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L’évolution psychiatrique 79 (2014) 313–320 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Article original Symptôme dyslexique et clinique du sujet Dyslexic symptom and clinical of the subject Stéphanie Vernhes a , Laurent Combres b,, Florence Savournin c a Psychologue, docteur en psychologie, chercheur associée équipe de recherches cliniques, pôle 2, laboratoire de clinique pathologique et interculturelle, EA 4591 (université de Toulouse-2), chargé de cours, université de Toulouse-2-Le Mirail, 5, allées Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9, France b Psychanalyste, psychologue, docteur en psychologie, chercheur associé équipe de recherches cliniques, pôle 2, laboratoire de clinique pathologique et interculturelle, EA 4591 (université de Toulouse-2), chargé de cours université de Toulouse-2-Le Mirail, 5, allées Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9, France c Formatrice IUFM Midi-Pyrénées, université de Toulouse-2-Le Mirail, docteur études psychanalytiques, chercheur associée équipe de recherches cliniques, pôle 2, laboratoire de clinique pathologique et interculturelle, EA 4591 (université de Toulouse-2), chargé de cours université de Toulouse-2-Le Mirail, 5, allées Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9, France Rec ¸u le 9 septembre 2011 Résumé Les recherches actuelles sur les accidents de l’écriture et de la lecture (nommés Troubles des apprentis- sages) visent le plus souvent à rendre compte de « défaillances » cognitives, voire neurologiques. Or, le travail clinique auprès d’enfants permet de découvrir que les difficultés scolaires peuvent apparaître comme expres- sion de la position subjective de l’enfant et de son rapport à l’Autre : le symptôme. Notre travail montre comment une clinique du sujet peut révéler la possibilité qu’un enfant utilise l’écrit comme expression inconsciente de conflits psychiques. © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Psychanalyse ; Enfant ; Trouble de l’apprentissage ; Dyslexie ; Écriture ; Lecture ; Clinique ; Sujet ; Symptôme ; Cas clinique Abstract Depending on the symptom in a child adopted called “dyslexic”current research on accidents of writing and reading (called learning disorders), are often accountable for cognitive or neurological “failures”. However, the clinical work with children can discover that learning difficulties may appear as an expression of the Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (L. Combres). 0014-3855/$ see front matter © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2012.08.012

Symptôme dyslexique et clinique du sujet

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L’évolution psychiatrique 79 (2014) 313–320

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Article original

Symptôme dyslexique et clinique du sujet

Dyslexic symptom and clinical of the subject

Stéphanie Vernhes a, Laurent Combres b,∗, Florence Savournin c

a Psychologue, docteur en psychologie, chercheur associée équipe de recherches cliniques, pôle 2, laboratoire declinique pathologique et interculturelle, EA 4591 (université de Toulouse-2), chargé de cours, université de

Toulouse-2-Le Mirail, 5, allées Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9, Franceb Psychanalyste, psychologue, docteur en psychologie, chercheur associé équipe de recherches cliniques, pôle 2,

laboratoire de clinique pathologique et interculturelle, EA 4591 (université de Toulouse-2), chargé de cours universitéde Toulouse-2-Le Mirail, 5, allées Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9, France

c Formatrice IUFM Midi-Pyrénées, université de Toulouse-2-Le Mirail, docteur études psychanalytiques, chercheurassociée équipe de recherches cliniques, pôle 2, laboratoire de clinique pathologique et interculturelle, EA 4591

(université de Toulouse-2), chargé de cours université de Toulouse-2-Le Mirail, 5, allées Antonio-Machado,31058 Toulouse cedex 9, France

Recu le 9 septembre 2011

Résumé

Les recherches actuelles sur les accidents de l’écriture et de la lecture (nommés Troubles des apprentis-sages) visent le plus souvent à rendre compte de « défaillances » cognitives, voire neurologiques. Or, le travailclinique auprès d’enfants permet de découvrir que les difficultés scolaires peuvent apparaître comme expres-sion de la position subjective de l’enfant et de son rapport à l’Autre : le symptôme. Notre travail montrecomment une clinique du sujet peut révéler la possibilité qu’un enfant utilise l’écrit comme expressioninconsciente de conflits psychiques.© 2012 Publié par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Psychanalyse ; Enfant ; Trouble de l’apprentissage ; Dyslexie ; Écriture ; Lecture ; Clinique ; Sujet ; Symptôme ;Cas clinique

