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Souvenirs d’enfance I - LA GLOIRE DE MON PˆRE

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MARCELPAGNOL

Souvenirsd’enfanceI

LAGLOIREDEMONPÈRE

1957

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«Cecisepassaitvers1905,etselonmescalculsdecetteépoque,lafamilleavaitsoixante-treizeans:deuxpourlapetitesœur,sixpourmonfrèrePaul,neufpourmoi,vingt-sixpourmamèreettrentepourmonpère,notrepatriarche.Ilétaitalorsmaîtred’écoleàMarseilleetnous l’admirions pour sa force, sa beauté, son adresse au jeu deboules,sontalentdeflûtisteetsurtoutsafaçondésinvolted’aiguisersonrasoirsurlapaumedesamaingauche…»

Cette histoire est vraie, mais elle s’est passée il y a bienlongtemps,quandvosgrands-parentsétaientencoredesenfants…

À cette époque, des charrettes et des fiacres roulaient dans lesrues, et quand une auto arrivait, on l’entendait venir de bien loin…Alors leschevauxprenaient lemorsauxdents,et lesgenscouraients’abritersouslesportescochères…C’estpourvousdirequelemondechange vite…Mais il y a une chose qui ne changera jamais : c’estl’amour des enfants pour leur mère, et j’ai écrit ce livre pourapprendreauxpetitesfillescommentleursfilslesaimerontunjour…

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MarcelPagnol

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«Àlamémoiredesmiens.»M.P.

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AVANT-PROPOS

Voici que pour la première fois – si je ne compte pas quelques modestesessais–j’écrisenprose.

Il me semble en effet qu’il y a trois genres littéraires bien différents : lapoésie,quiestchantée,lethéâtre,quiestparlé,etlaprose,quiestécrite.

Cequim’effraie,cen’estpointtantlechoixdesmotsoudestournures,nilessubtilités grammaticales – qui sont, finalement, à la portée de tout lemonde :mais c’est la position du romancier, et celle, plus dangereuse encore, dumémorialiste.

Il est bien difficile de parler de soi : tout lemal qu’un auteur dira de lui-même,nouslecroyonsdefortboncœur;toutlebiennousnel’admettonsquepreuvesenmain,etnousregrettonsqu’iln’aitpaslaissécesoinàd’autres.

DanscesSouvenirs, jenediraidemoinimalnibien;cen’estpasdemoiquejeparle,maisdel’enfantquejenesuisplus.C’estunpetitpersonnagequej’aiconnuetquis’estfondudansl’airdutemps,àlamanièredesmoineauxquidisparaissentsanslaisserdesquelette.D’ailleurs,iln’estpaslesujetdecelivre,maisletémoindetrèspetitsévénements.

Cependant,c’estmoiquivaisrédigersonrécit.Ilestbienimprudent,verslasoixantaine,dechangerdemétier.

La langue du théâtre sonne au sortir de la bouche d’un acteur, elle doitparaîtreimprovisée,larépliquedoitêtrecomprisedupremiercoup,carunefoispassée, elle est perdue.D’autre part, elle ne peut pas être unmodèle de stylelittéraire:cen’estpaslalangued’unécrivain,c’estcelledupersonnage.

Lestyled’unauteurdramatiqueestdanslechoixdespersonnages,danslessentiments qu’il leur prête, dans la démarche de l’action. Quant à sa positionpersonnelle,elledoitrestermodeste.Qu’ilsetaise!Dèsqu’ilveutfaireentendresa propre voix, le mouvement dramatique tombe : qu’il ne sorte pas de lacoulisse : nous n’avons que faire de ses opinions, s’il veut les formuler lui-même:sesacteursnousparlentpourlui,etilsnousimposerontsesémotionsetsesidées,ennousfaisantcroirequecesontlesnôtres.

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Lapositiondel’écrivainestsansdouteplusdifficile.Cen’estplusRaimuquiparle:c’estmoi.Parmaseulefaçond’écrire,jevais

me dévoiler tout entier, et si je ne suis pas sincère – c’est-à-dire sans aucunepudeur–j’auraiperdumontempsàgâcherdupapier.

Ilvadoncfalloirsortirdescoulisses,etm’asseoirenfacedulecteurquimeregardera fixement pendant deux ou trois heures : voilà une idée bieninquiétante,etquim’alongtempsparalysé.

Cependant,j’aiexaminél’autrefacedelaquestion.Lespectateurdethéâtreporteuncoletunecravate,etcecostumeanonyme

quelesAnglaisnousontimposé.Iln’estpaschezlui:ilapayéfortcherpourvenirchezmoi.Enfin,iln’est

pas seul, et il observe ses voisins, qui l’observent. C’est pourquoi il nes’intéresse pas seulement aux rôles joués par mes comédiens, mais au sienpropre,etiljouelui-mêmelepersonnageduspectateurintelligentetdistingué.

Il manifeste toujours : souvent il rit, ou il applaudit, et l’auteur dans lacoulisseenestagréablementému.Maisd’autresfois il tousse, ilsemouche, ilmurmure, il siffle, il sort. L’auteur n’ose plus regarder personne, et il écoute,consterné,lesexplicationstoujoursingénieusesdesesamis:iln’irapassouperdansuneboîtedenuit.

Lelecteur–jeveuxdirelevrailecteur–estpresquetoujoursunami.Ilestalléchoisirlelivre,ill’aemportésoussonbras,ill’ainvitéchezlui.Ilvalelireensilence,installédanslecoinqu’ilaime,entourédesondécor

familier.Ilvalelireseul,etnesupporterapasqu’uneautrepersonneviennelirepar-

dessussonépaule.Ilestsansdouteenrobedechambreouenpyjama,sapipeàlamain:sabonnefoiestentière.

Cela ne veut pas dire qu’il aimera ce livre : il va peut-être, à la trentièmepage,hausser lesépaules, ilvapeut-êtredireavechumeur :« Jemedemandepourquoionimprimedepareillessottises!»

Mais l’auteur ne sera pas là, et il n’en saura jamais rien. Sa famille, etquelques amis fidèles, auront tendu devant ses yeux un rideau d’éloges quitempèrelachaleurdu«four».

Enfin, le succès d’un ouvrage de théâtre est clairement mesurable par lechiffre des recettes – que contrôle chaque soir un comptable de l’Assistance

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Publique–etparlenombredesreprésentations.Ilseraittoutàfaitvaind’offrirunefêtede«centième»ausoirdelatrentième;tandisqu’unéditeurcomplicepeut égayer une catastrophe romanesque en imprimant « 15e mille » sur lescouverturesdutroisièmeetdernier.

Ainsi,quoiquelegrandsuccèsd’unlivreaitautantdeméritequeceluid’unepièce,le«four»duprosateurestmoinscruel.

Ce sont ces considérations, peu honorables, mais rassurantes, qui m’ontdécidé à publier cet ouvrage, qui n’a, au surplus, que peu de prétentions : cen’estqu’untémoignagesuruneépoquedisparue,etunepetitechansondepiétéfiliale,quipasserapeut-êtreaujourd’huipourunegrandenouveauté.

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1.

Jesuisnédanslavilled’Aubagne,sousleGarlabancouronnédechèvres,autempsdesdernierschevriers.

Garlaban,c’estuneénormetourderochesbleues,plantéeaubordduPlandel’Aigle,cetimmenseplateaurocheuxquidominelavertevalléedel’Huveaune.

Latourestunpeupluslargequehaute:maiscommeellesortdurocheràsixcentsmètresd’altitude,ellemontetrèshautdanslecieldeProvence,etparfoisunnuageblancdumoisdejuilletvients’yreposerunmoment.

Ce n’est donc pas une montagne, mais ce n’est plus une colline : c’estGarlaban,oùlesguetteursdeMarius,quandilsvirent,aufonddelanuit,brillerun feu sur Sainte Victoire, allumèrent un bûcher de broussailles : cet oiseaurouge,dans lanuitde juin,voladecollineencolline,et seposantenfinsur larocheduCapitole,appritàRomequeseslégionsdesGaulesvenaientd’égorger,danslaplained’Aix,lescentmilleBarbaresdeTeutobochus.

Monpèreétait lecinquièmeenfantd’un tailleurdepierresdeValréas,prèsd’Orange.

La famille y était établie depuis plusieurs siècles.D’oùvenaient-ils ?Sansdouted’Espagne,carj’airetrouvé,danslesarchivesdelamairie,desLespagnol,puisdesSpagnol.

Deplus, ils étaient armuriers de père en fils, et dans les eaux fumantes del’Ouvèze, ils trempaient des lames d’épées : occupation, comme chacun sait,noblementespagnole.

Cependant, parce que la nécessité du courage a toujours été inversementproportionnelle à la distance qui sépare les combattants, les tromblons et lespistoletsremplacèrentbientôtlesespadonsetlescolichemardes:c’estalorsquemesaïeuxse firentartificiers,c’est-à-direqu’ils fabriquèrentde lapoudre,descartouchesetdesfusées.

L’und’eux,unarrière-grand-oncle,jaillitunjourdesaboutiqueàtraversunefenêtrefermée,dansuneapothéosed’étincelles,entourédesoleils tournoyants,surunegerbedechandellesromaines.

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Iln’enmourutpas,maissursajouegauche,labarbenerepoussaplus.C’estpourquoi, jusqu’à la fin de sa vie, on l’appela «LouRousti », c’est-à-direLeRôti.

C’est peut-être à cause de cet accident spectaculaire que la générationsuivantedécida– sans renoncer aux cartouchesni aux fusées–deneplus lesgarnir de poudre, et ils devinrent « cartonniers », ce qu’ils sont encoreaujourd’hui.

Voilà un bel exemple de sagesse latine : ils répudièrent d’abord l’acier,matière lourde, dure, et tranchante ; puis la poudre, qui ne supporte pas lacigarette,etilsconsacrèrentleuractivitéaucarton,produitléger,obéissant,douxautoucher,etentoutcasnonexplosible.

Cependantmongrand-père,quin’étaitpas«monsieurl’aîné»,n’héritapasdelacartonnerie,etildevint,jenesaispourquoi,tailleurdepierres.IlfitdoncsontourdeFrance,etfinitpars’établiràValréas,puisàMarseille.

Ilétaitpetit,maislarged’épaules,etfortementmusclé.Lorsquejel’aiconnu,ilportaitdelonguesbouclesblanchesquidescendaient

jusqu’àsoncol,etunebellebarbefrisée.Sestraitsétaientfins,maistrèsnets,etsesyeuxnoirsbrillaientcommedes

olivesmûres.Son autorité sur ses enfants avait été redoutable, ses décisions sans appel.

Maissespetits-enfantstressaientsabarbe,ouluienfonçaient,danslesoreilles,desharicots.

Ilmeparlaitparfois,trèsgravement,desonmétier,ouplutôtdesonart,carilétaitmaîtreappareilleur.

Iln’estimaitpasbeaucouplesmaçons:«Nous,disait-il,nousmontionsdesmurs en pierres appareillées, c’est-à-dire qui s’emboîtent exactement les unesdanslesautres,pardestenonsetdesmortaises,desembrèvements,desqueues-d’aronde,destraitsdeJupiter…Biensûr,nouscoulionsaussiduplombdansdesrainures,pourempêcherleglissement.Maisc’étaitincrustédanslesdeuxblocs,etçane sevoyaitpas !Tandisque lesmaçons ilsprennent lespierrescommeellesviennent,etilsbouchentlestrousavecdespaquetsdemortier…Unmaçon,c’estunnoyeurdepierres,etillescacheparcequ’iln’apassulestailler.»

Dèsqu’il avait un jourde liberté– c’est-à-dire cinqou six foispar an– ilemmenait toute la famille déjeuner sur l’herbe, à cinquantemètres dupont duGard.

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Pendantquemagrand-mèrepréparaitlerepas,etquelesenfantspataugeaientdans la rivière, il montait sur les tabliers du monument, prenait des mesures,examinaitdesjoints,relevaitdescoupes,caressaitdespierres.

Après le déjeuner, il s’asseyait dans l’herbe, devant la famille en arc decercle,enfaceduchef-d’œuvremillénaire,etjusqu’ausoir,illeregardait.

C’estpourquoi,trenteansplustard,sesfilsetsesfilles,auseulnomdupontduGard,levaientlesyeuxauciel,etpoussaientdelongsgémissements.

J’aisurmatabledetravailunprécieuxpresse-papiers.C’estuncubeallongé,enfer,percéensoncentred’untrouovale.Surchacunedesfacesextrêmes,unentonnoir assez profond est creusé dans lemétal refoulé.C’est lamassette dugrand-père André, qui frappa pendant cinquante ans la dure tête des ciseauxd’acier.

Cethommehabilen’avaitreçuqu’uneinstructionsommaire.Ilsavaitlireetsigner,maisriendeplus.Ilensouffritsecrètementtoutesavie,finitparcroireque l’instruction était le SouverainBien, et il s’imagina que les gens les plusinstruits étaient ceux qui enseignaient les autres. Il se « saigna » donc « auxquatreveines»,pourétablir ses sixenfantsdans l’enseignement, et c’est ainsique mon père, à vingt ans, sortit de l’École normale d’Aix-en-Provence, etdevintinstituteurpublic.

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2.

Les Écoles normales primaires étaient à cette époque de véritablesséminaires, mais l’étude de la théologie y était remplacée par des coursd’anticléricalisme.

On laissait entendre à ces jeunes gens que l’Église n’avait jamais été riend’autre qu’un instrument d’oppression, et que le but et la tâche des prêtres,c’étaitdenouersurlesyeuxdupeuplelenoirbandeaudel’ignorance,toutenluichantantdesfables,infernalesouparadisiaques.

Lamauvaise foi des« curés» était d’ailleursprouvéepar l’usagedu latin,languemystérieuse,etquiavait,pour lesfidèles ignorants, lavertuperfidedesformulesmagiques.

La Papauté était dignement représentée par les deux Borgia, et les roisn’étaientpasmieuxtraitésquelespapes:cestyranslibidineuxnes’occupaientguèrequedeleursconcubines,quandilsnejouaientpasaubilboquet;pendantce temps, leurs « suppôts » percevaient des impôts écrasants, qui atteignaientjusqu’àdixpourcentdesrevenusdelanation.

C’est-à-direquelescoursd’histoireétaientélégammenttruquésdanslesensdelavéritérépublicaine.

Jen’enfaispasgriefàlaRépublique:touslesmanuelsd’histoiredumonden’ontjamaisétéquedeslivretsdepropagandeauservicedesgouvernements.

Les normaliens frais émoulus étaient donc persuadés que la grandeRévolutionavait étéuneépoque idyllique, l’âged’orde lagénérosité, etde lafraternitépousséejusqu’àlatendresse:ensomme,uneexplosiondebonté.Jenesaispascommentonavaitpuleurexposer–sansattirerleurattention–quecesanges laïques, après vingt mille assassinats suivis de vol, s’étaient entre-guillotinéseux-mêmes.

Ilestvrai,d’autrepart,quelecurédemonvillage,quiétaitfortintelligent,etd’unecharitéque rienne rebutait, considérait laSainte InquisitioncommeunesortedeConseildeFamille:ildisaitquesilesprélatsavaientbrûlétantdejuifsetdesavants,ilsl’avaientfaitleslarmesauxyeux,etpourleurassureruneplaceauParadis.

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Telleestlafaiblessedenotreraison:ellenesertleplussouventqu’àjustifiernoscroyances.

*

Cependant, les études de ces normaliens ne se bornaient pas à

l’anticléricalisme, et à l’histoire laïcisée. Il y avait un troisième ennemi dupeuple,etquin’étaitpointdanslepassé:c’étaitl’Alcool.

De cette époque datent « l’Assommoir », et ces tableaux effrayants quitapissaientlesmursdesclasses.

Onyvoyaitdesfoiesrougeâtresetsiparfaitementméconnaissables,àcausede leurs boursouflures vertes et de leurs étranglements violacés qui leurdonnaient la formed’un topinambour :mais pour éclairer cedésastre, l’artisteavaitpeint,aubeaumilieudutableau,lefoieappétissantduboncitoyen,dontlamasseharmonieuseetlerougetriomphalpermettaientdemesurerlagravitédescatastrophescirconscrites.

Lesnormaliens, poursuivis jusquedans lesdortoirspar cet horribleviscère(sansparlerd’unpancréasenformedevisd’Archimède,etd’uneaorteégayéedehernies),étaientpeuàpeufrappésdeterreur,etlaseulevued’unverredevinleurdonnaitdesfrissonsdedégoût.

Laterrassedescafés,àl’heuredel’apéritif,leurparaissaituneassembléedecandidatsausuicide.Unamidemonpère,ivred’eaufiltrée,enrenversaunjourles tables, comme un Polyeucte laïque qu’il était. Ils pensaient que cesmalheureux verraient bientôt des rats grimper aux murs, ou qu’ilsrencontreraient des girafes sur le cours Mirabeau, et l’on citait le cas d’unvioloniste de grand talent, réduit à jouer de la mandoline à cause d’untremblement spasmodique dû au fait que samoelle épinière trempait dans unbain de vermouth-cassis. Mais ce qu’ils haïssaient le plus farouchement,c’étaient les liqueurs dites « digestives », les Bénédictine et les Chartreuse,« avec privilège du Roy », qui réunissaient, dans une trinité atroce, l’Église,l’AlcooletlaRoyauté.

Au-delàdelaluttecontrecestroisfléaux,leprogrammedeleursétudesétaittrèsvaste,etadmirablementconçupourenfairelesinstructeursdupeuple,qu’ilspouvaientcomprendreàmerveille,carilsétaientpresquetousfilsdepaysansou

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d’ouvriers.Ilsrecevaientuneculturegénérale,sansdoutepluslargequeprofonde,mais

qui était une grande nouveauté ; et comme ils avaient toujours vu leur pèretravailler douze heures par jour, dans le champ, dans la barque ou surl’échafaudage, ils se félicitaient de leur heureux destin, parce qu’ils pouvaientsortir le dimanche, et qu’ils avaient trois fois par an des vacances, qui lesramenaientàlamaison.

Alors le père et le grand-père, et parfoismême les voisins – qui n’avaientjamais étudié qu’avec leursmains – venaient leur poser des questions, et leursoumettre de petites abstractions dont jamais personne au village n’avait putrouverlaclef.Ilsrépondaient,lesanciensécoutaient,gravement,enhochantlatête…C’estpourquoi,pendanttroisannées,ilsdévoraientlasciencecommeunenourritureprécieusedontleursaïeuxavaientétéprivés:c’estpourquoi,pendantlesrécréations,M.leDirecteurfaisaitletourdessallesdeclassepourenchasserquelquestropbonsélèves,etlescondamneràjouerauballon.

Àlafindecesétudes,ilfallaitaffronterlebrevetsupérieur,dontlesrésultatsprouvaientquela«promotion»étaitparvenueàmaturité.

Alors,parunesortededéhiscence,labonnegraineétaitprojetéeauxquatrecoinsdudépartement,pouryluttercontrel’ignorance,glorifierlaRépublique,etgarderlechapeausurlatêteaupassagedesprocessions.

Aprèsquelquesannéesd’apostolatlaïquedanslaneigedeshameauxperdus,le jeune instituteur glissait à mi-pente jusqu’aux villages, où il épousait aupassagel’institutriceoulapostière.Puisiltraversaitplusieursdecesbourgadesdontlesruessontencoreenpente,etchacunedeceshaltesétaitmarquéeparlanaissanced’un enfant.Au troisièmeou auquatrième, il arrivait dans les sous-préfecturesdelaplaine,aprèsquoiilfaisaitenfinsonentréeauchef-lieu,dansune peau devenue trop grande, sous la couronne de ses cheveux blancs. Ilenseignait alors dans une école à huit ou dix classes, et dirigeait le Courssupérieur,parfoisleCourscomplémentaire.

On fêtait un jour, solennellement, ses palmes académiques : trois ans plustard,il«prenaitsaretraite»,c’est-à-direquelerèglementlaluiimposait.Alors,souriantdeplaisir,ildisait:«Jevaisenfinpouvoirplantermeschoux!»

Surquoi,ilsecouchait,etilmourait.J’enaiconnubeaucoup,decesmaîtresd’autrefois.Ils avaient une foi totale dans la beauté de leur mission, une confiance

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radieusedansl’avenirdelaracehumaine.Ilsméprisaientl’argentetleluxe,ilsrefusaientunavancementpour laisser laplaceàunautre,oupourcontinuer latâchecommencéedansunvillagedéshérité.

Untrèsvieilamidemonpère,sortipremierde l’Écolenormale,avaitdûàcetexploitdedébuterdansunquartierdeMarseille:quartierpouilleux,peuplédemisérables où nul n’osait se hasarder la nuit. Il y resta de ses débuts à saretraite,quaranteansdanslamêmeclasse,quaranteanssurlamêmechaise.

Etcommeunsoirmonpèreluidisait:—Tun’asdoncjamaiseud’ambition?—Ohmaissi!dit-il,j’enaieu!Etjecroisquej’aibienréussi!Pensequ’en

vingtans,monprédécesseuravuguillotinersixdesesélèves.Moi,enquaranteans,jen’enaieuquedeux,etungraciédejustesse.Çavalaitlapeinederesterlà.

*

Car le plus remarquable, c’est que ces anticléricaux avaient des âmes de

missionnaires. Pour faire échec à « Monsieur le Curé » (dont la vertu étaitsupposéefeinte),ilsvivaienteux-mêmescommedessaints,etleurmoraleétaitaussi inflexible que celle des premiers puritains. M. l’Inspecteur d’Académieétait leur évêque, M. le Recteur, l’archevêque, et leur pape, c’était M. leMinistre:onneluiécritquesurgrandpapier,avecdesformulesrituelles.

«Commelesprêtres»,disaitmonpère,«noustravaillonspourlaviefuture:maisnous,c’estpourcelledesautres.»

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3.

C’estparcequ’ilétaitsorti,luiaussi,dansunbonrang,queladéhiscencedelapromotionnel’avaitpasprojetétroploindeMarseille,etqu’ilétaittombéàAubagne.

C’était une bourgade de dix mille habitants, nichée sur les coteaux de lavalléedel’Huveaune,ettraverséeparlaroutepoudreusequiallaitdeMarseilleàToulon.

Onycuisaitdestuiles,desbriquesetdescruches,onybourraitdesboudinsetdes andouilles,ony tannait, en sept ansde fosse,des cuirs inusables.Onyfabriquaitaussidessantonscoloriés,quisontlespetitspersonnagesdescrèchesdelaNoël.

Monpère,qui s’appelait Joseph,étaitalorsun jeunehommebrun,de taillemédiocre,sansêtrepetit.Ilavaitunnezassezimportant,maisparfaitementdroit,etfortheureusementraccourciauxdeuxboutsparsamoustacheetseslunettes,dontlesverresovalesétaientcerclésd’unmincefild’acier.Savoixétaitgraveetplaisanteetsescheveux,d’unnoirbleuté,ondulaientnaturellementlesjoursdepluie.

Il rencontra un dimanche une petite couturière brune qui s’appelaitAugustine,etillatrouvasijoliequ’ill’épousaaussitôt.

Jen’ai jamaissucomment ilss’étaientconnus,caronneparlaitpasdeceschoses-lààlamaison.D’autrepart,jeneleuraijamaisriendemandéàcesujet,carjen’imaginaisnileurjeunessenileurenfance.

Ilsétaientmonpèreetmamère,detouteéternité,etpourtoujours.L’âgedemonpère,c’étaitvingt-cinqansdeplusquemoi,etçan’ajamaischangé.L’âged’Augustine,c’étaitlemien,parcequemamère,c’étaitmoi,etjepensais,dansmon enfance, quenous étions nés lemême jour.De sa vie précédente, je saisseulementqu’ellefutéblouieparlarencontredecejeunehommeàl’airsérieux,qui tirait si bien aux boules, et qui gagnait infailliblement cinquante-quatrefrancsparmois.Ellerenonçadoncàcoudrepourlesautres,ets’installadansunappartementd’autantplusagréablequ’iltouchaitàl’école,etqu’onn’enpayaitpasleloyer.

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Danslesmoisquiprécédèrentmanaissance,commeellen’avaitquedix-neufans–etelleleseuttoutesavie–elleconçutdegravesinquiétudes,etdéclaraensanglotantquesonbébénenaîtraitjamais,parcequ’elle«sentaitbienqu’ellenesavaitpaslefaire».

Monpèreessayadelaraisonner.Maisalors,elledisait,furieuse:«Quandjepensequec’esttoiquim’asfaitça!»

Etellefondaitenlarmes.Quandlesurvenantsemitàbouger,elleeutdesaccèsdefourire,entredeux

crisesdesanglots.Effrayéparcecomportementdéraisonnable,monpèreappelaausecourssa

sœur aînée. C’était elle qui l’avait élevé. Elle était (naturellement) directriced’écoleàLaCiotat,etcélibataire.

La grande sœur fut tout à fait ravie, et décida qu’il fallait sur-le-champinstallermamèrechezelle,sur lebordde lamer latine :cequifut fait lesoirmême.

Onm’aditqueJosephenfutcharmé,etqu’ilprofitadesalibertépourconterfleurette à la boulangère, dont ilmit en ordre la comptabilité ; voilà une idéedéplaisante,etquejen’aijamaisacceptée.

Pendantcetemps,lafuturemamansepromenaitlelongdesplages,sousletendre soleil de janvier, en regardant au loin les voiles des pêcheurs, quipartaientà troisheuresverslesoleilcouchant.Puis,prèsdufeuoùsifflotait laflammebleuedessouchesd’olivier,elletricotaitletrousseaudesabondissanteprogéniture,tandisquelatanteMarieourlaitdeslanges,enchantantd’unejolievoixclaire:

Surlebricklégerqueleflotbalance,

Quandlanuitétendsongrandvoilenoir…Elle étaitmaintenant rassurée,d’autantque soncher Josephvenait tous les

samedis,surlabicycletteduboulanger.Ilapportaitdescroquantsauxamandes,destartesàlafrangipane,etunsachetdefarineblanchepourfairedescrêpesoudesbeignets,cequiprouvebienquelaboulangèren’avaitpasàseplaindredelui.

Ces gâteries, ce long repos, et l’air salubre de la douce MéditerranéetransformèrentlajeuneAugustine:elleavaitprisdebellescouleurs,etilparaît

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qu’ellechantaittouslesmatins,dèssonréveil.Tout s’annonçait donc le mieux du monde, lorsque, au petit matin du 28

février,ellefutréveilléeparquelquesdouleurs.ElleappelaaussitôtlatanteMarie,quidécrétaquecen’étaitrien,puisquele

docteuravaitannoncélanaissanced’unefillepourlafindumoisdemars;puis,ellerallumalefeu,pourmettreenrouteunetisane.Maislapatienteaffirmaqueles docteurs n’y comprenaient rien, et qu’elle voulait retourner tout de suite àAubagne.

—Il fautque l’enfantnaisseà lamaison ! Il fautque Josephme tienne lamain!Marie,Marie,partonsvite!Jesuissûrequ’ilveutsortir!

La douce Marie essaya de la calmer, avec du tilleul et des paroles. Lapassoire à lamain, elle déclara que si l’événement se confirmait, elle irait eninformer le poissonnier, qui descendait chaque jour à Aubagne vers les huitheures,etqueJosephviendrait,aussivitequelevent,surlamachineàpédales.

MaisAugustinerepoussalatasseàfleurs,etsetorditlesmainsenpleurantàgrosseslarmes.

Alors, la tanteMarre alla frapper aux volets d’un voisin, qui possédait unboghei et un petit cheval. C’était une époque bénie, où les gens se rendaientservice:iln’yavaitqu’àdemander.

Levoisinattelasoncheval,latanteenveloppaAugustinedansdeschâles,etnousvoilàpartisaupetittrot,tandisquesurlacrêtedescollineslamoitiéd’ungrandsoleilrougenousregardaitàtraverslespins.

Mais en arrivant à laBédoule, qui est tout juste àmi-chemin, les douleursrecommencèrent, et la tante, à son tour, s’affola.Elle serrait dans ses brasmamèreemmitouflée,etluidonnaitdesconseils:

«Augustine»,disait-elle,«retiens-toi»,carelleétaitvierge.MaisAugustine,toutepâle,ouvraitdesyeuxnoirsénormes,ettranspiraiten

gémissant.Heureusement,nousavionsfranchilecoletlaroutedescendaitsurAubagne.

Le voisin desserra son frein, qu’on appelait la mécanique, et fouetta le petitcheval, qui n’eut qu’à se laisser emporter par le poids de l’équipage. Nousarrivâmes tout juste à temps, et Mme Négrel, la sage-femme, vint en hâtedélivrer ma mère, qui avait enfin planté ses ongles dans le bras puissant deJoseph.

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*

Cettehistoiren’estpastrèsétonnante;maisattendezuneminute,carelleva

ledevenir.Au début du XVIIIe siècle, il y avait à Aubagne une très riche et très

ancienne famille de commerçants, qui s’appelaient Barthélémy. Ses méritesétaientsiéclatantsqueleroidevaitunjourl’anoblir.

Or, dans la nuit du19 au20 janvier 1716,MmeBarthélémy, qui était trèsjeune, qui habitait Aubagne, et dont le mari s’appelait Joseph, « ressentit lespremièresdouleurs».Ellemonta«précipitamment»envoiture,pourserendreauprès de samère, dans lamaison familiale, qui était la plus joliemaison deCassis.

Cassisétaitunpetitportdepêche,àune lieuedeLaCiotat,etsur les troisquartsduvoyage,lamêmerouteconduitàAubagne.

MmeBarthélémypassadoncpar lesgorges,puispar le colde laBédoule,gémissantesousdescouvertures…EllearrivaàCassis,«pâméededouleur,etpendantqu’onlamettaitaulit,elledonnalejouràunpetitgarçon».

Cet enfant d’Aubagne devait être l’abbé Barthélémy, auteur illustre duVoyagedujeuneAnacharsisenGrèce,etquifutéluàl’Académiefrançaisele5mars 1789, au vingt-cinquième fauteuil : c’est ce fauteuil même que j’ail’honneurd’occuper,depuisle5marsd’uneautreannée.

Onpourraittirer,decettedoubleanecdote,uneconclusionsingulière:c’estquel’undesmoyensdefaireunjourpartiedel’IllustreCompagnie,c’estd’êtrele filsd’unJoseph,etd’essayerdenaître,parunpetitmatind’hiver,dansunecarrioledoublementgémissante,surlaroutedeLaBédoule.

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4.

Mes souvenirs d’Aubagne sont peu nombreux, parce que je n’y vécus quetroisans.

Je vois d’abord une très haute fontaine, sous les platanes du Cours, justedevantnotremaison.C’estlemonumentquesescompatriotesélevèrentànotreabbéBarthélémy,considérécommeunhommedegauche,àcauseduVoyagedujeuneAnacharsis.Peudepersonnesl’avaient lu,etbeaucoupdisaient,en toutebonnefoi:«LeJeuneAnarchiste.»Jel’ignorais,évidemment,àcetteépoque,mais j’écoutais avec ravissement la petite chanson de la fontaine, qui pépiaitaveclesmoineaux.

Je vois ensuite un plafond qui tombe sur moi à une vitesse vertigineuse,pendant que ma mère, horrifiée, crie : « Henri ! tu es idiot ! Henri, je tedéfends…»

C’est quemon oncleHenri, le frère demamère,me lance en l’air, etmerattrape au vol. Je hurle d’angoisse,mais quandmamèrem’a repris dans sesbras,jecrie:«Encore!encore!»

MononcleHenriavaittrenteans,unejoliebarbebrune,etilétaitmécaniciende machines à vapeur : il travaillait à leur construction dans les Ateliers desForges etChantiers, commeavait fait sonpère, ce grand-pèrematernel que jen’aijamaisconnu.

Celui-là était né àCoutances, vers 1845, et il s’appelaitGuillaumeLansot.Normanddepurerace,ilétaitvenuàMarseilleenfaisantsontourdeFrance.Magrand-mèremarseillaiseluiplut:ilyresta.

À vingt-quatre ans, il avait déjà trois enfants, dontmamère était la petitedernière.

Comme il savait bien sonmétier, et que lamer ne lui faisait pas peur, onl’envoya un jour à Rio de Janeiro, pour dépanner un navire à vapeur dont lamachine ne voulait plus repartir. Il arriva dans ce pays encore sauvage, sansvaccind’aucune sorte. Il vit desgensquimouraient de la fièvre jaune, et toutbêtement,ilfitcommeeux…

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Sesenfantsn’avaientpaseuletempsdeleconnaître,etmagrand-mère,quine futsa femmequependantquatreannées,n’apaspunousdiregrand-chose,sinon qu’il était très grand, qu’il avait des yeux bleu de mer, des dents trèsblanches,qu’ilétaitd’unblondtirantsurlerouxetqu’ilriaitd’unrien,commelesenfants.

Jen’aimêmepassaphotographie.Parfois,lesoir,àlacampagne,aucoindufeu, je l’appelle,mais il ne vient pas. Il doit être encore dans lesAmériques.Alorstoutseul,enregardantdanserlesflammes,jepenseàmongrand-pèredevingt-quatre ans, qui mourut sans lunettes, avec toutes ses dents, sous uneépaisse chevelure dorée, et jem’étonne d’être le si vieux petit-fils d’un grandjeunehommedeCoutances.

Unautresouvenird’Aubagne,c’est lapartiedeboulessous lesplatanesduCours.Monpère,parmid’autresgéants,faisaitdesbondsprodigieux,etlançaitune masse de fer à des distances inimaginables. Parfois, il y avait de grandsapplaudissements, puis les géants finissaient toujours par se disputer, à caused’uneficellequ’ilss’arrachaientdesmains,maisilsnesebattaientjamais.

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5.

D’Aubagne nous passâmes à Saint-Loup, qui était un gros village dans labanlieue deMarseille. En face de l’école, il y avait l’abattoir municipal : cen’était qu’une sorte de hangar, où deux bouchers immenses opéraient toutesportesouvertes.

Pendant quemamère faisait son petitménage, je grimpais sur une chaise,devant la fenêtrede la salleàmanger,et je regardais l’assassinatdesbœufsetdesporcsavecleplusvifintérêt.Jecroisquel’hommeestnaturellementcruel:lesenfantsetlessauvagesenfontlapreuvechaquejour.

Lorsque lemalheureuxbœufrecevait lecoupdemerlinentresescornes,ettombaitsurlesgenoux,j’admiraissimplementlaforceduboucher,etlavictoirede l’homme sur la bête. Lamise àmort des porcsme faisait rire aux larmesparcequ’onlestiraitparlesoreilles,etqu’ilspoussaientdescrisstridents.Maislespectacleleplusintéressant,c’étaitl’assassinatdumouton.

Le boucher lui tranchait élégamment le gosier, tout en continuant uneconversationavecsonassistant,etsansaccorderlamoindreattentionàcequ’ilfaisait.Quandilenavaitégorgétroisouquatre,ilplaçaitlescadavres,lespattesen l’air, sur des sortes de berceaux. Puis, avec un soufflet, il les gonflaitprodigieusement,pourdécollerlapeaudelachair:jecroyaisqu’ilessayaitd’enfairedesballons,et j’espérais lesvoir s’envoler :maismamère,qui survenaittoujoursaumeilleurmoment,mefaisaitdescendredemonobservatoire,ettouten coupant des cubes de viande pour le pot-au-feu familial elleme tenait desproposincompréhensiblessurladouceurdupauvrebœuf,lagentillessedupetitmoutonfrisé,etlaméchancetédeceboucher.

Lorsqu’elle allait aumarché, elle me laissait au passage dans la classe demonpère,quiapprenaità lireàdesgaminsdesixouseptans.Jerestaisassis,biensage,aupremierrangetj’admiraislatoute-puissancepaternelle.Iltenaitàlamainunebaguettedebambou:elleluiservaitàmontrerleslettresetlesmotsqu’ilécrivaitautableaunoir,etquelquefoisàfrappersurlesdoigtsd’uncancreinattentif.

Un beau matin, ma mère me déposa à ma place, et sortit sans mot dire,

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pendantqu’il écrivaitmagnifiquement sur le tableau :«Lamamanapuni sonpetitgarçonquin’étaitpassage.»

Tandisqu’ilarrondissaitunadmirablepointfinal,jecriai:«Non!Cen’estpasvrai!»

Monpèreseretournasoudain,meregardastupéfait,ets’écria:«Qu’est-cequetudis?»

—Mamannem’apaspuni!Tun’aspasbienécrit!Ils’avançaversmoi:—Quit’aditqu’ont’avaitpuni?—C’estécrit.Lasurpriseluicoupalaparoleunmoment.—Voyons,voyons,dit-ilenfin,est-cequetusaislire?—Oui.—Voyons,voyons…répétait-il.Ildirigealapointedubambouversletableaunoir.—Ehbien,lis.Jeluslaphraseàhautevoix.Alors,ilallaprendreunabécédaire,etjelussansdifficultéplusieurspages…Jecroisqu’ileutcejour-làlaplusgrandejoie,laplusgrandefiertédesavie.Lorsquemamèresurvint,ellemetrouvaaumilieudesquatreinstituteurs,qui

avaient renvoyé leurs élèves dans la cour de récréation, et qui m’entendaientdéchiffrer lentement l’histoire du Petit Poucet… Mais au lieu d’admirer cetexploit, elle pâlit, déposa ses paquets par terre, referma le livre, etm’emportadanssesbras,endisant:«MonDieu!monDieu!…»

Surlepasdelaportedelaclasse,ilyavaitlaconcierge,quiétaitunevieillefemmecorse:ellefaisaitdessignesdecroix.J’aisuplustardquec’étaitellequiétaitalléecherchermamère,enl’assurantque«cesmessieurs»allaientmefaire«éclaterlecerveau».

