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Symbolique du fronton du Palais de la Nation à Bruxelles Quelles sont les sept vertus du Maçon ? La foi, l'espérance et la charité qui sont les principales ; la justice, la tempérance, la prudence, la septième m'est encore inconnue. Rite Écossais Rectifié, rituel au grade de Maître Historique et description Le 24 août 1779, le prince de Starhemberg posait la première pierre de ce qui allait devenir un jour le Palais de la Nation de la Belgique 1 . Il fut achevé en 1783 d'après les plans de Guimard, l’architecte français de la Place Royale et du Parc bordé d'hôtels de maître. Le fronton majestueux de style néo-classique rythmé par huit colonnes se trouve du côté nord du Parc Royal, dans l'exact prolongement de son axe central. Le bas-relief (zoomer deux fois pour voir les détails) commencé au printemps 1782 par le Franc-maçon Gilles-Lambert Godecharle 2 allégorise La Justice punissant les Vices et récompensant les Vertus 3 . 1 Détail révélateur d'après moi : le prince exigea d'inaugurer le palais à l'aide d'une truelle, d'un compas et d'un marteau, le tout en cuivre doré. Ce sont les trois outils qui se trouvent sur le plateau (l'autel) du Vénérable Maître au grade d'Apprenti du Rite Écossais Rectifié . D'une façon générale, ils sont liés au Vénérable de la Loge et à l'Orient. Rappelons que Starhemberg était membre de la Stricte Observance Templière (SOT) qui était associée à ce Rite particulier. Pour la Stricte Observance, « la punition et la récompense sont les grands principes de l'ordre ». Cité dans La Stricte Observance Templière avec ses deux manuscrits datés du XVIII e siècle, Rouvray, Les Éditions du Prieuré, 1994, p. 26-29. 2 À l'origine, Les Vrais Amis de l'Union faisaient partie du Grand Orient de France. Dès sa fondation, la Loge avait ses tenues rue de l'Orangerie, l'actuelle rue Henri Beyaert qui se situe à l'arrière du…. Palais de la Nation ! Godecharle, qui y avait sans doute son atelier de sculpture à la même période, s'y fit remarquer comme visiteur en décembre 1792 et s'y affilia en juillet 1793. L'époque où les armées de la Révolution française faisaient chanceler les Autrichiens. L'étroite collaboration entre le prince de Starhemberg et Godecharle résulte-t-elle de l'initiation de ce dernier dans une Loge allemande lors de son lon g séjour à Berlin (Potsdam) ? En effet, de 1775 à 1777, le sculpteur fut le pensionnaire du roi de Prusse Frédéric II. 3 Curieuse coïncidence, un rituel de Chevalier Kadosh (env. 1800) contient la question suivante : « Qui punira les vices et récompensera la vertu ? » Réponse : « – Le Grand Architecte de l'Univers seul. » Source : Jésus dans la tradition maçonnique, Jérôme Rousse-Lacordaire, Desclée, 2003, p. 162.

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Symbolique du fronton du Palais de la Nation à Bruxelles

– Quelles sont les sept vertus du Maçon ?– La foi, l'espérance et la charité qui sont les principales ; la justice, la tempérance, la prudence,la septième m'est encore inconnue.

Rite Écossais Rectifié, rituel au grade de Maître

Historique et description

Le 24 août 1779, le prince de Starhemberg posait la première pierre de ce qui allait devenir un jour le Palais de laNation de la Belgique1. Il fut achevé en 1783 d'après les plans de Guimard, l’architecte français de la Place Royale etdu Parc bordé d'hôtels de maître. Le fronton majestueux de style néo-classique rythmé par huit colonnes se trouve ducôté nord du Parc Royal, dans l'exact prolongement de son axe central. Le bas-relief (zoomer deux fois pour voir lesdétails) commencé au printemps 1782 par le Franc-maçon Gilles-Lambert Godecharle2 allégorise La Justice punissantles Vices et récompensant les Vertus3.

