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ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT : QUELQUES POINTS D’ACCROCHE CYCLE CHAIRE RÉGULATION/COUR DE CASSATION Sous la direction scientifique de Guy Canivet, Bruno Deffains et Marie-Anne Frison-Roche www.petites-affiches.com Petites affiches 2, rue Montesquieu 75041 Paris Cedex 01 Tél. : 01 42 61 56 14 Fax : 01 47 03 92 02 Le Quotidien Juridique 12, rue de la Chaussée d’Antin 75009 Paris Tél. : 01 49 49 06 49 Fax : 01 49 49 06 50 La Loi Archives Commerciales de la France 33, rue des Jeûneurs 75002 Paris Tél. : 01 42 34 52 34 Fax : 01 46 34 19 70 ARCHIVES COMMERCIALES DE LA FRANCE Le Quotidien Juridique 394 e année 19 MAI 2005 N o 99 10 7 N U M É R O S P É C I A L JOURNAL AGRÉÉ POUR PUBLIER LES ANNONCES LÉGALES DANS LES DÉPARTEMENTS DE PARIS, HAUTS-DE-SEINE, SEINE-SAINT-DENIS, VAL-DE-MARNE ÉDITION QUOTIDIENNE DES JOURNAUX JUDICIAIRES ASSOCIÉS

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ANALYSE ÉCONOMIQUEDU DROIT :

QUELQUES POINTSD’ACCROCHE

CYCLE CHAIRE RÉGULATION/COUR DE CASSATION

Sous la direction scientifiquede Guy Canivet, Bruno Deffainset Marie-Anne Frison-Roche

www.petites-affiches.com

Petites affiches2, rue Montesquieu 75041 Paris Cedex 01

Tél. : 01 42 61 56 14 Fax : 01 47 03 92 02

Le Quotidien Juridique12, rue de la Chaussée d’Antin 75009 ParisTél. : 01 49 49 06 49 Fax : 01 49 49 06 50

La LoiArchives Commerciales de la France

33, rue des Jeûneurs 75002 ParisTél. : 01 42 34 52 34 Fax : 01 46 34 19 70

ARCHIVES COMMERCIALES DE LA FRANCE

Le Quotidien Juridique

394e année 19 MAI 2005 No 99 10 7

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JOURNAL AGRÉÉ POUR PUBLIER LES ANNONCES LÉGALES DANS LES DÉPARTEMENTS DE PARIS, HAUTS-DE-SEINE, SEINE-SAINT-DENIS, VAL-DE-MARNE

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ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT :QUELQUES POINTS D’ACCROCHE

CYCLE CHAIRE RÉGULATION/COUR DE CASSATION

Sous la direction scientifique de Guy Canivet, Bruno Deffainset Marie-Anne Frison-Roche

SO

MM

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AVANT-PROPOS, PAR RICHARD DECOINGS

L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT : PERSPECTIVES GÉNÉRALES

6

BRUNO DEFFAINSLE DÉFI DE L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT : LE POINT DE VUEDE L’ÉCONOMISTE

15

MARIE-ANNE FRISON-ROCHEL’INTÉRÊT POUR LE SYSTÈME JURIDIQUE DE L’ANALYSE ÉCONOMIQUEDU DROIT

23

GUY CANIVETLA PERTINENCE DE L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT : LE POINT DE VUEDU JUGE

L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT : L’ABUS DE BIENS SOCIAUX

29

RÉGIS BLAZYLA PERTINENCE ÉCONOMIQUE DE L’INCRIMINATION DE L’ABUS DE BIENSSOCIAUX

36

FRÉDÉRIC STASIAKLA RÉCEPTION ET LA COHÉRENCE DES CONSIDÉRATIONS ÉCONOMIQUESRELATIVES À L’ABUS DE BIENS SOCIAUX

L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT : LE CONTRAT

43

ÉRIC BROUSSEAULA SANCTION ADÉQUATE EN MATIÈRE CONTRACTUELLE : UNE ANALYSEÉCONOMIQUE

2 - Petites affiches - 19 MAI 2005 - No 99

Directeur de la publication :Bruno VergéRédactrice en chef :Emmanuelle Filiberti

Comité de rédaction :Pierre Bézard, président honorairede la chambre commerciale de la Courde cassationEuric Bonnet, directeur de la rédactionde la Gazette du PalaisJean-Pierre Camby, conseiller desservices de l’Assemblée nationaleJean-Marie Coulon, premier présidenthonoraire de la Cour d’appel de ParisAlain Couret, professeur à l’UniversitéParis I (Panthéon-Sorbonne)Maurice Cozian, professeur émérite àl’Université de BourgogneFernand Derrida, professeur honoraireà la faculté de droit de l’Universitéd’AlgerMichel Grimaldi, professeur àl’Université Paris II (Panthéon-Assas)Jean-François Guillemin, secrétairegénéral, groupe BouyguesPaul Le Cannu, professeur àl’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)Jacques Massip, conseiller doyenhonoraire à la Cour de cassationDenis Mazeaud, professeur àl’Université Paris II (Panthéon-Assas)Nicolas Molfessis, professeur àl’Université Paris II (Panthéon-Assas)Jacqueline Morand-Deviller,professeur à l’Université Paris I(Panthéon-Sorbonne)Bernard Reynis, notaire, présidenthonoraire de la Chambre des notairesde ParisAlain Sauret, avocat conseil en droitsocial, J. Barthélémy et Associés.

Rédaction : 2, rue Montesquieu,75041 Paris Cedex 01Tél. : 01 42 61 87 87Fax : 01 42 86 09 37E-mail : [email protected]

Tout projet d’article, accompagnéde sa disquette, doit être adresséà Emmanuelle Filiberti, à l’adresseci-dessus.

Diffusion :Tél. : 01 42 61 88 00Fax : 01 42 92 03 91E-mail : [email protected]

Rédaction (p. 1 à 96)Publicité légale : Annonces pourles départements 75, 92, 93, 94(p. 97 à 128)

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1 an Étranger (HT)CEE .................................... 284,28 Q

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54

CHRISTOPHE JAMINQUE RÉPONDRE À ÉRIC BROUSSEAU ?(JE N’AI PRESQUE RIEN À DIRE À UN ÉCONOMISTE)

L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT : LA BANQUE

60

JEAN-PAUL BETBÈZELA BANQUE, LE JUGE, LES RUPTURES DE CRÉDIT ET LE FONCTIONNEMENTDU MARCHÉ

65

MICHEL GERMAININTERROGATIONS JURIDIQUES

L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT : LES PROPRIÉTÉS INTELLECTUELLES

67

JEAN TIROLEQUELLES FINALITÉS POUR LES PROPRIÉTÉS INTELLECTUELLES ?

75

MICHEL VIVANTÉCONOMIE ET DROIT OU UNE INTERROGATION SUR LES LOIS :LE POINT DE VUE DU JURISTE

L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT : LA RESPONSABILITÉ

78

MAURICE NUSSENBAUML’APPRÉCIATION DU PRÉJUDICE

89

GENEVIÈVE VINEYL’APPRÉCIATION DU PRÉJUDICE

Petites affiches - 19 MAI 2005 - No 99 - 3

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AVANT-PROPOS

S ciences Po est honoré et heureux d’être associé à la Cour de cassation, à traversnotamment la Chaire régulation qui coorganise ce programme autour de droit,

justice, économie avec la Cour de cassation. Cette initiative s’insère dans le dévelop-pement d’une coopération qui sera de plus en plus étroite et traduit l’importance dela recherche et de la réflexion sur le droit à Sciences Po.

Le droit a toujours occupé une place importante à Sciences Po, depuis sa création.Pendant longtemps, cette place a surtout été occupée par le droit public, disons mêmele droit administratif. Les frontières aujourd’hui ont tendance à être plus floues et jene sais pas si les clivages disciplinaires ont encore une raison d’être. Cela a notam-ment justifié le développement du droit à Sciences Po, au-delà de notre traditiond’enseignement du droit administratif et du droit public. Pour l’ensemble des ensei-gnements, depuis les premiers cycles jusqu’aux masters, sans prétendre délivrer dediplôme de droit, ce pour quoi nous n’avons pas demandé d’habilitation, nous consi-dérons que tout élève qui passe une partie de sa scolarité à Sciences Po doit recevoirun enseignement juridique fondamental, et celui-ci prend désormais une place beau-coup plus importance que naguère.

Dans un mouvement convergent, nous avons décidé depuis plusieurs années d’inves-tir beaucoup, et cette fois-ci non seulement en matière d’enseignement mais égale-ment en matière de recherche, sur les questions de régulation. Cette perspective cor-respond à une évolution considérable de nos systèmes de droit et de nos systèmes degouvernance, produisant un impact essentiel sur nos sociétés. Je pense que nous man-querions intellectuellement, conceptuellement, cette évolution si nous n’investissionsdans ce domaine. Grâce, notamment à Marie-Anne Frison-Roche, nous avons crééune chaire consacrée aux questions de régulation. Une chaire pour nous n’est passimplement un emploi de professeur des Universités, c’est un ensemble que nousespérons cohérent, de recherche, d’enseignement (aussi bien l’enseignement initialque la formation continue), de constitution progressive d’un centre de documenta-tion, local et à distance et de tout ce qui peut s’attacher à rendre fructueux cetterecherche et cet enseignement. Naturellement, le cycle de conférences construit entrela Chaire régulation et la Cour de cassation, qui donne lieu aujourd’hui à une publi-cation ordonnée, et qui va continuer dans les années à venir, est l’une des illustrationsde cette volonté commune.

L’approfondissement des relations entre la recherche et l’enseignement dans ce do-maine des relations entre le droit, la justice et l’économie est un projet à long termepour Sciences Po. Cela est d’autant plus important qu’un nombre croissant de nosdiplômés se destinent aux carrières juridiques, qu’il s’agisse de carrières de la magis-trature (un nombre croissant de nos diplômés passent et réussissent le concours del’École nationale de la magistrature) ou du barreau (un nombre croissant de nosdiplômés sont recrutés dans des cabinets d’avocats). Et s’il y a cette appétence de lapart de nos élèves, à laquelle correspond cette demande de la part des employeurs,c’est en raison d’une tradition à Sciences Po correspondant bien à cet état de laréflexion et de la demande sociale : la pluridisciplinarité. Nous avons toujours fait en

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sorte que nos élèves soient astreints au grand sens de la rigueur intellectuelle à desdisciplines aussi différentes que l’économie, le droit mais aussi la sociologie, la sciencepolitique ou l’histoire. Grâce à ces disciplines, grâce à leur croisement, grâce auxdiscussions que ce cycle de conférences et cette publication illustrent, ces questionsessentielles de droit, de justice et d’économie, peuvent être approchées plus posémentque dans une perspective disciplinaire unilatérale. Les fruits de cette réflexion serontutiles à tous et je vous remercie au nom de tous les professeurs et de tous les élèves deSciences Po de l’opportunité qui leur est ainsi offerte.

Richard DECOINGS

Directeur de l’Institut d’études politiques de Paris

Petites affiches - 19 MAI 2005 - No 99 - 5

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LE DÉFI DE L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT :LE POINT DE VUE DE L’ÉCONOMISTE

BRUNO DEFFAINSProfesseur des Universités à l’Université de Nancy 2 et Sciences Po

L’ ambition de cette noteest de faire passer un

message simple et impor-tant : la théorie économiqueest une discipline utile pourla construction du droit dansla mesure où elle contribue àmieux comprendre l’impactdes règles juridiques sur lescomportements. L’économiedu droit est certainement l’undes développements les plusmarquants des dernières an-nées dans la recherche juridi-que. Elle repose sur une ap-proche résolument interdisci-plinaire et ne se préoccupepas seulement de thèmes re-levant de la production ou del’allocation des richessescomme le droit de la concur-rence. Elle traite égalementdes problèmes de droit civil,de droit pénal et de droit pu-blic qui ne sont pas à propre-ment parler de nature écono-mique. Apparue dans les an-nées soixante dans les univer-sités américaines, elle consisteà appliquer les outils d’ana-lyse et les critères de juge-ment des économistes à l’ex-plication et à l’évaluation desrègles juridiques. L’apportcentral de ce champ de recher-che est donc d’utiliser la théo-rie microéconomique afin deprédire comment les agentsréagissent aux prix implici-tes contenus dans les règleset les normes juridiques, toutcomme la théorie microéco-nomique cherche à expli-quer comment les agents réa-gissent aux prix explicites dumarché. À titre d’illustration,l’économiste du droit cher-che à mesurer si des sanc-tions plus sévères et plus cer-taines découragent les actesdélictueux et si les règles d’in-demnisation des victimes, viala responsabilité civile, inciteles agents à adopter un ni-veau de précaution sociale-ment efficace. Il s’agit doncd’une approche dynamiquedu droit qui invite à repen-

ser la fonction régulatrice desinstitutions et des règles juri-diques.

L’économie du droit a au-jourd’hui dépassé le cadre del’Université et imprègne dé-sormais l’exercice du droitdans beaucoup de pays qu’ils’agisse de l’activité des légis-lateurs ou des décisions desjuges. Quotidiennement leslégislateurs appliquent l’ana-lyse coût-bénéfice aux pro-blèmes auxquels ils sont con-frontés ; les administrationsfondent souvent leurs règlessur l’analyse économique ; lesjuges recourent quant à euxde plus en plus aux conceptséconomiques pour résoudredes conflits de toute nature(et pas seulement les com-portements anticoncurren-tiels ou les comportementsdérivant directement de l’éco-nomie). Les avocats qui in-terviennent en amont doi-vent eux aussi être compé-tents en droit et en écono-mie pour être de bon conseil.

Pour débuter cette présenta-tion, il importe de soulignerune différence entre les analy-ses positives et les analysesnormatives. Nombreux sontles travaux d’analyse économi-que du droit qui tentent d’in-terpréter les solutions juridi-ques, législatives ou jurispru-dentielles, comme des règlesinstitutionnelles améliorantl’efficacité. Le fondement deces analyses positives n’est pasque les législateurs et les ju-ges choisissent consciemmentdes solutions efficaces. On ar-gumente simplement que cer-taines règles de droit peuventêtre interprétées comme si el-les poursuivaient des solu-tions efficaces, bien que l’effi-cacité ne soit pas consciem-ment ou expressément miseen évidence comme modèlede décision. À l’origine, Coasea démontré, en étudiant dessituations d’externalités résul-tant de troubles de voisinage

ou de pollutions accidentel-les, que certaines décisionsprononcées par les tribunauxsont conformes aux solutionsqu’aurait préconisées un éco-nomiste recherchant l’effica-cité maximale (Coase, 1960).Partant de cette observation,Posner (1973) et d’autresauteurs de l’école de Chicagoont avancé la proposition que,dans la plupart des cas, lacommon law aboutit à des so-lutions efficaces. Tout se pas-serait comme si les juges,sans le savoir ni le recher-cher, identifiaient leur con-ception de la justice avec cequi serait économiquementefficace. Cette thèse dite del’efficience de la common lawa été largement débattue. Ontété soulignées en particulierles limites du juge en tant quepromoteur d’un ordre juridi-que efficient. D’une part, ona critiqué le réalisme des rè-gles qui motiveraient l’ac-tivité du juge parce qu’iln’existerait pas de critère ob-jectif susceptible de lui dic-ter une conduite optimale(Dworkin, 1980). D’autrepart, on a critiqué le fait deramener la décision des ma-gistrats aux conséquences deleurs sentences puisqu’il estpeu vraisemblable qu’ils con-naissent ex ante les effets desrègles appliquées (Bucha-nan, 1977). Ces critiquesdoivent être prises en consi-dération, mais elles ne remet-tent pas en cause la richessede l’économie du droit entant qu’approche dynami-que du droit visant à évaluerl’adéquation des règles à leursobjectifs. De surcroît, l’ana-lyse n’est pas réservée auxsystèmes de common law.Nombre de recherches me-nées depuis une vingtained’années en Europe conti-nentale ont permis de mettreen avant l’intérêt d’une ap-proche économique des sys-tèmes de droit codifié (v. par

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exemple Ott et Shaeffer,2004).

Les analyses positives cher-chent à décrire et à expli-quer le droit comme il est,non pas comme il devraitêtre. En revanche, dans lesanalyses normatives, les loiset les décisions des tribu-naux sont évaluées en fonc-tion de leur impact en ter-mes d’efficacité. La questionest alors de savoir si l’effica-cité est améliorée ou si les rè-gles de droit créent au con-traire des inefficacités quipourraient justifier de les mo-difier. Il va de soi que l’effi-cacité économique ne peut àelle seule légitimer une règleou une institution juridique.La question normative estbeaucoup plus complexe.Des ordres de valeurs sépa-rés, comme l’équité et l’éthi-que, doivent être mobiliséspour apprécier le caractèrejuste ou non du droit. Cecine signifie pas que l’écono-mie doit être écartée du dé-bat autour de la règle juridi-que. Certains auteurs, com-me Calabresi ont avancé uneinterprétation large du con-cept des coûts sociaux qui in-vite à des analyses économi-ques sur des questions juridi-ques très variées. Dans sonétude du droit de la respon-sabilité civile (Calabresi,1970), il argumente que lasociété à intérêt à rechercherles moyens les plus avanta-geux pour minimiser trois ca-tégories de coûts : ceux desaccidents et des précautionsprises pour les éviter (coûtsprimaires), ceux d’une répar-tition de la charge des préju-dices lorsque des accidents seréalisent en dépit des effortsde prévention consentis(coûts secondaires) et ceuxqui sont liés à l’administra-tion du système juridique(coûts tertiaires).

Cette approche globale dé-montre, si besoin est, que lacritique de l’analyse écono-mique du droit, basée sur le

postulat qu’elle ignore la jus-tice, est fausse. Il est en effetdifficile d’imaginer un sys-tème de droit juste qui ignoreles questions d’efficacité. Cecine veut pas dire que l’effica-cité représente le but ultimedu droit. Il s’agit simplementd’admettre que si le droit estmotivé par d’autres considé-rations, il convient tout demême d’étudier les consé-quences économiques de lapoursuite de ces objectifs. Lacontribution des économis-tes à l’étude du droit est doncprincipalement l’apport d’unethéorie qui fait comprendreles effets des règles juridi-ques sur les comportements.L’idée générale est simple :les individus respectentd’autant mieux les lois qu’ilest dans leur intérêt de le faireet, en général, ils tenteront deminimiser les désavantagesqu’elles leurs imposent. L’ac-tualité nous offre régulière-ment des illustrations de cetteproposition, par exemple enmatière de responsabilité ci-vile des entreprises à l’ori-gine de risques industriels(Deffains, 2000) ou encoreen matière de forum shoppingrésultant de la concurrenceentre les systèmes juridiques(Deffains, 2001). En exami-nant les effets de différentessolutions juridiques, l’ana-lyse économique offre des in-formations au législateur etaux juges qui permettrontd’augmenter la qualité dudroit. Ceci vaut aussi bienpour les questions de justiceque pour les questions d’effi-cacité.

La littérature sur l’analyseéconomique du droit est trèsabondante, ce qui limite lenombre de thèmes suscepti-bles d’être abordés dans unerapide présentation. Nouscommencerons par illustrer laproposition selon laquelle ledroit civil énonce des règlesqui peuvent être rationali-sées comme des instrumentsd’efficacité. Ensuite, nous

discuterons les avantages lesplus significatifs d’une appro-che interdisciplinaire, dupoint de vue de l’économis-te.

I. La démarche de l’analyseéconomique du droit àtravers quelques exemples

D ans son fameux arti-cle, considéré comme

le point de départ de l’ana-lyse économique du droit,Coase (1960) argumente quel’allocation des droits de pro-priété (les droits de faireusage des ressources rares)est une condition essentiellepour les transactions du mar-ché. Néanmoins, si les coûtsde transaction sont négligea-bles, le résultat de ces tran-sactions n’est pas influencépar le choix du système juri-dique (l’attribution du droità telle ou telle personne). Lechoix de la règle de droit estsans effet sur l’utilisation desressources et la productiondes biens et services dansl’économie. Ainsi s’énonce lethéorème de Coase dans saversion de neutralité. Dansune autre version, celle del’efficacité, le théorème éta-blit qu’en l’absence de coûtsde transaction, l’affectationefficace des ressources estréalisable sans interventiondirecte sous forme de taxesou d’interdiction des com-portements néfastes. Si lesdroits de propriété sont biendéfinis, le mécanisme desprix peut conduire à l’opti-mum social indépendam-ment du fait de savoir si l’ex-ternalité est admise ou non endroit. L’attribution initiale desdroits de propriété n’a, dansces conditions, pas d’influen-ce sur l’évolution de l’écono-mie vers l’optimum, seule larépartition des richesses estaffectée par l’architecture ju-ridique.

L’article de Coase a considé-rablement élargi le domaine

Petites affiches - 19 MAI 2005 - No 99 - 7

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d’application de la scienceéconomique. Il concerne nonseulement les choix et les ac-tions des individus concer-nant les ressources rares,mais également les droits surces ressources et les transac-tions par lesquelles ces droitspeuvent être échangés. Coaselui-même n’a pas examiné demanière approfondie les rè-gles et institutions juridiquesqui favorisent l’efficacité enprésence de coûts de transac-tion. Pourtant, le théorèmepréfigure une analyse nou-velle et dynamique contri-buant à améliorer la qualitédu système juridique. En ef-fet, les règles de droit peu-vent être étudiées comme desinstruments qui abaissent lescoûts de transactions. Decette façon, le droit peut fa-ciliter les échanges et corri-ger une éventuelle allocationinitiale de droits de propriétéinefficace. En revanche, avecdes coûts de transaction éle-vés, l’allocation initiale desdroits de propriété risqued’être définitive. Dans de telscas, deux hypothèses doi-vent être distinguées. En pre-mier lieu, si les coûts de tran-sactions sont faibles, des inef-ficacités peuvent être évitéesen accordant des droits abso-lus seulement aux agents quipeuvent facilement négocieravec les autres. Si les droitsne sont pas confiés à la per-sonne qui en fera l’usage leplus productif, celle-ci seraen effet incitée à les acheterau titulaire actuel. En se-cond lieu, si les coûts de tran-saction sont élevés, la fixa-tion d’un droit dans un usagenon optimal ne peut pas êtrefacilement corrigée par desnégociations entre agents.Pour ne pas nuire à l’effica-cité, il est alors préférabled’accorder le droit à celuidont on peut présumer qu’ill’achèterait s’il ne l’avait pas.Si l’information sur la valeurdes droits est imparfaite, lerisque d’une allocation inef-ficace peut être réduit en pro-

tégeant les droits de pro-priété par un droit à indem-nité (1).

Partant de ces considéra-tions, il devient possibled’avancer une explication desfondements économiques desrègles de droit privé. Danscette présentation, deux do-maines du droit civil large-ment étudié en économie dudroit illustreront les hypothè-ses formulées. Le droit descontratspeutêtreanalysécom-me un instrument permet-tant de réduire les coûts detransaction et aider les par-ties à réaliser une allocationefficace des droits entre lesagents. Le droit de la respon-sabilité civile quant à lui estmieux compris comme unensemble de règles qui orga-nise une allocation des droitsdéfinitive en présence decoûts de transaction prohibi-tifs.

A. Le droit des contrats

Le théorème de Coase partclairement de conditions quiont peu de chances d’être sa-tisfaites en réalité. Non seu-lement la présence des coûtsde transaction, mais aussi lerisque de comportements op-portunistes peuvent empê-cher la réalisation d’une allo-cation efficace des droits.L’analyse économique mon-tre alors que le droit descontrats dans son ensemblepeut être expliqué comme s’ilremédiait au problème descoûts de transactions élevés.Bien entendu, ceci ne signi-fie pas que toutes les règlesdu droit des contrats sont ef-ficaces.

On trouve dans le Code civilun grand nombre de règlesapplicables aux contrats, com-me la vente, le bail et l’assu-rance. Il s’agit principale-ment de dispositions supplé-tives au sens où elles régis-sent les obligations résultantdu contrat à moins que les

parties n’en décident autre-ment. De telles règles dimi-nuent les coûts de transac-tion à condition de prévoirune répartition des risquesque les parties auraient stipu-lés dans le contrat si ellesavaient eu une connaissancesuffisante des risques etavaient supporté les coûtspour établir ces dispositions.Les règles de droit suppléti-ves, exprimant l’intentioncommune des parties, ontdonc une signification écono-mique importante. Ceux quis’engagent dans des transac-tions régulières n’ont pas be-soin de spécifier formelle-ment les obligations. Le droitfait le travail et la réductiondes coûts de transactions quien résulte est substantielle sila règle juridique réussit àtrouver la solution que lesparties auraient préférée dansle monde idéal sans coûts detransaction (le droit « mime-rait la transaction à coûtsnuls » dans la terminologieposnérienne).

D’autres exemples peuventêtre donnés pour illustrer lamanière dont le droit descontrats abaisse les coûts detransaction de façon à attein-dre une allocation efficace.Une autre notion centrale dudroit des contrats est l’auto-nomie de la volonté. Si lesparties ne sont pas capablesde conclure des contrats ous’il existe des vices du con-sentement, comme le dol,l’erreur ou la violence, les ju-ges peuvent prononcer lanullité du contrat. Là en-core, l’analyse économiquepositive nous offre une expli-cation. Si la capacité intellec-tuelle d’un individu ne luipermet pas d’évaluer lesconséquences de ses choix, laprésomption de rationalité estinvalidée et la nullité ducontrat conclu peut être faci-lement acceptée du point devue de l’analyse économi-que. En cas de dol, il n’y apas un véritable accord et le

(1) La distinction entre un droit absoluet un droit à indemnité a été introduitedans un important article de Calabresi etMelamed. Ces auteurs utilisent unedistinction entre property rules etliability rules, qui est fondée surdifférents formes de la protection desdroits selon leurs sanctions. Le premiertype de protection légale donne un droitabsolu de sorte que le seul moyen decommettre un acte illégal est de négocieravec le titulaire du droit. En revanche, lesecond type de protection requiertuniquement le versement d’unecompensation en cas de viloation duviolation d’autrui.

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contrat n’est pas efficace.Concernant l’erreur, le droitfrançais n’accepte pas toutesles erreurs comme cause denullité des contrats. Il fautque le contractant soit trom-pé sur une qualité substan-tielle et l’erreur doit être ex-cusable et ne pas être gros-sière. L’analyse économiquen’est pas loin. D’une part, oncomprend aisément, qu’encas d’erreur, le contrat ne soitpas efficace s’il ne représentepas les préférences réelles descontractants. D’autre part,une intervention des jugespour corriger n’importequelle erreur entraîne égale-ment des coûts. En premierlieu, on veut inciter les gensà rechercher l’informationpertinente pour entamer desprojets. En second lieu, il y ale risque d’opportunisme : ilfaut éviter qu’un débiteur ré-calcitrant puisse trop facile-ment prétendre qu’il a faitune erreur en s’engageant. Ensomme, les conditions restric-tives qui doivent être rem-plies pour annuler un contratau motif d’erreur peuventêtre analysées comme desinstruments qui réduisent lescoûts résultant des contratsinefficaces et des comporte-ments opportunistes.

