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11 RUE BERANGER 75154 PARIS - 01 42 76 17 89 31 OCT/01 NOV 09 Parution irrégulière Surface approx. (cm²) : 2274 N° de page : 8-11 Page 1/8 HERMANN 2860571200524/GNK/AJR/1 Eléments de recherche : EDITIONS HERMANN : toutes citations «La peur un moyen défaire obéir les hommes»

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«Lapeur

un moyendéfaireobéir leshommes»

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Peur de pereire son travail, de ne paspouvoir joindre les deux bouts,d'être abandonné, peur pourPavenir de ses enfants, peur de lagrippe... Mais qu'est-ce que la peur?Deux philosophes nous éclairent.

Par ROBERT MAGGIORI

ourriez-vous citerune image qui soitemblématique de lapeur?Catherine Malabou :Je choisirais uneimage du film de Kubrick, Shinmg, la plus

célèbre, celle de Jack Nicholson défon-çant à coups de hache la porte de la sallede bains où sa femme s'est enfermée. Cequi me frappe est que cette image estsans surprise : c'est l'image promotion-nelle du film, qui figure sur l'affiche.Même avant de l'avoir vue, tout lemonde sait que cette scène aura lieu.Lorsque le film est sorti, on voyait ainsila tête de Nicholson sur tous les frontonsdes cinemas. Et pourtant, même si onne peut que s'attendre à cette scène,quand elle arrive, elle fait très peur.C'est là une des caractéristiques de lapeur, par opposition a l'angoisse : ellene vient pas nécessairement de ce quiest inconnu. Le plus souvent même, ils'agit d'une issue trop connue, attendue(elle va se faire tuer, il va m'agresser, letoit de la maison va être arraché, je vaisperdre mon travail), effrayante pourcette raison même. Le génie du film deKubrick, c'est qu'il crée la peur sans ca-cher un instant l'objet même du danger.Marc Crépon : J'établirais une distinc-tion entre ces images de la peur quis'imposent a nous, au hasard de l'ac-tualité, et dont la peur n'est pas la rai-son d'être immédiate, et celles qui sontmontrées pour la susciter. Les premiè-res trahissent la peur, sans être produi-tes, retenues et montées pour cela. Ce

sont, par exemple, les images des «mi-grants clandestins», comme on dit, ex-pulsés de Calais au petit matin, qui mepoursuivent. Ce que leur visage et leurslarmes reflétaient, face aux forces depolice, c'était bien la peur, dont nousapprenons ainsi qu'à la difference de lafrayeur, elle a toujours à voir avec ce quiva venir, qu'elle est, en d'autres termes,toujours une appréhension de l'avenir,comme l'est aussi la peur de ceux quiapprennent du jour au lendemain queleur usine va fermer. Et puis il y a aussices images imposées, soigneusementmontées et présentées pour éveiller ouentretenir la peur et qui participent, àce titre, de son instrumentalisation etde sa culture, comme pouvaient l'êtreles portraits des membres du reseauManouchian sur l'Affiche rouge. La ten-tation est forte pour les gouvernementsd'user et d'abuser, dans tous les domai-nes (y compris celui de la santé) de cesimages.Le mot a-t-il des synonymes? Que nousdit son étymologie ? Il semble que danspeur, il y ait quelque chose qui«frappe», physiquement, alors que l'an-goisse, angnsria, «serre» la poitrine, larégion épigastrique...C.M. : La peur a des synonymes trou-blants dans leur proximité. Par exem-ple, tremor (qui a donné trembler), estune forme de peur pour les Latins. Tremar signifie au départ le frisson, le va-cillement, (tremor ignis : le vacillementde la flamme), puis le déséquilibre,qu'on retrouve dans «tremblement deterre». C'est à la fois ce qui tremble etfait trembler. Tenor, mot masculin em-ployé comme synonyme de panique,désignait un mouvement collectif : on