1 Détail révélateur d'après moi : le prince exigea d'inaugurer le palais à l'aide d'une truelle, d'un compas et d'un marteau, le tout en cuivredoré. Ce sont les trois outils qui se trouvent sur le plateau (l'autel) du Vénérable Maître au grade d'Apprenti du Rite Écossais Rectifié.D'une façon générale, ils sont liés au Vénérable de la Loge et à l'Orient. Rappelons que Starhemberg était membre de la Stricte ObservanceTemplière (SOT) qui était associée à ce Rite particulier. Pour la Stricte Observance, « la punition et la récompense sont les grands principesde l'ordre ». Cité dans La Stricte Observance Templière avec ses deux manuscrits datés du XVIIIe siècle, Rouvray, Les Éditions du Prieuré,1994, p. 26-29.2 À l'origine, Les Vrais Amis de l'Union faisaient partie du Grand Orient de France. Dès sa fondation, la Loge avait ses tenues rue del'Orangerie, l'actuelle rue Henri Beyaert qui se situe à l'arrière du…. Palais de la Nation ! Godecharle, qui y avait sans doute son atelier desculpture à la même période, s'y fit remarquer comme visiteur en décembre 1792 et s'y affilia en juillet 1793. L'époque où les armées de laRévolution française faisaient chanceler les Autrichiens. L'étroite collaboration entre le prince de Starhemberg et Godecharle résulte-t-ellede l'initiation de ce dernier dans une Loge allemande lors de son long séjour à Berlin (Potsdam) ? En effet, de 1775 à 1777, le sculpteur futle pensionnaire du roi de Prusse Frédéric II. 3 Curieuse coïncidence, un rituel de Chevalier Kadosh (env. 1800) contient la question suivante : « – Qui punira les vices et récompensera la vertu ? » Réponse : « – Le Grand Architecte de l'Univers seul. »Source : Jésus dans la tradition maçonnique, Jérôme Rousse-Lacordaire, Desclée, 2003, p. 162.

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De façon globale, la composition se lit dans cet ordre : la Justice sous une niche « rayonnante » occupe la positioncentrale. À sa droite, le côté marqué positivement, se trouvent les Vertus qui sont toutes figurées par une femme :l’Élu grâce à sa Foi4 et son Amour de Dieu, la Tempérance, la Prudence, la Charité et l'Espérance. La Sagesse(Minerve) qui fait les présentations relève de l'exception puisqu'elle n'est pas une Vertu au sens théologique duterme. À gauche de la Justice, la Force d'âme qui est une vertu cardinale. Pour Thomas d'Aquin, la Force d'âme oufermeté est la condition de toute vertu. C'est sans doute pour cette raison qu'elle est la seule vertu cardinale à setrouver du côté gauche de la Justice. La Religion, la Foi ou la Clémence, selon mon hypothèse, est assise devant laForce. Plus loin, les Vices (la discorde, l'hypocrisie, le fanatisme, etc.) – à ne pas confondre avec les sept péchéscapitaux – chassés par un homme ou la Force physique.

Les motifs du bas-relief sont d'inspiration romaine. La Justice en constitue la figure principale. Elle est assise àcôté de la balance et tient une épée, ses attributs traditionnels. De la main droite, elle tend une couronne de laurier,de l'immortalité à un « Grand Élu » qui a pris la forme d'une Victoire ailée. Mais comme Éros, celle-ci est munie d'uneflèche : il pourrait dès lors s'agir également de l'incarnation de l'Amour de Dieu et de son corollaire la Foi. D'autantque c'est une jeune femme entièrement vêtue qui la représente. Alors qu’Éros est un jeune homme dénudé, voire unenfant5. Dans le cas présent, la flèche symboliserait les échanges entre le ciel et la terre ou la puissance éternelle del'Amour. L'ensemble de la scène rappelle le Jugement dernier de l'iconographie médiévale. En effet, cette Justicen'est pas celle des hommes : elle n'a pas les yeux bandés parce que Dieu voit tout et qu'il est infaillible dans sonjugement. C'est le Juge suprême qui fait le don du Salut par la Grâce.

Minerve, la déesse de la Sagesse reconnaissable à son casque empanaché, annonce à la Justice l'arrivée de l’Éluqui a triomphé de la mort et dont l'âme est immortelle. Comme je l'ai dit, la présence de Minerve-Athéna dans cetteallégorie est insolite. D'autant que la déesse païenne occupe une position surélevée par rapport aux vertusthéologales et cardinales.