Abstract

Depending on the symptom in a child adopted called “dyslexic”current research on accidents of writing andreading (called learning disorders), are often accountable for cognitive or neurological “failures”. However,the clinical work with children can discover that learning difficulties may appear as an expression of the

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (L. Combres).

0014-3855/$ – see front matter © 2012 Publié par Elsevier Masson SAS.http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2012.08.012

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subjective position of the child and its relation to the Other: the symptom. Our work shows how a clinicalapproach can reveal how child uses writing as an expression of unconscious psychological conflicts.© 2012 Published by Elsevier Masson SAS.

Keywords: Psychoanalysis; Child; Trouble learning; Dyslexia; Scripture; Reading; Clinical; Subject; Symptom; Clinicalcase

Certains collègues cliniciens s’insurgent lorsque l’un d’entre nous utilise le terme de dys-lexie. Cette réaction est sans doute suscitée par l’inflation de diagnostics et pronostics prononcésaujourd’hui dès qu’une difficulté apparaît, pour un enfant, dans l’apprentissage de la lecture et/oude l’écriture. La signification de ce terme diffère pourtant, et parfois de facon radicale, suivantla conception que les spécialistes ont du sujet. Afin de discuter des divergences de conceptionsde cette notion suivant chacune des dites spécialités, nous pourrions considérer que ce terme estutilisé de manière générale pour désigner de grandes difficultés que peut rencontrer un enfant dansl’accession à la pratique de l’écriture et de la lecture en milieu scolaire. L’examen des principalesappréhensions et réponses possibles par rapport à la dyslexie va nous permettre de souligner alorsla nécessité d’une éthique de toute clinique confrontée à des manifestations de tels troubles delecture et d’écriture : il s’agit en effet de différencier distinctement le sujet du symptôme dont ilest le siège.

1. Contexte et approche cognitivo-développementale

Le terme de dyslexie, fondé sur l’étymologie grecque à partir du préfixe dus exprimant unenotion privative et de lexis — mot, lexique — est utilisé pour la première fois par Rudolf Berlin en1887 ; ce terme vient désigner une difficulté spécifique observée six ans plus tôt par Oswald Ber-khan, ophtalmologiste allemand, sur de jeunes garcons confrontés à des difficultés d’apprentissagede la lecture et de l’écriture en l’absence d’altération d’autres capacités. Ainsi, les premièresrecherches sur la dyslexie se développent à partir de la fin du xixe siècle et concernent les difficul-tés d’accès au système d’écriture alphabétique et en particulier des langues d’origine européennes ;les premières publications de cas de dyslexie (Pringle-Morgan, 1896 [1]), (Hinshelwood, 1917[2]) parlent de « cécité verbale congénitale » pour qualifier les troubles de la lecture et de l’écriture.Ce diagnostic procède d’un raisonnement analogique vis-à-vis de troubles de la lecture obser-vés chez des adultes à la suite de lésions cérébrales. Dans les années 1930, ce raisonnement estremis en cause par Orton (1937) [3] qui rejette l’hypothèse d’un déficit cérébral comme cause destroubles de la lecture chez l’enfant et développe l’idée d’un traitement possible de ces troubles. Ledéveloppement de la psychologie cognitive et des neurosciences dans les années 1970 contribue àla poursuite et au renouvellement des recherches sur la dyslexie, principalement aux États-Unis ;l’accent est mis sur la dimension langagière — et non plus simplement visuelle — de la lecture,celle-ci impliquant la mise en lien du langage écrit avec le langage oral (Liberman, 1979 [4]).En France, l’étude des obstacles rencontrés par des enfants dans l’accès au langage écrit feral’objet de profondes divergences entre le courant neuropsycholinguistique, la neurobiologie etl’orientation psychanalytique.