Cette discussion pourraitdonner l’impression que ledroit des contrats dans sonensemble est un instrumentperformant pour réaliser l’ef-ficacité. En réalité, l’harmo-nie entre le droit et l’analyseéconomique n’est pas par-faite. Certains développe-ments montrent l’impositiond’obligations d’informer etmême des prohibitions decertains termes par des loisspéciales. Les exemples lesplus frappants se trouventdans le droit de la consom-mation. Le Code de la con-sommation dispose que« Tout professionnel ven-deur de biens ou prestatairede services doit, avant laconclusion du contrat, met-

tre le consommateur en me-sure de connaître les caracté-ristiques essentielles du bienou du service ». La questionqui se pose est de savoir sicette obligation assez contrai-gnante pour les commer-çants a également un fonde-ment économique. La ré-ponse sera nuancée. Les loisrelatives à la protection duconsommateur partent géné-ralement de l’opinion selonlaquelle le vendeur profes-sionnel a tendance à abuserde sa puissance économiquepour obtenir un avantage ex-cessif au détriment du con-sommateur. Cette opinionpeut cependant être à l’ori-gine de règles inefficaces dansdes situations où la partie« faible » est le profession-nel qui, en raison d’une in-formation incomplète, peutêtre pénalisé en raison del’opportunisme du consom-mateur. On pense notam-ment au domaine de l’assu-rance où l’assureur se trouvesouvent devant l’impossibi-lité de connaître la portéeexacte du risque et de sur-veiller, à un coût acceptable,le comportement de l’assuré.Ce dernier peut alors semontrer moins prudent etaugmenter ainsi l’étendue durisque (phénomène de ris-que moral). Le vrai pro-blème dans les deux cas estl’information asymétrique.On se bornera ici à conclurequ’un droit des contrats effi-cace devrait donc remédiernon seulement aux défaillan-ces informationnelles au dé-triment du consommateurmais aussi à celles qui nui-sent aux professionnels ven-deurs.

Une analyse prudente s’im-pose également en ce qui con-cerne l’interdiction de certai-nes clauses considérées com-me abusives. Il est plus facilede trouver un fondementéconomique pour les règlesrelatives aux circonstances dela formation du contrat (in-

capacité, vices du consente-ment) que de rationaliser lesrègles s’attaquant à la subs-tance du contrat. Certes, lesconditions générales de venteimprimées en petites lettressur le verso de factures et debons de commande com-prennent souvent des clau-ses juridiquement compli-quées. Le consommateur nepeut pas connaître aisémentla portée exacte de ces clau-ses et les prendre en considé-ration lors de sa décisiond’achat. Une interdiction desclauses qui ne seraient pasacceptées par des consom-mateurs informés pourraitdonc augmenter l’efficacité.Néanmoins, le souci de pro-téger les consommateurs peutde nouveau aboutir à des ef-fets néfastes. Ainsi, les clau-ses de non responsabilité sontsouvent critiquées en raisondu déséquilibre qu’elles crée-raient entre les droits et lesobligations des parties aucontrat. Cette analyse est tropréductrice dans la mesure oùde telles clauses pourraientégalement faciliter une allo-cation optimale des risques etaugmenter les choix desconsommateurs en leur of-frant la possibilité d’acheterdes produits ou services à unprix plus bas.

B. Le droit de laresponsabilité civile

Selon l’analyse économique,le droit de la responsabilité ci-vile peut être expliqué com-me un système de règles ju-ridiques qui ont pour objet deminimiser le coût social desaccidents qui inclut le coûtdes dommages ainsi que lecoût des mesures prises afinde réduire le risque. Cet ob-jectif repose sur le constatque le droit de la responsabi-lité civile fournit des incita-tions pour que les parties encause modifient leurs com-portements en matière degestion des risques. Les per-

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tes liées aux accidents pour-raient ainsi être réduites si lesparties décidaient de pren-dre des mesures de précau-tion efficaces et s’ils ne s’en-gageaient pas dans une acti-vité dangereuse au-delà d’unniveau socialement désirable(Deffains, 2000).

Les principales rubriques dudroit de la responsabilité ci-vile peuvent se prêter à unelecture économique intéres-sante. En particulier, les tri-bunaux semblent parfois dé-terminer la faute en se réfé-rant à un calcul économiqueimplicite. La jurisprudenceconsidère comme consti-tuant un comportement im-prudent la création sans né-cessité d’une situation dange-reuse sans prendre des pré-cautions de nature à éviter undommage considérable. Cettejurisprudence comporte sansconteste des éléments de dé-termination d’un niveau deprécaution efficace. L’exi-gence de précautions adéqua-tes renvoie ici au raisonne-ment marginal des économis-tes puisqu’elle justifie desunités de précaution addi-tionnelles tant que leur coûtest inférieur au coût unitairede l’accident. On peut égale-ment mentionner les juge-ments qui acceptent la res-ponsabilité dans des cas oùl’auteur du dommage auraitpu prendre des mesures deprécautions relativement peuonéreuses afin de réduire fa-cilement la probabilité de sur-venance d’un accident. Évi-demment, les juges ne calcu-lent pas explicitement lescoûts et les gains marginauxdes mesures de précautions.Néanmoins, leurs décisionsapparaissent fondées sur desconsidérations « intuitives »qui se laissent aisément tra-duire en termes économi-ques.

L’analyse économique dudroit de la responsabilité ci-vile offre ainsi une explica-tion du recours au concept

du bonus pater familias lors del’appréciation de la faute. Lesprincipes sont bien connusdes juristes. L’appréciationdu caractère fautif de viola-tion d’une norme non expli-citement formulée devra sefaire suivant le critère d’unepersonne normalement soi-gneuse et prudente placéedans les mêmes circonstan-ces. Comment l’applicationdu concept du bon père defamille peut-elle s’appuyersur des critères économi-ques ? La précaution effi-cace n’est pas identique pourchaque auteur de dommage.Si le droit pouvait distinguerles différents auteurs, moyen-nant des coûts relativementbas, il serait efficace d’appli-quer différents étalons deprécaution. Néanmoins, lescoûts de gestion d’un tel sys-tème de classification détaillépeuvent être très élevés. L’ef-ficacité ne sera plus favori-sée si les coûts de la classifi-cation dépassent les bénéfi-ces de l’individualisation. Lecritère du bon père de fa-mille peut être relié à ce rai-sonnement en termes d’effi-cacité. Comme les coûtsd’une évaluation individuelledu soin efficace sont généra-lement très élevés, le droitexige un degré de soinmoyen. C’est précisément lecomportement d’une per-sonne normalement soigneu-se et prudente : le soin dubon père de famille. D’autrepart, si la classification peutêtre facilement appliquée (àpeu de frais), la jurispru-dence exigera un degré desoin plus élevé pour lesauteurs qui peuvent prendresoin à des coûts inférieurs.C’est précisément ce qu’onpeut constater en examinantla jurisprudence en matièrede responsabilité profession-nelle. Dans cette hypothèse,les comportements seront ap-préciés par référence à unprofessionnel normalementdiligent et compétent placé

dans les mêmes circonstan-ces.

Remarque : les exemples desdifférents domaines du droitdonnés dans cette présenta-tion concernent des règles dedroit matériel. L’analyse éco-nomique n’est pas seulementutile pour le choix des règlesqui régissent directement lescomportements humains,mais aussi pour d’autresquestions juridiques commede choisir une répartition op-timale des compétencesparmi des régulateurs actifsaux différents niveaux de laconstruction du droit. Ledroit européen en donne desexemples très intéressant, parexemple concernant l’inter-prétation du principe de sub-sidiarité.

II. La valeur ajoutée dela collaborationinterdisciplinaire

Q uelle est la valeur ajou-tée que peut apporter

l’analyse économique dudroit pour les deux discipli-nes engagées ? Le point devue de l’économiste permetde distinguer deux typesd’apport selon la perspectiveretenue, analytique ou politi-que.

A. La perspectiveanalytique

Les considérations qui précè-dent pourraient donner l’im-pression que l’intérêt del’analyse économique dudroit se situe surtout dans ledomaine juridique et que leséconomistes y trouveraientun intérêt moindre. Ce n’estpas le cas. Les bénéfices pourles économistes ne sont pasmoins significatifs. Dansquelques secteurs du droit,comme la réglementation dela concurrence, les économis-tes et des juristes coopèrentutilement depuis longtemps.Mais il importe plus généra-

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lement de « prendre le droitsérieusement ».

D’une part, une théorie éco-nomique robuste doit tenircompte des institutions et rè-gles juridiques. La valeur desproduits échangés sur le mar-ché dépend essentiellementdes droits qui sont transfé-rés. Les théoriciens des droitsde propriété étudient surcette base comment les chan-gements dans la définitiondes droits influencent les prixet l’allocation des ressourcesrares. De même, les spécia-listes de l’économie du droitdes contrats analysent l’inté-rêt de l’incomplétude pourassurer une meilleure prise encompte de l’incertitude inhé-rente à la plupart des activi-tés économiques.

D’autre part, l’étude des com-portements qui fait abstrac-tion du cadre juridique exis-tant risque de ne pas avoir devaleur dans le monde réel. Siles économistes écoutent ceque les juristes leur disent, ilsseront capables de dévelop-per des modèles plus près dela réalité. L’approche deCoase est intéressante à cetégard. Laissant de côté les hy-pothèses souvent irréalistes dela théorie des prix, la théoriedes coûts de transaction in-vite à étudier les contrats si-gnés dans la vie réelle. Leséconomistes sont donc invi-tés à étudier les clauses con-tractuelles et à analyser les rè-gles juridiques qui régissent laformation et la substance descontrats. Ainsi, ils appren-dront à apprécier les distinc-tions verbales des juristes, quisont vues souvent comme dessophismes. Pourtant, ces dis-tinctions sont souvent baséessur des points subtils, maisimportants, que les économis-tes ont ignorés. Deux exem-ples peuvent éclaircir ce pointimportant. La théorie écono-mique des contrats incom-plets ne peut pas offrir unediscussion complète du con-cept d’autorité (c’est-à-dire

l’attribution du pouvoir deprendre des décisions à unedes parties contractantes) sansprendre en considération lesrègles juridiques qui limitentl’exercice de l’autorité. Les li-mites d’autorité ne résultentpas seulement de circonstan-ces non légales, comme la né-cessité de la coopération et lastructure de l’information,mais aussi de normes juridi-ques qui limitent directementla possibilité d’exercer uneautorité attribuée. De la mê-me manière, les modèles éco-nomiques basés sur la distinc-tion entre responsabilité sansfaute et responsabilité pourfaute sont trop simples pouren déduire des conclusionssur les effets de la responsabi-lité dans la vie réelle. Le droitrévèle une série impression-nante de distinctions qui invi-tent à améliorer l’analyse éco-nomique. Dans le cas de laresponsabilité civile, citonssimplement l’exonérationpour la faute de la victime, laresponsabilité in solidum et lerenversement de la charge dela preuve. Ces raffinementsdevraient être inclus dansl’analyse afin d’étendre saportée. Comment imaginerque les décisions des tribu-naux relatives aux relationsemployé-employeur dans lecadre de l’interprétation ducontrat de travail soient sanseffet sur l’organisation dumarché de l’emploi ou queles modalités de calcul des in-térêts débiteurs sur les comp-tes bancaires telles qu’éta-blies par le juge n’auront pasd’impact sur le marché ducrédit ? En répondant à cesquestions, l’économie dudroit peut ainsi contribuer àrenforcer le pouvoir explica-tif et prédictif des modèleséconomiques. De ce fait,l’étude des normes juridi-ques et des institutions doitpermettre aux économistesde participer aux réflexionsnormatives dominées jus-qu’ici par les juristes. Ellebrise une vision trop étri-

quée qui les maintient en de-hors de domaines de recher-ches passionnants et des dé-bats normatifs sur la cons-truction et l’évolution desnormes juridiques et des ins-titutions.

Au cours des dernières an-nées, l’analyse économique adonné naissance à un nom-bre impressionnant de modè-les théoriques visant à expli-quer comment les comporte-ments humains sont influen-cés par le droit. Ces modèlessont perfectibles, mais une tâ-che importante est aujour-d’hui la réalisation de tra-vaux empiriques. Même auxÉtats-Unis, où l’analyse éco-nomique du droit est recon-nue dans le monde universi-taire et a acquis un rôle signi-ficatif dans la pratique dudroit, le nombre d’études em-piriques reste réduit. Si l’ob-jectif est de démontrer queles normes juridiques ont unimpact sur la conduite etd’expliquer (ainsi que de pré-dire) comment les gens réa-gissent aux (changements de)lois, il peut être utile d’enri-chir les modèles économi-ques traditionnels par les in-tuitions d’autres sciences so-ciales, notamment la psycho-logie et la sociologie (Beha-vioral Law and Economics, v.par ex. Substein, 2000).

B. La perspective politique

La connaissance des institu-tions et des règles de droit estindispensable pour les écono-mistes qui veulent participerau débat politique. Qu’ils’agisse de la politique de laconcurrence, de la protec-tion de l’environnement, dela résolution des conflits dela barémisation des pensionsalimentaires, de la luttecontre la délinquance écono-mique et financière ou del’organisation du système ju-diciaire, la nécessité de con-naissances économiques estévidente. L’économie du

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droit invite les économistes àétudier le droit et les rend ap-tes à jouer un rôle plus im-portant dans la constructionde règles adaptées aux réali-tés économiques et socialescontemporaines.

Il existe toutefois une diffé-rence importante entre l’ap-proche économique et l’ap-proche juridique. Il s’agit dela perspective ex ante dans la-quelle les économistes abor-dent les problèmes sociaux.Les juristes privilégient deleur côté souvent une pers-pective ex post (2). Ils se de-mandent si la solution d’unconflit individuel est con-forme aux exigences de jus-tice, en négligeant de ce faitles conséquences de la déci-sion prise pour des cas fu-turs similaires. Le mythe dujuge qui est la bouche de laloi est sans doute la causeprincipale de cette situation.On entend souvent dire que,dans les pays de common law,les juges disposent d’une plusgrande discrétion pour appli-quer des concepts non stric-tement juridiques. Il est vraique dans le common law ledroit est plus décentralisé etque l’économie offre unestructure pour mieux organi-ser les règles et mieux com-prendre les fondements dudroit. Dans une tradition oùle législateur, qui promulgueune quantité non négligeablede lois, est vu comme la sour-ce principale du droit, les ju-ges paraissent moins libres defaire usage des concepts éco-nomiques. Si l’analyse écono-mique pouvait offrir des re-commandations pour amélio-rer le droit, son message de-vrait s’adresser au législateuret non pas au juge, qui nepourrait qu’appliquer unenorme antérieurement édic-tée. Mais l’argument de lasouveraineté du législateurn’est guère convaincant.Aussi dans les pays de droitcivil, le juge peut égalementprofiter de l’analyse économi-

que. D’abord, le droit con-tient beaucoup de normes va-gues (comme l’équité et labonne foi). Ces normes sontle cheval de Troyes de l’ana-lyse économique dans la cita-delle du droit positif. En ef-fet, il est possible de donnerune interprétation de ces nor-mes vagues qui valorisentleurs fondements économi-ques sans pour autant provo-quer de conflits avec les va-leurs de justice. Ensuite, le lé-gislateur ne peut pas réglertout et on constate une ten-dance à laisser les juges tran-cher les questions difficiles.Le juge joue aujourd’hui unrôle de référent dans unnombre croissant de domai-nes depuis la « gestion » desactivités économiques jus-qu’aux problèmes les pluscomplexes touchant parexemple aux nouvelles tech-nologies ou aux questionséthiques comme le préjudicede l’enfant handicapé. Pourpouvoir évaluer les consé-quences des décisions judi-ciaires il faut une théorie descomportements humains etc’est précisément une tellethéorie qu’offre l’économie.Trop souvent les décisionsqui semblent justes dans uncas isolé peuvent provoquerdes effets pervers dans descas futurs similaires. Si le lé-gislateur change la loi sansréaliser les effets du change-ment ou si le juge tranche unconflit sans s’interroger surles conséquences au niveauglobal, des effets pervers peu-vent se manifester. Par exem-ple, dans les relations con-tractuelles les coûts de la pro-tection des agents réputés lesplus faibles (locataires, con-sommateurs, employés, ...)peuvent être facilement trans-férés à ces mêmes agents sil’élasticité de la demande lepermet. Le but de corriger undéséquilibre dans les rela-tions contractuelles risquealors de ne pas être atteint.Une perspective ex ante ap-paraît indispensable pour

(2) Cette distinction entre approche exante et ex post est mise en évidence parE. Mackaay (2002) dans son exempledu « film gâché » : Un Européenorganise un voyage dans le grand nordcanadien afin de faire un photo-reportage pour une revue populaired’amateurs de la faune. Au retour de sonexpédition, il confie le développement desfilms à la boutique du quartier aveclaquelle il fait habituellement affaire.Pour des raisons inexpliquées, ils gâchentles films. La question est alors dedéterminer qui assume la perte ou, pourle dire autrement, si l’organisateur peutréclamer à la boutique l’ensemble du coûtde l’expédition — 50.000 W.Les juristes abordent la questionrétrospectivement, en examinantl’accident qui s’est produit. Ils font appelà la notion de prévisibilité des dommageset de justice. Étant donné que la boutiquene pouvait prévoir des dommages de cetteampleur, il serait injuste de l’en tenirresponsable. Le Code civil reflète cejugement en édictant que, en matièrecontractuelle, les dommages se limitent àceux qui ont pu être prévus au momentde la conclusion du contrat, saufexceptions comme le dol, l’intention decauser un dommage ou la négligencegrossière. Les économistes abordent laquestion prospectivement, en comparantles effets incitatifs résultant de laresponsabilité de la boutique et de la règlecontraire. Laissons en suspens pourl’instant la possibilité de déplacer lefardeau par l’accord des parties. Si laboutique est responsable, elle examineraen premier lieu les moyens à sadisposition pour réduire le fardeau :équipement plus fiable ; plus depersonnel ; meilleure formation dupersonnel ; entrevue plus pointilleuseavec le client, etc. Elle choisira la ou lesmesures dont le coût est inférieur auxéconomies engendrées au titre de laresponsabilité. Le coût de ces mesuressera incorporé dans le coût dedéveloppement du film et ainsi répartisur l’ensemble des clients. Pour lesaccidents de ce type qui se produisentmalgré les précautions ou qui sont tropchers à prévenir, la boutique peutenvisager de souscrire une assurance ouen assumer elle-même les frais à titred’auto-assurance, les coûts étant toujoursrépercutés sur l’ensemble des clients dansle prix du développement des films. Laloi étant uniforme, il faut présumer quetoutes les agences de développement defilms réagiront de la sorte.Inversons le fardeau et examinons ce quefait l’organisateur de l’expéditionsachant qu’il ne pourra réclamer lespertes résultant du film gâché. Au titredes précautions à sa disposition, il peutsonger à apporter plusieurs appareilsphoto et à prendre plusieurs clichés dechaque scène ; à faire développer lesfilms dans différentes boutiques, etc.Une comparaison de bon sens suggèreque les précautions du côté de

l’organisateur de l’expédition sont moinscoûteuses et mieux ciblées que celles quepourrait envisager la boutique. Si lesparties pouvaient discuter de la questionet comparer les options, ellesconviendraient sans doute de miserprincipalement sur les précautions prisespar l’organisateur du voyage. Lacomparaison peut se concrétiser de lafaçon suivante. Plusieurs clientspourraient insister pour avoir undéveloppement sans garantie autre que leremplacement du film, mais nettementmoins cher. La boutique pourrait alorsoffrir plusieurs options et demander auclient, au moment d’accepter les filmspour développement, s’ils ont une valeurparticulière et nécessitent des soinsaccrus. En cas de réponse affirmative, lecoût plus élevé de développement, oul’assurance supplémentaire, seraitassumé directement par le seul client quipose le risque plus élevé. Celui-ci peutalors comparer le coût du supplémentavec celui des précautions à sadisposition et opter pour la solution lamoins coûteuse.Cet exemple permet de souligner plusieursidées importantes. D’abord, le fait que lejuriste raisonne en apparence sur le passéet l’économiste, sur l’avenir n’est pas unedifférence essentielle. La règle juridiqueénonce la solution qui, dans la plupartdes cas, sera prospectivement la plusavantageuse, parce que la moinscoûteuse, pour les deux parties. Cecinous conduit à une deuxième idéeimportante à souligner. La règle juste dujuriste coïncide ici avec la solutionoptimale de l’économiste ; il n’y a pasd’opposition entre les deux. Commel’économiste est passablement explicitesur sa façon de raisonner, alors que lejuriste l’est beaucoup moins sur sonintuition de justice, l’arrimage effectué icipermet de placer l’intuition du juriste surun fondement plus transparent et doncconvaincant.

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prévoir ce type d’effets per-vers.

En définitive, l’économie dudroit fait souffler un ventnouveau sur la théorie et lapratique du droit. Elle inviteà redécouvrir le rôle du droitdans la société. Le droit etl’économie agissent récipro-quement sur un grand nom-bre de fronts. Qu’il s’agissedu droit privé ou du droit pu-blic, les normes juridiquesont un impact sur le compor-tement des justiciables. Pour-tant, formés le plus souventcomme des techniciens dudroit, les futurs juristes sontgénéralement peu conscientsdes effets plus ou moinscomplexes et prévisibles queces normes peuvent avoir surl’organisation des activités oule fonctionnement des mar-chés. L’analyse économiquedu droit peut combler cettelacune. Non seulement elle

fournit de nouvelles idéesdans le raisonnement juridi-que, mais en plus les étudesd’impact fondées sur les tech-niques économiques expli-quent pourquoi les règles neconduisent pas au résultatsouhaité en mettant en évi-dence des effets indésirables.La compréhension des méca-nismes économiques est donccruciale pour les juristes, lesdécideurs politiques, les ma-gistrats et les avocats. Lesproducteurs et les utilisa-teurs des règles doivent êtreinformés des conséquencesde leurs décisions.

Il n’est cependant pas ques-tion de parer l’analyse écono-mique de toutes les vertus.L’outil doit être utilisé pru-demment. Mais il convientdans le même temps de nepas lui imputer tous lesmaux. En particulier, l’éco-nomie ne prétend en aucune

manière dicter au droit les va-leurs que celui-ci doit privi-légier. Son ambition est demettre en évidence les consé-quences produites par le droitet d’expliciter la rationalitééconomique qui est à l’œu-vre dans les textes et les dé-cisions de justice. En cela, elleconstitue une aide à la déci-sion et à une meilleure adé-quation par rapport aux ob-jectifs assignés au droit par lasociété. Si on admet que lesdestinataires du droit sont ra-tionnels (au moins partielle-ment), il convient de consi-dérer le fait qu’ils intègrentles décisions juridiques dansleurs comportements. Lacontribution des économis-tes à l’étude du droit est doncprincipalement l’apport d’unethéorie qui fait comprendreles effets des règles juridi-ques sur ces comportements(3).

"

(3) Cette note peut être complétée àtravers la lecture des articles suivants :- J. Buchanan (1977) : GoodEconomics, Bad Law, in Freedom andConstitutional Contract : Perspective ofa Political Economist, Texas AUniversity Press.- G. Calabresi (1970) : The Cost ofAccident, A Legal and EconomicAnalysis, Yale University Press.- R. Coase (1960) : The Problem ofSocial Cost, Journal of Law andEconomics,- B. Deffains (2004) : Efficiency ofCivil Law, in European law andEconomics, (Aristides N. Hatzis,Editor), Edward Elgard, 2004.- B. Deffains (2002) : L’analyseéconomique du droit dans les pays dedroit civil (B. Deffains, éditeur), Cujas,Paris.- B. Deffains (2001) : Law andEconomics in Civil Law Countries,B. Deffains et T. Kirat (Editors)Elsevier, JAI Press, Amsterdam, 2001.- B. Deffains (2000) : L’évaluation desrègles juridiques : un bilan de l’analyseéconomique de la responsabilité civile :un bilan, Revue d’Economie Politique,no 6, p. 752-785.- R. Dworkin (1980) : Is Wealth aValue ?, Journal of Legal Studies, vol.9, p. 191-226.- E. Mackaay (2002) : L’analyseéconomique du droit dans les systèmescivilistes, in B. Deffains, L’analyseéconomique du droit dans les pays dedroit civil, Cujas, Paris, p. 11-35.- H.-B. Schaeffer et C. Ott (2004) :Economic Analysis of Civil Law,Edward Elgard Publishing.- R. Posner (1973), Economic Analysisof Law, Little Brown & Co (dernièreédition en 2003).- C. Sunstein (2000), Behavioral Law& Economics, Cambridge UniversityPress.

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L’INTÉRÊT POUR LE SYSTÈME JURIDIQUE DE L’ANALYSEÉCONOMIQUE DU DROIT

MARIE-ANNE FRISON-ROCHEProfesseur des Universités à Sciences Po

Directeur de la Chaire Régulation

L’ objet de réflexion estici à dessein très étroit.

L’ambition n’est pas de trai-ter de l’analyse économiquedu droit en tant que telle, enconcentré ou en exemples. Encela, les présents propos nesont pas des propos d’intro-duction (1).

1. Il s’agit plutôt d’expliciterpourquoi il est important endroit de prendre en considé-ration cette méthode, de don-ner des raisons pour que lesjuristes passent quelque tempsà étudier cette perspective,voire en intègrent quelquesconclusions ou méthodes dansleur façon d’appréhender etde pratiquer le droit. La ques-tion posée est donc : en quoil’analyse économique du droitpeut contribuer à ce que ledroit soit bien fait, ou simple-ment mieux fait ? En cela, cesont des propos préalables.

2. Comme il s’agit de déve-lopper une perspective prag-matique, la question est plustriviale encore : en quoi lesjuristes, dont la fonction estde contribuer à un droit dela meilleure qualité possible(2), c’est-à-dire un droit leplus adéquat à ses fins, peu-vent avoir intérêt, indépen-damment de l’avantage dif-fus d’accroître ses connais-sances et ses horizons, à con-naître l’analyse économiquedu droit ?

3. Il me semble que lorsquela perspective est relative-ment étrangère à une cul-ture, ce qui semble le cas del’analyse économique dudroit dont on répète à l’enviqu’elle est familière au mondeanglo-américain et étrangèreà la culture juridique fran-çaise (3), on est plus pru-dent de démontrer déjà cequ’il n’y a pas à craindreavant d’aborder ce qui pro-duit intérêt.

4. Le préalable consiste doncà évoquer tout d’abord lesdangers que l’analyse écono-mique du droit serait censéefaire courir au droit (I), afind’être plus à l’aise pour en re-chercher les intérêts pour ledroit, c’est-à-dire pour les ju-ristes (II).