À la droite de Minerve, deux des quatre vertus cardinales (Justice, Force, Tempérance et Prudence) et deux destrois vertus théologales (Foi, Espérance, Charité). Voici la Tempérance avec le sablier et une bride. Et devant elle laPrudence dont le bras droit est entouré d'un serpent. Plus loin se trouve la Charité accompagnée d'enfants, commecelle qui se trouve au Parc Royal, au bout de l'allée biaise visant la place du même nom. C'est l'une des vertusfondamentales d’un chrétien, mais aussi d'un Franc-maçon dans le sens de la Fraternité universelle. Dans le coin dubas-relief, on découvre une lampe à huile, symbole de l’immortalité de l’âme et de la Lumière éternelle 6 et une jeunefemme en position assise qui parcourt avec attention un livre. Les trois autres sont refermés. Il s'agit sans doute desévangiles, celui de Jean restant ouvert. Ou bien d'une allusion à la Connaissance. Elle serait l'une des cinq Viergessages associées à l'Espérance (vertu théologale)7. La jeune fille tourne étrangement le dos à la scène imaginée parGodecharle.

À gauche de la Justice, le personnage assis pose la main sur une colonne tronquée et la balance inclinée 8. On peutla confondre avec une allégorie de la Religion ou plus précisément de la Foi. D'autant mieux que sa poitrine est ornéed'un Delta rayonnant et qu'elle tient un livre (la Bible) de la main gauche. D'une urne sort une flamme. Mais laClémence, quant à elle, est le plus souvent représentée écartant le faisceau de licteur, déposé ici au pied de laJustice. De la main droite, elle fait pencher la balance (en la surchargeant de branches d'olivier ou de laurier, selon latradition). La Clémence elle aussi a souvent le visage voilé et le genou dénudé et fléchi. En toute logique, c'est ellequi fait pencher la balance de la Justice, dont elle atténue la rigueur. Et non la Religion, un concept abstrait et vague

4 Nous verrons plus loin que la Foi pourrait se trouver de l'autre côté, devant la Force.5 Le personnage ailé pourrait allégoriser la Foi, le Croyant ou l’Élu. À lire Saint Augustin : « On ne peut aimer une chose tant qu'on n'a pascru qu'elle existe. Mais si l'on croit et si l'on aime, en agissant bien on arrive aussi à espérer. » Il semble donc que la Foi devance la Charité,et que celle-ci précède l'Espérance. Comme sur le bas-relief. Et l’Épître aux Éphésiens (8:2) nous dit : « C'est par la grâce que vous êtessauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c'est le don de Dieu. »Au 18e siècle, le jansénisme a influencé une partie non négligeable de la Franc-Maçonnerie.6 Il serait intéressant de déchiffrer le texte repris sur le socle qui la soutient...7 Matthieu, 25:1-13.8 La version officielle dit que la Constance et la Religion entourent la Justice. Des auteurs ont donné pour titre à la composition Allégoriede la Justice, Le Jugement de Salomon, etc.

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en l'espèce9. Enfin, le Delta sur sa poitrine adopte la forme d'un triangle isocèle et non équilatéral, ce qui évoquedavantage l'un des symboles majeurs de la Franc-Maçonnerie que la Trinité catholique, Dieu unique en troispersonnes (équilatérales). D'autant que ce Delta inclut l'Œil de la Conscience ou le Grand Architecte de l'Univers.

La Force d'âme10 se dresse dans son dos, reconnaissable à la masse qu'elle porte comme c'est le cas de la Lame duTarot de Mantegna.

Les Vices (ou les réprouvés) sont relégués dans le coin droit. Au bas de l'allégorie, on découvre la couronneinclinée, celle de Charles de Lorraine qui venait de trépasser (1780) ou des Habsbourg, les armoiries du duché deBrabant et la massue d'Hercule, le héros mythique de la Maison de Lorraine, mais aussi l'argonaute ou encore le dieututélaire de l'alchimie11. Le tout dans une étonnante position d'infériorité. S'agit-il d'un message politique déguisé ?

Le projet primitif prévoyait deux statues de plus de trois mètres aux trumeaux d'angle du fronton : la Loi etNémésis, la déesse de la vengeance divine. C'est François-Joseph Janssens, le concurrent malheureux de Godecharleau concours organisé pour le fronton, qui devait s'en charger à titre de compensation, mais elles ne furent jamaisexposées à l'endroit qui leur était destiné.