À table,mon père affirma qu’il s’agissait de superstitions ridicules, que jen’avais fourni aucun effort, que j’avais appris à lire comme un perroquetapprend à parler, et qu’il ne s’en étaitmême pas aperçu.Mamère ne fut pasconvaincue,etdetempsàautreelleposaitsamainfraîchesurmonfrontetme

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demandait:«Tun’aspasmalàlatête?»Non,jen’avaispasmalàlatête,maisjusqu’àl’âgedesixans,ilnemefut

plus permis d’entrer dans une classe, ni d’ouvrir un livre, par crainte d’uneexplosioncérébrale.Ellenefutrassuréequedeuxansplustard,àlafindemonpremier trimestre scolaire, quandmon institutrice lui déclara que j’étais douéd’unemémoiresurprenante,maisquemamaturitéd’espritétaitcelled’unenfantauberceau.

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6.

DeSaint-Loup,monpèrefitunbonddecomète:car,franchissantd’unseulcouplesfaubourgs, il futnommé–àsagrandesurprise–instituteur titulaireàl’écoleduChemindesChartreux,laplusgrandeécolecommunaledeMarseille.

Elleétaitgouvernéeparun«directeur sansclasse»,qui étaitune sortedeproviseur. Il pouvait aller voir M. l’Inspecteur d’Académie sans la moindreconvocation,ilétaitmembredujurydubrevetélémentaireetmêmeparfois,dubrevetsupérieur!

D’ailleurs, le concierge avait dit devant moi, à mon père charmé, que lesdouzeinstituteursdesChartreuxétaient«l’élitedesmaîtres»,etqu’auboutdequatre ou cinq ans de service, ceux qui le désiraient étaient immédiatementnommésdirecteurs,etsouventàMarseillemême.

Cette déclaration du concierge de l’école du Chemin-des-Chartreux futsouventcitéedanslafamille,etmamère–quienétaittouteglorieuse–larépétadevantMmeMercier etMlleGuimard, en ajoutant qu’après tout ce conciergeexagéraitpeut-êtreunpeu:maisellen’avaitpasl’airdelecroire.

Elle était toujours pâle et frêle,mais heureuse, entre son Joseph, ses deuxgarçons,etsamachineàcoudretouteneuve.

Cette prodigieuse invention moderne me permettait de l’aider dans sestravaux.

Agenouillé sous la petite table, devant sa robe, je faisais, avecmesmains,oscillerlalargepédalequej’arrêtaisnetaucommandement.

Mon frère Paul était un petit bonhomme de trois ans, la peau blanche, les

jouesrondes,avecdegrandsyeuxd’unbleutrèsclair,etlesbouclesdoréesdenotregrand-père inconnu. Il étaitpensif,nepleurait jamais, et jouait tout seul,sous une table, avec un bouchon ou un bigoudi ; mais sa voracité étaitsurprenante : de temps à autre, il y avait undrameéclair : on le voyait tout àcoup s’avancer, titubant, les bras écartés, la figure violette. Il était en train demourirsuffoqué.

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Mamèreaffoléefrappaitdanssondos,enfonçaitundoigtdanssagorge,oulesecouaitenletenantparlestalons,commefitjadislamèred’Achille.

Alorsdansunrâleaffreux, ilexpulsaitunegrosseolivenoire,unnoyaudepêche,ouunelonguelanièredelard.

Aprèsquoi,ilreprenaitsesjeuxsolitaires,accroupicommeungroscrapaud.Josephétaitdevenumagnifique.Ilavaituncostumeneufbleumarine,digne

del’écoledesChartreux:seslunettes,jadiscercléesdefer,brillaientmaintenantdans unemonture d’or, et leurs verres s’étaient arrondis : enfin, il portait unecravated’artiste,unegansenoireauxdeuxboutspendants.Maiscetteprétentionétait justifiée par le fait qu’il s’était associé à son collègue Arnaud, pourtravaillerlejeudietledimanchematin,àlareproductiondescartesmuralesdegéographie, que les éditions Vidal-Lablache leur payaient jusqu’à cent francsl’une – dans le budget familial, Vidal-Lablache était compté pour vingt-cinqfrancsparmois,etcenomdoubleétaitdeuxfoisbéni.

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7.

J’approchaisdemessixans,etj’allaisàl’écoledanslaclasseenfantinequedirigeaitMlleGuimard.

Mlle Guimard était très grande, avec une jolie petite moustache brune, etquandelleparlait, sonnez remuait :pourtant je la trouvais laide,parcequ’elleétaitjaunecommeunChinois,etqu’elleavaitdegrosyeuxbombés.

Elleapprenaitpatiemmentleurslettresàmespetitscamarades,maisellenes’occupait pas de moi, parce que je lisais couramment, ce qu’elle considéraitcomme une inconvenance préméditée de la part de mon père. En revanche,pendant les leçons de chant, elle disait, devant toute la classe, que je chantaisfaux,etqu’ilvalaitmieuxmetaire,cequejefaisaisvolontiers.

Pendantquelamarmailles’époumonaitàsuivresabaguette,jerestaismuet,paisible, souriant ; les yeux fermés, je me racontais des histoires, et je mepromenaisauborddel’étangduparcBorély,quiestunesortedeparcdeSaint-Cloud,auboutduPradodeMarseille.

Lejeudietledimanche,matanteRose,quiétaitlasœuraînéedemamère,etquiétaitaussijoliequ’elle,venaitdéjeuneràlamaison,etmeconduisaitensuite,aumoyend’untramway,jusqu’enceslieuxenchantés.

On y trouvait des allées ombragées par d’antiques platanes, des bosquetssauvages, des pelouses qui vous invitaient à vous rouler dans l’herbe, desgardiens pour vous le défendre, et des étangs où naviguaient des flottilles decanards.

On y trouvait aussi, à cette époque, un certain nombre de gens quiapprenaientàgouvernerdesbicyclettes:leregardfixe,lesmâchoiresserrées,ilséchappaient soudain au professeur, traversaient l’allée, disparaissaient dans unfourré,etreparaissaient, leurmachineautourducou.Cespectaclenemanquaitpasd’intérêt,etj’enriaisauxlarmes.Maismatantenemelaissaitpaslongtempsdanscettezonedangereuse:ellem’entraînait–latêtetournéeenarrière–versuncointranquille,auborddel’étang.

Nous nous installions sur un banc, toujours lemême, devant unmassif delauriers,entredeuxplatanes;ellesortaituntricotdesonsac,et j’allaisvaquer

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auxtravauxdemonâge.Maprincipaleoccupationétait de lancerdupainauxcanards.Ces stupides

animauxme connaissaient bien. Dès que jemontrais un croûton, leur flottillevenaitversmoi,àforcedepalmes,etjecommençaismadistribution.

Lorsquematantenemeregardaitpas,toutenleurdisant,d’unevoixsuave,desparolesdetendresse,jeleurlançaisaussidespierres,aveclafermeintentiond’entuerun.Cetespoir,toujoursdéçu,faisaitlecharmedecessorties,etdanslegrinçanttramwayduPrado,j’avaisdesfrémissementsd’impatience.

Maisunbeaudimanche, je fuspéniblementsurpris lorsquenous trouvâmesunmonsieurassissurnotrebanc.Safigureétaitvieuxrose;ilavaituneépaissemoustachechâtain,dessourcilsrouxetbienfournis,degrosyeuxbleus,unpeusaillants.Sursestempes,quelquesfilsblancs.Commedeplus,illisaitunjournalsansimages,jeleclassaiaussitôtparmilesvieillards.

Ma tante voulutm’entraîner vers un autre campement ;mais je protestai :c’étaitnôtrebanc,etcemonsieurn’avaitqu’àpartir.

Il futpoli et discret.Sansmotdire, il glissa jusqu’auboutdu siège, et tiraprèsdeluisonchapeaumelon,surlequelétaitposéeunepairedegantsdecuir,signeincontestablederichesse,etd’unebonneéducation.

Matantes’installaàl’autrebout,sortitsontricot,etjecourus,avecmonpetitsacdecroûtons,versleborddel’étang.

Je choisis d’abord une très belle pierre, grande comme une pièce de cinqfrancs, assez plate, etmerveilleusement tranchante. Parmalheur, un gardemeregardait : je la cachai doncdansmapoche, et je commençaimadistribution,avecdesparolessiplaisantesetsiaffectueusesquejefusbientôtenfacedetouteuneescadrerangéeendemi-cercle.

Le garde – un blasé – me parut peu intéressé par ce spectacle : il tournasimplementledos,ets’enallaàpascomptés.Jesortisaussitôtmapierre,etj’euslajoie–unpeuinquiète–d’atteindreenpleinetêtelevieuxpèrecanard.Maisaulieudechavireretdecouleràpic–commejel’espérais–ceduràcuireviradebord,ets’enfuitàtoutespalmes,enpoussantdegrandscrisd’indignation.Àdixmètresdubord,ils’arrêtaetsetournadenouveauversmoi;deboutsurl’eauetbattantdesailes,ilmelançatouteslesinjuresqu’ilsavait,soutenuparlescrisdéchirantsdetoutesafamille.

Legarden’étaitpasbienloin:jecourusmeréfugierauprèsdematante.Ellen’avaitrienvu,ellen’avaitrienentendu,ellenetricotaitpas:ellefaisait

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laconversationaveclemonsieurdubanc.—Oh!lecharmantpetitgarçon!dit-il.Quelâgeas-tu?—Sixans.— Il en paraît sept ! dit lemonsieur. Puis il fit compliment surma bonne

mine,etdéclaraquej’avaisvraimentdetrèsbeauxyeux.Ellesehâtadedirequejen’étaispassonfils,maisceluidesasœur,etelle

ajouta qu’elle n’était pasmariée. Sur quoi l’aimable vieillardme donna deuxsous,pouralleracheterdes«oublies»aumarchandquiétaitauboutdel’allée.

On me laissa beaucoup plus libre que d’ordinaire. J’en profitai pour allerchez les cyclistes. Debout sur un banc – par prudence – j’assistai à quelqueschutesinexplicables.

La plus franchement comique fut celle d’un vieillard d’aumoins quaranteans : en faisant de plaisantes grimaces, il arracha le guidon de lamachine, ets’abattit tout à coup sur le côté, en serrant toujours de toutes ses forces lespoignées de caoutchouc. On le releva, couvert de poussière, ses pantalonsdéchirésauxgenoux,etaussiindignéquelevieuxcanard.J’espéraisunebataillede grandes personnes, lorsque ma tante et le monsieur du banc arrivèrent etm’entraînèrentloindugroupevociférant,carilétaitl’heurederentrer.

Lemonsieurpritletramwayavecnous:ilpayamêmenosplaces,malgrélestrèsvivesprotestationsdematantequienétait,àmongrandétonnement,touterougissante.J’aicompris,beaucoupplustard,qu’elles’étaitconsidéréecommeunevéritablecourtisane,parcequ’unmonsieurencore inconnuavaitpayé troissouspournous.

Nouslequittâmesauterminus,etilnousfitdegrandessalutations,avecsonchapeaumelonàboutdebras.

Enarrivantsurlaportedenotremaison,matantemerecommanda–àvoixbasse–deneparlerjamaisàpersonnedecetterencontre.Ellem’appritquecemonsieurétaitlepropriétaireduparcBorély,quesinousdisionsunseulmotdelui, il lesauraitcertainement,etqu’ilnousdéfendraitd’yretourner.Commejeluidemandaispourquoi,ellemeréponditquec’étaitun«secret».Jefuscharmédeconnaître,sinonunsecret,dumoinssonexistence.Jepromis,etjetinsparole.

Nospromenades auparcdevinrent deplus enplus fréquentes, et l’aimable«propriétaire»nousattendaittoujourssurnotrebanc.Maisilétaitassezdifficiledelereconnaîtredeloin,cariln’avaitjamaislemêmecostume.Tantôtc’étaitunvestonclairavecungiletbleu,tantôtunevestedechassesurungiletdetricot;

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jel’aimêmevuenjaquette.Desoncôté,matanteRoseportaitmaintenantunboadeplumes,etunepetite

toque demousseline sous un oiseau bleu aux ailes ouvertes, qui avait l’air decouversonchignon.

Elleempruntait l’ombrelledemamère,ousesgants,ousonsac.Elle riait,ellerougissait,etelledevenaitdeplusenplusjolie.

Dèsquenousarrivions,le«propriétaire»meconfiaitd’abordaubergerdesânesquejechevauchaispendantdesheures,puisà l’omnibustraînéparquatrechèvres,puisaupatrondutoboggan:jesavaisqueceslargessesneluicoûtaientrien, puisque tout le parc lui appartenait, mais je n’en étais pas moins trèsreconnaissant, et j’étais fier d’avoir un ami si riche, et quime prouvait un siparfaitamour.

Six mois plus tard, en jouant aux cachettes avec mon frère Paul, jem’enfermaidanslebasdubuffet,aprèsavoirrepoussélesassiettes.PendantquePaulmecherchaitdansmachambre,etque je retenaismonsouffle,monpère,mamèreetmatanteentrèrentdanslasalleàmanger.Mamèredisait:

—Toutdemême,trente-septans,c’estbienvieux!—Allonsdonc!ditmonpère,j’auraitrenteansàlafindel’année,etjeme

considère comme un homme encore jeune. Trente-sept ans, c’est la force del’âge!Etpuis,Rosen’apasdix-huitans!

—J’aivingt-sixans,ditlatanteRose.Etpuisilmeplaît.—Qu’est-cequ’ilfait,àlapréfecture?—Ilestsous-chefdebureau.Ilgagnedeuxcentvingtfrancsparmois.—Héhé!ditmonpère.—Etiladepetitesrentesquiluiviennentdesafamille.—Hoho!ditmonpère.—Ilm’aditquenouspouvionscomptersurtroiscentcinquantefrancspar

mois.J’entendisunlongsifflement,puismonpèreajouta:—Ehbien,machèreRose,jevousfélicite!Maisaumoins,est-cequ’ilest

beau?—Ohnon!ditmamère.Ça,pourêtrebeau,iln’estpasbeau.

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Alors,jepoussaibrusquementlaportedubuffet,jesautaisurleplancher,etjecriai:

—Oui!Ilestbeau!Ilestsuperbe!Etjecourusverslacuisine,dontjefermailaporteàclef.C’està lasuitede touscesévénementsque lepropriétairevintun jourà la

maison,accompagnédematanteRose.Ilmontraitunlargesourire,souslesailesd’unchapeaumelon,quiétaitd’un

noirlustré.LatanteRoseétaittouterose,vêtuederosedespiedsàlatête,etsesbeauxyeuxbrillaientderrièreunevoilettebleueaccrochéeaubordd’uncanotier.

Ils revenaient tous deux d’un court voyage, et il y eut de grandesembrassades:oui,lepropriétaire,sousnosyeuxstupéfaits,embrassamamère,puismonpère!

Ensuite, ilmeprit sous les aisselles,me souleva,me regardaun instant, etdit:«Maintenant,jem’appellel’oncleJules,parcequejesuislemaridetanteRose.»

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8.

Le plus étonnant, c’est qu’il ne s’appelait pas Jules. Son véritable prénométait Thomas. Mais ma chère tante ayant entendu dire que les gens de lacampagne appelaient Thomas leur pot de chambre, avait décidé de l’appelerJules, ce qui est encore beaucoup plus usité pour désigner le même objet.L’innocente créature, faute d’avoir fait son service militaire, l’ignorait, etpersonnen’osal’eninformer,mêmepasThomas-Jules,quil’aimaittroppourlacontredire,surtoutquandilavaitraison!

L’oncleJulesétaitnéaumilieudesvignes,dansceRoussillondoréoùtantdegensroulenttantdebarriques.Ilavaitlaissélevignobleàsesfrères,etilétaitdevenul’intellectuelde lafamille,car ilavait faitsondroit :mais ilétait restéfièrement catalan, et sa langue roulait les R comme un ruisseau roule desgraviers.

Je l’imitais, pour faire rire mon frère Paul. Nous pensions en effet quel’accentprovençalétaitleseulaccentfrançaisvéritable,puisquec’étaitceluidenotre père, examinateur au Certificat d’Études, et que les R de l’oncle Julesn’étaientquelesigneextérieurd’uneinfirmitécachée.

Monpèreetluifaisaientunepaired’amis,quoiquel’oncleJules,plusvieuxetplusriche,prîtparfoisdesairsprotecteurs.

Ilprotestaitdetempsàautrecontreladuréeabusivedesvacancesscolaires.—J’admets,disait-il,que lesenfantsaientbesoind’unsi long repos.Mais

pendantcetemps,onpourraitemployerlesinstituteursàautrechose!— Eh oui ! disait ironiquement mon père, ils pourraient aller remplacer,

pendantdeuxmois,lesfonctionnairesdelapréfecture,épuisésparleurslonguessiestes,etmeurtrisparleronddecuir!

Mais ces escarmouches amicales s’arrêtaient là, et jamais on n’abordait legrandsujet,sinonpardesallusionsdiscrètes:l’oncleJulesallaitàlamesse!

Lorsquemonpère apprit – par une confidence de tanteRose àmamère –qu’ilcommuniaitdeuxfoisparmois,ilenfutpositivementconsterné,etdéclaraque « c’était un comble ». Ma mère alors le supplia d’admettre cet état de

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choses,etderenoncer,devantl’oncle,àsonpetitrépertoiredeplaisanteriessurles curés, et en particulier, à une chansonnette qui célébrait les exploitsaéronautiquesduvénérablepèreDupanloup.

—Crois-tuqu’ilsefâcheraitvraiment?—Jesuissûrequ’ilneremettraitpluslespiedscheznous,etqu’ildéfendrait

àmasœurdemefréquenter.Monpèresecouatristementlatête,etsoudain,d’unevoixfurieuse,ils’écria:—Voilà !Voilà l’intolérance de ces fanatiques !Est-ce que je l’empêche,

moi,d’allermangersonDieutous lesdimanches?Est-ceque je tedéfendsdefréquentertasœurparcequ’elleestmariéeàunhommequicroitqueleCréateurdel’Universdescendenpersonne,touslesdimanches,danscentmillegobelets?Eh bien, je veux lui montrer ma largeur d’esprit. Je le ridiculiserai par monlibéralisme.Non, jene luiparleraipasde l’Inquisition,nideCalas,nideJeanHuss, ni de tant d’autres que l’Église envoya au bûcher ; je ne dirai rien despapesBorgia,nide lapapesseJeanne !Etmêmes’il essaiedemeprêcher lesconceptionspuérilesd’unereligionaussienfantinequelescontesdemagrand-mère,jeluirépondraipoliment,etjemecontenteraid’enrigolerdoucementdansmabarbe!

Maisiln’avaitpasdebarbe,etilnerigolaitpasdutout.Cependant, il tintparole,et leuramitiéne futpas troubléepar lesquelques

mots qui leur échappaient de temps à autre, et que leurs femmes vigilantesescamotaient aussitôt par de grands cris de surprise, ou des éclats de rirestridentsdontellesinventaientensuitelemotif.

Mon oncle Jules devint très vite mon grand ami. Il me félicitait souventd’avoir tenu laparoledonnée, etd’avoirgardé le secret, au tempsdes rendez-vousauparcBorély;ildisaitàquivoulaitl’entendre,que«cetenfantferaitungranddiplomate»ouun«officierdepremierordre»(cetteprophétie,quiavaitpourtantunealternative,nes’estpasencoreréalisée). Il tenaitbeaucoupàvoirmesbulletinsscolaires,etmerécompensait(oumeconsolait)pardesjouetsoudessachetsdeberlingots.

Cependant, comme je lui conseillais un jour de faire construire une petitemaisondanssonadmirableparcBorély,avecunbalconpourvoirlescyclistes,ilm’avoua,surlemodebadin,qu’iln’enavaitjamaisétélepropriétaire.

Je fus consterné par la perte instantanée d’un si beau patrimoine, et jeregrettaid’avoirsilongtempsadmiréunimposteur.

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De plus, je découvris ce jour-là que les grandes personnes savaientmentiraussibienquemoi,etilmesemblaquejen’étaisplusensécuritéparmielles.

Maisd’unautrecôté,cette révélation,qui justifiaitmespropresmensongespassés, présents et futurs, m’apporta la paix du cœur, et lorsqu’il étaitindispensable de mentir à mon père, et que ma petite conscience protestaitfaiblement, je luirépondais:«Commel’oncleJules!»;alors, l’œilnaïfet lefrontserein,jementaisadmirablement.

Unbeau jour,nouschangeâmesdemaison,carmonpère jugeaitquenotreappartementétaitdevenutroppetit:ilobtintune«indemnitédelogement»,etnous allâmes habiter, dans la rue Terrusse, un grand rez-de-chaussée, quecomplétaitunsous-sol,éclairé,surlederrière,parunpetitjardin.

Cefutl’unedesgrandesétapesdenotrevie.Mamère,touterouged’orgueil,éblouitlatanteRoseenluimontrantqu’elledisposaitdésormaisdehuitplacardsetpenderies;quantàmoi,je«racontais»cepalaisàl’école,etpourdonneruneidéedesarichesse,j’affirmai,sansmentir,qu’onpouvaityjouerauxcachettes!Untelluxemefitpasmald’envieux:ilyeut,heureusement,desincrédules,quirestèrentmesamis.

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9.

Deuxannéespassèrent:jetriomphaidelarègledetrois,j’appris–avecunejoieinépuisable–l’existencedulacTiticaca,puisLouisXleHutin,hibouchou-genouetcesrèglesdésolantes,quigouvernentlesparticipespassés.

MonfrèrePaul,desoncôté,avait jetésonabécédaire,et ilabordait le soirdanssonlit,laphilosophiedesPiedsNickelés.

Unepetitesœurétaitnée,ettoutjustementpendantquenousétionstouslesdeuxchezmatanteRose,quinousavaitgardésdeuxjours,pourfairesauterlescrêpesdelaChandeleur.

Cette invitation malencontreuse m’empêcha de vérifier pleinementl’hypothèse audacieuse de Mangiapan, qui était mon voisin en classe, et quiprétendaitquelesenfantssortaientdunombrildeleurmère.

Cetteidéem’avaitd’abordparuabsurde:maisunsoir,aprèsunassezlongexamen de mon nombril, je constatai qu’il avait vraiment l’air d’uneboutonnière, avec, au centre, une sorte de petit bouton : j’en conclus qu’undéboutonnageétaitpossible,etqueMangiapanavaitditvrai.

Cependant,jepensaiaussitôtqueleshommesn’ontpasd’enfants:ilsn’ontque des fils et des filles, qui les appellent papa, mais les enfants venaientsûrement de la mère, comme les chiens et les chats. Donc, mon nombril neprouvait rien. Tout au contraire, son existence chez les mâles affaiblissaitgrandementl’autoritédeMangiapan.

Quecroire?Quepenser?En tout cas, puisqu’une petite sœur venait de naître, c’était le moment

d’ouvrirlesyeuxetlesoreilles,etdepercerlegrandsecret.C’esten revenantdechez la tanteRose,commenous traversions laPlaine,

quejefis,danslepassé,uneimportantedécouverte:depuistroismois,mamèreavait changé de forme, et elle marchait le buste penché en arrière comme lefacteur de laNoël.Un soir Paul, avec un air d’inquiétude,m’avait demandé :«Qu’est-cequ’ellea,notreAugustine,soussontablier?»

Jen’avaissuqueluirépondre…

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Nous la retrouvâmes, souriante, mais pâle et sans force, dans le grand lit.Auprèsd’elle,dansunberceau,unepetitecréaturegrimaçantepoussaitdescrisdemirliton:L’hypothèsedeMangiapanmeparutdémontrée,etj’embrassaimamère tendrement en songeant à ses souffrances au moment où il avait falludéboutonnersonnombril.

La petite créature nous parut d’abord étrangère. De plus, notre mère luidonnait le sein, ce qui me choquait beaucoup et qui effrayait Paul. Il disait :«Ellenouslamangequatrefoisparjour.»Maisquandellesemitàtituberetàbégayer, elle nous révéla notre force et notre sagesse, et nous l’adoptâmesdéfinitivement.

*

L’oncle Jules et la tanteRose venaient nous voir le dimanche et j’allais –

avecPaul–déjeunerchezeuxpresquetouslesjeudis.Ilshabitaientunbelappartement,danslaruedesMinimes;ilétaitéclairéau

Gaz,latantefaisaitlacuisineauGaz,etelleavaitunefemmedeménage.JeremarquaiunjouravecsurprisequemachèretanteRosesegonflaitàson

tour,etjeconclusimmédiatementàunprochaindéboutonnage.Ce diagnostic fut bientôt confirmé par une conversation dont je surpris

quelquesbribes,entremamèreetMlleGuimard.Pendant que le boucher découpait un beau bifteck de quatre sous dans la

«piècenoire»,elleditavecinquiétude:—Lesenfantsdevieux,c’esttoujoursdélicat…—Rosen’aquevingt-huitans!protestamamère.— Pour un premier enfant, c’est déjà beaucoup. Et n’oubliez pas que son

marienaquarante!—Trente-neuf,ditmamère.—Vingt-huitettrente-neuffontsoixante-sept!ditMlleGuimard.Etellehochaitlatête,pensiveetmaléfique…Unsoir,monpèrenous annonçaquemamanne rentrerait pas à lamaison,

parce qu’elle était restée auprès de sa sœur « qui n’était pas bien ». Nous

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dînâmes tous les quatre en silence, puis j’aidai mon père à coucher la petitesœur.

Cefutuneopérationdifficile,àcausedupot,deslanges,etdenotrepeurdelacasser.

Toutentirantsurmeschaussettes,jedisàPaul:«LatanteRose,ilssontentraindeladéboutonner.»

IllisaitdanssonlitseschersPiedsNickelés,etilnemeréponditpas.Maisj’avaisrésoludel’initierauxgrandsmystères,etj’insistai:«Est-cequetusaispourquoi?»

Ilnebougeapasdavantage,etjem’aperçusqu’ildormait.Alors, je tiraidoucementson livredesesmains, j’aplatissesgenouxet,du

premiercoup,jesoufflailalampe.Lelendemain,quiétaitunjeudi,monpèrenousdit:— Allez ouste ! Levez-vous : nous allons chez la tante Rose et je vous

prometsunebellesurprise!—Moi,dis-je,tasurprise,jelasaisdéjà…—Hoho!dit-il.Etquesais-tu?—Jeneveuxpasteledire,maisjeteprometsquej’aitoutcompris.Ilmeregardaensouriant,maisiln’insistapas.Nouspartîmestouslesquatrelelongdesrues.Lapetitesœurétaitdrôlement

attifée,dansune robequenousavionsboutonnéepar-devant, etnousn’avionspaspulacoiffer,àcausedeseshurlements.

Unegrandeinquiétudemetourmentait.Nousallionsvoirunenfantdevieux:Mlle Guimard l’avait dit ; mais elle n’avait rien précisé, sauf qu’il auraitsoixante-huitans.J’imaginaiqu’ilseraittoutrabougri,etqu’ilauraitsansdoutedescheveuxblancs,avecunebarbeblanchecommecelledemongrand-père–pluspetiteévidemment,etplusfine–unebarbedebébé.Çaneseraitpasbeau.Mais il allaitpeut-êtreparler toutde suite, etnousdired’où il venait !Ça, ceseraitintéressant.

Jefustoutàfaitdéçu.On nous mena embrasser la tante Rose dans sa chambre. Elle avait l’air

parfaitementreboutonnée,quoiqu’unpeupâle.Mamèreétaitassisesurlebord

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du lit,etentreelles, ilyavaitunbébé,unbébésansbarbenimoustacheet sagrossefigurejouffluedormaitpaisiblement,sousunecrêtedecheveuxblonds.

—Voilàvotrecousin!ditmamèreàvoixbasse.Toutes les deux le regardaient, émues, émerveillées, ravies, avec une

adoration si exagérée, et l’oncle Jules – qui venait d’entrer – était si rougedefierté,quePaul,écœuré,m’entraînadanslasalleàmanger,oùnousdégustâmeslesquatrebananesqu’ilavaitrepéréesaupassagedanslecompotierdecristal.

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10.

Unbeau soir dumoisd’avril, je rentraisde l’école avecmonpère etPaul.C’étaitunmercredi,leplusbeaujourdelasemaine,carnosjoursnesontbeauxqueparleurlendemain.

Tout en marchant le long du trottoir de la rue Tivoli, mon père me dit :—Crapaud,j’auraibesoindetoidemainmatin.

—Pourquoifaire?—Tuleverrasbien.C’estunesurprise.—Moiaussi,tuasbesoindemoi?demandaPaul,inquiet.—Biensûr,ditmonpère.MaisMarcelviendraavecmoi,ettoituresterasà

lamaison,poursurveillerlafemmedeménage,quivabalayerlacave.C’esttrèsimportant.

—Moi, d’habitude, dit Paul, j’ai peur d’aller dans la cave. Mais avec lafemmedeménage,jen’auraipaspeur.

Le lendemain, vers huit heures,monpèrevintme réveiller, en imitant unesonneriedeclairon,puisilrejetamescouverturesaupieddemonlit.

—Ilfautquetusoisprêtdansunedemi-heure.Jevaismeraser.Jefrottaimesyeuxàpoingsfermés,jem’étirai,jemelevai.Paul avait disparu sous sesdraps, il n’en sortait qu’unebouclede cheveux

dorés.

*

Lejeudiétaitunjourdegrandetoilette,etmamèreprenaitceschoses-làtrès

ausérieux.Jecommençaiparm’habillerdespiedsàlatête,puisjefissemblantdeme laver à grande eau : c’est-à-dire quevingt ans avant les bruiteurs de laradiodiffusion,jecomposailasymphoniedesbruitsquisuggèrentunetoilette.

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J’ouvris d’abord le robinet du lavabo, et je le mis adroitement dans unecertaine position qui faisait ronfler les tuyaux : ainsi mes parents seraientinformésdudébutdel’opération.

Pendant que le jet d’eau bouillonnait bruyamment dans la cuvette, jeregardais,àbonnedistance.

Au bout de quatre ou cinqminutes, je tournai brusquement le robinet, quipubliasafermetureenfaisant,d’uncoupdebélier,tremblerlacloison.

J’attendisunmoment,quej’employaiàmecoiffer.Alorsjefissonnersurlecarreaulepetittubdetôleetjerouvrislerobinet–maislentement,àtrèspetitscoups. Il siffla,miaula et reprit le ronflement saccadé. Je le laissai couler unebonneminute,letempsdelireunepagedesPiedsNickelés.Aumomentmêmeoù Croquignol, après un croche-pied à l’agent de police, prenait la fuite au-dessusdelamention«Àsuivre»,jelerefermaibrusquement.

Monsuccèsfutcomplet,carj’obtinsunedoubledétonation,quifitondulerletuyau.

Encoreunchocsurlatôledutubetj’eusterminé,dansledélaiprescrit,unetoiletteplausible,sansavoirtouchéunegoutted’eau.

*

Jetrouvaimonpèreassisdevantlatabledelasalleàmanger.Ilétaitentrain

de compter de l’argent ; en face de lui, ma mère buvait son café. Ses nattesnoires, qui avaient des reflets bleus, pendaient jusqu’à terre derrière sa chaise.Moncaféaulaitétaitservi.Ellemedemanda:—Tut’eslavélespieds?

Comme je savais qu’elle attachait une importance particulière à cetteopération futile, et dont la nécessité me paraissait inexplicable (puisque lespieds,çanesevoitpas),jerépondisavecassurance:—Touslesdeux.

—Tut’escoupélesongles?Ilmesemblaquel’aveud’unoubliconfirmeraitlaréalitédureste.—Non,dis-je,jen’yaipaspensé.Maisjelesaitaillésdimanche.—Bien,dit-elle.Elleparutsatisfaite.Jelefusaussi.

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Pendant que je croquaismes tartines,mon père dit :—Tu ne sais pas oùnousallons?Ehbien,voilà.Tamèreabesoind’unpeudecampagne.J’aidoncloué,demoitiéavecl’oncleJules,unevilladanslacolline,etnousypasseronslesgrandesvacances.

Jefusémerveillé.—Etoùest-elle,cettevilla?—Loindelaville,aumilieudespins.—C’esttrèsloin?— Oh oui, dit ma mère. Il faut prendre le tramway, et marcher ensuite

pendantdesheures.—Alors,c’estsauvage?—Assez,ditmonpère.C’est justeaubordd’undésertdegarrigue,quiva

d’Aubagnejusqu’àAix.Unvraidésert!Paularrivait,piedsnus,poursavoircequisepassaitetildemanda:—Est-ce

qu’ilyadeschameaux?—Non,ditmonpère.Iln’yapasdechameaux.—Etdesrhinocéros?—Jen’enaipasvu.J’allaisposermillequestions,lorsquemamèremedit:—Mange.Etcommej’oubliaismatartine,ellepoussamamainversmabouche.Puis,ellesetournaversPaul:—Toi,vad’abordmettretespantoufles,sinontuvasnousfaireencoreune

angine.Allez,file!Ilfila.Jedemandai:—Alors,tum’emmènesdanslacolline,cematin?— Non ! dit-il. Pas encore ! Cette villa est toute vide, et il va falloir la

meubler.Seulement, lesmeublesneufscoûtent trèscher :alors,nousallonscematinchezlebrocanteurdesQuatre-Chemins.

*

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*

Monpèreavaitunepassion:l’achatdesvieillerieschezlesbrocanteurs.Chaquemois, lorsqu’il revenait de « toucher sonmandat » à la mairie, il

rapportait quelques merveilles : une muselière crevée (0 fr. 50), un compasdiviseurépointé(1fr.50),unarchetdecontrebasse(1fr.),unesciedechirurgien(2 fr.), une longue-vue de marine où l’on voyait tout à l’envers (3 fr.), uncouteauàscalper(2fr.),uncordechasseunpeuovalisé,avecuneembouchurede trombone (3 fr.), sans parler d’objets mystérieux, dont personne n’avaitjamaisputrouverl’usage,etquitraînaientunpeupartoutdanslamaison.

Cesarrivagesmensuelsétaient,pourPauletpourmoi,unevéritablefête.Mamère ne partageait pas notre enthousiasme.Elle regardait, stupéfaite, l’arc desîles Fidji, ou l’altimètre de précision, dont l’aiguille, montée un jour à 4 000mètres (à la suite d’une ascension du mont Blanc, ou d’une chute dans unescalier),n’envoulutjamaisredescendre.

Alors, elle disait avec force : « Surtout, que les enfants ne touchent pas àça!»

Ellecouraità lacuisine,et revenaitavecde l’alcool,de l’eaudeJavel,descristauxdesoude,etellefrottaitlonguementcesépaves.

Ilfautdirequ’àcetteépoquelesmicrobesétaienttoutneufs,puisquelegrandPasteurvenaitàpeinedelesinventer,etellelesimaginaitcommedetrèspetitstigres,prêtsànousdévorerparl’intérieur.

Touten secouant le cordechasse,qu’elle avait remplid’eaude Javel, elledisait,d’unairnavré :—Jemedemande,monpauvreJoseph,ceque tuveuxfairedecettesaleté!

LepauvreJoseph,triomphant,répondaitsimplement:—Troisfrancs!J’aicomprisplustardquecequ’ilachetait,cen’étaitpasl’objet:c’étaitson

prix.—Ehbien,voilàtroisfrancsdegaspillés!—Mais,machérie,situvoulaisfabriquercecordechasse,penseàl’achat

du cuivre, pense à l’outillage spécial qu’il te faudrait, pense aux centainesd’heuresdetravailindispensablespourlamiseenformedececuivre…

Mamère haussait doucement les épaules, et on voyait bien qu’elle n’avaitjamaissongéàfabriquercecordechasse,niaucunautre.

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Alorsmonpère,aveccondescendance,disait:—Tu ne te rends pas compte que cet instrument, peut-être inutile par lui-

même, est une véritablemine !Réfléchis une seconde : je scie le pavillon, etj’obtiens un cornet acoustique, un porte-voix de marine, un entonnoir, unpavillon de phonographe ; le reste du tube, si je l’enroule en spirale, c’est leserpentind’unalambic.Jepuisaussileredresserpourenfaireunesarbacane,ouuneconduited’eau,encuivre,notebien !Si je le scieen tranches fines, tuasvingtdouzainesd’anneauxderideaux ;si je lepercedecentpetits trous,nousavonsuncollieràdouches;sijel’ajusteàlapoireàlavements,c’estunpistoletàbouchon…

Ainsi,devantsesfilsémerveillés,etsachèrefemmenavrée, il transformaitl’instrumentinutileenmilleobjetstoutaussiinutiles,maisplusnombreux.

C’estpourquoimamère,auseulmotde«brocanteur»,avaithoché la têteplusieursfois,avecunpetitaird’inquiétude.

Mais elle ne formula pas sa pensée et me dit seulement : « As-tu unmouchoir?»

Assurément,j’avaisunmouchoir:ilétaittoutpropre,dansmapoche,depuishuitjours.

Pourmoi, qui savais extraire demon nez, avec l’ongle demon index, lesmatériauxsifflantsquigênaientmarespiration,l’usagedumouchoirmesemblaitêtreunesuperstitionparentale.

Ilm’arrivaitparfoisdem’enservir,pour fairebrillermessouliers,oupouressuyermonbancd’écolier;maisl’idéedesoufflerdumucusdanscetteétoffedélicate, et de renfermer le tout dans ma poche, me paraissait absurde etdégoûtante. Cependant, comme les enfants viennent trop tard pour fairel’éducationdesparents,ilfautrespecterleursincurablesmanies,etnejamaisleschagriner.C’estpourquoi,tirantmonmouchoirdemapoche,etcachantdansmamainuneassezbelletached’encre,jel’agitaicommesurunquaidegare,devantmachèremamanrassurée,etjesuivismonpèredanslarue.

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11.

Là,auborddutrottoir,jevisunepetitecharretteàbrasqu’ilavaitempruntéeauvoisin.Engrosseslettresnoires,surlaridelle,onlisait:

BERGOUGNAS

BOISETCHARBONS

Monpèreentradanslesbrancards,àreculons.— J’ai besoin de toi, me dit-il, pour serrer la mécanique quand nous

descendronslarueTivoli.Je regardai au loin cette rue qui montait vers le ciel par une pente de

toboggan.—Maispapa,luidis-je,ellemonte,larueTivoli!—Oui, me dit-il.Maintenant, elle monte.Mais je suis presque sûr qu’au

retour, elle descendra. Et au retour, nous serons chargés. Pour le moment,installe-toisurlecharreton.

