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1 Retranscription des Rencontres du café des décroisseurs berrichons le 25 mai 2011 Sortir de l’économie ? (ou plutôt comment l’économie a été inventée…) Un débat avec Serge Latouche et Anselm Jappe Présentation du débat : Clément Homs Je vais essayer de justifier en quelques mots l’invitation que nous avons faite à Serge Latouche et Anselm Jappe pour ces rencontres du café des décroisseurs berrichons à l’Ecole des Beaux-Arts de Bourges. Serge Latouche que nous avons le plaisir d’accueillir dans notre ville, est connu bien sûr pour être un des penseurs du mouvement de la « décroissance ». Mais c’est depuis une quarantaine d’années qu’il critique le « développement » en tant que tel, c’est-à-dire une vaste idéologie occidentale qui naît après la Seconde guerre mondiale dans le contexte de la guerre froide 1 et dont l’idéologie du « développement durable » n’est que l’ultime avatar contemporain. Pour autant, dans le cadre de ces rencontres nous ne voulions pas l’inviter sur ce thème bien connu. Ce que l’on connaît moins chez Serge Latouche, c’est qu’il a enseigné de manière critique durant toute une carrière à l’université, l’épistémologie des sciences économiques, c’est-à-dire la manière dont ces sciences construisent leur objet et le cadre général de leur réflexion. En se penchant de manière critique sur les fondements épistémologiques de ces sciences économiques, ce franc-tireur atypique dans la tribu des économistes qui s’est lié à l’aventure de la Revue du M.AU.S.S. (le mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), s’est rendu compte que l’ensemble des présupposés de l’économie était finalement très mal assuré. Nourri de la lecture de grands anthropologues du XXe siècle dont nous parlerons, il en est venu à mettre en doute la théorie substantiviste de l’économie chez Karl Polanyi 2 , et en 2005 dans un ouvrage intitulé L’invention de l’économie 3 , il a élargi et systématisé la critique de la naturalité, de la transculturalité et de la transhistoricité de l’objet même que se donnaient pourtant à penser les économistes depuis le XVIIe siècle : l’économie. Qu’est-ce qu’au juste que « l’économique », se demande-t-il ? Est-ce que l’objet même de la réflexion des économistes n’est pas plutôt une « trouvaille de l’esprit », une invention des économistes, l’émergence historique d’un imaginaire qui nous a désormais colonisé l’esprit et nos vies ? La vie économique que nous menons aujourd’hui et qui nous apparaît comme étant la base naturelle de toute vie humaine et le fondement depuis la nuit des temps de toute vie sociale, existait elle véritablement dans les sociétés précapitalistes ? Le travail, l’échange de marchandises, l’argent, la raison utilitaire, les fonctions biologiques du 1 Voir Gilbert Rist, Le développement : histoire d’une croyance occidentale, Presses de Science Po, 2001. 2 Serge Latouche, dans l’annexe « En-deçà ou au-delà de l’économie », de son livre, La déraison de la raison économique, Albin Michel, 2001. 3 Serge Latouche, L’invention de l’économie, Albin Michel, 2005.

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Retranscription des Rencontres du café des décroisseurs berrichons le 25 mai 2011

Sortir de l’économie ?

(ou plutôt comment l’économie a été inventée…)

Un débat avec Serge Latouche et Anselm Jappe

Présentation du débat : Clément Homs

Je vais essayer de justifier en quelques mots l’invitation que nous avons faite à Serge Latouche et Anselm Jappe pour ces rencontres du café des décroisseurs berrichons à l’Ecole des Beaux-Arts de Bourges.

Serge Latouche que nous avons le plaisir d’accueillir dans notre ville, est connu bien sûr pour être un des penseurs du mouvement de la « décroissance ». Mais c’est depuis une quarantaine d’années qu’il critique le « développement » en tant que tel, c’est-à-dire une vaste idéologie occidentale qui naît après la Seconde guerre mondiale dans le contexte de la guerre froide1 et dont l’idéologie du « développement durable » n’est que l’ultime avatar contemporain. Pour autant, dans le cadre de ces rencontres nous ne voulions pas l’inviter sur ce thème bien connu. Ce que l’on connaît moins chez Serge Latouche, c’est qu’il a enseigné de manière critique durant toute une carrière à l’université, l’épistémologie des sciences économiques, c’est-à-dire la manière dont ces sciences construisent leur objet et le cadre général de leur réflexion. En se penchant de manière critique sur les fondements épistémologiques de ces sciences économiques, ce franc-tireur atypique dans la tribu des économistes qui s’est lié à l’aventure de la Revue du M.AU.S.S. (le mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), s’est rendu compte que l’ensemble des présupposés de l’économie était finalement très mal assuré. Nourri de la lecture de grands anthropologues du XXe siècle dont nous parlerons, il en est venu à mettre en doute la théorie substantiviste de l’économie chez Karl Polanyi2, et en 2005 dans un ouvrage intitulé L’invention de l’économie3, il a élargi et systématisé la critique de la naturalité, de la transculturalité et de la transhistoricité de l’objet même que se donnaient pourtant à penser les économistes depuis le XVIIe siècle : l’économie.

Qu’est-ce qu’au juste que « l’économique », se demande-t-il ? Est-ce que l’objet même de la réflexion des économistes n’est pas plutôt une « trouvaille de l’esprit », une invention des économistes, l’émergence historique d’un imaginaire qui nous a désormais colonisé l’esprit et nos vies ? La vie économique que nous menons aujourd’hui et qui nous apparaît comme étant la base naturelle de toute vie humaine et le fondement depuis la nuit des temps de toute vie sociale, existait elle véritablement dans les sociétés précapitalistes ? Le travail, l’échange de marchandises, l’argent, la raison utilitaire, les fonctions biologiques du

1 Voir Gilbert Rist, Le développement : histoire d’une croyance occidentale, Presses de Science Po, 2001.

2 Serge Latouche, dans l’annexe « En-deçà ou au-delà de l’économie », de son livre, La déraison de la raison

économique, Albin Michel, 2001. 3 Serge Latouche, L’invention de l’économie, Albin Michel, 2005.

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corps individuel, le rapport métabolique de l’homme à la « nature », la distinction entre la nature et la culture, la production de marchandises et leur consommation, les « besoins » individuels même dits fondamentaux, l’imaginaire économique qui nous habite fait de rareté et de maximisation des coûts, etc., sont-ils de véritables invariants anthropologiques qui seraient nicher au fondement de la structuration de toute vie sociale ? Suite à d’autres auteurs comme Louis Dumont, ou de manière moins directe, Jean Baudrillard, il a développé cette idée que les sciences économiques développaient finalement de manière artificielle leur propre objet de réflexion. Toute son œuvre va ainsi être marquée par ce profond mouvement de dénaturalisation de l’économie comme science et comme pratique.

Notre deuxième intervenant est lui aussi directement lié à cette thématique. Anselm Jappe est philosophe, nous avons déjà eu le plaisir de l’accueillir en 2010 dans le cadre de ces rencontres pour une réflexion autour de la critique marxienne de la valeur4. Comme un ensemble d’auteurs issus de cette mouvance, Anselm Jappe est souvent arrivé à des conclusions très proches de celles de Serge Latouche sur l’émergence historique de l’économie comme forme particulière de vie sociale spécifiquement liée aux rapports sociaux capitalistes. Avec des différences bien sûr qui nous serons probablement exposées dans le cours des exposés et de nos échanges, mais il y est toutefois arrivé à partir d’un tout autre cheminement intellectuel. Anselm Jappe a participé avec tout un ensemble d’auteurs comme Robert Kurz, Norbert Trenkle et Roswitha Scholz en Allemagne ou Moishe Postone aux Etats-Unis5, à une relecture d’une partie de l’œuvre de la maturité de Karl Marx. Une relecture notamment au travers d’une définition qui se veut rigoureuse des catégories de l’économie qui sont en même temps des formes de vie sociales, telles que la marchandise, le travail, l’argent ou la valeur. Cet espace de discussion a une filiation théorique très particulière parmi les marxismes du XXe siècle. Ces théoriciens font partie d'un courant minoritaire, l’hégéliano-marxisme. Ils ont développé leurs œuvres et reformulations de la théorie critique du Marx de la maturité (contenue dans deux ouvrages, les Grundrisse et Le Capital), au travers des lectures de théoriciens marxistes restés souvent inconnus du marxisme français et plus encore du marxisme orthodoxe voire même hétérodoxe, à quelques rares mais notables exceptions près (Jacques Valier, le milieu de la revue Critique de l’économie politique dans les années 70, Jean-Marie Vincent, et à sa suite Antoine Artous…). Pour n’en citer que quelques-uns, György Lukacs, Isaac Roubine, Evgueni Pashukanis, Theodor Adorno, Hans-Jurgen Krahl, Alfred Sohn-Rethel, Lucio Coletti. Mais il faut aussi penser à des théoriciens engagés dans une relecture philologique très poussée de l'oeuvre du Marx de la maturité, comme Roman Rosdolsky, Hans-Georg Backhaus, Helmut Reichelt, etc. Cette mouvance de discussion qui tente de repenser une théorie radicale de la société capitaliste, notamment en recentrant la théorie sur les concepts de fétichisme objectif et de travail abstrait, voire de « sujet automate » (Marx) (voir le lexique marxien progressif), on l’appelle habituellement la « critique de la valeur ». Critique de la valeur, parce qu'elle se décentre de la

4 Le texte de cette rencontre a été publié dans son ouvrage Crédit à mort (Lignes, 2011), sous le titre

« Décroissants, encore un effort… ! » 5 Anselm Jappe a publié Guy Debord. Essai (Denoël, réédition en 2001), Les Aventures de la marchandise. Pour

une nouvelle critique de la valeur (Denoël, 2003), avec Robert Kurz, Les habits neufs de l’Empire. Remarques sur

Negri, Hardt et Rufin (Lignes et Manifestes, 2003), L’avant-garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord

(Lignes et Manifestes, 2004), et dernièrement Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques

(Lignes, 2011). Sur la critique de la valeur on pourra aussi se reporter en Français au Manifeste contre le travail

du groupe Krisis (Lignes, 2002), à l’ouvrage de Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une

réinterprétation de la théorie critique de Marx (Mille et une nuits, 2009), ou encore au recueil de textes de

Robert Kurz récemment publié, Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise (Lignes, 2011). Une

bibliographie complète et de nombreux textes sur la critique de la valeur sont disponibles sur le site <

http://palim-psao.over-blog.fr/ >

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lecture réductrice, simplement sociologique et économiciste, en termes seulement de classes et de rapport travail/capital, qu'a représenté le marxisme traditionnel dominant. Ce mouvement de décentrement (qui ne nie pas l'importance du niveau des classes constituées par le capital et de leur affrontement immanent), cherche alors à aller plus en profondeur dans ce qui est le noyau social de la forme de vie sociale capitaliste-marchande, en attaquant directement les formes sociales de base du capitalisme.

Entre les œuvres de nos deux intervenants, il y a comme une résonance qui se fait continuellement entendre, deux pensées qui peuvent donc se rencontrer sur de nombreux points pour discuter. Nous voulions justement ce soir leur poser quelques questions. Si l’économie est pour eux une invention historique finalement assez récente, comment alors fonctionnaient les sociétés pré-économiques, c’est-à-dire précapitalistes ; comment s’est inventée historiquement cette économie dans la pratique comme dans la réflexion ; et puis dans le cadre d’une réflexion vers un futur différent de celui sans avenir contre lequel vient déjà s’écraser la société moderne, comment alors penser l’impensable et réaliser l’improbable, comment selon le mot de Serge Latouche « sortir de l’économie »6.

Première partie : l’exposé de Serge Latouche.

J’ai été très content que l’on m’invite sur un sujet dont je ne parle plus ou que très rarement, car je viens toujours pour parler de la décroissance. Mais parler de l’invention de l’économie à Bourges - j’ai vu en arrivant à la gare que ce n’était quand même pas une métropole, parler aux berruyers et aux berruyères de cette chose philosophique extrêmement ardu qu’est mon livre certainement le plus difficile à lire, L’invention de l’économie, et bien bravo, chapeau les Berruyers !

Effectivement j’ai maintenant publié de nombreux livres sur la décroissance, mais j’ai toujours été marqué par cette phrase de Paul Valéry qui disait que finalement un auteur écrit toujours le même livre. Je pense que c’est extrêmement vrai, je suis en train de lire un livre de Zygmunt Bauman, quand vous avez lu un livre de Bauman vous les avez tous lu. J’espère que quand on a lu un livre de Latouche on a envie de lire le suivant, mais c’est peut-être toujours en effet du Latouche. Il y a pourtant un grand philosophe de l’antiquité, Héraclite d’Ephèse, qui disait que l’on ne se baignait pas deux fois dans le même fleuve, et effectivement le fleuve

6 C’était là le titre d’un article de Serge Latouche dans le magazine Politis « Réinventer la gauche. Sortir de

l’économie », le 9 janvier 2003. Mais dès 2001 dans l’important chapitre «En deçà ou au-delà de l’économie :

retrouver le raisonnable » de son livre La déraison de la raison économique (Albin Michel), Serge Latouche

critiquait fortement l’ensemble du courant dit du substantivisme économique porté par Karl Polanyi. C’est ainsi

que désormais le formalisme des économistes bourgeois, le substantivisme comme le fonctionnalisme

postmarxiste d’un Maurice Godelier étaient tous trois à dépasser vers un au-delà de l’économique. Autour de

ces réflexions et de la théorie de la double nature du travail que l’on retrouve dans la critique de la valeur,

quelques individus ont créé en 2007 une revue intitulée Sortir de l’économie. Bulletin critique de la machine-

travail planétaire, dont quatre numéros sont sortis (http://sortirdeleconomie.ouvaton.org/). Plusieurs des

participants à cette revue sont à l’origine de cette rencontre à Bourges.

