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* Anna Castagnoli est auteur-illustratrice. Retrouvez son travail sur le site : www.annapaviacastagnoli.it Cet article est tiré de son blog d’études sur l’illustration : www.lefiguredeilibri.com L e livre Hänsel et Gretel, publié aux Editions Être (France) et illustré par Susanne Janssen, est un parfait exemple pour s’initier à l'art du livre illustré. Ce n'est pas par hasard que Susanne Janssen a remporté le prestigieux prix Ilustrarte 2007 et le Prix allemand de lit- térature de jeunesse 2008, catégorie albums, pour cette création. Dans cet article, nous analyserons jus- qu'à l'étourdissement, page après page, le chef-d'œuvre que nous a offert cette géniale élève de Wolf Erlbruch. Le livre est tellement beau qu’on pourrait affir- mer y trouver tout ce qui mérite d'être connu sur l'illustration pour enfants. Susanne Janssen, Hänsel et Gretel, Planche I L'histoire d'Hänsel et Gretel, une des plus anciennes et des mieux connues du répertoire européen, apparaît sous ce titre et avec les variantes que nous lui connaissons, pour la première fois, dans dossier / N°241-LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS 1 Susanne Janssen, Hänsel et Gretel, éditions Être, 2007 par Anna Castagnoli* Nous remercions Christian Bruel, directeur des éditions Être, de nous avoir autorisés à reproduire les pages de ce livre dans cet article.

Susanne Janssen, Hänsel et Gretel, · 2009. 5. 5. · Susanne Janssen, est un parfait exemple pour s’initier à l'art du livre illustré. Ce n'est pas par hasardque Susanne Janssen

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Page 1: Susanne Janssen, Hänsel et Gretel, · 2009. 5. 5. · Susanne Janssen, est un parfait exemple pour s’initier à l'art du livre illustré. Ce n'est pas par hasardque Susanne Janssen

* Anna Castagnoli est auteur-illustratrice. Retrouvezson travail sur le site :

www.annapaviacastagnoli.it

Cet article est tiré de son blog d’études sur l’illustration :

www.lefiguredeilibri.com

L e livre Hänsel et Gretel, publié auxEditions Être (France) et illustré parSusanne Janssen, est un parfait

exemple pour s’initier à l'art du livreillustré. Ce n'est pas par hasard que SusanneJanssen a remporté le prestigieux prixIlustrarte 2007 et le Prix allemand de lit-térature de jeunesse 2008, catégoriealbums, pour cette création.Dans cet article, nous analyserons jus-qu'à l'étourdissement, page après page,le chef-d'œuvre que nous a offert cettegéniale élève de Wolf Erlbruch. Le livreest tellement beau qu’on pourrait affir-mer y trouver tout ce qui mérite d'êtreconnu sur l'illustration pour enfants.

Susanne Janssen, Hänsel et Gretel,Planche I L'histoire d'Hänsel et Gretel, une desplus anciennes et des mieux connues durépertoire européen, apparaît sous cetitre et avec les variantes que nous luiconnaissons, pour la première fois, dans

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Susanne Janssen,Hänsel et Gretel,

éditions Être, 2007par Anna Castagnoli*

Nous remercions Christian Bruel,directeur des éditions Être,

de nous avoir autorisés à reproduire les pages de ce livre dans cet article.

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la version des frères Grimm (1812). Lapremière partie de la fable présente defortes ressemblances avec « Le PetitPoucet » de Perrault (1697). Mais lethème de l'enfant abandonné à cause dela pauvreté de ses parents et qui retrouvele chemin de chez lui, apparaît déjàdans « Gartengesellschaft » de MartinMontanus (1559) et dans Pentameronede Giambattista Basile sous le titre de« Nennillo et Nennella » (1634-1636).