Jeprisplaceaubeaumilieuduplateau,pourenassurerl’équilibre.Mamère,derrièrelagrillebombéedelafenêtre,nousregardaitpartir.—Surtout,dit-elle,prenezgardeauxtramways!Sur quoi mon père, pour exprimer sa confiance, poussa un joyeux

hennissement,lançadeuxpetitesruadesetpartitaugalopversl’aventure.

*

Nous nous arrêtâmes au bout du boulevard de la Madeleine, devant une

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boutiquenoirâtre.Ellecommençaitsurletrottoir,quiétaitencombrédemeubleshétéroclites,autourd’unetrèsvieillepompeàincendieàlaquelleétaitaccrochéunviolon.

Lemaîtredececommerceétaittrèsgrand,trèsmaigre,ettrèssale.Ilportaitune barbe grise, et des cheveux de troubadour sortaient d’un grand chapeaud’artiste.Sonairétaitmélancolique,etilfumaitunepipeenterre.

Monpère lui avaitdéjà renduvisiteet avait retenuquelques«meubles» :une commode, deux tables, et plusieurs fagots demorceaux de bois poli qui,selon le brocanteur, devaient permettre de reconstituer six chaises. Il y avaitaussi un petit canapé qui perdait ses entrailles comme un cheval de toréador,troissommierscrevés,despaillassesàmoitiévides,unbahutquin’avaitplussesétagères, une gargoulette qui représentait assez schématiquement un coq etdiversustensilesdeménagequelarouilleappareillait.

Lebrocanteurnousaidaàchargertoutcefournimentsurlacharretteàbras,quiavaitlaissétomberunebéquille,commefontlesânesauprintemps.Letoutfutarriméavecdescordes,qu’unlongusageavaitrenduchevelues.Puis,onfitlescomptes.Aprèsunesortedeméditation,lebrocanteurregardafixementmonpèreetdit:—Çafaitcinquantefrancs!

—Hoho!ditmonpère,c’esttropcher!—C’estcher,maisc’estbeau,ditlebrocanteur.Lacommodeestd’époque!Ilmontraitdudoigtcetteruinevermoulue.—Je lecroisvolontiers,ditmonpère.Elleestcertainementd’uneépoque,

maispasdelanôtre!Lebrocanteurpritunairdégoûtéetdit:—Vousaimeztellementlemoderne?—Mafoi,ditmonpère,jen’achètepasçapourunmusée.C’estpourm’en

servir.Levieillardparutattristéparcetaveu.—Alors,dit-il,çanevousfaitriendepenserquecemeubleapeut-êtrevula

reineMarie-Antoinetteenchemisedenuit?—D’aprèssonétat,ditmonpère,çanem’étonneraitpasqu’ilaitvuleroi

Hérodeencaleçons!—Là,jevousarrête,ditlebrocanteur,etjevaisvousapprendreunechose:

leroiHérodeavaitpeut-êtredescaleçons,maisiln’avaitpasdecommode!Rien

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quedescoffresàclousd’or,etdesespècesdecocottesenbois. Jevous ledisparcequejesuishonnête.

—Jevous remercie, ditmonpère.Et puisquevous êtes honnête, vousmefaitesletoutàtrente-cinqfrancs.

Le brocanteur nous regarda tour à tour, hocha la tête avec un douloureuxsourire,etdéclara:—Cen’estpaspossible,parcequejedoiscinquantefrancsàmonpropriétairequivientencaisseràmidi.

—Alors,ditmonpère indigné,sivous luideviezcent francs,vousoseriezmelesdemander?

—Ilfaudraitbien!Oùvoulez-vousquejelesprenne?Remarquezquesijenedevaisquequarantefrancs,jevousdemanderaisquarante.Sijedevaistrente,çaseraittrente…

—Danscecas,ditmonpère,jeferaismieuxderevenirdemain,quandvousl’aurezpayéetquevousneluidevrezplusrien…

—Ah!maintenant,cen’estpluspossible!s’écrialebrocanteur.Ilestonzeheures juste.Vousêtes tombédanscecoup-là :vousn’avezplus ledroitd’ensortir. D’ailleurs, je reconnais que vous n’avez pas eu de chance de veniraujourd’hui.Mais quoi.À chacun son destin !Vous, vous êtes jeune et frais,vousêtesdroitcommeuni,etvousavezdeuxyeuxsuperbes:tantqu’ilyaurades bossus et des borgnes, vous n’aurez pas le droit de vous plaindre, c’estcinquantefrancs!

—Bien,ditmonpère.Danscecas,nousallonsdéchargercesdébris,etnousironsnousservirailleurs.Petit,détachelescordes!

Lebrocanteurmeretintparlebrasencriant:«Attendez!»Puis il regardamon père avec une tristesse indignée, secoua la tête, etme

dit:«Commeilestviolent!»Ils’avançaverslui,etparlasolennellement:—Surleprix,nediscutonsplus:c’estcinquantefrancs;çam’estimpossible

deleraccourcir.Maisnouspouvonspeut-êtreallongerlamarchandise.Ilentradanssaboutique:monpèremefitunclind’œiltriomphaletnousle

suivîmes.Il y avait des remparts d’armoires, des miroirs lépreux, des casques, des

pendules,desbêtesempaillées.Ilplongeasonbrasdanscefouillis,etenretiradiversobjets.

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—Premièrement, dit-il, puisquevous aimez leModerne, je vousdonne enpluscettetabledenuitentôleémaillée,etcerobinetcol-de-cygne,nickelépargalvanoplastie.Vousnedirezpasquecen’estpasModerne!Deuxièmement,jevous donne ce fusil arabe damasquiné, qui n’est pas un fusil à pierre,mais àcapsule. Admirez la longueur du canon ! On dirait une canne à pêche. Etregardez,ajouta-t-ilàvoixbasse,lesinitiales(enlettresarabes)quisontgravéessurlacrosse!

Il nous montra des signes, qui avaient l’air d’une poignée de virgules, etchuchota:—AetK.Avez-voussaisi?

—Vousallezm’affirmer,ditmonpère,quec’est lepropre fusild’Abdel-Kader?

— Je n’affirme rien, dit le brocanteur avec conviction.Mais on a vu plusfort ! ! À bon entendeur, salut ! Je vous donne en plus ce pare-étincelles encuivre découpé, ce parapluie de berger (qui sera commeneuf si vous changezseulement la toile), ce tam-tam de la Côte-d’Ivoire – qui est une pièce decollection–etceferàrepasserdetailleur.Est-cequeçava?

—C’est honnête, ditmonpère.Mais je voudrais aussi cette vieille cage àpoules.

—Hé hé ! dit le brocanteur, je reconnais qu’elle est vieillemais elle peutserviraussibienqu’uneneuve.Enfin,puisquec’estvous,jevousladonne.

Monpèreluitenditunbilletmauvedecinquantefrancs.Illepritgravement,avecunsalutdelatête.

Enfin, comme nous finissions de glisser notre butin sous les cordes déjàtendues,pendantqu’ilrallumaitsapipe,ildittoutàcoup:—J’aibienenviedevousfairecadeaud’unlitpourlepetit!

Il entra dans sonmagasin, disparut dans la citadelle d’armoires, et reparut,triomphant.Ilportaitàboutdebrasuncadrefaitdequatrevieillessolivessimaljointesqu’aumoindreeffort,cecarrédevenaitlosange.Surl’undecesbois,onavait fixé, avecdes clousde tapissier, un rectanglede toile de jute, auxbordseffilochés,quipendaitcommeledrapeaudelamisère.

—Àlavérité,dit-il,ilmanqueunsecondcadretoutpareilpourformerunXavec celui-ci. Avec quatre bouts de bois, vous en verrez la farce, et le petitdormiracommeunpacha!

Il croisa ses bras sur sa poitrine, pencha doucement la tête sur le côté, etfeignitdes’endormiravecunsourirebéat.

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Nous lui fîmes de grands remerciements ; il en parut touché et, levant samaindroitequinousprésentaunepaumenoirâtre,ils’écria:—Attendez!J’aiencoreunesurprisepourvous!

Et il rentra dans sa boutique en courant.Maismon père qui avait passé labricole, démarra brusquement et descendit à bonne allure le boulevard de laMadeleine, tandis que le généreux vieillard, reparu au bord du trottoir,brandissait à bout de bras un immense drapeau de la Croix-Rouge, que nousjugeâmesinutiled’allerchercher.

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12.

Lorsquemamère,quinousattendaitàlafenêtre,vitarrivercechargement,elledisparutaussitôtpourreparaîtresurleseuil.

—Joseph,dit-elleselonl’usage,tunevaspasrentrertoutescessaletésdanslamaison?

—Cessaletés,ditmonpère,vontêtrelabased’unmobilierrustiquequetune te lasseras pas de regarder. Laisse-nous seulement le temps d’y travailler !Mesplanssontfaits,etjesaisoùjevais.

Mamère secoua la tête et soupira, tandis que le petit Paul accourait pouraideraudéchargement.

Nous transportâmes tout le matériel à la cave, où mon père avait décidéd’installernotreatelier.

Nos travauxcommencèrentpar levol,dont je fuschargé,d’unecuillèreenferbattu,dansuntiroirdelacuisine.

Mamèrelacherchalongtemps,etlaretrouvaplusieursfois.Maisellenelareconnutjamais,carnousl’avionsaplatieàcoupsdemarteaupourenfaireunetruelle.

Aveccetoutil,dignedeRobinsonCrusoé,nousscellâmesdanslemurdelacave, deux bouts de fer, reliés par quatre vis à une flageolante table, dont ilsassurèrentlastabilité,etquifutainsipromueaurangd’établi.

Nous y installâmes un étau criard, apaisé d’une goutte d’huile. Puis, nousfîmesleclassementdel’outillage.Unescie,unmarteau,unepairedetenailles,des clous de tailles différentes, mais également tordus par de précédentesextractions,desvis,untournevis,unrabot,unciseauàbois.

J’admiraicestrésors,cesMachines,quelepetitPauln’osaitpastoucher,carilcroyaità laméchancetéactivedesoutilspointusoutranchants,etfaisaitpeudedifférenceentreune scie etuncrocodile.Cependant il compritbienquedegrandes choses se préparaient ; il partit soudain en courant, et nous rapporta,avecunbeausourire,deuxboutsdeficelle,depetitsciseauxencelluloïdetunécrouqu’ilavaittrouvédanslarue.

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Nousaccueillîmes ce complémentd’outillage avecdes crisd’enthousiasmeetdereconnaissance,tandisquePaulrougissaitdefierté.

Monpèrel’installasuruntabouretdebois,etluirecommandaden’enjamaisdescendre.

—Tuvasnousêtre trèsutile, luidit-il,parceque lesoutilsontunegrandemalice:dèsqu’onenchercheun,illecomprend,etilsecache…

—Parcequ’ilsontpeurdescoupsdemarteau!ditPaul.—Naturellement,ditmonpère.Alors,toi,surcetabouret,surveille-lesbien:

çanousferagagnerbeaucoupdetemps.

*

Chaquesoir,àsixheures, jesortaisdel’écoleaveclui ;nousrentrionsàla

maisonenparlantdenostravauxetnousachetionsenchemindepetiteschosesoubliées:delacolledemenuisier,desvis,unpotdepeinture,unerâpeàbois.Nousnousarrêtionssouventchezlebrocanteur,devenunotreami.Là,j’entraisen pleine féerie, car j’avais maintenant la permission de fouiller partout. Il yavait tout, dans cette boutique ; pourtant, on n’y trouvait jamais ce que l’oncherchait…Venuspouracheterunbalai,nousrepartionsavecuncornetàpiston,ouunesagaie,celle-làmême–auxdiresdenotreami–quiavait tuéleprinceBonaparte. Dès notre arrivée à la maison, mamère, selon le rite établi, nousdépouillait de ce butin, me lavait les mains en grande hâte, et brossait nostrophées à l’eau de Javel. Après cette toilette médicale, je plongeais dansl’escalier de la cave, et je trouvais mon père, en compagnie de Paul, dans«l’atelier».

Ilétaitéclairéparunelampeàpétrole:elleétaitencuivreunpeucabossé,etportaitunbecMatador,c’est-à-direquelamèchecirculairesortaitd’untubedecuivre, etmontait sous un petit champignon demétal qui forçait la flamme às’épanouir en corolle. Cette corolle était assez large et, pour la contenir, le« verre » que lesAnglais appellent excellemment « la cheminée », avait à sabaseunrenflementduplusbeleffet:monpèreconsidéraitcettelampecommelederniermotde la technique, et il est vrai qu’elledonnait unevive lumière, enmêmetempsqu’uneviolenteodeurmoderne.

Nous commençâmes par l’assemblage des chaises. C’était un puzzle, et

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d’autantplusdifficileàrésoudrequelesbarreauxn’entraientpasdanslestrousdesmontantsetqu’ilsn’étaientpastousdelamêmelongueur.

Nousallâmesrevendiquerchezl’antiquaire,quifeignitd’aborddes’étonner,puisnousdonnaunebottedebarreaux.Iltintàl’assortird’unpetitcadeau,souslaformed’unepaired’étriersmexicains.

Àgrandrenfortdecolleforte,dontjefaisaisfondrelesgalettesdansdel’eautiède,lessixchaisesfurentreconstituées,puisvernies.Avecdelaficelleépaisse,mamèretissalessièges.Parunraffinementimprévu,unetriplecordeletterougeencernaitlebord.

Mon père les ayant rangées autour de la table de la salle à manger, lescontemplalonguement;puisildéclaraquecesmeubles,ainsiattifés,valaientaumoinscinqfoisleprixqu’illesavaitpayés,etnousfitadmirer,unefoisdeplus,lesprodigieuses«affaires»qu’ilsavaitdécouvrirchezlesbrocanteurs.

Ce fut ensuite le tour de la commode, dont les tiroirs étaient si fortementcoincésqu’ilfallutdémontertoutlemeuble,etuserlonguementdurabot.

Cestravauxquinedurèrentpasplusdetroismois,occupentcependantdansmamémoire,uneplaceconsidérable,carc’estàlalumièredubecMatadorquej’aidécouvert l’intelligencedemesmains,et laprodigieuseefficacitédesplussimplesoutils.

*

Unbeaujeudimatin,nouspûmesinstallerlelongducorridordel’immeuble,

le mobilier des grandes vacances. L’oncle Jules avait été convoqué, à titred’admirateurprobable,etnotreamilebrocanteurétaitvenuenexpert.

L’oncle admira, le brocanteur expertisa. Il loua les tenons, il approuva lesmortaises,ettrouvalescollagesparfaits.Puiscommel’ensembleneressemblaitàrien,ildéclaraquec’étaitdu«rustiqueprovençal»,cequifutdoctoralementapprouvéparl’oncleJules.

Mamèreétaitémerveilléeparlabeautédecesmeubles,etselonlaprophétiedemon père, elle ne pouvait se lasser de les regarder. Elle admira surtout unpetitguéridon,revêtuparmessoinsdetroiscouchesde«vernisacajou».Ilétaitvraiment beau à voir, mais il valait mieux le regarder que le toucher, car en

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posant lesmains à plat sur la tablette, on pouvait le soulever et le transporterailleurs, comme font lesmédiums. Jecroisque tout lemonde s’aperçutdecetinconvénient,mais personne n’en dit un seulmot qui eût gâté le triomphe denotreexposition.

J’eusd’ailleursleplaisirdeconstaterplustardqu’unepetiteerreurpeutavoirdegrandsavantages,carceguéridon,placédansuncoinbienéclairé,commeunmeubledeprix,attrapatantdemouchesqu’ilassuralesilenceetl’hygiènedelasalleàmangerdesvacances,toutaumoinspendantlapremièreannée.

Enfin,aumomentdepartir,legénéreuxexpertouvritunevieillevalisequ’ilavaitapportée.Ilentiraunegigantesquepipe,dontlefourneau,sculptédansuneracine, était aussi gros que ma tête, et il l’offrit à mon père « à titre decuriosité ». Puis, il fit présent àmamère d’un collier de coquillages qu’avaitportélareineRanavaloet,s’excusantden’avoirpasprévulaprésencedel’oncleJules–«quineperdraitrienpourattendre»–ilpritcongéavecdesfaçonsdegrandseigneur.

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13.

Lapremièrequinzainedejuilletfutbienlongue.Lesmeublesattendaientdanslecouloir,etnousattendionsàl’école,oùnous

nefaisionspasgrand-chose.Lesmaîtresnouslisaientdescontesd’Andersenoud’AlphonseDaudet,puis

nousallionsjouerdanslacourpendantlaplusgrandepartiedelajournée.Maisnouspoursuivionssansconvictionces jeuxd’écoliers, toutàcouprapetissésetdésenchantés par l’approche, lente mais sûre, des jeux éternels des grandesvacances.

Je me répétais sans cesse quelques mots magiques : la « villa », les«pinèdes»,les«collines»,les«cigales».Ilyenavaitbienquelques-unesauboutdesplatanesscolaires.Maisjen’enavaisjamaisvudeprès,tandisquemonpèrem’enavaitpromisdesmilliers,etpresque toujoursàportéede lamain…C’estpourquoi, écoutant leschanteuseségaréesquinousnarguaient, invisiblesdansleshautsfeuillages,jepensais–sanslamoindrepoésie–«Toi,mavieille,quandnousseronsdanslescollines,jetemettrailapailleaucul!»Telleestlagentillessedes«petitsanges»dehuitans.

Un soir, l’oncle Jules et la tanteRosevinrentdîner à lamaison.Ce fut undîner-conférence, pour la préparation du grand départ, qui devait avoir lieu lelendemain.

L’oncle Jules, qui se flattait d’être un organisateur, déclara d’abord qu’àcause de l’état des chemins, il n’était pas possible de louer une voitureimportante, qui aurait d’ailleurs coûté une fortune, – peut-être même vingtfrancs!

Il avait donc loué deux voitures : un petit camion de déménagement, quitransporteraitsespropresmeubles,ainsiquesafemme,sonfilsetlui-même,auprixdeseptfrancscinquante.

Cette somme comprenait la puissance d’un déménageur qui serait à notreservicetoutelajournée.

Pournous,ilavaittrouvéunpaysan,quis’appelaitFrançois,etdontlaferme

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étaitàquelquescentainesdemètresdelavilla.CeFrançoisvenaitdeuxfoisparsemaine vendre ses fruits au marché de Marseille. En remontant chez lui, iltransporterait notre mobilier au prix raisonnable de quatre francs. Cetarrangementenchantamonpère,maisPauldemanda:

—Etnous,nousmonteronssurlacharrette?—Vous,ditl’Organisateur,vousprendrezletramwayjusqu’àlaBarasse,et

de là, vous rejoindrez votre paysan pedibus cum jambis.Augustine aura unepetiteplacesurlechariot,etlestroishommessuivrontàpied,aveclepaysan.

Les trois hommes acceptèrent cette idée avec joie, et la conversation, quidurajusqu’àonzeheures,devintabsolumentféerique,carl’oncleJulesparladechasse,puismonpèreparladesinsectes,sibienquejusqu’àmonréveil,jetiraidescoupsdefusilsurdesmille-pattes,dessauterellesetdesscorpions.

Le lendemainmatin, dès huit heures, nous étions prêts, et déjà revêtus ducostumedesvacances :culottesde toileécrue,etchemisesàmanchescourtes,blanches,maisornéesdecravatesbleues.

Cesvêtementsétaientl’ouvragedemamère:onavaitachetédansungrandmagasinnoscasquettesàlonguevisière,etnosespadrillesàsemellesdecorde.

Monpèreportaitunvestonàmartingale,avecdeuxgrandespochesplaquées,etunecasquettebleumarine, tandisquemamèreétait jeuneetbelledansunerobeblancheàpetitesfleursrouges,qu’elleavaitmerveilleusementréussie.

Quantàlapetitesœur,quiouvraitdegrandsyeuxnoirssousunbonnetbleu,elle paraissait inquiète parcequ’elle avait compris (comme font les chats) quenousallionsquitterlamaison.

Lepaysannousavaitprévenus:l’heuredenotredépartnedépendaitpointdesonzèle,maisdelavitessed’écoulementdesesabricots.

Ellenefutpastrèsrapidecejour-là,caràmidiiln’étaitpasencorearrivé.Nousdéjeunâmesdonc,danslamaisondéjàmorte,desaucissonetdeviande

froide, et nous courions sans cesse à la fenêtre, pour guetter l’arrivée dumessagerdesvacances.

Ilparutenfin.

*

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C’était une charrette bleue, d’un bleu délavé, qui laissait transparaître les

fibresdubois.Les roues très hautes avaient un jeu latéral considérable : quand elles

arrivaientàboutdejeu,c’est-à-direàchaquetour,ilyavaitunchoctintant.Lescerclesdefertressautaientsurlespavés,lesbrancardsgémissaient,lessabotsdumulet faisaient sauter des étincelles… C’était le chariot de l’aventure et del’espoir…

Lepaysanqui leconduisaitn’avaitnivesteniblouse,maisungilet tricoté,d’unelaineépaisse,feutréeparlacrasse.Surlatête,unecasquetteinforme,àlavisière ramollie.Cependant, de belles dents blanches brillaient dans un visaged’empereurromain.

Ilparlaitprovençal,ilriaitetfaisaitclaquerunelonguelanièreauboutd’unmanchedejonctressé.

Aidé de mon père, et grandement gêné par les efforts du petit Paul (quis’accrochait aux plus gros meubles en prétendant les transporter), le paysanchargea la charrette, c’est-à-direqu’il y entassa lemobilier enpyramide. Il enassuraensuitel’équilibreparuntreillisdecordes,cordelettesetficelles,et jetasurletoutunebâchetrouée.

Alors,ils’écria,enprovençal:—Cettefois-ci,nousysommes!etilallaprendrelabridedumulet,qu’ilfit

démarreraumoyendeplusieurs injuresblessantes, accompagnéesdeviolentessaccadessurlemorsdupeusensibleanimal.

Nous suivîmes nos biens meubles, comme un char funéraire, jusqu’auboulevardMérentié. Là, nous quittâmes le paysan, et nous allâmes prendre letramway.

Dans un brillant tintamarre de ferrailles, au tremblement cliquetant de sesvitres, et avec de longs cris aigus dans les courbes, le prodigieux véhicules’élançaversl’avenir.

Commenousn’avionspu trouveruneplace sur lesbanquettes,nousétionsdebout – ô merveille ! – sur la plate-forme avant. Je voyais le dos du«wattman»,qui,sesmainsposéessurdeuxmanivelles,lançaitetrefrénaittouràtourlesélansdumonstre,avecunetranquillitésouveraine.Jefusséduitparcepersonnage tout-puissant, auquel s’ajoutait un grand mystère, car une plaqueémaillée défendait à quiconque de lui parler, à cause de tous les secrets qu’il

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savait.Lentement, patiemment, en utilisant les cahots et les coups de frein, jeme

glissaientremesvoisins,et j’arrivaienfinprèsde lui,abandonnantPaulà sontristesort :coincéentre leshautes jambesdedeuxgendarmes, lescahotsde lavoiture le lançaient, le nez en avant, sur les fesses d’une dame énorme, quioscillaitdangereusement.

Alors,lesrailsluisantss’avancèrentvertigineusementversmoi,leventdelavitessesoulevalavisièredemacasquette,etbourdonnadanslepavillondemesoreilles:nousdépassâmesendeuxsecondesunchevallancéaugalop.

Je n’ai jamais retrouvé sur les machines les plus modernes, cet orgueiltriomphald’êtreunpetitd’homme,vainqueurdel’espaceetdutemps.

Maiscebolidedeferetd’acier,quinousrapprochaitdescollines,nenousyconduisait pas : il fallut lequitter dans l’extrêmebanlieuedeMarseille, enunlieunommélaBarasse,etilcontinuasacoursefolleversAubagne.

Monpèrequiavaitdépliéunplan,nousguida jusqu’à l’embouchured’unepetite route poudreuse, qui fuyait la ville entre deuxbistros : nousy entrâmesd’unbonpas,derrièrenotreJosephquiportaitlapetitesœursursoncou.

IlétaitbienjolicechemindeProvence.Ilsepromenaitentredeuxmuraillesde pierres cuites par le soleil, au bord desquelles se penchaient vers nous delargesfeuillesdefiguier,desbuissonsdeclématites,etdesolivierscentenaires.Aupieddesmurs,unebordured’herbesfollesetderonces,prouvaitquelezèleducantonnierétaitmoinslargequelechemin.

J’entendaischanterlescigales,etsurlemurcouleurdemiel,deslarmeusesimmobiles,laboucheouverte,buvaientlesoleil.C’étaientdepetitslézardsgris,quiavaientlebrillantdelaplombagine.Paulleurfitaussitôtlachasse,maisilnerapporta que des queues frétillantes. Notre père nous expliqua que cescharmantesbestioleslesabandonnentvolontiers,commecesvoleursquilaissentleurvestonentrelesmainsdelapolice.D’ailleurs,ellessefontuneautrequeueenquelquesjours,envued’unenouvellefuite…

Au bout d’une petite heure demarche, notre chemin en coupa un autre, àtraversunesortedeplaceronde,parfaitementvide:maisdanslecreuxdel’undesquartsdecercle,ilyavaitunbancdepierre.Mamèreyfutinstalléeetmonpèredépliasonplan:

—Voilà,dit-il,l’endroitoùnousavonsquittéletramway.Voilàl’endroitoùnous sommesencemoment, etvoilà le carrefourdesQuatre-Saisonsoùnotre

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déménageurnousattend,àmoinsquenousnesoyonsobligésdel’attendre.Je regardai avec étonnement le trait double qui figurait notre chemin : il

faisaitundétourimmense.—Lescantonnierssontfous,dis-je,d’avoirfaitunerouteaussitordue!—Ce ne sont pas les cantonniers qui sont fous, ditmon père, c’est notre

sociétéquiestabsurde.—Pourquoi?demandamamère.—Parcequecetimmensedétournousestimposéparquatreoucinqgrandes

propriétés,quelecheminn’aputraverser,etquis’étendentderrièrecesmurs…Voici,dit-il,enmontrantunpointsurlacarte,notrevilla…Àvold’oiseau,elleest à quatre kilomètres de la Barasse… Mais à cause de quelques grandspropriétaires,ilvafalloirenfaireneuf.

—C’estbeaucouppourlesenfants,ditmamère.Maismoijepensaisquec’étaitbeaucouppourelle.C’estpourquoi, lorsque

monpèrese levapourrepartir, jedemandaiencorequelquesminutesdegrâce,enprétextantunedouleurdanslacheville.

Nous marchâmes encore une heure, le long des murs entre lesquels nousétionsforcésderoulercommelesbillesdesjeuxdepatience…

Paulallaitrecommencerlachasseauxqueuesdeslarmeuses,maismamèrel’en dissuada, par quelques paroles pathétiques qui lui mirent les larmes auxyeux : il remplaçadoncce jeu cruelpar la capturedepetites sauterelles, qu’ilécrasaitentredeuxpierres.

Cependant,monpèreexpliquaitàmamèreque,danslasociétéfuture, tousles châteaux seraient des hôpitaux, tous les murs seraient abattus, et tous lescheminstracésaucordeau.

—Alors,dit-elle,tuveuxrecommencerlarévolution?—Cen’estpasunerévolutionqu’ilfautfaire.Révolution,c’estunmotmal

choisi,parcequeçaveutdireuntourcomplet.Parconséquent,ceuxquisontenhautdescendentjusqu’enbas,maisensuiteilsremontentàleurplaceprimitive…ettoutrecommence.Cesmursinjustesn’ontpasétéfaitssousl’AncienRégime:nonseulementnotreRépubliquelestolère,maisc’estellequilesaconstruits!

J’adoraiscesconférencespolitico-socialesdemonpère,que j’interprétaisàma façon, et jeme demandais pourquoi le président de la République n’avaitjamaispenséà l’appeler, toutaumoinspendant lesvacances,car il eût fait en

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troissemaineslebonheurdel’humanité.Notrechemindébouchatoutàcoupsuruneroutebeaucouppluslarge,mais

quin’étaitpasmieuxentretenue.—Noussommespresqueaurendez-vous,ditmonpère.Cesplatanesquetu

vois là-bas, ce sont ceux des Quatre-Saisons ! Et regardez ! dit-il soudain enmontrantl’herbeépaissequihabillaitlepieddumur,voilàunebellepromesse!

Dansl’herbe,s’allongeaientd’immensesbarresdefer,toutesrouillées.—Qu’est-cequec’est?demandai-je.—Desrails!ditmonpère.Lesrailsdelanouvellelignedetramway!Ilne

resteplusqu’àlesmettreenplace!Ily enavait tout le longde la route ;mais lavégétationqui les recouvrait

prouvait que les constructeurs de la ligne ne voyaient pas l’urgence de soninstallation.

Nous arrivâmes devant le bar rustique des Quatre-Saisons. C’était, à labifurcation de la route, une petite maison cachée sous deux grands platanes,derrièreunehautefontainederocaillemoussue.Uneeaubrillante,quisortaitdequatretubescoudés,murmuraitàl’ombreunechansonfraîche.

Ildevaitfairebon,souslesarceauxdesesplatanes,devantlespetitestablesvertes:maisnousn’entrâmespasdanscet«assommoir»,dontlecharmefaisaitjustementledanger.

*

Nousallâmesdoncnousasseoirsurleparapetquibordaitlaroute;mamère

ouvritlepaquetdugoûter,etnouscommençâmesàdévorerlepaincraquantetdoréd’autrefois,letendresaucissonmarbrédeblanc(oùjecherchaisd’abordlegrain de poivre, comme la fève du gâteau des Rois), et l’orange longtempsbercéesurlesbalancellesespagnoles.

Cependant,mamèredisait,soucieuse:—Joseph,c’estbienloin!—Et nous n’y sommes pas encore ! dit joyeusementmon père… Il nous

resteaumoinsuneheuredemarche!

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—Aujourd’hui,nousn’avonspasdepaquets,maisquand il faudramonterdesprovisions…

—Onlesmontera,ditmonpère.—Maman,noussommestroishommes,ditPaul.Toi,tuneporterasrien.—Biensûr!ditmonpère.Ceseraunepromenadeunpeulonguemaistout

demêmeunepromenadehygiénique!Deplus,nousnepourronsvenirquepourlaNoël,Pâquesetlesgrandesvacances:entouttroisfoisparan!Etpuis,nouspartironslematindebonneheure,etnousdéjeuneronssurl’herbe,àmi-chemin.Puisnousnousarrêteronsencoreunefois,pourgoûter.Etensuite,tuasvucesrails.JevaisenparleraufrèredeMichel,quiestjournaliste:ilestinadmissiblequ’on les laisse se rouiller si longtemps. Je te parie qu’avant six mois, letramwaynousdéposeraàLaCroix,c’est-à-direà sixcentsmètresd’ici : ilneresterapasuneheuredemarche.

À cesmots, je vis jaillir les rails de l’herbe, et s’encastrer dans les pavés,tandisques’annonçaitauloinlesourdgrondementd’untramway…

*

Toutefois,levantlatête,cen’estpaslapuissantemachinequejevisarriver,

maislabranlantepyramidedenotredéménagement.Paulpoussauncridejoieetcourutàlarencontredumulet:lepaysanleprit

parleshanchesetlemitàcalifourchonsurl’encoluredel’animal…C’estainsiqu’ilvintànotrehauteur:cramponnéaucollier,ivredefiertéetdepeur,ilavaitunpetitsourire,àmi-cheminentrelajoieetlapanique.Cependant,unehonteusejalousiemedévorait.

La charrette s’arrêta, et le paysan nous dit : «Maintenant, on va installerMadame.»

Ilpliaenquatreunsac,qu’ilétalasurleplateauduvéhicule,àlanaissancedubrancard ;monpèreyposamamère, les jambespendantes,plaçadans sesbraslapetitesœur,dontlaboucheétaitentouréepardesfestonsdechocolat,etsemitenmarcheauprèsd’elles,tandisque,grimpésurleparapet,jesuivaisendansantl’équipage.

Paul, non seulement rassuré, mais triomphal, se balançait gracieusement

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d’avantenarrière,aurythmedespasdumulet,etjecontenaisdifficilementuneenviebrûlantedesauterencroupederrièrelui.

L’horizon devant nous était caché par les hautes futaies couronnées defeuillagesquibordaientleslacetsduchemin.

Maisaprèsvingtminutesdemarche,nousdécouvrîmestoutàcoupunpetitvillage,plantéenhautd’unecolline,entredeuxvallons:lepaysageétaitfermé,àdroiteetàgauche,pardeuxà-picsderoches,quelesProvençauxappellentdes«barres».

—VoilàlevillagedeLaTreille!ditmonpère.Nousétionsaupiedd’unemontéeabrupte.—Ici,ditlepaysan,ilfaudraitqueMadamedescende,etquenouspoussions

unpeulacharrette.Lemulet,delui-même,s’étaitarrêté,etmamèresautasurlesolpoudreux.LepaysandétrônaPaul,puissousleventreduchariot,ilouvritunesortede

tiroir,etensortitdeuxgroscoinsdebois.Ilentenditunàmamèresurprise.—C’est des cales, dit-il.Quand je vous le dirai, vous poserez celle-là par

terre,derrièrelarouedececôté.Elleparutheureusedecollaboreràuneentreprised’hommes,etpritlagrosse

caledanssespetitesmains.—Etmoi,ditPaul,jemettrail’autre!Saproposition fut acceptée, et je fusprofondémentvexéparcettenouvelle

violationdudroitd’aînesse.Maisj’eusunerevancheéclatante,carlepaysanmetenditsonfouet,untrèsgrosfouetderoulieretdit:

—Toi,tufrapperaslemulet.—Surlesfesses?—Departout,etaveclemanche!Puisilcrachadanssesmains,rentralatêtedanssesépaules,etlesdeuxbras

en avant, il s’arc-bouta contre l’arrière du chariot : son corps était presquehorizontal.Monpèrepritde lui-même lamêmeposture.Alors lepaysanhurlaquelquesinjuresgravesàl’adressedumulet,puismecria:«Pico!pico!»etilpoussa de toutes ses forces. Je frappai la bête, non pas méchamment, maiscomme pour lui donner le signal de l’effort : tout l’équipage s’ébranla, etparcourutunetrentainedemètres;alorslepaysan,sansleverlatête,entredeux

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halètements,cria:—Lacale!lacale!Mamère,quisuivaitlaroue,posaprestementlecoindeboissouslajantede

fer ; Paul l’imita, avec une aisance remarquable, et le véhicule s’immobilisa,pourunreposdecinqminutes.Lepaysanlemitàprofitpourmedirequ’ilfallaitfrapperbeaucoupplusfort,etdepréférencesousleventre;Paulhurla:

—Non!non!Jeneveuxpas!Etcommemonpèreallait s’attendrirsur labontédupetitbonhomme,Paul

montradudoigtlepaysansurprisetcria:—Ilfautluicreverlesyeux!—Hoho!ditFrançoisindigné,mecreverlesyeux,àmoi?Qu’est-ceque

c’estquecesauvage?Jecroisqu’ilvaudraitmieuxl’enfermerdansletiroir!Ilfitminedel’ouvrir:Paulcouruts’agripperauxpantalonspaternels.—Voilàcequec’est,ditgravementmonpère,devouloircreverlesyeuxaux

gens:onfinitparsefaireenfermerdanslestiroirs.—Cen’estpasvrai!hurlaPaul,etmoijeneveuxpas!—Monsieur,ditmamère,nouspourrionspeut-êtreattendreunpeu:jecrois

qu’iladitçapourrire!—Mêmepourrire,ditFrançois,cen’estpasdeschosesàdire!Mecrever

les yeux !Et juste le jour que jeme suis acheté une paire de lunettes pour lesoleil!

Il sortit en effet de sa poche un pince-nez à verres noirs qu’un camelotvendaitquatresousaumarché.

—Tupourraslesmettrequandmême,ditPaul,deloin.—Mais,malheureux,ditlepaysan,quandonalesyeuxcrevés,sienpluson

metdeslunettesnoires,alorsonn’yvoitplusdutout!Enfin,pourcettefois,jenedisplusrien…Allons-y!

Chacunrepritsaplace.Jefrappailemuletsousleventre,pastropfort,maisenhurlantdesordresdanssesoreilles,tandisquelepaysanl’appelait:«carcan,carogne»,etl’accusaitdesenourrird’excréments.

Parunsuprêmeeffort,nousatteignîmeslevillage,ouplutôtlehameau,dontles tuiles rougeâtres étaient d’une longueur antique. De très petites fenêtresperçaientlesmursépais.

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Ilyavaitàgaucheuneesplanadebordéedeplatanesetsoutenueparunmurpenchéenarrière,quiavaitbiendixmètresdehaut.Àdroite,c’était la rue.Jedirais : la rue principale, s’il y en avait eu une autre.Mais on n’y rencontraitqu’une petite traverse, qui n’avait que dixmètres de long et qui avait encoretrouvélemoyendefaireuncrochetàdeuxanglesdroits,pouratteindrelaplaceduvillage.Pluspetitequ’unecourd’école,laplacetteétaitombragéeparuntrèsvieuxmûrier,autronccreusédeprofondescrevasses,etdeuxacacias:partisàlarencontredusoleil,ilsessayaientdedépasserleclocher.

Aumilieude laplace, lafontaineparlait touteseule.C’étaituneconquedepierre vive, accrochée comme une bobèche, autour d’une stèle carrée, d’oùsortaitletuyaudecuivre.

Ayant dételé le mulet (car la charrette n’aurait pu le suivre), François leconduisitàlaconque,etlabêtebutlonguement,toutenbattantsesflancsdesaqueue.

Unpaysanpassa.Quoiqueplutôtmaigre,ilétaiténorme.Sousunfeutreraidipar la crasse, deux sourcils roux, aussi gros que des épis de seigle. Ses petitsyeuxnoirsbrillaientaufondd’untunnel.Unelargemoustacheroussecachaitsabouche,etsesjouesétaientcouvertesd’unebarbedehuitjours.Enpassantprèsdumulet,ilcracha,maisneditriend’autre.Puis,leregardbaissé,ils’éloignaensebalançant.