«On sait toujours dè quoi l'on apeur, alors que l'angoisse seraitsans objet, indéterminée, sansreprésentation.»Catherine Malabou

parle de tenor in exercitu, la panique quis'est emparée de l'armée (panique, de,pan, le tout, ou peut être dieu Pan, quieffrayait par son aspect et sa musique).Mais la peur, c'est povor. Or pavere veuteffectivement dire «être frappé d'épou-vanté» . Avoir peur, cette fois, n'est plustrembler mais «être frappé». Il apparaîtque pavor provient de la même racineque pavire, qui signifie «battre la terrepour l'aplanir», et du verbe paver, «ni-veler la terre». L'émotion penible quel'on ressent a la vue d'un danger nousfrappe, nous aplatit, nous nivelle, nousrend sans difference, sans singularité.Le latin populaire possède le verbe espaventere, rattaché au latin classique expaMere: d'où sont venus épouvante, épou-vantail, épouvantable et même épave !M.C. : II faudrait pouvoir intégrer à laréponse la différence des langues. Maisen francais, ̂ on dispose de nombreuxtermes (peur, frayeur, terreur, panique,angoisse), souvent employés les unspour les autres. Si nous voulions mettreun peu d'ordre, deux grandes distinc-tions pourraient être mises en perspec-tive. La première serait fonction du su-jet de ces émotions qui peut êtreindividuel (l'angoisse, la frayeur) oucollectif (la terreur, la panique). La se-conde se ferait selon le degré de déter-mination et de connaissance de l'objet.Tandis que nous savons ce qui nous faitpeur ou que nous connaissons les signesqui provoquent notre frayeur, l'objet del'angoisse nous est inconnu. Quant àcelui de la panique, il est souvent incer-tain, intégrant rumeurs, informationsincomplètes...La peur, dont on peut faire une approchepsychologique, sociale, politique, etc.,a moins été traitée par les philosophesque l'angoisse. Pourquoi?

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M.C. : II y a là sans doute un effet deperspective dû à l'importance qu'ontpris pour la pensée du XXe siècle troisgrands penseurs de l'angoisse : Kierke-gaard (qui publie le Concept d'angoisseen 1844) Heidegger qui fait de l'angoisse

un thème fondamental d'Etreet Temps (1927) et Freud quifait paraître, en 1926, untexte capital intitulé Inhibi-tion, symptôme et angoisse.Dans chacun de ces trois cas,l'angoisse «sort» du domaine de la psychologie et

ouvre un champ nouveau d'investiga-tions, tandis que la peur semble davan-tage ressortir d'analyses plus classiques.Une autre raison tient sans doute au ca-ractère plus insondable de l'angoisse.C.M. : En philosophie, c'est vrai, la peurjouit d'une mauvaise image. Rappelonsd'abord peut-être la distinction renduecélèbre par Heidegger entre peur et angoisse. La peur a un objet, on sait tou-jours de quoi l'on a peur, alors que l'angoisse serait sans objet, indéterminée,sans représentation. Heidegger déclareen effet que l'angoisse ne sait pas de-vant quoi elle s'angoisse. Elle est l'affectde la finitude, qui se manifeste par unglissement du monde dans son ensem--ble, comme si tout basculait, tout dis-paraissait, le noir en plein jour, la gorgese serre, on se sent mal mais on ne saitpas pourquoi.Pourquoi l'angoisse, ce sentiment péni-ble, est-il philosophiquement valorise?C.M. : Parce qu'il donne du sens. Il per-met d'être face à l'essentiel, de revenirà ce qui compte, lorsque tous les objetsse sont effacés, à notre condition demortel, à ce que Heidegger appelle en-core le «souci» qui, contrairement à la«préoccupation», n'a pas lui non plusd'objet. Autrement dit, l'angoisse estun affect métaphysique, à l'inverse dela peur. Cette dernière paraît en effetdénuée de sens. Et même, elle prive desens. La jeune femme sous la douchedans Psychose n'a pas le temps ni la li-berté de s'angoisser quant à son être aumonde, elle hurle car elle est collée à laproximité de sa mort, aplatie en effetpar l'imminence. La mauvaise image dela peur en philosophie tient donc bienà l'absence de distance, à la relation àl'objet, qui prive de toute liberté. Ondira que la peur fait bien penser,

«Shining» de StanleyKubrick, 1980.PHOTOS PROD DB

«Psychose»,d'Alfred Hitchcock, i960.