(fig.1)

Face à une grande forêt...Comment résumer en une image uneforêt ? Il aurait été possible de dessinerune petite maison, des hiboux et deschouettes, des branches noires contre unciel nocturne et de petites étoiles enhaut, mais, au lieu de cela, dans la pre-mière planche illustrée du livre (unedouble page), nous voyons un cerf bles-sé. L'image nous dit donc immédiate-ment qu'il n'y pas de place pour lesdécors et que quelque chose d'essentielest en jeu. (fig.2)

Le cerf, qui est à la tradition iconogra-phique nordique ce que le taureau est àla méditerranéenne, est l'emblème de laforêt, son cœur secret, sa puissance et safragilité ensemble réunies. Des grottes deLascaux au livre de la chasse deGaston Phébus, jusqu'à Frida Kahlo,l'image du cerf est la cible qui fixe latension chasseur-proie en une dialec-tique symbolique : nous sommes leschasseurs, mais comment ne pas nousreconnaître aussi dans l'image de lavictime ? Comment ne pas voir encelle-ci notre propre chance renversée ?(fig.3 et 4)

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fig. 2. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

fig. 1. Nennillo e Nennella, Warwick Goble (1862-1943)

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C'est le cerf blessé que maudit Juliendans La légende de saint Julien l'Hospi-talier de Flaubert, lui annonçant le parri-cide et le poignant adage du repentir,c'est toujours le cerf blessé qui amèneCharlemagne à la foi quand, plus tard,parti pour l'achever, il le trouvera trem-blant dans les bras de Saint-Égide.

Le livre-chef-d'œuvre de Susanne Janssens'ouvre sur cette symbolique. Nous som-mes captifs de l'image sans pouvoir ensortir. L'œil cherche à se déplacer (fuir)dans la page mais il est irrémédiable-ment ramené à l'impudique cœur ducerf, découvert et sanglant. Mais qui a blessé le cerf ? Ou, commele demanderait plus justement unenfant, pourquoi est-il blessé ? Je douteque quelqu'un se le soit demandé enouvrant ces deux premières pages. Nousne nous posons pas la question, nonparce que l'image est un topos, uneicône, un escamotage narratif pour nousintroduire dans l'atmosphère du livre... Nous ne nous posons pas la questionparce que nous savons, avec la clarté pré-sente dans les rêves, que c'est nous quiavons blessé le cerf, nous spectateurs,nous lecteurs, au début, par le simple faitd'avoir ouvert le livre, par le simple faitd'avoir voulu entrer dans la forêt, par lesimple fait d'avoir voulu regarder. Cette faute du regard est accentuée parla demi-lune qui délimite le dessin enbas. Grâce à cette demi-lune, nous som-mes derrière un zoom, un œil-télescope,en train d'espionner. Nous qui, de loin,avons tiré la flèche (pour nous appro-prier le cerf, pour l'arrêter, pour mieux levoir), désormais, munis d'un télescope,nous épions ses spasmes, nous regar-dons couler le sang. (fig. 2)

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fig.3. Gaston Phebus : « Le Livre de chasse », (1387)

© Droits réservés

fig. 4. Frida Kahlo : « Le cerf blessé », 1946 © Droits réservés

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Maintenant observez l'image sans l'ar-rondi, fixez-la bien... (fig. 5)D'un coup, nous spectateurs sommes « à l'intérieur de l'image », et la flèchearrive de derrière nous, de loin. Il fau-drait presque nous retourner pour voirqui est le tireur. Or, bien qu'étant auplus près du cerf, nous sommes froidsface à cette scène. Si nous étions vrai-ment à cette distance, notre mouve-ment le plus instinctif serait celui d'unbond en arrière, effrayés.L'arrondi nous éloigne, mais, en mêmetemps, nous permet la distance nécessaireà l'identification. Le cerf blessé est assez loin de nouspour nous faire éprouver de la « com-passion ». Peut-être pourrions-nousaussi être à sa place ?

Hypocrisie du bourreau qui, en uneparenthèse de vérité, contemple le suppli-ce de sa victime et en a, pour un instant,conscience. Ne pourrions-nous pas le sauver ? Lesoigner ? Ici il n'y a pas, comme chez Flaubert oudans la tradition chrétienne, un espoirde rédemption, nous savons déjà, sansavoir besoin de tourner la page, que sinous avons blessé le cerf, c'est pourtoujours.Le drame d'avoir pénétré dans la forêt,(ou comme dirait Heidegger, d'êtrejetés dans celle-ci ), sera pour toujoursaccompagné par cette blessure originelle. Mais l'arrondi en bas n'est pas seule-ment celui d'un télescope à traverslequel nous épions le drame se dérou-lant au dehors, c'est aussi une baseconcave qui transforme le cerf en uncerf-à-bascule.La flèche devient l'axe de ce mouve-ment, derrière les arbres à gauche on

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fig. 5. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007 Image retouchée sans l’arrondi (voir fig.2)

fig.6. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

fig. 7. Antonello da Saliba ? : « San Gerolamo penitente », (1480-1535)© Droits réservés

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entrevoit les mécanismes de ce manège.Le cerf-à-bascule-blessé nous balance-ra d'avant en arrière éternellement, dansl'impossibilité d'une rédemption.

