête.—A partir d’aujourd’hui, nous prendrons toutes nos décisions ensemble. Comme la famille que

noussommes.Lorsquel’undenousauraquelquechoseentête,illesoumettraàl’autre,desortequenousauronsunediscussionconstructiveetquenousprendronsladécisiond’uncommunaccord.Qu’enpenses-tu?

—Apartirdumomentoùjepeuxvivreavectoi,c’esttoutcequim’intéresse,répondit-elle.Elle eut soudain l’impressionque l’énorme fardeaupesant sur ses épaules depuis plusieursmois

venaitdes’envoler.—Tuesbiencertainquecelanetedérangepasdemevoirainsi,sansmaquillage?s’enquit-elle

pourladernièrefois.—Certain, assura-t-il.D’ailleurs, ajouta-t-il avecmalice, si je n’étais pas devenudemarbre, je

t’auraismontrédequoijesuiscapable.Enchantéepar la tournurequ’avaitprisecette remiseenquestion,elleentraallégrementdansson

jeu.Ellefermalespoingsetluidonnaunebourradedanslescôtes.—VoilàmaClairederetour,s’esclaffa-t-il.Ilyavaitlongtempsquetunem’avaispaschahutéainsi.—Etencore,cen’estrien!Tumériteraisquejeterouedecoupsmaisj’aimieuxàfaire:jedois

rattraperletempsperdu.—J’auraisquelquespropositionsàtefairesi,toutefois,tuétaisàcourtd’idées,suggéra-t-ilalors

qu’une lueur de désir traversait son regard.Des propositions bien plus intéressantes queme rouer decoups,carcelam’empêcheraitdet’embrassercommejevaislefaire.

Ilsepenchaalorsverselleeteffleuraseslèvresd’unbaisersensuelquiluienvoyadesondesdechaleuràtraverstoutlecorps.

—Unbonpointpourtoi,murmura-t-ellecontresabouche.Etpuis,jem’envoudraisd’étoufferdesélansaussispontanés.

—Justement,combiendetempscrois-tuquenouspouvonslaisserencoreBekkaàtongrand-père?s’enquit-ild’unevoixenjôleuse.

—Autantde tempsquenousvoudrons. Il apourhabituded’attendrequece soitmoiqui aille larécupérerdanssachambre.

LesyeuxdeLevisemirentàbrillerd’uneflammeardentequinecachaitriendesesintentions.—Danscecas, ilneverraaucuninconvénientàcequenousnousaccordionsdeuxpetitesheures

d’intimité?—Aucun,jepeuxtel’affirmer.Ilnousbéniramêmedeluipermettredepasserplusdetempsavec

notrefille.Ilfixasurelleunlongregardpénétrant.—Jevoulaism’assurerqueBekkan’allaitpassurgiraumauvaismoment,tucomprends.Lavisionde leurpetiteBekkaéchappantà lavigilancedeGenepourvenir rejoindresesparents

étaitsidrôlequ’elleéclataderire.—Jeterappellequenotrefillen’aquehuitmoisetqu’elleestencoreloindemarcher,souligna-t-

elle.—Elleestpeut-êtreloindemarcher,maiselleadesyeuxpourvoir,sijamaistongrand-pèreavait

lamauvaiseidéedenousl’amenericiaumomentfatidique.—Etmoi,jeteproposedereportercetteconversationàplustard,luisouffla-t-elleàl’oreille.Etde

t’occuperplutôtdemoi.Qu’enpenses-tu?—Jepensequec’estuneexcellenteidéeetquel’éducationdeBekkapeutattendrequelquesheures.

Pourl’instant,c’esteneffetàtoiquejevaism’intéresserdeprès.

Ilencadrasonvisagedesesdeuxmainsetlaregardadroitdanslesyeux.—Dieuquetum’asmanqué,machérie!—Jesuislà,Levi.Etjetefaislesermentdeneplusjamaispartir.Enguisederemerciement,ilscellasabouched’unbaiseroùpassaittoutl’amourqu’illuiportait.—Jet’aime,Claire,murmura-t-il.—Jet’aimeaussi,Levi,chuchota-t-elleenretouravantdesombreravecluidansuntourbillonde

voluptépleindepromesses.

Epilogue

Lesyeux toujours fermés,Claire étira avecvolupté soncorps encoredélicieusement engourdidesommeil.Illuifallaitencoreunpeudetempspourreprendrepiedaveclaréalité.

Lorsque, enfin, elle fut tout à fait réveillée, elle constataque sesmembresn’étaientplusmêlés àceuxdeLevi.Elletâtonnadelamainlaplacevideàcôtéd’elle.

Elleseredressad’unbond,l’espritenalerte.Levin’étaitpluslà.Après avoir fait l’amour, la veille, ils s’étaient rhabillés avant de redescendre ensemble pour

récupérerleurpetiteBekka.Geneavaitgentimentproposédelagarderencoreunpeumaisilsavaientrefusé.NiLeviniellene

souhaitaientprécipiterl’annoncedeleurréconciliation.Commesielleavait sentiquesesparentsavaientbesoind’unpeud’intimitésupplémentairepour

mieuxsavourerleursretrouvailles,Bekka,aussitôtcouchée,avaitsombrédansunprofondsommeil.Parmiracle,ellenes’étaitpasréveilléetroisouquatrefoisdanslanuitcommec’étaitpourtantson

habitude.Elleavaitdormid’unetraite,cequileuravaitpermisd’apprécierlesjoiesdepartagerlemêmelit.