I. Les dangers que l’ana-lyse économique feraitcourir au droit

5. L’analyse économique dudroit n’a pas bonne presse, àsupposer même qu’on puissedire qu’elle ait déjà une quel-conque presse (4)... Cela ré-sulte d’un mixte de malenten-dus et de craintes. Les ma-lentendus sont fortement lo-gés dans le postulat de la ra-tionalité économique et dansla place première donnée auprincipe d’efficience (A). Lacrainte concerne plutôt laperspective d’une domina-tion disciplinaire, qui seraitau bénéfice de l’économie etdes économistes au cœurmême de la maison du droit(B).

A. Le postulat de larationalité et le principed’efficience

6. La première cause de rejeten droit français de l’analyseéconomique du droit vient dela référence que celle-ci opèreà la rationalité économiquedes agents. Cette rationalité,qui renvoie à l’individua-lisme méthodologique, sup-pose que chaque personnedétermine des buts, des pré-férences, des fonctions d’uti-lité, pour la satisfaction des-quels elle met en œuvre desactions. Les actions des per-sonnes sont donc de naturestratégique. La rationalitéconduit ainsi chacun à « ma-ximaliser son profit ». C’est

ce postulat que l’on utilisepour apprécier le fonctionne-ment des règles en interac-tion avec les comportementsdes personnes, qu’il s’agissedes personnes qui adoptentles règles — générales ou in-dividuelles — ou de celles quiles reçoivent et agissent pourles infléchir en amont et enaval (5).

7. On reproche à ce postulatde la rationalité économiquede réduire l’âme humaine. Ils’agit là d’un malentendu quivient du fait qu’on supposeque les buts que l’individu sechoisit sont nécessairementdes buts matériels. Dès lors,la maximalisation consiste-rait pour chacun à recher-cher son propre bien-êtreéconomique et matériel, dansl’indifférence et d’autres finset des buts poursuivis parautrui. C’est certes là le pos-tulat du comportement demarché, ce sur quoi celui-ciest construit, parce que lemarché est un espace écono-mique à la fois atomisé et surlequel ne circule que desbiens, mais à aucun mo-ment, en dehors de cet espa-ce-là, l’analyse économiquene suppose que l’individu re-cherche et ne recherche queson bien-être économique.

8. Bien au contraire, la fonc-tion d’utilité est une « boîtenoire », c’est-à-dire un élé-ment dont le contenu n’estpas appréhendé par la théo-rie, contenu auquel la mé-thode ne donne pas perti-nence (6). Ainsi, l’individupeut très bien rechercher unesatisfaction morale, il auraalors un comportement vi-sant à satisfaire ce but-là.L’analyse économique se con-tente d’analyser la part stra-tégique de l’action des per-sonnes, sans préjuger de lasubstance des fins poursui-vies. Elle admet par avancela pluralité des fins et admet

(1) Au titre des ouvrages généraux, onpourra se référer par exemple àY. Chaput (dir.), Le droit au défi del’économie, Publications de la Sorbonne,coll. Droit économique, 2002 ; R. Cooteret Th. Ulen, Law and Economics,2e éd., Addison-Wesley, 1998 ;Th. Kirat, Économie du droit, coll.Repères, La Découverte, 1999 ;B. Lemennicier, Économie du droit,Cujas, 1991 ; E.-A. Posner (éd.),Chicago Lectures in Law andEconomics, Foundation Press, 2000 ;R.-A. Posner, Economic Analysis ofLaw, 5e éd., Little Brown, 1998, TheEconomic Structure of the Law, editedby F. Parisi, E. Elgar, 2001 ; A. Oguset M. Faure, Économie du droit : le casfrançais, coll. Droit comparé, ÉditionsPanthéon-Assas, 2002 ; E. McKaay,Analyse économique du droit, T. 1,Fondements, 2003. Au titre desouvrages spéciaux, c’est-à-dire desouvrages consacrés à tel ou tel corps derègles ou branches du droit, on pourranotamment se reporter à V.-P. Goldberg,Readings of the Economics of ContractLaw, Cambridge University Press,1989 ; W.-M. Landes et R.-A. Posner,The Economic Structure of IntellectualProperty Law, Harvard UniversityPress, 2003.(2) On en restera à cette naïvetéphilosophique là, c’est-à-dire l’allianced’une conscience chez celui qui agit de lafin qu’il poursuit (ici la qualité du droit)et de sa bonne foi dans la recherche decette fin (ici la volonté effective de servirle droit le mieux possible). On peut avoirune vision plus soupçonneuse du corpsdes juristes, tournés plutôt vers laconservation du pouvoir que le droitoffre, notamment parce sa techniquen’est pas communément maîtrisée(P. Bourdieu, Les juristes, gardiens del’hypocrisie collective, in F. Chazel etJ. Commaille, Normes juridiques etrégulation sociale, coll. Droit et société,LGDJ, 1991, p. 95-99, spéc. 97,l’auteur évoquant la « distance àl’économie » qui permet au juriste dedemeurer « pur »).(3) A. Ogus et M. Faure, Économie dudroit : le cas français, préc. Il estremarquable, comme le souligned’ailleurs L. Vogel dans sa préface, quel’analyse économique du droit soit siétrangère à la culture juridique françaiseet si familière à la cultureanglo-américaine que son analyse relèvedu droit comparé.(4) On soulignera que les travauxfrancophones sont surtout pour l’instantle fait d’universitaires canadiens.V. principalement E. McKay, Analyseéconomique du droit, préc.(5) Th. Kirat et E. Serverin (dir.), Ledroit dans l’action économique, Éditionsdu CNRS, 2000.

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notamment que les person-nes puissent avoir des butsqui ne se limitent pas à leurbien-être. Leur comporte-ment n’en sera pas moinsstratégique.

9. Le mélange des mobilesjustifie que se cumulent plu-sieurs types d’analyse, l’ana-lyse morale comme l’analyseéconomique. Comme il a étésouligné, l’analyse économi-que du droit est un « prisme »(7), n’ ignorant pas que« l’homme n’est pas réducti-ble à la seule efficacité » (8),ne se reflétant donc que surune facette et n’excluant pasles autres. Ce n’est qu’en mé-connaissant ce caractère par-tiel de l’analyse économique,en lui imputant une préten-tion de rendre compte de tou-tes les actions et les mobileshumains qu’on rejette l’ana-lyse, en l’accusant de totalita-risme (9). Ainsi, le postulat dela rationalité, engendrant desactions individuelles de typestratégique, ne réduit pas lapersonne à une pure et iden-tique volonté mécanique debien-être économique indivi-duel (10). C’est pourquoi il nefaut pas craindre que l’ana-lyse économique du droit ré-trécisse la représentation del’être humain que le droit ex-prime.

10. C’est à la même aunequ’il faut comprendre le prin-cipe d’efficience. L’efficiencepeut être difficile à définir,notamment par rapport auxnotions plus familières auxjuristes que sont l’efficacité etl’effectivité. On s’accorderatout de même pour dired’une façon générale, quel’effectivité désigne la qualitéd’une règle à être véritable-ment appliquée, soit parcequ’elle est suivie spontané-ment par les personnes, soitparce que ceux-ci subisse unrappel à l’ordre lorsqu’ils laméconnaissent (11).

11. À côté de cela, l’efficiencecaractérise l’aptitude d’une

règle à produire les effetspour l’obtention desquels onl’a adoptée, et plus large-ment encore l’aptitude d’unsystème à faire advenir lesphénomènes qui lui sont bé-néfiques (c’est notamment lesens donné à l’efficience desmarchés). Il est vrai quel’analyse économique est uneanalyse d’efficience (12), parexemple celle de l’efficiencedes marchés. L’effectivitéd’une règle de droit ou d’unedécision juridique particu-lière est le préalable à l’effi-cience, et l’efficience du phé-nomène juridique isolé parti-cipe à l’efficience du systèmeéconomique et social. Dansl’acception retenue dansl’analyse économique dudroit, un phénomène juridi-que sera efficient s’il accroîtle bien-être général (13).

12. Cette définition de l’effi-cience est importante notam-ment en ce qu’elle renvoie àdes corrélations entre les butsde chacun les uns par rapportaux autres, et à des corréla-tions entre ces stratégies per-sonnelles et le système social,le système dans lequel la col-lectivité et l’individu s’ajus-tent et dans lequel les règlessont pareillement en interac-tion. Ainsi, lorsqu’il est si fré-quent de soutenir que l’ana-lyse économique du droit netraduit que le droit anglo-américain, sa dimension ou-vertement systémique le metau contraire en reflet desdroits romanistes, pensés etconçus en système (14).

13. Toujours est-il que laconsidération du principed’efficience n’est en rien unappauvrissement du droit,venu de terre étrangère, et cepour deux raisons. Toutd’abord, le droit est un artpratique, c’est-à-dire un en-semble d’instruments, deconnaissances et de savoir-faire réunis pour produire unrésultat (15). Dès lors, rienn’est plus familière au droitque l’idée comme quoi il faut

trouver le moyen le plus effi-cace pour passer de la règleau résultat concret escomp-té. Plus encore, l’efficiencecaractérise toute action, dansla mesure où toute action, ycompris l’action morale oul’action esthétique, a pour finl’atteinte du but préalable-ment posé (16).

B. L’effet de dominationde la pensée économique

14. Cette domination n’estpas à craindre dans son prin-cipe puisque l’analyse écono-mique du droit ne s’intéressequ’au segment entre deuxmoment, à savoir le momentrationnel où un objectif estposé par la personne et parla règle, et le moment où lescomportements s’agencent,influés par l’instrument juri-dique adopté pour la satisfac-tion de cet objectif. Ainsi,pour ne prendre que cetexemple, le contenu que doitprendre un objectif d’intérêtgénéral est fixé par le droitmais l’efficience de la mise enœuvre peut être apprécié àl’aune de l’analyse économi-que du droit (17).

15. Plus encore, cela n’a pasde sens de poser que parl’analyse économique dudroit, s’imposerait de ce seulfait une pensée libérale —que l’on qualifie d’« ultra-libérale si l’on veut la rendreeffrayante et susciter rhétori-quement la crainte et le rejet—, renvoyant finalement à lapuissance autorégulatrice desmarchés (18). Cela peut êtrevrai concernant certains cou-rants de l’analyse économi-que du droit, principalementissue de l’École de Chicago,laquelle prétend démontrer— notamment par le théo-rème de Coase (19) — quequelque soit le résultat juridi-que, notamment le dispositifdu jugement de responsabi-lité, les parties réajusterontl’équilibre de leurs intérêts,

(6) Sur cet effet considérable del’attribution ou non des pertinences dansles systèmes normatifs, pris dansl’exemple de la théorie du marché,v. M.-A. Frison-Roche, Le modèle dumarché, Archives de philosophie dudroit, T. 40, Sirey, 1996, p. 287-314.(7) E. MacKaay, La règle juridiqueobservée par le prisme de l’économie :une histoire stylisée du mouvement del’analyse économique du droit, RIDE,1986, p. 43 et s.(8) Pour reprendre la conclusion del’étude, critique à propos de l’analyseéconomique du droit, de B. Oppetit,Droit et économie, in Droit et économie,Archives de philosophie du droit, T. 37,Sirey, 1992, p. 17-26.(9) Il est vrai que certains économistesaccréditent cette idée d’une explicationtotale, comme le souligne V.-P.Goldberg, Readings in the Economics ofContract Law, préc. : « I do not want tooversell the virtues of the economicapproach — overselling is one of thevices economists have been accused of intheir forays into legal issues. Economicsdoes not provide all the answers »(p. IX).(10) C’est pourtant en imputant un telpostulat à l’analyse économique quecelle-ci a tendance à être rejetée. V. not.A. Supiot, La justice sociale saisie par larégulation, in Justice et droitsfondamentaux, Mélanges J. Normand,Litec, 2003, p. 427-438, et surtoutHomo Juridicus. Essai sur la fonctionanthropologique du droit, Seuil 2005,spéc., p. 26 et s.(11) J. Carbonnier, Effectivité etineffectivité de la règle de droit, AnnéeSociologique 1957-1958, repris inFlexible droit. Pour une sociologie dudroit sans rigueur, 10e éd., LGDJ,p. 136-148.(12) B. Deffains, supra, p. 6 et s.(13) Sur la définition de cetaccroissement de ce bien-être, notammentpar les critères de Pareto, et leurdépassement, v. not. J.-J. Laffont,Intérêt général et intérêts particuliers, inL’intérêt général, Rapport annuel duConseil d’État, Rapport public 1999,Doc. fr., p. 421-428.(14) B. Oppetit a mis en lumièrel’importance de cette notion de systèmejuridique dans l’article entre ledéveloppement de l’économique et dujuridique (Développement économique etdéveloppement juridique, in Droit et viedes affaires, Mélanges A. Sayag, Litec,1997, p. 71-82).(15) Le droit se rapproche en cela de lamédecine.(16) Il est vrai que la philosophie moralede l’action est, comme l’analyseéconomique, essentiellement l’objet detravaux anglo-américains. Pour plus dedéveloppement, v. M.-A. Frison-Roche,Valeurs marchandes et ordreconcurrentiel, in L’ordre concurrentiel,éd. Frison-Roche, 2003, p. 223-233.

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par le recours au contrat etau marché.

16. Mais cette conception,très spontanéiste (20), n’estpas requise par l’analyse éco-nomique du droit. En effet,si l’analyse économique dudroit parvient à décrire les in-teractions entre les règles, gé-nérales et particulières, et lescomportements, cela peutêtre pour mieux fournir desarmes à des contraintes juri-diques devenant plus effi-cace pour mieux contrarierles comportements de mar-ché. Ainsi, le marxisme s’estessentiellement construit surune analyse économique dudroit (21), afin de briser desalliances collectives de pou-voirs.

17. Dès lors, l’analyse écono-mique du droit offre auxpouvoirs politiques plus demarges de manœuvre, dans lagamme des mesures juridi-ques qui vont de l’accroisse-ment de l’efficacité des ajus-tements de marché — ce quiest désigné comme la fonc-tion de « facilitation » desajustements spontanés d’in-térêts — à la lutte contre leseffets du marché, mis politi-quement en balance avecd’autres intérêts, par exem-ple l’intérêt moral.

18. Il apparaît alors que ce quiest craint, ce n’est pas tantl’économie que les économis-tes... Cette domination disci-plinaire peut effectivements’opérer par la maîtrise tech-nique que suppose l’analyseéconomique du droit. C’estici la principale différence en-tre l’analyse économique dudroit et l’analyse morale dudroit. Il est remarquable quela dimension morale du droit,c’est-à-dire son analyse à tra-vers cette grille de lecture là,n’a pas rencontré de réti-cence chez les juristes, alorsque cette règle morale prétend souvent à une universa-lité sans doute plus contesta-ble encore que celle dont se

targue l’analyse économique(22). Il est généralement ad-mis que le droit et la morales’articulent pour le profit ac-cru et du droit et de la mo-rale, et nous disposons denombreuses études de réfé-rence, au premier chef le li-vre de Georges Ripert sur larègle morale dans les obliga-tions civiles (23).

19. Ce bon et traditionnel ac-cueil par les juristes de l’ana-lyse morale du droit vientnon seulement d’une culturefrançaise que l’on dit plus fa-milière de l’impératif moralque de l’impératif économi-que, mais encore du fait quela morale paraît accessible àtous, au juriste aussi, et qu’ilpeut lui-même en manierl’analyse. Pour ne prendrequ’un exemple, lorsque laCour de cassation convia leprofesseur Jean Bernardcomme expert en éthique, ila été souligné que la dimen-sion éthique de la conven-tion de mère porteuse auraitpu être dégagée par les jugessans ce recours extérieur.Ainsi, le juriste allierait saconnaissance de la part juri-dique de la règle, part dontle moraliste n’a pas toujoursla maîtrise (24), et sa con-naissance quasi-naturelle dubien et du mal.

20. À l’inverse, dont-acte quel’analyse économique dudroit ne peut se faire sans leséconomistes car elle requiertdes instruments que le ju-riste traditionnel ne maîtrisepas. Ainsi, le juriste qui veutbénéficier de cette grille delecture là doit partager le tra-vail avec d’autres (25), pers-pective qui, dans une pers-pective de sociologie des pro-fessions, peut constituer uneentrave à l’analyse économi-que du droit (26). La diffi-culté n’est pourtant pas syno-nyme d’absence d’intérêt etle présent recueil de contri-butions, issues de rencontresentre économistes et juristespostule même l’inverse, à sa-

voir que cette collaborationparticipe directement de l’in-térêt de l’analyse (27).

II. L’intérêt pour le droitd’intégrer l’analyseéconomique du droit

21. L’analyse économique dudroit présente un fort intérêtpour le droit, c’est-à-direpour les juristes, ou plus lar-gement pour ceux qui fontdu droit (28). En effet, alorsque cela n’a pas de sens desoutenir que l’économie « estfaite » par les économistes,notamment parce que l’éco-nomie est beaucoup moinsun artefact que ne l’est ledroit, celui-ci demeure fait engrande partie par les juristes,même si les pratiques notam-ment familiales ou contrac-tuelles y ont part (29). Celaconduit à poser que l’intérêtpour que le droit de l’ana-lyse économique du droit doitêtre avant tout perçu par lesjuristes. Cet intérêt doit êtreporté par eux pour que ledroit en ressente les bien-faits.

A. Les vertus généralespour le droit de l’analyseéconomique du droit

22. L’analyse économique dudroit a plusieurs vertus géné-rales, c’est-à-dire des bénéfi-ces qui s’appliquent quelleque soit la branche juridiqueet quel que soit le type d’ins-truments (loi, contrat, déci-sion individuelle unilatérale).On peut ainsi viser quatrevertus : la vertu d’explicita-tion, la vertu d’aide à la ré-forme, la vertu de simplifica-tion, la vertu d’incitation.

23. Quant à la vertu d’expli-citation tout d’abord, l’ana-lyse économique du droitpermet de mesurer les effetséconomiques des règles etdes décisions sur les compor-tements et de confronter

(17) Sur cet exemple de l’intérêt général,v. J.-J. Laffont, Intérêt général etintérêts particuliers, préc.(18) Sur ce thème, v. not.E. Brousseau, Les marchés peuvent-ilss’autoréguler ?, in Concurrence etrégulation des marchés, cahiers français,Doc. fr., 2003, p. 64-70.(19) R. Coase, Le coût du droit, trad. etavant-propos Y.-M. Morisette, coll.Droit, Éthique, Société, PUF, 2000.(20) Spontanéisme qui caractérise aussila conception de R. Posner puisqu’ilaffirme que la décision judiciaire estspontanément efficiente, ce qui estdavantage une supériorité prêtée à larationalité implicite de l’acte de jugerqu’une défense organisée du système decommon law contre les systèmescivilistes.(21) V. par ex. F. Zénati, Le droit etl’économie au-delà de Marx, in Droit etÉconomie, préc., p. 121-129.(22) Sur la question méthodologique,dépassant donc les présentes questionspréalables, v. not. A. Ogus et M. Faure,Économie du droit : le cas français, préc.(23) La règle morale dans les obligationsciviles, 1949, retirage LGDJ, 1996.(24) V., à titre d’exemple, l’analyse deF. Terré sur l’ouvrage de M. Canto-Sperber, Pitié pour les juristes !, RTDciv. 2002, p. 247 et s.(25) L’une des raisons pour lesquellesl’analyse économique du droit sedéveloppe aux États-Unis vient du faitque de nombreux juristes, spécialementceux qui étudient et font le droitéconomique, notamment le droit de laconcurrence, ont une double formationcomplète et poussée en droit et enéconomie, ce qui n’existe guère enFrance. Cela peut éviter le toujoursdifficile écueil de travailler avec despersonnes d’autres disciplines.(26) Cette réticence peut certes êtreprésentée comme une volonté des juristesde conserver le pouvoir du droit pour eux(dans ce sens v. Y. Dezalay,Marchands de droit : la restructurationde l’ordre juridique international par lesmultinationales du droit, Fayard, 1992et plus encore Y. Dezalay etB.-G. Garth, La mondialisation desguerres de palais. La restructuration dupouvoir d’État en Amérique Latine,entre notables du droit et « ChicagoBoys », Seuil, 2004, qui explicite cettethèse à propos de l’analyse économiquedu droit de l’École de Chicago). D’unefaçon moins soupçonneuse, il peut s’agiraussi de la difficulté de travailler avecdes personnes d’un savoir et d’uneculture différents, difficulté d’autant plusforte que les professions en cours sontfortement constituées (v. d’une façongénérale, Cl. Dubar et P. Tripier,Sociologie des professions, A. Colin,2003).

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ceux-ci aux buts pour les-quels la règle avait été adop-tée. De ce seul fait, satisfecitest donné à la règle dont l’ap-plication concrétise sa fina-lité. La cause finale du phé-nomène juridique, y comprisle contrat, devient le centredu dispositif, tandis qu’estdressé un constat d’échecconcernant le procédé juridi-que qui n’atteint pas son ob-jectif.

24. Dès lors, l’analyse écono-mique conduit à expliciter lesfinalités assignées au phéno-mène juridique par sonauteur, finalités confrontéesaux buts poursuivis par sesutlisateurs. Il peut y avoirunicité de personnages, parexemple lorsqu’il s’agit d’uncontrat dont les auteurs sonten même temps les utilisa-teurs, ou dissociation de per-sonnages, dans le cas de la loiou de la décision d’un tiers(un jugement, un acte admi-nistratif individuel).

25. Il faut replacer cette vertud’explicitation des fins dansune perspective démocrati-que du droit, alors mêmequ’on affirme aisément quel’analyse économique dudroit est technocratique etantidémocratique. En effet,en obligeant les auteurs dudroit à expliciter les butsqu’ils poursuivent en utili-sant leur pouvoir normatif,recoupant ainsi l’obligationdu juge de motiver sa déci-sion mais imposant un sem-blable processus pour les ac-teurs juridiques souverains,tels le législateur ou lescontractants, l’analyse écono-mique du droit fait reculer ledogmatisme (30).

26. La nécessité d’une expli-citation des buts poursuivisrejoint l’idéal démocratique,selon lequel la démocratie re-quiert une discussion autourde ces fins, discussion ainsifavorisée par l’analyse écono-mique du droit.

27. Ce lien entre explicita-tion des buts et analyse éco-nomique du droit produitune autre effet : plus un droitest explicitement finalisé, etplus les juristes font de l’ana-lyse économique du droit àla façon de M. Jourdain.L’exemple le plus net peutêtre pris dans la vieille ma-tière des procédures collecti-ves. Dès l’instant qu’on avaitposé dans la loi du 25 jan-vier 1985 que les règles ontpour fin le redressement desentreprises (31), l’analyseéconomique a été spontané-ment suivie par les juristesqui ont confronté les résul-tats, à savoir la disparition desentreprises soumises à uneprocédure collective pour95 % d’entre elles (32), avecle but de la loi, à savoir le re-dressement des entreprisesgrâce aux procédures collec-tives. La vertu d’explicita-tion mute en vertu de déca-page.

28. En cette matière des dé-faillances des entreprises, lapremière conséquence en aété une interprétation par-fois audacieuse des textes parla jurisprudence pour mieuxservir le but de la législation.La seconde conséquence aété la refonte régulière de laloi, toujours dans le même es-poir de redressement. Ainsi,si la loi ne cesse de varier enla matière, on peut dire quedepuis des décennies, son butdemeure clair et constant. Àce titre, l’on pourrait affir-mer que le droit des procé-dures collectives, avec sesmultiples réformes, est plusconstant que bien d’autres.

29. Quant à la vertu d’aide àla réforme, elle découle del’enseignement que l’analysedes échecs produit. Il ne fautpas limiter cette vertu à la loi,le législateur étant certes in-cité à modifier les dispositifsgénéraux en raison de leurseffets constatés, elle vise toutautant les juges, la réformeprenant alors la forme du re-

virement de jurisprudence,voire aux contractants dansl’adaptation de leur accord.

30. Il ne s’agit d’ailleurs pasd’affirmer que toute contra-riété entre les buts de la rè-gle, générale ou particulière(la loi, l’acte administratif gé-néral ou individuel, le juge-ment, le contrat) et les com-portements des destinataires(qui violent la loi, récidivent,refuse d’exécution l’obliga-tion, etc.), ce qui relève fina-lement d’un conflit entredeux volontés stratégiques,doive se traduire ipso facto parun changement du côté dudroit. La réforme est conce-vable, elle n’a rien d’automa-tique. C’est précisémentparce que le droit n’est paspour seule règle l’efficacitééconomique, qu’elle peutpouvoir demeurer, estimantque c’est aux comporte-ments des destinataires dechanger, pour servir un im-pératif moral notamment(33).

31. Plus encore, le constatd’inefficience pouvant con-duire à la réforme, au revire-ment de jurisprudence, à unerenégociation du droit, à unchangement de doctrine ad-ministrative, à l’adoption denouvelles règles directrices,etc., ne dicte pas la nature dela réforme. En effet, l’auteurreste maître de l’alternativesuivante : soit changer le butpour lequel l’instrument juri-dique avait été adopté, soitchanger l’instrument pour at-teindre un but maintenu.Cela dépend de l’espoir quidemeure du caractère attei-gnable de la finalité pre-mière, et là aussi le droit desprocédures collectives est leplus explicite de cela.

32. L’on peut viser une hypo-thèse plus nouvelle. Admet-tons que le droit des socié-tés, à tout le moins le droitdes sociétés cotées, a pour finla protection de l’action-naire, contraint d’entrer dans

(27) Les juristes peuvent aussi nuancerla représentation parfois schématique quela théorie économique renvoied’eux-mêmes. Ainsi, l’idée que lesjuristes conçoivent la règle comme unmoyen ex post de régler des conflits etnon pas un moyen ex ante d’induire descomportements, ne correspond pas àl’idée même que les juristes se font dudroit. Peut-être exact en droit decommon law, parce que le droit positifadvient sous la forme d’une décisionjudiciaire formellement provoquée parune action juridique d’une personnecontre une autre, elle ne correspond pas àla vision romaniste d’un droit prescriptif,à travers la prééminence de la loi, moyenex ante par excellence. Plus encore, lafluidité du droit qui par le continuum dela jurisprudence crée du droit qui, enréglant un conflit, a pour effet, voirepour fin, de prescrire les comportementsultérieurs, rend difficile d’utilisation ladistinction usuelle ex ante/ex post,parce qu’artificielle.(28) En effet, « ceux qui font du droit »n’appartiennent à une profession unifiée,en tout cas nettement moins en Francequ’aux États-Unis ou en Angleterre àtravers la profession des lawyers (surcette dimension sociologique,v. Cl. Dubar et P. Tripier, Sociologiedes professions, préc. ; M.-A. Glendon,A Nation under Lawyers : how the crisisin the Legal Profession is transformatingAmerican Society Farrar Straus &Giroux,1994). Dès lors, en France nonseulement ceux qui font le droit sontfragmentés, notamment entre les avocats,les magistrats, les directeurs juridiques,les professeurs, etc., mais la traditionconfie souvent la tâche de faire le droit àdes personnes n’ayant pas fait d’étudesde droit ou exercé préalablement commejuristes (sur cette dimension, v., par ex.B. Kriegel, La défaite de la justice, inLa justice. L’obligation impossible,Points, 1999, p. 149-155).(29) Pratique juridique spontanée maisaussi pratiques sociales qui interférentavec les comportements et s’intègrentdans la rationalité de ceux-ci. Pour uneétude sur cette interférence, v. Ellickson,Law and Economics discovers socialnorms, Journal of Legal Studies, vol.27, 1998, p. 537 et s.(30) Dans ce sens, B. Oppetit, Droit etéconomie, préc., p. 26.(31) Sur cette dimensionsocio-économique, v. not. Y. Chaput,De la faillite à la gestion dusurendettement : sociologie des plans deredressement des entreprises en difficulté,in Sociologie du droit économique,Année Sociologique, 1999/2,p. 305-338.(32) Sur l’analyse économique du droitdes procédures collectives, R. Blazy, Lafaillite. Éléments d’analyse économique,coll. Approfondissement de laConnaissance Économique, Économica,2000.