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coule mais ce n’est jamais le même. J’ai envie de dire que la phrase de Valéry disant qu’un auteur écrit toujours le même livre, est à la fois vraie et fausse. D’ailleurs nous sommes au cœur du sujet car l’économie est à la fois une invention et n’est pas une invention, dans la dialectique les choses ne sont pas blanches ou noires, nous sommes dans le flux du réel où les choses se transforment et à travers leur transformation il y a toujours quelque chose qui perdure. Je crois donc que mes ouvrages suivent un parcours, un itinéraire et que chaque livre est finalement une trace posé au cours de cet itinéraire. Sans remonter à Mathusalem, c’est-à-dire à mon premier livre sur l’épistémologie en 1973, c’est-à-dire très loin, j’ai écrit un premier livre dans ce parcours en 1986, Faut-il refuser le développement ? La réponse est oui. Pourquoi ? Parce que le développement n’est pas autre chose que L’occidentalisation du monde, c’est mon deuxième livre en 1989. Et l’occidentalisation du monde pour toute une partie des populations abandonnées c’est, autre livre, une Planète de naufragés (1992). Et puis ces naufragés qui s’organisent autrement, ce sera L’autre Afrique. Entre don et marché (1995). Cela s’enchaîne, viendra ensuite comment peut-on Survivre au développement (2002) ? Et bien nous pouvons y survivre en s’auto-organisant sous la forme d’une société de décroissance, ce sera alors Le Pari de la décroissance (2005), Le petit traité de la décroissance (2007), et puis construire la société de décroissance, ce sont là les dernières étapes du parcours, c’est Sortir de la société de consommation (le vrai titre que n’a pas choisi l’éditeur, était pourtant « Voies et voix de la décroissance »). Et où allons-nous une fois que nous sommes sortis de la société de consommation ? Et bien Vers une société d’abondance frugale (2011). Mais derrière tout cela, il y a effectivement un arrière-plan qui n’est pas clairement vu par le lecteur superficiel, on retrouve une déconstruction de l’économie, une critique de l’économie au sens ancien du terme, et que j’ai exposé dans mon livre L’invention de l’économie en 2005. Et pour décoloniser notre imaginaire il faut effectivement savoir comment on y entrer, il faut revenir à cet arrière-plan, de la déconstruction de l’économie.

Notre imaginaire à l’heure actuelle, c’est l’imaginaire économique, c’est quelque chose dont on n’a pas conscience, nous avons complètement naturalisé cet imaginaire. Pour comprendre l’imaginaire économique qui nous colonisé, je reprends souvent une formule de Marc Twain qui dit que quand on a un marteau dans la tête, on a tendance à ne voir tous les problèmes que sous la forme de clous. Nous pouvons dire qu’aujourd’hui nous avons un marteau économique dans la tête, nous voyons tous les problèmes sous la forme économique : il pleut s’est un problème économique, car les inondations vont provoquer des dégâts économiques ; il ne pleut pas c’est alors la sécheresse, c’est aussi un problème économique, il faut donc faire un impôt sécheresse ; il neige, toutes les routes sont bloquées, c’est donc également un problème économique ; il ne neige pas, c’est un drame car les stations de ski font faillite, etc. Toute notre réalité est appréhendée à travers le prisme de l’économie. Et c’est quelque chose d’extrêmement récent. Aucune société hormis la nôtre n’était une société économique. Même notre société jusqu’au XVIIIe siècle, ne se pensait pas comme une société économique. Je relisais récemment les mémoires du duc de Saint-Simon sur le Grand Siècle, je vous défis d’y trouver quelques références à l’économie. Je lisais également il n’y a pas très longtemps un très beau texte de Fustel de Coulanges, un historien bien oublié du XIXe siècle, où il parle de la vie quotidienne des Romains, tout était pour eux religieux, la religion baignait la totalité de la vie quotidienne, privée, publique et politique des Romains. Ils avaient un

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marteau dans la tête les Romains, mais ce marteau était la religion, ils voyaient tous les problèmes à travers le prisme de la religion. Nous notre marteau, c’est l’économie.

Ce qui est intéressant à comprendre c’est comment nous sommes entrés dans ce gigantesque prisme, et si on y est rentré, alors il y a des chances que l’on en sorte. Je crois d’ailleurs que nous sommes arrivés à un moment où l’on ne va pas tarder à en sortir. Cela commence à créer trop de problèmes, il va falloir commencer à sortir de l’économie comme au XVIIIe siècle nous sommes sortis de la religion en tant qu’imaginaire dominant. Bien sûr il y a toujours aujourd’hui des gens qui peuvent pratiquer des religions, mais la religion n’est plus l’imaginaire dominant. Bourges par exemple était dominé durant le Moyen Âge par sa grandiose cathédrale, elle est là plantée au cœur de la cité comme expression de l’imaginaire dominant de cette époque. J’étais récemment à Francfort en Allemagne, on voit dans le vieux centre des petits bâtiments dominés par deux immenses tours, la Commerzbank et la Banque Centrale Européenne. Aujourd’hui ce sont les banques qui dominent la cité, ce ne sont pas les églises, et encore moins l’agora ou les palais de justice... C’est très révélateur. Notre religion à l’heure actuelle, c’est l’économie.

Pour faire un lien entre ce livre L’invention de l’économie et l’ensemble de mes livres qui l’ont précédé, on peut partir de cette phrase de Marx qui dit que l’anatomie de l’homme est la clé de celle du singe. C’est une phrase qui a eu beaucoup de succès après 1968 et que je discutais dans mon premier livre, Epistémologie et économie. Essai sur une anthropologie sociale freudo-marxiste, elle était au fondement de la théorie structuralo-marxiste de Louis Althusser. A l’opposé de la conception hégélienne qui explique les choses par leur genèse, les structuralistes voulaient expliquer la genèse par la structure. L’anatomie de l’homme permet d’éclairer tout le chemin qu’il a entraîné. Mais contrairement à ce que pensaient les structuralistes, cela n’abolit pas la conception inverse, à savoir que l’ontogenèse comme dirait le psychanalyste Sandor Ferenczi récapitule la phylogenèse. Pour récapituler toute la situation d’un état il faut voir son passé, il faut faire la genèse de cette situation. On peut lire finalement mon engagement pour la décroissance comme l’aboutissement de tout ce parcours de déconstruction de l’économie que j’ai exposé dans L’invention de l’économie. On peut dire que la décroissance est l’aboutissement normal de tout le parcours, ou que tout le parcours peut se relire à partir cet aboutissement.

La décroissance comme vous le savez, ce n’est pas un concept, ce n’est pas le contraire de la croissance, c’est tout simplement un slogan médiatique car provocateur, pour casser la langue de bois, le ronron dominant de l’idéologie dominante économiciste, l’idéologie de la nécessité de croître. C’est aussi dire rechercher le « buen vivir » comme le disent nos amis amérindiens, le vivre bien, le bien commun, une société autonome. Mes amis Cornélius Castoriadis et Ivan Illich ont prêché cela pendant quarante ans dans le désert et cela n’a rien provoqué, les gens étaient dans la société de consommation, les gens ce qui les intéressé c’était simplement d’avoir un téléviseur à écran plat même payé à crédit ! La décroissance c’est donc blasphématoire, c’est provocateur, car nous vivons dans une société de croissance, une société dominée par la religion de la croissance. Et nous avons un rapport religieux avec cela, car c’est la croissance est un véritable dogme. Le mot décroissance c’est quelque chose qui nous accroche car il y a le mot « croissance » dedans, avec ce slogan nous

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sommes donc à la fois dans l’imaginaire dominant et pourtant cet imaginaire est radicalement contesté. Bien évidemment si on voulait être rigoureux, il faudrait plutôt parler d’ « a-croissance », avec ce « a » privatif grec, c’est-à-dire sortir de la religion de la croissance, devenir des athées de la croissance, des agnostiques du progrès, de la technologie et de l’économie.

Le poids de la domination de l’idéologie religieuse de la croissance a un effet d’aveuglement. Gunther Anders disait que l’idéologie est ce qui ne permet pas seulement de voir les choses d’une certaine façon mais surtout de ne pas voir certaines choses. Effectivement l’idéologie économique permet de ne pas voir en particulier deux choses élémentaires. Qu’une croissance infinie sur une planète finie est une absurdité totale, et que travailler plus pour gagner plus est une absurdité et une obscénité encore plus totales. Précisément ces deux vérités de La Palice qui comme disait l’autre, un enfant de cinq ans comprendrait, et comme disait Groucho Marx, convint même un enfant de cinq ans, nous ne les comprenons plus. Des générations et des générations ne comprennent plus ce que comprendrait un enfant de cinq ans. Ne réfléchissons ne serais ce qu’une minute sur le fait qu’avec un taux de croissance qu’aucun responsable ni à droite ni à gauche, ni à l’extrême droite ni à l’extrême gauche, ni au centre ni même chez les Verts en France, n’oserait préconiser, un taux de croissance de 2%. Car nous savons qu’avec un taux de croissance de 2% cela ne diminue pas le chômage, il faut au moins plus de 3%. Si on présuppose un taux de croissance de 2% sur deux milles ans, ce qui n’est finalement qu’un instant dans l’histoire de l’humanité sans parler de l’histoire du cosmos, et bien en vertu de ce qu’un ami ex-ministre italien de l’environnement Giorgio Ruffolo appelle très joliment le « terrorisme des intérêts composés » (on nous a tous appris l’histoire de l’inventeur du jeu d’échec, qui demandait un grain de blé pour la première case, deux pour la troisième case, etc. Et bien tous les greniers de l’Empire n’auraient pas suffi à satisfaire sa demande, car cela s’accroît de manière fantastique). Et bien à 2% par an pendant deux milles ans, le P.N.B. ou le P.I.B. croitrait de 160 millions de milliard, c’est inimaginable. Les millions de frigidaires, de voitures, de machines à laver, etc., que cela représenterait. On comprend très bien que la planète serait complètement détruite. Il faudrait des dizaines et des dizaines de planètes pour permettre cela. Alors sans aller jusqu’à deux milles ans, en cent ans avec le taux de 2% par an, on multiplie le P.I.B. par un million. Et avec un taux de croissance ridicule que personne n’oserait préconiser, 0,007%, en deux milles ans cela s’accroîtrait par des millions. C’est vraiment absurde, mais nous sommes complètement toxicodépendants de la croissance, que personne parmi les responsables politiques n’osent dire que « la croissance c’est fini » (si Eva Joly l’a dit, mais sans penser à organiser une société au-delà de l’économie : « la croissance c’est fini, elle ne repartira jamais » a-t-elle, c’est d’ailleurs la seule chose intelligente qu’elle ait dite). Le deuxième aveuglement je vais le développer en commentant ce slogan « travailler plus pour gagner plus » qui est un scandale absolu même au point de vue de l’économie. Si les économistes les plus néoclassiques, les plus néo-orthodoxes, les plus ultralibéraux, croyaient et prenaient au sérieux ce qu’ils racontaient, ils auraient dû massivement descendre dans la rue pour dénoncer l’imposture du discours présidentiel. Parce que les économistes croient dur comme fer à ce qui est la loi fondamentale du marché, la loi de l’offre et de la demande. A tel point qu’un grand économiste néoclassique de Yale, Irving Fischer, pour répondre à toutes les

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questions de ses étudiants, avait dressé un perroquet pour répondre : « C’est la loi de l’offre et de la demande ! ». La loi de l’offre et de la demande nous dit que si on travaille plus, on peut forcément que gagner moins, parce que si on travaille plus, on augmente la quantité de l’offre de travail, comme la demande en période de chômage est inférieure à l’offre et n’augmente pas, et bien la seule conséquence est celle de l’effondrement du salaire. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit, c’est pour cela que la côte de popularité du président du pouvoir d’achat est au plus bas. Parce que les gens sont cons mais il y a des limites. On finit par s’apercevoir que l’on s’est fait avoir. Mais mes collègues économistes n’ont pas protesté. J’avais fait un petit article sur cette question, j’étais dans mon ancienne faculté, j’y partageai mon bureau avec une collègue ultra-libérale, très néoclassique, elle n’a pas inventé la poudre mais elle est très sympathique, et je lui ai passé une copie de mon texte. Elle a lu ce passage sur la loi de l’offre et de la demande, et elle me dit, « mais c’est vrai, je n’y ai jamais pensé ! ». Alors les économistes ce sont une tribu très intéressante, j’en ai fait partie historiquement : les choses évidentes comme celle de dire qu’une croissance infinie est absurde dans une planète finie, que travailler plus pour gagner plus ce n’est pas possible, en fait ils n’y ont jamais pensé ! Voyez à quel point le rapport religieux à une discipline rend aveugle et sourd aussi d’ailleurs.