C'est exactement là que se situe le sautacrobatique de Susanne Janssen, songénie. Ce balancement a, comme dansun carillon, comme dans un jouet, sonpouvoir salvateur. Nous sommes dans lemonde d'une sphère de verre, et nouspouvons, quand nous le voulons, laretourner, et la blanche neige tomberapour cacher toute chose. Nous sommesdans la fable. Nous sommes dans lesommeil. Nous sommes enfants.Et même si le cœur de la forêt, notrepropre cœur, part déjà blessé, en retrait,nous savons au moins que nous bercerapour toujours la musique fabuleuse ducerf-à-bascule.

Comme dans cette première image ducerf blessé qui résume magistralement,en une parole, tout le livre, Hänsel etGretel également devront affronter lesrapports de force et d'équilibre quigouvernent le monde intérieur et sespulsations persécutoires.

Susanne Janssen, Hänsel et Gretel,Planches II et III Continuons à feuilleter les pages dulivre. Pour pouvoir mieux suivre l'ana-lyse, je vous invite à prendre le tempsde relire l'histoire.Face à une grande forêt... vivait unbûcheron pauvre ... (fig. 6).Dans un livre illustré occidental le mou-vement est tourné (graphiquement) versla « droite », (le petit Chaperon rouge sor-tant de sa maison ira toujours vers ladroite).

À droite se situe l'ailleurs, l'avenir, levoyage. À gauche se trouve le retour.Grâce à ce sous-texte iconographique,l'image du père tourné vers la gauchedans la deuxième planche illustrée nousdit tout de suite qu'il y a quelque chosequi « va mal tourner » . Cela nous indique aussi que ce saint oumartyr bûcheron ne participera pas àl'histoire (le père, dans le conte, est unsuccube de la méchante mère, incapablede s'imposer).Stylistiquement, l'image de SusanneJanssen nous renvoie à la peinture clas-sique... (fig. 7).Nous sommes devant un Saint Gero-lamus du XV° siècle italien ou devantun tableau flamand. Mais l'effet « flou »du fond, la maison photocopiée, lesmorceaux de collage aux pixels égrenés,mélangent ce classicisme à quelquechose de plus contemporain : les imagesde Susanne Janssen sont des cadres, desarrêts sur images d'une reprise en digi-tal de la tradition classique. Ces cadressont ensuite photocopiés, retaillés etrecomposés.

Troisième page, un gros plan sur le pro-fil de la mère. Portrait antipathique aunez crochu. (fig.8). Encore un rappel de la tradition clas-sique (fig. 9, 10, 11)La contemporanéité absolue de la plancheillustrée de Susanne Janssen est due à lacomposition de son cadrage, nous ne trou-verions ce type de plan ni dans la photo-graphie, ni dans la peinture. Alors où ? Notez comme le zoom est parti du cerfpour s'approcher du père puis de lamère en un plan séquence toujours plusserré. (fig.12)Le livre illustré est cinématographique, ilfaut penser les pages comme une

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séquence de scénario. Ici la séquences'arrête longuement devant le gros plande la mère, pourquoi ? (C'est elle l'as-sassin).