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une relation dans laquelle ildoit s’en remettre au manda-taire social. Le droit des so-ciétés, à tout le moins le droitnord-américain des sociétés,a été très influencé par lesthéories économiques del’asymétrie d’information etde la relation d’agence. Lesscandales successifs mon-trent l’inadéquation des rè-gles, du système des règlesjuridiques, comptables et derégulation des marchés finan-ciers. Faut-il seulement chan-ger les instruments en ap-puyant toujours davantagesur le principe d’informa-tion, comme l’ont fait lesauteurs de la loi Sarbanes-Oxley, puis ceux de la loi desécurité financière (34) ?Faut-il changer le mode deprotection des investisseurs,par exemple en développantles incitations plus adaptéesà destination des dirigeants ?Faut-il revoir la finalité mêmeque l’on a donné peu à peuau droit des sociétés (35) ?

33. Quant à la vertu de simpli-fication, elle est plus utileaujourd’hui qu’hier parce quele droit français ne s’y con-forme plus guère et l’on necesse de regretter la noble sim-plicité du Code civil. À sup-poser, supposons-le, qu’on nepuisse retrouver cette simpli-cité substantielle, il faut trou-ver des règles qui redonnentune lisibilité à un magma derègles. Comme le souligneLouis Vogel (36), c’est parceque la compréhension du fa-tras jurisprudentiel nord-américain a été difficile quel’analyse économique du droita trouvé prise, en ce qu’elle asimplifié l’analyse particulièreet globale de la jurispru-dence.

34. Le droit français bénéfi-ciait d’autres mécanismes desimplification dans la percep-tion du système, notammentpar la concentration de rè-gles simplement énoncées parla Cour de cassation. Les ver-tus de ce système s’effaçant,

si l’on ne se contente pasd’un effort de restauration,l’analyse économique dudroit peut satisfaire d’unenouvelle façon cette vertu desimplicité que tout systèmejuridique recherche pour êtreaccessible et efficace.

35. Quant à la vertu d’incita-tion, passant de la dimen-sion descriptive à la dimen-sion normative (37), l’ana-lyse économique permetd’adopter un comportementplus efficace. La vertu d’inci-tation se distingue de l’aide àla réforme, en ce que l’expli-citation peut suffire à pro-duire un réajustement descomportements. En effet, parla seule connaissance que lesopérateurs, auteurs et desti-nataires des normes, ont desinteractions, ils ajustent plusfinement leur comporte-ment. L’analyse économiquedu droit est autoréalisatrice,en ce qu’elle affine les com-portements stratégiques etaccélère les apprentissages.

B. Variation de l’intérêtsuivant les branches dudroit

36. La question ici est de dé-terminer s’il existerait desmatières juridiques qui ga-gneraient plus que les autresà accueillir l’analyse écono-mique du droit. On constateque les travaux ont massive-ment porté sur la responsabi-lité civile, le droit des con-trats, le droit de la concur-rence et de la réglementationéconomique, et continuent deles privilégier. Est-ce que celacorrespond à une adéqua-tion particulière entre l’objetet la méthode ? À premièrevue, on y décèle plutôt le faitque l’analyse économique dudroit est née aux États-Unis,appliquée à des décisions ju-diciaires et dans ces matièresciviles, façonnées par la juris-prudence et dans lesquellesles intérêts des entreprises

sont directement impliqués(38).

37. Pourtant, cela ne s’im-pose pas en soi, il s’agit plu-tôt de plus ou moins grandesfacilités culturelles. Ainsi,lorsqu’il s’agit d’appliquerune analyse économique audroit économique, il y a unesorte de tautologie que l’onretrouve notamment dans ledroit de la concurrence (39).Cela tient également à unedonnée technique : lorsque labranche du droit a un objetéconomique, les instrumentsd’analyse économiques trou-vent des prises aisées : ainsi,on mesure les créations d’em-ploi, l’ouverture à la concur-rence, l’accroissement desgains de productivité, l’aug-mentation du chiffre d’affai-res, la montée des cours. Cene sont donc pas des objetsplus naturels, ce sont des ob-jets plus faciles (40). Cettefacilité justifie pleinementqu’on les privilégie.

38. Lorsqu’on aborde d’au-tres branches du droit, le droitpénal, le droit de la famille oula procédure, deux obstaclesinterviennent. En premierlieu, la proportion qui existetoujours entre le souci écono-mique et d’autres soucis, lesouci moral ou le souci affec-tif ou le souci de conserva-tion de l’ordre, s’équilibre dif-féremment. Dès lors, l’ana-lyse économique ne révélantqu’une part plus réduite, etdonc moins significative, desratio legis et des causes decomportement, sa vertu ex-plicative et sa capacité à en-gendrer les réformes décrois-sent.

39. C’est sans doute pour-quoi l’analyse économique del’arrêt Perruche s’est heurtéeà une réticence, parce quecette affaire de responsabilitéet d’assurance portait aussisur l’idée de vie, et sur un en-fant. Ainsi, on peut penserque la famille se prête moinsbien à l’analyse économique

(33) Sur cette balance nécessaire, parexemple appliquée au droit de lapropriété intellectuelle, v. P.-Y. Gautier,La protection juridique de l’innovationaux confluents de l’économie et del’éthique, in Propriétés intellectuelles. Ledroit favorise-t-il l’innovation ?, dossierDr. et patr., octobre 2003, p. 70-72.(34) Sur l’influence sur la seconde desconceptions dont la première est née,v. D. Hurstel et J. Mougel, La loiSarbanes-Oxley doit-elle inspirer uneréforme du gouvernement d’entreprise enFrance ?, Rev. sociétés, janvier 2003,p. 13-50.(35) V. par ex., N. Decoopman etCh. Léguevaques (dir.), Splendeurs etmisères de la corporate governance,no spécial, LPA 2004, no 31 ; M.-A.Frison-Roche, Régulation et droit dessociétés. De l’article 1832 du Code civilà la protection du marché del’investissement, Mélanges D. Schmidt,Joly, 2005, p. 251-267.(36) Préface de A. Ogus A. etM. Faure, Économie du droit : le casfrançais, préc., p. 6.(37) V. présentation de B. Deffains,avec le paradoxe que l’analyseéconomique du droit descriptive construitle dogme de l’efficience inconsciente desjuristes qui font le droit, alors que laprétention normative de l’analyseéconomique, en distinguant les solutionsefficaces et les solutions inefficaces, et enconseillant de faire en sorte que lespremières sont préférées aux secondes,reconnaît que les juristes, les jugesnotamment, n’ont pas cette merveilleusescience infuse de l’efficacité.(38) Ainsi, l’analyse fondatrice deR. Coase porte sur l’hypothèse d’unecondamnation d’une entrepriseferroviaire à indemniser une victime,reprenant en cela un cas précédemmenttraité par un économiste anglais (Le coûtdu droit, préc.).(39) Des travaux sont régulièrementfaits sur l’efficience du droit de laconcurrence (et moins, à maconnaissance, sur l’efficience du droit dela famille), le plus souvent à l’initiativedes organes en charge du droiteux-mêmes. V. par ex. sous l’égide de laDGCCRF, L’efficacité des décisions endroit de la concurrence, no spécial, LPAdu 28 décembre 2000, et sous l’égide duConseil de la concurrence, L’efficacité dudroit de la concurrence, Gaz. Pal.,2002.(40) Les thèmes des contributions de ceprésent numéro ont d’ailleurs été choisisen considération de cet accès facile.

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du droit parce que, même s’ilest vrai que la famille est unestructure économique et queles comportements des per-sonnes peuvent avoir descauses économiques, cettepart en est sans doute moinsprépondérante et le prismede l’analyse économiquefausse alors la perceptiond’ensemble (41). Plus en-core, si l’on prend la vertud’incitation, elle devient plusdélicate en raison de la tropgrande variété des mobilespour agir dans la sphère fa-miliale et affective.

40. Un bon exemple peutêtre pris du droit de la filia-tion. L’analyse postule quel’on incite à faire des enfantsen fonction des critères éco-nomiques. C’est notammentl’idée sous-jacente à bien desdispositions fiscales, dans uneinteraction permanente avecune fiscalité traduisant uneorganisation familiale et cher-chant à la modeler (42). Sil’on ne prend que l’analyseéconomique, elle peut con-duire à des propositions quipeuvent paraître choquan-tes, comme la propositionfaite notamment par Ri-chard Posner d’un marchédes enfants à adopter. L’ana-lyse économique du droit de-meure pertinente cependantparce qu’elle peut mettre envaleur la cohérence ou l’inco-hérence des règles, les unespar rapport aux autres (43).L’exigence de cohérence vauten toutes matières, économi-ques (44) ou non, parce quec’est la qualité même des sys-tèmes, le droit pouvant pré-tendre aux qualités de l’orga-nisation en système, notam-ment la prévisibilité de sonfonctionnement.

41. Ainsi, pour prendre unexemple moins brûlant maisqui fut ressenti à l’époquecomme tout aussi crucial,l’analyse économique appli-quée au droit des services pu-blics, qui ulcéra un tempsparce qu’on y voyait le lin-

ceul du droit public, de l’idéede nation et de solidarité,permit de faire avancer et laconception théorique et lesrègles pratiques en la ma-tière. En passant notammentde la notion juridico-po-litique de service public à lanotion juridico-économiquede service universel (45),passage relayé fortement parle droit communautaire, droitdont la nature est économico-politique, la perspective éco-nomique a modifié les préva-lences, faisant passer la no-tion concrète d’accès avant lanotion abstraite d’intérêt gé-néral (46).

42. L’évolution est en coursconcernant un autre corps derègles, dont on considéraitnaguère qu’il était frappéd’une sorte de déchéance sion y appliquait une analyseéconomique, à savoir le droitorganisant les juridictions etles procédures. Sous pré-texte que la justice n’a pas deprix, on récusa longtempsl’idée même, offusquante,d’en analyser les coûts.Aujourd’hui, les nécessitésbudgétaires et une concep-tion moins grandiloquente dela procédure se traduisent pardes mesures précises de l’ef-ficience de la machine juri-dictionnelle, sous l’effet no-tamment de la LOLF (47).

43. Cet exemple permet derevenir au lien naturel entreanalyse économique du droitet droit économique, nonplus en amont, comme quoile droit économique se prêteà ce type d’analyse, mais enaval, montrant que l’analyseéconomique du droit tend àtransformer les branches dudroit en droit économique.Parce que le droit économi-que traduit davantage une fa-çon d’appréhender les règlesqu’un corpus fixé de règles(48), le fait d’appliquer unmode d’analyse qui reposesur la prévalence des finali-tés, la mesure de l’impact desdécisions sur les comporte-

ments, et la vérification dusuccès ou de l’échec des rè-gles, a tendance à transfor-mer des branches non tradi-tionnellement insérées dans ledroit économique.

44. Ainsi, parce que le droitéconomique est distinct dudroit des affaires, il est tradi-tionnel d’affirmer que, tan-dis que le droit de la concur-rence est le cœur du droitéconomique (49), le droit dessociétés n’en ferait pas par-tie. Mais parce que le droitdes marchés se prête à l’ana-lyse économique du droit,par exemple les règles répri-mant les délits boursiers (50)ou celles qui organisent l’in-formation insérée dans les co-tations (51), par ce biais ledroit des sociétés tout entierest en train de devenir dudroit économique. Cette idéed’une société comme formejuridique d’une entreprise etcomme forme d’organisationde marché, est une idée cer-tes ancienne dans la doctrinejuridique française (52), maisl’analyse économique dudroit lui donne une nouvellevigueur et participe à saconcrétisation de plus en plusforte en droit positif.

45. Ce processus de transfor-mation du droit par l’analysequi en est faite joue égale-ment dans le droit des contratset dans le droit de la respon-sabilité civile, là où se sont dé-veloppés les premiers travauxaux États-Unis, à travers l’ef-ficacité des sanctions (53) oul’incitation que doit produireles condamnations des respon-sables. Cette transformationest un enrichissement car per-dure par ailleurs le souci dudroit de veiller à d’autres im-pératifs extrinsèques, tel l’im-pératif moral (54), ou des im-pératifs intrinsèques, tel le res-pect de la hiérarchie des nor-mes (55). Ce qui font le droitdoivent alors préserver l’équi-libre général entre tous ses élé-ments.

(41) Cela explique en grande partie lesréticences face aux travaux de G. Baker,qui analyse le droit de la famille àtravers la figure du marché.(42) D. Grillet-Ponton, Famille et droitfiscal, coll. Droit, Éthique, Société,PUF, 1998.(43) C’est notamment l’objet de lacontribution de R. Posner, Values andConsequences : An Introduction toEconomic Analysis of Law, inE.-A. Posner (éd.), Chicago Lectures inLaw and Economics, préc., p. 189-201.Il souligne à propos de l’adoptiond’enfant que soutenir l’inanité d’unmarché tout en admettant l’incitation desfemmes à ne pas avorter en prenant encharge le placement heureux des enfantsest simplement économiquementcontradictoire, car les deux hypothèsespeuvent en réalité se réduire l’une àl’autre.(44) L’analyse économique a ainsidepuis longtemps pointé le paradoxe,manière souvent aimable de désigner unecontradiction que l’on espère dépasser, àpropos du droit de la concurrence qui apour but de protéger le consommateur,surtout dans la conceptionnord-américaine de celui-ci, et qui neproduirait que des surcoûts nuisibles àcelui-ci, en ce que les règles du droit de laconcurrence sont détournées par les petitsopérateurs (v. not. R.-H. Bork, TheAntitrust Paradox, 1978, nouvelle éd.1993, New Press).(45) Parmi une très abondantelittérature, on peut notamment sereporter au rapport annuel du Conseild’État, Services publics, servicesuniversels, Doc. fr., 1996.(46) L’insertion dans le droit positif dela théorie des facilités essentielles estexemplaire de cela. Pour ce mouvement,v. par ex. M. Glais, Facilitésessentielles : de l’analyse économique audroit de la concurrence, in Collectivitéspubliques et concurrence, Rapport publicdu Conseil d’État, Doc. fr., 2002,p. 403-423.(47) Les travaux sont désormaisimportants, y compris en France, ce quifait penser que l’aspect à la foismécanique et systémique de la procédure(au sens large d’organisationinstitutionnelle et de règle de déroulementdes procès) a permis relativementaisément d’en évaluer le rapportcoût/qualité. On se reportera notammentaux travaux de L. Cadiet (direction del’économie de la justice, Revueinternationale de droit économique,1999, no 2 ; Ordre concurrentiel etjustice, in L’ordre concurrentiel,Mélanges A. Pirovano, éd.Frison-Roche, 2003, spéc. p. 109-143).V. aussi G. Canivet, Économie de lajustice et procès équitable, JCP 2002. I.361, M. Doriat-Duban, Analyseéconomique de l’accès à la justice : leseffets de l’aide juridictionnelle, RIDE,2001, no 1, p. 77-100.

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C. L’intérêt suivant lesmétiers de juristes :l’exemple du législateur

46. Comme il faut distinguerentre les branches du droit,il faut distinguer selon les ju-ristes, non seulement parcequ’en France il n’existe pasla même fluidité sociologi-que dans la profession deslawyers, mais parce que lesfonctions des uns et desautres ne sont pas les mêmesdans le système. On distin-gue principalement le législa-teur et le juge. On s’intéres-sera ici plus particulièrementau législateur, au sens maté-riel voire sociologique dudroit, c’est-à-dire à celui quiprend des décisions généra-les et abstraites dans le butd’influer sur les comporte-ments afin de les rendreconforme aux buts poursui-vis par l’auteur de la règle. Àce titre, le Parlement, le pou-voir réglementaire mais aussicertains organismes, commeles régulateurs ou les ordresprofessionnels, exercent unefonction de législateur.

47. En évoquant la fonctiondu législateur, on mesure àquel point l’analyse économi-que du droit disponible dansles ouvrages nord-américainest imprégné de la culture ju-ridique nord-américaine. Eneffet, les règles générales etabstraites qui vont au-delàdes matériaux de base quesont les droits de propriété oula liberté de conclure descontrats obligatoires et l’obli-gation de répondre des dom-mages causés, sont perçuscomme des « réglementa-tions », alors que la cultureromaniste n’a jamais réduit lalégislation à cela (56).

48. L’analyse économique dudroit dessine donc la règle quisera la plus efficace par rap-port à un objectif que le lé-gislateur pose souveraine-ment, mesure d’efficiencecouramment pratiquée lors-

que la loi interfère dans l’or-ganisation économique, parexemple par l’attribution demonopoles. Il ne s’agit pasd’examiner en soi les outilsqui aboutissent à ces conseilsmais de souligner que le lé-gislateur a intérêt à recueillirde tels avis, qui valent biend’autres avis et qui peuventêtre mis en balance avecceux-ci.

49. Pour que le législateurfrançais profite de l’analyseéconomique du droit, il fautconsidérer deux choses. Toutd’abord, il faut avoir uneconception relativement ins-trumentalisée de la loi, c’est-à-dire percevoir la loi commeun moyen qui répond à unecertaine situation, situationqui requiert l’adoption d’unenouvelle règle en considéra-tion de certains buts politi-quement posés. Cela ne posepas de problème car il y alongtemps que le législateurne considère plus sa souve-raineté comme une puis-sance au service de sa vo-lonté pure (57) mais commeun moyen plus fort et plus lé-gitime que d’autres de répon-dre à une situation, la situa-tion constituant donc la causede la loi puisqu’elle est ce àquoi la loi répond.

50. Ensuite, il faut admettrel’idée même de succès etd’échec de la loi, c’est-à-direintégrer l’application de la loidans le jugement porté sur laloi (58). Cela est acquis pourdes législations emplies defactualité, notamment le droitdes faillites (59), le droit pé-nal dont le souci du chiffrenoir est une façon d’intégrerl’efficience, le droit des mar-chés ou le droit social. Dansdes matières qui dévelop-pent une conception plus for-melle, la notion d’échec et desuccès prend moins racinedans l’examen des effetsconcrets de la législation.Ainsi, en France, pour re-prendre un exemple précé-demment abordé (60), la lé-

(48) G. Farjat, La notion de droitéconomique, in Droit et Économie, préc.,p. 27-62. Pour le droit économique,PUF, 2004, spéc. p. 32 et s.(49) G. Farjat, Droit économique,2e éd., coll. Thémis, PUF, 1982.(50) B. Deffains et F. Stasiak, Lespréjudices résultant des infractionsboursières : approches juridique etéconomique, in Le droit saisi parl’économie, préc., p. 177-186.(51) V. par ex. Nussenbaum, Lacomplémentarité fonctionnelle du droit etdes marchés financiers, in Sociologie dudroit économique, préc., p. 407-426.(52) On se référera notamment auxtravaux de C. Champaud (par ex. Lepouvoir de concentration de la socité paractions, Sirey, 1962), de J. Paillusseau(par ex. La modernisation du droit dessociétés commerciales, une reconceptiondu droit des sociétés commerciales,D. 1997, chron., p.) ou de P. Didier(par ex. Théorie économique et droit dessociétés, in Droit et vie des affaires,mélanges A. Sayag, Litec, 1997,p. 227-241).(53) Cela engendre un nouveau type detravaux juridiques, par exemple la thèsed’Y.-M. Laithier, L’efficacité dessanctions contractuelles, LGDJ, 2004.(54) Supra nos 8 et s.(55) L’équilibre n’est pas toujours aisé àfaire entre ces considérations intrinsèqueset extrinsèques. V. par ex. Th. Tuot, Lasauvegarde et l’adaptation de lahiérarchie des normes en matière derégulation, in Règles et pouvoirs dans lessystèmes de régulation, Série Droit etÉconomie de la Régulation, Presses deSciences Po, Dalloz.(56) C’est ainsi qu’A. Ogus etM. Faure, suivant en cela la méthodedégagée aux États-Unis, évoquent nonpas la législation mais la réglementation,par traduction littérale de regulation, ettraite la question de la réglementationcomme s’il s’agissait d’une branche dudroit à côté des contrats et de laresponsabilité (préc., p. 143 et s.). Onmesure à cette occasion une des difficultéd’appliquer l’analyse économique dudroit en France, à savoir la difficulté dela traduction (sur le possible contresensentre regulation, réglementation,régulation, v. M.-A. Frison-Roche,Définition du droit de la régulationéconomique, D. 2004, chron.,p. 126-129). Sur une discussionapprofondie de cette questionterminologique, v. J.-B. Auby,Régulation et droit administratif, inÉtudes G. Timsit, Bruylant, 2004,p. 209-234, spéc., p. 211 et s.

(57) M. Bastit, Naissance de la loimoderne, coll. Léviathan, PUF, 1990.(58) On mesure ici la parenté très forteentre l’analyse économique du droit etl’analyse sociologique du droit. Lesméthodes diffèrent mais les postulats sontanalogues.(59) L’idée de « faillite de la faillite »peut alors être mise en valeur (F. Terré,Droit de la faillite ou faillite du droit ?,Rev. jur. com., 1991, p. 1 et s. ).V. aussi M.-A. Frison-Roche, Lelégislateur des procédures collectives et seséchecs, in Le droit des procédurescollectives, Mélanges A. Honorat, Éd.Frison-Roche, 2000, p. 109-119.(60) Supra nos 44 et s.

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gislation en matière de droitdes sociétés n’a été que peusaisie par l’analyse économi-que du droit, sauf précisé-ment si elle est appréhendéeà travers l’efficience du mar-ché financier. La considéra-tion de celle-ci alimente lecourant de plus en plus puis-sant de Law and Finance,nouveau développement dumouvement historique Lawand Economics, qui se saisitdu droit des sociétés dans laperspective de l’intérêt desinvestisseurs.

51. Cette observation du droitpar cette analyse n’est passeulement factuelle, elle estnormative indépendammentmême des réformes qu’ellepeut inspirer. En effet, si l’onapplique une méthode d’ana-lyse économique — et finan-cière — à une branche dudroit plutôt formellementconçue, on participe à sa fac-tualisation. Ainsi, le droit dessociétés est en train de deve-nir de plus en plus factuel,notamment parce qu’on me-

sure ses effets à l’aune de l’ef-ficience du marché et de laprotection de l’investisse-ment. Dans ce mouvement,la loi sur la sécurité finan-cière est exemplaire de cetteinflexion que l’analyse écono-mique donne au droit des so-ciétés, certes par l’aller et re-tour que la législation a opéréavec les États-Unis, la loi desécurité financière étant ins-pirée de la loi Sarbanes-Oxley, laquelle était elle-même influencée par l’ana-lyse économique de la corpo-rate governance.

52. Une fois que le législa-teur intègre la perspective del’échec de la loi, c’est-à-diredonne pertinence à cet échecen lui attribuant un effet, ilfaut d’une part qu’une éva-luation des lois soit menéepour mesurer succès et échecdes lois, il faut ensuite que leconstat d’un échec ait poureffet une modification de laloi. Là aussi, la conceptionfrançaise de la loi a évolué decette double façon, avec une

pratique d’évaluation et avecl’idée des lois expérimentaleset des réformes régulières(61).

53. Mais surtout, et c’est sansdoute là le plus difficile et leplus fructueux, il faut que lelégislateur explicite ces buts,pour que l’analyse soit fruc-tueuse. Voilà un effet trèsprécieux : le législateur doitexpliciter les finalités qu’ilpoursuit en adoptant une loi.S’y astreignant, il doit men-tionner au besoin plusieursfins, et dans un tel cas articu-ler une règle de préférenceentre les buts. Cela conduitalors le législateur à une obli-gation de cohérence de la lé-gislation et du système juri-dique. Cela permet aussi dele soumettre au contrôle dé-mocratique évoqué plus haut(62).

54. On reconnaîtra que n’estpas le moindre mérite del’analyse économique dudroit.

"

(61) V. not. J. Commaille, L’espritsociologique des lois, coll. Droit, Éthique,Société, PUF, 1994 ; J. Commaille etB. Jobert, Les métamorphoses de larégulation politique, coll. Droit etSociété, LGDJ, 1998.(62) Supra nos 25 et s.

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LA PERTINENCE DE L’ANALYSE ÉCONOMIQUE DU DROIT :LE POINT DE VUE DU JUGE

GUY CANIVETPremier président de la Cour de cassation

A près l’exposé de BrunoDeffains qui a donné le

point de vue de l’économistesur « Le défi de l’analyseéconomique du droit » et ce-lui de Marie-Anne Frison-Roche sur « L’intérêt pour lesystème juridique de l’ana-lyse économique du droit »,y a-t-il matière, comme ledernier orateur y invite, à dé-velopper le point de vue dujuge alors que le premier es-time déjà dans sa conclusionque la compréhension desmécanismes économiques estcruciale aussi bien pour lesjuristes, les décideurs politi-ques, les magistrats et lesavocats et que les produc-teurs de règles doivent êtreinformés des conséquencesde leurs décisions ?C’est néanmoins du point duvue du juge en tant que« producteur de règles » queje situerai la dernière inter-vention de cette séance d’ou-verture en posant la questionde l’apport de la théorie éco-nomique à la méthode juris-prudentielle tout en essayantde montrer en quoi, dans laprise en considération del’analyse économique, la dé-marche du juge est diffé-rente de celle du législateur.Dans un remarquable arti-cle, publié dans la livraisondes Archives de philosophiedu droit, consacré à « Droitet économie » (1), le re-gretté Bruno Oppetit écrivaitque « Les rapports du droitet de l’économie sont passésau cours des trois dernierssiècles par des phases succes-sives d’imbrication, puisd’antagonisme ou d’igno-rance mutuelle et enfin d’in-térêt réciproque » (2).Dans ce bref propos intro-ductif, il ne peut être ques-tion de le suivre dans le ma-gistral parcours historiquequ’il trace ; on en viendra di-rectement à la phase actuellepour tenter de comprendre

ce qu’est aujourd’hui l’attraitréciproque du droit pourl’économie. Et, singulière-ment du point du vue de lajurisprudence qui m’est ré-servé, quelle est la part prisepar le juge dans ce rappro-chement.Sur la relation du droit et del’économie, on observe, trèsclassiquement, un doublephénomène, d’abord la priseen considération des facteurséconomiques par le droit (I)puis, à l’inverse, l’analyse desphénomènes juridiques parl’économie (II), phénomènes« miroirs » qui, l ’un etl’autre, intéressent la fonc-tion jurisprudentielle.