Alors nous les décroissants, nous voudrions plutôt travailler moins pour gagner plus. John Stuart Mill l’avait dit, il faudrait restreindre la quantité de travail, il avait même dit qu’il faudrait restreindre le nombre d’enfants pour diminuer l’offre de travail afin de faire monter son prix. Mais comme nous disaient nos camarades socialistes en 1981, nous faisons un pas supplémentaire, et nous disons qu’il faut travailler moins pour travailler tous. A partir du moment où il y a du chômage, pour que tout le monde puisse travailler nous pourrions travailler un peu moins au lieu de travailler comme des cons sous la pression pendant dix heures par jour. On travaillerait cinq ou six heures par jour, ou comme le préconisaient un certains nombres de théoriciens, trois heures par jour en moyenne, certains jours un peu plus mais avec les vacances en moyenne disons trois heures par jour, cela paraît en effet raisonnable. Peut-être que l’on gagne un peu moins d’argent mais on gagne beaucoup plus de temps, c’est-à-dire un enrichissement non pas économique, un enrichissement de la vie personnelle. Mais cela est difficile, car le drame c’est que nous sommes non seulement des toxicodépendants de la croissance et de l’économie, mais nous sommes aussi des toxicodépendants du travail, cela est le vice et la perversion totale du système. Cela nous a rendus totalement pervers, les Américains ont même inventé un mot pour désigner cette drogue, ils parlent de « work alcoholism », l’alcoolisme du travail, c’est-à-dire que quand on ne travaille plus, on ne sait pas que faire, on s’emmerde, on regarde la télévision, c’est d’ailleurs ce qui s’est passé avec les 35 heures, une grande partie des gens qui pourtant n’ont pas eu beaucoup de loisirs de plus (mais c’était encore trop !), ils ne savaient pas que faire, ils regardaient alors la télévision. C’est à se taper sur la tête ! Mais à quel niveau on est rendu ! Paul Lafargue avait très bien dit dans son pamphlet Le droit à la paresse à la fin du XIXe siècle, honte au prolétariat qui est tombé dans le piège du travailler plus pour gagner plus ! Pendant toute l’histoire des différentes sociétés humaines, au-delà d’une partie de la journée pour dormir, au minimum six heures dans la règle de Saint Benoit, mais plutôt huit ou neuf heures c’est mieux d’ailleurs, les gens avaient divisé la partie éveillée de la vie en deux parties à peu près égales, mais pas égales en noblesse, car la partie noble c’était la vita contemplativa,

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c’est-à-dire le temps où l’on ne travaillait pas mais où l’on se consacrait à la méditation, au jeu, au rêve, aux relations sociales, aux discussions, au farniente, à tout ce que l’on veut… Et puis il y avait la vita activa, et la vie active était elle-même divisée en trois parties. Dans un classique italien du XVIe siècle, Le livre du courtisan de Baldassare Castiglione, où lit que l’on conseille au prince, c’est-à-dire au chef d’Etat, de consacrer plus de temps à la vie contemplative qu’à la vie active. Allez dire cela aujourd’hui à Sarkozy ou à Berlusconi ! Cela parait complètement aberrant, et pourtant au XVIe siècle où il y avait déjà des Etats qui se mettaient en place dans le cadre de la première modernité, et Castiglione considérait que la vie contemplative était encore plus importante que la vie active. Voyez à quel point nous avons changé. Dans la vie active il y avait trois parties, la praxis qui pour les Grecs et les Latins était la partie la plus importante pour le citoyen, c’est-à-dire le fait de s’occuper des affaires de la cité au travers des débats sur les projets communs ; la deuxième partie était la poïesis c’est-à-dire l’activité de transformation de la nature et de soi, produire des satisfactions, on dirait aujourd’hui le bricolage, l’artisanat, ce qu’Hannah Arendt appelait l’œuvre ; et puis il y avait la troisième partie qu’Arendt appelle celle de l’ « animal laborans », celle de la bête de somme, le travail, activité peut-être nécessaire encore qu’Aristote avait dit que l’on a besoin d’esclaves tant que les navettes des métiers à tisser ne filent pas toutes seules. Aujourd’hui les navettes filent toutes seules, et on pourrait penser à éliminer cette troisième partie, le travail. Mais en tout cas, s’il faut y consacrer du temps, c’est le moins possible. Alors on a complètement éliminé de notre imaginaire, la vie contemplative, la praxis et la poïesis, et il ne nous reste plus que le boulot, le travail ! C’est ce que l’on dénonçait déjà en mai 1968, « métro, boulot, dodo », la vie de con quoi ! Et bien cette vie de con on finit par l’aimer ou du moins on finit par en être dépendant, car on en réclame, on en veut plus.

Pour sortir de cette économisation du monde qui nous a transformé en drogués de l’économie, il faut comprendre comment on y est entré. Alors sortir de l’économie, c’est effectivement une expression qui est elle aussi provocatrice. Mais comment est-il possible de sortir de l’économie ? Pour concevoir que l’on puisse prononcer un tel blasphème, cela implique que l’on comprenne que l’humanité ne soit pas née comme économique depuis toujours. Nous sommes entrés progressivement dans l’économie. Et quand je dis que nous sommes entrés dans l’économie, j’entends que nous sommes rentrés pas seulement dans l’imaginaire et la science économique, mais nous sommes entrés dans la vie économique. On a économicisé notre vie. Car dans les sociétés précapitalistes, la vie des chasseurs-cueilleurs n’était pas une vie économique comme l’a montré l’anthropologue Marshall Sahlins dans Âge de pierre, âge d’abondance (là aussi ce titre était un formidable oxymore provocateur). Or notre société actuelle est tout sauf une société d’abondance, c’est une société fondée sur le manque et la frustration, et qui doit être fondée sur cela sinon les gens ne consommeraient pas. Car les peuples ou les gens heureux ne consomment pas ou très peu, en revanche les gens stressés, mal dans leur peau, etc., vont dans les supermarchés et sont des drogués de la consommation. Il y en a même qui achètent n’importe quoi, et une fois rentrés chez lui ils mettent à la poubelle, on a ainsi calculé que 30% de ce qui est acheté va directement à la poubelle. Après être devenu des bêtes à travailler, nous sommes devenu des bêtes à consommer, d’ailleurs les deux s’articulent l’un sur l’autre, il faut être une bête à travailler pour être une bête à consommer et vice et versa. Mais cette société est une fausse société

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d’abondance, c’est une société de frustration. Comme disait mon maître Ivan Illich, le taux de frustration est tous les jours supérieurs au taux de croissance économique, car sinon sans cela on n’achèterait pas. La publicité qui est le deuxième budget mondial (500 milliards de dépenses annuelles dans le monde), est le véritable carburant de notre société, elle est là pour nous persuader que nous sommes malheureux avec ce que l’on a (et les publicitaires le savent en le disant parfois avec cynisme), afin de nous faire désirer ce que l’on n’a pas. Le dernier modèle d’Ipod, d’Ipad, de Kindle, etc. Et effectivement il n’y a pas d’abondance possible sans autolimitation des besoins. Depuis toujours tous les philosophes l’on dit, les épicuriens, les stoïciens, etc., l’essentiel de leur message a été de dire que si on ne savait pas se limiter on ne pouvait pas trouver de joie dans l’existence, car le désir en tension n’est jamais satisfait. Ainsi la seule société dit Marshall Sahlins qui a connu l’abondance, c’est la société des chasseurs-cueilleurs du paléolithique, c’est-à-dire avant le néolithique et l’invention de l’Etat, de l’écriture, de l’agriculture, etc. Il faut bien faire attention, c’étaient des gens qui ne travaillaient pas, on ne peut pas appeler de manière rigoureuse la chasse et la pèche un travail, on peut dire qu’ils avaient de activités sociales qui durant deux trois heures dans la journée leur procuraient ce dont ils avaient besoin et ensuite ils avaient d’autres activités sociales, les fêtes et cérémonies rituelles, le jeu, la vie contemplative, etc. Une société qui a peu de besoins a plus de chances de les satisfaire. A l’inverse notre société est basée sur cette idée de Thomas Hobbes que les besoins sont illimités, il faut toujours créer de nouveaux besoins et désirs, et nous sommes alors jamais satisfaits. Marx s’est lui-même trompé quand il a pensé qu’un jour l’abondance arriverait sur la base du développement des forces de production capitalistes et que nous pourrions alors ensuite fonder la société communiste. Mais déjà en 1848, il avait un peu mieux compris les choses quand il affirmait que nous étions arrivés à un stade de production suffisant, et que désormais le problème n’était plus de produire davantage de textile invendable, mais que le problème était devenu celui de les partager, c’est-à-dire de changer le système de répartition et de distribution. Et bien plus de cent cinquante ans après cette réflexion, la société capitaliste produit beaucoup plus de marchandises qu’en 1848 et nous n’en avons toujours pas suffisamment pour nous organiser selon le principe à chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. Je le répète, il n’y a pas de société d’abondance sans autolimitation. Nous sommes de toute façon condamnés pour des raisons écologiques à nous limiter, mais cette condamnation comme disait Illich, doit être vue comme une opportunité car nous vivrions mieux si nous vivions autrement. Il faut donc sortir de la société de consommation pas seulement parce que inéluctablement on sera condamné à en sortir. Mais si on n’en sort pas par une organisation volontaire, on y sera condamné par la force. C’est ce qui se produit aujourd’hui, ce n’est pas de la frugalité volontaire et de l’abondance, c’est de l’austérité. Et l’austérité dans une société de consommation, il n’y a rien de pire. Cela veut dire que les riches continuent toujours consommer, les pauvres ont toujours l’envie de consommer mais ils en ont plus les moyens, et c’est vers quoi on s’oriente aujourd’hui. Cela n’est pas gérable. Je ne vais pas parler de « démocratie » car il y a longtemps que nous ne sommes plus en démocratie, nous sommes dans des oligarchies pluralistes composées d’un minimum de libertés individuelles, mais cela est en train de disparaître, nous avons des radars et des caméras de surveillance à tous les coins de rue, des puces RFID, etc., nous allons vers une société totalitaire de pénurie qui sera toujours une société de consommation mais où l’on ne pourra pas consommer. Le choix que nous devons

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faire dès aujourd’hui sera de choisir entre une société de décroissance, c’est-à-dire d’une forme d’éco socialisme qui peut engendrer abondance frugale, ou la barbarie. Pour l’instant nous sommes embarqués dans la barbarie, j’espère que bientôt nous allons prendre un virage.

Deuxième partie : l’exposé d’Anselm Jappe

Je vais commencer comme disait la rhétorique ancienne, par une captatio bene volentiae. Je suis content de revenir à Bourges. Comme disait Serge il est effectivement notable qu’une ville relativement petite et qui plus est sans université, trouve toujours un public si large pour discuter. Je pense que si on faisait statistiquement le rapport entre les gens intéressés par ce genre de débat de fond et le nombre d’habitants, peut-être que Bourges est une des capitales intellectuelles de la France !

Je mentionne aussi que l’année dernière nous avions discuté jusqu’à minuit dans le cadre de ces rencontres, j’avais parlé de manière générale du mouvement de la décroissance, j’avais expliqué que je pouvais m’en sentir proche mais j’avais aussi exprimé mes critiques, donc je ne vais pas répéter cela cette année. En plus le texte que j’avais lu a été publié dans mon livre Crédit à mort. Vous savez peut-être, j’ai participé à l’élaboration de ce que l’on appelle la critique de la valeur, il serait peut-être mieux d’ailleurs de l’appeler la critique du fétichisme de la marchandise, une analyse qui se veut radicale du capitalisme contemporain et qui part d’une relecture qui se veut rigoureuse d’une partie seulement de l’œuvre de Marx. C’est sur cette base que dans Crédit à mort j’ai exprimé également des critiques à d’autres formes contemporaines de critiques sociales, par exemple au marxisme traditionnel, aux thèses de Jean-Claude Michéa, au discours altermondialiste simplement porté contre le néolibéralisme, etc. Je pense que parmi l’ensemble de ces critiques, la décroissance est tout de même une des rares tentatives contemporaines pour trouver une véritable sortie de la crise contemporaine du capitalisme. Je ne vais pas également expliquer ici pourquoi il faut sortir de la croissance économique parce que je ferai vraiment ce que l’on appelle en anglais « prêcher aux sauvés », je pense qu’ici à peu près tout le monde est d’accord. Je voudrais donc ici un peu creuser cette idée de « l’invention de l’économie » portée par Serge Latouche et dégager quelques lignes pour savoir comment « sortir de l’économie », en reprenant ce terme au bulletin Sortir de l’économie que certains ici continuent à rédiger depuis quelques années7. Je vais donc commenter un peu ce sujet et dire pourquoi il faut je pense parfois aller plus loin dans la même direction, il faudrait d’une certaine façon continuer à radicaliser cette critique de l’économie.

Je pense d’abord que Serge Latouche et moi sommes d’accord sur le fait que l’économie n’est pas un fait naturel et transhistorique, ce n’est pas quelque chose qui existe depuis toujours. L’économie c’est quelque chose qui dans une époque historique est venu au monde et qui peut donc également disparaître. Naturellement comme toujours il faut

7 Voir les 3 derniers numéros en ligne : http://sortirdeleconomie.ouvaton.org/

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s’entendre sur le mot. Si on entend par « économie » le fait même que l’homme doit faire quelque chose pour assurer sa survie matérielle, l’économie évidemment ne peut pas disparaître. Mais si on l’utilise dans ce sens-là, le mot pratiquement n’a aucun sens spécifique, cela ne veut rien dire. C’est comme avec le terme de « travail » ou avec d’autres mots. L’économie est donc quelque chose de plus spécifique, c’est une certaine manière d’organiser la reproduction matérielle des êtres humains et c’est cette certaine manière qui tourne autour des catégories comme le travail, l’argent, l’investissement, le retour sur investissement, c’est-à-dire quelque chose qui quand même ne fait pas partie de la nature humaine, car la plupart des sociétés humaines ont vécu sans économie, la vie sociale n’y était pas structurée par l’échange ou le travail. On penser que même jusqu’au XXe siècle, la plus grande partie de l’humanité a vécu à la marge de l’économie. D’ailleurs Marx au début du Capital ridiculisait l’économiste David Ricardo qui pensait que l’échange était quelque chose de transhistorique et naturel, comme s’il y avait déjà de l’échange entre les chasseurs préhistoriques et les pécheurs préhistoriques. En fait Ricardo, le fondateur de l’économie politique, avait déjà rétroprojeté les catégories de l’économie des modernes sur des sociétés complètement différentes. Marx au contraire, si on en fait une lecture rigoureuse, a bien démontré que les catégories économiques comme le travail, l’argent, le capital, la valeur, sont des catégories spécifiquement capitalistes et modernes. Toute la première partie du Capital est ainsi une critique de la marchandise, de la valeur, de l’argent et du travail. Ce ne sont donc pas des données évidentes, parce qu’elles font partie de la seule formation sociale capitaliste. Malheureusement même parmi les marxistes très peu de monde ont bien lu ou ont pris au sérieux cette affirmation de Marx, et tous les marxistes pratiquement comme tous les économistes bourgeois, ont pratiquement présupposé explicitement ou tacitement que l’argent, la marchandise, la valeur et le travail sont des données plus ou moins éternelles, ou au moins qu’elles font partie de toute vie sociale développée, et que le seul sujet de débat n’est que celui tournant autour d’une lutte historique sur leur distribution et redistribution. Ce que les marxistes mettaient en question ce n’était donc pas l’existence de la valeur, le fait que l’activité sociale prenne la forme de la valeur marchande, tout l’intérêt de ce débat se déplaçait vers la seule distribution de la plus-value que l’on appelle encore la survaleur en fonction des deux traductions françaises existantes. Tout ce que l’on appelle la lutte des classes, qui était le concept central du marxisme traditionnel, est juste une lutte autour de la meilleure ou de la plus juste distribution de ces catégories qui n’ont donc plus été mise radicalement en question. Une société meilleure, c’est-à-dire socialiste, était en général imaginée comme une distribution plus juste de l’argent, du travail, de la marchandise, etc. Un dépassement de ces catégories était tout au plus promis pour un avenir très lointain, un communisme évidemment toujours repoussé aux calendes grecques.