—Envoilàunquin’estguèresympathique,ditmonpère.— Ils ne sont pas tous comme ça, dit le paysan.Celui-làmeveut dumal,

parcequec’estmonfrère.Cetteraisonluiparaissantassezclaire,ilentraînalemulet,quilaissatomber

quelquesbriocheset,pourfinir,mitsonrectumàl’envers,souslaformed’unetomate.

Jecrusqu’ilallaitenmourir,maismonpèremerassura:—Ilfaitçaparhygiène,medit-il.C’estsafaçonàluid’êtrepropre.

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14.

Lemulet fut remis entre les brancards, et nous sortîmes du village : alorscommençalaféerieetjesentisnaîtreunamourquidevaitdurertoutemavie.

Un immensepaysageendemi-cerclemontaitdevantmoi jusqu’auciel :denoirespinèdes, séparéespardesvallons,allaientmourircommedesvaguesaupieddetroissommetsrocheux.

Autour de nous, des croupes de collines plus basses accompagnaient notrechemin, qui serpentait sur une crête entre deuxvallons.Ungrandoiseau noir,immobile,marquait lemilieu du ciel, et de toutes parts, commed’unemer demusique,montaitlarumeurcuivréedescigales.Ellesétaientpresséesdevivre,etsavaientquelamortviendraitaveclesoir.

Le paysan nous montra les sommets qui soutenaient le ciel au fond dupaysage.

Àgauche,danslesoleilcouchant,ungrospitonblancétincelaitauboutd’unénormecônerougeâtre.

—Çui-là,dit-il,c’estTête-Rouge.Àsadroitebrillaitunpicbleuté,unpeuplushautquelepremier.Ilétaitfait

de trois terrasses concentriques, qui s’élargissaient en descendant, comme lestroisvolantsdelapèlerinedefourruredeMlleGuimard.

—Çui-là,ditlepaysan,c’estleTaoumé.Puis,pendantquenousadmirionscettemasse,ilajouta:—OnluiditaussileTubé.—Qu’est-cequeçaveutdire?demandamonpère.—Çaveutdirequeças’appelleleTubé,oubienleTaoumé.—Maisquelleestl’originedecesmots?—L’origine,c’estqu’iladeuxnoms,maispersonnenesaitpourquoi.Vous

aussi,vousavezdeuxnoms,etmoiaussi.Pour abréger cette savante explication, qui neme parut pas décisive, il fit

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claquersonfouetauxoreillesdumulet,quiréponditparunepétarade.Aufond,àdroite,maisbeaucoupplus loin,unepente finissaitdans leciel,

portant sur son épaule le troisième piton de roches, penché en arrière, quidominaittoutlepaysage.

—Ça,c’estGarlaban.Aubagneestdel’autrecôté,justeaupied.—Moi,dis-je,jesuisnéàAubagne.—Alors,ditlepaysan,tuesd’ici.Jeregardaimafamilleavecfierté,puislenoblepaysageavecunetendresse

nouvelle.—Etmoi,ditPaulinquiet,jesuisnéàSaint-Loup.Est-cequejesuisd’ici?—Unpeu,ditlepaysan.Unpeu,maisguère…Paul,vexé,serepliaderrièremoi.Etcommeilavaitdéjàdelaconversation,

ilmeditàvoixbasse:—C’estuncouillon!On ne voyait pas de hameau, pas une ferme, pas même un cabanon. Le

chemin n’était plus que deux ornières poudreuses séparées par une crêted’herbesfolles,quicaressaientleventredumulet.

Sur la pente qui plongeait à droite, de beaux pins dominaient une épaissebroussailledechêneskermès,quinesontpasplushautsqu’unetable,maisquiportentdevraisglandsdechêne,commecesnainsquiontunetêted’homme.

Au-delàduvallonsedressaitunecollineallongée.Elleavait la formed’unvaisseaudeguerreàtroisponts,enretraitlesunssurlesautres.Elleportaittroislonguespinèdes,séparéespardesà-picsderochesblanches.

—Çui-là,ditlepaysan,c’estlesbarresdeSaint-Esprit.Àcenom,siclairement«obscurantiste»,monpèrefronçaunsourcillaïque,

etdemanda:—Ilssonttrèscalotins,danslepays?—Unpeu,ditlepaysan.—Vousallezàlamesse,ledimanche?—Çadépend…Quandnousavonslasécheresse,moijen’yvaispas,jusqu’à

tantqu’ilpleuve.LebonDieuabesoinqu’onluifassecomprendre.Je fus tenté de lui révéler queDieu n’existait pas, ce que je savais de très

bonne source ; mais comme mon père se taisait, je gardai modestement lesilence.

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Jem’aperçussoudainquemamèrenemarchaitpastrèsfacilement,àcausedestalons«LouisXV»desesbottinesàboutons.Sansmotdire,jerejoignislacharrette et réussis à en tirer la petite valise, que l’on avait glissée sous lescordes,àl’arrièreduvéhicule.

—Quefais-tu?dit-ellesurprise.Jeposailavaliseàterre,etj’entiraisesespadrilles.Ellesn’étaientpasplus

grandesquelesmiennes.Ellemefitunmerveilleuxsouriredetendresse,etdit:—Grosbêta,onnepeutpass’arrêterici!

—Pourquoi?Nouslesrattraperons!Assisesurunrocherauborddelaroute,ellechangeadechaussures,sousles

yeuxdePaul,venuassisteràl’opération,quiluiparutassezaudacieusedupointde vue de la pudeur, car il regarda de tous côtés, pour s’assurer que personnen’avaitpuvoirlesbasmaternels.

Ellenouspritparlamainet,aupasdecourse,nousrejoignîmeslacharretteoùjereplaçaileprécieuxbagage.Commeelleétaitpetitemaintenant!Elleavaitl’air d’avoir quinze ans, ses joues étaient roses, et je vis avec plaisir que sesmolletsparaissaientplusgros.

Lecheminmontaittoujours,etnousapprochionsdespinèdes.Àgauche, le coteaudescendait,pard’étroites terrasses, jusqu’au fondd’un

vallonverdoyant.Lepaysandisaitàmonpère:— Çui-là aussi, il a deux noms. On lui dit « Le Vala » ou bien « Le

Ruisseau».—Hoho!ditmonpèrecharmé,ilyaunruisseau?—Biensûr,ditlepaysan.Etunbeauruisseau!Monpèresetournaversnous:—Mesenfants,aufondduvallon,ilyaunruisseau!Lepaysansetournaàsontour,etajouta:—Quandilpleut,bienentendu…LesterrassesdeceValaétaientcouvertesd’oliviersàquatreoucinqtroncs,

plantés en rond. Ils se penchaient un peu en arrière pour avoir la placed’épanouir leurs feuillages qui formaient un seul bouquet. Il y avait aussi desamandiersd’unverttendre,etdesabricotiersluisants.

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Jenesavaispaslesnomsdecesarbres,maisjelesaimaiaussitôt.Entreeux,laterreétaitinculte,etcouverted’uneherbejauneetbrunedontle

paysannousappritquec’étaitdela«baouco».Onauraitditdufoinséché,maisc’est là son teintnaturel.Auprintemps,pourparticiperà l’allégressegénérale,elle faituneffort etverdit faiblement.Maismalgrécettepauvremine, elle estvivaceetvigoureuse,commetouteslesplantesquineserventàrien.

C’est là que je vis pour la première fois des touffes d’un vert sombre quiémergeaientde cette«baouco» et qui figuraient desoliviers enminiature. Jequittai le chemin, je courus toucher leurs petites feuilles. Un parfum puissants’élevacommeunnuage,etm’enveloppatoutentier.

C’était une odeur inconnue, une odeur sombre et soutenue, qui s’épanouitdansmatêteetpénétrajusqu’àmoncœur.

C’était le thym, qui pousse au gravier des garrigues : ces quelques plantesétaientdescenduesàmarencontre,pourannonceraupetitécolierleparfumfuturdeVirgile.

J’enarrachaiquelquesbrindilles,etjerejoignislacharretteenlestenantsousmesnarines.

—Qu’est-cequec’est?ditmamère.Ellelesprit,respiraprofondément:—C’estduthymfrais,dit-elle.Onferadescivetsmerveilleux.—Duthym?ditFrançoisavecuncertainmépris.Ilvautbienmieuxlepèbre

d’aï…—Qu’est-cequec’est?—C’estcommeuneespècedethym,etenmêmetempsc’estuneespècede

menthe.Maisçanepeutpassedire:jevousenferaivoir!Ilparlaensuitedelamarjolaine,duromarin,delasauge,dufenouil.Ilfallait

en«bourrer leventrede la lièvre»,oubien« lehacherfinfinfin»,avec«ungrosboutdelardgras».

Mamère écoutait, très intéressée.Moi, je flairais les brindilles sacrées, etj’avaishonte.

Lecheminmontait toujours, franchissantde tempsàautreunpetitplateau.En regardant en arrière, on voyait la longue vallée de l’Huveaune, sous unetraînéevaporeuse,quiallaitjusqu’àlamerbrillante.

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Paul trottait de tous côtés : il frappait, avec une pierre, sur le tronc desamandiers,etdesvoléesdecigalesfuyaient,vibrantesd’indignation.

Ilyeutunedernièrecôte,aussirudequelapremière.Grâceàunevoléedecoups de trique, le mulet, sous un dos en arc de cercle qui se détendaitbrusquement, et hochant la tête à chaque coup de collier, tira par saccades labringuebalante charrette dont le chargement balancé comme la tige d’unmétronomearrachaitaupassagedesbranchesd’olivier.Maisils’entrouvauneplusfortequelepieddelatable,quitombasurlatêterésonnantedemonpèrestupéfait.

Tandisquemamère tâchaitdeconjurer lamontéed’unebosseenpressantsurl’ecchymoseunepiècededeuxsous,lepetitPauldansaitenriantauxéclats.Pourmoi,jeramassailepiedcoupable,etjeconstataiavecplaisirquesalonguerupture en biseau promettait une réparation facile. À mon père, qui faisait lagrimace sous la pressante effigie de Napoléon III, je courus porter cetteconsolation.

Nousrejoignîmesl’équipage,arrêtédansunbosquetenhautdelacôte,pourlaissersoufflerlemuletmartyrisé.Ilsoufflaiteneffetàgrandbruit,élargissantsescôtesmaigresquiavaient l’airdecerceauxdansunsac,etdesfilsdebavetransparentependaientdesalonguebabinedecaoutchouc.

Alorsmonpèrenousmontra–delamaingauche,carilfrottaittoujourssoncrâneendolori–unepetitemaison,surlecoteaud’enface,àdemicachéeparungrandfiguier.

—Voilà,dit-il.VoilàlaBastideNeuve.Voilàl’asiledesvacances:lejardinquiestàgaucheestaussiànous!

Cejardin,entouréd’ungrillagerouillé,avaitaumoinscentmètresdelarge.Je ne pus y distinguer rien d’autre qu’une petite forêt d’oliviers et

d’amandiers, qui mariaient leurs branches folles au-dessus de broussaillesenchevêtrées:maiscetteforêtviergeenminiature,jel’avaisvuedanstousmesrêves,et,suividePaul,jem’élançaiencriantdebonheur.

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15.

Entrelegrandfiguierdelaterrasseetlamaison,unpetitcamionétaitarrêté,etsesdeuxchevauxcroquaientdel’avoinedansdessacspendusàleursjoues.

L’oncle Jules, en bras de chemise, les manches retroussées, finissait ledéchargementdesesmeubles,c’est-à-direqu’illesfaisaitbasculerduborddelavoituresurlevastedosd’undéménageur.

MatanteRose,installéesurlaterrassedansunfauteuild’osier,donnaitsonbiberonaucousinPierre,quitraduisaitsonenthousiasmeenremuantsesdoigtsdepied.

L’oncle Jules était assez rouge, etbeaucoupplusgaique jamais : il parlaitd’unevoixforte,etroulaitlesRrcommeunecrécelle.Surlatablerondeenfer,il y avait deux bouteilles vides, et une troisième encore à demi pleine de vinrouge.

—Ah!vousvoilà,Joseph!s’écria-t-ilavecunejoiesurprenante.Vousvoilàenfin ! Je commençais à me demander si vous n’aviez pas fait naufrage enrroute!

Monpèreleregardaassezfroidement:—Entoutcas,dit-il,vousaviezdequoinousattendre!etilmontradudoigt

lestroisbouteilles.— Mon cher ami, dit l’oncle, vous saurez que le vin est un aliment

indispensableauxtravailleursdeforce,etsurtoutauxdéménageurs.Jeveuxdirelevinnaturel,etcelui-civientdechezmoi!D’ailleurs,vous-même,quandvousaurez fini de décharger vos meubles, vous serez bien aise d’en siffler ungobelet!

—MoncherJules,ditmonpère,j’enboiraipeut-êtredeuxdoigts,pourfairehonneur à votre production.Mais je n’en « sifflerai pas un gobelet », commevousditessibien.Ungobeletdecevin-làcontientprobablementcinqcentilitresd’alcoolpur,et jenesuispasassezhabituéàcepoisonpourensupporterunedose dont l’injection sous-cutanée suffirait à tuer trois chiens de bonne taille.Voyezd’ailleursdansquelétatl’Alcoolamiscethomme!

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Ilmontraledéménageur,quisuçotaitsatombantemoustache,ets’approchaitentitubantdelavoiture,lesyeuxrougisetl’haleinecourte.Ilpritunetabledenuit sous un bras, deux chaises sous l’autre, et tenta de franchir la porte d’ungrandélan.Maisilrestacoincéentredeuxcraquements,etlapressiondelatabledenuitfitjaillirdesavastebedaineuneéructationtonitruante.

Mamèresedétournapourrire,etmatanteRosepouffa.Paulétaitaucombledelajoie,maispourmoi,jeneriaispas:jem’attendaisàlevoirtomberentrelesdébrisdecesmeubles,danslesspasmesdel’agonie.

Aulieudeportersecoursàcemalheureux(dontj’imaginaislefoie),l’oncleJulessefâchatoutrouge,endisant:—A-t-onidée…Maissaperlipopette,a-t-onidée!…Vousvoyezbienquecetteporrteesttrropétrroitepourque…

—Jenevouslefaispasdire,hoquetaledéménageur,maiscen’estpasmoiquil’aifaite.

—Monsieuraraison,ditmonpère. Iln’apasfaitcetteporte,et ilnes’estpasfaitlui-même…Puisquel’unnevapasavecl’autre,iln’yapasderaisondes’obstiner.D’ailleurs, vosmeubles sont déchargés, et je n’ai pas besoinde luipour les miens. De plus, il est certainement fatigué, et comme sa journée estfinie,ilvautmieuxqu’ilretourneenville.

—Voilàunhommequiparlebien,déclaraledéménageur.Ilestdéjàplusdecinqheures,etjesuispèredefamille,avecuneherniepar-dessuslemarché.Çavousétonnepeut-êtremaissivousvoulez,jevouslafaisvoir.

—Vousêtes,ditl’oncleJules,univrogneetunimbécile.Lehernieuxdevintmenaçant:—Jenesaispascequimeretientdevouscasserlafigure!Matanteetmamères’étaientlevées,effrayées;monpères’interposa,mais

l’ivrognelerepoussait,enrépétant:—Jenesaispascequimeretient!Paul, toutpâle, se cachaderrière le troncdu figuier. Je cherchaisdesyeux

unepierrepointue,lorsqu’unevoixs’éleva:—Tourneunpeul’œildececôté,ettuvasvoircequiteretient!

C’était François, qui s’avançait, très calme,mais tenant dans son poing la«taravelle»,c’est-à-direlerondindeboisdurquiestl’uniquerayondutreuildelacharrette.

Ledéménageursetournaverslui,furieux,ets’écria:—Dequoi?dequoi?

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—Debois,debois!réponditFrançois.—Celle-làestforte!ditledéménageur.—Trèsforte,ditFrançoisquisoupesaitlataravelleenconnaisseur.Puisilse

tournaversl’oncleJules:—Vousl’avezpayé?—Pasencore,ditl’oncleJules.Jeluidoisseptfrancscinquante.—Payez-le,ditFrançois.L’oncleJulestenditàl’ivrognetroispiècesd’argent.—Etlepourboire?ditledéménageur.—Vousavezassezbucommeça,ditmonpère.Etcroyez-moi,çanevous

vautrien.—Vousêtesunebandedesalauds,ditledéménageur.—Allezzou,ditFrançois,montesurtonsiège.Jet’aideraiàtourner.Illeregardaitd’untelairquel’ivrogneseradoucitsoudain:—Toi,dit-il,tu

esunami,tucomprendslavie.Tandisquecesbourgeois,ohlàlà!Jemesuispeut-êtrecrevélegésieraveccettesaloperiedetabledenuit,etçamerefuseunpourboire!Maisçanefinirapascommeça,etçavaleurcoûterpluscherquelescontributions!

Il rassemblapéniblement les rênes,pendantqueFrançois faisait tourner lesdeux chevaux, qu’il tenait solidement par leurs brides. Quand ils furentcorrectementrangéssurlechemin,etdanslabonnedirection,ilallaprendresonfouetsursacharrette,etpendantqueledéménageurnousmontraitlepoing,enproférantd’obscuresmenaces,François,poussantdescrissauvages, fouetta lesbêtes à tour de bras : dans un nuage de poussière, de craquements et demalédictions,lecamions’envoladanslepassé.

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16.

Alorscommencèrentlesplusbeauxjoursdemavie.Lamaisons’appelaitLaBastide Neuve ; mais elle était neuve depuis bien longtemps. C’était uneanciennefermeenruine,restauréetrenteansplustôtparunmonsieurdelaville,quivendait des toilesde tente, des serpillières et desbalais.Monpère etmononcle luipayaientun loyerde80 francsparan (c’est-à-direquatre louisd’or),que leurs femmes trouvaient un peu exagéré.Mais lamaison avait l’air d’unevilla–etilyavait«l’eauàlapile»:c’est-à-direquel’audacieuxmarchanddebalaisavaitfaitconstruireunegrandeciterne,accoléeaudosdubâtiment,aussilargeetpresqueaussihauteque lui : il suffisait d’ouvrirun robinetde cuivre,placéau-dessusdel’évier,pourvoircouleruneeaulimpideetfraîche…

C’étaitunluxeextraordinaire,etjenecomprisqueplustardlemiracledecerobinet :depuis la fontaineduvillage jusqu’aux lointains sommetsde l’Étoile,c’étaitlepaysdelasoif:survingtkilomètres,onnerencontraitqu’unedouzainedepuits(dontlaplupartétaientàsecàpartirdumoisdemai)ettroisouquatre«sources»;c’est-à-direqu’aufondd’unepetitegrotte,unefentedurocpleuraitensilencedansunebarbedemousse.

C’est pourquoi quand une paysanne venait nous apporter des œufs ou despoischiches,etqu’elleentraitdanslacuisine,elleregardait,enhochantlatête,l’étincelantRobinetduProgrès.

Ilyavait aussi, au rez-de-chaussée,une immense salleàmanger (quiavaitbiencinqmètressurquatre)etquedécoraitgrandementunepetitecheminéeenmarbrevéritable.

Un escalier, qui faisait un coude, menait aux quatre chambres du premierétage.Parunraffinementmoderne,lesfenêtresdeceschambresétaientmunies,entrelesvitresetlesvolets,decadresquipouvaients’ouvrir,etsurlesquelsétaittendueunefinetoilemétallique,pourarrêterlesinsectesdelanuit.

L’éclairage était assuré par des lampes à pétrole, et quelques bougies desecours. Mais comme nous prenions tous nos repas sur la terrasse, sous lefiguier,ilyavaitsurtoutlalampeTempête.

ProdigieuselampeTempête!Monpèrelasortitunsoird’unegrandeboîteen

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carton,lagarnitdepétrole,etallumalamèche:ilenjaillituneflammeplate,enformed’amande,qu’ilcoiffad’un«verredelampe»ordinaire.Puis,ilenfermaletoutdansunglobeovoïde,queprotégeaitungrillagenickelé,surmontéd’uncouvercledemétal:cecouvercleétaitunpiègeàvent.Ilétaitpercédetrousquiaccueillaient la brise nocturne, l’enroulaient sur elle-même, et la poussaient,inerte,verslaflammeimpassiblequiladévorait…Lorsquejelavis,suspendueàunebranchedufiguier,brûler,brillante,aveclasérénitéd’unelamped’autel,j’en oubliai ma soupe au fromage, et je décidai de consacrer ma vie à lascience…Cetteamandescintillanteéclaireencoremonenfance,etj’aiétémoinsétonné,dixansplustard,lorsquejevisitailepharedePlanier.

D’ailleurs, tout comme Planier, séducteur de cailles et de vanneaux, elleattiraittouslesinsectesdelanuit.Dèsqu’onlasuspendaitàsabranche,elleétaitentouréed’unvoldepapillonscharnus,dontlesombresdansaientsurlanappe:brûlésd’unimpossibleamour,ilstombaienttoutcuitsdansnosassiettes.

Ilyavaitaussid’énormesguêpes,dites«cabridans»,quenousassommionsàcoupsdeserviette,enrenversantquelquefoislacarafe,toujourslesverres;descapricornes et des lucanes, qui arrivaient de la nuit comme lancés par unefronde, et qui faisaient tinter la lampe avant de plonger dans la soupière. Leslucanes, noirs et polis, portaient devant eux une gigantesque pince plate, auxdeux branches bordées d’une nervure en relief : cet outil prodigieux, fauted’articulation,nepouvaitleurserviràrien,maisilétaittoutàfaitcommodepoury attacher un harnachement de ficelle, grâce auquel le lucanemaîtrisé traînaitsanseffort,surlatoilecirée,lepoidsénormeduferàrepasser.

Le « jardin » n’était rien d’autre qu’un très vieux verger abandonné, etclôturé par un grillage de poulailler, dont la rouille du temps avait rongé lameilleurepart.Maisl’appellationde«jardin»confirmaitcellede«villa».

Deplus,mononcleavaitdécorédu titrede«bonne»unepaysanneà l’airégaré,quivenaitl’après-midilaverlavaisselleetparfoisfairelalessive,cequilui donnait l’occasion de se laver les mains ; nous étions ainsi triplementrattachésàlaclassesupérieure,celledesbourgeoisdistingués.

Devantlejardin,deschampsdebléoudeseigleassezpauvrementcultivés,etbordésd’oliviersmillénaires.

Derrière lamaison, lespinèdesformaientdes îlotssombresdans l’immensegarrigue,quis’étendait,parmonts,parvauxetparplateaux,jusqu’àlachaînedeSainte-Victoire.LaBastideNeuveétaitladernièrebâtisse,auseuildudésert,etl’onpouvaitmarcherpendant30kilomètressansrencontrerquelesruinesbasses

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detroisouquatrefermesdumoyenâge,etquelquesbergeriesabandonnées.Nousallionsdormirdebonneheure,épuisésparlesjeuxdelajournée,etil

fallait emporter le petit Paul, mou comme une poupée de chiffons : je lerattrapaisde justesseaumomentoù il tombaitde sachaise, en serrantdans samaincrispéeunepommeàdemirongée,oulamoitiéd’unebanane.

Enmecouchant,àdemiconscient,jedécidaischaquesoirdemeréveilleràl’aurore, afin de ne pas perdre uneminute dumiraculeux lendemain.Mais jen’ouvrais les yeux que vers sept heures, aussi furieux et grommelant que sij’avaismanquéletrain.

Alors, j’appelais Paul, qui commençait par grogner lamentablement, en seretournant vers le mur ; mais il ne résistait pas à l’ouverture de la fenêtre,soudain resplendissante au claquement des volets de bois plein, tandis que lechant des cigales et les parfums de la garrigue emplissaient d’un seul coup lachambreélargie.

Nousdescendionstoutnus,etnosvêtementsàlamain.Monpèreavaitadaptéunlongtuyauencaoutchoucaurobinetdelacuisine.

Ilensortaitpar la fenêtre,etvenaitaboutiràunbecde lanceencuivre,sur laterrasse.

J’arrosais Paul, puis ilm’inondait. Cette façon de faire était une inventiongéniale demon père, car l’abominable « toilette » était devenue un jeu ; elledurait jusqu’à ce quemamère nous criât par la fenêtre : «Assez !Quand laciterneseravide,nousseronsobligésdepartir!»

Aprèscetteeffroyablemenace,ellefermaitirréparablementlerobinet.Nousavalionstrèsvitelestartinesaveclecaféaulait,etalorscommençaitla

grandeaventure.Ilétaitdéfendudesortirdujardin,maisonnenoussurveillaitpas.Mamère

croyait que la clôture était infranchissable :ma tante était l’esclave du cousinPierre.Monpèreallaitsouventauvillagepour«lescommissions»oudanslacollinepourherboriser ;quantà l’oncleJules, ilpassaitenville trois joursparsemaine, car il n’avait que vingt jours de vacances, et il les avait répartis surdeuxmois.

C’est ainsi que livrés le plus souvent à nous-mêmes, il nous arrivait demonterjusqu’auxpremièrespinèdes.Maiscesexplorations,lecouteauàlamain,et l’oreille aux aguets, se terminaient souvent par une fuite éperdue vers lamaison, à cause de la rencontre inopinée d’un serpent boa, d’un lion, ou d’un

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oursdescavernes.Nos jeux furent d’abord la chasse aux cigales, qui suçaient en chantant la

sèvedes amandiers.Lespremièresnous échappèrent,maisnous fûmesbientôtd’uneadressesiefficacequenousrevenionsàlamaisonentourésd’unhalodemusique,carnousenrapportionsdesdouzainesquicontinuaientàgrésillerdansnos poches tressautantes. Il y eut la capture des papillons, des sphinx à deuxqueues et aux grandes ailes blanches bordées de bleu, qui laissaient sur mesdoigtsunepoudred’argent.

Pendant plusieurs jours, nous jetâmes des chrétiens aux lions : c’est-à-direquenous lancionsdespoignéesdepetitessauterellesdans la toileendiamantéedes grandes araignées de velours noir, striées de raies jaunes : elles leshabillaientdesoieenquelquessecondes,perçaientdélicatementuntroudanslatête de la victime, et la suçaient longuement, avec un plaisir de gourmet.Cesjeux enfantins étaient entrecoupés par des orgies de gomme d’amandier, unegomme roussecommedumiel : friandise sucrée, etmerveilleusementgluante,mais fortement déconseillée par l’oncle Jules, qui prétendait que cette gomme«finiraitparnouscollerlesboyaux».

Mon père, soucieux de l’avancement de nos études, nous conseilla derenoncer aux jeux inutiles : il nous recommanda l’observationminutieuse desmœursdesinsectes,etdecommencerparcellesdesfourmiscarilvoyaitenelleslemodèleduboncitoyen.

C’estpourquoi,lelendemainmatin,nousarrachâmeslonguementlesherbesetlabaoucoautourdel’entréeprincipaled’unebellefourmilière.Quandlaplacefut bien nette, dans un rayon d’aumoins deuxmètres, je réussis àme glisserdans la cuisine, pendant que ma mère et ma tante cueillaient des amandesderrièrelamaison;là,jevolaiungrandverredepétrole,etquelquesallumettes.

Les fourmis, qui ne se doutaient de rien, allaient et venaient en doublecolonne,commelesdockerssurlapasserelled’unnavire.

Je m’assurai d’abord que personne ne pouvait nous voir, puis je versailonguementlepétroledansl’orificeprincipal.Ungranddésordreagitalatêtedelacolonne,etdesdizainesdefourmisremontèrentdufond:ellescouraientçàetlà,éperdues,etcellesquiavaientunegrossetêteouvraientetrefermaient leursfortesmandibules,encherchantl’invisibleennemi.J’enfonçaialorsdansletrouunemèchedepapier :Paulréclamalagloired’ymettre lefeu,cequ’il fit trèscorrectement. Une flamme rouge et fumeuse s’éleva, et nos étudescommencèrent.

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Par malheur, les fourmis se révélèrent trop aisément combustibles.Instantanément foudroyées par la chaleur, elles disparaissaient dans uneétincelle.Cepetitfeud’artificefutassezplaisant,maisbiencourt.Deplus,aprèsla sublimation des externes, nous attendîmes en vain la sortie des puissanteslégions souterraines, et l’explosion bruyante de la reine, sur laquelle j’avaiscompté :mais rienneparut, et ilne resta sousnosyeuxqu’unpetit entonnoirnoirciparlefeu,tristeetsolitairecommelecratèred’unvolcanéteint.

Cependant,nousfûmesassezviteconsolésdecetinsuccèsparlacapturedetrois grands « pregadious », c’est-à-dire de trois mantes religieuses, qui sepromenaient,toutesvertes,surlesbranchesvertesd’uneverveine:beauxsujetspourl’observationscientifique.

Papa nous avait dit (avec une certaine joie laïque) que la mante dite« religieuse»étaitunanimal féroceet sanspitié ;qu’onpouvait laconsidérercomme le « tigre des insectes », et que l’étude de ses mœurs était des plusintéressantes.

Jedécidaidoncdelesétudier,c’est-à-direque,pourdéclencherunebatailleentrelesdeuxplusgrosses,jelesprésentaidefortprèsl’uneàl’autre,lesgriffesenavant.

Nous pûmes alors continuer nos études par la constatation du fait que cesbestiolespouvaientvivresansgriffes,puissanspattes,etmêmesansunemoitiéde la tête…Auboutd’unquartd’heuredecedivertissement sigracieusementenfantin,l’undeschampionsn’étaitplusqu’unbustequi,ayantdévorélatêteetle thorax de l’adversaire, s’attaquait, sans se presser, à la secondemoitié, quiremuaittoujours,unpeunerveusement.Paul,quiavaitlecœurbon,allavolerlepetit tube de Seccotine (collemême le fer) et prétendit recoller ensemble cesdeux moitiés pour en refaire un entier, à qui nous pourrions rendresolennellementlaliberté.Ilneputmeneràbiencetteopérationgénéreuse,carlebusteréussitàs’enfuir.

Mais il nous restait, dans un bocal, le troisième tigre. Je décidai de leconfronter avec des fourmis, et cette heureuse idée nous permit de jouir d’unspectaclecharmant.

Renversant brusquement le bocal, j’appliquai son ouverture sur l’entréeprincipale d’une fourmilière en plein travail. Le tigre, étant plus long que lebocaln’était large, se tenaitdeboutsursespattesdederrière,etprofitaitdesatêteàpivotpourregarderdetouscôtésavecunecuriositédetouriste.Cependantunemoussedefourmissortitdutunneletmontaàl’assautdesespattes,sibien

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qu’il perdit son calme, et semit à danser, tout en lançant ses deux cisailles àdroite et à gauche : il ramenait à chaque geste une grappe de fourmis, qu’ilportaitàsesmandibules,d’oùellesretombaient,coupéesendeux.

Comme l’épaisseur du verre déformait la beauté du spectacle, et que laposition incommode du tigre gênait ses mouvements, je crus de mon devoird’enlever le bocal. Le « pregadiou » retomba dans sa position naturelle, sespincesrepliéesetsessixpattessurlesol.Maisauboutdechacuned’elles,ilyavait quatre fourmis qui s’accrochaient implacablement par leurs mandibulestétanisées, tandis qu’elles s’agrippaient au gravier : ainsi maîtrisé par ceslilliputiennes,letigrenepouvaitpasplusbougerqueGulliver.

Cependant,desespincesrestéeslibres,ilattaquaittouràtourchacundecesancrages, et en ravageait le personnel. Mais avant même que les bestiolestronçonnées fussent retombées de ses mandibules, d’autres avaient pris leurplace,etc’étaitàrecommencer.

Je me demandais comment pourrait évoluer cette situation, qui paraissaitstabilisée – je veuxdire fixée dans un cycle immuable – lorsque je remarquaique les réflexes des pattes ravisseuses n’étaient plus ni aussi rapides, ni aussifréquents. J’en conclus que le « pregadiou » commençait à perdre courage àcause de l’inefficacité de sa tactique et qu’il allait sans doute en changer. Eneffet, au bout de quelques minutes, ses attaques latérales cessèrentcomplètement.

Lesfourmisabandonnèrentaussitôtsanuque,sonbuste,sondos,et il restadebout,immobile,lespincesenprièreetletorsepresquedroitsurlessixgrandespattesquifrémissaientàpeine.

Paulmedit:«Ilréfléchit.»Ces réflexions me parurent un peu longues, et la disparition des fourmis

m’intriguait:jemecouchaidoncàplatventreetjedécouvrislatragédie.Sous la queue à trois pointes du tigre pensif, les fourmis avaient agrandi

l’orificenaturel:unefileyentrait,uneautreensortait,commeàlaported’ungrand magasin, à la veille de la Noël. Chacune emportait son butin, et lesdiligentesménagèresdéménageaientl’intérieurdu«pregadiou».

Le malheureux tigre, toujours immobile, et comme attentif, par une sorted’introspectionàcequisepassaitenlui-même,n’avaitpaslesmoyens,fautedejeux de physionomie ou d’expression vocale, d’extérioriser sa torture ou sondésespoir,etsonagonienefutpasspectaculaire.Nousnecomprîmesqu’ilétaitmortqu’aumomentoùlesfourmisdesancrageslâchèrentleboutdesespatteset

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commencèrentàdépecer laminceenveloppequi l’avaitcontenu.Ellesscièrentle cou, coupèrent le buste en tranches régulières, épluchèrent les pattes etdésarticulèrentélégammentlesterriblespinces,commefaituncuisinierpourunhomard.Le tout fut entraîné sous terre, et rangé, au fonddequelquemagasin,dansunordrenouveau.

Il ne resta plus sur le gravier que les belles élytres verts, qui avaient voléglorieusement au-dessusdes junglesde l’herbe, et qui terrorisaient la proieoul’ennemi.Méprisés par lesménagères, ils avouaient tristement qu’ils n’étaientpascomestibles.

C’est ainsi que se terminèrent nos « études » sur les mœurs de la mantereligieuse,etsurla«diligence»des«laborieuses»fourmis.

—Pauvrebête!meditPaul.Iladûavoirunebellecolique.—C’estbienfaitpourlui,dis-je.Ilmangelessauterellestoutesvivantes,et

mêmelescigales,etmêmelespapillons.Papatel’adit:c’estuntigre.Etmoi,lacoliquedestigres,jem’enfous.

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17.

Les études entomologiques commençaient à nous lasser, lorsque nousdécouvrîmesnotrevéritablevocation.

Aprèsledéjeuner,lorsquelesoleilafricaintombeenpluiedefeusurl’herbemourante,onnousforçaitànous«reposer»uneheure,àl’ombredufiguier,surces fauteuils pliants nommés « transatlantiques » qu’il est difficile d’ouvrircorrectement,quipincentcruellementlesdoigts,etquis’effondrentparfoissousledormeurstupéfait.

Ce reposnousétaitune torture, etmonpère,grandpédagogue,c’est-à-diredoreur de pilules, nous le fit accepter en nous apportant quelques volumes deFenimoreCooperetdeGustaveAymard.

Le petit Paul, les yeux tout grands, la bouche entrouverte,m’écouta lire àhautevoixLeDernierdesMohicans.Cefutpournouslarévélation,confirméepar Le Chercheur de Pistes : nous étions des Indiens, des fils de la Forêt,chasseursdebisons,tueursdegrizzlys,étrangleursdeserpentsboas,etscalpeursdeVisagespâles.

Mamèreacceptadecoudre–sanssavoirpourquoi–unvieuxtapisdetableàune couverture trouée, et nous dressâmes notre wigwam dans le coin le plussauvagedujardin.

J’avaisunarcvéritable,venutoutdroitduNouveauMondeenpassantparlaboutiquedubrocanteur.Jefabriquaidesflèchesavecdesroseaux,et,cachédanslesbroussailles, je les tirais férocementcontre laportedescabinets, constituésparunesortedeguériteauboutde l’allée.Puis, jevolai lecouteau«pointu»dansletiroirdelacuisine:jeletenaisparlalame,entrelepouceetl’index(àlafaçon des Indiens Comanches), et je le lançais de toutesmes forces contre letronc d’un pin, tandis que Paul émettait un sifflement aigu, qui en faisait unearmeredoutable.

Cependantnouscomprîmesbientôtque laguerreétant le seul jeuvraimentintéressant,nousnepouvionspasapparteniràlamêmetribu.

Je restai donc Comanche, mais il devint Pawnie, ce qui me permit de lescalper plusieurs fois par jour. En échange, vers le soir, il me tuait, avec un

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tomahawkde carton, et fuyait ensuite à toutes jambes, car j’excellais dans lesagonies.

Des coiffures de plumes, composées par ma mère et ma tante, et despeintures de guerre faites avec de la colle, de la confiture et de la poudre decraies de couleur, achevèrent de donner à cette vie indienne une réalitéobsédante.

Parfois, les deux tribus ennemies enterraient la hache de guerre, ets’unissaientpourlaluttecontrelesVisagesPâles,lesfarouchesYankeesvenusduNord.Noussuivionsdespistesimaginaires,marchantcourbésdansleshautesherbes, attentifs auxbrisées, aux empreintes invisibles, et j’examinais d’un airfaroucheunfildelaineaccrochéàl’aigretted’ord’unfenouil.Quandlapistesedédoublait,nousnousséparionsensilence…Detempsàautre,pourmaintenirlaliaison, je lançais le cri de l’oiseaumoqueur – « si parfaitement imité que safemelle s’y fût trompée»–etPaulme répondaitpar« l’aboiement rauqueducoyote»,parfaitementimité,luiaussi:maisimité–fautedecoyote–deceluiduchiende laboulangère,un roquetgaleuxquiattaquaitparfoisnos fondsdeculotte.

D’autres fois, nous étions poursuivis par une coalition de trappeurs, quecommandait la«LongueCarabine».Alorspourdonner lechangeà l’ennemi,nousmarchionslonguementàreculons,afind’inversernosempreintes.

Puis,aumilieud’uneclairière, j’arrêtaisPauld’ungeste,et,dansungrandsilence,jecollaismonoreilleausol…

J’écoutais,avecuneinquiétudesincère, l’approchedenospoursuivants,caraufonddeslointainessavanes,j’entendaislegalopdemoncœur.