Susanne Janssen, Hänsel et Gretel,Planche IVVoilà ce qu'a provoqué le regardméchant de la marâtre, un jumelagedéformé, un freak (fig.13) : Je me souviens qu'enfant je ne distinguaisjamais Hänsel de Gretel dans l'écoute duconte. Qui était la petite fille, qui était lepetit garçon ? J'ai longtemps cru quecette confusion était due à mon peu demaîtrise des langues germaniques. Mais,dans la version antérieure à celle desGrimm, dans le Pentamerone de Basile,Hänsel et Gretel s'appellent : Nennillo etNennella. Il y a donc quelque chose deplus profond dans la confusion des deuxnoms, quelque chose de plus ancien. Qui est la petite fille ? Qui est le petit gar-çon ? Dans l'enfance, dans l'inconscient, iln'y a pas encore cette différence de genre,l'Autre n'est pas encore séparé du Moi.(fig.14) Tout le travail d'Hänsel et Gretel sera deréussir à se libérer de cet enchevêtre-ment des corps. Comme le travail dechaque enfant consiste à se différencierdu corps de la mère, du corps de l'Autrepour dire : Je.Épuisant travail, si bien qu'à un passage,harassée par la fatigue de servir la sor-cière et, devant la menace toujours plusproche d'une séparation définitive,Gretel s'exclame : « Si seulement lesbêtes sauvages nous avaient dévorésdans la forêt, au moins nous serionsmorts ensemble ! ».Hänsel et Gretel, Romulus et Rémus,Isis et Osiris, le couple indistinct

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fig. 8. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

fig. 9. Piero dellaFrancesca,

Federigo da Montefeltro e

la moglie BettistaSforza,

(détail). (1630?)

© Droits réservés

fig. 10. Agnolo Bronzino : Laura Battiferri (1555-60 c)

© Droits réservés

fig.11. Roger van der Weiden : «Portrait de femme » (1435-40)

© Droits réservés

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homme-femme du mythe raconté parPlaton. L'indifférencié se réveille dusommeil, balbutie le premier mot quiest double et crée « les genres ». (fig. 15, 16, 17). Dans la cosmogonie des Hmong(ancien peuple du sud de la Chine), unfrère et une sœur engendrent l'humani-té en s'accouplant. Dans le mythe, lasœur ne veut pas consentir à s'unir àson frère pour engendrer les hommesmais le frère lui dit : « Amenons despierres sur la colline et faisons-les rou-ler vers la vallée. Si les pierres atterris-sent l'une sur l'autre, alors tu m'épou-seras. »

Et voilà comment Susanne Jansseninterprète magistralement cette fusionancestrale (fig.18): La planche illustrée de SusanneJanssen ne nous dit pas qu'Hänsel etGretel sont deux adorables frère etsœur qui habitent près d'un joli petitbois. Elle nous dit que nous sommesdevant deux enfants-dieux. Un couplede démiurges : ils inventeront l'histoireque nous lisons, ils la peupleront desorcières et d'assassins, ils la vivront etse perdront en elle, oublieux d'en êtreles créateurs. Observez comment l'illustratrice jouesur la coupure de la moitié de la pagepour accentuer l'aspect spéculairefrère-sœur. Encore une fois, c'est nous,lecteurs, qui avons altéré l'équilibre del'histoire : comme dans une tache deRorschach, décollant doucement lesdeux pages, nous avons pour toujoursséparé Hänsel de Gretel. (fig. 18)

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fig. 15. « Statues votives » (Culture toltèque), Mexique, 1550 a.c. 55 d.c.

fig. 14. Giovanni Filippo Ingrassia : Palermo,Giovanni Matteo Mayda, 1560 © Droits réservés

fig. 13. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

fig. 12. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

fig. 16 et 17. Nuremberg Chronicle,Hartmann Schedel (1440-1514)

© Droits réservés

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Susanne Janssen, Hänsel et Gretel,Planche V - Hänsel ? qu'as-tu donc à traîner et àlorgner comme ca en arrière ? Fais plutôtattention au chemin et n'oublie pas defaire marcher tes jambes. - Ah, père -,dit Hänsel, - je regarde mon chaton blancperché sur le toit, il veut me dire adieu -.La femme dit : - Petit idiot, ce n'est paston chat, c'est l'éclat du soleil sur la che-minée.L'hallucination d'Hänsel nous indiqueque nous franchissons la porte du réel.Nous entrons dans la forêt. En nous-mêmes. Dans le monde. Comment nepas en être confus ?

Nous trouvons, dans la cinquièmeplanche illustrée, la solennité d'unmoment initiatique et la lumière d'un cau-chemar. (fig. 20)Plutôt marchant dans la plaine, le groupesemble se diriger vers le haut, suivant unfaux-plan invisible (ce sont des fantô-mes, ils ne pèsent plus rien, ils sont l'é-clat du soleil sur la cheminée). Ce sontles figures d'un lent calvaire, sont-ils entrain d'entrer dans la forêt ou dans leroyaume des morts ? (Regardez le regardde somnambule de Gretel).