En rupture avec cette éternisation de l’économie dans nos vies, c’est-à-dire cette conception de l’économie comme faisant soit disant partie de la nature humaine, il a été très salutaire durant les dernières décennies de voir que pour plusieurs auteurs, l’économie a été quand même quelque chose qui est venu au monde récemment, notamment au travers de la construction d’un discours économique qui est venu s’établir essentiellement au XVIIe siècle. Un des premiers à mettre en avant cela a été l’anthropologue Louis Dumont, mais il y a eu aussi Karl Polanyi, Marshall Sahlins, Marcel Mauss, etc. Ces auteurs ont développé une

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sensibilité majeure pour ces questionnements sur l’économie. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ces auteurs qui étaient plus ou moins à gauche comme Polanyi ou Mauss, n’étaient pas marxistes.

Alors invention de l’économie cela peut signifier deux choses. Invention d’une science et d’un discours, et c’est surtout sur ce thème qu’insiste Serge Latouche dans son ouvrage. C’est aussi la mise en place d’une pratique réelle et je vais essayer de davantage insister sur ce deuxième aspect. Je reprends tout d’abord brièvement le premier aspect. Le discours sur l’économie a émergé essentiellement à partir du XVIIe siècle, et ce n’est pas par hasard, en Angleterre et dans des pays qui vont connaître un peu plus tard la révolution industrielle. De même que la révolution industrielle a été assurément le plus grand changement pour l’humanité depuis la révolution néolithique, on peut dire aussi que probablement la nouvelle conception de l’être humain comme un simple « homo oeconomicus », l’être humain relevant d’un simple être économique, a probablement été le plus grand changement dans la conception de l’être humain depuis l’antiquité. Je ne veux pas rester trop longtemps sur ce thème, mais il est évident que toute réflexion avant l’apparition de cette économie politique était une réflexion éthique, morale, qui essentiellement partait de l’idée que l’être humain était par nature mauvais et qu’il fallait faire un véritable effort pour le rendre meilleur. Dans ce cadre mental l’idée de quelque chose de meilleur existait. La philosophie et la religion avant le XVIIe siècle tournaient ainsi autour de ce thème central, comment améliorer l’être humain ? La révolution de l’économie politique émerge dans ce cadre mental pour le dépasser, ce dépassement consiste d’une certaine manière à se déclarer vaincu, il faut abandonner cette bataille de l’amélioration de l’être humain, prendre l’humain pour tel qu’il est, et dire que la méchanceté de l’être humain même si elle est avérée peut quand même avoir des conséquences directes extrêmement positives parce qu’elle peut enrichir l’être humain. Cela a même été présenté comme une doctrine morale. Ainsi Adam Smith n’a pas seulement écrit la Richesse des nations mais également et très étrangement, une théorie morale dans son livre La théorie des sentiments moraux. L’économie était donc aussi pour lui une certaine conception de l’être humain. Mais bien avant Adam Smith le personnage central de cette émergence de l’économie comme discours était quand même Bernard de Mandeville, et si on peut en effet appeler l’économie comme le fait Serge Latouche, une « science sinistre », Mandeville est évidemment un représentant par excellence de cette science sinistre. Dans la Fable des abeilles, cet auteur affirme que ce sont simplement les vices et la méchanceté humaine qui font que tout le monde s’active et crée de la richesse. D’après lui si les abeilles de sa fable prenaient vraiment à la lettre cette injonction d’être vertueux, ascétique, d’observer le temps de la contemplation et de la prière, il n’y aurait alors jamais de création de richesse. Tout le discours de Mandeville consiste à proclamer « vive le vice ! », car c’est seulement du vice privé que naîtra le bonheur public, c’était d’ailleurs là le sous-titre de son œuvre. Mandeville est donc véritablement une figure centrale, on a pensé parfois qu’il était un satyre comme par exemple Jonathan Swift dans son fameux discours qui recommandait aux pauvres irlandais de manger leurs enfants, mais par ailleurs on connaît des lettres de Mandeville et d’autres, qui montrent que Mandeville était absolument sérieux dans sa fable. Il n’y a donc absolument rien de satyrique chez Mandeville. Nous pouvons bien sûr retracer une filiation directe entre Mandeville le véritable fondateur de l’anthropologie moderne et l’idéologie

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néolibérale, mais nous pouvons également établir une ligne directe qui va de Mandeville jusqu’à Sade qui était quelqu’un de véritablement cynique8. Le marquis de Sade ne fait en effet que tirer les conséquences extrêmes de cette idée de Mandeville qu’il n’existe aucune morale, et donc chacun est absolument libre de faire ce qu’il veut et que le meilleur gagne ! D’ailleurs le marquis de Sade qui passe aussi pour un héros de la liberté, se réfère explicitement dans ses écrits aux économistes et aux libéraux.

Au travers de ces différents auteurs, nous avons donc eu probablement la plus grande révolution dans la conception de l’être humain, qui d’un être moral passe à un être qui doit travailler et consommer. A ce sujet Serge Latouche a cité tout à l’heure le discours de Baldassare Castiglione, mais Castiglione traçait d’ailleurs le portrait complètement idéalisé d’un monde qui même à l’époque n’existait pas comme tel. Je trouve également très caractéristique une autre anecdote que raconte le moraliste du XVIIIe siècle, Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort dans ses Maximes et pensées, caractères et anecdotes. Quelques années avant la Révolution française, nous sommes en France nous sommes dans la philosophie des Lumières, mais en Espagne pas du tout, et Chamfort raconte cette petite histoire d’un Français en voyage à Madrid et qui veut visiter le palais royal. Un guide lui fait visiter et lui présente une pièce en lui montrant qu’à cet endroit se trouve le cabinet du roi d’Espagne. Le Français qui cherche à faire un compliment lui répond « Ah c’est ici que travaille votre grand roi ! », mais le guide s’offense immédiatement, « Travailler ? Mais notre roi ne travaille pas ». Et le Français répond « à mais chez nous aussi le roi travaille pour le bonheur de son peuple ». Et le guide se fâche plus encore : « Vous offensez notre monarque, notre monarque est un seigneur ce n’est pas quelqu’un qui travaille comme un serf ». Cette situation montre une équivoque totale entre ces différentes conceptions négative et positive du travail, entre le Français qui est déjà dans cet esprit moderne et l’Espagnol encore évidemment attaché aux vieilles vertus de la noblesse pour laquelle il ne faut surtout pas travailler.

Je suis donc jusqu’ici assez d’accord avec l’ouvrage de Serge Latouche, L’invention de l’économie. Ma critique porte essentiellement sur la question qu’il ne suffit pas de changer de définition, de conception, de vision du monde, il ne suffit pas de parler d’invention de l’économie ou de la déconstruire, parce que l’économie n’est pas qu’une affaire d’imaginaire, ou pas seulement. L’économie est quelque chose qui s’est réellement implantée dans nos vies et dans le monde. Et d’une certaine manière le discours économique ce n’est pas quelque chose qui est inventé par des théoriciens qui seraient seulement méchants, il me semble que le discours économique est venu avec un changement dans la pratique réelle. Aujourd’hui nous entendons de nombreux discours qui me semblent donner trop de poids à la seule question de la construction du discours économique. Cette question a été celle posée par Cornélius Castoriadis, on la retrouve dans la critique de l’utilitarisme au sein de la revue du MAUSS autour d’Alain Caillé, on la trouve aussi chez un auteur comme Jean-Claude Michéa, et d’une autre manière on la retrouve aussi dans la théorie sur les épistèmes de Michel Foucault. Pour ces auteurs, il semble que l’histoire humaine soit essentiellement une question de théories, un jour arrive, nous ne savons pas bien pourquoi, une nouvelle théorie, une nouvelle vision du

8 On peut se reporter au texte d’Anselm Jappe, « Sade, prochain de qui ? » publié dans la revue Illusio, n°4 et 5,

2007.

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monde ou un nouveau paradigme émergent et commencent à être acceptés par les gens qui vont alors se comporter selon ce nouveau paradigme. Cela me fait toujours penser à la fameuse phrase de Marx et d’Engels dans la préface à L’idéologie allemande où ils critiquent d’autres philosophes de l’époque, les Jeunes hégéliens, quand ils ironisent sur ceux qui pensent que pour ne plus se noyer il suffirait de se libérer de l’idée de l’apesanteur. Une fois que l’on s’est ôté de la tête l’idée de l’apesanteur, on ne va plus se noyer. Si l’on transfère cela dans le domaine de l’économie, il semble que si les hommes réussissaient à s’enlever de la tête cette idée de l’économie, alors nous allons en finir avec l’économie dans la vie de tous les jours. Et nous trouvons quelques phrases dans ce sens dans L’invention de l’économie où Serge Latouche parle par exemple de l’économie comme d’une « trouvaille de l’esprit humain », une « construction de l’imaginaire un schéma de représentation», ou quelques pages plus loin « selon Castoriadis, c’est sur le terrain de la représentation que se joue le drame de l’invention de l’économie », ou encore par rapport aux artisans du Moyen Âge, que leurs vies besogneuses et laborieuses, matérielles et monétaires de se passer sous la bannière de ce « paradigme nouveau ». Serge disait tout à l’heure en citant Marc Twain, que quand on a un marteau dans la tête on voit tout sous la forme d’un clou. Aujourd’hui nous voyons tout sous forme d’économie. Si on ne pense sécheresse on ne pense qu’à l’argent perdu, etc. Mais il me semble que la société capitaliste ce n’est pas seulement que de l’ordre de l’esprit, dans une société où règne le fétichisme de la marchandise, cela est devenu finalement une réalité. Ce n’est donc pas seulement une mauvaise interprétation du monde, le fétichisme n’est pas un simple voile jeté sur le monde que l’on pourrait enlever, d’une certaine manière notre représentation fétichiste du monde est aussi une traduction d’une certaine réalité fétichiste. En disant cela, probablement que quelqu’un va me dire qu’ici dans ce que je raconte on ne fait que retourner au matérialisme historique, c’est-à-dire à cette idée qu’il y a d’abord la production matérielle et que au fond toutes les idées ne sont que le reflet de cette réalité productive première. Ce matérialisme historique a été le cheval de bataille du marxisme traditionnel, et il se trouve en partie chez Marx et Engels mais pas sous une forme si extrême. Il est certain qu’il faut aujourd’hui se libérer de cet héritage du matérialisme historique. Il est évident que dans la formation des sociétés, la simple production matérielle n’est pas toujours le facteur premier. On ne peut pas dire que la philosophie, la religion ou le droit sont une espèce de travestissement de la seule réalité qui serait celle de la production matérielle. Je suis absolument d’accord que nous allons nous libérer de cette espèce de poids du matérialisme historique. Mais j’ai l’impression dans les auteurs que j’ai cités, Jean-Claude Michéa, le groupe du MAUSS, Karl Polanyi, etc., que souvent on renverse simplement le schéma base-superstructure du sablier marxiste dont on reste prisonnier, que l’on retombe simplement dans le contraire du matérialisme historique, dans une forme d'idéalisme qui dit qu’essentiellement ce sont des idées des êtres humains qui gouvernent le monde. Et ce sont finalement les idées de quelques-uns, des philosophes, des grands penseurs, des juristes, etc., qui peu à peu trouvent d’autres acteurs qui vont les traduire dans la réalité. Il me semble qu’il nous faut dépasser les deux termes de cette dichotomie, en faveur de ce que Marx appelle le fétichisme. Le fétichisme, par exemple celui de la marchandise mais aussi les autres formes de fétichisme, le fétichisme religieux, le fétichisme de la terre dans la société féodale, etc., n’est pas une simple mystification de la réalité comme souvent on le pense. Le fétichisme est une société où les hommes font leur propre histoire mais sans le savoir. Marx quand il se référait

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au terme de fétichisme se référait au terme religieux, c’est-à-dire le « stade » que l’on croyait être à cette époque le plus primitif de la religion, où le « sauvage » adore les idoles parce qu’il ne sait pas que c’est lui qui a créé ces idoles qu’il a investi de ses propres pouvoirs. Les hommes pensent dépendre de ce qu’ils ont pourtant eux-mêmes créé. Le fétichisme de la marchandise ce n’est donc pas du tout une forme d’adoration affective de la marchandise, il faut vraiment le prendre à la lettre, la marchandise, les marchandises sont pour nous des dieux dont les volontés nous échappent. Par exemple quand on dit, les marché n’ont pas voulu, les bourses ont voulu cela, etc., il semble que nous parlions de divinités complètement autonomes, alors que quand même c’est nous qui faisons le marché. Je pense donc que cette idée d’une constitution fétichiste de la société se situe au-delà des deux pôles, idée et matière du matérialisme historique et de son simple renversement, sans pour autant présupposer quelque chose de déterministe puisque c’est l’être humain qui constitue le fétichisme, mais il n’y a pas non plus des êtres humains qui tirent les ficelles comme pour un certain marxisme traditionnel qui pense toujours qu’il y a toujours des dominants, des classes dominantes, qui organisent d’une manière consciente la société. Pour décrire la société capitaliste il faut je pense dépasser le concept de domination directe qui a été central dans le marxisme traditionnel. Le fétichisme constitue une forme de domination plus spécifique à la formation sociale capitaliste.