Lorsquenousrevenionsàlamaison,lejeucontinuait.Lecouvertétaitmissouslefiguier.Dansunechaiselongue,monpèrelisait

lamoitiéd’unjournal,carl’oncleJuleslisaitl’autre.Nousnousprésentions,gravesetdignes,commeilconvientàdeschefs,etje

disais:«Ugh!»Monpèrerépondait:—Ugh!—Lesgrandschefsblancsveulent-ilsrecevoirleursfrèresrougessousleur

wigwamdepierre?—Nosfrèresrougessontlesbienvenus,disaitmonpère.Leurrouteadûêtre

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longue,carleurspiedssontpoudreux.—NousvenonsdelarivièrePerdue,etnousavonsmarchétroislunes!— Tous les enfants du Grand Manitou sont des frères : que les chefs

partagentnotrepemmican!Nous leurdemanderonsseulementde respecter lescoutumessacréesdesBlancs:qu’ilsaillentd’abordselaverlesmains!

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18.

Le soir, à table, sous la lampe Tempête nimbée demoucherons, balançantdoucementmes jambesalourdies,enfacedemamère toutebelle, j’écoutais laconversationdecesvieuxmâles.

Ils discutaient assez souvent de politique. Mon oncle faisait descomparaisonsdésobligeantes entreM.Fallières et le roiLouisXIV.Monpèreripostaitendécrivantuncardinalenformedepointd’interrogation,parcequeleroi l’avait enfermé dans une cage de fer ; puis, il parlait d’un certain«Lagabèle»,quiruinaitlepeuple.

D’autrefois,l’oncleattaquaitdesgensquis’appelaient«lesradicots».IlyavaitunM.Comble,quiétaitunradicot,etsurlequelilétaitdifficiledesefaireune opinion : mon père disait que ce radicot était un grand honnête homme,tandisquel’onclelenommait«lafinefleurdelacanaille»etoffraitdesignercettedéclarationsurpapiertimbré.IlajoutaitqueceCombleétaitlechefd’unebandedemalfaiteurs,quis’appelaient«lesframassons».

Monpèreparlaitaussitôtd’uneautrebande,quis’appelait«lesjézuites»;c’étaientd’horribles«tartruffes»,quicreusaientdes«galeries»souslespiedsdetoutlemonde.Alors,l’oncleJuless’enflammait,etlesommaitdeluirendretoutdesuite«lemilliarddescongrégations».Maismonpère,quipourtantnetenaitpasàl’argent,répondaitavecforce:«Jamais!Jamaisonnevousrendratantderichesses,arrachéessurdeslitsdemortàdesagonisantsterrorisés!»

Alors,mamère etma tante posaient aussitôt des questions urgentes sur lephylloxéradans leRoussillon, ou sur lanomination imméritéed’un instituteurdansuneécolesupérieure,etlaconversationchangeaitbrusquementdeton.

D’ailleurs,cequ’ilsdisaientnem’intéressaitpas.Cequej’écoutais,cequejeguettais,c’étaitlesmots:carj’avaislapassion

des mots ; en secret, sur un petit carnet, j’en faisais une collection, commed’autresfontpourlestimbres.

J’adoraisgrenade,fumée,bourru,vermouluetsurtoutmanivelle:etjemelesrépétaissouvent,quandj’étaisseul,pourleplaisirdelesentendre.

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Or,danslesdiscoursdel’oncle,ilyenavaitdetoutnouveaux,etquiétaientdélicieux : damasquiné, florilège, filigrane, ou grandioses : archiépiscopal,plénipotentiaire.

Lorsquesurlefleuvedesondiscoursjevoyaispasserl’undecesvaisseauxàtrois ponts, je levais la main et je demandais des explications, qu’il ne merefusaitjamais.C’estlàquej’aicomprispourlapremièrefoisquelesmotsquiontunsonnoblecontiennenttoujoursdebellesimages.

Monpèreetmononcleencourageaientcettemanie,quileurparaissaitdebonaugure:sibienqu’unjour,etsansquecemotsetrouvâtdansuneconversation(ileneûtété lepremiersurpris), ilsmedonnèrentanticonstitutionnellementenme révélantque c’était lemot leplus longde la langue française. Il fallutmel’écriresurlanotedel’épicierquej’avaisgardéedansmapoche.

Jelerecopiaiàgrand-peinesurunepagedemoncarnet,etjelelisaischaquesoirdansmonlit;cen’estqu’auboutdeplusieursjoursquejepusmaîtrisercemonstre, et jeme promis de l’exploiter, si par hasard, un jour, vers la fin destemps,j’étaisforcéderetourneràl’école.

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19.

Vers le 10 août, les vacances furent interrompues, pendant tout un après-midi,parunorage,quiengendra,commec’étaitàcraindre,unedictée.

L’oncleJules,dansunfauteuilprèsdelaportevitrée,lisaitunjournal.Paul,accroupidansuncoinsombre,jouaittoutseulauxdominos,c’est-à-direqu’illesplaçaitboutàbout,auhasard,aprèsdes réflexionsetdes soliloques.Mamèrecousaitprèsde la fenêtre.Monpère,assisdevant la table, toutenaiguisantuncanif sur une pierre noire, lisait à haute voix, en répétant deux ou trois foischaquephrase,unehistoireincompréhensible.

C’étaitunehoméliedeLamennais,quiracontait l’aventured’unegrappederaisin.

LePèredeFamillelacueillaitdanssavigne,maisilnelamangeaitpas:illarapportaitàlaMaison,pourl’offriràlaMèredeFamille.Celle-ci,trèsémue,ladonnaitencachetteàsonFils,qui,sansrienendireàpersonne, laportaitàsaSœur.Maiscelle-cin’y touchaitpasnonplus.Elleattendait le retourduPère,qui,enretrouvant laGrappedanssonassiette,serrait toute laFamilledanssesbras,enlevantlesyeuxauCiel.

Le périple de cette grappe s’arrêtait là, et je me demandais qui l’avaitmangée,lorsquel’oncleJulesrepliasonjournal,etmeditsuruntongrave:

—Voilàunepagequetudevraisapprendreparcœur.Jefusindignéparcettepropositionagressived’untravailsupplémentaire,et

jedemandai:—Pourquoi?—Voyons,ditl’oncle,tun’asdoncpasététouchéparlesentimentquianime

ceshumblespaysans?À travers la vitre, je regardais tomber la pluie, qui vernissait en noir les

branchesdufiguier,etjemordillaismonporte-plume.Ilinsista:—Pourquoicettegrappea-t-ellefaitletourcompletdelafamille?

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Ilmeregardait,desesyeuxpleinsdebonté.Jevoulusluifaireplaisir,etjeconcentraitoutemonattentionsurceproblème;dansunéclair,jevislavéritéetjem’écriai:

—C’estparcequ’elleétaitsulfatée!L’oncle Julesme regarda fixement, serra les dents, et devint tout rouge. Il

voulutparler ; l’indignationluicoupalesouffle. Ilessayasuccessivement troisouquatresyllabesgutturales,maisilétaithorsd’étatdeleurdonnerunesuitequieûtpréciséleursens.Alors,illevalesbrasauciel,puissonderrièredesachaise,etditenfin,avecunegrandeviolence:

—Voilà!Voilà!Voilà!…Cestroisexclamationsdébouchèrentlepassage,etilputenfins’écrier:— Voilà le résultat d’une école Sans Dieu ! Les effets grandioses de

l’Amour,il lesattribueàlacrainteduSulfatedeCuivre!Cetenfant,quin’estpas un monstre, vient donc de faire spontanément une réponse monstrueuse.Mesurez,moncherJoseph,lagrandeurdevoseffrayantesresponsabilités!

—Voyons,Jules,ditmamère,vouspensezbienqu’iladitçapourrire!—Pourrire?s’écrial’oncle.Ceseraitencorepire!…Jepréfèrecroirequ’il

n’apasbiencomprismaquestion.Ilsetournaversmoi.—Écoute-moibien.Situtrouvaisunetrèsbellegrappederaisin,unegrappe

admirable,unique,est-cequetunelaporteraispasàtamère?—Ohoui!dis-je,sincèrement.—Bravo!ditl’oncle.Voilàuneparolequivientducœur!…Etilsetournaversmonpère,pourajouter:—Jesuisheureuxdeconstaterquemalgrélematérialismeatrocequevous

luienseignez,ilatrouvédanssoncœurlaLoideDieu,etilgarderaitlagrappepoursamère!

Jevisqu’iltriomphait,etjevinsausecoursdemonpère,carj’ajoutai:—Maisj’enmangeraislamoitiéenroute.L’oncle,mécontent,allaitreprendrelaparole,lorsquemonpères’écriaavec

force:—Etilaraison!Carenfinsicesgens-làavaientdesibeauxsentiments,ils

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devaientaussiserepasserlecœurdelasalade,leblancdelapoularde,etlefoiedulapin!Etcommeunevertuparfaiteestforcémentinaltérable,cetterondedesbonsmorceauxadûsepoursuivretouteleurvie,pendantquecesmalheureux–quiavaienttoutdemêmebesoindesenourrir–sedisputaientlatêteducanard,l’osdelacôteletteetletrognonduchou!Jeviensdecomprendre,grâceàlui,que cette histoire est d’une stupidité verticale. La vérité, c’est que votreLamennais était un cagot, et que pour édifier les fidèles, il est tombé, commetouslescurés,dansunabsurdeprêchi-prêcha.

À cette attaque frontale, l’oncle, lamoustache brusquement hérissée, allaitrépondreavecvigueur,lorsquematanteRose,quidufonddelacuisineoùellesurveillait uncivetde lapin, avait senti venir labagarre,parut sur lepasde laporte.Ellebrandissaitlepanieràsalade,tandisquesamaingauchetenaitparlapointeuncapuchonnoirdetoilecirée,etellecriagaiement:

—Jules!Ilnepleutpresqueplus!Vite,auxescargots!Sansluilaisseruneseconde,elleluimitdanslesmainslepanierdegrillage,

et lui enfonça le capuchon jusqu’aux narines, comme un éteignoir de laconversation. Il lui était difficile, en cet équipage, d’entamer une diatribe. Ilessayapourtantderoulerquelquesr,etnousentendîmes:

—Vrraimenttrroptrristeettrropaffrreux…Cepauvrreenfant…Maismatantequil’avaitfaitpivoterenriant,lepoussadehorssousunepluie

battante, puis elle referma la porte, et lui envoya, à travers la vitre, un baiser,dont la tendresse n’était pas feinte. Enfin, elle se retourna vers nous, soudainfâchée,etdit:

—Joseph,vousn’auriezpasdûcommencer.L’oncleJules,quiaimait lapluie,nerevintqu’auboutd’uneheure, trempé

maisjoyeux.Une belle barbe de bave pendait sous le panier à salade, l’oncle avait des

épaulettesd’escargots,etlechefdelatribu–quiétaiténorme–orientaitenvainsescornesàlapointeducapuchonnoir.

Monpère jouaitde la flûte,mamère l’écoutaitenourlantdesserviettes, lapetitesœurdormaitsursesavant-bras,et jefaisaisunepartiededominosavecPaul.L’onclefutaccablédefélicitations,etilnefutplusquestiondeLamennais.

Maislesoir,àdîner,ilpritunecruellerevanche.Mamèrevenaitdeposersurlatablelecivetdelapin,nimbéduparfumdes

aromates.D’ordinaire, à cause demes grands efforts scolaires, le foiem’était

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réservé,etdanslasauceveloutée,jelecherchaisdéjàdesyeux.L’oncle Jules le vit avant moi, et le piqua au bout de sa fourchette. Il le

dressadanslalumièredelalampe,l’examina,leflaira,etdit:—Ce foie est admirablement cuit. Il est sain, il paraît tendre et onctueux.

C’estcertainementunmorceaudechoix.Jemeferaisdoncundevoirdel’offrirà quelqu’un, s’il n’y avait à cette table certaine personne qui le croiraitempoisonné!

Surquoi,iléclatad’unriresarcastique,etsousmesyeux,illedévora.

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21.

Versle15août,ilnousfutrévéléquedegrandsévénementssepréparaient.Unaprès-midi, tandisque jeplantais lepoteaude torturesurunpetit tertre

gazonné, Paul vint en courant m’annoncer une étrange nouvelle :— L’oncleJulesestentraindefairelacuisine!

Jefussiétonnéquej’abandonnaiaussitôtmonentreprisepouralleréclaircirlemystèredel’oncleJules-cuisinier.

Il était devant le fourneau, et surveillait une grésillante poêle à frire : ellecontenait d’épaisses pastilles blondes, qui mijotaient en sifflotant dans de lagraisse bouillante. Une odeur écœurante emplissait la cuisine, et je décidaiaussitôtquejen’enmangeraispas.

—OncleJules,qu’est-cequec’est?—Tulesaurascesoir,dit-il.Et saisissant la queuede la poêle, il donnaunpetit coup sec, commepour

fairesauterdesmarrons.—Onlesmangeracesoir?demandaPaul.—Non,ditl’oncleenriant.Onnelesmangerapas.Nicesoirnijamais.—Alors,pourquoilesfais-tucuire?—Pourfaireparlerlespetitsgarçons.Maintenant,allezjouerdehors,parce

que si vous recevez des éclaboussures de graisse bouillante, vous aurez toutevotrevieunefiguredepassoire.Allez,filez!

*

Unefoisdehors,Paulmedit:—Lacuisine,ilnesaitpaslafaire.

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—Moi,jecroisquecen’estpasdelacuisine.Jecroisquec’estunsecret.Onvademanderàpapa.

Maispapan’étaitpaslà.Ilétaitpartiavecsafemme,faireuneexcursion.Sansnous,cequimeparutunetrahison.Ilnousfallutattendrejusqu’ausoir.L’après-midi fut consacré à la composition d’un admirableChant demort

d’unchefcomanche(parolesetmusique):Adieu,Prairie,LaflècheennemieAdésarmémonbrasvengeur,MaissouslatortureMoncœurrestepur(e)Etétonnelevoyageur.LâchePawni,Tut’ingénies:Entendsmonriresarcastique!Detestortures,Jen’enaicure,C’estdespiqûresdemoustique!

Ilyavaitseptouhuitcouplets…Jemontaidansmachambre,etje«répétai»longuement,danslesilenceetla

solitude.Jem’occupai ensuite de la peinture de guerre de Paul, puis de lamienne.

Enfin, couronné de plumes, les mains liées derrière le dos, je m’avançaigravement jusqu’au poteau de torture, auquel Paul m’attacha solidement, enpoussant quelques cris rauques, qui représentaient des injures pawnies. Puis ildansacruellementautourdemoi,pendantquej’entonnaisleChantdemort.

J’ymisunesincéritésigrande,etjeréussissibien«leriresarcastique»,quemonbourreaus’éloignaprudemment,unpeuinquiet.

Maismontriompheéclatadanslederniercouplet:Adieu,mesfrères,Adieu,primevères!Adieumonchevaletmesétriers!ConsolezmamèrequipleureEtdites-luiquetoutàl’heure,Sonfilsest

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mortcommeunguerrier!

Je fis un trémolo si pathétique, que j’en fusbouleversémoi-même, etmonvisage se couvrit de larmes. Alors, je laissai retomber mon menton sur mapoitrine,jefermailesyeux,etjemourus.

J’entendisunsanglotdéchirant,etjevisPaul,quis’enfuyaitenhurlant:—Ilestmort!Ilestmort!

C’estmonpèrequivintmedélivrer,etjevisbienqu’ilavaitenvied’ajouteràmes torturesfictivesunecalottevéritable.Mais j’étaisfierdemonsuccèsdecabotin, et je me proposais d’en donner une représentation après le dîner,lorsqu’entraversantlasalleàmanger,pourallermelaverlesmainsàlacuisine,j’eusuneadmirablesurprise.

Papaet l’oncleJulesavaientmis toutes lesrallongesdela table,recouverted’une toile de sac, et sur cette immensité étaient alignées toutes sortes demerveilles. Il y avait d’abord des rangées de cartouches vides, et chaque rangavecsacouleur:rouges,jaunes,bleues,vertes.

Puis, de petits sacs de toile écrue, pas plus grands que la main, et lourdscommedespierres.Chacunportaitungrandnuméronoir:2,4,5,7,9,10.

Ilyavaitensuiteunesortedepetitebalance,àunseulplateauet,fixéaubordde la table par une pince à vis, un étrange appareil de cuivre, muni d’unemanivelle à bouton de bois. Enfin, au beaumilieu, trônait le plat cuisiné parl’oncleJules.

—Voilà,dit-il,cequejefaisaiscuirecematin:cesontdesbourresgrasses.—C’estpourquoifaire?demandaPaul.—C’estpourfairedescartouches!ditmonpère.—Tuvasalleràlachasse?demandai-je.—Maisoui!—Avecl’oncleJules?—Maisoui!—Tuasunfusil?—Maisoui!—Etoùest-il?

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—Tuleverrastoutàl’heure!Pourlemoment,vatelaverlesmains,parcequelasoupeestservie!

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21.

Pendantledîner,souslefiguier,laconversationfutpassionnante.Mon père, enfant des villes, et prisonnier des écoles, n’avait jamais tué ni

poil ni plume. Mais l’oncle Jules avait chassé depuis son enfance, et il n’enfaisaitpasmystère.

Dèslepotage,ilssemirentàparlerdegibier.—Que croyez-vous que nous allons trouver dans ces collines ? demanda

monpère.—Jemesuisrenseignéauvillage,ditl’oncle.—Onvousasûrementdonnédefauxrenseignements,répliquamonpère,car

cespaysanssontjalouxdugibier!Mononclefitunsouriremalin.—Bien sûr ! dit-il.Mais je n’ai pas avoué que nous allions chasser ! J’ai

simplementdemandéquellesortedegibierilspourraientnousvendre!—Ça,c’estdelamalice!ditmonpère.J’admirai cette ingéniosité, mais il me sembla qu’elle allait contre nos

principes.—Etquevousont-ilsproposé?—D’abord,despetitsoiseaux.—Destout-petits?demandamamère,choquée.—Ehoui!ditl’oncle.Cessauvagestuenttoutcequivole.—Paslespapillons?ditPaul.—Non, les papillons, c’est réservé aux garçons.Mais ils tuent même les

fauvettes!—Cesolestbieningrat,ditmonpère.Quepeut-onrécoltersanseau?Dans

l’ensemble, ils sont vraiment très pauvres, et la chasse les aide à vivre. Ilsvendentlesgrosoiseaux,etilsmangentlespetits!

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—Sanscompter,ditl’oncle,qu’unebellepetitebrochettedebecfigues…—Entoutcas,s’écriamatante,jetedéfendsbiendetuerdescanaris!—Nilescanaris,nilesperroquets!C’estjuré…Maislesculs-blancsetles

ortolans…—Lesortolans,c’estdélicieux,ditmatante…—Et lesgrives?dit l’oncle,enclignantde l’œil.Vousnouspermettez les

grives?—Oh oui ! ditmamère. Joseph sait les faire à la broche.Nous en avons

mangél’annéedernière,àlaNoël.—Moi,ditPaulavecfeu,quandjevoisunegrive,jelamangetoute!Mais

paslebec.—Ensuite,ditl’oncle,jecroisquenouspouvonscomptersurdeslapins.—Ohoui!dis-je.Ilyenamêmeprèsdelamaison.Ilsontfaitleurcabinet

prèsdugrosamandier.C’estpleindepètes.—Pasdegrosmots,ditmamèresévèrement.—Ensuite,poursuivitl’oncle,nousrencontreronssûrementdesperdrix–et

quiplusest–desperdrixrouges.—Toutesrouges?ditPaul.—Non,ellessontmarron,lagorgenoire,avecdespattesrouges,etdebelles

plumesrougesauxailesetàlaqueue.—Çaferabienpourleschapeauxd’Indiens!—Ensuite,ditl’oncle,onm’aparlédelièvres!—Pourtant,ditmonpère,Françoism’aaffirméqu’iln’yenavaitpas.— Offrez-lui donc six francs par lièvre et vous verrez qu’il vous en

apportera ! Il les vend cinq francs à l’aubergedePichauris ! J’espèrequenosfusilsnousépargnerontlechagrindelespayer.

—Ça,ditmonpère,ceseraitbeau.—Jeconviensquec’estunjolicoupdefusil,moncherJoseph.Maisilya

mieux:danslesravinsduTaoumé,ilyaleRoidesGibiers!—Etquoidonc?—Devinez!ditl’oncle.

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—Deséléphants!s’écriaPaul.—Non!ditl’oncle.Maisdevantladéceptiondupetitfrère,ilajouta:«Je

ne crois pas qu’il y ait des éléphants, mais après tout, je n’en suis pas sûr.Allons,Joseph,faitesunpetiteffort:legibierleplusrare,leplusbeau,leplusméfiant?Legibierquiestlerêveduchasseur?»

J’intervins:—Dequellecouleurc’est?—Brun,rougeetor.—Desfaisans!s’écriamonpère.Maisl’oncledisant«non»delatête,ajouta:—Peuh!…Lefaisanestassezbeau,jevousl’accorde–maisilestbête,et

au départ, il est aussi facile à tirer qu’un cerf-volant. Du point de vue dugourmet,sachairestdureetsansgoût:pourlarendreàpeuprèscomestible,ilfautlalaisserse«faisander»,c’est-à-diresepourrir!Non,lefaisann’estpasleroidesgibiers.

—Alors,ditmonpère,quelestdoncleroidesgibiers?L’oncleseleva,lesbrasencroix,etdit:—Labartavelle!Pour prononcer cemot, il avait élargi sa diction, tout en ouvrant des yeux

émerveillés.Cependant, l’effetqu’ilattendaitneseproduisitpas,carmonpèredemanda:—Qu’est-cequec’est?

L’onclenefutnullementdécontenancé.—Vousvoyez!s’écria-t-ild’untonsatisfait,cegibierestsirarequeJoseph,

lui-même,n’enajamaisentenduparler!Ehbien,labartavelle,c’estlaperdrixroyale, et plus royale que perdrix, car elle est énorme et rutilante. En réalité,c’est presque un coq de bruyère. Elle vit sur les hauteurs dans les vallonsrocheux–mais elle est aussiméfiantequ’un renard : la compagnie a toujoursdeuxsentinelles,etilesttrèsdifficiledel’approcher.

—Moi,ditPaul,jesaiscommentilfautfaire:jemecoucheraiàplatventre–etjeglisseraicommeunserpent,sansrespirer!

— Voilà une bonne idée, dit l’oncle Jules. Dès que nous verrons desbartavelles,nousviendronstechercher.

—Vousenaveztuésouvent?demandamamère.

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— Non, dit l’oncle d’un air modeste. J’en ai vu plusieurs fois dans lesBasses-Pyrénées:jen’aipaseul’occasiondelestirer.

—Maisquivousaditqu’ilyavaitdesbartavellesdanslepays?—C’estcevieuxbraconnierquis’appelleMonddesParpaillouns.Jedemandai:—C’estunnoble?—Jenecroispas,ditmonpère,çaveutdire:EdmonddesPapillons.Cenommeravit,etjemepromisderendrevisiteaumystérieuxseigneur.—Ena-t-ilvu?demandamonpère.—Ilena tuéune l’annéedernière. Il l’aportéeenville.On la luiapayée

DIXFRANCS.— Mon Dieu ! dit ma mère en joignant les mains. Si vous pouviez en

rapporteruneparjour…Moi,çam’arrangeraitbien!—Çan’estpasseulement le rêveduchasseur,ditmonpère.C’estaussi la

chimèredelaménagère!Neparlezplusdebartavelles,moncherJules:jevaisenrêvercettenuit,etmachèrefemmeenperdlaraison!

—Cequim’ennuie,ditlatanteRose,c’estque,d’aprèslabonne,ilyaaussidessangliers.

—Dessangliers?ditmamèreinquiète.—Ehoui,ditl’oncleensouriant,dessangliers…Maisrassurez-vous,ilsne

viendrontpasjusqu’ici!Auplusfortdel’été,quandlessourcessontàsecdanslachaînedeSainte-Victoire,ilsdescendentjusqu’àlapetiteconqueduPuitsduMûrier, la seule source de la région qui ne tarisse jamais. L’année dernière,Baptistinenatuédeux!

—Maisc’esteffrayant!ditmamère.—Pasdutout!ditJosephrassurant.Lesangliern’attaquepasl’homme.Ille

fuit,aucontraire,detrèsloin,etilfautdegrandesprécautionspourl’approcher.—Commelesbartavelles!s’écriaPaul.—Àmoins,ditl’oncled’untongrave,qu’ilnesoitblessé!—Etvouscroyezqu’ilpeuttuerunhomme?— Fichtrre ! s’écria l’oncle… J’avais un ami – un ami de chasse – qui

s’appelaitMalbousquet.C’étaitunancienbûcheron,quiétaitdevenumanchot,à

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lasuited’unaccidentdetravail.—Qu’est-cequec’estmanchot?demandaPaul.—Çaveutdirequ’iln’avaitplusqu’unbras.Alors,commeilnepouvaitplus

maniersacognée,ils’étaitmisbraconnier.—Avecunseulbras?ditPaul.—Ehoui…avecunseulbras!etjetegarantisqu’iltiraitjuste!Ilramenait

tous les jours des perdrix, des lapins, des lièvres qu’il vendait en cachette aucuisinierduchâteau.Ehbien,unjour,Malbousquets’esttrouvénezànezavecunsanglier–unebêtepastrèsgrosse–soixante-dixkilosexactement,carnousl’avonspeséeaprès–ehbien,Malbousquets’estlaissétenter.Ilatiréetilnel’apasmanqué :mais labêteaeu la forcede lecharger,de le renverser,etde lemettreenpièces.Oui,enpièces,répétamononcle.Quandnousl’avonstrouvé,nousavonsd’abordvu,aumilieudusentier,un longcordon jauneetverdâtre,quiavaitbiendixmètresdelong:c’étaitlestripesdeMalbousquet.

Mamèreetmatantepoussèrentdes«oh!»écœurés,tandisquePauléclataitderireetbattaitdesmains.

— Jules, dit ma tante, tu ne devrais pas raconter ces horreurs devant lesenfants.

—Aucontraire!ditmonpère(quivoyaitunevaleuréducativedanstouteslescatastrophes),c’estexcellentpourleurgouverne.Ilestbonqu’ilssachentquelesanglierestunanimaldangereux;siparmiraclevousenvoyezun,grimpezimmédiatementàl’arbreleplusproche.

—Joseph, ditmamère, tu vasmepromettre que toi aussi tumonteras surl’arbre,etsanstirerunseulcoupdefusil.

—Ilferaitbeauvoir!s’écrial’oncle.JevousaiditqueMalbousquetn’avaitpasdechevrotines.Maisnous,nousenavons.

Il alla chercher dans un tiroir une poignée de cartouches, qu’il posa sur latable.

—Ellessontpluslonguesquelesautres,parcequej’aimisdoublechargedepoudre,dit-il.Avecça,l’animalrestesurlecarreau!…Àcondition,ajouta-t-ilensetournantversmonpère,detireraudéfautdel’épaulegauche.Faitesbienattention,Joseph…J’aiditgauche!

—Mais,ditPaul,s’ilpartencourant,tunevoisplusquesesfesses.Alors,qu’est-cequ’ilfautfaire?

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—Riendeplussimple.Etçam’étonnequetunel’aiespasdeviné.—Onluitiredanslafessegauche?—Pasdutout,ditl’oncle.Ilsuffitdesavoirquelesanglieraimebeaucoup

lestruffes…—Etalors?demandamamère,trèsintéressée.— Voyons, Augustine, dit l’oncle, vous vous penchez vers votre côté

gauche,etvouscriez– leplus fortpossible–vers lagauche:«Ah! labelletruffe!»Alorslesanglier,séduit,seretourneenpivotantsursagauche,etvousprésentesonépaulegauche.

Mamèreéclataderireavecmoi.MonpèresouritetPauldéclara:—Tudisçapourrire!

Maisilneriaitpaslui-même,cariln’étaitsûrderien.

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22.

Cedînercynégétiqueavaitdurébeaucouppluslongtempsqued’ordinaire,etil était neuf heures lorsque nous quittâmes la table, pour aller commencer lafabricationdes cartouches. Je fus admis ày assister, car je fis remarquerqu’ils’agissaitd’une«leçondechoses».

—Unedemi-heure,pasplus,ditmamère;etelleemportaPaulqui,toutendormant,gémissaitdefaiblesprotestations.

—Ettoutd’abord,ditmononcle,examinonslesarmes!Ilallaprendredanslebuffet,derrièrelesassiettes,unbelétuidecuirfauve

(jefustouthonteuxdenepasl’avoirdécouvertplustôt),etilentirauntrèsjolifusil,quiparaissaittoutneuf.Lescanonsétaientd’unbeaunoirmat,lagâchetteétaitnickeléeet,surlacrossesculptée,s’allongeaitunchien,noyédansleboisverni.

Mon père prit l’arme de l’oncle, l’examina, et fit un petit sifflementd’admiration.

—C’estlecadeaudenocesdemonfrèreaîné,ditl’oncle:uncalibreseizedeVerney-Carron.Àpercussioncentrale.

Il le reprit, fit jouer lesverrous ; l’armes’ouvrit avecun joli«clic», et ilregardalalampeàtraverslescanons.

—Parfaitementgraissé,dit-il.Maisdemain,nousreverronsçadeplusprès.Ilsetournaversmonpère,etdit:—Oùestlevôtre?—Dansmachambre.Ilsortitàgrandspas.J’ignoraisqu’ilpossédâtunfusil,etjefusindignéqu’ileûtgardéunsibeau

secret:j’attendissonretouravecuneviveimpatience,essayantdedeviner,parle son de ses pas, et le bruit d’une clef, en quel endroit il l’avait caché. Cetespionnagefutvain,etjel’entendisredescendred’unpaspressé.

Ilnousapportaitungrandétui jaune,qu’ilavaitdûacheter–àmon insu–

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chez le brocanteur, car de longues éraflures disaient son âge, et avouaient parleurfondblanchâtrequecetobjetétaitl’ouvraged’unfabricantdepapiermâché.

Ilouvritcettedérisoirecartonnade,etildit,avecunsourireunpeugêné:—Celui-ci va faire une pauvre figure auprès d’une arme aussimoderne :

maisc’estmonpèrequimel’adonné.Ayant ainsi transformé cette antique pétoire en un respectable souvenir de

famille,iltiradel’étuilestroismorceauxd’unimmensefusil.L’oncle lesprit, lesajustaet lesverrouillaavecunerapiditémagique,puis,

considérantlesdimensionsdel’arme,ils’écria:—SeigneurDieu!C’estunearquebuse?—Presque,ditmonpère.Maisilparaîtqu’ilesttrèsprécis.—Cen’estpasimpossible,ditl’oncle.Lacrossen’enétaitpassculptée,etelleavaitperdusonvernis;lagâchette

n’était pas nickelée, et les chiens étaient si grands qu’ils avaient l’air d’unouvragedeferronnerie.Jemesentisunpeuhumilié.

L’oncleJulesouvritlaculasse,etl’examinad’unairpensif.— Si ce n’est pas un calibre inconnu de l’ancien temps, ça doit être un

douze!—Oui,c’estundouze,affirmamonpère.J’aiachetédesdouillesducalibre

douze!—Àbroche,bienentendu.—Oui,àbroche.Ilpritdansuneboîtedecartondeuxoutroiscartouchesvides,qu’iltendità

l’oncle.Deleurbasedecuivre,sortaitunpetitclousanstête.L’oncleenglissaunedanslecanon.

— Il est légèrement dilaté, dit-il, mais c’est effectivement un douze àbroche… Ce système a été abandonné depuis assez longtemps, parce qu’ilprésenteuncertaindanger.

—Queldanger?demandamamère.—Minime,dit l’oncle,maisdangertoutdemême.Voyez-vous,Augustine,

c’estenfrappantsurcepetitcloudecuivrequelechienmetlefeuàlapoudre.Mais ce petit clou est extérieur, rien ne le protège : il peut recevoir un choc

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imprévu.—Parexemple?—Parexemple…siunecartoucheéchappeauxdoigtsduchasseur,etsielle

tombesurlabroche,ellepeutéclateràvospieds.—Ça, cene serait pasmortel, dit Josephd’un ton rassurant.Etpuis, il ne

m’arriverajamaisdelaissertomberunecartouche.— Pourtant, dit ma mère à mi-voix, tu as laissé tomber trois fois la

savonnettecematin…—D’abord, dit mon père vexé, une savonnette est un objet extrêmement

glissant,parcequec’estuncorpsgras,cequin’estpaslecasd’unecartouche;ensuite,onneprendguèredeprécautionsquandonsaisitunesavonnette:onsaitbienqu’ellen’exploserapas.Enfin, il fautajouterque j’avais lesyeux fermés,puisquejemesavonnaislatête–etaucunhommedebonsensnefermelesyeuxpourmanipulerdescartouches.Donc,rassure-toisurcepoint.

—Josepharaison,ditl’oncle.Etjesuisàpeuprèssûrqu’ilnelaisserapastomber sesmunitions.Mais il peuty avoir d’autres accidents, et j’en ai vuuntrèssingulier.

«J’étaistrèsjeune,puisquec’étaitletempsdesfusilsàbroche.LeprésidentdelaSociétédeChasse,M.Bénazet(ilprononçaitBénazette),étaitsigrosquede loin, la nuit, on l’aurait pris pour un demi-muid, et il avait fallu coudreensemble deux cartouchières pour lui en faire une… Un jour, après un bondéjeunerdechasseurs,ilaglissé,etilarouléduhautenbasdesescaliers,avecson immense cartouchière autour du corps : elle était garnie de cartouches àbroche…Eh bien, on aurait dit un feu de peloton…Et j’ai le regret de vousapprendrequ’ilenestmort…

— Joseph, dit ma mère toute pâle, il faut acheter un autre fusil, sinon tun’iraspasàlachasse!

—Allonsdonc!ditmonpèreenriant.D’abordjen’airiend’undemi-muid,etensuitejeneprésideraipasun«bondéjeunerdechasseurs»dansunpaysdegrands vinassiers – car je suis bien sûr que l’explosion deM.Bénazette a dûlibérerd’abordungeyserdevinrouge!

—C’estassezprobable,ditl’oncleJulesenriant.Etd’ailleurs,Augustine,jepuisvousassurerqu’untelaccidentestencoreuniqueensongenre.

Ilselevabrusquement,etépaulalecalibredouze.

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Mamèremecria:«Resteoùtues!Nebougepas!»L’onclerépétacinqousixfoissamanœuvre,visanttouràtourlapendule,la

suspension,letournebroche.Enfin,ilrenditsasentence:—Cefusilesttrèsancien,etilpèsetroislivresdetrop.Maisilestbienen

mainetilmontebienàl’épaule.Àmonavis,c’estunearmeexcellente!Mon père fit un beau sourire, et il regardait l’assistance avec une certaine

fierté,lorsquel’oncleajouta:—…Sitoutefoisiln’éclatepas.—Quoi?ditmamèreépouvantée.—Ne craignez rien,Augustine, nous ferons tous les essais nécessaires, et

noustireronslespremièrescartouchesàlaficelle.S’iléclate,Josephn’auraplusdefusil,maisilconserverasamaindroiteetsesyeux.

Ilexaminadenouveaulaculasse,etditencore:—Ilsepourraitaussique,sousl’effetd’unechargeunpeuforte,ilchange

decalibre,etse transformeencanardière.Enfin,nousseronsfixésdemain.Cesoir,préparonsnosmunitions!

Ilpritunevoixdecommandement:— Tout d’abord, éteignez tous les feux de la maison ! Le danger que

représentecettelampeàpétroleestdéjàassezgrand!Ilsetournaversmoipourajouter:—Onneplaisantepasaveclapoudre!!Mamère,terrorisée,courutàlacuisine,etversaunecasseroled’eausurles

dernièresmiettesdebraisequirougeoyaientencoredanslefourneau.Cependant,mon père vérifiait l’étanchéité de la lampe de cuivre, et la solidité de lasuspension.

Cesprécautionsprises,l’oncles’assitdevantlatable,etfitplacermonpèreenfacedelui.

Matante,pourquicettedangereusecérémoniesemblaitn’avoiraucunsecret,monta dans sa chambre, pour donner son biberon au petit Pierre, et n’enredescenditplus.

Mamère s’était assise sur une chaise, à deuxmètres de la table : je restaideboutdevantelle,entresesgenoux.Jepensaisqu’ainsimoncorpslaprotégeraitencasd’explosion.

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Alorsmononclepritunedesfiolesdefer-blanc,etgrattaavecprécautionlabandegomméequienassurait l’étanchéité.Jevisparaître,sortantdubouchon,unminusculecordonnetnoir:illesaisitdélicatemententrelepouceetl’index,iltira,lebouchonsuivit.

Alors il inclina le goulot vers la feuille de papier blanc et une pincée depoudrenoireensortit.Jem’approchai,hypnotisé…C’étaitdoncça,lapoudre,laterrible substance qui avait tué tant de bêtes et tant d’hommes, qui avait faitsautertantdemaisons,etquiavaitlancéNapoléonjusqu’enRussie…Onauraitditducharbonpilé,riendeplus…

Mononclepritungrosdéàcoudredecuivre,fixéauboutd’unpetitmanchedeboisnoir.

—Voici la jaugette pourmesurer la charge,me dit-il. Elle est graduée engrammesetdécigrammes,cequinouspermetuneprécisionsuffisante.

Il la remplit à ras bord, et la vida sur le plateau du trébuchet. Le plateaudescendit,puisremontalentement,etrestaenéquilibre.

—Ellen’estpashumide,dit-il.Ellepèsesonjustepoids,ellebrille,elleestparfaite.

Alorscommençaleremplissagedesdouilles,opérationà laquellemonpèrecollabora : il enfonçait, sur lapoudre, lesbourresgrassescuisinéespar l’oncleJules.Puiscefutletourdesplombs,puisd’uneautrebourre,etcettedernièrefutsurmontéed’unerondelledecartonsurlaquelleungroschiffrenoirindiquaitlagrosseurduplomb.

Ensuite eut lieu le sertissage : le petit appareil àmanivelle rabattit le bordsupérieur de la cartouche, et en fit une sorte de bourrelet, qui enfermadéfinitivementlameurtrièrecombinaison.