Gretel suit une figure qui est encore unefois son double, un miroir qui agrandit etdéforme. De telle sorte que nous rece-vons visiblement le mouvement de la « croissance ». Les parents qui abandon-nent les enfants ainsi que la forêt, laporte initiatique à droite, tout ici nousindique que c'est du grandir que noussommes en train de parler (et la portesera donc, forcément, une porte vers leroyaume des morts). (fig. 22)Opposé à ce cheminement sur-réel, il y al'œil en coin d'Hänsel, qui, avec la seuleforce de son regard, ramène tout le

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fig. 19. Tache de Rorschach

fig. 21. Simone Martini, Salita al Calvario, (1333)

© Droits réservés

fig. 18. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

fig. 20. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

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groupe à terre. L'axe de son œil suit l'axede fuite des membres de sa famille, maispour les retenir. C'est désormais à luiqu'incombe toute la responsabilité deleur salut, sans lui (et son astuce) ilsseront perdus. Grandir c'est se perdre,c'est une menace. Comme nous le rap-pelle Bettelheim dans son analyse, l'a-venture d'Hänsel et Gretel est une luttepénible contre un impérieux désir derégression. Dans l'œil d'Hänsel il y a cela et, aveccela, la grande force du fils qui supporte etdéfie le regard du père et son désir d'in-fanticide sans pour autant être anéanti.Observez comment, dans la composition,la hache tombe tout droit sur la têted'Hänsel. (fig.23)Avec quelle immense force l'œil de cetenfant porte la scène. N'est-ce pas lamême force que chaque enfant utilisetous les jours pour porter le monde ? Épouvantable fatigue d'être enfants...

Susanne Janssen, Hänsel et Gretel,Planches VI et VII (fig.24)Vous croyez qu'ils ont été abandonnésdans les bois ? Le texte dit :

Couchez-vous près du feu,les enfants, etreposez vous... L'illustration de Susanne Janssen nouséclaire sur la véritable histoire d'Hänsel etGretel, non sur celle qui est visible en sur-face, comme l'encre incrustée sur lepapier, mais sur l'autre, celle qui, de siècleen siècle, est passée de corps en corps, àtravers les alvéoles, les dents, les pulsa-tions cardiaques, les gestes dessinésdans l'air par des mains faites d'os,fumées d'étuve embuant les vitres, écar-quillant les yeux des enfants. Dans la véritable histoire, celle qui estlisible sous l'encre de la page, Hänsel et

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fig. 22. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007 (détail)

fig. 23. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

(image retouchée)

fig. 24. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

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Gretel s'endorment pour que la métamor-phose et la maturation soient indolores.Personne n'est abandonné. Il n'y a pas decoupables ni de victimes. Seulement unimmense creuset qui est celui de la vie. À la page suivante apparaît un papillonde nuit. Il aspire à la mutation... (fig.25)

La septième planche illustrée reprend ladiscussion entre les parents. Malgré l'im-posant feu, élément alchimique parexcellence (regardez cet emblème – M. Maier, Atalanta Fugiens 1617), lapremière tentative de transformationéchoue. Les enfants ont retrouvé le che-min de la maison (ils ne veulent pasgrandir). Il faut les chasser avec plus deforce. Les emmener encore plus loindans la forêt. (fig. 26)

Mais si le destin des deux enfantsbouillonne dans des alambics obscurs, àla surface visible de la septième illustra-tion, du point de vue de la composition,nous avons toutes les lumières de lacontemporanéité. L'équilibre des formeset mesures est précis jusqu'à l'abstractionet il est capable de contenir.

Comme dans un tableau de FrancisBacon, les forces de l'inconscient (lesforces hurlantes du Soi) sont toutescontenues dans la rationalité dequelques traits précis. La marâtre (l'in-conscient famélique, féminin, dominant)succombera finalement sous ces traits etsera structurée par ceux-ci. Les enfantsvivront heureux avec le père (le mascu-lin, le rationnel, le Moi installé et finale-ment sûr). Mais avant cela...