Officiellement, la dyslexie est reconnue en France en 2001 comme trouble spécifique dulangage écrit et handicap. Suite au rapport Ringard [5] sollicité par le ministère, un pland’action est mis en place par la circulaire du 31 janvier 2002. Ce plan d’action concerne lesdyslexiques, mais aussi les dysphasiques. Son objectif est « de proposer des solutions aux besoins

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des enfants, des familles et des professionnels de la santé et de l’éducation, face aux troublesde l’apprentissage du langage oral et écrit ». D’une part, il recommande de développer desClasse d’intégration scolaire (CLIS) et des Unité pédagogique d’intégration (UPI), des dispo-sitifs collectifs de scolarisation au niveau du premier et du second degré, « structurés autourd’un projet pédagogique précis ». D’autre part, il recommande aussi de réévaluer la place etles missions des dispositifs médico-sociaux et sanitaires concernés : Centre d’action médico-social précoce (CAMSP) pour le dépistage et Centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) pourles soins et rééducations. Actuellement, l’enfant dit « dyslexique » peut être considéré commehandicapé par la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Dans ce cas,en tant qu’élève, il peut bénéficier d’un projet d’aide spécialisée (PAS) ou d’un projet d’aideindividualisé (PAI). Il s’agit en fait d’un aménagement en temps (un tiers temps supplémen-taire), en matériel (ordinateur portable avec un logiciel spécifique afin de faciliter la prise denotes, ou un dictaphone), et en personne par l’accompagnement par un auxiliaire de vie scolaire(AVS).

Du côté des théories cognitives, la dyslexie désigne une difficulté spécifique d’apprentissagede la lecture courante chez un enfant qui ne présente pas par ailleurs de déficit intellectuel ousensoriel et qui est normalement scolarisé. Dehaene [6] ajoute que la dyslexie « ne s’explique, nipar un environnement social, ni par un milieu défavorisé ». Dans le DSM-IV n’est pas men-tionné le terme de dyslexie, mais celui de trouble de lecture dans la partie « Troubles desapprentissages », repérables lorsque « les réalisations en lecture, évaluées par des tests stan-dardisés passés de facon individuelle mesurant l’exactitude et la compréhension de la lecture,sont nettement au-dessous du niveau escompté compte tenu de l’âge chronologique du sujet ».Plus précisément donc, et dans la pratique, la dyslexie peut être diagnostiquée dès que l’onobserve deux ans de retard dans l’apprentissage de la lecture. Pour la détecter, la plupart desorthophonistes utilisent le test Alouette [7]. Composé d’un texte comportant 265 mots compre-nant des mots rares (nécessitant le décodage), des mots voisins et des lettres muettes (temps,nid), l’enfant doit lire l’ensemble à haute voix en trois minutes. En termes nosographique,trois types de dyslexie sont repérables en fonction de la modélisation de la lecture de mots ;le diagnostic différentiel étant posé selon la combinatoire entre les deux voies d’accès auxmots : la voie indirecte ou phonologique qui correspond à la décomposition des mots en syl-labes et qui concerne les mots inconnus, et la voie directe ou voie lexicale qui correspondà l’accès direct aux mots déjà stockés en mémoire, connus. L’examen (Alouette) est doncconduit grâce à la lecture d’un texte composé de mots qui ne contiennent pas toutes leurslettres, mais où sont tout de même proposés certains indices saillants suffisants pour per-mettre un juste déchiffrage des mots. Selon les résultats, peuvent alors être différenciées ladyslexie phonologique (altération de la décomposition des mots, lecture lettre par lettre), ladyslexie de surface dite aussi globale (difficulté à lire les mots entiers ou et tout particulière-ment irréguliers, par exemple le mot oignon), et la dyslexie mixte qui regroupe donc les deuxprécédentes.