La naissance de la pensée économique est donc étroitement liée à la naissance de la réalité économique, sans que l’on puisse déterminer qui de la poule ou de l’œuf est le premier. Ce sont d’une certaine manière toujours deux choses qui se sont poussés l’un l’autre, mais pas dans le sens banal d’une action réciproque, car il y a des facteurs historiques qui quand ils restent isolés ne peuvent pas avoir beaucoup d’importance, mais il y a des moments historiques où ils commencent à se regrouper et à dépasser un certain seuil. Ainsi en Europe avant la naissance de l’économie politique comme science, un pas décisif a déjà été franchi vers le XIVe siècle, c’est d’ailleurs à ce moment-là que se détermine l’exception européenne. Car l’Europe auparavant n’était qu’une partie du monde. Son organisation, son niveau technologique, etc., n’étaient pas très différents de l’empire chinois par exemple. Le véritable saut qualitatif a été opéré au XIVe siècle, notamment au travers de la naissance d’une mentalité du travail dans les monastères, les moines chrétiens ayant été les premiers à donner une conception positive au travail par rapport à toute l’idéologie de la noblesse qui déteste le travail. Désormais travailler manuellement et durement faisait partie d’une vie chrétienne, comme dans la règle de Saint Benoit par exemple. Les monastères ont aussi utilisé cette invention de l’horloge, afin de respecter les horaires pour travailler et pour prier. Ce premier pas est matériel on peut dire aussi idéel si l’on veut, mais ce n’est pas comme si c’était une théorie admise dans le monde. Cependant en tant que telle, dans cet isolement social au sein de ce qui constitué la société plus vaste du Moyen Âge, cette mentalité du travail chez les moines n’aurait pas eu le même effet si cette mentalité du travail n’avait pas rencontré d’autres facteurs matériels. Probablement que ce n’était pas la croissance des marchés, le développement d’une mentalité plus ouverte ou des découvertes géographiques, etc., c’est comme l’a montré Robert Kurz, la révolution des armes à feu qui a fait dépasser un certain seuil qualitatif dans l’émergence de l’économie, de la société capitaliste en Europe. On peut dire que le capitalisme occidental naît déjà avec la force destructrice des armes à feu au XIVe

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siècle, car avec elles commencent une dynamique qui n’était pas voulue, inventée ou imaginée par personne, une dynamique qui se met en place dans le dos des individus. La guerre étant désormais une affaire de technologie assez couteuse, c’est-à-dire de machines de guerre et de forteresses pouvant résister aux canons et non plus celle du courage du guerrier, les souverains ne pouvaient donc plus demander aux chevaliers de faire la guerre dans le cadre des liens vassaliques, ils devaient désormais payer des artisans, des ingénieurs et des ouvriers pour fabriquer ces armes à feu et construire ces nouvelles forteresses. Les souverains ont désormais des besoins d’argent importants, c’est à cette époque que les Etats vont commencer à lever des impôts toujours plus élevés sous une forme monétaire, afin également de payer les nouveaux spécialistes de cette guerre hors des rapports vassaliques, les soldats qui selon l’étymologie touchent une solde pour faire la guerre. Le soldat est le premier salarié du monde moderne, qui ne doit pas être payé en nature mais en argent. Soldat qui quitte son travail s’il n’est pas payé. Nous avons là véritablement chez le mercenaire et plus encore avec le condottiere qui organise les soldats, le modèle du salarié capitaliste en tant qu’entrepreneur de la mort. Pour financer toute cette nouvelle forme de la guerre, les Etats commencent donc à prélever des impôts sous forme principalement monétaire, on met la pression sur les paysans et les artisans qui doivent désormais davantage s’engager dans le travail pour arriver à payer des impôts toujours plus élevés. Ainsi la véritable naissance des Etats à la fin du Moyen Âge est liée à cette nouvelle logique de la guerre, auparavant jusqu’au milieu du Moyen Âge le pouvoir était une couche assez superficielle par rapport à ce qui va apparaitre au XIVe siècle, existant seulement à partir de la cour royale, mais à partir du XVe siècle le rôle économique de l’Etat commence à croître de manière importante au travers de cette nouvelle forme de la guerre. Même tout l’or qui afflue des territoires découverts en Amérique ou de la Chine sert essentiellement à financer la nouvelle forme de la guerre. Le capitalisme est donc dès le début une économie de guerre. Comme on le voit, l’émergence historique de l’économie ce n’est donc pas une simple idéologie de philosophes, de juristes, d’économistes, etc., que l’on peut déconstruire mais un fait historique réel qui n’a pas été voulu ou projeté par personne. Et c’est à partir de ce besoin croissant d’argent que les Etats commencent à instituer les premières manufactures, c’est alors que la politique économique devient centrale dans la conduite de la politique de l’Etat. C’est donc dans le cadre de cette réalité-là qu’est naît au XVIIe siècle cette forme de réflexion que nous appelons l’économie politique. J’insiste sur ce fait car ce n’est pas seulement une question d’historiographie, si nous voulons sortir de l’économie, il faut certes se libérer de l’emprise de l’idéologie économique mais ce n’est pas suffisant et nécessaire, il faut aussi sortir très concrètement l’économie de nos vies et de notre réalité.

Qu’est-ce que cela veut dire que sortir de l’économie ? Cela ne peut pas signifier sortir de la production matérielle ou du moins pas complètement. Cela veut dire sortir de ce qui délimite l’économie, c’est-à-dire le travail, l’argent, la valeur. C’est-à-dire une forme de vie sociale particulière et assez récente. Toute économie moderne est une économie d’argent, auparavant dans toutes les sociétés précapitalistes les besoins étaient satisfaits avec une sorte de « production » locale, les familles n’échangeaient que des excédents très particuliers contre de l’argent. L’argent avait une fonction très limitée, complètement marginale, il était la médiation d’abord pour l’échange des produits de luxe. Tout cela a complètement changé dans la société capitaliste, dans cette société l’argent n’est plus une médiation, l’argent n’est

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plus un instrument ou un simple moyen de circulation, mais devient le véritable but de la société capitaliste, la production matérielle y est désormais une espèce de mal nécessaire qui permet de réaliser le seul but véritable, celui de transformer cent euros en cent dix euros. C’est l’exact contraire d’une production orientée selon les besoins. Ces besoins ne sont pratiquement qu’une espèce de prétexte pour réaliser la seule production qui importe, celle de la production de davantage de valeur qui s’exprime de manière visible dans la multiplication de l’argent. Là où existe l’argent dans cette forme, il y a nécessairement une croissance, parce que tandis que l’on peut échanger un besoin contre un autre, il n’y a pas de sens à échanger cent euros contre cent euros, là où chacun échange de l’argent chacun le fait pour avoir plus d’argent à la fin du processus. Toute société où l’argent est central dans le processus économique, est une société de croissance, nous ne pouvons pas avoir une société décroissante sans sortir complètement de l’argent. Mais vous allez peut-être me dire que quand même l’argent a toujours existé, et que dans les temps préhistoriques nous échangions déjà des cauris de coquillages, etc., mais ce n’est pas là la question. Il faut distinguer des formes historiques différentes d’argent. L’argent qui nous concerne nous les modernes, c’est l’argent en tant qu’argent comme le dit Marx, c’est l’argent qui représente une quantité de travail, il est donc lié à la double nature de tout travail. Et cela n’est spécifique qu’à la seule société capitaliste. Marx explique que dans la société capitaliste, chaque travail a deux côtés, deux faces, d’un côté ce que le travail crée, par exemple une table. Mais ce même travail dans son autre face a également une face abstraite, car chaque travail est considéré qu’au travers du temps considéré comme nécessaire pour l’exécuter, et cela absolument sans tenir compte de ce que l’on fait. Si par exemple dans la société capitaliste une table a dix fois la valeur d’un livre, c’est simplement parce que dix fois plus de temps en moyenne sociale a été nécessaire. L’échange d’argent dans la société capitaliste est donc essentiellement un échange de quantités de travail, quantités qui sont par définition indifférentes à ce que l’on produit. C’est là aussi ce qui fait le caractère si destructeur de la production dans la société capitaliste, car la production est donc indifférente à son contenu. Ce n’est pas une question de méchanceté psychologique, comme celle d’un entrepreneur qui préfère fabriquer des bombes plutôt que des jouets, c’est simplement un système fétichiste anonyme et impersonnel où pratiquement ce qui contient plus de valeur gagne sur ce qui contient moins de valeur. Et la valeur n’est que l’expression du travail, toute société capitaliste est donc nécessairement une société du travail, l’émergence historique du travail qui n’existait pas dans les sociétés précapitalistes, est bien expliqué dans le chapitre sur « L’invention du travail » dans le livre de Serge Latouche. Car le travail n’est pas lui aussi une donnée transhistorique, le travail est venu au monde avec l’économie à partir à partir de la fin du Moyen Âge. Evidemment les hommes et les femmes ont toujours fait quelque chose pour vivre, mais le travail, travailler, signifie mettre toutes les activités sur le même plan en faisant abstraction de leur contenu. Travail et travail abstrait c’est à peu près la même chose. Le travail est aussi peu naturel et éternel que l’économie, cela veut dire aussi qu’aujourd’hui aucune défense du travail en tant que tel n’a de sens politique. Il nous faut changer complètement la forme de la synthèse sociale qui ne doit plus passer par le travail. Ce qu’il faut aujourd’hui demander, c’est que la société d’une certaine manière fasse un calcul sur le besoin ou le désir et cherche quelles activités sont nécessaires pour les satisfaire. Savoir aussi quel degré de technologie et d’effort est souhaitable pour réaliser certains besoins, savoir dans chaque cas si cela vaut la peine ou pas.

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Cela peut être des questions assez pragmatiques. Mais il est complètement insensé de demander de donner du travail aux gens sans se poser la question de savoir en quoi il consiste. Tous les gouvernements font par exemple de grands programmes de relance dans l’immobilier, mais cela n’a aucun sens de continuer à construire des maisons dans des pays où la population est stable, peut-être on pourrait bâtir e manière plus qualitative, reconstruire les maisons existantes, mais pourquoi construire des villes entières comme l’on a fait récemment dans la dernière décennie en Espagne, pour seulement avoir du travail. Toute la critique de la croissance doit donc être nécessairement une critique du travail, mais cela ne doit pas être nécessairement un éloge de la paresse. C’est vrai qu’il faut critiquer le culte du travail dans notre société mais pas du tout pour simplement laisser le travail aux machines, c’est-à-dire au profit d’une automatisation du processus de production. Même une activité fatigante peut avoir un côté enrichissant pour l’être humain, comme le travail dans l’agriculture. Mais il faut que chaque activité même fatigante soit nécessaire ou liée à la réalisation d’un but positif pour l’individu, tandis que dans la société capitaliste l’on travaille seulement pour gagner de l’argent, pratiquement sans égard pour le contenu du travail, parce que le travail est d’abord une médiation sociale. Sortir de l’économie ne doit donc pas seulement et nécessairement signifier sortir du culte du travail, car il faut sortir de l’idée et de la réalité présente qui fait que le travail est la base de la vie sociale et individuelle. Il faut dégager une autre organisation des activités sociales qui dépasse complètement ce concept englobant du travail. Je pourrai poursuivre sur cette question, mais il serait peut-être intéressant de passer au débat et voir ce que vous avez envie d’approfondir comme thème.

Troisième partie : le débat

Un intervenant dans la salle : Pour commencer le débat je vais vous poser une question. Ce soir nous avons parlé d’économie, mais le terme de « monnaie » n’a pas du tout été employé. Serge Latouche dans votre livre L’invention de l’économie vous écrivez page 31 de votre ouvrage, que la monnaie est fondamentalement dans ses origines sociales, hors économie, parce qu’elle elle touche aussi le social elle n’est pas totalement expliquée par les théories économiques actuelles. Dans les origines sociales de la monnaie il faut par exemple parler du désir mimétique, vous évoquez également le « wergeld » ce système judiciaire de prix en Allemagne durant le Moyen Âge, etc. D’un autre côté vous Anselm Jappe vous parlez plutôt d’ « argent » sans faire peut-être de différence avec la « monnaie ». Est-ce que vous faites une différence entre l’argent et la monnaie ? Est-ce que l’on peut dégager une réflexion sur les formes de la monnaie ? Il se trouve ici dans le Berry que dans les années 1930-1940, il y a eu une expérience à Lignières en Berry, où comme dans trois ou quatre endroits en France, a été mis en place des expériences de monnaies fondantes, donc des monnaies qui perdaient de la valeur régulièrement, est-ce que cette forme de monnaie ne serait pas un moyen de lutter contre la valeur, puisque à chaque fois de la valeur disparaît dans cette monnaie ?