—Leseize,demandai-je,c’estplusgrosqueledouze?—Non,ditl’oncle.C’estunpeupluspetit.—Pourquoi?— Oui ! dit mon père. Pourquoi les plus petits numéros sont ceux des

calibreslesplusgros?—Cen’est pas ungrandmystère, dit l’oncle Jules d’un air doctoral,mais

vous faites bien deme poser la question.Un calibre seize, c’est un fusil pourlequel on peut fabriquer seize balles rondes avec une livre de plomb.Pour uncalibredouze,lamêmelivredeplombnefournitquedouzeballesrondes,ets’il

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existaituncalibreun,iltireraitdesballesd’unelivre.—Voilàuneexplicationfortclaire,ditmonpère.Est-cequetuascompris?—Oui,dis-je.Plusonfaitdeballesaveclalivre,moinsellessontgrosses.Et

alorsçafaitqueletroudufusilestpluspetitquandc’estungrosnuméro.—Vousparlezbiend’unelivredecinqcentsgrammes?—Jenecroispas,ditl’oncle.Jecroisqu’ils’agitd’unelivreancienne,celle

dequatrecentquatre-vingtsgrammes.—Àmerveille!ditmonpèresoudaintrèsintéressé.—Pourquoi?—Parcequejevoislàuneminedeproblèmespourlecoursmoyen:«Un

chasseurquipossédaitseptcentsoixantegrammesdeplombapufondrevingt-quatre balles pour son fusil. Sachant que le poids de l’ancienne livre est dequatre cent quatre-vingts grammes et que le chiffre représentant le calibrereprésenteaussilenombredeballesquel’onpeutfairepoursonarmeavecunelivredeplomb,quelestlecalibredesonfusil?»

Cette invention pédagogiquem’inquiéta un peu, car je craignais qu’elle nefûtexpérimentéeauxdépensdemesjeux.Maisjefusassuréparlapenséequemon père paraissait trop enflammé par sa nouvelle passion pour sacrifier sesvacancesàladévastationdesmiennes,etlasuitemeprouvaquej’avaisraisonnéjuste.

La soirée, qui se termina par l’alignement d’un bataillon de cartouchesmulticolores, rangées comme des soldats de plomb, m’avait très vivementintéressé.

Pourtantjesentaisunesortedegêne,uneinsatisfactiondontjen’arrivaispasàpréciserlacause.

C’estentirantmeschaussettesquejeladécouvris.L’oncleJulesavaitparlétoutelasoiréeensavantetenprofesseur,tandisque

monpère,luiquiétaitexaminateurauCertificatd’Études,l’avaitécoutéd’unairattentif,d’unairignare,commeunélève.

J’enétaishonteuxethumilié.Lelendemainmatin,pendantquemamèreversaitducafédansmonlait, je

luifispartdemessentiments.—Çateplaît,toi,quepapaailleàlachasse?

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—Pastrop,medit-elle.C’estunamusementdangereux.—Tuaspeurqu’iltombedansl’escalieravecsescartouches?—Oh non ! dit-elle. Il n’est pas simaladroit…Mais tout demême, cette

poudre,c’esttraître.—Ehbien,moi,cen’estpaspourçaqueçanemeplaîtpas.—Alors,c’estpourquoi?J’hésitaiuninstant,quejemisàprofitpouravalerunebonnegorgéedecafé

aulait.— Tu n’as pas vu comme l’oncle Jules est fier ? C’est toujours lui qui

commande,etquiparletoutletemps!—C’estjustementpourluiapprendre,etillefaitparamitié.—Moi,jevoisbienqu’ilestrudementcontentd’êtreplusfortquepapa.Et

çanemeplaîtpasdutout.Papalegagnetoujours,auxboulesouauxdames.Etlà,jesuissûrqu’ilvaperdre.Jetrouvequec’estbêtedejoueràdesjeuxqu’onnesaitpas.Moi,jenejouejamaisauballonparcequej’ailesmolletstroppetits,et les autres semoqueraient demoi.Mais je joue toujours aux billes, ou auxbarres,ouàlamarelle,parcequejegagnepresquetoujours.

—Mais,grosbêta,lachasse,cen’estpasunconcours!C’estunepromenadeavecunfusil,etpuisqueçal’amuseçaluiferabeaucoupdebien.Mêmes’ilnetuepasdegibier.

—S’ilnetuerien,ehbien,moi,çamedégoûtera.Oui,çamedégoûtera.Etmoijenel’aimeraiplus.

J’avaisuneenviedepleurer,quej’étouffaid’unetartine.Mamèrelevitbien,etellevintm’embrasser.

—Tu as un peu raison,me dit-elle. C’est bien vrai qu’au commencementpapaseramoinsfortquel’oncleJules.Maisauboutd’unesemaine,ilseraaussiadroit que lui, et dans quinze jours, tu verras que c’est lui qui donnera desconseils!

Ellenementaitpaspourmerassurer.Elleavaitconfiance.ElleétaitsûredesonJoseph.Maismoi,j’étaisdévoréd’inquiétude,commeleseraientlesenfantsde notre vénéré président de la République, s’il leur confiait son intention des’engagerdansleTourdeFrancecycliste.

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23.

Lajournéedulendemainfutencorepluspénible.Toutennettoyantlesfusils,dontlespiècesétaientétaléessurlatable,l’oncle

Julescommençalerécitdesesépopéescynégétiques.IldisaitquedanssonRoussillonnatal,àtraverslesvignesetlespinèdes,il

avait abattu des dizaines de lièvres, des centaines de perdrix, des milliers delapins,sansparlerdes«piècesrares».

— Un soir, je rrentrais brredouille, et j’étais furrieux, car j’avais manquédeuxlièvrescoupsurcoup!

—Pourquoi?ditPaullaboucheouverteetlesyeuxronds.—Jen’ensaisfichtrerrien!…Lefaitestquej’étaishonteuxetdécouragé…

Mais en sortant dubosquet deTaps, j’entrre dans la vignedeBrouqueyrol, etquevois-je?

—Oui,quevois-je?ditPauld’unaird’angoisse.Jem’écriai:«Unebartavelle!»—Non,ditmononcle.Çanevolaitpas,etc’étaitbienplusgros.Quevois-

je?disais-je.Unblairreau!unblairreauénorme,quiavaitdéjàdévastétouteunerrangéederraisinsdetable!J’épaule,jetirre…

C’étaittoujourslamêmechose,etpourtanttoujoursnouveau.L’oncle tirait, puis par précaution, il « doublait », et l’animal foudroyé

s’ajoutaitàlalisteinterminabledesvictimes.Mon père écoutait ces récits glorieux, mais il ne disait rien : sagement,

comme un apprenti, il ramonait le canon de son fusil, avec une brosse rondefixéeauboutd’unelonguebaguette,pendantquejepolissaismélancoliquementlagâchetteetlepontet.

À midi, les armes furent remontées, huilées, astiquées, et l’oncle Julesdéclara:—Onlesessaieracetaprès-midi.

*

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*

Le feuilleton de ses exploits continua pendant tout le repas, et s’étendit

jusqu’auxPyrénées,pourlerécitd’unechasseauchamois.—Jeprendsmalorgnette,etquevois-je?Paulenoubliaitdemanger,sibienquemamèreetmatante–aprèslamort

de deux chamois – prièrent le récitant d’arrêter là son épopée, ce qui parut leflattergrandement.

Jeprofitaidecetarrêtpourintroduireadroitementunequestionpersonnelle.Depuisledébutdespréparatifs,jen’avaisjamaisdoutéquejeseraisadmisà

suivre les chasseurs. Mais ni mon père ni mon oncle ne l’avaient ditexpressément,et jen’avais jamaisoséposer laquestion,parcrainted’unrefuscatégorique:c’estpourquoijeprisunbiais.

—Etlechien?dis-je.Est-cequ’ilnevousfaudrapasunchien?—Il seraitbond’enavoirun,dit l’oncle.Maiscommentnousprocurerun

chiendressé?—Est-cequ’iln’yenapaschezlesmarchands?—Oui,ditmonpère.Maisçavautaumoinscinquantefrancs!—C’estdelafolie!s’écriamamère.—Ohquenon!ditl’oncle.Etsiunbonchiennevalaitquecinquantefrancs,

croyezbienquejen’hésiteraispas!Maisàceprix-là,vousn’aurezqu’unbâtardquelconque,quivouslâcheralapisted’unlièvrepourvousconduireautroud’unrat ! Un chien dressé, ça vaut dans les quatre-vingts francs, et ça peut allerjusqu’àcinqcents!

—Etpuis,ditmatante,qu’est-cequenousenferionsaprèslachasse?—Aprèslachasse,ilfaudraitlerevendreàmoitiéprix!Etd’ailleurs,ajouta

l’oncle,ilesttrèsdangereuxd’entretenirunchiendanslamaisond’unbébé.—C’estvrai,ditPaul.Ilpourraitmangerlepetitcousin!—Jenecroispas.Maisilpourrait,sanslevouloir,luidonnerdesmaladies.—Uneangine!s’écriaPaul.Moijesaiscequec’est.Maismoi,cen’estpas

unchien,c’estlecourantd’air!

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Jen’insistaipas:iln’yauraitpasdechien.C’estdoncqu’ilscomptaientsurmoi pour retrouver le gibier abattu. On ne l’avait pas dit, mais c’étaitévidemment sous-entendu : il n’était pas nécessaire d’obtenir une promessesolennelle, surtout devant Paul, qui avait exprimé son intention de suivre lachasse«deloin»avecducotondanslesoreilles :prétentioninsoutenablequieûtpufairegrandtortauxmiennes.

Jemetusdoncprudemment.Aprèsledéjeuner,lesgrandespersonnesfirentlasieste.Nousprofitâmesde

cet intervallepourmettredesgouvernailsauxcigales ;c’est-à-direquedans lederrièredespauvreschanteuses,soudainmuettes,nousplantionslaqueued’unefeuilled’amandier,puisjeleslançaisenl’air.Ellesvolaientalorsauhasard,etleurscircuitsextravagantsnousfaisaientriredeboncœur.

Verslestroisheures,monpèrenoushéla.— Venez ici ! cria-t-il. Et restez derrière nous ! Nous allons essayer les

fusils!L’oncle Jules avait solidementattaché l’arquebuseàdeuxgrossesbranches

parallèles, et déroulait une longue ficelle dont une extrémité commandait lagâchette.Àdixpasdufusil,ils’arrêta.

Mamèreetmatante,accourues,nousforcèrentàreculerencoreplusloin.—Attention!ditl’oncle.J’aimistriplecharge,etjevaistirerlesdeuxcoups

àlafois!Silefusilexplose,leséclatspourraientsifflerànosoreilles!Toutelafamillesemitàl’abriderrièredestroncsd’olivier,etchacunrisquait

unœil.Seuls,leshommesrestèrentàdécouvert,héroïques.L’oncletiralaficelle:unedétonationpuissanteébranlalesairs,etmonpère

courutversl’armeligotée.—Ilatenulecoup!cria-t-il.Etilcoupaitjoyeusementlesliens.L’oncleouvritlaculasse,etl’examinadefortprès.—C’est parfait ! déclara-t-il enfin.Ni fêlure, ni dilatation !Augustine, je

répondsmaintenantdelasécuritédeJoseph:cefusilestaussirésistantqu’unepièced’artillerie!

Et comme les femmes s’éloignaient, rassurées, il dit à voix basse à monpère:—Cependant,ilnefaudrapasexagérer.Jepuisévidemmentvousaffirmer

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qu’avantcetteépreuvecettearmeétait parfaite.Mais il arrivequelquefoisquel’expérienceelle-mêmecompromettelasoliditéducanon…C’estunrisquequ’ilfautaccepter.Nousallonsmaintenantvérifierlegroupementdesplombs.

Il tira un journal de sa poche, le déplia, et partit à grands pas vers lescabinets,auboutdel’alléed’iris.

—Ilalacolique?ditPaul.Maisl’oncleJulesn’entrapasdanslaguérite:ilfixasurlaporte,aumoyen

dequatrepunaises,lejournaldéployé,etrevintàgrandspasversmonpère.Ilchargeasonfusild’uneseulecartouche.«Attention!»dit-il.Ilépaula,visaunesecondeettira.Paul,quis’étaitbouchélesoreilles,s’enfuitverslamaison.Lesdeuxchasseurss’approchèrentdujournal:ilétaitcriblédetrous,comme

unepassoire.L’oncleJulesl’examinalonguement,etparutsatisfait.— Ils sont bien groupés. J’ai tiré le canon choke.À trente mètres, c’est

parfait.Ilpritdanssapocheunautrejournal,ettoutenledépliant,ildit:—Àvous,

Joseph!Tandisqu’ilmettait lanouvellecibleenplace,monpèrechargeason fusil.

Mamèreetmatante,attiréesparlapremièredétonation,étaientrevenuessurlaterrasse. Paul, à demi caché derrière le tronc du figuier, regardait d’un œil,l’indexenfoncédansl’oreille.

L’oncleserepliaautrot,etdit:—Allez-y!Monpèrevisa.Jetremblaisqu’ilnemanquâtlaporte:c’eûtétél’humiliationdéfinitive,et

l’obligation,àmonavis,derenonceràlachasse.Iltira.Ladétonationfuteffrayante,etsonépauletressaillitviolemment.Ilne

parut ni ému ni surpris, et s’avança vers la cible d’un pas tranquille – je ledevançai.

Le coup avait frappé le milieu de la porte, car les plombs entouraient lejournalsurlesquatrecôtés.Jeressentisunefiertétriomphale,etj’attendaisque

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l’oncleJulesexprimâtsonadmiration.Ils’avança,examinalacible,seretournaetditsimplement:—Cen’estpas

unfusil,c’estunarrosoir!—Ill’afrappéenpleinmilieu!dis-jeavecforce.—Cen’estpasmal tiré!dit-ilaveccondescendance.Maisuneperdrixqui

s’envole n’a pas grand-chose de commun avec une porte de cabinets. On vamaintenantessayerlesplombsdequatre,decinqetdesept.

Ilstirèrentencoretroiscoupsdefusilchacun,toujourssuivisd’examensetdecommentairesdel’oncle.

Enfin,ils’écria:— Pour les deux dernières, on va tirer les chevrotines. Serrez bien votre

crosse,Joseph,carj’aimisunechargeetdemiedepoudre.Etvous,Mesdames,bouchez-vouslesoreilles,carvousallezentendreletonnerre!

Ils tirèrentenmême temps ; le fracas fut étourdissant, et laporte tressaillitviolemment.

Ilss’avancèrenttouslesdeux,souriantsetsatisfaitsd’eux-mêmes.—Tonton,demandai-je,est-cequeçaauraittuéunsanglier?—Certainement,s’écria-t-il,àconditiondeletoucher…—Audéfautdel’épaulegauche!—Exactement!Ilarrachalesjournauxsuperposés,etjevis,incrustéesprofondémentdansle

bois,unevingtainedepetitesbillesdeplomb.—C’estduboisdur,dit-il.Ellesn’ontpastraversé!Sinousavionseudes

balles…Heureusement,ilsn’enavaientpaseu,caràtraverslaportemassacrée,nous

entendîmesunefaiblevoix.Elledisait,incertaine:—Est-cequejepeuxsortir,maintenant?

C’étaitla«bonne».

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24.

La date de l’ouverture approchait, et l’on ne parlait plus que chasse à lamaison.

Après la longue suite des récits épiques, l’oncle Jules en était arrivé auxexplications et démonstrations techniques. À quatre heures, après la sieste, ildisait:

—Joseph,jevaisvousdécomposerle«coupduroi»,quiestaussileroidescoups.D’abord,écoutez-moibien…Vousêtescachéderrièreunehaie,etvotrrechiendécrituncercleautourdelavigne.S’ilconnaîtsonmétier,lesperrdrreauxvont venir droit sur vous. Alors, vous faites un pas en arrière, mais vousn’épaulezpasencore,parcequelegibierverraitvotrefusil,etilauraitletempsdeprendrelatangente.Dèsquelesvolatilesparaissentdansmonchampvisuel,j’épaule,jevise.Maisaumomentdetirrer,d’uncoupsec,vousrelevezleboutducanond’unedizainedecentimètres,toutenpressantsurlagâchette,etvousbaissezlatête,enfaisantledosrond.

—Pourquoi?ditmonpère.—Parcequesivotretirestbienajusté,vousallezrecevoirenpleinefigure

unvolatiled’unkilolancéàsoixanteàl’heure.Passonsmaintenantàlapratique.Marcel,vamecherchermonfusil.

Jecouraisàlasalleàmanger,etjerevenaisàpaslents,portantavecrespectcettearmeprécieuse.

L’oncleouvraittoujourslaculasse,pourvoirsilefusiln’étaitpaschargé.Puisilallaitseposterderrièrelahaiedujardin.Monpère,Pauletmoi,nous

formions un demi-cercle autour de lui. L’oncle, les sourcils froncés, l’oreilletendue, le dos voûté, essayait de voir à travers les feuilles, non pas ce pauvrecheminpierreux,maislesvignesdoréesduRoussillon.Soudain,illançaitdeuxaboiementsaigusetbrefs.Puis,soufflantpuissammententreseslèvresmolles,ilimitaitl’envolronflantd’unecompagniedeperdreaux.Alors,ilfaisaitlepasenarrière, et regardait intensément le ciel, au ras de la haie. Puis il épaulaitvivement, donnait le petit coup sec, et criait : « Pan ! pan ! » Sur quoi, nousrentrionstouslesquatrelatêtedansnosépaulescontractées,etnousdemeurions

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immobiles, lesyeuxfermés,prêtsàsupporter lechocd’un«volatiled’unkilolancéàsoixanteàl’heure».

L’onclenousdélivraitendisant:«Pom!pom…»,cardeuxperdrixétaienttombées derrière nous. Il les cherchait un instant du regard, puis allait lesramasserl’uneaprèsl’autre–cardanssesdémonstrations,ilnefaisaitquedes«doublés ».Enfin, sifflant son chien, il retournait s’asseoir à l’ombre, dupaspesantduchasseurfatigué.Monpère,pensif,disait:

—Çanedoitpasêtrebienfacile.—Oh!ilyfautdel’entraînement!J’avouequejen’aijamaisentendudire

qu’undébutantl’aitréussidupremiercoup…Maissivousavezdesdispositions–cequej’ignoreencore–ilestbienpossiblequel’annéeprochaine…Essayez-ledonctoutdesuite!

Et mon père, docile, prenait à son tour le fusil, et répétait fidèlement lapantomimedel’oncleJules.

Parfois,lematin,ilm’emmenaitavecluisurlecheminduvallondeRapon,quiétaitbordéd’unehaied’arbustes.Etlànousrépétionsencachettele«coupduroi»:jejouaislerôledelaperdrix,puis,aumomentdem’envoler,jelançaisde toutesmes forces une pierre par-dessus la haie, etmon père essayait de lasuivre,duboutdesonfusilbrusquementépaulé…

Ensuite–pourletirauxlapins–jelançaisdansl’herbe,sansleprévenir,unevieilleboulemoisie,épaved’unjeudequillesdisparu,quej’avaistrouvéedanslejardin.

D’autresfois,ilm’envoyaitmecacherdansunbuisson,etmedonnaitl’ordrede fermer les yeux.Là, j’attendais, les oreilles grandes ouvertes, et attentif aumoindrecraquement.Soudain,ilposaitlamainsurmonépaule,etdisait:«Est-cequetum’asentenduvenir?»

Ainsi,monpèrepréparaitl’«Ouverture»,avecuneapplicationsiminutieuseet si humble que, pour la première fois de ma vie, je doutai de sa toute-puissance,etmesinquiétudesnefaisaientquegrandir.

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25.

Enfinl’aubeselevasurlaveilledugrandjour.Ilsessayèrentd’abordleurstenuesdechasse.Papaavaitachetéunecasquette

bleue, qui me parut du plus bel effet, des jambières en cuir marron, et dessouliersmontantsàsemelledecorde.L’oncleJulesportaitunbéretbasque,desbotteslacéespar-devant,etunevestetoutàfaitspéciale,dontilfautquejediseunmot,parcequec’étaitunvêtementtrèsremarquable.

Àpremièrevue,mamèredéclara:—Cen’estpasuneveste:c’esttrentepochescousuesensemble!Il y en avait jusque dans le dos. Jem’aperçus plus tard que cette richesse

avaitsesdéfauts.Lorsquel’onclecherchaitquelquechosedanssespoches,iltâtaitd’abordle

drap, puis la doublure, puis les deux à la fois, afin de repérer l’objet. Le plusdifficile était ensuite de découvrir par quelle voie il était possible de parvenirjusqu’àlui.

C’estainsiqu’unpetitmerle,oubliédanscelabyrinthe,signalasaprésence,quinzejoursplustard,paruneépouvantableodeur.Ilfutaisémentlocaliséparlenez de la tante Rose, et par la vue d’un triste bec jaune qui avait traversé ladoublure. L’oncle sonda plusieurs ouvertures de poches, ce qui lui permit dedécouvriruneoreilledelapin,delabouillied’escargot,etunvieuxcure-dentquiseplantasousl’ongledesonindex…Maispourl’extractionducadavre,ilfallutrecourirauxciseaux.

Cependant, le jour de l’essayage, la veste fit un grand effet, et semblapromettreabondancedegibier.

Lacérémonie,devantlemiroir,futassezlongue,etleschasseurssemblaients’y complaire.Mais leurs femmes les déshabillèrent pendant qu’ils en étaientencore à se mirer, et prirent en main leurs vêtements, pour en consolider lesboutons.

Les fusils furent, une fois de plus, astiqués et graissés, et j’eus l’honneurd’enfoncerlescartouchesdanslesceinturesàgodetsdecuir.

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Puisilsétudièrentlacarted’état-major,uneloupeàlamain.—Nousmonteronsderrière lamaison,dit l’oncle, jusqu’àRedouneou,que

voici (il plantait dans la carte une épingle à tête noire) ; jusque-là, nous neverronspasgrand-chose,peut-êtredesgrivesoudesmerles…

—Ceseraitdéjàtrèsintéressant,ditmonpère.—Bagatelles!ditl’oncle.Notregibier–nenousfaisonspasd’illusions–ce

n’estévidemmentpaslabartavelle,maisc’estaumoinslaperdrix,lelapinetlelièvre. Je croisquenousen trouveronsauxEscaouprès, c’estdumoinscequem’a dit Mond des Papillons. Donc, à Redouneou, nous descendons sur lesEscaouprès : nous les remonterons jusqu’au pied du Taoumé, que nouscontournerons à droite pour atteindre le Puits du Mûrier. C’est là que nousdéjeunerons,versmidietdemi.Ensuite…

Maisjen’entendispaslasuite,carjeréfléchissaisàmonplan.Ilétaitmaintenantindispensabledeposerlaquestionnettement,etd’obtenir

la confirmation de mes certitudes, certitudes d’ailleurs un peu ébranlées parl’attitudepassivedel’entourage.

Onn’avaitpasparlédemoncostume…Sansdoutepensait-onque lemienétaitbiensuffisantpourunchiendechasse?

Unmatin, j’avais dit à la bonne que j’attendais impatiemment l’ouverture.Cettecréatureavaitrietm’avaitrépondu:—Ilnefaudraitpast’imaginerqu’ilsvonttemeneraveceux!

Proposabsurded’uneidiote,àlaquellejeregrettaid’avoiradressélaparole.Cequim’inquiétaitdavantage,c’étaitqu’ilmesemblaitsentirunecertainegênechezmonpèreetqu’ilavaitditplusieursfoisàtable–sansaucunmotif–quelesommeil était indispensable aux enfants, à tous les enfants sans exception, etqu’il était dangereux de les réveiller à quatre heures du matin. L’oncle avaitabondédanssonsens,et ilavaitmêmecitédesexemplesdepetitsgarçonsquiétaientdevenusrachitiquesoutuberculeuxparcequ’onlesfaisait lever troptôttouslesjours.

J’avaispenséquecesdiscourss’adressaientàPaul,afindeleprépareràsonévictiondelachasse.Maisj’enavaisgardéuneimpressionfortpeuplaisante,etcommeunpetitdoutegênant.Jeprismoncourageàdeuxmains.

Ilfallaitd’abordéloignerPaul.Ilétaitjustementdevantlaporte,trèsoccupéàgratterleventred’unecigale,

quichantaitdeplaisir,oupeut-êtrehurlaitdedouleur.

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Jeluitendislefiletàpapillons,etjeluirévélaiqu’aufonddujardinjevenaisde voir un oiseau-mouche blessé, qu’il lui serait facile de capturer. Cettenouvellel’excitagrandement.Illâchalacigale,etdit:«Allons-yvite!»

Je lui répondis qu’il m’était impossible de l’accompagner, parce qu’onm’imposaitunbain,avecdusavon.

Jepensaisexcitersapitié,etfairenaîtreenmêmetempslacraintequ’onnelui infligeât lemême traitement. Je réussis pleinement, car attiré par l’oiseau-moucheetchasséparlebain,ilm’arrachalefilet,etdisparutsouslesgenêts.

Je rentrai dans la maison au moment où l’oncle Jules repliait la carte endisant:—Douzekilomètresdanslescollines,cen’estpasexcessif,maisçafaittoutdemêmeunetrotte.

Jedisbravement:—Moi,jeporterailedéjeuner.—Queldéjeuner?ditl’oncle.—Lenôtre.Jeprendraideuxmusettes,etjeporterailedéjeuner.—Maisoùdonc?ditmonpère.Cettequestionmecoupalesouffle,carjevisqu’ilfaisaitsemblantdenepas

comprendre.Je fonçai désespérément et je parlai à toute vitesse, en prenant à peine le

tempsderespirer.—Àlachasse,dis-je.Moi,jen’aipasdefusil,c’esttoutnaturelquejeporte

le déjeuner. Vous, ça pourrait vous gêner. Et puis, si vous le mettez dans lecarnier, il n’y aura plus de place pourmettre le gibier.Et puis,moi, quand jemarche,jenefaispasdebruit.J’aibienétudiélesPeaux-Rouges,jesaismarchercommeunComanche.Lapreuve,c’estquej’attrapedescigalestantquejeveux.Et puis moi, je vois de loin, et l’autre jour, c’est moi qui vous ai fait voirl’épervier,etencorevousnel’avezpasvutoutdesuite.Etpuisvousn’avezpasdechien,etlesperdrix,quandvouslestuerezvousnepourrezpaslesretrouver,tandisquemoi,jesuispetit,jemefaufiledanslesbroussailles…Etpuiscommeça,pendantquejeleschercherai,vouspourrezentuerd’autres.Etpuis…

—Viensici,ditmonpère.Ilposasagrandemainsurmonépaule,etmeregardadanslesyeux.— Tu as entendu ce qu’a dit l’oncle Jules : douze kilomètres dans les

collines!Tuasdebienpetitespattespourmarchersilongtemps!

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—Ellessontpetites,maisellessontdures,dis-je.Touche-les,c’estcommedubois.

Iltâtamesmollets:—C’estvraiquetuasdebonsmuscles…—Etpuis, jesuis léger,moi.Jen’aipasdesgrossesfessescommel’oncle

Jules,çafaitquejenesuisjamaisfatigué!—Ho ho ! dit l’oncle Jules, trop heureux de détourner la conversation, je

n’aimepasbeaucoupqu’onsepermettedecritiquermesfesses!Maisjen’acceptaipasladiscussion,etj’enchaînai:—Ellesnesontpasgrosses,lessauterelles,etpourtantellessautentbienplus

loin que toi !Et puis, quand l’oncle Jules avait sept ans, sonpère l’emmenaittoujoursàlachasse.Etmoi,maintenant,j’aihuitansetdemipassés.Etpourtant,iladitquesonpèreétaitsévère.Alors,c’estuneinjustice…Etpuis,sivousnemevoulezpas,moijevaistombermalade,etdéjàj’aiunpeumalaucœur!

Sur quoi, je courus aumur, et contremonbras replié, jememis à pleurerbruyamment.

Monpèrenesavaitquedireetilcaressaitmescheveux.Mamèreentraet,sansunmot,mepritsursesgenoux.J’étaisaucombledu

désespoir. D’abord parce que cette ouverture m’apparaissait comme un granddépart vers l’Aventure, vers les hautes garrigues inconnues que je regardaisdepuissilongtemps.Etsurtout,jevoulaisaidermonpèredanssonépreuve:jemeglisseraisdanslesbroussailles,etjerabattraislegibiersurlui.S’ilmanquaitunperdreau,jedirais:«Jel’aivutomber!»,etjerapporteraistriomphalementquelques plumes que j’avais ramassées dans le poulailler, afin de lui donnerconfiance.Maiscela,jenepouvaispasledire,etmonamourdéçumebrisaitlecœur.

—Mais aussi, ditmamère sur un ton de reproche, vous lui en avez tropparlé!

—Ceseraitdangereux,ditmonpère,surtoutlejourdel’ouverture.Ilyaurad’autres chasseurs dans la colline… Il est petit et, dans les broussailles, onpourraitleprendrepourungibier.

—Mais moi, je les verrai, les chasseurs ! criai-je entre deux sanglots. Etalors,sijeleurparle,ilscomprendrontquejenesuispasunlapin!

—Ehbien,jeteprometsquetuviendrasavecnousdansdeuxoutroisjours,

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quandjeseraimieuxentraîné,etquenousn’ironspassiloin.—Non!non!Jeveuxfairel’ouverture!Alors,l’oncleJulessemontragrandetgénéreux.—Jememêlepeut-êtredecequinemeregardepas,dit-il.Maisàmonavis,

Marcelaméritédefairel’ouvertureavecnous.Allons,nepleureplus.Ilporteranotredéjeuner,commeill’aproposé,etilnoussuivrabiengentiment,àdixpasderrièrelesfusils.

Ilsetournaversmonpère.—C’estd’accord,Joseph?—Sivousêtesd’accord,moiaussi.Lareconnaissance,quimefaisaitverserdenouvelleslarmes,m’étouffa.Ma

mère me caressa doucement la tête, et baisa mes joues mouillées. Alors, jebondis surmon oncle, je l’escaladai, et je serrai sa grosse tête surmon cœurbattant.

—Calme-toi,calme-toi!disaitmonpère.Aprèsdeuxgrosbaisersbienappliqués,jedescendisd’unbond:jebaisaila

main de mon père, et levant les bras au ciel, j’exécutai une danse sauvageterminéeparunbondquimeportasurlatable,d’oùj’envoyaimillebaisersauxassistants.

—Seulement,dis-jeensuite,ilnefaudrapasenparleràPaul,parcequ’ilesttroppetit.Ilnepourraitpasmarchersiloin.

—Héhé,ditmonpère,tuvasdoncmentiràtonfrère?—Jenementiraipas,maisjeneluidirairien.—Maiss’ilt’enparle?ditmamère.—Jeluimentirai,parcequec’estpoursonbien.—Ilaraison!ditmononcle.Puis,meregardantbiendanslesyeux,ilajouta:—Tuviensdedireuneparole importante, tâchedenepas l’oublier : ilest

permisdementirauxenfants,lorsquec’estpourleurbien.Ilrépéta:«Nel’oubliepas.»MaisPaularrivait,assezpenauddenepasavoirtrouvél’oiseaublessé,etla

conversations’arrêtabrusquement.

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*

Pendant le dîner, ma joie était si grande, que je n’arrivai pas à manger,

malgré les observations demamère.Mais l’oncle ayant parlé de l’appétit deschasseurscommed’untraitcaractéristiquedecetterace,jedévoraimacôtelette,etjeredemandaidespommesdeterre.

—Qu’est-cequ’ilteprend?ditmonpère.—Jeprendsdesforcespourdemain!—Quecomptes-tufairedemain?demandal’onclesuruntond’affectueuse

curiosité.—Ehbien,dis-je,l’ouverture.—L’ouverture?Maiscen’estpasdemain!s’exclama-t-il…Demain,c’est

dimanche!Est-cequetucroisqu’ilestpermisdetuerlesbêtesdubonDieu,lejourduSeigneur?Et lamessealors,qu’enfais-tu?C’estvrai,ajouta-t-il,quevousêtesunefamilledemécréants!Etvoilàpourquoicetenfanta l’idéefollequel’onpeutouvrirlachasseundimanche!

Jefusconsterné.—Maisalors,quandest-ce?—C’estlundi…après-demain.C’étaitunedésolantenouvelle,carcette journéed’attenteallaitêtreun très

longmartyre.Quefaire?Jemerésignai,defortmauvaisegrâce,maissansmotdire.Puis l’oncleJulesayantannoncéqu’il tombaitdesommeil, tout lemondeallasecoucher.

QuandmamèreeutbordélepetitPaul,ellevintmedonnerlebaiserdusoir,etmedit:—Demain,jevousfinirailesnouveauxcostumesd’Indiens,pendantquetufabriqueraslesflèches.Etpourdéjeuner,ilyauradelatarteauxabricotsavecdelacrèmefouettée.

Jecomprisqu’ellemepromettaitcerégalpouratténuermadéconvenue,etjeluibaisailesmainstendrement.

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26.

Mais dès qu’elle fut sortie, le petit Paul parla. Je ne le voyais pas, parcequ’elle avait soufflé sur la flamme de la bougie. Sa petite voix était calme etfroide.

—Moi,jelesavaisqu’ilsnetemèneraientpasàl’ouverture.Moi,j’enétaissûr!

Jerépondishypocritement:— Je n’ai jamais demandé à y aller. L’ouverture, ce n’est pas pour les

enfants.—Tuesungrandmenteur.Moij’aivutoutdesuitequel’oiseau-mouche,ce

n’étaitpasvrai.Alors,jesuisviterevenu,etjemesuismissouslafenêtre,etj’aientendutoutcequevousavezdit,et toutcequetuaspleuré!Etmême, tuaspromisqu’ilfautmediredesmensonges.Maismoi,jem’enfousbiend’alleràlachasse.Lesvraiscoupsdefusil,çamefaittroppeur.Maisquandmême,tuesunmenteur,etl’oncleJulesestencoreplusmenteurquetoi.

—Pourquoi?— Parce que c’est demain. Moi je le sais. Maman a fait l’omelette aux

tomates cet après-midi, et puis elle l’a mise dans les carniers avec un grandsaucissonetdescôtelettescrues,etdupain,etlabouteilledevin.Moij’aitoutvu.Etlescarniers,ilssontcachésdansleplacarddelacuisine,pourpasquetulesvoies.Ilsvontpartirdebonneheure,ettoitutebrosseras.

Cetterévélationétaitaccablante.Maisjerefusaid’ycroire.—Alorstuosesdirequel’oncleJulesaditdesmensonges?Moi,jel’aivu

habilléensergent,l’oncleJules.Etilaunedécoration,l’oncleJules.—Moi,jetedisqu’ilsyvontdemain.Etpuis,nemeparleplus,parceque

j’aisommeil.Lapetitevoixsetut,etjerestai,lesyeuxgrandsouverts,dansledouteetla

nuit.A-t-on le droit de mentir, quand on est sergent ? Certainement non. La

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preuve:lesergentBobillot.Mais jemerappelaisoudainque l’oncleJulesn’avait jamaisétésergent,et

quejevenaisdel’inventerdansmondésarroi.Deplus,ilyavait,danssonpassé,laterriblehistoireduparcBorély…

Quandj’avaisdécouvertsonimposture,qu’avait-ilfait?Ils’étaitmisàrire,toutsimplement,etsanslamoindreconfusion.

Cependant, je cherchais des excuses à cemensonge déjà très ancien, pourdiminuersavaleurdepreuve,lorsqu’unsouvenirterribletraversamonesprit.

Dans l’après-midi même, quand j’avais eu la sottise de dire que j’allaismentiràPaul,parcequec’étaitpoursonbien,l’oncleJulesavaitsaisilaballeaubond. Il m’avait hautement approuvé, pour justifier par avance sa criminellecomédie.

Je fusdésespéréparcette trahison.Etmonpère,quin’avait riendit !Monpère,quiétaitlecomplicemuetd’uncomplotdirigécontresonpetitgarçon…Etmaman,machèremaman,quiavaitpenséà laconsolantecrème fouettée…Jem’attendris soudain surmon triste sort, et jememis à pleurer en silence ; auloin,laflûted’argentdelachouetteajoutaitàmondésespoir.

Puis, un doute me revint : Paul était parfois démoniaque ; n’avait-il pasinventécettehistoirepoursevengerducoupdel’oiseau?

Toute lamaisonparaissait dormir : jeme levai sans lemoindrebruit, et jemisplusd’uneminutepourfairetournerleboutondelaserrure…Souslaportedesautreschambres,jenevispasletraitdelumière.Jedescendissurmespiedsnus : aucunemarchenecraqua.Dans lacuisine, leclairde lunemepermitdetrouverlesallumettesetunebougie.Alors,devantlaporteduplacardfatidique,j’hésitai un moment. Derrière cette plaque de bois mort, j’allais découvrir lascélératessede l’oncle Jules,ou laperfidiedePaul–ce serait,de toute façon,unecatastrophesentimentale…

Jefistourner,lentement,laclef…Jetirai…Levantailvintàmoi…J’entraidanslevasteplacard,jehaussailabougie:ilsétaientlà,lesdeuxgroscarniersde cuir fauve, avec leurs poches de filet… Ils étaient gonflés à crever et, dechaquecôté,pointaitlegoulotbouchéd’unebouteille…Suruneétagère,àcôtédescarniers,lesdeuxcartouchièresquej’avaisgarniesmoi-même.Quellefêtesepréparait!Unegrandeindignationmesouleva,etjeprisunedécisionfarouche:j’iraisaveceux,malgréeux!

Jeremontaidansmachambre,aveclalégèretéd’unchat,etjefismonplan.

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D’abord, il fallaitgarder lesyeuxouverts.Si jem’endormais, j’étaisperdu.Jamaisdemaviejen’avaispumeréveilleràquatreheuresdumatin.Donc,nepasdormir.

En second lieu, préparer mes vêtements, que j’avais, selon mon habitude,jetésunpeupartout…Àquatrepattes,danslanuit,jerécupéraimeschaussettes,jelesmisdansmesespadrilles.