Quant aux origines, elles sont considérées, dans ces perspectives, comme neurologiques et/oudéveloppementales, les difficultés d’apprentissage de la lecture étant ainsi appréhendées commearrêt du développement ou encore, en neurologie, comme altération au niveau du lobe temporalgauche (problème de migration au moment de la méiose provoquant une altération des connexionscorticales à longue distance [8]). Plusieurs gènes en seraient responsables, situés sur les chromo-somes (15, 6 et 3). Dehaene [6] explique cette multiplicité de gènes trouvés par la complexité duréseau neuronal, et aussi par le fait qu’aucun gène n’est entièrement dédié à la lecture ou mêmeà la phonologie.

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2. Une disparité de mécanismes

L’existence de dispositifs spécifiques pour des élèves dyslexiques paraît légitime dès lors queces dispositifs prévoient des aides autorisant le maintien et la possibilité de la scolarisation pourde nombreux enfants et adolescents. Les rééducations à visée cognitive, mises en œuvre pardes orthophonistes, trouvent ici leur place dans les projets d’aide réalisés en ce sens. Pour uneperspective clinique de la condition de l’enfant, l’approche cognitivo-développementale de ladyslexie suscite en revanche de sérieuses réserves qui ne se limitent pas seulement à la référenceà la nosographie ou au choix des protocoles utilisés pour établir le diagnostic.

L’étude que Colette Chiland [9] a consacrée à la dyslexie souligne notamment qu’il est surpre-nant que les chercheurs n’aient pas percu qu’un trouble rigoureusement identique pouvait révélerdes étiologies distinctes. Alors que les neurosciences et les sciences cognitives tentent toujours deramener un type de symptôme (dyslexie phonologique, de surface, etc.) à une seule et même ori-gine (une altération neurologique génétique), la clinique, elle, nous invite à considérer la fonctionque prend un symptôme pour un sujet.

Ainsi, lorsque le terme de dyslexie apparaît sous la plume d’un auteur orienté par la cliniquepsychanalytique, c’est le plus souvent pour nommer un phénomène touchant à la pratique del’écriture et/ou de la lecture. Par exemple, lorsque Bettelheim et Zelan [10] mentionnent la dyslexiecomme la maladie supposée provoquer la plupart des difficultés scolaires, c’est immédiatementpour rappeler que les fautes de lecture et d’écriture obéissent aux mêmes principes qui régissentles lapsus et les actes manqués tels que Freud parvint à les mettre à jour dans son explorationdes mécanismes de l’inconscient. La clinique psychanalytique montre que la formation d’unsymptôme ne peut être rapportée à une cause unique ; bien plus, ce qui est en cause ne sauraitexclure la dimension du sujet de l’inconscient.

Nous pourrions en apparence considérer comme contradictoire la proposition d’un psychana-lyste comme Gérard Haddad [11] qui, à la différence de Zelan et Bellelheim, pense que les fautesde lectures et/ou d’écriture ne peuvent se ranger dans la catégorie des lapsus et actes manqués,mais sont plutôt à considérer comme effets d’une position symbolique problématique propre àl’enfant. Dans ces propositions, la discussion porte non pas sur la causalité du symptôme, maisbien sur la nature des processus qui contribuent à sa formation. Autrement dit, en s’intéressantaux conditions d’apparition, pour un sujet, d’un trouble du langage écrit, la clinique cherche àexpliquer les processus en jeu dans cette formation de l’inconscient qu’est le symptôme.

3. Le consensus clinique

La spécificité de la technique psychanalytique et de la transmission de la psychanalyse ades effets précis sur ce que des psychanalystes peuvent dire aujourd’hui à propos de la dyslexie,lorsqu’ils ont eu à faire avec des enfants entravés dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.C’est en laissant la parole au sujet que Freud a inventé la psychanalyse. S’en est suivi un travailconsidérable qui a tenté de rendre compte d’une telle expérience. Si nous effectuons une lecturecritique des textes de Sigmund Freud, nous pouvons observer que les textes concernant les topiqueset ceux qui décrivent les mécanismes en jeu dans le transfert ne sont pas équivalents. Les unstentent de rendre compte de la structuration des mécanismes psychiques, les autres articulent larencontre entre un sujet et un psychanalyste dans le cadre de la cure. Si les seconds utilisentles concepts des premiers, ces textes ne sont pas construits avec les mêmes matériaux. Dans lespremiers, Freud décrit des mécanismes depuis une extériorité. Dans les seconds, il rend compte