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Anselm Jappe : Moi je suis toujours un peu étonné que l’on retourne toujours à la question de Proudhon contre Marx, cette idée que l’on peut avoir un capitalisme mais sans argent, c’est là du proudhonisme. Cette idée que tout le mal est seulement dans l’argent, que le problème vient du fait que l’argent s’accumule, cette vision on le sait était le fonds de commerce de Proudhon, qui d’ailleurs ce n’est pas par hasard chez Proudhon, était lié aussi à des réflexions assez antisémites. Tout le mal pour lui serait donc localisé dans la sphère de la circulation où les propriétaires s’approprient illégitimement les fruits du travail, mais ce que l’on ne voit pas c’est qu’ici le travail est complètement naturalisé et sanctifié chez Proudhon. Dans cette vision on naturalise complètement l’économie, le problème n’est donc jamais la sphère de la production, alors qu’il faut rapporter l’existence du travail à la seule société capitaliste. Cette idée de Proudhon qu’il pourrait exister un bon argent, une bonne banque, etc., revient continuellement depuis deux siècles, on la retrouve donc avec toutes ces histoires de monnaies alternatives et fondantes. Ce n’est pas par hasard non plus que ce soient des gens de droite qui se soient intéressées à ces idées, car c’est toujours cette idée que l’on peut simplement continuer le capitalisme en extirpant seulement les « parasites », c’est pour cela aussi que cette idée est souvent liée à la logique de l’antisémitisme moderne. Voilà pourquoi je suis très critique vis-à-vis de toutes ces expériences de monnaies alternatives, la seule alternative à l’échange monétaire c’est une organisation de la société où il n’y a plus d’échange entre des acteurs individuels sur un marché, une organisation de la production où chacun tire son moyen d’existence du fait d’avoir joué un rôle ou un autre dans la production entière, ce qui a été le cas dans toutes les sociétés précapitalistes où l’échange ne jouait qu’un rôle marginal. Exemple très banal et que je simplifie pour la forme, prenez une ferme traditionnelle familiale dans les sociétés paysannes précapitalistes, automatiquement chacun a son rôle, une personne peut par exemple amener les troupeaux sur le prés, quelqu’un d’autre va faucher les blés, une autre va peut-être à la maison pratiquer des activités de filage et coudre un bas de laine, mais finalement chacun reçoit sa part du produit commun parce qu’il est une partie de la communauté familiale, mais on ne peut pas dire qu’il y a pas entre eux, des échanges. Dans cette famille le fils berger n’échange pas le fromage qu’il a fait avec la grand-mère qui a fait le bas de laine. Il y a une certaine forme de circulation des biens au sein de cette famille, mais qui ne passe par un échange de quantités de travail fournis par ses membres. Dans une société post-monétaire c’est-à-dire post-économique, il faudrait se baser sur ces faits-là, il faudrait un mode de circulation des biens qui ne soit pas économique, il n’y aurait pas d’échange entre des acteurs individuels qui seraient dès le départ dans leur activité, isolés et séparés, et qui se retrouvaient a posteriori sur un marché d’échange. Car le capitalisme c’est toujours une société, c’est-à-dire une forme de vie sociale où chaque acteur ou d’abord chaque famille, est isolée au début, il n’y a aucun plan dans ce que l’on appelle « l’anarchie du marché », ce n’est que le marché qui après coup, socialise ces acteurs individuels qui en tant que tels sont absolument antisociaux et ne se rapportent qu’à eux même en tant que séparés.

Serge Latouche : Je ne partage pas sur ce point l’analyse de mon ami Anselm. Je crois que le mot « argent » dans son usage en Français est quelque chose d’investit de symboles extrêmement forts. Il est vrai qu’il y a une symbolique de l’argent, une symbolique de l’imaginaire liée à l’argent, etc. La monnaie c’est l’instrument d’échange mais aussi

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l’instrument de la spéculation. Je crois que les expériences de « monnaies alternatives » c’est quelque chose d’intéressant, parce que c’est un premier pas vers ce que j’appelle la « réappropriation de la monnaie ». On a totalement investit la monnaie, historiquement la monnaie a toujours été fétichisée, même avant la société capitaliste dans les sociétés primitives ce sont des biens précieux venus d’ailleurs, on a jamais déséconomiser notre imaginaire de ces représentations de la monnaie, la monnaie c’est simplement un instrument que nous utilisons parce que c’est commode pour faire certaines choses, donc nous ne pouvons pas du tout imaginer que la monnaie cela doive venir de l’Etat, de la banque, etc., nous pouvons être l’utiliser si nous en avons besoin, je pense par exemple à l’expérience des Argentins après l’effondrement du peso en 2001. De nombreuses couches sociales du peuple argentin ont survécu grâce à ces « creditos » ou ces « patacones » qui circulaient entre eux. Alors après, tout cela a été renormalisé par les banques, mais c’était très intéressant car les patrons avaient abandonné leurs usines ou leurs terrains, les quartiers s’appropriaient cela comme l’avaient fait en France les LIP, « on travaille et on se paye », c’est l’autogestion. Je crois que c’est un pas intéressant et d’autant plus face aux crises qui nous menacent où des secteurs et des régions entières sont et seront abandonnées, dans le cadre d’une crise complète avec des millions de chômeurs, se réinventer des formes de réappropriation, d’autoproduction, d’échanges locaux, etc., de réinventer une économie non accumulative avec un esprit différent, nous ne serions plus dans le travail salarié. Je pense que cela peut être des expériences de dissidences, je pense qu’il faut toujours tenir les deux fils de la résistance et de la dissidence. Ce n’est pas l’analyse du capitalisme sans la monnaie, ce serait se réapproprier la monnaie pour une société non capitaliste.

Une question dans la salle : Quand j’étais à la faculté d’économie, un professeur avait définit la monnaie comme un « pouvoir libératoire illimité ». Comment a-t-on pu donner une telle définition alors que l’anthropologue Maurice Godelier a démontré que les barres de sel chez les Baruyas d’Indonésie servaient à un échange très particulier. Le problème avec la monnaie sous le capitalisme c’est qu’avec on peut s’acheter à peu près tout et n’importe quoi, est-ce que vous pensez que l’on serait capable de créer différents types de monnaie avec la possibilité de s’acheter des biens en distinguant entre les biens de consommation de nécessité et les biens de consommation de luxe ? Sur un tout autre plan, j’ai une deuxième question plus particulière à Anselm Jappe, pour vous qu’est ce qui fait la caractéristique de la société capitaliste dans son fondement, par rapport aux autres formes de société ?

Serge Latouche : Par rapport à ces monnaies spécifiques, bien sûr cela existe, il y a des monnaies qui n’ont des sphères de circulation qui ne permettent que certaines choses. Par exemple les tickets restaurants c’est une monnaie, cela vous permet d’aller juste au restaurant. Mais cela pourrait servir à autre chose d’également spécifique. Ce n’est donc pas un problème, on pourrait très bien se donner la monnaie que nous voudrions dans une contre-société qui sortirait de l’orbite de l’idéologie de l’économie. En donnant à cette monnaie certaines fonctions et pas d’autres. En particulier ne pas permettre l’accumulation illimitée, etc. C’est ce qui se passe en fait dans de toutes petites microsociétés qui sont les systèmes d’échanges locaux (S.E.L.) qui existent avec une infinité de types de fonctionnement de ces monnaies locales que l’on s’est donné soi-même.

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Anselm Jappe : Peut-être vous savez déjà qu’à Sparte dans l’antiquité, il y avait une monnaie alternative qui marchait en plus assez bien parce qu’ils craignaient beaucoup les effets de la dissolution de la communauté par l’argent. Ils avaient pratiquement aboli l’argent, ce qu’il faudrait plutôt faire, il n’existait alors que des barres en fer, le fer avait d’une très faible valeur par rapport à l’argent, et même pour représenter une petite somme d’argent il fallait déplacer de quantités importantes d’immenses barres de fer. Il fallait remplir en quelque sorte toute sa maison avec des barres de fer pour avoir l’équivalent d’une richesse monétaire finalement assez modeste, en plus on ne pouvait pratiquement pas cacher ces barres de fer, ainsi ce genre de monnaie de barre de fer ne jouait pratiquement aucun rôle dans la société spartiate de l’époque. Je rebondis plutôt sur la deuxième question sur ce qui est caractéristique de la société capitaliste. Pour moi la forme de vie sociale capitaliste est née avec les armes à feu, mais le capitalisme n’a pas du tout inventé l’exploitation, la domination directe (d’un groupe social sur d’autres), l’agressivité, la domination de l’homme sur la femme ou la cruauté, etc., tout cela existait parfois dans des formes encore plus extrêmes dans les sociétés précapitalistes, ce n’est donc pas cela qui est le propre à la société capitaliste, ce n’est pas cela qui constitue son noyau social profond. L’analyse traditionnelle du capitalisme par exemple dans le marxisme traditionnel, repose de manière erronée sur un concept transhistorique de domination. Même la lutte des classes par exemple n’est pas caractéristique de la société capitaliste. Ce qui est le fait unique de la société capitaliste, c’est son caractère extrêmement dynamique qui vient de sa nature marchande. Parce que toute production autour des besoins est une production qui d’une certaine manière est circulaire car une fois que les besoins sont satisfaits, le cycle se termine pour repartir de la même manière. Ce n’est que là où l’argent (la monnaie) devient le véritable but de la production qu’il existe ce caractère d’illimitation, car le besoin d’argent devient un besoin illimité par rapport à d’autres besoins. C’est seulement une économie monétaire qui a ce caractère dynamique qui a besoin de tout dévorer, de tout englober, pour toujours relancer le même processus à une échelle plus large. Voilà pourquoi le capitalisme est aussi la seule véritable société de croissance, on ne peut pas y avoir un capitalisme sans croissance, ni croissance sans capitalisme. D’un côté je trouve que c’est un des mérites de la décroissance d’avoir compris clairement ce principe-là de la centralité de la croissance pour le capitalisme, et de l’autre côté je trouve aussi qu’il est nécessaire de comprendre que l’on ne peut pas injecter une dose de politique de décroissance dans une société qui reste basée seulement sur une économie monétaire. Sortir de la société de l’argent, de la marchandise, du travail, de la valeur, etc., sortir de l’économie, vaste programme comme aurait dit l’autre ! J’admets qu’il est plus facile d’obtenir une augmentation du pouvoir d’achat.

Un intervenant dans la salle : J’ai été très intéressé par ce dont vous avez parlé notamment sur par rapport au lien que vous avez mis en évidence entre l’émergence historique de l’économie dans nos vies et l’accroissement de la puissance des Etats et notamment au travers de l’accroissement des frais générés par la technique militaire des nouvelles armes à feu à partir du XVe siècle. Est-ce que cet aspect-là n’est pas aussi extrêmement éclairant en ce qui concerne le fonctionnement actuel de notre monde ? Est-ce que l’on ne retrouve pas quelque chose qui ressemble à des bandes armées pillant les ressources du tiers monde dans l’intervention par exemple en Irak depuis 2003 ou encore avec ce qui est en train de se faire

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en Lybie en 2011, et aussi à partir de cela il me semble qu’il y a une limite par rapport à l’idée d’un fétichisme qui serait partagé par tous, parce que je pense qu’il y a ces figures de condottiere qui pensent que finalement, ce qui compte en dernière instance, c’est l’exercice de la violence. Et que quelque part la fonction du fétichisme sert à tenir à l’écart cette idée-là, on préfère penser qu’il y a quelque chose plutôt qu’un pur rapport de force.

Anselm Jappe : Historiquement l’Etat naît et se fonde sur le monopole de la violence et après seulement il assume d’autres fonctions comme le bien-être ou la direction économique, etc., sur cette question même la plupart des analystes sont d’accord. Il peut aussi perdre peu à peu toutes ces autres fonctions et c’est ce qui arrive actuellement aux Etats dans de nombreuses régions du monde capitaliste, mais ce qui reste à la fin du dégraissage de l’Etat, c’est toujours son noyau dur, c’est-à-dire le monopole de la violence. Donc historiquement au début, l’Etat ce n’est qu’une bande armée, ainsi dans des régions où aujourd’hui toute l’activité économique s’est écroulée, où la logique de base de la valeur ne se réalise plus en sa valorisation, l’Etat ne peut plus ponctionner une saignée véritable (sous la forme de la fiscalité) sur le processus de valorisation qui est bien malade, et l’Etat sans moyens retourne à la forme minimale d’une bande armée. Il ne faut jamais oublier, l’Etat capitaliste développé n’est jamais autonome par rapport à la valeur, il a une marge qui lui permet de distribuer une partie de la production économique, c’est-à-dire que l’Etat dans des pays où il n’est pas réduit à son noyau dur, fonctionne que parce qu’il a de l’argent, il a de l’argent que parce qu’il peut lever des impôts, il peut lever des impôts que parce qu’il y a une production capitaliste de valeur qui fonctionne. Si la valorisation de la valeur dans le cycle du capital ne fonctionne pas (si donc il n’y a pas de croissance économique), c’est-à-dire s’il y a une crise de la valorisation, l’Etat n’existe plus, il se délite. L’Etat et le capitalisme, ou la politique et l’économie, dans notre monde ce n’est pas des choses qui seraient par nature hétérogènes et que l’on pourrait opposer l’un à l’autre. Toute la gauche fait fausse route quand elle dit que pour s’opposer à l’économie et aux marchés il faut retourner à la politique, redonner à l’Etat des capacités pour dicter des lois et des régulations, redonner sa place à la démocratie, etc. Tout cela est sans consistance théorique, car dans une société capitaliste, l’Etat ou la politique ne peuvent avoir une autonomie, ils ne peuvent être extérieur au rapport social du capital. Il faut éviter une théorie transhistorique de la domination sous la forme de la domination directe. Chaque forme historique de l’Etat existe dans un certains complexes de rapports sociaux, on ne peut réduire la forme étatique présente à quelque chose d’extra-capitaliste et qui serait une simple domination directe d’un groupe social sur un autre, je renvois là à ce que nous avons dit sur la forme de domination particulière en laquelle consiste le fétichisme moderne. Ainsi la forme capitaliste de l’Etat moderne nous montre qu’une société postcapitaliste est nécessairement une société post-étatique, ce qui évidemment ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de structures publiques ou communes, mais c’est une autre question.

Une personne dans la salle : Comment par exemple les Grecs plongés aujourd’hui dans la crise que l’on connaît, peuvent-ils sortir de cette société de croissance ? Au travers de quels moyens à votre avis les choses peuvent véritablement changer ?