Fait curieux, personne ne s'est penché sur la symbolique de l'immense branche feuillue au bas de la frise quisurgit comme une signature de l'ensemble monumental. Il s'agit probablement d'un rameau de palmier, symbole derésurrection. Les palmes qui saluèrent l'entrée du Christ dans Jérusalem le dimanche des Rameaux ? Pluscertainement celle de Minerve-Isis. En effet, la représentation de Minerve est souvent associée à la palme de laVictoire et le culte égyptien d'Isis fait du palmier le symbole de la vie éternelle. Dans les Métamorphoses d'Apulée,Minerve se confond avec Vénus de Paphos, Proserpine et Cérès des Mystères d’Éleusis. D'une façon générale, ladéesse romaine est assimilée à la grande Isis et à Athéna. Mais à quel moment, la palme a-t-elle été insérée dans lacomposition, la dernière restauration – lourde – par Godecharle en personne datant de 1820 ? Nul ne peut le dire à cestade.

Comme je l'ai dit dans mon article consacré au Parc Royal de Bruxelles , Minerve aux Trois Palmes est le nom de laLoge du prince de Starhemberg, le concepteur de la symbolique de l'ensemble du Parc Royal et le protecteur deGodecharle. Cette Loge relevait de la Stricte Observance Templière. À l'époque de la construction du Parc et du futurPalais de la Nation, la Stricte Observance subissait l'emprise de Jean-Baptiste Willermoz qui s'efforçait de synthétiserses propres rituels et les germaniques, plus rudimentaires. Au Convent de Willhemsbad (1782), le Rite ÉcossaisR ectif i é selon Willermoz s'imposa à la Stricte Observance. Il avait pour particularité d'être discrètement imprégné dela doctrine gnostique de Martinès de Pasqually, fondateur de l'Ordre des Élus Coëns. Comme c'est le cas de l 'épreuvepar la Justice et la Clémence de Dieu qui apparaît au grade d'Apprenti du Rite Écossais Rectifié et que pourraitévoquer l'allégorie du fronton du Palais de la Nation, avec toutes les réserves d'usage.

9 La Clémence pourrait être associée ici à la Vierge Marie, la miséricordieuse. Ou, encore mieux, à la déesse Isis qui est souvent représentéevoilée : l a boucle de cheveux mise en valeur par Godecharle en constituerait un indice supplémentaire. Lors de la visite de Napoléon en1803, le même Godecharle plaça une prêtresse d'Isis dans l'ancienne résidence de Starhemberg qui faisait face au Palais de la Nation.Au Rite Écossais Rectifié, les vertus cardinales se présentent comme suit : Justice-Clémence (Apprenti), Tempérance (Compagnon) etPrudence (Maître). Soit dans l'ordre de la composition. La Force, la vertu cardinale isolée sur le bas-relief, est associée au 4 e grade. À noterque les trois Piliers maçonniques, Force-Sagesse-Beauté, sont figurés par Godecharle si l'on accepte que la Beauté est la manifestation dela Justice divine. Dieu n'est-il pas plénitude et perfection ?10 La devise du grade de Maître au Rite Écossais Rectifié est la suivante : « dans le silence et l'espérance en Dieu, je puise ma force »(traduction libre du latin « in silentio spe fortitudo mea »). C'est aussi, toujours selon ce Rite, le courage nécessaire à pratiquer les troisautres vertus cardinales. D'où peut-être sa mise en exergue par Godecharle.Il existe aussi deux vertus subliminales. Elles figurent au fronton : la Sagesse (Minerve) et l'Intelligence (la Justice divine).11 Les douze travaux d'Hercule correspondraient aux opérations du Grand Œuvre.

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Il existe une esquisse de ce fronton en forme de fût brisé dissimulée dans les buissons, au nord-est du Parc. Ils'agit du monument Godecharle que l'on doit au Franc-maçon Thomas Vinçotte (1881). L’œuvre s'intitulerait Allégoriede la Vérité (zoomer deux fois pour voir les détails). La Clémence n'y est pas visible. Ou bien elle est voilée12.D'ailleurs, elle ne figurait que dans le second projet du fronton13.