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d’une relation en y ayant été partie prenante. Si, dans les topiques, le langage tente de saisirau plus près les mécanismes en jeu dans la structuration psychique, les textes cliniques, de leurcôté, rendent compte d’expériences, chaque fois singulières, mais toujours issues d’une rencontrelangagière. La cure analytique ne repose pas sur un concept qui aurait été forgé en amont, maisbien sur la rencontre langagière qui y est en jeu.

Cette particularité explique sans doute le rejet, formulé par des psychanalystes, de toute caté-gorisation qui identifierait un sujet à un symptôme, ici celui de dyslexie ; essentiellement parceque s’y éprouve le fait que la rencontre langagière est exclue de ce sur quoi se fonde, le plussouvent, un tel diagnostic, fruit non pas de l’expérience, mais de l’expérimentation. Soulignonsà ce titre que la nécessité d’une clinique du cas par cas révèle sa dimension éthique lorsque l’onconsidère comme Gori [12] ou Picard [13] que le diagnostic de dyslexie peut avoir pour effet demarquer le moi de l’enfant, tel un signe identitaire indélébile, empêchant de surcroît l’écoute dela souffrance muette prise dans ce symptôme.

Pour autant, ne serait-il pas aussi extrême de rejeter tout de go le signifiant de dyslexie ?Un clinicien devrait-il refuser de recevoir un patient dont les premiers mots auraient été « je suisdyslexique » ? Si, bien sûr, l’effet de l’énoncé pourrait y être stigmatisant, le refus ne signifierait-ilpas aussi refuser à ce même sujet la possibilité de se savoir aussi comme énoncant ?

Cette différence entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation ouvre en réalité des pistes detravail pour le clinicien, précisément tourné vers le sujet de la parole ; à cette condition cependant :que la dyslexie soit entendue comme symptôme et non pas identifiée à l’origine neurologique quien serait la cause.

Évelyne Lenoble insiste ainsi sur le préfixe « dys » qui, selon l’étymologie, renvoie au manqueet à la privation. Selon elle, s’il est important de répondre aux demandes de l’enfant qui peuventtransiter au travers de ce symptôme, il s’agit avant tout de commencer à faire fonctionner du« dys » dans un autre champ que celui du handicap. « C’est justement le repérage de cette fonctionorganisatrice du “dys” de la dyssimétrie, de la disparité, qui permet de soutenir la mise en placeet le fonctionnement d’un système de références symboliques indispensable au développementdes capacités cognitives de l’enfant, et qui, par là-même, peut nous aider à sortir de la logique dedéfaillance dans laquelle bon nombre d’enfants en mal d’apprentissage sont enfermés »1. Citonsaussi Jean Bergès [14] qui s’est intéressé aux enfants en difficulté d’apprentissage et pour quiil apparut indispensable de permettre l’émergence de « l’espace d’une place instituant l’enfantcomme sujet d’un désir, interrogeant la position dialectique du sujet à l’égard du savoir : il n’ya pas de sujet sans savoir et le sujet se fonde lui même d’un savoir ». Toujours dans cette mêmeligne, Francois Dolto [15,16] commenta les effets positifs de l’interprétation clinique auprès d’unenfant pour lequel le terme de dyslexie avait pu être employé.