Serge Latouche : Nous sommes allés récemment en Grèce, et j’ai dit aux Grecs en tant qu’intellectuel, donc irresponsable car pour un politique responsable les questions sont

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beaucoup plus complexes, car si on ne pas répondre aux exigences du système mondial on peut se faire assassiner, il y a des mesures de rétorsions, etc., alors je leur ai dit que la première chose à faire c’était sortir de l’euro. Sortir de l’euro, c’est sortir de l’Union Européenne. Alors il ne s’agit pas encore d’une politique pour instituer une « société de décroissance » on en est pas là, on est simplement là pour essayer de limiter les dégâts d’une politique désastreuse d’austérité. Je ne sais pas si vous lisez Le Monde Diplomatique, mais vous avez le meilleur économiste (mais il reste un économiste !), Frédéric Lordon qui n’est d’ailleurs pas du tout décroissant, qui a écrit un texte intéressant. Je suis parfaitement d’accord jusqu’à un certain point avec son programme pour contrer la politique désastreuse déflationniste qui nous rejoue ce qu’il s’est passé dans les années trente mais en pire. Il ne s’agit pas de sortir de l’austérité pour faire de la relance, la relance pour nous décroissants c’est aussi catastrophique, ce serait sortir de Charybde pour arriver en Scylla. Il s’agit de sortir de l’austérité pour commencer à construire une société plus humaine, plus conviviale, plus sereine, etc. Actuellement en Grèce ce n’est pas le gouvernement social-démocrate qui décide de sa politique économique, ce sont les marchés financiers qui dictent une politique ultralibérale, c’est exactement ce qui s’est passé avec la politique des ajustements structurels imposés aux pays d’Afrique à partir des années 1980, politique qui a détruit les emplois, qui a privatisé tout ce qui pouvait être privatisé, etc. Alors la première chose à faire certainement, une fois récupéré une certaine forme d’autonomie dans la détermination d’une politique économique nationale, est de faire une politique résolument protectionniste, politique qui va bien sûr subir les foudres de l’O.M.C., du F.M.I., de la Banque Mondiale, ce n’est pas facile pour un politique de gérer cette immense pression. Je comprends très bien que Papandréou et les autres se dessaisissent de tout, je ne suis pas sûr que même si le peuple grec descendait massivement dans les rues contre les coupes budgétaires et les politiques d’austérité, le peuple grec soit prêt à assumer ce qu’implique sortir de l’euro, retourner à la drachme, réinstaller des contrôles douaniers, etc. Certes en faisant une politique économique protectionniste on reste encore dans la société capitaliste avec à termes l’horizon d’en sortir, mais au moins dans un premier temps on créerait des emplois pour sortir les gens de la misère. Cela permet au moins de faire une politique de déficit budgétaire, de création d’emplois non pas pour produire toujours plus mais pour au moins donner du travail à tout le monde, et comme nous n’avons plus à nous battre contre la concurrence internationale, on peut se permettre de travailler moins pour travailler tous. Ce serait pour les Grecs un premier pas pour ensuite dans un deuxième temps entamer un virage vers une société de décroissance.

Anselm Jappe : De mon côté, je pense et j’espère aussi qu’il y aura de plus en plus de gens qui vont complètement se désintéresser à tout ce qui est « solution politique », politique économique « alternative », élections de représentants politiques auxquels les gens délèguent ces questions, ou qui vont encore se désintéresser de toutes ces questions pour savoir quelle monnaie on adopte (monnaie alternative ou pas). Par rapport à tout cela, je pense que ce qui s’est passé en Argentine lors de la crise de 2001 lors du mouvement des piqueteros et des assemblées de quartiers dans les villes, s’est beaucoup plus intéressant. Les gens ont voulu simplement s’approprier directement des ressources sans se préoccuper de savoir si on doit les acheter ou pas. S’il y a des terrains à utiliser, des usines dont on peut faire marcher les machines, des maisons vides que l’on peut habiter, je pense et j’espère que de plus en plus de

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gens vont se dire que l’on va s’en servir, sans même respecter la question de la propriété privée, sans se demander si l’on doit payer pour leurs utilisations et sans se demander surtout si l’on peut gagner de l’argent avec ces nouvelles activités et réappropriations. Je pense que c’est là la seule possibilité de changer les choses. Il y a de plus en plus de coopératives qui vont rentrer dans cette espèce d’appropriation directe des ressources et qui vont « échanger » avec d’autres groupes qui en font de même, sans que ce soit un échange comme nous avons dit entre des quantités de travail. Ce qui peut finalement dans le meilleur des cas, arriver à une sorte de fédération de l’ensemble de ce genre d’expériences de réappropriation qui sortiraient de l’économie. Mais il ne faut pas du tout que ce genre de réappropriation se fasse dans le sens de l’expérience de l’usine LIP comme à Besançon en France dans les années 70, qui est simplement une expérience d’autogestion de l’usine, on mettait l’accent seulement sur la place de la démocratie à l’intérieur de l’usine, mais même cette usine autogérée restait toujours un des acteurs économiques qui doit vendre un produit (les montres) sur un marché anonyme, on naturalise encore complètement la forme de vie collective capitaliste et ses catégories de travail, argent, marchandise et valeur. Au contraire du mythe autogestionnaire qui n’est pas du tout une alternative à la société capitaliste, la seule alternative possible est de bâtir peu à peu évidemment des liens sociaux qui ne soient plus des liens de marché, des échanges entre des quantités d’argent et de travail, mais qui soient des liens sociaux qui forment une association en vue de la satisfaction réciproque de ses besoins. Tout cela est encore à penser et à réaliser. Mais jamais cela ne pourra être organisé par un Etat ou un parti politique, cela ne pourra arriver que à côté ou d’une certaine manière, en parallèle, à la société officielle. Aucune forme d’élection politique ne peut avoir de prise sur ce genre de véritable transformation sociale. Je pense que la société officielle va se partager de plus en plus en différents circuits, et on verra ce qui marche le mieux à la fin.

Un intervenant dans la salle : Dans vos interventions à tous les deux j’ai souvent relevé le mot « religion ». Ce qui m’intéresse c’est de vous poser la question suivante : est-ce que sans la croyance, car si on dit religion il y a forcément la croyance, l’économie peut fonctionner ? Est-ce que c’est parce qu’on arrive à avoir l’adhésion de la masse par la croyance que l’économie peut fonctionner ?

Serge Latouche : Dans L’homme sans qualités Robert Musil écrit quelque chose comme cela, les civilisations s’effondrent comme les banques quand elles ont perdu leur crédit. Je pense qu’aucune société ou institution humaine ne peut fonctionner sans qu’il y ait un minimum de croyance. J’en reviens à la question de l’imaginaire. Je suis assez d’accord avec la présentation qu’a faite Anselm Jappe, mais je n’ai jamais pensé que tout se jouait dans le cadre de la représentation, mais comme simplement nous les hommes pour communiquer entre nous nous sommes obligés d’utiliser le langage, c’est en effet au travers des mots et du domaine des significations que l’on peut parler des pratiques. Mais bien sûr que les pratiques sont extrêmement importantes. La société capitaliste ce n’est pas seulement une histoire de mots mais surtout une histoire de choses. Mais c’est une historie de choses que l’on ne peut appréhender qu’à travers des mots, ces mots sont donc extrêmement importants pour saper la vie capitaliste, bien sûr qu’il faut éventuellement descendre dans la rue, pendre quelques capitalistes, ou en tout s’en libérer d’une façon ou d’une autre. Mais pour faire cela ou arriver

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à cela il faut se parler entre nous et il faut se convaincre. Car le grand succès du capitalisme quand même c’est d’avoir convaincu ses victimes qu’il était le seul système de vie possible et légitime. Il faut donc d’abord casser cette croyance effectivement de caractère religieux, qui naturalise la vie économique, la vie que nous menons non pas depuis la nuit des temps dans toutes les sociétés humaines mais dans la seule société capitaliste. Cette croyance qui aboutit à l’heure actuelle à cette conséquence dramatique qui est en train d’organiser tout le système de vie, la guerre des pauvres. Amener les pauvres à se faire la guerre entre eux parce qu’il n’y a plus assez de travail, la guerre entre les prolétaires français et les prolétaires d’origine maghrébine, les Roms, les immigrés, et cette instrumentalisation de la haine ça marche, parce que nous n’avons pas remis en cause les significations imaginaires structurantes de la société de consommation. Je partirai d’une phrase du livre d’Anselm Crédit à mort, qui me semble être le cœur de notre débat, c’est-à-dire vers quoi allons-nous et que nous est-il permis d’espérer. Tu écris ceci, « le capitalisme fait beaucoup plus contre lui-même que ce que tous ses adversaires réunis ont pu faire ». J’en suis totalement convaincu. Mais cette bonne nouvelle que le capitalisme s’autodétruit, dans ce que j’appelle la « pédagogie des catastrophes », nous n’en avons pas la force, même militaire, on voit bien comment les peuples en Syrie ou ailleurs ont du mal à renverser les instruments du monopole de la violence qui sont là, et nous sommes complètement démunis face aux mitrailleuses lourdes. Si demain les jeunes qui campent sur la Puerta del Sol à Madrid voulaient véritablement renverser le pouvoir de l’Etat ils se heurteraient à un appareil d’Etat et de répression qui est sans commune mesure. Anselm cite dans son livre Tony Blair qui disait aux militants de son parti « Mes amis, la guerre des classes est terminée », mais il faudrait rajouter ce qu’a dit le milliardaire Warren Buffet, oui elle est terminée parce que c’est ma classe qui a gagnée. Effectivement le capital a gagné et a raflé toute la mise. Anselm poursuit en disant que le capitalisme a eu aussi assez de temps pour écraser les autres formes de vie sociale, de production et de reproduction, qui aurait pu constituer un point de départ pour constituer une société post-capitaliste. Nous sommes donc très démunis pour faire face. Cette bonne nouvelle dit Anselm ne l’est qu’à moitié, car cet effondrement n’a aucun rapport de nécessité avec l’émergence d’une société mieux organisée. Nous sommes bien d’accord. Et ce qui nous menace à l’heure actuelle avec la mise en place de la politique d’austérité, c’est que c’est là l’antichambre de ce que j’appelle un « écofascisme », une « écocratie », ou un « écototalitarisme », ce que des cinéastes de science-fiction ont très bien anticipé comme dans le film Le soleil vert de Richard Fleischer (1973) où l’on voit comment les classes dirigeantes se partagent les derniers légumes pendant que les autres bouffent les cadavres recyclés. Dans mon dernier livre je veux quand même dégagé une perspective d’espoir. Après cinq cents ans de colonisation, de destruction, de massacres massifs d’amérindiens, etc., les Amérindiens font de nouveau entendre leurs voix en Bolivie, en Equateur, au Mexique avec le mouvement néo-zapatiste, et donc toutes les formes alternatives de vie n’ont pas été totalement écrasées par la forme de vie capitaliste. Et même ce qui se passe ici par chez nous, le fait par exemple que vous soyez ici ce soir, montre que tout espoir n’est pas perdu, tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir.

Anselm Jappe : Je défends toujours la nécessité de faire de la théorie, sans être toujours assujetti au terrorisme de devoir fournir clé en main des réponses pratiques, il est nécessaire

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de comprendre ce qu’il nous arrive et ses racines historiques, ce que l’on a fait ce soir, pour comprendre que la société capitaliste est plutôt une exception que la règle dans l’histoire de l’humanité. Il y a d’autres difficultés dans les sociétés précédentes, mais une vie qui tourne structurellement autour du travail, de la marchandise, de l’argent, de la valeur et du capital, c’est une forme de vie sociale qui n’existe seulement que depuis deux ou trois siècles, et dans certaines parties du monde seulement que depuis quelques décennies. Comme d’autres maladies qui se sont répandues puis qui ont disparu, cela veut donc dire que cette forme de vie que menons peut aussi disparaître un jour, donc de ce côté-là je ne suis pas si désespéré que cela. Et je suis effectivement d’accord pour dire que si la question de l’imaginaire joue un grand rôle, justement pour comprendre qu’il existe d’autres manières de vivre socialement qu’au travers d’une vie économique, c’est-à-dire du travail, de l’argent, etc., mais aujourd’hui il ne faut pas tellement d’imagination pour battre en brèche le capitalisme car d’une manière ou d’une autre, le capitalisme fait cela en arrivant tous les jours à son incapacité à fonctionner. Mais contrairement au passé, cela n’est plus du tout une garantie qu’une meilleur forme de vie sociale va se mettre en place et faire société. Donc tout se joue à notre époque, en ce moment. Est-ce que l’on va se battre mitrailleuses à la main autour des restes d’une production qui a de la valeur, c’est-à-dire de la drogue, des prostitués, des armes, etc., et c’est l’option qui prévaut aujourd’hui surtout dans les pays qui se sont déjà écroulés (pensons par exemple au Mexique), ou est-ce qu’au contraire nous allons nous organiser d’une autre manière, par exemple autour d’une véritable réappropriation de l’agriculture sans se soucier de sa valeur en monnaie, et là effectivement la question de l’imaginaire, la conception de ce qui rend la vie digne d’être vécue, joue un rôle évidemment central. Dans des pays où l’imaginaire social dominant c’est d’avoir la plus grosse bagnole, on trouvera des gens qui seront capables d’assommer d’autres personnes pour obtenir leur bagnole. Si au contraire, comme dans certaines villes d’Amérique latine il reste des traditions communautaires, il est possible que les gens vont s’auto-organiser, se mettre d’accord et se réapproprier de manière directe des ressources, des logements, des usines pour inventer des activités non économiques qui ne prendraient plus la forme de l’argent et du travail. Par exemple autour de ce qui serait approprié à partir d’une activité agricole. La bataille des idées gagne effectivement toute son importance, car si les sociétés passées de l’humanité se sont toujours constituées de manière fétichiste au travers de diverses formes de fétichisme, cela ne veut pas dire que cela le sera dans l’avenir si nous nous prenons en main. En même temps débattre d’analyses, de théories, de l’imaginaire, est un premier pas, mais il faut avoir aussi conscience de ses limites, par exemple aujourd’hui par rapport à il y a trente ans la conscience écologique s’est considérablement développée, tout le monde se déclare écologiste, une grande partie des gens a conscience des nuisances qu’ils infligent à l’environnement, mais cette prise de conscience n’a pas un seul instant ralenti la dévastation du monde. Il reste simplement ce que le vieux Hegel appelait une « conscience malheureuse ». On continue de mener la même forme de vie sociale qu’avant mais seulement avec en plus la mauvaise conscience. Evidemment c’est mieux que de n’en avoir pas du tout conscience. Mais le système constituant une forme de vie sociale nous oblige de faire cinquante kilomètres pour aller au travail car nous ne trouvons pas de travail à côté de chez nous, même avec la meilleure conscience écologique, on va quand même prendre la voiture au lieu d’y aller à pied. Le réveil écologiste des consciences est quelque chose de trop limité. C’est la forme de cohésion sociale qui nous contraint malgré notre conscience malheureuse,

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car on ne rentre structurellement en lien avec les autres dans cette société qu’au travers du travail, ce sont aussi des formes sociales et des catégories capitalistes dont il nous faut sortir, si l’on veut régler ces problèmes.