I. La prise en considéra-tion de l’économie par lajurisprudence

O n démontre assez faci-lement que la récep-

tion de l’économie par la ju-risprudence n’est pas un phé-nomène récent (3). Mais,pendant longtemps, l’impéra-tif économique n’a pas étéexplicitement représenté parla méthode jurisprudentielle(4). Il y avait entre eux unecoïncidence implicite (A). Lesjuristes ont ensuite décou-vert le concept nouveau « dedroit économique » et son in-cidence directe sur le raison-nement judiciaire (B).

A. La coïncidence implicitedu droit avec des principeséconomiques

Chacun sait que les instru-ments juridiques qui sous-tendent les relations écono-miques sont depuis toujourscontenus dans les notionsclassiques centrales du droitprivé que sont, entre autres,la propriété et le contrat (5).À travers la mise en œuvrede ces institutions, le juge as-surait, sans le savoir, de ma-nière implicite, sans se poser

de question, les fondementsde l’économie puisqu’il yavait, dans le Code civil de1804, une coïncidence natu-relle, une convergence politi-que, une parfaite adéquationentre le droit commun de lapropriété et des contrats et lesprincipes de l’économie libé-rale. L’analyse des travauxpréparatoires du Code civilrévèle, en effet, que sesauteurs ont largement pris encompte la dimension écono-mique du droit. Leur cons-truction repose sur une con-frontation dialectique entre,d’une part, les divers princi-pes philosophiques, politi-ques et juridiques auxquelsles rédacteurs du Code sesont attachés, d’autre part, lesimpératifs économiques dudébut du XIXe siècle qu’ilsont pris en compte. Tel est,dit-on, l’esprit du Code civilqui donne au libéralisme satraduction juridique (6).

La relation est devenue plusexplicite et moins paisible auXXe siècle avec l’émergencede règles juridiques spécifi-quement applicables à l’éco-nomie, en particulier des rè-gles de droit public insti-tuant le contrôle étatique surl’économie. De cette époquedate l’économie administrée.C’est d’abord par ce biais del’économie dirigée ou plani-fiée, à l’extrême de l’écono-mie marxiste, que les juristesont concentré leur réflexionsur l’appréhension des phé-nomènes économiques par ledroit. De là est née, dans sonsens primaire, la discipline dudroit économique (7).Une phase nouvelle se déve-loppe aujourd’hui avec l’émer-gence du droit de la régula-tion, qui met en œuvre, pardes mécanismes originaux, desrègles de droit visant à l’ouver-ture au marché des structuresnées de l’économie historique-ment étatisée. C’est donc undroit à finalité économique.

(1) Bruno Oppetit, Droit et économie,Archives de philosophie du droit,T. 37, Sirey 1992.(2) Op. cit., p. 17.(3) Bruno Oppetit, op. cit.(4) P. Jestaz, Jurisprudence etéconomie, in L’analyse économique dudroit dans les pays de droit civil, Centrede recherches et de documentationéconomiques de l’Université de Nancy 2,dir. B. Deffains, éd Cujas, 2002, p. 73.(5) Bruno Oppetit, op. cit.(6) J.-F. Niort, Droit économie etlibéralisme dans l’esprit du CodeNapoléon, in Archives de philosopie dudroit, T. 37, Droit et économie, 1992,p. 101 ; J.-L. Halpérin, Le Code civil,Dalloz, 2e éd. 2003.(7) G. Farjat, Droit économique, PUFThémis, 1971.

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Dans un article récent, Marie-Anne Frison-Roche (8) indi-que que « dans ses rapportsavec l’économie, le droit estfacteur d’équilibre entre lespouvoirs et de reconstructiondes rapports de force ». Si l’oncherche une définition de larégulation à l’intérieur du sys-tème juridique, elle vise, dit-elle, à « l’appareillage qui re-place les secteurs économi-ques entre la concurrence etd’autres impératifs hétérogè-nes ». La question sera doncde savoir quel peut être le rôledu juge dans ces mécanismesde régulation, quels sont lesoutils techniques et intellec-tuels dont il dispose.

B. La réalisation du droitpar l’intégration explicitede facteurs économiques

Mais le concept de droit éco-nomique aussitôt créé, sontapparues différentes compré-hensions de sa définition, deson contenu, de sa place etde son rôle dans le systèmejuridique. Sans entrer danscette discussion, on peut enretenir une qui intéresse no-tre sujet, celle qui décrit ledroit économique commeune nouvelle logique de rai-sonnement applicable à desquestions qui continuent à re-lever des disciplines juridi-ques traditionnelles (9). Sicette proposition est exacte,si le droit économique im-pose de nouveaux raisonne-ments juridiques, s’il déter-mine un mode rationnel d’in-tégration de facteurs écono-miques dans la réalisation dudroit, soit comme notionsopératoires, telles celles deconcurrence, de marché,d’entreprise, en droit de laconcurrence, soit comme fi-nalités de la loi, l’illustrationla plus citée étant le redresse-ment des entreprises en droitdes procédures collectives,alors la méthode juridiction-nelle est transformée. La dé-marche du juge créatrice dela jurisprudence prend une

autre dimension en intégrantnécessairement et explicite-ment l’analyse économique.On se posera seulement laquestion des domaines dudroit affectés par ces raison-nement nouveaux : l’ensem-ble du droit ou spécifique-ment le droit des affaires ? Laréponse est commandée parle contenu de la loi qui re-cèle ou non des notions éco-nomiques ou qui se donnedes fins économiques explici-tes commandant son applica-tion.

II. L’analyse économiquede la jurisprudence

L e mouvement inverse,celui de l’appréciation

de l’incidence économiquedes règles de droit, et notam-ment de la règle jurispruden-tielle, a pris, à l’époque con-temporaine, une importancecroissante non seulementdans les perspectives des ju-ristes en tant que méthode demesure de l’efficience des ins-titutions juridiques (A), maisaussi dans celles des écono-mistes, qui ont développé desméthodes spécifiques d’ana-lyse économique du droitdont, à leur tour, les jugespourraient tirer parti (B).

A. L’évaluation économi-que du droit par la juris-prudence

L’évaluation quantitative ouqualitative des institutions ju-ridiques en termes d’effecti-vité ou d’efficacité est désor-mais une démarche habi-tuelle (10). Selon des métho-des répertoriées, les étudesd’impact devraient précédertoute création d’une institu-tion juridique, toute édictionde nouvelles normes ou toutemodification de celles-ci. Sila méthode est connue, le re-cours à celle-ci, faute demoyens et de services quali-fiés, n’est malheureusementni systématique ni même ha-

bituel en cas de changementlégislatif ; il ne l’est jamaisavant la création d’une nou-velle interprétation de la loi.C’est incontestablement unpoint de faiblesse de la juris-prudence sur lequel certainsauteurs insistent pour dénierau juge toute qualificationpour créer des normes mêmepar interprétation.Encore faudrait-il s’accordersur ce que sont les étudesd’impact. Elles ne consistentpas seulement à se livrer àdes enquêtes sur la modifica-tion des comportements in-dividuels ou sur la réceptiond’une norme par un milieudonné (11). Cette démarcheprimaire doit se prolonger, secompléter, se systématiser,par des analyses économi-ques propres à comprendreet, si possible, anticiper la fa-çon dont les sujets de droitou les agents économiquesréagissent et intègrent dansleurs choix stratégiques l’in-cidence économique des rè-gles de droit (12) et quelle estla conséquence de ces répli-ques. À titre d’exemple, onpeut faire trois observations.On sait maintenant — pre-mière observation de portéegénérale — que le coût deréalisation du droit, ce quel’on nomme le coût de tran-saction, entre pour une partimportante dans les stratégiesindividuelles des opérateurséconomiques : les frais del’engagement d’un conten-tieux ou d’un procès, les fraisde conclusion d’un contrat,les frais de recouvrementd’une créance, les frais deprotection d’un brevet, lesfrais de constitution d’une so-ciété... en sont autant d’exem-ples. C’est à partir de cescoûts de transaction que, se-lon une étude de la Banquemondiale, on évalue la perfor-mance des systèmes juridi-ques.Seconde observation, lesagents économiques pren-nent généralement en compte

(8) M.-A. Frison-Roche, Définition dudroit de la régulation économique, D.,2004, no 2, chr., p. 126.(9) Cl. Champaud, Contribution à ladéfinition du droit économique,D. 1961, chr., p. 117.(10) E. Mackaay, La règle juridiqueobservée par le prisme de l’économie.Une histoire stylisée du mouvement del’analyse économique du droit, Rev. int.dr. écon. 1986, p. 43 ; L’analyseéconomique du droit dans les systèmescivilistes, in L’analyse économique dudroit, Centre de recherches et dedocumentation économiques del’Université de Nancy, dir. B. Deffains,éd. Cujas 2002 ; B. Lemennicier,Économie du droit, Paris, éd. Cujas,1991.(11) J. Carbonnier, Sociologiejuridique, PUF Thémis, 1978.(12) B. Deffains, L’analyse économiquede la résolution des conflits juridiques,Revue française d’économie, 1998.

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dans leurs choix l’état actueldu droit positif et les perspec-tives de changements législa-tifs ou jurisprudentiels : on a,par exemple, récemment con-vaincu le législateur que l’étatdu droit et de la jurispru-dence sur les baux commer-ciaux avait une incidence di-recte sur les investissementsimmobiliers en France, que ledroit de la responsabilité mé-dicale, tel que construit par lajurisprudence, pouvait dissua-der l’exercice de spécialités es-sentielles et créer une crise dusystème d’assurance de lasanté, que l’interprétation dudroit du travail trop protec-trice des droits du salarié pou-vait provoquer des délocalisa-tions d’entreprises... On pénè-tre dans un domaine très sen-sible de l’appréciation de lacréation normative du juge. Àl’évidence, toute jurispru-dence significative dans le do-maine économique et socialproduit des effets qui influentsur le comportement desagents économiques.

La troisième observation estque si l’état du droit peut dé-terminer des conduites éco-nomiques, on doit alors ad-mettre qu’il peut y avoir uneconcurrence des droits, parleur aptitude à satisfaire plusou moins bien ce qu’espè-rent les opérateurs d’un sys-tème de droit. Dès lors quela jurisprudence influe sur lecontenu et la qualité du droit,elle n’est pas sans effet surces rapports de compétition.Il y a, par exemple, pour re-prendre ce qui devient unlieu commun, une concur-rence entre le droit des con-trats de civil law et de com-mon law qui met en compé-tition leur aptitude respec-tive à assurer la sécurité destransactions, la rapidité despaiements, la facilité du rè-glement des litiges d’exécu-tion. Selon que l’interpréta-tion donnée par le juge ducontrat se rapproche ous’éloigne de ces objectifs d’ef-

ficience, elle influera de ma-nière positive ou négative surle jeu de la concurrence inter-systèmes. Faire évoluer la ju-risprudence comme modi-fier la loi pèse nécessaire-ment sur les conditions decette compétition. Pour cetteraison, la jurisprudence de-vrait, plus qu’elle ne le fait,prendre en compte la néces-sité d’améliorer l’efficiencedes institutions juridiques ou,en tout cas, de ne pas lacontrarier. L’étude de l’évo-lution de la jurisprudence in-terprétative du droit du cau-tionnement durant les vingtdernières années serait, à cetégard, significative.

B. L’analyse économiquedu droit appliqué à lajurisprudence

Si l’évaluation de l’efficiencedu droit n’a été pendantlongtemps qu’un procédéempirique ou ponctuel déve-loppé par les juristes et les so-ciologues du droit, elle adonné lieu, dès qu’elle a étéreprise par les économistes,au cours des cinquante der-nières années, à une systéma-tisation théorique sous laforme de l’analyse économi-que du droit qu’il faut briè-vement aborder dans son ori-gine et son contenu (1.) avantde vérifier en quoi elle peutinfluer sur la jurisprudence(2.).

1. Origine du mouvementde l’analyse économiquedu droit

Personne n’ignore que lemouvement de l’analyse éco-nomique du droit est né auxÉtats-Unis au début des an-nées soixante, avec l’École deChicago. C’est là que les éco-nomistes ont exploré la pos-sibilité de faire application audroit des instruments habi-tuels de l’analyse économi-que. Ce mouvement a forte-ment stimulé et renouvelétout à la fois la science du

droit et la théorie économi-que. A-t-il atteint la jurispru-dence ? Il a, en tout cas,donné lieu à une littératurefoisonnante et difficile, long-temps ignorée en France(13), à travers laquelle ondiscerne plusieurs phases ani-mées par de grands auteurs,parmi lesquels il faut citerPosner et Calabrési (14).

Je ne m’aventurerai pas da-vantage sur ce terrain quin’est pas le mien, sauf poursuggérer qu’il sera intéres-sant de voir, au cours du sé-minaire, quel est le retentis-sement de ces courants de lapensée juridique et économi-que en France et leur in-fluence sur la doctrine juris-prudentielle. On en retien-dra seulement aujourd’huiqu’ils ont permis de cerner lafinalité et l’apport de l’ana-lyse économique à la juris-prudence.

2. La contribution del’analyse économique dudroit à la méthode juris-prudentielle

Pour terminer ce propos in-troductif, il faut, en effet,brièvement examiner la fina-lité et les apports de l’ana-lyse économique à la juris-prudence. À quoi sert-elle aujuge ? En quoi peut-elle en-trer dans le mécanisme juris-prudentiel ? À ces questions,on tentera de répondre quela finalité de l’analyse écono-mique est essentiellement cri-tique (a) et que son apportessentiel est d’adapter les rè-gles de droit à l’intérêt géné-ral (b).

a) L’analyse économiquedu droit est une méthodecritique

Pour l’essentiel, l’analyse éco-nomique du droit fournit aujuge une méthode qui lui per-met d’apprécier l’efficiencedes règles juridiques qu’il meten œuvre. Elle lui en donnele moyen à quatre points de

(13) H. Muir-Watt, Les forces derésistance à l’analyse économique dudroit dans le droit civil, in L’analyseéconomique du droit dans les pays dedroit civil, op. cit., p. 37.(14) B. Oppetit, op. cit.

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vue : fonctionnel, dynami-que, comparatif et prédictif.

L’analyse économique dudroit permet d’abord une cri-tique fonctionnelle : la mé-thode tend à une analyse desrègles de droit au regard deleurs objectifs. Elle consiste àvérifier si ces règles sontadaptées aux fonctions socia-les qui leur sont assignées. Denombreuses études portent,par exemple, sur l’aptitudedu droit de la responsabilitééconomique à satisfaire sesbuts économiques (15), maison pourrait tout aussi bienpasser au crible de la mêmecritique le droit des contrats(16), de la propriété, voire ledroit des successions ou desfiliations. Quelles sont au-jourd’hui les finalités écono-miques et sociales de la filia-tion ? Le droit de la filiationest-il adapté à ces finalités ?Les réponses à ces questionsdéterminent évidemment lesévolutions jurisprudentiellesde ce domaine du droit fami-lial. De multiples exemplespeuvent être développés surce thème dans toutes les ca-tégories du droit. L’adapta-tion du droit par la jurispru-dence à un contexte socialévolutif est un champ d’exa-men infini.

L’analyse économique dudroit propose ensuite une cri-tique dynamique : la mé-thode de l’analyse économi-que s’attache à une visionprogressiste du droit. Danscette perspective, les institu-tions sont examinées dansleur évolution, dans leursphases successives, dans leuraccomplissement ou leur dé-clin mais surtout, du point devue de la création jurispru-dentielle, dans leur possibleperfectionnement. C’est laconstruction d’un droit meil-leur qui est visée. L’analyseéconomique du droit s’op-pose donc à la démarche sta-tique traditionnelle du juristequi se borne à une lecturepurement positiviste et à l’in-

ventaire des règles applica-bles aux questions juridiquesnouvelles qui lui sont soumi-ses. En définitive, l’analyseéconomique du droit est fac-teur de progrès.

L’analyse économique dudroit vise aussi à une critiquecomparatiste : elle permet demesurer l’efficience respec-tive des règles instituées dansdes ordres juridiques diffé-rents, replacées dans leurspropres contextes d’applica-tion et de tirer des enseigne-ments rationnels des solu-tions données par les autresgrands systèmes de droit à desquestions identiques. Il est,par exemple, intéressantd’examiner quelles sont les so-lutions dégagées dans diffé-rents États dans la réparationdes dommages sériels : catas-trophes naturelles, contamina-tion par le VIH, affectionsliées à l’amiante, maladies dutabagisme... et comment cessolutions, si elles sont jugéespertinentes, peuvent êtretransposées d’un système àl’autre (17).

L’analyse économique dudroit permet enfin une criti-que prédictive : elle établitdes schémas de compréhen-sion des finalités et des évo-lutions du système juridique.Elle ambitionne, par consé-quent, de provoquer et d’an-ticiper des changements ju-risprudentiels si se révèle uneadéquation insuffisante entreles modèles et la réalité.Si, ainsi comprise, la finalitéde l’analyse économique nefait pas trop difficulté, quelssont ses apports essentiels ?

b) La confrontation desintérêts individuels àl’intérêt général

Si l’on tente une synthèse desapports de l’analyse économi-que du droit à la théorie juri-dique, on peut adopter uneperspective en trois plans pro-gressifs. L’analyse économi-que du droit repose d’abord

sur le postulat de la rationa-lité du comportement del’homme en société auquel larègle de droit impose dans lapoursuite de ses objectifs descontraintes et des coûts. Elleconduit ensuite à l’examen deseffets de ces règles de droit auregard de l’efficience économi-que appréciée du point de vuede l’intérêt général (18). Sepose alors, inévitablement laquestion de la définition del’intérêt général. Les théori-ciens de l’analyse économi-que du droit l’assimilent à unétat d’optimum social : c’estl’optimum dit de Pareto, se-lon lequel on ne saurait amé-liorer la situation d’un indi-vidu sans diminuer la satis-faction d’un autre individu.De la perspective de l’objec-tif d’optimum social décou-lent des critères de choixpour l’État dans la détermi-nation du contenu de la rè-gle ; de la même manière, dé-coulent pour le juge des cri-tères de référence dans l’in-terprétation de la loi : la théo-rie normative du bien-être luipropose des options ration-nelles d’interprétation et, lecas échéant, d’adaptation dela loi.

Le juge de cassation qui in-terprète ou adapte la normeest donc nécessairement ins-piré par l’intérêt général.Cette démarche n’est pasautre chose que la recherchede la justice sociale. C’est ceque nous faisons tous lesjours dans l’activité jurispru-dentielle : compléter la loi endépassant les intérêts indivi-duels des parties au litige afinde poser une règle interpré-tative visant à la satisfactiond’un intérêt général supé-rieur. En définitive, à la suitedu législateur, dans l’espaced’interprétation que lui ouvrela loi, le juge contribue à larecherche de la solution col-lectivement optimale.

(15) M. Faure, L’analyse économiquedu droit civil français : le cas de laresponsabilité, in L’analyse économiquedu droit dans les pays de droit civil, op.cit., p. 113.(16) J. Ghestin, L’évolution du droitfrançais des contrats et l’économie, inL’analyse économique du droit dans lespays de droit civil, op. cit., p. 213.(17) T. Kirat, La jurisprudence et lesprécédents judiciaires : en quoi l’analyseéconomique nord-américaine peut-elleéclairer la régulation jurisprudentiellefrançaise, in L’analyse économique dudroit dans les pays de droit civil, op. cit.,p. 87.(18) A. Ogus, La réglementation :l’intérêt public et l’intérêt privé, inL’analyse écoconomique du droit dansles pays de droit civil, op. cit., p. 59.

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Conclusion

A u total, l’analyse écono-mique du droit sug-

gère au juge quelques modes-tes remarques et interroga-tions conclusives.

Le souci d’efficacité que pour-suit l’approche économiquedu droit n’est pas étranger auxfinalités de la jurisprudence. Iln’y a dans tout cela, finale-ment, rien de tellement nou-veau. Tout d’abord, l’interpré-tation des règles de droit atoujours inclus, à des degrésvariables, les données écono-miques au même titre que lesvaleurs morales, sociales, tech-niques ou culturelles. En-suite, les diverses branches dudroit, et même le droit civil,utilisent fréquemment desstandards d’appréciation enopportunité des comporte-ments individuels classés enfonction de leurs résultats : onsonge évidemment à la fa-meuse notion de « bon pèrede famille » du Code civil(19).À l’époque contemporaine,ce mouvement s’est amplifiédans la législation civile, oùont été introduites de nom-breuses notions à contenu va-riable, notamment à la fa-veur de la pénétration des rè-gles supranationales, commela Convention européennedes droits de l’homme, dansle but d’assouplir l’applica-tion du droit et d’élargir lamarge d’appréciation dujuge : équité, loyauté, bonnefoi, proportionnalité, néces-sité... Ainsi le juge se pro-nonce en fonction des inté-rêts en présence, tels qu’il lesapprécie à travers des no-tions souples. Ce courant estparticulièrement visible dansles branches du droit qui tou-chent directement à la vieéconomique, telles que ledroit de la concurrence ou ledroit des procédures collecti-ves, qui ont érigé directe-ment des notions économi-ques en concepts juridiques.

Il s’exprime aussi dans ledroit procédural qui prend encompte les ressources raison-nables mises à la dispositiondes systèmes judiciaires parles États pour satisfaire desobjectifs d’équité du procès.Pour revenir à notre proposinitial, cette nouvelle logiqued’intégration des notions éco-nomiques dans le raisonne-ment juridique est sans douteun des critères caractéristi-ques du droit économique.

Peut-on aller plus loin dansl’application de la théorie del’analyse économique dudroit à la méthode jurispru-dentielle ? Peut-on la généra-liser à l’ensemble du systèmejuridique, au droit des biens,au droit des contrats, au droitde la responsabilité, au droitde la famille ? Peut-on, enparticulier, transformer cesdomaines traditionnels dudroit en instruments de poli-tique économique ? Et quelserait alors le rôle du jugedans cette mutation dudroit ? En progressant danscette voie, les critiques se fontfortes. Une telle conceptiondu droit qui reposerait sur laseule décision d’une autoritéchargée de dire ce qu’est cetoptimum social, en particu-lier si cette autorité était lejuge, serait, dit-on, facteurd’arbitraire, d’instabilité, d’in-sécurité. Pour d’autres criti-ques, plus politiques, cetteconception du droit et du rôledu juge serait contraire à laséparation des pouvoirs etmême, selon la théorie déve-loppée par Hayek (20) etl’école autrichienne, contraireau pacte social.Alors l’analyse économiqueméconnaît-elle la nature dudroit ? Présente-t-elle une in-compatibilité philosophiqueradicale avec la théorie juri-dique ? Que peut-elle raison-nablement offrir au juriste etau juge ? Qu’apporte-t-elle àla méthode jurispruden-tielle ? Peut-elle se substituerau raisonnement juridique ?

Telles sont, au-delà des thè-mes retenus pour les sixséances que propose ce sémi-naire, les questions qui se-ront débattues, ce qui, nousl’espérons, donnera lieu à debelles, vives et fructueusesdiscussions. Loin de régler lesquestions, je les formule et lesretourne à votre intention.N’est-ce pas la fonctiond’une séance introductive ?

(19) B. Oppetit, op. cit.(20) Law, Legislation and Liberty,London 1976.

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LA PERTINENCE ÉCONOMIQUE DE L’INCRIMINATIONDE L’ABUS DE BIENS SOCIAUX

RÉGIS BLAZYProfesseur d’économie à l’Université Robert Schuman - IEP Strasbourg

I. Ampleur et conséquen-ces économiques de l’abusde biens sociaux

L’ abus de biens sociaux(ABS) correspond à

l’usage d’un bien ou du cré-dit d’une société contraire àses intérêts et répondant à lapoursuite d’un intérêt per-sonnel fondé sur la mauvaisefoi du contrevenant. L’ABSest donc une composante dela notion, plus large, de dé-linquance des affaires.

A. Enjeux micro et macro-économiques de la délin-quance des affaires

Ce type de délinquance a desconséquences économiquesdévastatrices. Au niveaumacroéconomique, elle peutremettre en cause la stabilitééconomique et financière despays, au premier rang des-quels on trouve les écono-mies émergentes, dont lesstructures judiciaires frustesles préparent peu à ce typede délinquance, sophisti-quée, volatile et souvent op-portuniste. De même, les ac-tivités illicites induisent des

biais concurrentiels significa-tifs, souvent à l’avantage descontrevenants et risquent, àl’extrême, d’engendrer unphénomène d’éviction desprojets licites par ceux ne res-pectant pas la législation. En-fin, les objectifs recherchéspar la délinquance des affai-res sont très différents desmotivations économiques ha-bituelles : il s’en suit une aug-mentation possible du risquesystémique des pays. Cer-tains économistes du déve-loppement soulignent cepen-dant que, dans certaines cir-constances (inefficacité del’État, faible niveau de déve-loppement économique, im-perfections des marchés descapitaux, etc.) un niveau ré-duit de corruption peut êtrenécessaire pour « mettre del’huile dans les rouages » etparticiper ainsi à la crois-sance.

D’un point de vue microéco-nomique, toute activité in-dustrielle, commerciale ou fi-nancière illicite (et en parti-culier l’ABS) a des consé-quences transactionnellesgraves pour les économies li-bérales reposant sur l’échange

marchand. En effet, les théo-rèmes d’efficacité attachés àune économie concurren-tielle ne sont valables quedans la mesure où la con-fiance guide les choix desagents économiques. L’orga-nisation d’une entreprise re-pose en effet sur l’existencede nœuds contractuels éta-blissant une relation deconfiance avec ses partenai-res (banques, fournisseurs,clients, salariés). Le patri-moine d’une société ne se li-mite donc pas à son seul pa-trimoine économique et fi-nancier : il est en grande par-tie déterminé par sa réputa-tion.

B. Évolution structurelle dela délinquance des affaires

L’importance des activités il-licites en droit des affaires, enparticulier l’ABS, est difficileà appréhender statistique-ment : seule la partie connuedes tribunaux peut faire l’ob-jet d’un recensement précis.Sous cette réserve, les infor-mations collectées par le ca-sier judiciaire national sontnéanmoins riches d’enseigne-ment (cf. infra).