L’étude du symptôme de l’écrit chez le jeune enfant évoqué par Francoise Dolto, le travaild’Évelyne Lenoble ou celui de Jean Bergès pointent que derrière les difficultés liées à l’écritureet la lecture se retrouvent une histoire et une facon singulière de se saisir de celle-ci. Si du côtéde la clinique, le terme de dyslexie peut être employé, c’est pour indiquer la facon par laquellele sujet traite un conflit inconscient qui se solde donc par des difficultés de lecture ou d’écriture.Reste alors à dénouer les conflits psychiques à l’origine de la formation d’un tel symptôme, cequi, nous allons le souligner par une vignette clinique, ne peut que passer par une clinique au

1 Lenoble E. La consultation thérapeutique. In: Berges J, Berges-Bounes M, Calemette-Jean S, editors. Que nousapprennent les enfants qui n’apprennent pas ? ([14], pp. 127–30).

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cas par cas, et où précisément c’est à minima la tension entre énoncé et énonciation qui pourraconstituer un point possible de début de travail.

4. Symptôme ou inhibition de l’écrit chez un enfant adopté

Patrick est un garcon de 11 ans lors du premier rendez-vous. Ses parents sont inquiets au sujetde ses résultats scolaires, de ses attitudes d’évitement face à la lecture, et du fait qu’il sembletoujours dans la lune. En parallèle, un bilan a été effectué par un neurologue, lequel a diagnostiquéune dyslexie de surface (au niveau de la lecture globale) doublée d’une dysorthographie.

Ses difficultés ont commencé à l’âge de cinq ans. Selon ses parents, celles-ci sont survenuesaprès qu’il ait demandé à sa mère s’il lui avait fait mal en sortant de son ventre. Sa mère, quin’avait jamais caché à Patrick qu’il avait été adopté à l’âge de deux mois, lui avait répondu qu’iln’avait pas pu lui faire mal puisqu’elle ne l’avait pas porté dans son ventre, mais qu’une autrefemme l’avait fait, sa mère génitrice. Le père, témoin de la scène, raconte le traumatisme qu’il avu sur le visage de son fils. Dès ce jour donc, Patrick ne supporte plus les séparations avec sa mère,particulièrement sur le chemin de l’école. De plus, apparaissent aussi des difficultés scolaires, quine font qu’accroître le rapprochement avec sa mère, soucieuse de l’aider et de le pousser à faireses devoirs.

L’examen de l’histoire familiale nous apprend que le père de Patrick, enfant, a vécu un trau-matisme : alors qu’il était à l’école, les services sociaux sont venus le chercher afin de le retirer àsa famille et le placer en famille d’accueil. Depuis ce jour, l’école s’est avérée être pour lui un lieuterrifiant et les apprentissages ne furent plus possibles. La solution qu’il trouva fut d’apprendre etd’exercer un métier manuel, de facon autodidacte. Conscient de la nécessité des connaissances,c’est un homme cultivé et désireux que son fils ait un meilleur parcours scolaire que lui. Quant àla mère de Patrick, elle explique avoir perdu son père à l’âge de deux ans et demi ; depuis, persistechez elle l’idée qu’elle aurait pu empêcher ce drame. À cela s’est ajoutée la mort d’un jeune frèredont elle dit ne s’être jamais remise. Elle exprime alors clairement qu’elle pense avoir transmis àson fils ses angoisses de séparation. Elle se présente comme une femme totalement dévouée à sonfils, et, malgré des études brillantes, s’occupe exclusivement de lui et se montre très à son écoute.

Sans savoir encore si les difficultés scolaires de Patrick étaient le résultat d’une inhibition oubien si elles se présentaient comme répétition de l’histoire parentale ou bien d’autre chose encore,nos interventions ont été orientées par cette hypothèse clinique selon laquelle le symptôme estd’abord « le mutisme dans le sujet supposé parlant » [16]. Cette hypothèse générale venait ainsisouligner que ses difficultés scolaires servaient, pour ce garcon, cette problématique sous-jacente.