PHOTOS PROD DB

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que nous sommes en train d'en parler.Oui, mais nous en parlons parce qu'aumoment où nous le faisons, nousn'avons pas peur. La peur, à la diffé-rence de l'angoisse, prive de pensée.Mais de quoi a-t-on peur ? On peut faireentrer presque toutes les peurs dansquatre catégories. La perte d'abord, laperte d'un être cher, ou la seule idéequ'on le perdrait, la crainte de perdre sesamis, ses biens, sa situation, son travail,son pays... L'abandon ensuite, la crainted'être quitté, de ne plus être aimé, de seretrouver malade et seul. Puis la mutila-tion, la peur d'être blessé, accidenté,agressé... Enfin l'humiliation, la crainted'être mis plus bas que terre, ridiculisé,méprisé. Ne peut-on pas dire dès lorsqu'il n'y a en fait qu'une seule peur, cellede mourir, si par «mourir» on entendnon seulement disparaître mais voir serestreindre la puissance d'action, voir fespossibilités de vie s'atrophier, les airesde l'amour, de l'amitié, de la connais-sance... se rétrécir?M.C. : La perte, l'abandon, la mutilationet l'humiliation. Il faudrait un livre en-tier pour répondre à cette question,dont chacun de ces termes pourraitconstituer un chapitre. Une chose mefrappe, c'est que tous ces mots dési-gnent des relations : la relation à soi etla relation aux autres, l'une et l'autreinextricablement mêlées. Alors oui, onpourrait effectivement dire, trop vite,que ce dont nous avons peur, c'est tou-jours que les relations morales et politi-ques qui font le tissu de notre existence- ce que j'appellerais avec Jean-LucNancy notre «vivre avec» - soient affec-tées, compromises, ou détruites.G.M. : Freud dit que l'inconscient necroit pas en la mort, dans la mesure oùnous n'avons aucun moyen de nous lareprésenter. La seule image que nouspuissions en avoir est celle de la sépara-tion. Ma mort est pensée comme uneséparation d'avec moi-même. Cetteimage de la séparation se décline sousles figures de la castration et, bien sûr,du deuil. Le vrai objet de la mort estdonc sans doute la perte, la mutilation,l'amputation d'une partie de soi. Jecrois en effet qu'il n'y a qu'une seulepeur, celle de la mort. Mais on ne saurajamais ce qui est le plus effrayant, laperspective de ma mort ou celle de lamort de l'autre.

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Y a-t-il de nouvelles formes de peur, oudes peurs nouvelles, jadis inconnues,liées par exemple à la technologie ?M.G. : Oui, il y a dcs peurs nouvelles,dans tous les domaines, celui de lasanté, avec l'apparition de nouveauxvirus et de maladies, celui de l'environ-nement avec les constats alarmantsconcernant les changements climati-ques, celui des relations internationales,avec des tensions nouvelles ou résur-gentes. En ce qui concerne les nouvellestechnologies (en particulier les techno-logies numériques), je suis tenté deconfesser, moi-même, une peur : celleque la multiplication des prothèses de-venues l'armure des adolescents (le té-léphone portable, l'iPod...) compro-mette ces formes d'apprentissage etd'ouverture au monde que sont la lec-ture patiente et de longue haleine, l'ob-servation des choses, l'écoute, le dialo-gue - et surtout cette disponibilité pourl'autre, compromise quand on a lesoreilles bouchées par des écouteurs etles doigts occupés à pianoter fébrile-ment sur les touches d'un appareil.C.M. : Le plus frappant pour moi est devoir comment le syndrome de stresspost-traumatique, lié le plus souvent àce que l'on appelait autrefois la névrosede guerre, prend des formes de plus enplus raffinées, et s'étend de plus en plus.Le trauma a aujourd'hui des visages iné-dits, et les nouveaux blessés (victimesde catastrophes naturelles, de violencesde tous ordres, d'attentats, les grandsexclus, certains migrants sans papiers)expriment un nouvel âge de la peur ;médiatisé par l'image télévisée, sansauteur véritable, sans parole, dépassantla psychanalyse et tous les discoursconstitués. Le film Valse avec Bachir estselon moi une tentative incroyablementconvaincante pour retourner la techno-logie contre elle-même, sous la formede l'animation, au service, en quelquesorte, des nouveaux blessés.La peur a-t-elle aussi une dimension po-litique, ou, plus précisément, peut-elleêtre une forme de gouvernement ?