Nombre d’infractions sanctionnées dans les condamnationspour délinquance économique et financière

Nombre 1990 1996 1997 1998 1999

Infractions pour ABS 554 739 722 776 781

Banqueroute 1.656 1.343 1.380 1.388 1.359

Faux bilan 82 78 78 75 82

Commissaires aux comptes 29 23 29 27 17

Infractions diverses (sociétés) 244 122 124 104 87

Corruption 125 148 201 184 267

Trafic d’influence 15 59 70 41 70

Ingérence, prise illégale d’intérêts 3 21 32 51 57

Total (législation sur les sociétéset devoir de probité) 2.708 2.533 2.636 2.646 2.720

Source : casier judiciaire national (Infostat justice, juin 2002).

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Sur la période 1990-1999, lessanctions relatives aux infrac-tions au droit des sociétés etaux atteintes au devoir deprobité restent stables (entre2.500 et 2.700 par an). Orc’est la composition de cesinfractions qui change leplus : l’ABS, qui occupe ladeuxième place derrière lesdélits de banqueroute (1),augmente de 41 % sur la pé-riode. Les cas de corruption,de trafic d’influence et de pri-ses illégales d’intérêts repo-sent sur des motifs assez pro-ches de ceux guidant l’ABS.Leur condamnation a étémultipliée respectivement par2, par 5 et par 20 entre 1990et 1999. Cette modificationde structure est préoccu-pante car elle traduit unchangement de comporte-ment managérial et une mo-dification sensible du climatdes affaires. Que l’on y voitles conséquences d’une con-currence accrue et mondiali-

sée, ou la manifestation d’unedégradation de la probité deschefs d’entreprises, cette évo-lution est un défi à la foispour les juristes et pour leséconomistes puisqu’elle re-met en cause les modes degouvernement des entrepri-ses.

L’ABS fait courir un risqueà l’entreprise qui en est la vic-time. Il est alors intéressantde voir dans quelle mesuredes comportements relevantde l’ABS participent à la ces-sation des paiements. Les ré-sultats d’une enquête (2) me-née auprès du Tribunal decommerce de Paris en 1995sur 800 dossiers de dé-faillance ouverts en 1991 faitapparaître une part modéréede cas d’ABS ayant engen-dré la défaillance (cf. infra).Ce résultat plutôt rassurantmontre que la défaillance estdavantage due à des compor-tements inadaptés des diri-

geants ou à leur incompé-tence qu’à des comporte-ments délictueux de leur part.Toutefois, comme nous leverrons, l’ABS est probable-ment plus fréquent et pluscoûteux dans les entreprisesd’une certaine taille et danslesquelles le comportementdes dirigeants est plus diffi-cile à contrôler par les action-naires. Si l’ABS n’est pas tou-jours un facteur direct de dé-faut, il implique un manqueà gagner collectivement dom-mageable. Par ailleurs, il estintéressant de noter que lescas d’ABS sont plus fré-quemment observés pour lesentreprises défaillantes quiseront continuées à l’issue dela procédure collective. Ainsi,pour ces entreprises, la sanc-tion et le renouvellement del’équipe dirigeante fautivesuffit pour un retour in bonisdes entreprises, économique-ment viables.

Pourcentage de causes de défaillance pouvant relever de l’ABS (TC Paris)

% Continuations Cessions Liquidations Ensemble

Prélèvements excessifs 7,3 4 2,3 2,5Malversations internes 4,2 0,8 4,5 4,4Escroquerie 2,1 3,2 2,9 2,9Acceptation consciente de marchéspeu rentables 1 1,6 0,9 0,9

Source : Blazy et Combier (1997), La défaillance d’entreprise : causes économiques, traitement judiciaire et impact financier, InseeMéthodes, nos 72-73, Économica.

Plus que son poids dansl’économie, l’ABS et son trai-tement judiciaire représen-tent un champ d’analyse trèsstimulant pour l’économiste.Dans les parties qui suivent,nous nous intéresseronsd’abord à l’analyse économi-que des éléments constitutifsde l’ABS (l’approche sera po-sitive) puis au pouvoir inci-tatif des sanctions judiciairesen matière d’ABS (approchenormative). Ces développe-ments retiennent une appro-che volontairement généraledes enjeux et des conséquen-ces économiques du traite-

ment judiciaire de l’ABS sansentrer dans des considéra-tions de jurisprudence qui re-lèvent d’un travail juridiquepropre.

II. Analyse économique deséléments constitutifs del’ABS

T rois principaux élé-ments cons t i tuent

l’ABS : a) l’usage d’un bienou du crédit de la sociétécontraire à l’intérêt social (A) ;la poursuite d’un intérêt per-sonnel (B) ; la mauvaise

foi du contrevenant (C). Leurétude successive conduira lefil de notre réflexion.

A. Quel intérêt social doitservir le dirigeant ?

Contrairement à une idée lar-gement répandue, l’intérêtsocial de l’entreprise ne coïn-cide pas toujours avec celuide ses actionnaires (3). En ef-fet, la valeur de marché d’uneentreprise se définit commela somme actualisée desdroits financiers (actions, det-tes, etc.) que chaque investis-seur (créancier, actionnaire,

(1) En pratique, la banqueroute ne faitque constater l’ABS alors que lacessation des paiements est avérée.(2) Blazy et Combier, 1997.(3) Conséquence directe de laresponsabilité limitée dont ils bénéficient,les actionnaires sont toujours incités àengager l’entreprise dans les projetséconomiques les plus risqués.

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etc.) détient sur cette entre-prise. D’un point de vue éco-nomique, l’intérêt social seconfond donc avec celui del’investisseur à qui profitetoute augmentation margi-nale de la valeur de l’entre-prise : il s’agit des actionnai-res lorsque l’entreprise est inbonis et des créanciers en casde cessation des paiements.Cet investisseur dont l’iden-tité change avec la situationde l’entreprise se nomme« créancier résiduel ». Il estdonc essentiel qu’une entre-prise soit dirigée dans l’inté-rêt de celui-ci puisqu’il estl’agent ayant les meilleuresincitations pour sélectionnerles projets d’investissementles plus rentables.

Naturellement, en pratique,la détermination du « créan-cier résiduel » est probléma-tique puisqu’elle repose surune notion dynamique. Pour-tant, l’enjeu en termes degouvernement d’entrepriseest essentiel : l’ABS est éco-nomiquement dommageableà partir du moment où il estcontraire aux intérêts du« créancier résiduel ». Pourcette raison, on peut regret-ter que la jurisprudence re-fuse le plus souvent d’admet-tre l’action civile des créan-ciers en matière d’ABS, enparticulier lorsque l’entre-prise est en situation prochede la cessation des paie-ments.

Les modalités de rémunéra-tion des dirigeants fondéessur le chiffre d’affaires ontsouvent été critiquées, car el-les ne garantissent pas lamaximisation du profit. Danscette perspective, une rému-nération indexée sur les bé-néfices courants serait préfé-rable : c’est en particulierl’une des justifications à la gé-néralisation ses stock options.Cependant, l’expériencemontre que ce type de rému-nération induit des risques decourt-termisme de la part desdirigeants, plus incités à sé-

lectionner les projets les plusrentables à court terme. Doit-on pour autant qualifierd’ABS ce type de choix, cer-tes dommageable à l’entre-prise, mais issu de mécanis-mes de rémunération parfoisinadaptés ?

B. Privilégier son intérêtpersonnel est économique-ment « rationnel »

La notion d’ABS est-elle éco-nomiquement justifiée ? Denotre point de vue, la ré-ponse est clairement posi-tive : comme nous l’avons dit,l’échange marchand reposesur la confiance et tout com-portement délictueux pou-vant la remettre en cause jus-tifie une sanction. Cepen-dant, il est important de no-ter que la poursuite d’inté-rêts personnels est rationnelled’un point de vue économi-que : c’est en tout cas, lepoint de vue adopté par l’ap-proche néo-classique qui re-tient dans ses hypothèses l’in-dividualisme méthodologi-que.

À partir du moment où lesmodes organisationnels auto-risent la séparation des patri-moines de l’entreprise et dudirigeant, il n’est pas éton-nant de voir ces derniers fa-voriser les actes qui leur pro-fitent directement. De cepoint de vue, la réduction desdélits en matières d’ABSpasse vraisemblablement parune amélioration des règlesdu gouvernement des entre-prises. L’objectif poursuividoit être la réduction et la ré-solution des conflits d’inté-rêts entre le « créancier rési-duel » et les dirigeants. Outrela mise en place de mécanis-mes incitatifs optimaux, cetteredéfinition du gouverne-ment d’entreprise passe parl’organisation de meilleursmécanismes de contrôle, enpart icu l ier au se in desconseils d’administration. Lamise en place de ces méca-

nismes est coûteuse mais iné-vitable dans toute relation dedélégation de pouvoir.

Le mode de rémunération estdonc la pierre angulaire durisque de poursuite d’inté-rêts individuels contraires àl’intérêt de l’entreprise. Or lamultiplication des modes derémunération en nature —souvent justifiés pour des rai-sons d’ordre fiscal — ne fa-cilite pas la nécessaire distinc-tion des droits de propriétéentre le patrimoine du diri-geant et celui de son entre-prise. Parfois, la distinctionest tellement difficile qu’elleengendre des comporte-ments répréhensibles dontn’ont même pas conscienceles chefs d’entreprise. De cepoint de vue, on ne peut quese réjouir de l’approche rete-nue par la jurisprudence quiretient une définition trèslarge des biens à protéger,puisque le crédit dont béné-ficie l’entreprise en fait éga-lement partie.

C. Le contrevenant et lavictime ont-ils toujoursconscience du délit ?

L’ABS repose sur la mau-vaise foi du contrevenant. Orcomme le souligne le résultatd’une enquête de la Sofresmenée en avril 1996 (cf. in-fra), si les délits les plus gra-ves (faire payer par l’entre-prise des travaux privés ouun employé personnel, parexemple) sont majoritaire-ment reconnus comme tels,le caractère délictueux defraudes d’importance moin-dre mais récurrentes (rem-boursements indus) n’est pasaccepté par une part signifi-cative des chefs d’entreprise(entre 25 % et 56 %, selonl’exemple considéré).

La mauvaise foi repose sur laconscience du délit. Or il estparfois difficile de distinguerentre l’acte délictueux etl’acte de gestion. Cette diffi-culté n’affecte pas seulement

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le travail des juges : commele souligne un autre résultatde l’enquête Sofres, les diri-geants eux-mêmes peuventcommettre des actes illégauxpour sauver leur entreprise,mission mandatée par les ac-tionnaires ou associés. De cepoint de vue, il peut existerdes cas de conflit entre lesobjectifs initiaux du droit(éviter le délit) et la pratiquedes affaires. La fenêtre d’in-terprétation laissée aux jugesest mince et délicate. Ce ris-que de confusion est d’autantplus important que la pro-duction juridique en matièred’ABS repose largement surla jurisprudence. Or si celle-ci présente l’avantage d’uneplus grande réactivité dudroit face aux changementséconomiques, une jurispru-dence importante est peu li-sible pour les acteurs écono-miques qui peuvent, debonne foi, ne pas avoir cons-cience de l’ABS. Naturelle-

ment, dans l’arrêt de 1973,la Cour de cassation a pré-cisé qu’en matière d’ABS, lamauvaise foi ne peut être niprésumée ni résulter d’unesimple négligence. Toute-fois, nombre de cas demeu-rent ambigus et peuvent en-gendrer tantôt l’opportu-nisme des dirigeants, tantôtleur méconnaissance des rè-gles juridiques. À cet égard,on ne peut que déplorer l’in-compréhension qui sépare lesjuges des chefs d’entreprise(cf. enquête Sofres). Ce fosséest préjudiciable car il tra-duit le sentiment de conflitsd’objectifs alors que le droitest justement là pour préser-ver la continuité des affairesen protégeant la confiancedans les transactions. Dimi-nuer le déficit d’informationdes acteurs économiques enmatière juridique plaide enfaveur d’une lisibilité accruedes règles de droit… D’au-tant plus que ces règles peu-

vent être anticipées par lesagents économiques et, donc,modifier leurs comporte-ments.

De leur côté, les victimes —au premier rang desquelleson trouve les actionnaires —peuvent aussi ne pas avoirconscience de l’ABS. À nou-veau, cette méconnaissanceest exacerbée lorsqu’il existeune forte asymétrie d’infor-mation entre pouvoir etcontrôle. Les chefs d’entre-prises peuvent d’ailleurs tirerprofit de leur avantage infor-mationnel pour « abuser del’ABS » ! Ici également, lesvertus — incontestables — dela séparation des patrimoi-nes se heurtent aux conflitset aux asymétries qu’elle en-gendre. Nous reviendronsplus loin sur ce point et nousnous interrogerons sur lesoutils que peut fournir l’éco-nomiste au juriste pour trai-ter de ce problème.

L’ABS : le point de vue des dirigeants

% Grave Non grave Sans opinion

Utiliser la voiture de l’entreprise en dehors du travail 25 % 70 % 5 %Se faire rembourser par l’entreprise une note de restau-rant personnelle 37 % 61 % 2 %

Emmener son conjoint aux frais de l’entreprise dans undéplacement professionnel 56 % 40 % 4 %

Faire payer par l’entreprise un employé de maison 92 % 6 % 2 %Faire payer par l’entreprise des travaux pour son domi-cile personnel 93 % 4 % 3 %

Oui Non Sans opinionEn cas de difficultés de l’entreprise, seriez-vous prêt àcommettre des actes illégaux (commissions occultes...) ? 28 % 69 % 3 %

En matière d’ABS, pensez-vous que les juges font duzèle ? 43 % 50 % 7 %

Les juges devraient-ils faire plus de différences entrel’enrichissement personnel et le versement de commis-sions ?

71 % 25 % 4 %

La mise en examen de nombreux dirigeants a-t-ellemodifié les comportements des chefs d’entreprises ? 35 % 56 % 9 %

La mise en examen de nombreux dirigeants a-t-ellemodifié votre comportement ? 3 % 95 % 2 %

Y a-t-il un risque pour que vous soyez vous-même misen examen ? 15 % 82 % 3 %

Source : Sofres, L’Entreprise, no 127 (1996). V. également J.-F. Renucci et M. Cardix, L’abus de biens sociaux, 1998, PUF, coll.« Que sais-je ? ».

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III. Le pouvoir incitatif dessanctions en matièred’ABS

L es juges doivent arbi-trer entre la sanction

des délits et le risque d’im-mixtion dans la vie des affai-res. Trois points intéressentparticulièrement l’écono-miste en matière de sanc-tions de l’ABS : la distinc-tion économique (4) entrel’ABS « opportuniste » etl’ABS « protectionniste »(A) ; le choix du niveau et dutype de sanctions (amendes,dommages et intérêts, empri-sonnement, interdictiond’exercer) (B) ; le pouvoir in-citatif de ces sanctions dansl’assainissement des affaires(C).

A. La distinction entre ABS« opportuniste » et ABS« protectionniste »

On peut définir l’ABS « op-portuniste » comme l’ensem-ble des actes délictueux im-pliquant un transfert moné-taire depuis l’entreprise versle patrimoine du dirigeantdans le seul objectif d’accroî-tre la richesse personnelle dece dernier. Ici, l’acte visés’apparente au vol pur et sim-ple. Il est clair que ce typed’ABS doit faire l’objet desanctions sévères, l’entre-prise étant la première vic-time de ces comportements.

Toutefois, lorsque l’ABS apour objet la protection duposte du dirigeant, les actesqu’il entreprend peuvent, in-directement servir les inté-rêts de l’entreprise en cas deréalisation d’un état favora-ble de l’environnement con-currentiel : on peut parlerd’ABS « protectionniste » ausens où il répond à une logi-que économique rationnellede la part du dirigeant cher-chant à protéger ses intérêtspropres. Par exemple, pour-suivre à tort l’activité, cacherdes difficultés aux partenai-

res ou verser des commis-sions occultes sont autantd’actes qui, outre le fait deprotéger le poste du diri-geant, peuvent aider à la sur-vie de l’entreprise, une fois lerisque réalisé. Ces actes sontnaturellement répréhensiblespuisque, toutes choses éga-les par ailleurs, ils font cou-rir un risque supplémentaireà l’entreprise et peuvent ac-croître finalement son insuf-fisance d’actif en cas d’échecdu projet d’investissement.En cas de succès cependant,le délit sert l’entreprise. Faut-il alors faire preuve d’autantde sévérité à l’égard de cetype d’ABS, fondé du pointde vue de la rationalité éco-nomique ? Quoi qu’il en soit,la sanction doit tenir comptede l’environnement concur-rentiel et des pratiques com-merciales en vigueur au mo-ment de la faute : le juge joueun rôle économique majeurdans son pouvoir d’apprécia-tion.

B. Répression et préven-tion : quels types desanctions appliquer ?

La répression n’est pas suffi-sante : un changement descomportements de la part deschefs d’entreprise nécessite ledéploiement de mesures pré-ventives. De ce point de vue,la lutte contre la prise exces-sive de risques relève davan-tage des modes de gouverne-ment des entreprises que dela répression judiciaire pure.Une réforme du gouverne-ment d’entreprise doit ainsiconduire à diminuer les asy-métries d’information et lesconflits d’intérêts opposantpouvoir et contrôle. L’intro-duction de contre-pouvoirsdans les conseils d’adminis-tration, l’élargissement dudroit d’alerte (etc.) sontautant de mesures allant danscette direction.

Il existe plusieurs grands ty-pes de sanctions : amendes,

dommages et intérêts, inter-diction de gérer, voire empri-sonnement. En matièred’ABS, le Code de commer-ce prévoit jusqu’à 375.000 Q

d’amendes et cinq ans d’em-prisonnement.

D’un point de vue économi-que, toutes ces sanctions ontun pouvoir incitatif certain àl’égard des dirigeants (cf. in-fra). Cependant, les domma-ges et intérêts présentent undouble avantage économi-que : d’une part, ils réparentle préjudice subi par la vic-time, d’autre part, ils incitentcette dernière à contrôler l’ac-tivité du dirigeant et, de fait,à réduire l’occurrence desABS. En effet, l’espoir d’unremboursement, même par-tiel, en cas de découverte del’ABS incite les investisseurs(principalement les actionnai-res) à investir dans le con-trôle. D’un point de vue éco-nomique, en effet, la relationactionnaire-dirigeant peutêtre considérée comme unerelation d’agence avec aléamoral. Cet aléa peut être ré-solu par l’instauration decontrats de rémunération in-citatifs (cf. supra) et par lamise en place de mécanis-mes de contrôle. Pour sapart, l’interdiction de gérerprésente l’avantage d’assai-nir le tissu industriel et com-mercial en évinçant les agentséconomiques dont le com-portement a pu remettre encause la confiance des parte-naires à l’égard de l’entre-prise.

C. Le pouvoir incitatif dessanctions : le droit peutmodifier les comporte-ments économiques

Dans une approche d’effica-cité ex ante, la répression n’apas pour seul objet de sanc-tionner le délit. Parce que lesrègles de droit (dont les sanc-tions) sont anticipées par lesagents économiques, ces der-niers peuvent modifier leurs

(4) Il est essentiel de noter que cettedistinction n’a pas de sens d’un point devue juridique.

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comportements. Ce point re-couvre vraisemblablement leplus grand apport des écono-mistes aux juristes : quelle se-rait la règle de droit optimaleex ante, c’est à dire, ici, le ni-veau de sanctions qui per-mettrait d’assainir les com-portements en amont del’éventuel ABS ?

Cette approche se heurte tou-tefois à plusieurs difficultés.D’une part, elle suppose queles dirigeants ont une bonneconnaissance du droit et despeines encourues. Or le fai-ble niveau de formation juri-dique de la plupart des diri-geants ajouté à la place pré-pondérante d’une jurispru-dence parfois complexe peutsusciter quelques doutes surla capacité qu’ont les agentséconomiques à anticiper larègle de droit et à modifierleurs comportements en con-séquence. Dans cette pers-pective, toute mesure en fa-veur d’une meilleure infor-mation des dirigeants doitêtre encouragée. D’autrepart, cette approche repose leplus souvent sur l’hypothèseselon laquelle les agents fontpreuve de rationalité absoluedans l’établissement de leursconjectures, ce qui n’est na-turellement pas garanti dansles faits.

L’outil économique le mieuxadapté à ce type d’approcheest le cadre offert par la théo-rie des jeux. Il est possible eneffet de modéliser l’espritd’une législation (en la sim-plifiant bien sûr) comme unjeu mathématisé et, de cettefaçon, de prévoir quelle sontles meilleures stratégies desjoueurs dans ce jeu. Dans lecas qui nous intéresse, lesjoueurs sont par exemple desdirigeants et des actionnai-res. Les règles étant, pourleur part, définies par le ju-riste. Cette approche est cen-trale en économie du droit :elle entre en faveur d’une col-laboration accrue entre éco-nomistes et juristes.

Nous illustrerons notre pro-pos à travers un exemplesimplifié qui montre com-ment l’économiste travaillesur ce type de problémati-que (v. schéma page sui-vante). Considérons le casd’une entreprise appartenantà un seul actionnaire délé-gant le pouvoir de décision àun dirigeant. Ce dernier a lechoix entre un projet renta-ble ne lui rapportant rien endehors de son salaire et unprojet peu rentable lui procu-rant en sus des « bénéficesprivés » (par exemple, ceprojet est plus honorifique ouest source d’avantages en na-ture). L’intérêt social vou-drait que le dirigeant s’orientevers le projet rentable, maisse heurte à l’intérêt privé decelui-ci. Il existe un déficitd’information pour l’action-naire qui n’observe en find’exercice que la réussite oul’échec du projet sans savoirs’il s’agissait initialement duprojet rentable ou non renta-ble. De son point de vuedonc, l’ABS est inobservableet seul le déclenchementd’une procédure (action ci-vile) permettrait de décou-vrir les motivations réelles duchoix en faveur de tel ou telprojet. Naturellement, l’ac-tion civile a un coût (frais dejustice), que l’on peut inter-préter comme un coût judi-ciaire de découverte d’infor-mation.

En cas d’échec du projet,l’actionnaire doit donc arbi-trer entre payer (à coup sûr)les coûts de procédure et tou-cher des dommages et inté-rêts si et seulement s’il s’avèreque le dirigeant a commis unABS en choisissant de ma-nière délibérée un projet éco-nomiquement non rentable.Le problème de l’actionnaireest donc d’estimer la proba-bilité d’avoir affaire à un di-rigeant délinquant. Cette pro-babilité dépend non seule-ment des chances initiales deréussite des projets rivaux,

mais également des coûts an-ticipés de procédure et du ni-veau des dommages et inté-rêts qui seront probablementoctroyés par le tribunal (cf.la jurisprudence). En effet, lasituation la pire pour l’action-naire consisterait à s’engagerdans une action civile coû-teuse alors que le dirigeantn’a commis aucune faute.

Sans chercher à présenter lesdétails de la résolution de cemodèle, cette approche par lathéorie des jeux montre àquel point le législateur et/oula jurisprudence disposentd’un pouvoir incitatif fort viala définition de niveaux éco-nomiquement pertinents dedommages et intérêts. Àl’équilibre, un niveau opti-mal de sanctions pécuniairesdoit en effet inciter le diri-geant à adopter un compor-tement vertueux (choix duprojet rentable) et, en consé-quence, inciter l’actionnaire àne jamais déclencher l’actioncivile coûteuse : cette situa-tion caractérise un équilibreéconomique. Le travail del’économiste étant justementd’offrir au juriste des indica-tions sur les niveaux opti-maux de sanctions, à compa-rer avec les coûts de fonc-tionnement de l’appareil ju-diciaire.

Conclusion

L a notion d’ABS estcomplexe par nature.

Cette complexité est dueprincipalement au fait quel’ABS peut être économique-ment proche de la faute degestion. Nous avons cher-ché, dans cette présentation,à souligner les enjeux en ter-mes de gouvernement d’en-treprise de la notion d’ABSet de montrer quels pou-vaient être les apports del’économiste sur ce sujet.

Ces apports sont de deux ty-pes. Positifs, d’une part, ensoulignant les implications

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économiques de l’ABS et lesdifficultés pour les agents àen appréhender la com-plexité. De ce point de vue,une clarification de la juris-prudence en matière d’ABSserait souhaitable et c’est làl’un des défis majeurs posésau juriste : comment détermi-ner un traitement judiciaireadapté à un phénomène éco-nomique complexe tout en

restant aisément appréhenda-ble par le justiciable ? Com-me l’exprimait Adam Smithdans son cours de jurispru-dence, « un élément qui ra-lentit grandement le com-merce est l’imperfection de laloi et l’incertitude frappantson application ».

L’apport de l’économiste estégalement normatif : en four-nissant au juriste une ana-

lyse (certes simplifiée) desmodifications comportemen-tales des agents économi-ques supposés anticiper lastructure du droit, l’écono-miste peut participer à l’amé-lioration de l’efficacité écono-mique des textes et des déci-sions. C’est probablement surce point que la collaborationentre les deux sciences est laplus fructueuse.

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Un exemple de formalisation de l’ABS en présence d’asymétries d’information

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LA RÉCEPTION ET LA COHÉRENCE DES CONSIDÉRATIONSÉCONOMIQUES RELATIVES À L’ABUS DE BIENS SOCIAUX

FRÉDÉRIC STASIAKProfesseur à l’Université Nancy 2

S elon le mot célèbre deLouis Hugueney, « Sous

l’afflux des fraudes commisesen matière de sociétés, l’arti-cle 408 avait débordé (...). Lemoment est venu, pour lui, derentrer sagement dans sonlit » (1). Ce qui était vrai hierpour l’abus de confiancepourrait l’être aujourd’huipour l’abus de biens sociaux,ne serait-ce qu’en raison dulien étroit qui unit ces deuxinfractions.

L’analyse économique pour-rait-elle néanmoins permet-tre d’endiguer le flot de criti-ques qui submerge l’une desplus célèbres infractions d’af-faires ?

On serait tenté de le croirepuisque l’intervention duprofesseur Régis Blazy meten évidence la pertinence del’incrimination d’abus debiens sociaux. Au niveaumacroéconomique d’abord,l’infraction contribuerait à lastabilité économique et finan-cière en atténuant les « biaisconcurrentiels ». Au niveaumicroéconomique ensuite,elle assurerait la protection del’intérêt de la société, des as-sociés voire des créanciers so-ciaux, en neutralisant l’asy-métrie informationnelle, en-tre pouvoir et contrôle ausein de la société, susceptibled’inciter le dirigeant à com-mettre des abus de biens so-ciaux « opportunistes » ou« protectionnistes ».

Il serait par conséquent né-cessaire d’avoir des règles dedroit claires, des sanctionsdissuasives permettant auxagents économiques d’en an-ticiper l’application en modi-fiant leur comportement : leprincipe de légalité crimi-nelle ne dit pas autre chose.

Mais si l’on renverse la pers-pective, on peut légitime-ment se demander si le délitd’abus de biens sociaux, telqu’actuellement compris par

la jurisprudence, satisfait vé-ritablement à ces exigencesde clarté, de prévisibilité, dedissuasion et de réparation.