Ellenesesouvenaitpasd’avoirétéaussiheureusequelorsqu’elleavaittrouvélesommeil,apaiséeetsereine,dansl’abrirassurantqueformaientpourellelesbrasdesonmari.

Lerêve,pourtant,venaitdeprendrefindemanièrebrutale.Elles’étaitréveilléedansunlitvideetfroid.Unrapidecoupd’œilluiappritqueBekkanonplusn’étaitpasdanslachambre.Son cœur de mère s’affola soudain. Sa fille était-elle malade ? Levi l’avait-il descendue pour

demanderdel’aideàMelba?Ou,pire,l’avait-ilconduiteàl’hôpital?Non,c’étaitimpossible.Dansuncasaussiextrême,Levil’auraitprévenue.Pourtant,elleneputempêcherleventdepaniquequivintlasubmerger.Ellerejetaledrapetseleva

d’unbond,prêteàenfilern’importequoipourpartiràlarecherchedesonenfant.Maislaportes’ouvritàcetinstantsurLeviquitenaitsafilleaucreuxdesonbrasdroit,unbiberon

delaitdanslamaingauche.—Regarde,Bekka,dit-ilgaiement,mamanestdéjàdeboutetelleesttoutenue.Non,finalement,ne

regardepas,ajouta-t-ilpourlataquiner.Prise de courtmais soulagée à l’extrême,Claire sentit ses joues s’empourprer violemment. Elle

saisitlarobedechambrequisetrouvaitaupieddulitets’empressadesecouvrir.—Oùétiez-vous?s’enquit-elle.Jemesuisinquiétée!

Levi prit le temps d’aller placer Bekka dans son berceau puis d’embrasser Claire avant derépondre:

—Jesuisdésolé,finit-ilparrépondre,maislorsqueBekkaacommencéàs’agiter,j’aipréférém’enoccuperavantqu’elleneteréveille.Tuavaisbienbesoindedormir.Surtoutaprèsnosexploitsdelanuit,ajouta-t-ilavecunclind’œilcomplice.

—Tul’asdescendue?répéta-t-elle,perplexe.—Bienobligé.Sonlaitsetrouvedanslacuisine,aurez-de-chaussée.Ellefixasursonmariunregardsceptique,quoiqueteintédereconnaissance.—Sacouchedoitêtretrempée,dit-elle.Ilfautquejelachange.—C’estfait,annonça-t-ilavecfierté.— Je n’y crois pas ! s’exclama-t-elle. En moins d’une journée d’apprentissage, voilà que tu te

débrouillesmieuxquemoi.—Certainementpas!s’écria-t-il.Ilyatantdechosesquetufaisbienmieuxquemoi.Jevoulais

justetelaisserdormir.—Merci, Levi, c’est une attention si délicate ! murmura-t-elle avec un regard empli d’amour.

T’avoiràmescôtésestsiprécieux.Ilfautquejemepresseunpeu,ajouta-t-elleaprèsavoirconsultésamontre.Ilvabientôtêtrel’heurequejedescendeencuisine.

D’un geste résolu, elle resserra les liens de son peignoir et se dirigea vers le lit. Elle avaitlargementletempsdelefaireavantdequitterlachambre.

Mais,alorsqu’ellevenaitderetaperlesdraps,elleaperçutunebosseducôtéoùLeviavaitdormi,justesousl’oreiller.

Intriguée, elle passaunemain sous le drap et en sortit unpetit écrindeveloursnoir.Son regardinterrogateuralladel’écrinàsonmari.

—Qu’est-cequec’est?demanda-t-elle.—Ouvre-le,tuverrasbien,répondit-ild’untonfaussementdésinvolte.Elleobtempéra,d’unemain tremblante.Al’intérieurse trouvaitsonalliance,quibrillaitdemille

feux.—Monalliance!s’exclama-t-elle,leslarmesauxyeux.Carc’estbienmonalliance,n’est-cepas,

Levi?—Eneffet,assura-t-il.— Je l’ai cherchée partout après t’avoir mis à la porte, expliqua-t-elle, remuée de revivre un

souveniraussidouloureux.Commentas-tu…— Lorsque tu l’as jetée, répondit-il, elle est tombée dans la cage d’escalier. Je suis allée la

récupéreravecl’espoirqu’unjourtumedemanderaisderevenir.Visiblementaussiémuqu’elle,illuipritl’écrindesmainsetensortitl’anneau.—ClaireStrickland,commença-t-ild’unevoixgrave,voulez-vousmefairel’immensehonneurde

redevenirmafemme?—Oui,Levi!répondit-elleenluienroulantlesbrasautourducou.Millefoisoui!

***

SivousavezaiméDesvœuxsiprécieux,nemanquezpaslasuitedesaventures

desMaverick,disponibledèslemoisprochain!

TITREORIGINAL:DOYOUTAKETHISMAVERICK?

Traductionfrançaise:ANDREEJARDAT

©2015,HarlequinBooksS.A.©2016,Harlequin.

Tousdroitsréservés,ycomprisledroitdereproductiondetoutoupartiedel’ouvrage,sousquelqueformequecesoit.Celivreestpubliéavecl’autorisationdeHARLEQUINBOOKSS.A.Cetteœuvreestuneœuvredefiction.Lesnomspropres,lespersonnages,leslieux,lesintrigues,sontsoitlefruitdel’imaginationde l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, desévénementsoudeslieux,seraitunepurecoïncidence.HARLEQUIN,ainsiqueHetlelogoenformedelosange,appartiennentàHarlequinEnterprisesLimitedouàsesfiliales,etsontutiliséspard’autressouslicence.

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