Serge Latouche : Il ne faut pas être aussi radical. Ce n’est pas moi qui vais dire que les acquis écologistes sont importants, ils sont assez minces. Mais toutefois sans eux la situation serait pire. Il y a tout de même quelques bonnes nouvelles, le protocole de Montréal par exemple sur l’interdiction par exemple des CFC (les chlorofluorocarbones), bien que cela ne soit pas suffisant parce que l’on a laissé passer une maille dans le filet. Mais malgré cela, sans ce protocole il y aurait un trou dans la couche d’ozone d’une dimension telle que l’on ne serait pas loin d’avoir tous des cancers de la peau. Mais il est évident que nous avons la conscience écologique mais nous n’avons pas l’action à la hauteur de celle-ci.

Un intervenant dans la salle : J’ai deux questions. Décoloniser l’imaginaire bien sûr, mais la vie capitaliste moderne que nous menons s’est désirable pour la plupart des gens. Cela apporte du confort, de la satisfaction (on consomme parce que l’on a bien travaillé), etc. Beaucoup de gens prennent encore plaisir dans cette société de travail et de consommation qui va pourtant à sa perte. Il faut donc autre chose pour faire basculer les choses vers une révolution profonde de la société moderne. Ma première question est donc de savoir comment rend-t-on la « société de décroissance » (appelons là comme cela) désirable ? Ma deuxième question s’adresse plus particulièrement à Serge Latouche, vous citez Marcel Mauss dans Le Pari de la décroissance, il dit « le syndicat et la coopérative socialiste sont les fondements de la société mutuelle », est-ce que vous pouvez développer cette idée, quels rôles peuvent jouer les syndicats et un nouveau mouvement de coopératives ?

Serge Latouche : Je crois que l’imaginaire en s’emparant des masses devient une force. Marx le dit également, quand les idées s’emparent des hommes cela constitue une force matérielle de changement. Je suis en train de lire un bouquin qui est paru en 1962 de Vance Packard, L’ère du gaspillage, comme vous savez Vance Packard avait publié également La persuasion clandestine et ce qu’il montre comment véritablement l’imaginaire de la société américaine a été transformé à travers la véritable propagande de la publicité en transformant chez les individus la tradition américaine plutôt puritaine, faite d’épargne, etc., pour en faire des consommateurs gaspilleurs qui achètent trois voitures, trois postes de télévision, etc., et qui bousillent la planète de leurs déchets. Donc la colonisation de l’imaginaire c’est une entreprise qui a des effets terribles qui sont bien pratiques. La décolonisation de l’imaginaire cela ne peut être aussi, c’est ce que nous essayons de faire aussi avec des moyens infiniment plus faibles. Alors pour nourrir effectivement la formule d’Anselm que je citais tout à l’heure, on a en effet un rapport de force complètement disproportionné entre la puissance de la machine à décerveler que constitue le système médiatique qui pratique comme dit Dany-Robert Dufour L’art de réduire les têtes, et puis nous avons quelques orateurs qui viennent faire des conférences sur la décroissance dans des coins perdus… La disproportion est colossale. Ce qui est étonnant c’est que même avec des moyens infimes, la puissance de certains messages dans certains contextes en particulier de crise peut renverser les rapports de force, il nous faudrait une vaste conversion des esprits. Bon c’est une comparaison qu’il faut prendre avec beaucoup de recul, mais cela doit être comparable avec ce qu’il s’est passé avec

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la fin de l’empire romain, lors du basculement dans l’imaginaire du christianisme. Nous avons besoin d’un basculement de l’imaginaire de cet ordre-là. Par rapport à votre deuxième question sur le rôle que pourraient prendre là-dedans les syndicats et des coopératives, c’est toujours la question de l’œuf et de la poule. Si nous avions une société nouvelle l’on produirait un homme nouveau, et si nous avions déjà cet homme nouveau nous pourrions déjà construire la société nouvelle. Marcel Mauss voyait dans les syndicats et les coopératives des laboratoires pour préparer les gens à devenir les hommes nouveaux du socialisme de demain. Nous nous posons les mêmes questions au sujet de la décroissance, comment devenir une société d’abondance frugale quand on est dans une société de consommation, c’est en participant à des organisations, à des mouvements citoyens, à des entreprises citoyennes, à des expériences, nous évoquions celles des « villes en transition », mais il y a aussi les Amaps, des Sels, ou tout simplement en participant à des débats comme celui de ce soir.

Un intervenant dans la salle : Je voudrais rebondir sur ce que vous disiez de la décolonisation de l’imaginaire, un imaginaire qui a complètement naturalisé l’économie sans que l’on puisse penser à la possibilité d’une société post-économique. D’abord une remarque sur cette expression « décoloniser l’imaginaire », j’y adhère mais j’ai bien peur que ce soit un vœu pieux dans la mesure où elle présuppose que nous ayons prise sur notre imaginaire, le singulier dans cette expression présuppose même que nous participions tous du même imaginaire. Alors que l’imaginaire est au contraire il me semble quelque chose sur lequel nous n’avons pas tellement de prise. Ma question est la suivante, elle pourra paraître saugrenue, elle s’adresse surtout à Serge Latouche, vous avez parlé de Robert Musil, de Marc Twain, de Baldassare Castiglione, de nombreux auteurs, vous avez cité aussi en aparté Frédéric Lordon, je voulais connaître cotre point de vue en tant qu’ « économiste » sur l’idée de Lordon qui après avoir participé au Manifeste des économistes atterrés décide de s’en remettre à la littérature et de faire une pièce en alexandrins, afin de critique l’économie qui règne. Que pensez-vous de cet outil qu’est la littérature mais aussi au sens plus large, de l’art, c’est-à-dire de tout ce qui relève de l’imagination plutôt que de la rationalité et du raisonnement ?

Serge Latouche : Ecrire une pièce en alexandrins je trouve cela très sympathique, je doute que cela ait un effet foudroyant, enfin on ne sait jamais. Du moins, en faisant cela il se fait plaisir, c’est important de réaliser une forme de combat qui ne soit pas sacrificielle. Sur la décolonisation de notre imaginaire terrassé par l’économisme, bien sûr cela ne se décrète pas, on ne va pas changer notre imaginaire comme cela du jour au lendemain. Mais si vous êtes conscient qu’il nous faut dénaturaliser l’économie, que l’on nous a lavé le cerveau, etc., déjà quand on en prend conscience, c’est déjà un premier pas. Ensuite il faut essayer d’agir et de se concerter. Et puis il y a la pédagogie des catastrophes, car si les Français regardent un peu plus dans leur assiette c’est parce qu’il y a eu des scandales comme celui de la vache folle. Et nous pouvons faire confiance à la société capitaliste pour engendrer des catastrophes. Vous avez aimé Tchernobyl, vous adorerez Fukushima ! Et il y en aura d’autres… C’est pour cela que je parle toujours de la décroissance comme d’un pari, je crois que nous sommes d’accord Anselm et moi sur ce point. Anselm Jappe ne pense du tout que c’est gagné. L’autre monde social possible et souhaitable, cette société d’abondance frugale et écosocialiste, ce n’est pas

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gagné mais cela vaut le coup de le tenter. C’est comme le pari de Pascal, nous n’avons rien à perdre de cheminer sur la voie d’une société de l’abondance frugale.

Anselm Jappe : Personnellement je n’ai pas du tout confiance dans les effets positifs des catastrophes. Le livre de Jaime Semprun et René Riesel, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable (Encyclopédie des nuisances, 2008) critique je trouve très bien cette espérance envers les catastrophes écologiques. Les catastrophes comme le chômage autrefois peuvent également porter le désir de mettre en avant un homme fort qui va régler la situation. La panique, la peur et la précipitation sont donc de très mauvais conseils. Certes, cela pourrait être salutaire dans certaines conditions, mais là on retourne à la question de l’imaginaire. Les catastrophes écologiques comme les catastrophes économiques peuvent évidemment toujours susciter des réactions complètement opposées. Mais ce joue là ce que les personnes ont déjà comme idées dans leur tête, face à la situation de la catastrophe. Qu’est-ce que les individus sont prêts à sacrifier et qu’est-ce qu’ils veulent défendre à tout prix ? Ici l’imaginaire est évidemment central, et c’est ce sur quoi nous pouvons déjà travailler aujourd’hui en nous auto-organisant, pour préparer la manière de réagir des gens devant les catastrophes. Il est sûr que si l’imaginaire continue à naturaliser l’économie, à ne pas s’opposer à la politique et à l’Etat, alors la réaction des gens aux catastrophes sera de simplement revendiquer un contrôle encore plus total de l’économie et de l’Etat sur nos vies. Et le discours écologique comme il le fait déjà, ne servira qu’à un renforcement de la soumission durable des gens. Peut-être que l’on ne peut pas changer notre imaginaire d’un jour à l’autre, mais ceux qui devraient le plus changer d’imaginaire afin de sortir de l’imaginaire économique sont ceux qui se posent le moins de questions sur le monde d’aujourd’hui. Pour moi aussi ce qui est assez central est la formation de l’imaginaire chez les enfants. Je suis convaincu que depuis des décennies la diffusion de la télévision et des jeux vidéo ont chez les enfants un effet de dépendance et de déréalisation comparable à celui de la drogue. Un enfant qui se structure en partie dans cet univers virtuel des jeux vidéo, comme guerrier ou personnage aux qualités virtuelles, etc., comment à l’âge à adulte ces individus pourront réagir en tant que qu’individus à des crises écologiques et économiques ?

Un intervenant dans la salle : Que pensez-vous du peuple islandais face aux banques, par rapport au referendum qui s’est déroulé là-bas pour ne pas payer leur dette ?

Serge Latouche : Excellent ! Ils ont eu la bonne réaction. C’est très intéressant car l’Islande ne fait pas partie de l’euro et donc ce que les Islandais ont pu faire, ni les Irlandais ni les Grecs ne pouvaient le faire. Mais c’est la voie à suivre. Il y a deux types de pays qui connaissent des expériences intéressantes mais dont on ne parle pas car il ne faudrait pas que cela donne trop d’idées à d’autres pays. Le seul gouvernement qui a taxé les banques, etc., à l’intérieur de l’Union Européenne, c’est la Hongrie du gouvernement d’extrême droite mené par Orban. Ce qui est intéressant c’est que des gouvernements d’extrême-droite font des politiques que des gouvernements de gauche n’osent pas faire. Et cela est une constance dans l’histoire capitaliste, les capitalistes acceptent plus facilement de la droite ce qu’ils n’acceptaient pas si c’était fait par la gauche. Bien sûr ils sont très ennuyés que ce gouvernement taxe les banques. Dans le cadre des élections de 2012, finalement le programme économique le plus intelligent est celui de Marine Le Pen, alors je ne suis

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évidemment pas du tout d’accord avec l’extrême-droite. Mais c’est effectivement le programme que devrait avoir la gauche. Alors après s’étonner qu’elle fasse un tabac ! C’est comme cela que les gouvernements fascistes sont arrivés au pouvoir au XXe siècle, tout simplement en prenant en charge et en instrumentalisant des aspirations réelles auxquels ne répondaient pas les partis de gauche.

Anselm Jappe : Je ne partage pas cet avis. La critique unilatérale de la spéculation, des banques, des marchés financiers, des traders, est actuellement très à la mode dans le populisme de droite comme de gauche. Bien sûr on peut penser que ce que font les banques s’est simplement immoral, mais pourtant ces comportements des banques ne sont que des révélateurs de la crise de la valeur dans la société capitaliste et non la cause. La cause de la crise financière et du comportement des banques est bien plus profonde, et ne peut se poser simplement comme un problème de morale comme on le laisse trop facilement entendre. Je renvois bien sûr à mes ouvrages Les Aventures de la marchandise ou Crédit à mort pour des développements sur ce qu’il faut appeler la crise profonde de la logique même de la valorisation qui est au cœur de la crise multidimensionnelle actuelle. Mais la critique de la spéculation de la part de gens qui ont finalement totalement approuvé le capitalisme et sa forme de vie collective, consiste en une chasse démagogique aux spéculateurs, on veut se dédouaner de tout et désigner des boucs-émissaires faciles que l’on va qualifier de parasites qui pervertissent le bon fonctionnement de la société capitaliste. Cette critique de la spéculation et du capitalisme de casino, ne cesse d’opposer le bon capital productif pourvoyeur d’emplois au méchant capital improductif des marchés financiers qui ne font que licencier et nous voler notre argent. Dans cette critique tronquée du capitalisme, il faut chasser ces parasites du bon fonctionnement du capitalisme afin de pouvoir recommencer et redémarrer ce système économique de vie. Ce genre d’ « anticapitalisme » populiste qui ne s’en prend qu’à l’argent, la spéculation, aux banques, a toujours existé à la droite et à l’extrême-droite, pour moi ce n’est donc pas du tout contradictoire de voir un gouvernement de droite traditionnellement libéral comme le parti de Marine Le Pen basculer vers ce type de critique démagogique contre les banques. La naissance de ce populisme qui veut rejeter toute la faute de la crise sur les banques qui auraient volé notre argent, est aujourd’hui un très grand danger. Après une bonne purge et quelques sacrifices expiatoires, on va recommencer le système capitaliste comme auparavant. Il y a quelques mois dans un numéro du journal Le Monde du 14 janvier 2011, il y avait une interview de Stéphane Hessel intitulé « L’économie financiarisée est le principal ennemi », qui n’était qu’un résumé de la politique économique du Front National. Les personnes qui disent que le principal problème dans la société capitaliste est le pouvoir excessif de la finance est quelque chose qui aujourd’hui rapproche la droite et la gauche.

Serge Latouche : Mais la gauche pourrait bien sûr faire beaucoup plus en remettant en cause l’ensemble du système capitaliste, mais elle ne met même pas en cause le pouvoir de la finance… laissant alors un boulevard à la droite.