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fig. 25. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

fig.26. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

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Susanne Janssen, Hänsel et Gretel,Planche VIIIQu’en serait-il de l’art contemporain (etdes différentes époques de l’histoire) siles artistes n’avaient pas exprimé leurtemps ? Ou plus encore, s’ils ne l’a-vaient pas inventé en le codifiant ?Pourrions-nous nous faire une idée duXXe siècle sans le cubisme, le futurisme,l’art abstrait ?

L’illustration pour enfants, qui est un artqui devrait palpiter avec son temps, paye,au contraire, je ne sais quel contrepiedau désuet, au déjà vu, à l’ignorance.Avec des exceptions dues, sur les bancsdes librairies et sur ceux du supermar-ché, les livres illustrés pour enfants éta-lent tout le pire du kitsch que l’histoirede l’illustration ait réussi à produire. Desimages qui étaient déjà laides dans lesannées 60, avec des fleurs multicoloreset des petits oiseaux à la gorge et auxjoues fuschia, sautillent aujourd’hui,euphoriques et ivres, sur les livres fraî-chement imprimés (et nous sommespourtant en 2-0-0-8 !).La chance veut que quelques rares artistesaient décidé de s’atteler à l’illustration,nous fournissant un exemple de cequ’elle devrait être…(fig. 29)Hänsel et Gretel se sont perdus dans lesbois (les oiseaux ont mangé toutes leursmiettes de pain), ils se sont perdus dansles bois aujourd’hui, maintenant, à 18h46en ce soir enflammé de rouge, entrerobots et cauchemars médiatiques.Chaque enfant peut, en feuilletant lelivre, se reconnaître dans l’inquiétude deces deux frères, parce que c’est danscette même forêt que lui aussi vit et seperd.

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fig.27Leonard de Vinci© Droitsréservés

fig. 28. Goya

© Droits réservés

fig.29. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

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Susanne Janssen, Hänsel et Gretel,Planche IX et X[Les planches IX et X font l’objet d’unelongue rétrospective sur « l'arrivée à lamaison de pain d’épices ». Le nombred’illustrations ne nous permet guère deles reproduire ici et cela n’étant pasindispensable à la chronologie de l'ana-lyse, vous pouvez vous reporter à lapage du site.]

Susanne Janssen, Hänsel et Gretel,Planche XI et XII- La vieille faisait semblant d'être gen-tille mais c'était une méchante sorcière...

Pour la compréhension des deux pro-chaines planches illustrées, très riches desens, je vous invite de nouveau à relirel'histoire d'Hänsel et Gretel. L'interprétation que fait SusanneJansssen de cette partie du texte est sub-lime. (fig.30)

La maison de pain d'épices semble s'êtreentièrement transformée en un couloirde prison, révélant sa vraie nature et safroideur. La perspective centrale crée, endirection de la sorcière, une tensiondans la composition du dessin quiexplose dans son rire maléfique, danssa bouche dévoratrice, assez grandepour pouvoir engloutir Hänsel en uninstant. Heureusement pour Hänsel, « les sorcières ont les yeux rouges et unemauvaise vue... ».Gretel a perdu son tablier à carreaux eten porte un de gaze noire, elle a des « marques » sur le visage (tout cela vientde la fantaisie de l'illustratrice). (fig.31)

Sa soumission est suspecte : est-elleesclave de la sorcière ou est-elle devenuesa complice ? Combien de fois l'enfant

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fig.30. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

fig. 31. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007(détail)

fig.32. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

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(puis l'adulte) préfère rester esclave deforces destructrices plutôt que de s'enga-ger sur le pénible parcours de l'indépen-dance et de l'autonomie ? N'est-il pasbien plus simple pour Hänsel de se can-tonner à se faire nourrir, engraisser encachette ? Et, pour Gretel, de se plaindresans agir ? (Consultez aussi Dialectique duMaître et de l'Esclave de Hegel). Regardez quelle photographie parfaiteSusanne Janssen a créé à partir de cesmouvements complexes et inconscients :les deux enfants ne veulent par regarder,ils ne veulent pas se dire la vérité surleur condition, il gardent les yeux fer-més. Tout comme la sorcière est aveugle,eux-mêmes sont aveugles.Jusqu'à ce qu'enfin Gretel... (fig.32)