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En janvier 2OO8,au Kenya.

PHOTO WALTERASTRADA AFP

A Nakuru,au Kenya, en

janvier 2OO8.PHOTO WALTER

ASTRADA AFP

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«Tandis que les dictatures appuientleur pouvoir sur la peur, lesdémocraties étaient censées ne pas enavoir besoin pour gouverner.Or, cette ligne de démarcation est deplus en plus fragile. »Marc Crépon, philosophe

C.M. : Marc a eu raison de commenceravec les migrants errants dans la «jun-gle» de Calais. La peur est en effet unmoyen de faire obéir les hommes, voirede les humilier. C'est bien la peur queKant exhorte les hommes à abandonnerdans. Qu'est-ce que les Lumières ? Rai-sonnez, n'obéissez plus, dit-il.Le pape Jean Paul II avait aussi appelé lesfidèles à ne plus avoir peur...C.M. : C'est vrai, je l'avais oublié ! Maisil y a des raisons, si on peut dire, decraindre la peur, car, comme le dit lemot lui-même, elle «nivelle», aplatit,donc abaisse, avilit, pousse à l'obéis-sance aveugle, à la déla-tion, à toutes les formesde lâcheté. Elle est biensûr un des ressorts fonda-mentaux des régimes to-talitaires. Je me souviensde ce passage de 1984,d'Orwell, où les prison-niers, pour avouer etchanger de comporte-ment, sont confrontés àce qui leur fait le plus peur. Pour le hé-ros du livre, ce sont les rats. Et puis il ya aussi l'image de l'esclave chez Hegel.Celui qui a peur se conduit en esclave.Dans la Phénoménologie de l'esprit, dansla lutte pour la vie et la mort, le maîtreest celui qui «n 'a pas peur de mettre savie enjeu», il est prêt à mourir pourprouver sa liberté. L'esclave au contrairetremble pour sa vie et accepte, pour laconserver, d'être réduit à la servilité.Cela a un sens politique, bien sûr, maisaussi un sens psychique. La peurabaisse. Freud ira même jusqu'à l'ins-taller au cœur de l'inconscient. Plutôtavoir peur que de jouir trop fort !M.G. : Assurément, la peur a une di-mension politique. Il était même con-venu d'en faire une des lignes de dé-marcation entre les démocraties et lestypes de régimes politiques qu'on acoutume de lui opposer. Tandis que lesdictatures, les régimes autoritaires et

totalitaires appuient leur pouvoir sur lapeur qu'ils entretiennent chez les ci-toyens, les démocraties étaient censéesne pas en avoir besoin pour gouverner.Or cette ligne de démarcation est deplus en plus fragile, pour ne pas direbrouillée. Impuissants à soulager lesformes d'insécurité qui affectent le plusmassivement les citoyens (la précaritéde l'emploi, le chômage) les gouverne-ments concentrent leur action sur ceque le sociologue Zygmunt Bauman ap-pelle des «cibles de substitution», les dé-linquants, les «voyous», la «racaille»et, pour finir (ou pour commencer) lesétrangers. Alarmer et inquiéter les élec-teurs, jouer de leurs émotions, alimen-ter leurs peurs est devenu à ce titre unerecette commode pour des campagnesélectorales, en mal de solutions.Quelles sont tes visées de cette stratégie?M.C. : Elle déplace la demande des ci-toyens, et part du principe que c'estprioritairement aux émotions des ci-toyens que les politiques doivents'adresser. Il n'y a là pourtant aucunefatalité. Pour ne citer qu'un exemple, cequ'il y eut de remarquable dans la cam-pagne et la victoire de Barack Obama,portées par le slogan «Yes, wc can»,c'est que, à rebours de son prédéces-seur, de son challenger et de quèlquesautres en Europe, il a fait, lui, un pariinverse : le peuple américain était prêtà entendre autre chose que le discoursde la peur, fonds de commerce desidéologues républicains.C'est parce que je sens que j'ai mal quej'enlève la main posée sur une plaquebrûlante. Dans ce cas, et bien d'autres,la douleur a un avantage : elle me pro-tège. Peut-on dire la même chose de lapeur, à savoir qu'elle peut être utile,avoir des bienfaits ?C.M. : Je parlais il y a un instant de lajouissance, et ce thème peut effective-ment conduire à renverser l'image né-gative de la peur, à la revaloriser. Geor-ges Bataille fait de la peur le lieu de