Derniers détails du bas-relief du Palais de la Nation. La couronne de laurier, l'épée plate à la pointe émoussée, labalance et la hache du faisceau sont dorées.

La Justice et la Clémence de Dieu (la Religion ou plus certainement la Foi selon la description officielle) posent lamain sur une colonne tronquée : c'est le symbole principal du grade d'Apprenti au Rite Écossais Rectifié. « AdhucStat », la sentence qui y est attachée, signifie que l'Ordre du Temple a été frappé, mais qu'il est toujours debout grâceà la Stricte Observance Templière. L'urne funéraire d'où sort une flamme indiquerait que l'esprit de l'Ordre du Templene meurt jamais14. Dans un contexte non templier mais maçonnique chrétien, la colonne tronquée montrerait que,malgré sa déchéance adamique, l'homme peut encore espérer par régénération le retour à l'unité primordiale.

Pour être complet, il est utile de préciser que La Chrysopée du Seigneur attribuée à Raymond Lulle évoquait déjàl'importance des Vertus, mais uniquement dans le cadre de l'Alchimie mystique. Ce détail n'est pas anodin quand onsait que le futur Palais de la Nation de la rue de la Loi se trouvait exactement dans l'axe de la Chambre héraldique quiconservait le prestigieux Trésor de la Toison d'Or. Dans les années 1750, un courant paramaçonnique allemandcomme la Rose-Croix d'Or, proche de la Stricte Observance à laquelle appartenaient Starhemberg et le gouverneurAlbert de Saxe-Teschen, assimilait la quête des argonautes à la recherche de la Pierre philosophale et de l’Élixir deLongue vie, soit la Toison d'Or…15

Daigne accorder à notre zèle un succès heureux, afin que le Temple que nous avons entrepris d’élever pour Ta gloire, étant fondé sur la Sagesse, décoré par la Beauté et soutenu par la Force qui viennent de Toi [Dieu], soit un séjour de paix et d’union fraternelles, un asile pour la vertu, un rempart impénétrable au vice,et le sanctuaire de la vérité

Rite Écossais Rectifié, prière du rituel au grade d'Apprenti16

12Je ne puis certifier l'exactitude de ce titre quelquefois donné au monument de Thomas Vinçotte. Il fait songer à une phrase du graded'Apprenti au Rite Écossais Rectifié : « Le voile qui couvre nos mystères ne pourra être levé devant vous qu’à mesure que votre intelligencele percera. » Et avouons que la jeune femme de Vinçotte « soulève le voile » dans tous les sens du terme.J'ai montré que cette « Clémence » pouvait aussi bien rappeler la déesse voilée Isis, très à la mode chez les Francs-maçons de ce temps.C'est ainsi que le premier Temple des Amis Philanthropes était orné d'une statue de la déesse égyptienne.13 Le fronton a été souvent rénové et modifié. En 1810 et 1820 par Godecharle en personne : en 1820, une partie du fronton s'étaiteffondrée suite à un incendie. Par le Franc-maçon Guillaume Geefs en 1860-61, puis en 1883 et 1898. Dans les années soixante, unerestauration lourde en a altéré l'élégance et la beauté. Relevons que Cambacérès, Grand Maître des Directoires écossais du Rite ÉcossaisRectifié, a vécu en exil à Bruxelles de 1815 à 1818.14 L'urne funéraire avec une flamme apparaît dans l'Ordre intérieur du Rite Écossais Rectifié.15 Pour les alchimistes, le « Christ-Lapis » est la Pierre philosophale.À l'époque, les Francs-maçons et plus particulièrement les Autrichiens s'adonnaient à des opérations alchimiques. L'idée était trèsrépandue chez eux que la transmutation des métaux vils en or pur n'était réservée qu'aux initiés et que jadis elle avait fait la fortune desTempliers. Comme le pensaient l'empereur François 1er et probablement son frère Charles de Lorraine. À sa création, la Stricte Observanceavait caressé l'espoir de récupérer tous les biens de l'Ordre du Temple. Fait troublant : les manuscrits alchimiques de la main de Charles deLorraine furent livrés à Starhemberg. Depuis lors, nul n'en a retrouvé trace. Charles-Alexandre de Lorraine, Gouverneur général des Pays-Bas autrichiens, Europalia 87 Östereich, Bruxelles, 1987.16 Surligné par l'auteur. Le Parc et son monument Godecharle (illustration) serait-il ce « sanctuaire de la Vérité », uniquement pour ceuxqui la cherchent, et le fronton du Palais de la Nation « un asile pour la Vertu » ?