Susanne Janssen, Hänsel et Gretel, Dernière planche (fig. 33) Ci-contre la dernière image du livre. Lesdeux enfants doivent affronter leur der-nière épreuve : « traverser la large rivière »et ils seront sortis de la forêt. Le livre s'était ouvert sur un cerf qui yentrait... (fig. 2)

À propos de cette image, vous souvenez-vous de l'analyse de la demi-lune en bas ?Maintenant la demi-lune du début dulivre a trouvé sa moitié supérieure dans ladernière table et ferme l'aventure deHänsel et Gretel dans une sphère parfaite.Le cercle magique autour du conte s'estrefermé. L'enfant (en haut à droit dans ladernière image), est hors du cercle, il enest sorti : il a conquis la realité. (fig. 34)Comme dans un rêve (ou cauchemar)qui vient de se terminer, le canard quiamène les deux protagonistes hors de la

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fig.33. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

fig.34.

Susanne

Janssen :

Hänsel et

Gretel,

Éditions Être

2007

(image

retouchée)

fig. 35, 36, 37. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007 (détails)

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forêt (périmètre symbolique de l'incon-scient) est à nouveau un animal réel,comme le cerf du début. Au contraire, les animaux qui habitaientla forêt étaient en tissu, en métal, ouparés de couleurs bizarres, exactementcomme dans les rêves, absurdes et hal-lucinés. (fig. 35, 36, 37).

L'enfant qui regarde et lit le livre saitgrâce au texte que les deux protago-nistes sont entrés et sortis de la fôret,mais c'est grâce aux images qu'il peut sefaire une idée sur les differences d'unmonde et de l'autre.

Bettelheim, dans La Psychanalyse descontes de fées, analyse pourquoi lesoiseaux (des sauveteurs dans la traditiondes contes) ont mangé toutes les miettesde pain et pourquoi c'est un « oiseau blanc comme la neige » (sym-bole de pureté et d'espoir) qui a amené lesenfants jusqu'à la maison de la sorcière. L'explication est simple : se perdre dans laforêt, lutter contre la sorcière, vaincre ledésir de retourner à la maison des parents(régresser), c'était l'unique chemin pos-sible pour soigner la blessure du cerf (lablessure du « Dasein »). Il ne peut exis-ter de complétude, d'unité, d'individua-lité, si on ne s'est pas confronté avec lesforces rouge-sorcier que nous habitent. C'est ce message que texte et imagesapportent au lecteur.

Nous avons rencontré Hänsel et Greteldans le noeud difficile de CE-QUI-N'EST-PAS-DIFFERENCIÉ. Unis dans une sym-biose pesante, originelle. (fig. 18)Mais grâce au grand courage de Hänsel età la force de Gretel (à sa sagesse), grâce àla cruauté necessaire des parents, desoiseaux, et grâce aux tensions surmon-

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fig.33. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

fig. 18. Susanne Janssen : Hänsel et Gretel, Éditions Être 2007

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tées du Soi, magistralement interprété parla sorcière, les deux enfants se sont enfinséparés. Chacun d'eux a pu dire « moi ».(Je). (fig. 33)

Regardez quelle synthèse parfaite faitl'illustratrice du niveau le plus profonddu texte : les deux enfants sont devenusUN. Le moi unitaire dans la figure mélan-colique de Gretel (ou Hänsel ?) domine,du haut de l'image, son monde enfinpacifié. Les puissances subconscientes(les nageoires de la carpe sont des mor-ceaux du vêtement de la sorcière) sontprésentes mais inoffensives comme leslents poissons d’un lac.Chaque chose a trouvé sa place. Ciel,eau, terre. Ce qui est intérieur et ce quiest extérieur. Ce qui est sous la surface etce qui est au-dessus. (fig. 38)

Le livre de Susanne Janssen se termineainsi. Il n'est pas nécessaire de montrerle retour à la maison, la richesse quiviendra. C'était à cette « structure pacifiée » quetoute la tension du conte tendait. Cependant Hänsel (ou Gretel ?) gardeencore les yeux fermés. Comme dansune dernière et difficile « complainte »avant de s'engager définitivement vers lemonde de la lumière et de la réalité.

Traduit de l’italien par Guillaume Voelckel

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fig. 38. M.C. Escher : « Three Worlds », 1955

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