Aprèsd’assezlonguesrecherches,jetrouvaimachemisesouslelitdePaul.Jelaremisàl’endroit,ainsiquemaculotte:jelesplaçaiensuitesurlepieddemonlit.Alorsjemerecouchai,assezfierdemarésolutionprise–etj’ouvrislesyeuxdetoutesmesforces.

Paul dormait paisiblement. Deux chouettes se répondaient maintenant àintervallesréguliers.L’unen’étaitpasloindemafenêtre,sansdoutedanslegrosamandier.Lavoixde l’autre,unpeumoinsgrave,maisplus jolie àmonavis,montaitduvallon.Jepensaiquec’étaitlafemmequirépondaitàsonmari.

Unmincerayondelunepassaitparletrouduvolet,etfaisaitbrillerleverre,sur ma table de nuit. Le trou était rond, le rayon était plat. Je me promis dedemanderàmonpèrel’explicationdecephénomène.

Toutà coup,dans legrenier, les loirs commencèrentune sarabande,qui seterminaparunebagarre,avecdesbondsetdescrispointus.Puis,lesilencesefit,et j’entendis, à travers la cloison, le ronflementde l’oncle Jules, le ronflementpaisible et régulier d’un honnête homme, ou d’un criminel endurci. « Àmonavis»,avait-ildit,«Marcelaméritédefairel’ouvertureavecnous!»LeCerfAgileavaitbienraison:lesVisagesPâlesontlalanguedouble!

Et il avait eu l’audace demementir « pourmonbien » !C’était doncmefairedubien,queme réduireaudésespoir ?Etmoi,qui l’avais serré surmoncœursitendrement!Jeluivouai,solennellement,unerancuneéternelle.

Jepensaiensuiteàlatrahisonmuettedemonpère:jemepromiscependantdegarderlesilencesurcetépisodenavrant,etjehâtailepassurunsentierbordédebroussaillessansépines,quicaressaientmesmolletsnus.Jeportaisunfusillongcommeunecanneàpêche,quiétincelaitausoleil.Monchien–unépagneulblanc et feu – me précédait, le nez à terre, et lançait de temps à autre unaboiementplaintiftoutàfaitsemblableaucrimusicaldelachouette;unautrechien,deloin,luirépondait.Soudain,unoiseauénormeseleva:ilavaitunbecde cigogne, mais c’était une bartavelle !… Elle vint droit sur moi, d’un volrapideetpuissant:le«coupduroi»!Jefislepasenarrière,jevisai,jedonnailepetitcoupsecet,pan!Dansunnuagedeplumes,labartavelletombaàmes

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pieds.Jen’euspas le tempsde la ramasser,carunautrevolatilevenaitencoredroit surmoi : dix fois, vingt fois, je réussis le « coup du roi », à la grandestupeurdel’oncleJules,quivenaitdesortird’unfourré,avecunehorribletêtedementeur.Jeluioffristoutdemêmedelacrèmefouettée,etjeluiabandonnaitoutes mes bartavelles, en lui disant : « On a le droit de mentir aux grandespersonnes,quandc’estpourleurBien.»Aprèsquoi,jem’étendissousunarbre,et j’allaism’endormir, lorsquemonchienvintmeparlerà l’oreille.Ildit,dansunchuchotement:«Écoute-les!Ilspartentsanstoi!»

Jem’éveillaipourtoutdebon.Paulétaitprèsdemonlit,ettiraitdoucementmescheveux.

—Jelesaientendus,dit-il.Ilssontpassésdevantlaporte.Ilsontécouté.J’aivulalumièreparletroudelaserrure.Après,ilssontdescendussurlapointedespieds.

Un robinet coulait dans la cuisine. J’embrassai Paul et je m’habillai ensilence. La lune s’était couchée, il faisait nuit noire. À tâtons, je trouvaimesvêtements.

—Qu’est-cequetufais?ditPaul.—Jevaisaveceux.—Ilsneteveulentpas.—Jevaislessuivredeloin,àl’indienne,pendanttoutelamatinée…Àmidi,

ils ont dit qu’ilsmangeraient prèsd’unpuits.Alors, à cemoment, jeme feraivoir, et, s’ils veulentme renvoyer, je dirai que je vaisme perdre, et alors ilsn’oserontpas.

—Peut-êtretuvasrecevoirunebonnegifle.—Tantpis.J’enaireçud’autres,etdesfoispourriendutout…—Situtecachesdanslesbroussailles,peut-êtrel’oncleJulesteprendpour

unsanglier,etiltetue.Çaseraitbienfaitpourlui,seulement,toi,tuserasmort!—Net’inquiètepaspourmoi.GrâceàunempruntdiscretàFenimoreCooper,j’ajoutai:«Laballequime

tueran’estpasencorefondue!»—Etmaman,qu’est-cequ’ilfautluidire?—Est-cequ’elleestenbasaveceux?—Jenesaispas…Jenel’aipasentendue.

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—Jeluilaisseraiunpetitbilletsurlatabledelacuisine.Avec de grandes précautions, j’ouvris la fenêtre, sans toucher aux volets

extérieurs.Jegrimpaisurlabarred’appui,etjecollaimonœilautroudelalune.Le jour pointait ; le sommet du Taoumé, au-dessus des plateaux encore

sombres, était bleu et rose. En tout cas, je voyais nettement le chemin descollines:ilsnepourraientpasm’échapper.

J’attendis.Lerobinetnecoulaitplus.—Etsiturencontresunours?chuchotaPaul.—Onn’enajamaisvudanslepays.—Peut-êtrequ’ilssecachent.Faisbienattention.Prends lecouteaupointu

dansletiroirdelacuisine.—C’estunebonneidée,jeleprendrai.Danslesilence,nousentendîmesdespas,surdessouliersferrés.Puislaporte

s’ouvrit,etsereferma.Jecourusaussitôtàlafenêtre,etj’entrebâillaitrèslégèrementlesvolets.Les

pasfaisaientletourdelamaison:lesdeuxtraîtresparurent,etcommencèrentàmonterverslalisièredespinèdes.Papaavaitmissacasquetteetsesjambièresdecuir;l’oncleJules,sonbéretetsesbotteslacées.Ilsétaientbeaux,malgréleurmauvaiseconscience,etilsmarchaientd’unbonpas,commes’ilsmefuyaient.

J’embrassai Paul, qui se recoucha aussitôt, et je descendis au rez-de-chaussée.Rapidement,jerallumailabougie,jedéchiraiunepagedemoncahier.

«Machèrepetitemaman.Ilsontfiniparm’emmeneraveceux.Netefaispas

deMauvaisSang.Garde-moidelacrèmefouettée.Jetefaisdeuxmillebises.»Jemis cepapier bien en évidence sur la tablede la cuisine.Puis je glissai

dans ma musette un morceau de pain, deux barres de chocolat, une orange.Enfin, serrant le manche du couteau pointu, je m’élançai sur la piste desfusilleurs.

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27.

Je ne les voyais plus, et je n’entendais rien.Mais pour un Comanche, lesretrouverneseraitqu’unjeu.

Jemontailapenteencourantaussilégèrementquejepus,jusqu’àl’oréedelapinède.Jem’arrêtai,j’écoutai:ilmesemblapercevoir,plushaut,unbruitdepasdanslespierres.Jereprismacourse,enrasantlesfourrés.J’arrivaiàlafindelapremièrepinède,aubordd’unplateau:onyavait,jadis,cultivédesvignes.Des sumacs, des romarins, des cades les avaient remplacées. Mais cettevégétation n’était pas très haute, et je vis au loin la casquette et le béret. Ilsavaientencorelefusilàl’épaule,etmarchaienttoujoursd’unbonpas.Prèsd’ungrand pin, ils s’arrêtèrent : le béret descendit sur le flanc du coteau, vers lagauche,tandisquelacasquettecontinuatoutdroit.Maisellemontaitetplongeaittouràtour,commeunecasquettequimarchepasàpas,surlapointedespieds.Je compris que la chasse était commencée…Mon cœur battit plus vite… Jeretinsmonsouffle,etj’attendis.

Une détonation puissante éclata soudain, et se répercuta longuement, ensautantd’unéchoàl’autre,contrelesà-picsduvallon…Jecourusaupinleplusproche, et j’y grimpai, épouvanté. Je m’assis à califourchon sur une grossebranche, craignant l’apparition subite d’un sanglier blessé, celui-là même quiavaitdévidésurdixmètreslesentraillesdubraconniermanchot.

Comme rien ne paraissait, je craignis alors qu’il ne fût en train d’éventrermonpère,etjepriaiDieu–s’ilexistait–deledirigerplutôtsurmononcle,quicroyaitauParadisetmourrait,parconséquent,plusvolontiers.

Maislebéretapparutsurmagauche,au-dessusd’uncade:iltenaitenl’air,àboutdebras,unoiseaunoir,delatailled’unpetitpigeon,etilcriait:«C’estunbeaumerle !»Lacasquette, émergeantd’une forêtdegenêts,vint rapidementverslui.Ilssemblèrentseconcerter,puisseséparèrentdenouveau.

Jemelaissaiglisserjusqu’ausol,etjetinsconseilavecmoi-même.Fallait-ildescendre derrière eux au fond du vallon ? La hauteur des broussaillesm’empêcheraitdevoirlachasseetd’autrepart–commel’avaitditmonpère–jem’exposaisàrecevoirparerreuruncoupdefusil.

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Tandisquesi jecontinuaisàsuivre lacrête, justeauborddelabarre,maisderrièrelestérébinthes,jepourraistoutvoirsansêtrevu.Deplus,aucasoùilsblesseraient un sanglier, je serais hors de ses atteintes, et je pourrais mêmeacheverlemonstreenfaisanttombersurluidesblocsderocher.Jefilaidoncàtraversleskermès,quigriffaientmesmollets,lescadesetlesgenévriers…Jefisd’abordunassezgranddétoursurleplateau,puisjemeglissaisouslefourré,etjeparvinsauborddel’à-pic.

Ilsétaientaufondd’unlargevallonderochesbleues.Aumilieu,lelit–àsec– d’un ruisseau des pluies. Peu d’arbres, mais des fourrés d’argéras qui leurarrivaientàlaceinture.

Demoncôté,monpèremarchaitàmi-pente.Iltenaitsonfusilpointédevantlui,lacrossesouslecoude,lamaindroitesurlagâchette,lamaingauchesouslepontet.Ilavançaitàpasprudents,ledosvoûté,enjambantlesbroussailles.

Ilétaitbeauàvoir(beauetmenaçant)etjefusassezfierdelui.Surlapented’en face, l’oncle suivait un chemin parallèle. De temps à autre, il s’arrêtait,ramassait une pierre, la lançait au fond du vallon, et attendait quelquessecondes:jelesvoyaisbienmieuxquesij’avaisétéaveceux.

Àlatroisièmepierre,ungrosoiseaujaillitdufourréetfilacommeuneflècheversl’arrièredelachasse.Avecunerapiditémerveilleuse,l’oncleépaula,visa,tira : l’oiseau tomba comme une pierre, suivi par quelques plumes, quidescendirentlentementdanslesoleil.

Monpère,aupasdecourse,etsautantpar-dessuslesépines,allaramasserlegibier,et lemontrade loinà l’onclequicria :«C’estunebécasse !Mettez-ladansvotrecarnier,etreprenezvotreligne,àvingtmètresdelafalaise.»

Cetteadresse,cesang-froid,cettemaîtriseéchauffèrentmonenthousiasme:l’oncle Jules venait de confirmer, en plein soleil, l’exactitude de ses récits dechasse.Jesentisfondremarancune,etmondésirdelescalper:unBuffaloBillatouslesdroits,etjebombaipuissammentmapoitrineàlapenséequej’étaissonneveu.

Ils continuèrent leur marche : mais comme ils avaient dépassé monobservatoire,jemeretiraiavecprécaution,etsurl’immenseplateaudegarrigue,je décrivis un nouvel arc de cercle, afin de les dépasser àmon tour.Le soleilétincelait, àdeuxmètres au-dessusde l’horizon, et je couraisdans l’odeurdeslavandesmatinalesquej’écrasaisaupassage.

Quandilmesemblaquej’étaisplusloinqu’eux,jerabattismacourseverslabarre :mais toutàcoup, jeviscourirdevantmoiunesortedepouletdoré,qui

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avaitdestachesrougesàlanaissancedelaqueue.L’émotionmeparalysa:unperdreau!C’étaitunperdreau!…Ilfilaitaussivitequ’unrat,etdisparutdansuncadeénorme.Aveuglément, jem’élançaiàtraverscesrameauxsansépines.Maisdesplumesrougescouraientdéjàdel’autrecôté,car lepouletn’étaitpasseul:j’envisdeuxautres,puisquatre,puisunedizaine…J’obliquaialorsversmadroite,pourlesforceràfuirverslabarre,etcettemanœuvreréussit;maisilsneprirentpasleurvol,commesimaprésencedésarméen’exigeaitpaslesgrandsmoyens. Alors, je ramassai des pierres et je les lançai devant moi : un bruiténorme,pareilàceluid’unebennedetôlequivideunchargementdepierres,meterrorisa ; pendant une seconde, j’attendis l’apparition d’un monstre, puis jecompris que c’était l’essor de la compagnie, qui fila vers la barre, et plongeadanslevallon.

Comme j’arrivais aubordde l’à-pic, deuxdétonationspresque simultanéesretentirent. Je vismonpère, qui venait de tirer, et qui suivait du regard le volplané des belles perdrix…Mais toutes glissaient dans l’air du matin, sans lemoindrefrémissement…

C’est alors que, d’une grande touffe de genêts, surgit le béret, qui étaitsurmontéd’unfusil.Iltiraposément:lapremièreperdrixbasculasurlagauche,ettomba,décrochéeduciel.Lesautresfirentuncrochetversladroite;lefusildécrivit unquartde cercle, et le secondcoup retentit : une autreperdrixparutexploser,ets’abattitpresqueàlaverticale.Àvoixbasse,jecriaidejoie…Lesdeuxchasseurs,aprèsquelquesrecherches,ramassèrentlesvictimes,quiétaientà50mètres l’unede l’autre,et lesbrandirentàboutdebras.Monpèrecriait :«Bravo!»Maispendantqu’ilmettaitlaperdrixdanssoncarnier,jelevisfaireunpetitsautsurplace,etretirerfébrilementlesdouillesvidesdesonfusil:unbeau lièvre, qui venait de lui passer entre les jambes, n’attendit pas la fin del’opération et s’enfonça dans la broussaille, la queue en l’air et les oreillesdroites…L’oncleJuleslevaitlesbrasauciel:

—Malheurreux ! il fallait recharrger tout de suite ! Dès qu’on a tirré, onrrecharrge!!!

Monpère,navré,ouvritdesbrasdecrucifié,etrrecharrgeatrristement.Pendanttoutel’affaire,j’étaisdeboutauborddelabarre,maisleschasseurs,

hypnotisés par les perdrix, ne m’avaient pas vu. Je compris soudain monimprudence,etquelquespasenarrièremecachèrentdenouveau.

J’étais consterné par notre échec, qui prit pour moi les proportions d’unecatastrophe. Ilavaitmanquédeux fois le«coupdu roi»,etce lièvre,pour se

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moquerdelui, l’avaitforcéàbattreunpetitentrechatavantdeluimontrersonderrière.C’étaitd’uncomiquenavrant.

Je lui cherchai aussitôt des excuses : comme il était juste sous la barre, iln’avaitpaseuletempsdevoirvenirlesperdreaux,tandisquel’oncleJulesavaitputirercommeàl’exercice.

D’autrepart,ilneconnaissaitpasencoresonfusiletl’oncleJulesavaitbienditquec’était leplusimportant…Enfin,c’étaitsapremièresortie,sapremièreémotiondechasse,etc’estpourquoiiln’avaitpaspenséà«rrecharrger».Maisenfindecompte,jefusbienforcédereconnaîtrequecetépisodejustifiaittoutesmescraintes:jerésolusdenejamaisenparleràpersonne,etsurtoutpasàlui.

Qu’allait-ilsepassermaintenant?Allait-ilréussiruncouphonorable?Lui,monpère,maîtred’école,examinateurauCertificat,quitiraitsibienauxboules,et qui jouait souvent aux dames contre l’illustre Raphaël devant un cercle deconnaisseurs,allait-ilrentrerbredouille,tandisquel’oncleJulesseraittapissédeperdrix et de lièvres comme la devanture d’unmagasin ? Non, non ! cela neseraitpas:jelesuivraistoutelajournée,etjeluienverraistantdevolatiles,etdelapins,etdelièvres,qu’ilfiniraitbienparentuerun!

J’avais fait ces réflexions, adossé àunpinoù lespetites cigalesnoiresdescollines,dansleparfumdelarésinechaude,sciaientdesroseauxbiensecs,etjemâchaisnerveusementunebrindillede romarin. Je reprisma route,pensif, lesmainsdanslespoches,latêtebasse.Uncoupdefusil,assourdiparladistance,me tira de mes réflexions. Je courus vers le bord de la barre. Les chasseursétaientdéjàloin:ilsarrivaientauboutduvallon,quidébouchaitsurunegrandeplaine rocheuse… Je courus pour les rattraper :mais je les vis tourner sur ladroite,etdisparaîtredansunepinède,derrièrelabaseduTaoumé,quisedressaitmaintenantdevantmoi.

Jedécidaidedescendreaufondduvallon,etdesuivreleurstraces…Maislabarre avait bien centmètres à pic, et je nevoyais aucune cheminée. Je pensaialorsàrevenirsurmespas,pourretrouverlecheminqu’ilsavaientprisquandjelesavaisquittés:maisnousavionsmarchéplusd’uneheure.Jecalculaiqu’ilmefaudraitaumoinsvingtminutespourrevenir–aupasdecourse–jusqu’àmonpointdedépart.J’auraisensuiteàremontertoutlevallon,oùilmeseraitdifficiledecourir,àcausedesgenêtsépineuxquis’élevaientplushautquematête;soit,une bonne demi-heure. Et pendant tout ce temps, où seraient-ils allés ? Jem’assissurunepierre,pourréfléchiràlasituation.

Fallait-ildonc, toutbêtement, rentrerà lamaison?J’yperdrais sansaucun

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doute la considération de Paul, etmamèreme consolerait avec une tendressehumiliante.Ilmeresteraitcependantlagloired’unetentativecourageuse,etd’unretour périlleux qu’un récit pourrait embellir. Mais avais-je le droitd’abandonnerJoseph,seulavecsonfusilridicule,derrièreseslunettesdemyope,pour lutter contre le roi des chasseurs ?Non.Cette trahison serait pire que lasienne.

Leproblèmeétaitdoncdelesrejoindre…N’allais-jepasmeperdredanscessolitudes?

Maisjerepoussaienricanantcettecrainteenfantine:iln’yavaitqu’àgarderle sang-froid de la détermination d’un vrai Comanche. Puisqu’ils avaientcontourné le pic par la base, en allant de gauche à droite, je les rencontreraisforcémentsijemarchaistoutdroitdevantmoi.J’examinailamasseduTaoumé.Elleétaitconsidérable,etladistanceàparcourirseraitsansdouteassezlongue.Je décidai de ménager mes forces, en adoptant le trot léger des Indiens : lescoudesaucorps,lesmainscroiséessurlapoitrine,lesépaulesenarrière,latêtebaissée. Courir sur la pointe des pieds. Un arrêt tous les cent mètres, pourécouterlesbruitsdelaforêt,etfairetroisinspirationscalmesetprofondes.

Avecunedéterminationtoutàfaitindienne,jeprisledépart.

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28.

La pente quimontait devantmoi étaitmaintenant à peine sensible. Le soln’était qu’une immense dalle de calcaire bleuté, sillonnée de fentes toutesbrodéesdethym,derueetd’aspic…Detempsàautre,sortantdelapierrenue,uncadegothiqueouunpin,dont le tronc, épais etnoueux, contrastait avec lapetitetailledel’arbre,quin’étaitguèreplusgrandquemoi:onvoyaitquecetaffamé soutenait depuisdes annéesune lutte farouche contre ladurepierre, etqu’uneseulegouttedesèvedevaitluicoûterdesjoursdepatience.Àmagauche,lesommetduTaoumé,àforced’avoirtrempédansleciel,étaitd’unbleupâle,unbleudelessive,etjetrottaisverssonépaulegauche,àtraversunairvaporeuxque la chaleur faisait danser. Tous les cent mètres, selon le rite indien, jem’arrêtaisetjegonflaismapoitrinetroisfois.

Au bout de vingtminutes, j’arrivai sous le pic, et le paysage changea. Leplateau rocheux était coupé par l’amorce d’un ravin sauvage : entre les blocséboulés, de grands pins et de hautes broussailles. J’en atteignis facilement lefond,maisilmefutimpossibledefranchirlabarreopposée:ladistancem’avaittrompé sur sahauteur ; je suivisdonc lepiedde la falaise, sûrque j’étais d’ytrouverunecheminée.

Le trot du chef indien fut alors ralenti par les rideaux de clématites et lesenchevêtrements de térébinthes. Les petites feuilles du chêne kermès, quiportent, sur leurs bords, quatre piquants symétriques, se glissaient dans mesespadrilles,dontlecôtébâilleunpeuquandonmarchesurlapointedespieds:jem’arrêtaisdetempsàautrepourmedéchausser,etjelesvidaisenbattantlerocher.

À chaque instant, des oiseaux s’envolaient sousmespas, ou surma tête…Autourdemoi,jenepouvaisvoiràplusdedixmètres.Lesarbres,lesfourrés,etlesdeuxparoisdelagorgemecachaientlerestedel’univers.

Je commençai à être vaguement inquiet : c’est pourquoi je pris, dans mamusette, le redoutablecouteaupointu,dont je serrai fortement lemanchedansmonpoing.

L’airétaitcalme,etlespuissantesodeursdelacolline,commeuneinvisible

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fumée,emplissaient le fonddu ravin.Le thym, l’aspic, le romarinverdissaientl’odeur dorée de la résine, dont les longues larmes immobiles brillaient dansl’ombreclairesurlesécorcesnoires;jemarchaissanslemoindrebruitdanslesilence de la solitude, quand des sons effrayants éclatèrent à quelques pas demoi.

C’était une cacophonie de trompettes éperdues, de sanglots déchirants, decrisdésespérés.Cessonsmystérieuxétaientd’uneintensitédecauchemar,etleséchossuccessifsdelagorgelesamplifiaientenlesmultipliant.

Je demeurai figé sur place, tout tremblant, glacé de peur. Le tintamarres’arrêtasoudain,dansunsilenceimmobile,quimeparutplusterribleencore.Àcemoment,derrièremoi,enhautdelabarre,lacoursed’unlapinfitroulerunepierre:elletombasurunclapierdecaillouxbleus,quiformaitunéventail,surlapenteraided’unesortedebalcon.Leclapiersemitenmarche,dansunbruitdegrêleetdedésastre,etcoulajusqu’àmestalonssubmergés.Alorslemalheureuxchef comanche bondit comme une bête surprise, et se trouva tout à coupaccrochéaumilieud’unpin,dontjeserrailetronccontremoncœur,commesic’eûtétémamère. Je respiraiprofondément, j’écoutai lesilence. J’auraisaiméentendreunecigale–iln’yenavaitpas.

Autourdemoi, lesramuresétaient impénétrables.Jevoyais,enbas,sur lesramillessèches,brillerlalamedemoncouteau.

Je me préparais à descendre sans faire de bruit, lorsque la menaçantecacophonieéclatadenouveau,plusviolentequelapremièrefois.Prisd’unepeurpanique, jemontaipresqueausommetdupin,sanspouvoircontenirdefaiblesgémissements…Et toutàcoup jevis, sur lesplushautesbranchesd’unchênemort, une dizaine d’oiseaux étincelants : leurs ailes étaient d’un bleu très vif,coupé par deux raies blanches. Le col et le croupion, d’un beige clair,précédaient une queue noire et bleue, et le bec était jaune canari. Sansmotifaucun,etcommepourleplaisir,latêterejetéeenarrière,ilshurlaient,criaient,gémissaient,miaulaient,avecunepuissancedémoniaque.Lacolèrefitplaceàlapeur.Jemelaissaiglisser jusqu’aupieddupin.Jeramassaimoncouteau,puisuneexcellentepierreplate,etjecourusversl’arbredecesaliénés.Maisaubruitdemacourse,toutelabandepritsonvol,ettransportadansunpin,enhautdelabarre,sonridiculecharivari.

Jem’assissurlegravierbrûlant,sousprétextedevider,unefoisdeplus,mesespadrilles,maisenréalitépourmeremettredecesémotions,etjecroquaiunebarredechocolat.

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J’écoutailonguementlacolline:jen’entendisqu’unsilencedemort.Quoi?Pasunseulchasseur le jourde l’ouverture?Jedevaisapprendreplus tardqueles gens du pays ne sortaient jamais ce jour-là : comme ils eussent rougi deprendre un « permis » pour chasser sur des terres qui étaient leur patrie, ilscraignaient le zèle des gendarmes d’Aubagne, que l’ouverture excitaitparticulièrement.

Jeregardaiderrièremoi,pourmesurerlecheminparcouru,etjevis,là-haut,dansleciel,unemontagneinconnue,dontlesommetrocheuxs’allongeaitsuraumoinscinqcentsmètres.C’était leTaoumé,maiscomme jen’avais jamaisvuquesaface,jenelereconnuspas.Ainsilepremierastronomequiverral’autrecôtédelalunecatalogueraunastrenouveau.

Jefusd’abordperplexe,puisinquiet.Jeregardaiencore,etdetouscôtés.Jenevisaucunrepère;jedécidaialorsderetourneràlamaison,ouplutôtverslamaison : car, pour sauver la face, je ne me montrerais pas. J’attendrais, à lalisièredespinèdes,leretourdeschasseurs,etjerentreraisaveceux.

Jerevinsdoncsurmespas,cequimeparaissaitfacile:j’avaiscomptésanslamalicedeschoses.

Lescheminsqu’onlaissederrièresoienprofitentpourchangerdevisage.Lesentier,quipartaitvers ladroite,achangéd’idée :auretour, il s’envavers lagauche… Il descendait par une pente douce : le voilà qui monte comme unremblai,etlesarbresjouentauxquatrecoins.

Cependant,commej’étaisaufondd’unegorge,ledouten’étaitpaspermis:ilsuffisaitdefairedemi-tour,etderemonterleravin,sanstenircomptedecettesorcellerie.

Moncouteauàlamain,jerevinssurmespas.EnbonComanche,jecherchaimes traces : une empreinte, unepierre déplacée, unebranchebrisée. Je nevisrien,etjepensaiàlamerveilleuseintelligenceduPetitPoucet,génialinventeurdelapistepréfabriquée:ilétaitbientroptardpourl’imiter.

J’arrivaisoudainàunesortedecarrefour : levalsedivisaiten troisgorgesqui remontaient en pied-de-poule jusqu’au flanc du mystérieux sommet… Jen’avaispasvu,àladescente,lesdeuxautres…Commentcelas’était-ilfait?Jeréfléchis,toutenregardanttouràtourchacunedestroisbranches…Jecompristout à coup : les broussailles étaient plus hautes que moi ; à la descente,regardanttoutdroitdevantmoi,jen’avaisvuqueleravinquejesuivais,etquiétait, comme je l’ai dit, assez tortueux.Mais où était ma route ? J’aurais dûraisonneretcomprendrequej’étaisdescendudanslepremierravinàmagauche,

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puisque, sur le plateau, je n’avais traversé aucun des deux autres. Mais lemalheureuxchefcomancheachevadeperdrelenord:iltombaassisparterre,etsemitàpleurer.

Cependant,jecomprisbienvitel’inutilitéhonteusedecedésespoir:ilfallaitfaire quelque chose, il fallait agir rapidement, comme un homme. Et d’abord,reprendre des forces, car, malgré l’incroyable dureté de mes mollets, jeressentaisunetrèsinquiétantefatigue.

À l’entrée de l’un des ravins, se dressait une yeuse à sept ou huit troncs,disposés en cercle, et ses ramures d’un vert sombre surgissaient d’un îlot debroussailles, où les déchirants argéras se mêlaient aux chênes kermès. Cettemasse de verdure épineuse paraissait impénétrable ; mais je baptisai moncouteau«machette»,etj’entreprisdemefrayerunpassage.

Aprèsunbonquartd’heured’efforts,etmillepiqûresfiévreuses,jefranchisenfin le cercle défensif : je découvris, aumilieu des troncs, un grand rond de«baouco».Jem’yinstallai,avecunsentimentréconfortantdesécurité:j’étaisinvisible, et d’autre part, je notai que l’un des troncs permettait une escaladefacile:avantageinappréciableencasdesanglierblessé.Jem’étendissurledosdansl’herbedouce,lesmainscroiséessousmanuque.Aucentredel’yeuse,ilyavait un grand rond de ciel : au beau milieu, un oiseau de proie, presqueimmobile,surveillaitlepaysage.

Jepensaiquecevautour–oucecondor–voyaitencemomentmêmemonpère et mon oncle en train de faire griller leurs côtelettes sur de la braise deromarin,carlesoleilétaitauzénith.

Aprèsunreposdequelquesminutes,j’ouvrismamusette,etjemangeai,degrandappétit,monpainetmonchocolat.Maisjen’avaisrienapportépourboire,etmagorgeétaitbiensèche.

J’eus bonne envie de dévorer l’orange.Mais un Comanche sait prévoir lemauvaissort,etjelaremisdansmonsac,carj’avaisàmadispositionuneautreressource:jesavais–parGustaveAymard–qu’ilsuffisaitdesuceruncailloupourressentiruneimpressiondefraîcheurdélicieuse.Lanatureprévoyante,danscettecontréeprivéedesources,n’avaitpasépargnélescailloux.J’enchoisisuntout rond, bien lisse, et gros comme un pois chiche, et je le plaçai, selon latechnique,sousmalangue…

Leravindedroitemontaitversleciel;jevisqu’àdeuxcentsmètresdevantmoi,ils’arrêtaitdevantunéboulisenpentedouce,quimepermettraitdemontersansdoutesurunplateau : jepourraisenfinvoir l’ensembledupaysage,peut-

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êtrelevillage,peut-êtremamaison.Jereprisaussitôtconfiance,etjememisenmarched’unpasléger.

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29.

Ce ravin était, comme l’autre, hérissé de broussailles, mais le cade et leromarinydominaient.Cesplantesparaissaientbeaucoupplusvieillesquecellesquej’avaisvuesjusqu’ici;jepusadmireruncadesilargeetsihautqu’ilavaitl’aird’unepetitechapellegothique, etdes romarinsbienplusgrandsquemoi.Peudevie,danscedésert:unecigaledespinsquichantaitassezmollement,ettroisouquatrepetitesmouches,d’unbleud’azur,quimesuivirent,infatigables,enbourdonnantcommedegrandespersonnes.

Soudain,uneombrepassasurletaillis.Jelevailatête,etjevislecondor.Ilétaitdescenduduzénith,etilplanaitmajestueusement:l’enverguredesesailesme parut deux fois plus grande que celle de mes bras. Il s’éloigna, sur magauche.Jepensaiqu’ilétaitvenuparcuriositépure,pourjeteruncoupd’œilsurl’intrus qui osait pénétrer dans son royaume.Mais je le vis prendre un largevirageenpassantderrièremoietrevenirsurmadroite : jeconstataialorsavecterreurqu’ildécrivaituncercledontj’étaislecentre,etquececercledescendaitpeuàpeuversmoi!

Alors,jepensaiauvautouraffaméquisuivitunjour,àtraverslasavane,leChercheur de Pistes blessé, et sur le point de mourir de soif. « Ces férocescréaturessuiventpendantdesjoursentierslevoyageuràboutdeforces,etsaventattendrepatiemmentsadernièrechute,pourarracherdeslambeauxsanglantsdesachairencorepalpitante.»

Jesaisisalorsmoncouteau–que j’avaiseu l’imprudencede remettredansmamusette–etjel’aiguisaiostensiblementsurunepierre.Ilmesemblaquelecercledelamortcessaitdedescendre.Puis,pourmontreràlabêteférocequejen’étais pas à bout de forces, j’exécutai une danse sauvage, terminée par degrandséclatsderiresarcastiques,sibienrépercutésparleséchosduravinqu’ilsm’effrayèrentmoi-même…Maiscetarracheurdelambeauxsanglantsn’enparutpas intimidé,et repritsadescentefatale.Jecherchaidesyeux–cesyeuxqu’ildevaitcreverdesonbecrecourbé–unrefuge:ôbonheur!Àvingtmètressurmadroite,uneogives’ouvraitdanslaparoirocheuse.Jedressaimoncouteaulapointeen l’air, et criantdesmenacesd’unevoixétranglée, jemedirigeaiversl’abri de la dernière chance… Jemarchais tout droit devantmoi, à travers les

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cadesetlesromarins,lesmolletsdéchirésparlespetitskermès,danslegravierdes garrigues qui roulait sous mes pieds… L’abri n’était plus qu’à dix pas :hélas,troptard!Lemeurtriervenaitdes’immobiliser,àvingtoutrentemètresau-dessusdematête : jevoyaisfrémirsesailes immenses,soncouétait tenduversmoi…Soudain,ilplongea,àlavitessed’unepierrequitombe.Foudepeur,etmesyeuxcachésderrièremonbras, jeme lançai àplatventre sousungroscade,avecunhurlementdedésespoir.Aumêmeinstantretentitunbruitterrible,le bruit roulant d’un tombereau qui se décharge : une compagnie de perdrixs’envolait, épouvantée, àdixmètresdevantmoi, et jevis remonter l’oiseaudeproie : d’un vol ample et puissant, il emportait dans ses serres une perdrixtressaillante,quilaissaitcoulerdanslecielunetraînéedeplumesdésespérées.

Jecontinsàgrand-peinequelquessanglotsnerveux,que leCœurLoyaleûtblâmés, et quoique le danger fût passé, j’allai me réfugier dans l’abri, pouressayerd’yretrouvermonsang-froid.

C’étaitunecrevasseenformedetente,àpeineplushautequemoi,etlarged’environ deux pas. Je donnai quelques coups de pied dans la baouco quitapissaitlesol,puis,assiscontrelaparoi,j’examinailasituation.

Je compris d’abord que le vautour n’avait jamais eu l’intention dem’attaquer,maisqu’ilsuivait lesperdrix :cesmalheureuxvolatilesavaient fuilonguement devant moi, sans oser prendre leur essor, à cause du meurtriervolant, qui les attendait à la sortie…Cette théorieme rassura sur la suite desévénements:levautournereviendraitplus.

Jeme félicitai ensuite d’avoir choisi, pour calmerma soif, un caillou bienlisseetbienrond,carjeconstataique,dansmondésarroi,jel’avaisavalé.

Lapeaudemajouedroiteme«tirait».J’yportailamain,pourlafrictionner,maismapaumeyrestacollée :enm’appuyantcontre lepinquandlesoiseauxbleusm’avaientfaitpeur,jel’avaisenduitederésine.Jesavais,parexpérience,quesi l’onnedisposaitpasd’huileoudebeurre, iln’yavait rienà faire,qu’àsupporter ces tiraillements, et cette sensationd’avoir une joue en carton.Maisquandonachoisil’étatdeComanche,d’aussipetitesmisèresnedevraientmêmepasêtrementionnées.

L’étatdemesmolletsétaitplusinquiétant.Ilsétaientstriésdelonguesraiesrouges, qui se croisaient comme les fils d’un grillage, et un grand nombre defines épines y étaient encore plantées. Patiemment, je les arrachai l’une aprèsl’autre, entre deux ongles. Puis, comme tant de petites blessuresme brûlaient,j’allai cueillir quelques plantes : chacun sait que les plantes des collines

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cicatrisentrapidementlesplaies…Jedussansdoutemetromperdeplantes,caraprès une bonne friction avec du thym et du romarin, je ressentis de si vivesbrûlures que jememis à danser, en poussant des cris de douleur… Pourmeréconforter,jemangeaiaussitôtlamoitiédel’orange,cequimefitleplusgrandbien.

Jetentaialorsdemontersurleplateau,maisl’ascensiondel’éboulisfinalfutplusdifficilequejenepensais,etjedécouvrisqueleséboulisontunetendancenaturelleàs’ébouler:lorsquej’arrivaispresqueausommet,enavançantàquatrepattes,jerepartaisenarrière,suruntapisroulantdecailloux.J’allaisdésespérerdemonsuccèsfinal,lorsquejedécouvrisunecheminéepraticable,unpeuétroitepourunhomme,maisfaitepourmoi.

J’arrivai enfin sur le plateau. Il était immense et fort pauvrement boisé :toujoursdeskermès,desromarins,descades,duthym,delarue,deslavandes.Toujours les petits pins au tronc noué, penchés dans le sens dumistral, et lesgrandesdallesdepierresbleues. Je fis le tourde l’horizon : j’étais entourédecollines, cernées elles-mêmes par un cercle lointain de montagnes que je neconnaissaispas.Lasituationétaitgrave.

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Jedécidaiqu’il fallait d’abordm’orienter.Monpèrem’avait dit cent fois :«Situregardeslelevant,bienenface,lecouchantestderrièretoi.Àtagauche,tuaslenord,àtadroite,lemidi.C’estsimplecommebonjour!»

Eh oui, très simple.Mais où était le levant ? Je regardai le soleil. Il avaitquitté lemilieu du ciel, et comme je savais quemidi était passé, je fus assezcontentd’avoirdécouvertlecouchant.

Jeluitournaidoncledos,j’étendislesbras,etj’affirmaiàhautevoix:«Àmadroitelemidi.Àmagauchelenord.»

Aprèsquoi,jem’aperçusque,fauted’unpointderepère,cettemerveilleuseconnaissance ne pouvait me servir à rien. Dans quelle direction était mamaison?Cesmauditsravinsm’avaientfaitfaireungrandnombrededétours…Jefusabsolumentdécouragé,etd’undécouragementsiprofondetsidésespéréquejedécidaidejoueràautrechose.