l'expérience ultérieure, de l'épreuve laplus forte, la plus extrême, la plus spé-culative et sacrée. «Je cherche la peur»,dit-il, comme d'autres diraient: «Jecherche la vérité.» Ne pourrions-nouspas, dès lors, réfléchir à ce que la peura de philosophique? Ne l'oublions pas,il y a quèlques années, c'est la philoso-phie elle-même qui était supposée fairepeur, rappelez-vous ce livre ; Qui apeurde la philosophie ? (i)M.C. ; A la différence de l'angoisse, lapeur connaît son objet, mais le plussouvent, elle le connaît mal. C'estpourquoi ce dernier peut être aussi ter-riblement anxiogène, et pour finir pa-ralysant pour l'action. Mais il n'est pasdit qu'il doive toujours en aller ainsi.Nous pouvons aussi, éveillés par lapeur, nous efforcer de mieux compren-dre et de mieux connaître son objet. llest légitime que nous ayons peur pournotre santé ou celle de nos proches,peur des changements climatiques,peur de révolution du monde et durapport entre les puissances - peuraussi de mal faire. Mais parce qu'alorstous les discours, toutes les imagespeuvent se greffer sur ces peurs et, danscertains cas, les instrumentaliser, de lafaçon la plus redoutable (comme en té-moigne cette autre culture qu'est «laculture de l'ennemi»), il est vital quenous puissions prendre en charge co-gnitivement (c'est l'enjeu de toute édu-cation) l'objet de nos peurs multiples.Le pari de cette habilitation cognitive,c'est qu'elle nous permette d'agir surnos émotions, de telle sorte que cel-les-ci contribuent à ce qui est le but detoute culture : l'invention par chacunet pour tous de sa propre singularité. Aqui me demande «A quoi sert la philo-sophie ? », je suis souvent tenté de ré-pondre que ce fut là, depuis toujours,l'une de ses tâches privilégiées, à re-bours de la servitude, du mensonge etde la terreur. •*•(i) Ouvrage collectif du Groupe derecherche de lenseignement philosophique(Greph), publié en J977

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MARC CREPONET CATHERINEMALABQU, DEHEGEL A DERRIDA

Philosophe, traducteur, MarcCrépon est directeur derecherches au CNRS. CatherineMalabou est philosophe, maîtrede conférences à l'universitéParis Ouest Nanterre La Défenseet «Visiting Professer» de la StateUniversity of New York à Buffalo.Bien des points les rapprochent:la figure de Hegel, présente dèsleur thèse de doctorat, l'intérêtpour Heidegger, la proximité deJacques Derrida.Après avoir exploité l'héritage dela déconstruction, en dégageantle concept de plasticité et enl'étendant au champneurobiologique, CatherineMalabou a traité des «identitésscindées» d'abord dans lesNouveaux Blessés. De Freud à laneurologie : penser les traumascontemporains (Bayard) puisdans Ontologie de laccident (LéoScheer). Elle vient de publier (aChambre du milieu. De Hegel auxneurosciences (Hermann) et, surphilosophie et féminisme,Changer de différence (Galilée).Par des voies différentes, passantpar Nietzsche, Rosenzweig,Benjamin, le messianisme, laquestion des langues et descommunautés,Marc Crépon a abouti à uneréflexion sur «la pensée de lamort et la mémoire des guerres»,qui a donné Vivre avec(Hermann). Dernièrement, il aanalyse les usages politiques dusentiment de crainte dans laCulture de la peur. Démocratie,identité, sécurité (Galilée).