L’incrimination apparaîtd’une certaine complexité liéeaux notions d’intérêt social etd’intérêt personnel du diri-geant. Cette complexité nuitd’abord à l’information desdirigeants sociaux et ne lesincite pas suffisamment àmodifier leurs comporte-ments. Elle perturbe ensuitel’office du juge pénal en lemenant à une analyse quipeut confiner au contrôle degestion.

Les sanctions pénales sem-blent, a priori, insuffisantes ouinadaptées puisque les statis-tiques judiciaires révèlent uneaugmentation conséquente etconstante des condamna-tions. Mais cette augmenta-tion peut avoir d’autres expli-cations : sévérité de la juris-prudence dans l’apprécia-tion des éléments constitutifsde l’infraction ; existence decontrôles internes, des asso-ciés par exemple, permettantune meilleure détection descomportements délictueux.Le problème étant précisé-ment que les dommages etintérêts ne bénéficient désor-mais qu’à la société elle-même, puisque les associéssont actuellement irreceva-bles à se constituer partie ci-vile pour leur préjudice per-sonnel, ce qui risque de neplus les inciter à s’investirdans le contrôle de la gestionsociale.

À la pertinence économiquede l’abus de biens sociauxs’opposerait, en quelquesorte, les impertinences juri-diques de ce délit.

Aussi est-ce sans doute da-vantage la pertinence duprincipe de la sanction pé-nale que celle de l’incrimina-tion spéciale d’abus de bienssociaux qui se trouve écono-

miquement justifiée. Mais sil’efficacité de l’abus de bienssociaux peut être sujette àcaution, quelle autre infrac-tion pourrait-on lui substi-tuer qui permettrait de main-tenir la confiance sur la-quelle repose « l’échangemarchand » ?

Poser la question en ces ter-mes, n’est-ce pas déjà y ap-porter un embryon de ré-ponse ?

Surtout si l’on ajoute que nosvoisins européens semblentavoir privilégié le recours àdes infractions de droit com-mun, parfois identiques àl’abus de confiance, poursanctionner des comporte-ments comparables (2), àl’exception notable de l’Espa-gne (3).

Il n’est par conséquent pasinutile de rappeler succincte-ment les circonstances ayantconduit à la création de l’in-fraction d’abus de biens so-ciaux (I), puisqu’elles expli-quent, au moins partielle-ment, la complexité de l’in-crimination (II) et l’ineffica-cité des sanctions (III).

I. La création de l’infrac-tion d’abus de bienssociaux

S’ agissant de la créationdu délit d’abus de

biens sociaux, un constatpeut être fait : les considéra-tions économiques ont certai-nement prévalu — commesouvent — sur les difficultésjuridiques (4) qui persistentactuellement.

A. Prévalence des considé-rations économiques

Une redoutable crise écono-mique, celle de 1929, et uncélèbre scandale politico-financier, celui du Crédit mu-nicipal de Bayonne ou « af-

(1) Cité par J.-M. Verdier, L’abus demandat social : abus des biens et ducrédit de la société ; abus de pouvoirs, inÉtudes de droit commercial sur le droitpénal des sociétés anonymes, Dalloz1955, p. 151.(2) Au regard du droit comparé, le droitfrançais semble en effet faire figured’exception, puisque la plupart deslégislations étrangères ont recours à uneinfraction de droit commun proche del’abus de confiance : article 491 du Codepénal belge reprenant les dispositions del’article 408 de l’ancien Code pénalfrançais ; le détournement du § 246 duCode pénal allemand s’apparente àl’abus de confiance et la déloyauté du§ 266 ressemble davantage à l’abus debiens sociaux français ; l’article 646 duCode pénal italien sur l’appropriationindélicate et les articles 2621 et 2627 duCode civil italien réprimant les faussescommunications ou les répartitionsillégales de dividendes par exemple.(3) Le Code pénal espagnol prévoit uneincrimination proche de celle de l’articleL. 242-6 de notre Code de commerce :« les administrateurs de fait ou de droitou les associés d’une société quelconqueconstituée ou en formation qui, dans leurintérêt ou celui d’un tiers, abusant deleurs pouvoirs, disposentfrauduleusement des biens de la sociétéou mettent des obligations à sa charge encausant directement un préjudiceéconomique évaluable à ses associés,dépositaires, associés en participation, oupropriétaires des biens, valeurs ou capitalqu’ils gèrent, seront punis d’une peine desix mois à quatre ans d’emprisonnementou d’une amende pouvant aller jusqu’autriple du gain réalisé ». Cf. A. Médina,Abus de biens sociaux. Prévention -détection - poursuite, Dalloz Référence,Droit de l’entreprise, 2001, p. 5 et s.(4) Comp. les circonstances del’intervention du Sarbannes-Oxley Actof 2002, en matière boursière.

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faire Stavisky », ont manifes-tement convaincu le législa-teur d’intervenir ou plutôt defaire intervenir le gouverne-ment. La loi du 8 juin 1935accorda au gouvernement lespleins pouvoirs pour « assu-rer la défense du franc et lalutte contre l’inflation ». C’estsur ce fondement qu’in-tervinrent les deux décrets-lois du 8 août et du 30 octo-bre 1935 introduisant l’in-fraction d’abus de biens et ducrédit de la société et celled’abus de pouvoirs dans la loidu 24 juillet 1867 sur les so-ciétés (5).

Cette disposition pénale ap-paraît donc davantage com-me l’enfant de la crise quecomme celui de l’abus deconfiance : alors que l’infrac-tion de distribution de divi-dendes fictifs existait dès laloi du 24 juillet 1867 (6), ilaura fallu encore attendrepresque soixante-dix anspour que soient palliées lesinsuffisances, au regard dudroit des sociétés, de l’arti-cle 408 du Code pénal de1810.

B. Persistance dedifficultés juridiques

Avant 1935, les détourne-ments réalisés par des per-sonnes chargées de gérer lesbiens d’autrui se voyaient ré-primer au titre de l’abus deconfiance. Cette infraction dedroit commun souffrait tou-tefois de deux limites princi-pales : une liste limitative descontrats en vertu desquels laremise de la chose détournéedevait intervenir, qui ne com-prenait pas le contrat de so-ciété, et le fait que les biensimmobiliers n’entraient pasdans le champ de cette incri-mination.

La jurisprudence sut s’affran-chir de la première limite endécidant que l’administra-teur était le mandataire de lasociété, or le mandat faisait

partie des contrats visés parl’article 408 du Code pénal.

Mais elle refuse toujours deconsidérer que le détourne-ment caractéristique de l’abusde confiance puisse portersur des biens immobiliers. Larédaction de l’actuel arti-cle 314-1 du Code pénal, vi-sant le détournement d’un« bien quelconque » ne sem-ble pourtant pas exclure lesimmeubles et nul ne paraîtcontester qu’un usage liti-gieux « des biens » de la so-ciété puisse porter sur un im-meuble appartenant à celle-ci.

Par ailleurs, les interventionslégislatives successives ontentraîné un développementanarchique de l’incrimina-tion. En dehors du Code decommerce (7), de nombreu-ses autres dispositions incri-minent un comportement si-milaire (8), avec parfois despeines distinctes (9), l’ab-sence de prise en compte dudirigeant de fait (10) oumême la répression de la ten-tative (11).

La responsabilité pénale duliquidateur est également pré-vue par l’article L. 247-8 duCode de commerce, avec unepeine d’amende moindre(12), mais dans un chapitreVII intitulé « Des infractionscommunes aux diverses for-mes de sociétés » ce qui in-clut les sociétés pour lesquel-les les dirigeants ne sont pasconcernés par le délit, c’est-à-dire les sociétés en com-mandite simple et les socié-tés en nom collectif. Toute-fois des poursuites pour abusde confiance sont possibles àleur encontre, à moins qu’ilsn’abusent des biens immobi-liers appartenant à leur so-ciété...

La loi no 66-537 du 24 juillet1966 aurait pu remédier à cesinsuffisances mais les circons-tances économiques et, sur-tout, politiques ne s’y prê-taient guère. Seul le champ de

(5) V. notamment, A. Médina, ouvragepréc., p. 3 et 4.(6) J.-H. Robert et H. Matsopoulou,Traité de droit pénal des affaires, coll.Droit fondamental, PUF 2004, p. 471.(7) Art. L. 241-3, 4o, pour les SARL,en rappelant que la jurisprudence a faitapplication de l’infraction à une EURL(Cass. crim., 14 juin 1993, Rev.sociétés 1994, p. 90, note B. Bouloc) ;art. L. 242-6, 3o, pour les SA ; et parrenvoi à ce dernier : art. L. 243-1 pourles sociétés en commandite par actions etart. L. 244-1 pour les sociétés paractions simplifiées.(8) En matière de sociétés civiles deplacement immobilier (C. mon. et fin.,art. L. 231-11) ; de sociétés deconstructions (C. construct., art.L. 241-6 et L. 313-32) ; d’entreprisesd’assurances même si elles ne relèventpas de plein droit du droit des sociétés, cequi permet d’inclure les entreprisesd’assurances à forme mutuelle et à objetcivil (C. assur., art. L. 328-3) ; desociétés coopératives (art. 26, al. 3 de laloi no 47-1775 du 10 septembre 1947renvoyant aux peines de l’escroquerie) ;de caisses d’épargne et de prévoyance(C. mon. et fin., art. L. 512-87 etL. 512-90) ; de certains groupementscomme EDF-GDF ou les Charbonnagesde France (P. Maistre du Chambon,l’abus de biens sociaux, in Le risquepénal dans l’entreprise : où passent lesfrontières de l’illégalité ?, Dr. pén. 2000,no spécial, p. 12).(9) C. construct., art. L. 241-6 : 5 anset 18.000 W ; C. construct., art.L. 313-32 : 5 ans et 150.000 W.(10) Notamment pour les sociétéscoopératives ou les entreprisesd’assurances, mais la Cour de cassationparaît prendre quelque liberté avec leprincipe de légalité, ainsi qu’avecl’interprétation stricte des dispositionspénales qui en découle, puisqu’elle validedes poursuites pour abus de biens sociauxà l’égard d’un dirigeant de fait ayantreçu une délégation générale de pouvoirsdu conseil d’administration d’une sociétécoopérative, au motif qu’il devait êtreconsidéré comme un « véritablemandataire » de la société coopérative(Cass. crim., 16 janvier 1964,D. 1964, p. 194, JCP 1964. II. 13612,note J.-R. ; 17 mars 1977, JCP 1977,p. 125). Seules des poursuites pour abusde confiance devraient être envisageablesmais avec l’aggravation prévue parl’article 313-3 du Code pénal visantl’infraction commise par un mandatairede justice ayant agi soit dans l’exercicede ses fonctions ou à l’occasion del’exercice de celles-ci, soit en raison de saqualité, portant les peines à 10 ansd’emprisonnement et 1.500.000 W

d’amende. Cela vise le liquidateur d’unesociété d’assurance qui est nécessairementun mandataire de justice (C. assur., art.L. 326-2) alors que ce ne sera pasnécessairement le cas pour le liquidateurd’une société coopérative. Cf.A. Médina, ouvrage préc., p. 191 et s.

(11) C. construct. , art. L. 241-6.(12) 9.000 W au lieu de 375.000 W pourles dirigeants sociaux.

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l’incrimination a été étenduaux dirigeants favorisant uneautre société « ou entre-prise » dans laquelle ils sontintéressés. La codification dite« à droit constant » opéréepar l’ordonnance no 2000-912 du 18 septembre 2000,s’est bornée à reformuler l’in-crimination pour la mettre enconformité avec les techni-ques rédactionnelles du Codepénal de 1992 (13).

II. Complexité del’incrimination

L a complexité de l’incri-mination d’abus de

biens sociaux se caractérisedoublement par des imper-fections de l’élément intellec-tuel et une imprécision del’élément matériel de l’infrac-tion.

A. Imperfections del’élément intentionnel

1. Imperfection formelle

La légistique criminelle estmalmenée par une définitionredondante du dol général del’infraction exigeant que lesdirigeants aient « de mau-vaise foi » fait des biens oudu crédit de la société unusage « qu’ils savent con-traire » à l’intérêt social.

Pourtant, la jurisprudence re-tient parfois la simple négli-gence du dirigeant socialpoursuivi qui, en raison deses fonctions, aurait dû con-naître ou ne pouvait pasignorer le caractère délic-tueux de l’acte accompli parautrui (14).

2. Imperfectionsubstantielle

À ce dol général, le texted’incrimination ajoute un dolspécial : avoir agi à des finspersonnelles (15).

À la lumière de l’exposé duprofesseur Régis Blazy, il pa-

raît légitime de s’interrogersur la pertinence de cette exi-gence légale puisque « privi-légier son intérêt personnelest économiquement ration-nel ». Faut-il en déduire quelorsque l’intérêt social et l’in-térêt personnel du dirigeants’opposent, ce dernier feraprévaloir son propre intérêtsur celui de la société puis-que un agent économique ra-tionnel cherche à maximiserson bien-être ?

À l’origine, ce dol spécial étaitdestiné à limiter le champ del’infraction afin de ne pascontrarier l’esprit d’entre-prise. Mais il a été interprétéde manière particulièrementextensive par la jurispru-dence qui y intègre l’intérêtmatériel (rémunérations ex-cessives par exemple) commel’intérêt moral, familial ouamical (recherche de pres-tige et de notoriété, sauve-garde de la réputation fami-liale ou d’intérêts électo-raux). Dès lors que tout mo-bile peut être pris en consi-dération, ce dol spécialdevient « superfétatoire »(16) et ne permet plus dedistinguer la faute pénale dela faute de gestion (17).

Si cette interprétation induitun accroissement de la ré-pression, elle est susceptibled’aboutir corollairement à undéficit de compréhension desacteurs économiques concer-nés qui ne leur permet peut-être pas suffisamment d’anti-ciper les règles et de modi-fier leur comportement.

B. Imprécision de l’élémentmatériel

1. La contrariété àl’intérêt de la société

La principale source de diffi-cultés concernant l’élémentmatériel de l’infraction ré-side dans l’exigence d’un actecontraire à l’intérêt social.

Cette notion a donné lieu àd’importantes divergencesdoctrinales, assimilant l’inté-rêt social à l’intérêt des asso-ciés qui la composent ou,plus largement, à l’intérêt del’entreprise (18). L’analyseéconomique semble se fairel’écho de cette acception ex-tensive à travers la notion de« créancier résiduel ».

La chambre commerciale dela Cour de cassation paraîtconsidérer que l’intérêt so-cial est l’intérêt général ou es-sentiel de la société (19).

La chambre criminelle avait,pour sa part, considéré untemps que « les abus de bienssociaux portent atteinte nonseulement aux intérêts des as-sociés mais aussi à ceux destiers qui contractent avec elle(sic) » (20). Mais, paradoxa-lement, elle refusait les cons-titutions de parties civiles descréanciers. En décidant dé-sormais que l’action civile desassociés — pour leur préju-dice personnel — est égale-ment irrecevable, elle tend àassimiler l’intérêt social à ce-lui de la seule société victimede l’infraction (21).

L’évolution de la jurispru-dence de la chambre crimi-nelle relative à la notion d’in-térêt social est connue. Elle ad’abord considéré que « l’usa-ge des biens d’une société estnécessairement abusif lors-qu’il est fait dans un but illi-cite » (22), suscitant un tollégénéral. Puis elle a semblé in-fléchir sa position (23), avantde décider que « quel que soitl’avantage à court termequ’elle peut procurer, l’utilisa-tion des fonds sociaux ayantpour seul objet de commettreun délit tel que la corruptionest contraire à l’intérêt socialen ce qu’elle expose la per-sonne morale au risque anor-mal de sanctions pénales oufiscales contre elle-même etses dirigeants et porte atteinteà son crédit et à sa réputa-tion » (24). L’abus ne dépen-

(13) « Est puni (...) le fait (...) ».(14) Cass. crim., 19 décembre 1973,Bull. crim., no 480 ; D. 1974. 271,note Bouloc.(15) Ou pour favoriser une autre sociétéou entreprise dans laquelle le dirigeantétait directement ou indirectementintéressé.(16) W. Jeandidier, Droit pénal desaffaires, 5e éd., Dalloz 2003, no 275.Cependant M. Pralus prône le maintiendu dol spécial afin de renforcer « lavigilance sur le terrain de la preuve desagissements abusifs » : « Contributionau procès de l’abus de biens sociaux »,JCP 1997. I. 4001, no 28.(17) En ce sens, W. Jeandidier, ibid.(18) Définie comme une « unitééconomique impliquant la mise en œuvrede moyens humains et matériels deproduction ou de distributions desrichesses et qui repose sur uneorganisation préétablie », Lexique destermes juridiques Dalloz, 13e éd., 2001,p. 239.(19) D. Tricot, RTD com. 1994,p. 622.(20) Cass. crim., 26 mai 1994, JCP1994. IV. 1959 ; Rev. sociétés 1994,p. 771, note B. Bouloc.(21) Cf. infra.(22) Cass. crim., 22 avril 1992, Rev.sociétés 1993, p. 124, note B. Bouloc ;Dr. pén. 1993, comm. 115, Robert.(23) Cass. crim., 11 janvier 1996,Rev. sociétés 1996, note B. Bouloc ; Dr.pén. 1996, 108, Robert.(24) Cass. crim., 27 octobre 1997,Bull. crim., no 352 ; JCP 1998. II.10017, note Pralus ; Rev. sociétés 1997,p. 869, note B. Bouloc.

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drait donc pas de l’illicéité del’acte mais de la gravité de lalésion subie ou de l’anorma-lité du risque encouru.

Mais où se situent ces seuilsde gravité ou d’anormalité etquels en sont les élémentsd’appréciation si le risque estinhérent à la vie des affai-res ?

Lorsqu’il s’agit de pénétrerun marché fermé, sur lequelles « droits d’entrée » etautres « commissions » sontsystématiques, voire systémi-ques, mais avec la perspec-tive de réaliser des bénéficessubstantiels, est-il possible deconsidérer qu’il existe unmanque à gagner collective-ment dommageable, dumoins en l’absence de dispro-portion entre la commissionversée et les bénéfices es-comptés ? Ne s’agirait-il pas,au contraire, de neutraliserun biais concurrentiel, à l’ins-tar de l’exception d’aligne-ment de la revente à perte(25) ?

La gravité de l’acte ou l’anor-malité du risque étant appré-cié par le juge pénal au jourde l’acte et non en fonctiondu résultat produit, le quitusou l’approbation donnés sontindifférents sur la qualifica-tion de l’infraction, puis-qu’ils s’assimilent à un con-sentement de la victime. Il esttout aussi indifférent que lerésultat final s’avère favora-ble ou défavorable à la so-ciété car on cherche à répri-mer l’abus et non l’incompé-tence dans la gestion sociale.Mais la distinction entre lesdeux est malaisée, tout com-me l’est celle entre faute degestion et faute pénale.

S’il revient au juge pénal decaractériser et de réprimer lesappropriations frauduleuseset autres atteintes aux biens,lui incombe-t-il vraimentd’apprécier l’intérêt d’une so-ciété, voire d’un groupe desociétés ?

2. La contrariété à l’inté-rêt du groupe de sociétés

Les analyses précédentes, re-latives à la notion d’intérêtsocial, prennent une impor-tance particulière en matièrede groupes de sociétés ausein desquels les flux etconcours financiers ainsi queles échanges de services sonthabituels mais peuvent êtretrès inférieurs au prix dumarché, voire gratuits (26).Dans le cadre des groupes desociétés, i l peut arriverqu’une filiale soit « littérale-ment vidée de sa substan-ce » (27) au profit d’uneautre et il faut alors vérifiersi le groupe dans son ensem-ble a ou non, profité de l’actelitigieux (28).

En pareille hypothèse, laCour de cassation considèreque le sacrifice demandé,parfois fermement, à une fi-liale n’est pas pénalement pu-nissable lorsqu’il est « mo-tivé par un intérêt économi-que, social ou financier com-mun, apprécié au regardd’une politique élaborée pourl’ensemble du groupe et nedoit être ni démuni de con-trepartie ou rompre l’équili-bre entre les engagementsrespectifs des diverses socié-tés concernées, ni n’excéderles possibilités financières decelle qui en supporte lacharge » (29).

Les conditions de ce fait jus-tificatif spécial, tiré de l’inté-rêt du groupe (30), sont par-ticulièrement strictes et les re-laxes exceptionnelles (31). Ladoctrine a suggéré différentsfondements, dont aucun neparaît pleinement satisfai-sant : état de nécessité, per-mission de la loi, voirecontrainte morale.

Toutefois, un fait justificatifsuppose que le comporte-ment susceptible d’en béné-ficier soit délictueux. Or la ju-risprudence précitée se ré-fère à l’absence de dispropor-tion pour la filiale qui en sup-

porte la charge en exigeantl’existence de contrepartie,l’équilibre entre les sociétésconcernées ou l’absence decharges excessives. Mais l’ona vu précédemment que,s’agissant d’une entrepriseisolée, c’est la gravité de l’at-teinte ou l’anormalité du ris-que supporté par le patri-moine social, qui caractérisel’abus des biens ou du créditde la société. Si l’atteinte estacceptable ou le risque nor-mal, l’infraction n’existe pas.Il est permis d’en déduire queles conditions posées par lachambre criminelle en ma-tière de groupe ne font toutsimplement que nier l’exis-tence de l’infraction vis-à-visde la filiale en cause.

Alors pourquoi se référer àun pseudo fait justificatiffondé sur l’intérêt économi-que, social ou financier com-mun ? Inversement, si la ju-risprudence veut maintenir lacause de justification auxconditions requises, elle de-vrait en faire bénéficier l’en-treprise isolée qui peut aussipoursuivre un intérêt écono-mique, social ou financierdans l’acte accompli, sans sa-crifice exorbitant.

Rappelons enfin le réalismedu droit fiscal : dans un arrêtdu 15 avril 1988 (32), leConseil d’État admet que leversement de « commis-sions » peut constituer unacte normal de gestion dèslors que le chiffre d’affairesde la société concernée avaitprogressé de façon significa-tive et que le montant des ré-munérations était proportion-nel au montant des affairestraitées.

III. Inefficacitédes sanctions

L’ augmentation cons-tante du nombre de

condamnations pour abus debiens sociaux, attestée par lesstatistiques judiciaires, incite

(25) C. com., art. L. 442-4, I, 1o, d.(26) J.-H. Robert et H. Matsopoulou,ouvrage préc., p. 478.(27) A. Vitu, Traité de droit criminel.Droit pénal spécial, Cujas 1982, no 986.(28) Ch. Freyria et J. Clara, De l’abusde biens et de crédit en groupe de sociétés,JCP E 1993, p. 247 ; D. Ohl, L’intérêtdu groupe contre l’intérêt social : lasolidarité limitée, in Le délit d’abus debiens sociaux, Rev. juridique du CentreOuest, no spécial, janvier 1997, p. 60.(29) Cass. crim., 4 février 1985,Rozenblum, JCP 1986. II. 20585, noteJeandidier, Rev. sociétés 1985, p. 648,note B. Bouloc ; 13 février 1989, Bull.crim., no 69, Rev. sociétés, 1989,p. 692, obs. B. Bouloc ; 4 septembre1996, Bull. crim., no 314. Mais la Courde cassation n’admet pas que la notiond’intérêt de groupe puisse justifierl’infraction de banqueroute : Cass.crim., 27 avril 2000, Bull. crim.,no 169, Rev. sc. crim. 2000, p. 842,obs. Renucci. La solution admise pourl’abus de biens sociaux évoquenotamment la justification des pratiquesanticoncurrentielles lorsqu’elles « ontpour effet d’assurer un progrèséconomique, y compris par la création oule maintien de l’emploi, et (...) réserventaux utilisateurs une partie équitable duprofit qui en résulte, sans donner auxentreprises intéressées la possibilitéd’éliminer la concurrence pour une partiesubstantielle des produits en cause »(C. com., art. L. 420-4, I, 2o), ou lajustification du délit d’initié fondée sur lanécessité « d’un plan de restructurationdu capital (...) en vue de libérer lasociété de l’emprise de son actionnaireprincipal » (Cass. com., 9 avril 1996,Bull. civ. IV, no 115, Bull. Joly bourse1996, p. 305, note Peltier).(30) C. Le Gunehec, Le fait justificatiftiré de la notion de groupe de sociétésdans le droit pénal français de l’abus debiens sociaux, à propos d’un arrêt de lachambre criminelle du 4 février 1985,RID pén., 1987, p. 117. Comp.B. Oppetit et A. Sayag, Méthodologied’un droit des groupes, Rev. sociétés1973, p. 585.(31) Cependant : T. corr. Paris, 16 mai1974, D. 1975, p. 37 ; CA Paris,29 mai 1986, Gaz. Pal. 1986. II,p. 484.(32) Cité par M. Dobkine, Réflexionsitératives à propos de l’abus de bienssociaux, D. 1997, chron., p. 323, quirelève que « la démarche du juge fiscalest objective, gestionnaire et moralementneutre » alors que celle du juge pénal estnécessairement différente puisque celui-ciest « en charge de la morale et del’éthique ».

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à redéfinir les modalités dessanctions pénales et à réintro-duire la possibilité d’une in-demnisation des associéspour leur préjudice person-nel.

A. Redéfinir les modalitésdes pénalités

1. S’agissant en premier lieudes peines, l’amende neprend pas en compte les pro-fits réalisés ou éventuelle-ment réalisés, ce qui est pour-tant fréquent en droit des af-faires, notamment en ma-tière boursière (33). Lesagents économiques infor-més peuvent effectivementanticiper les règles juridiquesmais pas nécessairement enmodifiant leur comporte-ment : ils peuvent aussi pro-visionner le montant del’amende encourue pour abusde biens sociaux.

Qui plus est, l’interdiction degérer ne peut être prononcéeni à titre de peine complé-mentaire (34), ni à titre depeine accessoire sur le fonde-ment du décret-loi du 8 août1935 (35), alors qu’elle peutl’être pour des infractions dedroit commun telles que levol, l’escroquerie ou l’abus deconfiance. Toutefois, il estpossible de recourir à unsubstitut à l’emprisonne-ment : l’interdiction d’exer-cer pour une durée de cinqans au plus l’activité profes-sionnelle ou sociale dès lorsque les facilités que procurecette activité ont été sciem-ment utilisées pour préparerou commettre l’infraction,prévue par l’article 131-6,11o du Code pénal.

Si la société se trouve en étatde cessation des paiements,les détournements d’actifspeuvent être qualifiés de ban-queroute permettant alors aujuge de recourir à un vérita-ble arsenal juridique : les pei-nes complémentaires classi-ques de l’article L. 626-5 ; lafaillite personnelle de l’arti-

cle L. 626-6 ou l’interdictionde diriger, gérer, administrerou contrôler une entreprisede l’article L. 625-8 (36).Ceci explique sans doute queles juges du fond tendent àfaire prévaloir la banque-route sur l’abus de biens so-ciaux lorsque survient unconflit de qualifications car iln’y a, de surcroît, ni intérêtpersonnel à rechercher, ni in-térêt social à apprécier pourappréhender les détourne-ments d’actifs constatés.