Jecommençaiparlancerdespierres,àlafaçondesbergers,enfrappantmonpoignet contrema hanche. Sur ce plateau, il y avait un choixmerveilleux decaillouxminces,parfaitementplats,etdetouteslesdimensions.Ilsfilaientdanslesairsentournantsureux-mêmesavecuneaisanceprodigieuse.Àmesurequejemettais aupointma technique, ilsvolaientdeplusenplus loin.Ledixièmefrappauncade,d’oùsurgitunadmirablelézardvert,quiétaitaussilongquemonbras… Il fila comme une longue émeraude et disparut dans un bouquet degenévriers…Jecourus,unepierredanschaquemain.Poureffrayerlelézard,jelançai la première.Aumême instant, je vis jaillir de la verdure compacte uneextraordinairecréature,grossecommeun ratdeschamps,qui fitunbondd’aumoinscinqmètres,pourretombersurunegrandetablederoches;ellen’yrestapaslequartd’uneseconde,maisj’eusletempsdevoirqu’elleétaitfaitecommeun minuscule kangourou : ses pattes de derrière, d’une longueur démesurée,étaient noires et lisses comme des pattes de poule, tandis que son corps étaithabilléd’unefourrurebeige,etsurmontédepetitesoreillesdroites.Jereconnusune gerboise, car l’oncle Jules m’en avait fait la description. Elle jaillit denouveau,légèrecommeunoiseau,etgagnaentroisbondsuneforêtenminiaturede chênes kermès. J’essayai en vain de l’y poursuivre : elle n’était plus nulle

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part,maispendantquejelacherchais, jedécouvrisunesortedehutteconique,faitedepierresplates,et trèsingénieusementdisposées.Chaquerangcirculaireavançait vers le centre, de la largeur d’un doigt, si bien qu’au sommet, lescerclesdiminuésàchaqueétage finissaientpar se rejoindre.Ledernier laissaitunvidegrandcommeuneassiette,quiétaitcouvertd’unebellepierreplate.Lavue de ce refuge me rappela ma triste situation : le soleil descendait versl’horizon,etcettehuttedebergermesauveraitpeut-êtrelavie…

Jen’yentraipas toutdesuite :chacunsaitquedans laPrairie,unecabaneabandonnée cache parfois le Sioux ou l’Apache, dont le tomahawk est dressédansl’ombre,prêtàfendrelecrâneduvoyageurtropconfiant…D’autrepart,jepouvaisytrouverunserpent,desaraignéesvenimeusesoulescorpiongéantdessables,quivoussauteauvisageensifflant…

À travers le trou qui servait d’entrée, je plongeai un rameau de pin, quej’agitai dans tous les sens, en proférant quelques menaces. Le silence merépondit.Avisant unemeurtrière, j’examinai l’intérieur. Il n’y avait rien, si cen’estunecouched’herbessèches,surlaquelleunchasseuravaitdûdormir.

Jemeglissai dans lahutte, que je trouvai fraîche et sûre.Là, dumoins, jepourrais passer la nuit à l’abri des fauves nocturnes, tels que le puma ou leléopard,mais je constatai avec inquiétude que le trou d’entrée n’avait pas deporte!…J’eusaussitôtl’idéederéunirunbonnombredepierresplatesetdeleboucher par un petitmur, quand l’heure serait venue deme réfugier dansmaforteresse.J’abandonnaidoncmonrôledetrappeur,etmonastucedeComanche,etj’eusaussitôtlacourageusepatiencedeRobinson.

Première déconvenue : il n’y avait pas une seule pierre plate autour de lahutte.Oùdonclebergeravait-iltrouvécellesquiluiavaientservi?Jecomprisdansunéclairdegéniequ’illesavaitpriseslàoùiln’enrestaitplus.Jen’avaisqu’àchercherplusloin:cequejefis,avecsuccès…

Pendantquejetransportaiscesmatériaux–quim’écorchaientlesmains–jepensais:«Pourlemoment,personnen’ad’inquiétude.Leschasseursmecroientàlamaison,etmamèremecroitaveceux…Maisquandilsvontrentrer,quellecatastrophe!Mamanvapeut-êtres’évanouir!Entoutcas,ellevapleurer.»

Sur quoi je me mis à pleurer moi-même, tout en serrant sur mon ventreécraséunepierreparfaitementplate,maisquipesaitautantquemoi.

J’aurais bien voulu, comme Robinson, « adresser au Ciel une ferventeprière»,pourobtenirl’appuidelaProvidence.Maisdesprières,jen’ensavaispas.Etpuis,laProvidence–quin’existepas,maisquisaittout–n’avaitquefort

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peuderaisonsdes’intéresseràmoi.Cependant,j’avaisentendudire:«Aide-toi,leCielt’aidera.»Jepensaidonc

que mon courage valait une prière et je continuai, tout en pleurant, mestransports. « Ce qui est sûr », pensai-je, « c’est qu’ils vont se mettre à marecherche…Ilsalerterontlespaysans,etquandlanuitseratombée,jevaisvoirmonterversmoiunlongrangdetorches“deboisrésineux”.Cequ’ilfaudrait,ceseraitquejepuisseallumerunfeu,“surleplushautrocherdelamontagne”.»

Par malheur, je n’avais pas d’allumettes. Quant au procédé indien, quiréussit, sans la moindre difficulté, à faire flamber de la mousse sèche par lesimplefrottementdedeuxmorceauxdebois,j’avaisessayéplusieursfoisdelemettreenpratique:mêmeavecl’aidedePaul–quis’époumonaitàsouffler–jen’avais jamaispuobtenir lamoindreétincelle : j’avaisconsidérémoninsuccèscomme définitif, parce que dû aumanque de bois spécialement américain, oud’uneespèceparticulièredemousse.Lanuitseraitdoncnoireet terrible,peut-êtreladernièredemavie?

Voilàoùm’avaientmenémadésobéissanceetlaféloniedel’oncleJules.Alorsme revint enmémoire une phrase quemon père répétait souvent, et

qu’ilm’avaitfaitcopierplusieursfoisquandilmedonnaitdesleçonsd’écriture(cursive,ronde,bâtarde):«Iln’estpasbesoind’espérerpourentreprendrenideréussirpourpersévérer.»

Ilm’enavait longuementexpliqué lesens,etm’avaitditquec’était laplusbellephrasedelalanguefrançaise.

Jelarépétaiplusieursfois,etcommeparuneformulemagique,jesentisquejedevenaisunpetithomme.J’eushonted’avoirpleuré,honted’avoirdésespéré.

Jem’étaisperdudanslacolline: labelleaffaire!Depuismondépartde lamaison,j’avaispresquetoujoursmontédespentesassezraides.Jen’avaisqu’àredescendre, et je trouverais certainement un village, ou du moins une routecivilisée.

Je mangeai gravement la seconde moitié de l’orange, puis, les molletsbrûlantsetlespiedsmeurtris,jem’élançaiaupasdecoursesurlafaiblepenteduplateau.

Jemerépétaislaphrasemagique,etjebondissaispar-dessuslescadesetlesgenévriers. Sur ma droite, le soleil commençait à rougeoyer, derrière desécharpesdenuages,commesurlesboîtesdeconfiseriesquedonnentlestantesàlaNoël.

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Jecourusainsiplusd’unquartd’heure,d’abordlégercommeunegerboise,puis comme une chèvre, puis comme un veau, et je m’arrêtai pour reprendrehaleine. En me retournant, je constatai que j’avais parcouru au moins unkilomètre, et que je ne voyais plus les trois ravins, engloutis dans l’immenseplateau.

En revanche, du côtédu couchant, ilme sembladistinguer la riveopposéed’unvallon.Jem’approchaid’unpasdepromeneur,pouréconomisermesforcesavantdereprendremacourse.

Oui, c’était bien un vallon, qui se creusait à mesure que je m’approchais.Peut-êtreétait-ceceluidumatin?

Lesdeuxmainsenavant,j’écartaislestérébinthes,etlesgenêts,quiétaientaussi grands que moi… J’étais encore à cinquante pas du bord de la barre,lorsqu’unedétonationretentit,puis,deuxsecondesplustard,uneautre!Lesonvenait d’en bas : je m’élançai, bouleversé de joie, lorsqu’un vol de très grosoiseaux, jaillissant du vallon, piqua droit surmoi…Mais le chef de la troupechavira soudain, ferma ses ailes et, traversant un grandgenévrier, vint frapperlourdement lesol.Jemepenchaispour lesaisir,quandjefusàdemiassomméparunchocviolentquime jeta sur lesgenoux : un autreoiseauvenait demetombersurlecrâne,etjefusuninstantébloui.Jefrottaivigoureusementmatêtebourdonnante : je vismamain rouge de sang. Je crus que c’était lemien, etj’allaisfondreenlarmes,lorsquejeconstataiquelesvolatilesétaienteux-mêmesensanglantés,cequimerassuraaussitôt.

Jelespristousdeuxparlespattes,quitremblaientencoredufrémissementdel’agonie.

C’étaientdesperdrix,maisleurpoidsmesurprit:ellesétaientaussigrandesquedescoqsdebasse-cour, et j’avaisbeauhausser lesbras, leursbecs rougestouchaientencorelegravier.

Alors, mon cœur sauta dans ma poitrine : des bartavelles ! Des perdrixroyales!Jelesemportaiversleborddelabarre–c’étaitpeut-êtreundoublédel’oncleJules?

Mais,mêmesicen’étaitpaslui,lechasseurquidevaitlescherchermeferaitsûrementgrandaccueil,etmeramèneraitàlamaison:j’étaissauvé!

Comme je traversais péniblement un fourré d’argéras, j’entendis une voixsonore,quifaisaitroulerlesRauxéchos:c’étaitcelledel’oncleJules,voixdusalut,voixdelaProvidence!

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Àtravers lesbranches, je levis.Levallon,assez largeetpeuboisé,n’étaitpastrèsprofond.L’oncleJulesvenaitdelarived’enface,etilcriait,suruntondemauvaisehumeur:

—Maisnon,Joseph,maisnon!Ilnefallaitpastirrer!Ellesvenaientversmoi!C’estvoscoupsdefusilpourrrienquilesontdétournées!

J’entendisalorslavoixdemonpère,quejenepouvaispasvoir,carildevaitêtresouslabarre:

—J’étaisàbonneportée,etjecroisbienquej’enaitouchéune!—Allonsdonc,répliqual’oncleJulesavecmépris.Vousauriezpupeut-être

entoucherune,sivouslesaviezlaissépasser!Maisvousavezeulaprétentiondefairele«coupduroi»etendoublé!Vousenavezdéjàmanquéuncematin,sur des perdrix qui voulaient se suicider, et vous l’essayez encore sur desbartavelles,etdesbartavellesquivenaientversmoi!

— J’avoue que je me suis un peu pressé, dit mon père, d’une voixcoupable…Maispourtant…

—Pourtant,ditl’oncled’untontranchant,vousavezbeletbienmanquédesperdrix royales, aussi grandes que des cerfs-volants, avec un arrosoir quicouvriraitundrapdelit.Leplustriste,c’estquecetteoccasionunique,nousnelaretrouveronsjamais!Etsivousm’aviezlaisséfaire,ellesseraientdansnotrecarnier!

— Je le reconnais, j’ai eu tort, dit mon père. Pourtant, j’ai vu voler desplumes…

— Moi aussi, ricana l’oncle Jules, j’ai vu voler de belles plumes, quiemportaient les bartavelles à soixante à l’heure, jusqu’en haut de la barre, oùellesdoiventsefoutredenous!

Je m’étais approché, et je voyais le pauvre Joseph. Sous sa casquette detravers, ilmâchonnait nerveusement une tige de romarin, et hochait une tristefigure.Alors,jebondissurlapointed’uncapderoches,quis’avançaitau-dessusduvallonet,lecorpstenducommeunarc,jecriaidetoutesmesforces:«Illesatuées!Touteslesdeux!Illesatuées!»

Et dansmes petits poings sanglants d’où pendaient quatre ailes dorées, jehaussaiversleciellagloiredemonpèreenfacedusoleilcouchant.

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31.

Leporteurd’unebonnenouvelle,fût-iluncriminel,n’estjamaismalreçu.Monpèremeregardaitd’enbas,avecunradieuxsourire.Ilneditpasautre

choseque:«Touteslesdeux,Jules,touteslesdeux!»Puis,prenantsoudainconsciencedelasituation,ils’écria:«Qu’est-ceque

tufaislà?»Maissavoixn’exprimaitqu’unesurpriseheureuse.Je lançai les oiseaux, l’un après l’autre, aux pieds du vainqueur, et je me

laissai glisser dans une cheminée.En touchant le sol du vallon, je fis un petitbonddecôté,carunegrêledecaillouxm’avaitsuivi.

Cependant, mon père admirait ses oiseaux, et d’une main tremblante ilcherchaitlaplacedescoupsmortels.

L’oncleJulesmedemandasévèrement:—Qu’est-cequetufaisais,siloindelamaison,àsixheuresdusoir?Tune

saispasquetupouvaisteperdre?—Etjustement, jemesuisperdu,dis-je…Jevais toutvousraconter.Mais

d’abord,ilfautmefaireboire:jemeursdesoifdepuiscematin…—Comment?s’écriamonpère.Tun’aspasdéjeunéàlamaison?—Non.Jevousaisuivisdeloin.Jet’expliquerai,maisfais-moiboire.J’aila

languegonflée…Çam’empêchedeparler…—Iln’yaplusqueduvinblanc,ditl’oncle.Etilemplitunpetitgobelet.—Justeunegorgée,ditmonpère.Tuboirasàlamaison…J’obéis,puisjeracontaimonodyssée.Jeleurappris,avecfierté,quec’était

moiquileuravaisrabattulespremièresperdrix.— J’avais compris, dit l’oncle, qu’il y avait quelqu’un là-haut. Mais je

croyaisquec’étaitunchasseur…Tadésobéissancenousadoncserviàquelquechose,jenet’approuvepas,maisjedoislereconnaître.

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— Et les bartavelles ! dit mon père qui soufflait dans leurs plumes pouradmirer leur chair. Sans lui, nous ne les aurions jamais retrouvées, ni mêmecherchées.Etmoi,jerentraisbredouilleetdéshonoré!

—Jevousauraisattribuélesmerles,ditgénéreusementmononcle.—Cen’auraitétéqu’unmensonge!—Bah!ditl’oncleJules,unmensongedechasseur,çaneméritepasd’être

avouéenconfession!Nousétionsassistouslestroissurdegrossespierres.— Qu’est-ce que tu as sur la figure ? demanda brusquement mon père,

commes’ilsortaitd’unrêve.—Cen’estrien:c’estdelarésine.Alors, jeracontaimondépartsilencieux,lebillet laissépourmamère,mon

intentionde les rejoindre auPuits duMûrier, et le terrible épisodedu condor.Mon oncle rapetissa l’oiseau féroce aux proportions d’un épervier, et déclaraqu’àl’âgededixansilenavaittuédeuxàcoupsdepierre.

Ecœuré,jeneparlaipasdemescraintes,demasolitude,nidemondésespoir,et je décidai de réserver ce récit pathétique à ma sensible mère, et à Paull’attentif.

D’ailleurs,monpèrem’écoutaitàpeine,àcausedesbartavelles:ilessuyaitlesangquicoulaitdeleurbecetlissaitleslonguesplumesrouges.

L’oncleselevasoudain.— Mon cher Joseph, dit-il, je crois qu’il est temps de rentrer : pour ce

premierjour,j’enaipleinlespattes!Moiaussi,j’enavaispleinlespattes,etj’eusdelapeineàmemettredebout.Mon père me regarda avec tendresse, et caressa mes cheveux ; puis il

déchargeasonfusil,etmeletendit:—Prendsça,medit-il.C’étaitunegranderécompense,etjeprisavecrespectl’armetriomphale.Ilouvritensuitesoncarnier,quicontenaitdéjàplusieurspiècesdegibier.—Iln’yapaslaplacedelesmettrelà-dedans,décréta-t-il.Etpuis,ilserait

biendommagedelesabîmer.Avecdeuxboutsdeficelle,illessuspenditparlecouàsacartouchière,l’une

à sadroite, l’autre à sagauche.Enfin ilmeprésenta sondos, et sebaissa, les

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mainsauxgenoux.—Grimpe,crapaud!Le grand fusil en bandoulière, jem’installai sur ses épaules. L’oncle Jules

passadevantnous,l’œiletl’oreilleauxaguets,pourundernierexploitpossible.—Peut-êtreunlièvre,avait-ildit.Je tremblais qu’il ne réussît, car ce lièvre eût terni l’éclat des bartavelles :

maisonnevitpaslamoindreoreilleet,aumomentoùjem’yattendaislemoins,ensortantd’unepinède,jedécouvrisunpeuplusbas,letoitdenotremaison.Surlebordduchemin, lesoliviersdemescigales…Jeriaisdeplaisir,en tenantàpoignée les cheveux bouclés de mon père… Comme nous passions devantl’olivierdulierre,untrèspetitSiouxensortitbrusquement;ilétaitcouronnédeplumes,etportaituncarquoisdansledos:ilnoustira,d’unairfarouche,deuxcoupsdepistolet,ets’enfuitverslamaison,enhurlant:—Maman!ilsonttuédescanards!

Surquoi,mamèreetma tante,qui cousaient sous le figuier, se levèrent etvinrentversnous,suiviesde«labonne»,etcefutnotreentréetriomphale.

Lestroisfemmespoussaientdepetitesexclamationsdejoieetd’admiration.Pendantque jedescendaisdu sommetdemonpère,Paul, fort adroitement,

avaitdétachéunebartavelle,qu’ilportadanssesbrasverslestroisfemmes.Alors labonne, lesmainsjointes,et lesyeuxauciel,s’écria,pâmée:—Ô

bonneMère!LaPerdrixduRoi!Cependant, l’oncle Jules jetaitàgrandbruit sur la tablede la terrassedeux

poignéesdemerles et degrives, cinqou sixperdrix, et deux lapins.Sur quoi,monpèrevidaàsontoursoncarnier,quicontenaittroisperdrixetlabécasse,etildit:—Regardez,Rose,c’estJulesquiatuétoutça!

—Ettoi?demandamamèredéçue.Tuastoutmanqué?—Moi,dit-ilmodestement,jen’aituéquelesbartavelles.Etjevisbienqu’ilsseréjouissaientdansleurcœur.Jecourusà«laglacière»–unecaisseàsavonquicontenaitunblocdeglace

–pourboirefrais.J’ytrouvai,àcôtédelacarafetranspirante,deuxcompotierspleinsdecrème fouettée, et je courusembrassermamère,qui insistapourmedébarbouiller : après quatre savonnages, il fallut de l’huile d’olive (encoremeresta-t-ilpendanthuitjours,surlajouedroite,unegrandetachebrunâtre,assezrépugnanteetcollante,maisdecouleurtoutàfaitSioux).Puis,ayantvuletriste

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étatdemesmollets,ellem’installasurunechaiselongue,flambauneaiguilleaubout d’une allumette, et commença à extraire les petites épines qui mechatouillaient cruellement. Tandis quePaul suivait de très près l’opération, enpoussantàmaplacedescrisdedouleur, jemelaissaisfaire, inerteetglorieux,commeunguerrierquirevientducombat.

Cependantmonpèrecontaitendétaillesexploitsdel’oncleJules:sonflairde chien de chasse, sa marche silencieuse, la sûreté de son jugement,l’extraordinaire rapiditéde son tir et sameurtrière justesse…L’oncle écoutait,devantsafemmeravie,etmamèreadmirative.Auboutdecinqousixstrophes,ilfutcomplètement«débartavellisé»,etilsemitàchanterlagloiredeJoseph:sa nervosité, ses premières maladresses, ses efforts pour se dominer, sarésistanceàlafatigue,etenfin,samerveilleuseinspiration,couronnementd’unebelle journée ; il termina par une phrase qui fit briller les yeux noirs de mamère :—Un « coup du roi » doublé sur des perdrix royales, exécuté par undébutant,jepeuxdirequ’onn’ajamaisvuça!

Jevoulusparleràmontour,etdiremaproprelouange,puisqueleschasseursm’oubliaient:maistoutàcoupmesyeuxsefermèrent,etjesentisquelesdoigtsdemamèreouvraientmamain,crispéesurlebrasdelachaiselongue,puisellem’emportaverslamaison.J’essayaideprotester,aunomdelacrèmefouettée,maisjen’articulaiquedefaiblesgrognements,etlarencontred’unebondissantegerboise,grandecommeunlièvre,ettouteblanche,m’entraînaenquatrebondsverslesravinsombreuxdusommeil.

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Lelendemainmatin,mamère,suruncoindelatabledelacuisine,rédigeaitla«liste»descommissions,c’est-à-diredesachatsquemonpèredevaitfaireauvillage.

—Crapaud,medit-il,prendstamusette, tuvasveniravecmoi.Lalisteestlongue,etjeseraichargé!Cen’estpaspourlepoids,c’estpourlevolume.J’ail’intentiondeprendremonfusil;j’airepéréunépervierquitournesouventau-dessusdupoulaillerdeMmeToffi.Sinouslevoyonscematin,nousluidironsdeuxmotsenpassant!

La liste finie, il la lut à haute voix. Cependant ma mère avait sorti lesbartavellesdugarde-mangeretlesposasurlatable:

—Queveux-tufaire?demanda-t-ild’unairinquiet.—Jevaislesplumer,etlesvider,etnouslesrôtironscesoir.—Malheureuse!Cen’estpasdelavolaille,c’estdugibier!etquelgibier!

Nous ne les mangerons que demain, car aujourd’hui ce serait un crime !D’ailleurs, dit-il, il me vient une idée. J’ai bonne envie de les soumettre àl’expertisedeMonddesParpaillouns. Ilne faut jamaisperdreuneoccasiondes’instruire, et ce vieux braconnier en sait certainement plus long que bien desnaturalistes.

Ilaccrochalesdeuxoiseauxàsaceinture,puisilpritsonfusiletlemitàlabretelle.

Nouspartîmesfortgaiement.Jeportaislestroismusettesvides,etilmarchaitdevantmoi,explorantduregardlesoliveraiesenescalierquibordaientlaroute.Nous vîmes quelques bandes de moineaux, mais le Tueur de Bartavellesdédaignacesoisillons.

J’étaistoutheureuxd’êtreaveclui,etgrandementfierdesonexploit–maisjem’efforçaisdenepasmontrercettevanité;jecraignaisuneréprimande.

Unjour,M.Arnaud,quiétaitunpêcheurpassionné,avaitpris–àlaligne–une énorme « rascasse » : il avait apporté à l’école une photographie de sonexploit.

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À cette époque, une photographie était un document remarquable, quiperpétuaitlesouvenirdelapremièreenfance,duservicemilitaire,d’unmariageoud’unvoyageàl’étranger.

Or,surunesortedecartepostale,onavaitvuM.Arnaudsouriant,lapoitrinebombée,unegauledanssamaingauche,lebrasdroitlevéversleciel,ettenant–parlaqueue–l’épineuxpoisson.

Àtable,monpèredécrivitcetableautriomphal,etilavaitconclu:—Qu’il soit content d’avoir pris une belle pièce, je veux bien l’admettre,

maissefairephotographieravecunpoisson!Quelmanquededignité!Detouslesvices,lavanitéestdécidémentleplusridicule!

Il ne l’avait pas dit avec violence,mais avec un sourire de pitié, qui avaitruinémonadmirationpourM.Arnaud:c’estpourquoijeconsidéraisquenotrevisiteàMonddesParpaillounsn’avaitd’autrebutquescientifique.

Nousarrivâmesdevantlapetitefermebassequ’habitaitlecélèbreMond.Elleétaitprécédéed’unchampinculte,oùdeuxdouzainesd’oliviers,fousdeliberté,avaientl’aird’énormesbroussailles,carMondnelestaillaitjamais.

Ilétaitàchevalsurunbanc,devantsaporte,souslemûrier,ettrempait,dansunseaudeglu,demincesbaguettesdebois.Illevalatête:sonépaissetignassede cheveux gris se prolongeait en une barbe de crin, blanche d’un côté,maisjauniedel’autreparunmégotquipendaitaucoindesabouche.

Ses yeux étaient noirs et perçants, ses mains velues marbrées de tachesjaunes.

Ilvitlesbartavelles,selevaets’avança,laboucheentrouverte.—ÔbonneMère!s’écria-t-il,quic’estquivousavenduça?Monpèrefitunpetitsourire.—Çanem’acoûtéquedeuxcoupsdefusil.—Undoublé?ditMondincrédule.Undoublédebartavelles?—Ehoui,ditmonpère–et,duboutdel’index,illissasamoustachenoire.—Etoùça?—AuvallondeLancelot,justesouslabarre,ducôtédePasse-Temps.Mondavaitprislesdeuxoiseaux,etlessoupesait.—Leplusétonnant,dit-il,c’estquevouslesayezretrouvées.

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—Pourquoi?—Parcequecesbêtes-là,mêmesmortesenl’air,çavoleencorecinqousix

centsmètres.—Lepetitétaitsurlabarre.C’estluiquilesavuestomber.—Bravo,Pitchounet,meditMond.Undeces jours, je temèneraichasser

avecmoi.Ilénonça,commeunerègledevie:—Quandonn’apasdechien,ilfautavoirdesenfants!Alors,monpèreposamillequestions sur lesbartavelles, leurorigine, leurs

mœurs,ladifficultédeleurapproche,larapiditédeleurvol.De ces questions, et des réponses du vieux Mond, il ressortit clairement

qu’undoublédebartavellesétaitunexploitsinonimpossible,dumoinstrèsrare,etdigned’un«grandfusil».

Dès que cette vérité fut établie, nous quittâmesMond – qui commençait ànousracontersespropresréussites,avecunevanitéquimefitpenseràcelledeM.Arnaud–etnousdescendîmesauvillage.

Monpèreremit«laliste»àl’épicier,danslapetiteboutiqueoùsetrouvaientdéjà cinq ou six clientes. Mais l’épicier, la liste en main, ne regarda que lesvolatilesets’écria:«Descoqsdebruyère!»

Mon père le détrompa, et lui dit quelques mots sur l’existence et lescoutumes des bartavelles. L’épicier proposa de les peser : ce que mon pèreaccepta de bonne grâce. L’opération eut lieu sous les yeux des commèresassemblées.

Laplusgrosseatteignit1530grammes,l’autre1260,carl’épiciervoulutdelaprécision.Unevieilledameproprette(c’était labonnedeM.leCuré)conseillade les bourrer de pèbre d’aï, avant de lesmettre à la broche et de ne pas lesrapprocher du feu dès le début de l’opération : le tournebroche ne devaits’avancerqueparétapes,troisauminimum.Pourprixdecesprécieuxconseils,elledemandalapermissiondeprendreuneplumedelaqueue,quifutainsivoléeà lacoiffured’unchefpawnie,et tous lesnouveauxarrivants regardaientavecrespectlechasseurcapabled’unsibeaumeurtre.

Nous laissâmes la liste à l’épicier, qui se chargea de tout préparer, etmonpèremedit:«Ilfautquej’interrogeM.Vincent.»

M.VincentétaitarchivisteàlaPréfectureetc’étaitunamidel’oncleJules:

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ilpassaitsesvacancesauvillage,oùilétaitné.Maisdanslarue,nousrencontrâmeslefacteur,quichassaitlui-mêmesurles

terresd’Allauch.C’estluiquinousarrêta,etjefustoutsurprisdelevoirmasserlecoudesbartavelles,entresonpouceetsonindex.

—Entrenous,dit-ilàmi-voix,vouslesavezprisesaupiège?—Jamaisdelavie!ditmonpère.C’estundoublé,quej’aieulachancede

réussirau«coupduroi».Mais le facteurétait« jalouxde la chasse», et il tâtait toujours le coudes

volatiles,dansl’espoird’ydécouvrirquelquefracture.Alorsmonpère,soufflantà rebrousse-plumes, lui montra les mortelles blessures qu’il examina d’un airsoupçonneux.Ilfallutensuiteluidirelecalibredufusil,lenumérodesplombs,la distance, l’heure et le lieu. Enfin, il triompha de sa jalousie, et consentit àhomologuerl’exploit.

—Monsieur,dit-il,jevoustiremonképi.Cesbêtes-là,jelespoursuisdepuisdeuxans:j’yaitirécinqfois,etjen’enaieuquequatreplumes!Permettez-moidevousserrerlamain!

Cependant, les enfants du village s’étaient assemblés, et disaient tout hautleuradmiration.

En arrivant sur la placette, nous tombâmes sur M. le Curé. Il lisait sonbréviaire près de la fontaine, tout en attendant, au son de sa cruche, qu’elledébordât.

L’arrivéedenotregroupeluifitleverlatête,etcomme«cesgensprofitentdetout»,ilfitàmonpèreungrandbeausourire,etdit,d’unevoixagréable:

—Monsieur, si ces perdrix royales ne viennent pas de quelquemarchand,permettez-moidevousfairemoncompliment!

C’étaitlapremièrefoisquejevoyaismonpèreenfacedel’ennemisournois.Àmagrandesurprise,illuiréponditfortpoliment:

—EllesviennentduvallondeLancelot,MonsieurleCuré.—J’enairarementvud’aussibelles,ditM.leCuré,etj’inclineàpenserque

legrandsaintHubertétaitavecvous!—LegrandsaintHubert,etmoncalibredouze!—Etaussivotreadresse!ditM.leCuré…Vousavezlàunvieuxmâle,et

unepoulededeuxans…Monpèreétaitungrandchasseur,etc’estpourquoije

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m’y connais assez bien. Cette perdrix n’est pas la Caccabis Rufa, qui estbeaucoup plus petite. C’est la Caccabis Saxatilis, c’est-à-dire la perdrix desroches,qu’onappelleaussilaperdrixgrecque,etenProvence,labartavelle.

—D’oùvientcenom?demandamonpère.—Ehbien,ditleprêtre,jevaisvousparaîtrebiensavant,maisjedoisvous

avouerquemonéruditionestdefraîchedate.Unpaysanm’ayantparléhierdebartavelles, j’ai eu la curiosité de chercher l’étymologie du mot. Et j’en suisheureux,puisquecettequestionvousintéresse.Mondictionnaireditquec’estunmotfrançaisdérivéd’unvieuxmotprovençal,bartavelo,quisignifieuneserruregrossière.L’oiseau serait ainsinomméàcausede soncri,qui est,paraît-il, unpeugrinçant.Maisàmontrèshumbleavis,cetteexplicationn’estpastoutàfaitsatisfaisante.JevaisenparleràM.lechanoinedelaMajor,quidéjeunedemainaupresbytère,ets’ilmeditquelquechosed’intéressant,j’auraiplaisiràvouslefairesavoir.Excusez-moi,macrucheestpleine,etlaclochem’appelle.

Il souleva fort poliment sa barrette, mon père souleva sa casquette,M. leCurépritsacrucheets’enalla.

Toujours suivis par les enfants, nous allâmes chez M. Vincent : on nousréponditqu’ilétaitenville,etqu’ilnerentreraitquele lendemain;cependant,mon père le rechercha dans tout le village, et il alla même au cercle, pourdemander aux joueurs de boules s’ils ne l’avaient pas vu, mais ils virent lesbartavellesqu’onnesongeapasàleurcacher:ilseninterrompirentleurpartie,ilsadmirèrent,soupesèrent,etposèrentcentquestions.Monpèrefitdeuxcentsréponses,et leurappritqu’ilnes’agissaitnullementde laCaccabisRufa,maisSaxatilis.

Enfin,ilvoulutbien,àlademandegénérale,exécuterunedémonstrationdu«coupduroi»,eninsistantsurlefaitqu’ilfallaitgarderlecanon«choke»pourlesecondcoup.Cesexplicationstechniques,quiauraientpudurerjusqu’ausoir,furentheureusementarrêtéespar l’horlogede l’église,qui sonnamididans lesairs.

Commenousallionscherchernosmusetteschezl’épicier,nousrencontrâmesencore une foisM. le Curé. Il portait un appareil photographique qui avait laforme,lesdimensionsetl’éléganced’unpavé.

Ils’avança,toutsouriant,etdit:—Si cela ne vous dérangepas, je voudrais bien conserver un souvenir de

cetteadmirableréussite.

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—Uncoupdechance,ditmonpèremodestement,neméritepeut-êtrepasunsigrandhonneur.

—Maissi,maissi!Jemeferaiunplaisirdevousenvoyeruntiragedecetteimage,quiseraunsouveniragréabledesgrandesvacancesdecetteannée.

Monpèreseprêtadocilementauxexigencesduphotographe:ilmemontraqu’ilensouffrait,maisqu’iln’osaitpasêtreimpoli.Ilposadoncàterrelacrossedesonfusil,appuyalamaingauchesur leboutducanon,etdesonbrasdroit,entouramesépaules.M.leCurénousregardauninstant,lesyeuxclignés:puisil s’avança,et fit tourner lesbartavelles– toujourspenduesà lacartouchière–pourmettreenévidenceleurventremoucheté.

Enfinilreculadequatrepas,appliqual’appareilsursaceinture,baissalatêteets’écria:

—Nebougeonsplus!J’entendisundéclicaussifortqueceluid’uneserrure,etM.leCurécompta:—Un,deux,trois!Merci!—NoushabitonsauxBellons,ditmonpère,àLaBastideNeuve.—Jesais,jesais!ditM.leCuré.Puisilajouta,suruntonunpeupathétique:—Commejen’aipasl’occasiondevousvoirsouvent–jeconfierailetirage

quejevousdestineàMonsieurvotrebeau-frère,quiestlepluséminentdenosparoissiens.Aurevoir,etencoreunefois,tousmescompliments!

Il s’en alla, poli, amical, souriant, si sympathique que j’avais envie de lesuivre, ce qui me fit comprendre quel danger ces fausses apparencesreprésentaientpourlasociété.

Quandnouseûmestournélecoindelaplace,monpèremedit:—Noussommesdansunpetitvillage:ileûtétémaladroitderefuser:c’était

peut-êtrecequ’ilespérait,pournousaccuser,ensuite,desectarisme.Maisnousavonsétéplusmalinsquelui!

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33.

Nousreprîmesd’unbonpaslecheminmontantduretour.Les oiseaux dansaient toujours à la ceinture de mon père, et comme ils

étaientpendusparlecou,jeluidisqu’ilavaittuédesbartavelles,maisquenousfinirionsparmangerdescygnes.

Onlesmitàlabrochelelendemain–cefutunrepashistorique,etpresquesolennel.

Ilfutmarquécependantparunincidentpénible:l’oncleJules,dontl’appétitpaysanfaisaitl’admirationdelafamille,secassaunedent–enporcelaine–surunplombn°7,restéinvisibledanslatendressed’uncroupion.Maisilretrouvaunbeausourirelorsquemonpèredéclaraquelecuréduvillageétaitunsavant,et,deplus,unhommefortsympathique,dontlaconversationl’avaitcharmé.

Lelendemain,commenouspartionspourlachasse,jevisque,renonçantàsacasquette,ilavaitmisunvieuxchapeaudefeutremarron,«àcause»,dit-il,«dusoleilqui,parfois,entraversantseslunettes,l’éblouissait».Maisjeremarquai–sans rien dire – que la coiffe du feutre était entourée d’un ruban – qu’on netrouvepassurunecasquette–etque,dansceruban,étaientfichéesdeuxjoliesplumesrouges,symboleetsouvenirdudouble«coupduroi».

Depuis ce jour-là au village, quand on parlait de mon père, on disait :—Voussavezbien,ceMonsieurdesBellons?

—Celuiquialagrossemoustache?—Non!l’autre!leChasseur!CeluidesBartavelles!

*

Ledimanchesuivant,commel’onclerevenaitdelamesse,iltiradesapoche

uneenveloppejaune.—Voilà,dit-il,delapartdeM.leCuré.

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Toute la famille accourut : l’enveloppe contenait trois épreuves de notrephotographie.

C’était une réussite : les bartavelles étaient énormes et Josephbrillait danstoutesagloire;ilnemontraitnisurprisenivanité,maislatranquilleassuranced’unchasseurblasé,àsoncentièmedoublédebartavelles.

Pourmoi,lesoleilm’avaitimposéunepetitegrimace,quejenetrouvaipasjolie ; mais ma mère et ma tante y virent un charme de plus, et chantèrentlonguementleuradmirationtotale.

Quantàl’oncleJulesilditgentiment:—Sivousn’yvoyezpasd’inconvénient,moncherJoseph, j’aimeraisbien

garder la troisième épreuve, car M. le Curé m’a dit qu’il l’avait tirée à monintention…

—Sicettebagatellepeutvousfaireplaisir…ditmonpère.—Ohoui!dittanteRoseavecenthousiasme.Jelaferaimettresousverre,et

nouslaplaceronsdanslasalleàmanger!Jefusfieràlapenséequenousserionséclairéstouslessoirsparlaluxueuse

lumière du Gaz. Quant au cher Joseph, il ne montrait aucune confusion. Lementondemamèreappuyésursonépaule,ilregardalonguementl’imagedesonapothéose, tout en justifiant la durée de cet examen par des considérationstechniques.Ilnousappritd’abordquec’étaitdupapieraucitrated’argent,etquececitratealapropriétésingulièredenoircirquandilesttouchéparlalumière;puis, tenant l’image à bout de bras, il déclara que l’éclairage était excellent,quoique la hauteur du soleil de midi lui eût un peu allongé le nez, ce qui«n’avaitd’ailleursaucuneespèced’importance».Ensuite,quittantseslunettes,ilexaminalaphotographiedetrèsprès,soustouslesangles,etilproclamaquelamise aupoint était parfaite, ce qui prouvait queM. leCuré connaissait fortbiensonaffaire.

Enfin,enmecaressantlescheveux,ildéclara:— Puisque nous avons deux épreuves, j’ai bien envie d’en envoyer une à

monpère,pourluimontrercommeMarcelagrandi…LepetitPaulbattitdesmains,etmoij’éclataiderire.Oui,ilétaittoutfierde

sonexploit ; oui, il enverrait uneépreuveà sonpère, et ilmontrerait l’autre àtoutel’école,commeavaitfaitM.Arnaud.

J’avais surprismon cher surhomme en flagrant délit d’humanité : je sentisquejel’enaimaisdavantage.

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Alors,jechantailafarandole,etjememisàdanserausoleil…

*