Au début du travail et durant plus d’un an, Patrick n’évoqua jamais l’école, sinon pour parlerde ses camarades. Il parla beaucoup de ses loisirs, de ce qu’il voudrait se faire offrir, et de ce qu’ilvoudrait faire : sculpter du bois, fabriquer des cabanes, etc. ; soit essentiellement des activitésmanuelles qui n’allaient pas sans rappeler celles du père, ce qui tendait à confirmer une possibleidentification en jeu à l’égard de celui-ci. De plus, nous avons pu noter que si son langage pouvaitaccrocher, être mal articulé, dès qu’il parlait des séries des jeux de Pokémons, de Dragon Ball Z,ou de bricolage, systématiquement ces défauts de langage disparaissaient ; cela allant cette foisdans le sens de difficultés de langage qui seraient vraisemblablement dues davantage au sens decertains mots. Qui plus est, il apparut aussi très clairement qu’au fil de ses récits il tentait de serassurer sur le fait qu’il était bien le fils de ses parents.

C’est cette troisième observation qui nous a décidés alors à aborder avec lui, puis en présencede ses parents, la question de l’adoption afin qu’elle s’inscrive ou se réinscrive dans l’histoirefamiliale. Car si l’inhibition scolaire semblait être surdéterminée par une identification paternelle

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qui lui permettait de rejouer quelque chose de l’histoire familiale, la crainte d’être abandonné parsa mère semblait également en question.

La réponse de Patrick fut assez immédiate, puisqu’à la suite de cela, il se saisit un peu plusdes séances. Il commenca alors à parler de l’école et d’autres difficultés qu’il pouvait rencontrer,par exemple le lever du matin. De même, alors qu’avant cette séance, il avait évoqué dans sesrécits des scènes d’accidents domestiques (fractures, bosses et plaies) dans lesquels il se situaitcomme seul protagoniste, il reparla de ces mêmes scènes, mais en y invoquant cette fois sonpère. Il consentit aussi à ce que sa mère puisse quitter la salle d’attente durant les séances,chose inconcevable jusque-là. Enfin, peu à peu, alors qu’il commencait à prendre de l’assurance,qu’il investissait davantage ses devoirs tout en repoussant un peu sa mère, il se mit à témoigner undésir de réussite. Tout s’est ainsi passé comme si un « nouveau » sujet émergeait ; modification quisemble confirmer notre hypothèse d’une symptomatologie qui servait la problématique de l’enfant.En d’autres termes, l’interprétation clinique semble ici avoir eu pour effet un aménagement dufantasme en construction, dont les impasses n’avaient jusqu’alors été relevées que par le biais dedifficultés scolaires. C’est donc bien une clinique du cas, centrée sur la fonction du symptôme etde la parole, qui nous permet ici de déceler comment une manifestation de type dyslexie, venueperturber le rapport d’un enfant à la lecture et à l’écriture, a pu lui permettre d’interroger puis demodifier sa position subjective.

5. Conclusion

De nombreuses recherches sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture s’attachent à obser-ver les dysfonctionnements, chez un apprenant, à travers des notions souvent considérées commeprédictives comme la connaissance du nom des lettres, la conscience phonologique, la distinctionentre les voies d’accès aux mots. Ces approches, centrées sur « l’incapacité à », apportent desinformations susceptibles d’intéresser le champ des rééducations orthophoniques en proposantdes notions techniques pour décrire avec précisions les phénomènes observés. Mais ces travauxne permettent pas d’être au plus près du sujet, de son expérience individuelle, d’appréhender lafonction de son entourage (l’Autre en premier lieu, puis les autres), la manière dont il a pu se saisirde l’écriture, et plus généralement la fonction que prend pour lui le symptôme qu’il développe. Telenfant qui déclare en séance : « je n’aime pas lire, car je suis dyslexique » — comme si le handicapengendrait du « non-goût » pour les livres, et dont il pourrait tout aussi bien s’en suivre : « je nepeux pas faire d’études, car je suis dyslexique » — témoigne du risque de lourdes conséquencessi le symptôme dont il est fait état dans un tel discours n’est pas différencié du sujet qui l’énonceet soutenu comme tel par le travail du clinicien. Ce n’est donc pas tant du diagnostic de dyslexiedont il convient de se préoccuper, mais des effets de celui-ci sur le sujet ; le pire étant à attendrelorsqu’un tel diagnostic conforte le sujet dans le mutisme de son symptôme.

Déclaration d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

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