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Les esquisses du fronton

première esquisse, non retenue, de la fresque du fronton par Godecharle17

seconde esquisse, proche de l'original (détail)18

17 Par rapport au projet retenu, toutes les vertus se trouvent à droite de la Justice. La Clémence, ou la Religion, en est absente. Seuls deshommes figurent les vices. Une aigle impériale remplace la couronne. Le faisceau de licteur est mis en valeur. Les franges d'un tapis amorcent le rameau de palmier de la version concrétisée. Les Vices sont jetés dans un cachot. Ce bas-relief rappelle la phrase d'un catéchisme maçonnique (env. 1750) : « Creuser des cachots aux vices et élever des temples à la vertu,préférer en toutes choses la Justice et la Vérité et avancer dans la voie de la Sagesse et de la Connaissance. » Il n'est pas interdit de penser qu'il y a dans ce cas interpénétration des valeurs chrétiennes et maçonniques au 18e siècle.18 L'épée de la Justice semble absente. La balance est peu apparente. Les franges du tapis ont disparu.En 1820, suite à l'incendie du Parlement, Godecharle a profondément modifié son œuvre, ce qui rend presque impossible d'en reproduirel'original. Source : Luc Somerhausen, Willem Van den Steene, Le Palais de la Nation, Éd. Sénat, Bruxelles, 1982.

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Le Parc de Bruxelles à l'Orient symbolique

Mécontent de l’approximation des reproductions du Parc et de la Place Royale qui proliféraient dès 1777, le Gouvernement donnal'ordre « aux officiers fiscaux du Brabant d'être attentifs à arrêter le débit de ces desseins et de n’accorder aucune permission pour lagravure et la vente de pareilles représentations, sans en avoir informé au préalable S.A. le Ministre plénipotentiaire, prince deStarhemberg. » À l'occasion de la venue à Bruxelles en 1782 du futur Tsar Paul Ier et de son épouse Sophie-Dorothée de Wurtemberg, la nièce deFrédéric II, le tout-puissant Starhemberg fit placer ostensiblement dans les appartements de ses hôtes de marque des vues du Quartierroyal avant et après son urbanisation. Ajoutons que le jeune prince russe était féru de maçonnerie illuministe sous l'influence de sonentourage, au grand dam de sa mère, la tyrannique Catherine II. Mais il n'est pas nécessaire d'établir un rapprochement entre ces deuxfaits.

Source : Guillaume Des Marez, La Place Royale à Bruxelles, M. Lamartine, Bruxelles, 1923 Césarévitch Paul et les Francs-maçons de Moscou , par G. Vernadskij (p. 276 et suivantes)

Dessin de François Lorent (1778). Le Parc vu du fronton du Palais de la Nation19.

19 Contrairement à ce qu'alléguait Georges Renoy et d'autres suiveurs, l'emplacement des lieux festifs (théâtre, Vaux-hall, etc.) est indiquédès 1778, en bas à gauche. Georges Renoy, Bruxelles Vécu : Quartier Royal, Éd. Rossel, Bruxelles, 1980. Un privilège du gouvernementaccordera l'exclusivité d’exploitation de ces attractions à la famille Bultos, des Franc-maçons notoires.Par un effet d'optique, le centre du Parc semble tracer en son milieu un triangle équilatéral ou un Delta.Source iconographique

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Principales sources

Luc Somerhausen, Willem Van den Steene, Le Palais de la Nation, Éd. Sénat, Bruxelles, 1982

Denis Coekelberghs, Pierre Loze, 1770-1830 : autour du Néo-classicisme en Belgique, Crédit Communal, Bruxelles, 1985, p. 105-107 (les deux esquisses sont extraites de ce catalogue)

Xavier Duquenne, Le parc de Bruxelles, CFC-Éd., Bruxelles, 1993Arlette Smolar-Meynart et André Vanrie, Le Quartier royal, CFC-Éd., Bruxelles, 1998

Le Phénix, emblème du Rite Écossais Rectifié : gravure de Friedrich Justin Bertuch (1790-1830)