La qualité de dirigeant socialou de liquidateur, exigée parles textes d’incrimination,pose problème pour la ré-pression du complice dé-pourvu d’une telle qualité. Cedernier ne semble pas pou-voir être « puni commeauteur » de l’infraction sur lefondement de l’article 121-6du Code pénal. Cette solu-tion devrait d’autant pluss’imposer qu’en matière debanqueroute, l’article L. 626-3 du Code de commerce pré-voit que les complices encou-rent les mêmes peines quel’auteur principal « mêmes’ils n’ont pas la qualité decommerçant, d’agriculteur oud’artisan ou ne dirigent pasdirectement ou indirecte-ment, en droit ou en fait, unepersonne morale de droitprivé ayant une activité éco-nomique ». Il en résulte, acontrario, qu’à défaut d’unetelle précision dans les textesréprimant l’abus de biens so-ciaux, le complice dépourvude la qualité requise devraitéchapper à la répression.Aussi regrettable soit-elle,cette solution s’inscrit dans lalogique du principe de léga-lité criminelle.

Il faut également déplorerl’absence de responsabilitépénale des personnes mora-les pour abus de biens so-ciaux, tout au moins jus-qu’au 31 décembre 2005(37), alors qu’elle est prévuepour les infractions de vol,d’escroquerie et d’abus de

confiance. Se pose alors laquestion de la responsabilitépénale de la personne physi-que, représentant permanentde la personne morale admi-nistrant une société.

À ces difficultés, s’ajoutent lesraffinements de la jurispru-dence pénale concernant lepoint de départ du délai deprescription de l’action publi-que (38).

2. S’agissant en second lieude la prescription de l’actionpublique et sans revenir endétail sur la question, rappe-lons seulement qu’après avoirlongtemps décidé que lepoint de départ du délai deprescription de l’action publi-que était fixé au jour où l’in-fraction a été découverte (39)dans des conditions permet-tant l’exercice de l’action pu-blique (40), la jurisprudencedécide désormais que cepoint de départ est fixé, saufdissimulation, au jour de laprésentation des comptes an-nuels (41).

La solution précédente, évi-demment contraire aux exi-gences des articles 7 et 8 duCode de procédure pénale,n’était cependant pas dépour-vue d’une certaine pertinen-ce au regard de la maximecontra non valentem agere noncurrit praescriptio ou de l’ac-tion en responsabilité contreles administrateurs ou le di-recteur général qui « se pres-crit par trois ans à compterdu fait dommageable ou s’ila été dissimulé, de sa révéla-tion » (42).

La solution actuelle ne satis-fait toujours pas aux arti-cles 7 et 8 du Code de pro-cédure pénale mais, à la ré-flexion, ne serait-ce pas cesdeux dispositions qu’il con-viendrait de modifier ? Ne se-rait-il pas plus judicieux —et efficace — de fixer le pointde départ du délai de pres-cription de l’action publiqueau jour de la découverte del’infraction et ce même en de-

(33) C. mon. et fin., art. L. 465-1.(34) Cass. crim., 12 septembre 2001,Dr. pén. 2002, comm. 6, note Robert.(35) Cass. crim., 13 décembre 1988,Bull. crim., no 429. Mais s’agit-il encored’une peine accessoire après l’arrêtd’Assemblée plénière du 22 novembre2002 (JCP 2003. II. 10042, noteJeandidier ; JCP E 2003, nos 17-18,p. 757, note Robert ; Dr. pén. 2003,comm. 37, obs. Robert) visant la loino 47-1635 du 30 août 1947 ? Cettedernière a-t-elle vocation à s’appliqueren cas de condamnation définitive à troismois d’emprisonnement ferme pour abusde biens sociaux ? La doctrine l’affirmedans son ensemble (W. Jeandidier,J.-Cl. Sociétés, Fasc. 132-20, no 93 ;D. Rebut, Rép. Pénal Dalloz, Vo, Abusde biens sociaux, no 226 ; contraG. Sousi, Un délit souvent inadapté :l’abus des biens ou du crédit de la société,RTD com. 1972, p. 304.), mais sansétayer son point de vue par des référencesjurisprudentielles. Les raisons de douterdu bien-fondé de cette affirmation sontpourtant de trois ordres : l’article 1er, 4o,de la loi de 1947 vise les lois du 24 juillet1867 et du 7 mars 1925 abrogées parcelle du 24 juillet 1966 ; la loino 92-1336 du 16 décembre 1992 ayantretouché l’article 1er, 2o, aurait pu, oudû, rectifier le 4o du même texte ; toutesles sociétés visées par l’incriminationd’abus de biens sociaux ne sont passoumises aux dispositions, désormaiscodifiées, de la loi du 24 juillet 1966(cas des sociétés civiles de placementsimmobiliers ou des entreprisesd’assurance), ce qui introduit unedistinction regrettable dans la répressiond’une même infraction.(36) Sans oublier l’action encomblement de passif de l’articleL. 624-3 du Code de commerce, en casde faute de gestion ayant contribué àl’insuffisance d’actif.(37) Date à laquelle sera supprimé leprincipe de spécialité régissant laresponsabilité pénale des personnesmorales (art. 54, loi no 2004-204 du9 mars 2004, modifiant l’article 121-2du Code pénal).(38) Cf. L’appel à la raison duprofesseur Mayaud, D. 2004, chron.,p. 194.(39) Cass. crim., 7 décembre 1967,Bull. crim., no 321. Pour l’abus deconfiance : Cass. crim., 4 janvier 1935,Gaz. Pal. 1935. 1, jur., p. 353.(40) Cass. crim., 10 août 1981, Bull.crim., no 244. Pour l’abus de confiance :Cass. crim., 6 octobre 1955, Bull. crim.,no 378.

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hors du droit pénal des affai-res (43) ?

B. Réintroduire la possibi-lité d’une indemnité

L’analyse économique con-firme les caractères indemni-taire et incitatif, voire parfoisvindicatif, de l’action civile.Elle conduit à porter une ap-préciation critique sur le ré-cent revirement opéré par lachambre criminelle qui dé-clare désormais irrecevablesles constitutions de partie ci-vile des associés pour leurpréjudice personnel (44).

La solution est empreinted’un certain pragmatisme :gérer l’afflux des règlementsde comptes strictement com-merciaux devant le juge ré-pressif. Mais n’aurait-il pasété possible de recourir da-vantage à la dénonciation ca-lomnieuse (45) ?

Il convient de souligner que,dans un premier temps, la ju-risprudence avait estimé quel’action civile des associésétait irrecevable (46). Puis,dans un second temps, elleavait décidé le contraire (47)en admettant que le préju-dice des actionnaires consis-tait essentiellement en uneprivation de bénéfice ou uneperte de valeur de leurs ac-tions qui découlent directe-ment de l’infraction (48).

La situation est désormais lasuivante pour les actionnai-res : analyser attentivementles comptes annuels, parfoisconsolidés, et agir ut singuli(49) s’ils détectent des dé-penses suspectes en sachantqu’ils devront supporter lesfrais de procédure. En cas deréussite, les dommages et in-térêts versés intégreront ex-clusivement le patrimoine so-cial : quel intérêt les associés

ont-ils à agir dans ces condi-tions ? Pourtant les abus debiens sociaux sont des infrac-tions difficilement détecta-bles parce que réalisées pardes personnes ayant le pou-voir de dissimuler leurs agis-sements aux organes decontrôle. La jurisprudenceactuelle « désincite » les as-sociés à se montrer vigilants.

La situation est d’autant plussingulière que la chambre cri-minelle décide que les cons-titutions de partie civile desassociés sont recevables,d’une part, pour abus deconfiance dans les sociétés depersonnes (50) et, d’autrepart, en matière de délit d’ini-tiés (51).

En définitive, l’analyse éco-nomique nous inciterait à po-ser la question suivante :l’abus de confiance pourrait-il être un remède aux mauxde l’abus de biens sociaux ?

"

(41) Notamment, Cass. crim., 27 juin2001, Dr. pén. 2001, comm. 129, noteRobert. Ce qui fait place à l’incertitudepour la prescription du recel d’abus debiens sociaux : en principe, laprescription du recel est indépendante decelle de l’infraction d’origine et court dujour où la détention ou le bénéfice de lachose recelée cesse, mais il en vadifféremment pour le recel d’abus debiens sociaux, dont le point de départ estfixé au jour où l’abus de biens sociauxest apparu et dans des conditionspermettant l’exercice de l’action publique(Cass. crim., 6 février 1997, JCP 1997.II. 22823, note Pralus ; Dr. pén. 1997,comm. 61). Doit-on revenir au principeou retenir la publication des comptesannuels, sauf dissimulation ?(42) C. com., art. L. 225-254 ;v. égal. art. L. 225-42, al. 2 pourl’action en nullité des conventions del’article L. 225-38 conclues sansautorisation préalable du conseild’administration.(43) Rappelons que les articles 9 et 10du Code brumaire An IV fixaient lepoint de départ de la prescription au jouroù le parquet avait connaissance del’infraction.(44) Cass. crim., 13 décembre 2000,deux arrêts, Dr. pén. 2001, p. 16, noteRobert et Rev. sociétés 2001, p. 394 et399, notes B. Bouloc.(45) C. pén., art. 226-10.(46) Cass. crim., 12 février 1959, Bull.crim., no 103.(47) Cass. crim., 6 janvier 1970, Rev.sociétés 1971, p. 25, note B. Bouloc ;10 novembre 1971, Bull. crim, no 307.(48) Cass. crim., 11 janvier 1996, Dr.pén. 1996, comm. 110, note Robert.(49) Cass. crim., 12 décembre 2000,Dr. pén. 2001, comm. 48, note Robert ;4 avril 2001, D. 2002, jur., p. 1474,note Scholastique.(50) Cass. crim., 10 avril 2002, Dr.pén. 2002, comm. 119, obs. Véron.(51) Cass. crim., 11 décembre 2002,Bull. Joly Bourse 2003, p. 149, noteStasiak.

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LA SANCTION ADÉQUATE EN MATIÈRE CONTRACTUELLE :UNE ANALYSE ÉCONOMIQUE

ÉRIC BROUSSEAUProfesseur à l’Université Paris X-NanterreChercheur au Forum (UMR CNRS 7028)

Membre de l’Institut universitaire de France

I. L’analyse économiquedes contrats... en quelquesmots

À partir du milieu des an-nées 1970, les écono-

mistes ont développé uneanalyse des contrats sur la lo-gique de laquelle il convientde revenir afin de permettreau juriste d’interpréter lemessage de la théorie écono-mique en matière de ruptured’engagement contractuel(1).

Au départ, les économistes nese sont pas intéressés aucontrat en tant qu’objet juri-dique, leur objectif était dedévelopper une représenta-tion plus pertinente d’uneéconomie de marché quecelle dont ils disposaientalors. Dans une économieréelle, les agents se coordon-nent de manière décentrali-sée en signant des contratsentre eux, alors que dans lesmodèles théoriques hérités duXIXe siècle, on représentaitl’économie comme un en-semble de marchés centrali-sés, un peu à la manière desbourses de valeur. En se don-nant les moyens de représen-ter l’économie comme un vé-ritable système décentralisé,où les agents échangent en-tre eux à des prix négociésdes prestations hétérogènes,les économistes sont parve-nus à construire des modèlesplus réalistes et plus précisqui leur ont permis de grandsprogrès dans l’analyse de laformation des grandeurs éco-nomiques (prix, quantités etqualités échangées). Celaétant, les économistes cher-chaient à représenter com-ment les agents se mettentd’accords sur les termes del’échange, pas à comprendrel’économie des mécanismesjuridiques au cœur descontrats. Progressivement,cependant, les outils mobili-sés ont été mis au service

d’une analyse de l’efficacitédes formes alternatives decontrats du fait de la néces-sité de mieux comprendredes contrats essentiels dupoint de vue économique —comme les contrats de longterme dans l’industrie ou lescontrats de travail — et aussiparce qu’on a demandé auxéconomistes leur opinion surdes clauses contractuellesparticulières — notammentdans le cadre du développe-ment des politiques de laconcurrence. Les économis-tes des contrats ont alorscherché à développer une vé-ritable analyse économiquedes dispositifs juridiques,dans le prolongement del’analyse économique dudroit (AED).

Avant d’aller plus loin, rap-pelons que l’analyse écono-mique du droit — mais onpréférera le terme anglo-saxon de Law and Economicsqui souligne mieux qu’il s’agitde mêler les deux approches— ne consacre en rien la su-prématie des principes juridi-ques anglo-saxons, ce qui larendrait inadaptée à l’ana-lyse du droit civil. Comme lenote Éric Posner (2002) —le fils du juge célèbre pouravoir popularisé la démarcheoutre-Atlantique (Posner[2003]) — l’analyse économi-que est en réalité peu enphase avec les pratiques desjuridictions américaines. Lesjuges considèrent qu’elle asouvent une portée pratiquelimitée. L’AED n’a doncqu’une influence modeste surle droit outre-Atlantique. Enfait, comme le rappelle Aris-tides Hatzis (2000), le Lawand Economics joue un rôleimportant dans les pays decommon law du fait du déve-loppement des débats autourdes cas concrets de jurispru-dence et de l’absence d’uncorpus doctrinal pour l’or-donner. Les catégories analy-

tiques proposées par les te-nants de l’AED ont permisd’organiser un certain nom-bre de débats transversaux.Le raisonnement économi-que ne conduit cependant enrien à la démonstration d’unesupériorité de la loi coutu-mière sur le code, comme ledémontrent les contributionsqui se multiplient réunies, parexemple, par Deffains et Ki-rat (2001) ou par Deffains(2002). Elles soulignent queles pratiques juridiques donton parvient à démontrer lasupériorité appartiennentparfois à un univers juridi-que, parfois à un autre, etqu’en sus la plupart de cespratiques sont présentes (àdes degrés divers) dans l’en-semble des droits. L’appro-che économique n’est en rienbiaisée en faveur d’un cadrelégal ou un autre.

Ces différents éléments decadrage permettent de préci-ser la nature et la pertinencedes approches économiquesde la rupture contractuelle. Àla fois parce que l’économiedes contrats n’est pas desti-née à fournir une doctrinecomplète en matière de sanc-tion en cas d’inexécution, etparce qu’il est fidèle à sa dé-marche hypothético-déduc-tive, l’économiste proposedes modèles théoriques des-tinés non pas à saisir toutesles dimensions du problème,mais à mettre l’accent surcertains enchaînements decausalités. Le juriste doitdonc se familiariser avec la« boîte à outil » des écono-mistes pour élaborer sa pro-pre doctrine ou éclairer cesdécisions. C’est en tous lescas dans cet esprit qu’estconçu le présent article quipropose un éclairage sur dif-férentes dimensions de l’ana-lyse économique du défautd’exécution des contrats.

Afin de comprendre l’intérêtde ces modèles, il convient de

(1) On trouvera une analyse assezexhaustive de l’économie des contratsdans Brousseau (1993) ainsi que dansBrousseau et Glachant (2000) (et 2002pour une version en anglais plusexhaustive).

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souligner leur socle com-mun. Il tient à la vision ducontrat comme outil de luttecontre l’incertitude. Pour leséconomistes, le contrat estavant tout un ensemble d’en-gagements réciproques entredeux parties destinées à leurpermettre d’économiser surles « coûts de transaction ».Ces coûts renvoient aux dé-penses que les individus doi-vent consentir pour recher-cher un partenaire et négo-cier les termes de l’échange(coûts ex-ante qualifiés decoûts d’ « écriture ») aux-quels s’ajoutent les dépensesréalisées une fois que lecontrat signé (coûts ex-postqualifiés de coûts de « gou-vernance »). En effet, il existeun décalage temporel entre lemoment où l’accord est scelléet où il est exécuté. Ce déca-lage peut être à l’origined’inadaptations car les par-ties peuvent ne pas avoir cor-rectement prévu l’avenir, à lafois parce qu’elles ont des ca-pacités de décision bornées(concept de « rationalité limi-tée ») et parce que l’avenirest incertain. Les obligationssouscrites ex-ante peuventdonc les conduire à adopterdes comportements qui nesont pas les meilleurs possi-bles ex-post, ce qui génère descoûts dits de « maladpta-tion » auxquels peuvents’ajouter des coûts liés auxrenégociations et conflits quis’en suivent. Cela plaide enfaveur d’une certaine flexibi-lité permettant aux parties derevenir sur leurs obligationsafin de s’adapter à la situa-tion. Cela étant ces adapta-tions éventuelles posent pro-blème. D’abord parce que lesapports réciproques des par-ties peuvent être décalés dansle temps, une révision de cequ’apporte, par exemple B àA au temps T peut se tra-duire concrètement par uneperte par rapport à ce qu’Aattendait de B compte tenude ce que le premier a donnéou fait au temps T – 1 en fa-

veur de B. Ensuite, parce quela révision peut être stratégi-quement utilisée par une desparties pour ne pas exécuterses obligations contractuel-les. Ces éléments plaidentpour forcer à l’exécution desobligations telles qu’elles ontété souscrites non seulementpour protéger les intérêts desparties éventuellement lé-sées, mais aussi pour garan-tir l’efficacité. En effet, si lesparties savent ex-ante qu’aposteriori les engagementssouscrits par des tiers à leurégard seront révisables, ils hé-siteront eux-mêmes à s’enga-ger dans toute transaction quine serait pas instantanémentdénouée, puisqu’ils pour-raient perdre à tout momentla valeur de ce qu’ils ont en-gagé dans la transaction.Ainsi tout engagement con-tractuel se trouve-t-il mar-qué par la tension entre unbesoin de rigidité, garante desa crédibilité — elle-mêmenécessaire pour que les par-ties s’engagent dans des tran-sactions marquées par uncertain risque —, et un be-soin de flexibilité, garanted’une adaptation des partiesaux situations auxquelles el-les sont effectivement con-frontées.

À partir de cette vision com-munes trois modèles propo-sent des analyses complé-mentaires des problèmes en-gendrés par l’exécution desengagements contractuels(2). Le premier concerne enparticulier ce que les écono-mistes qualifient de contratstransactionnels, par référen-ces à la catégorisation propo-sée par le sociologue du droitamér ica in Ian Macne i l(1974). Il s’agit de contratsorganisant une transactioncommerciale classique n’en-gageant pas les parties pourune longue durée. Cette ap-proche permet de mettre àplat les éléments plaidant enfaveur de différents régimesd’indemnisation en cas de

non-exécution contractuelle.Elle conduit surtout à mon-trer comment l’attitude dujuge (ou du législateur) in-flue sur la capacité des par-ties à s’ajuster aux imprévuset à rédiger des contrats leurpermettant de le faire (III).Dans un deuxième temps,nous aborderons un autre ca-dre d’analyse : celui des con-trats « relationnels » qui lientdes parties engagées dans unerelation complexe de longterme qui tient plus de lacoopération et de la produc-tion jointe que de la simpletransaction commerciale (IV).Nous évoquerons alors suc-cessivement deux approchesde tels contrats. Une appro-che qui s’exprime principale-ment en termes d’investisse-ment dans la relation. Uneseconde qui met plus l’ac-cent sur la gouvernance d’unprocessus de coopération. Onsoulignera alors qu’il existeun certain nombre d’argu-ments en faveur de l’exécu-tion forcée (IV.A). Cepen-dant, plus la situation est« relationnelle », moins lejuge « répressif » est en me-sure d’avoir une action effi-cace, confiance et attitudecoopérative ne pouvant êtreinitiées par des tiers, ni résul-ter du conflit (IV.B). Dans lespages qui vont suivre, nousallons d’abord revenir surl’analyse proposée par leséconomistes de l’inexécutionefficace (Efficient Breach) afinde souligner comment sepose le dilemme rigidité-flexibilité (II).

II. L’inexécution efficace :le principe

P our aborder cette ques-tion, nous nous inspi-

rons fortement de l’analysequ’en propose Ejan Maac-kay (2005) à travers l’exem-ple de la surréservation aé-rienne. Imaginons une com-pagnie aérienne qui opèrechaque jour 100 vols de 100

(2) On évoluera d’analyses normativesfondées sur des démarcheshypothético-déductives fournissant desconclusions claires, au prix d’hypothèsesfortes, vers des démarches plusinductives, fondées sur l’observation desfaits et débouchant sur des approchesplus « réalistes » mais au prix d’unecertaine ambiguïté des conclusions quidemeurent plus intuitives. Onrecommandera au juriste de ne pas seformaliser de ces limites liées à laméthode économique et de retenir l’espritet les arguments mis en exergue par lesmodèles présentés.

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places à 500 Q le siège ce quireprésente un chiffre d’affai-res potentiel de 5.000.000 Q.Cette compagnie est cepen-dant confrontée à unemoyenne de 10 % de no-show qui, si elle se traduisaiten autant de sièges inoccu-pés, ne lui permettrait de neréaliser qu’un chiffre d’affai-res journalier de 4.500.000 Q,alors même que ses coûtssont grosso modo liés au nom-

bre de vols et non au nom-bre de passagers transportés.La compagnie a donc intérêtà améliorer son taux de rem-plissage en pratiquant de lasurréservation et en vendantdonc systématiquement 10 %de sièges en plus sur chaquevol. Pour faire le bilan d’unetelle pratique, il faut prendreen considération le fait quele no-show sur chaque voln’étant pas identique, il de-

meurera des cas où des siè-ges resteront vides, et des casoù plus de 100 clients se pré-senteront à l’embarquement.Il faudra alors dédommagerles victimes d’un défautd’exécution du contrat detransport. Étudions donc lebilan d’une telle opération,dans le cas où le pourcen-tage de no-show par vol se ré-partirait comme indiqué dansle tableau suivant.

Nombre de vols Nombre de sièges inoccupésen réservation classique

Sièges inoccupés ou manqueen cas de surréservation à 110

5 8 − 215 9 − 160 10 015 11 15 12 2

Dans un tel cas de figure, laperte liée aux sièges inoccu-pés s’élève à 12.500 Q pourla compagnie (25 × 500 Q) àcomparer au demi-millionprécédent. Grâce à la surré-servation, la compagnie réa-lise donc 487.500 Q de recet-tes supplémentaires ce qui luidonne une marge du mêmemontant pour dédommagerles passagers s’étant vu refu-ser l’embarquement. Imagi-nons que la compagnie pro-pose à ces 25 passagers undédommagement de 500 Q

ainsi qu’une place sur le pro-chain vol (ce qui dans notreexemple est en réalité un peudifficile car cela suppose queles passagers surreservéspuissent se reporter sur lesvols où il reste effectivementdes sièges vides). Le coûtd’une telle mesure est de12.500 Q. Il en résulte unc h i ff r e d ’ a ff a i r e s d e4.975.000 Q pour la compa-gnie. Le gain net de la surré-servation est de 475.000 Q dechiffre d’affaires alors mêmeque l’ensemble des passagersdésirant être transportés lesont, et que les 25 clients quiont eu la malchance de nepouvoir embarquer dans le

vol de leur choix bénéficientde facto d’un vol gratuit.

D’un point de vue économi-que, le défaut d’exécutionpermet ainsi d’atteindre unesituation largement préféra-ble à celle qui résulte d’unestricte exécution de l’ensem-ble des contrats de transport(qui interdit de facto la surré-servation) et ce, aussi bienpour le transporteur que pourles passagers. En dynami-que, on peut même imaginerque ce meilleur taux de rem-plissage des avions permet autransporteur de répartir sescoûts (fixes) d’exploitationsur un plus grand nombre depassagers et donc de fairebaisser le prix de ses billets(potentiellement de près de10 %).

Cet exemple a un double mé-rite. Tout d’abord il montrebien comment dans certai-nes circonstances, la non-exécution d’une obligationcontractuelle peut être socia-lement efficace, suggérantainsi qu’elle ne doit pas né-cessairement être sanction-née. Ensuite, il souligne qu’ence qui concerne les partiescontractantes, tout le pro-blème est celui du régime

d’indemnisation. En effet, lapartie qui souhaite ne pasexécuter réalise un « sur-plus » par rapport à la situa-tion où elle devrait exécuter.Si ce « surplus » est supé-rieur à la perte enregistrée parla victime de la rupture alorsil y a accord possible. Lesdeux contractants sont alorsgagnants et une meilleure uti-lisation des ressources estréalisée au plan collectif. La« compensation » due à lavictime en cas de non-exécution peut varier entre lemontant du préjudice qu’ellesubit et le gain total dont bé-néfice l’initiateur de la non-exécution. Il faut naturelle-ment que ce gain soit supé-rieur au préjudice, mais dansce cas, la « victime » de lanon-exécution peut se retrou-ver dans une situation préfé-rable à celle dans laquelle elleaurait été s’il y avait eu exé-cution suivant les termes en-visagés contractuellement,puisque le bénéficiaire est enmesure de verser à la victimeune compensation supé-rieure au préjudice qu’elle su-bit.

On parle donc de rupture ef-ficace, lorsque les gains col-

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lectifs à la non-exécution sontsupérieurs aux dommagesengendrés. Lorsqu’on estdans une telle situation, lapartie qui désire ne pas exé-cuter est en mesure de négo-cier la non-exécution avecl’autre, puisque les gainsqu’elle réalise lui permettentde dédommager la victime.L’acceptation et l’acceptabi-lité de la non-exécution vontdonc dépendre du régime decompensation de la « vic-time » et l’analyse économi-que de la sanction en ma-tière contractuelle va s’ap-puyer sur l’analyse des pro-priétés de différents régimesde compensation car il peuty avoir plusieurs acceptionsde la notion de préjudice.

III. Inexécution et indemni-sation des contrats « tran-sactionnels »

A u cas où il s’avéreraitimpossible ou trop

coûteux d’organiser une né-gociation entre les partiespour s’accorder sur la non-exécution, cette dernière de-vient unilatérale et la victimeva donc poursuivre devant lestribunaux la partie fautive.Quel doit être l’attitude dujuge ? D’après la théorie éco-nomique, c’est essentielle-ment une question de ré-gime d’indemnisation qu’ondoit juger moins en fonctionde critères de justice que decritères d’efficacité en pre-nant en considération la ma-nière dont le niveau de dé-dommagement exigé du« fautif » influence son com-portement.D’un côté si le juge fixe desdommages et intérêts très fa-vorables à la victime, il obligela partie défaillante à tenircompte du « coût social » desa défection, et à ne pas exé-cuter ses obligations qu’aucas où les gains en efficacitécollective sont très élevés. Del’autre, si le niveau des dom-mages est moins favorable à

la victime, il permet au dé-faillant d’exploiter chacunedes « nouvelles opportuni-tés ». Dans les deux cas, desgains en efficacité sont réali-sés, mais les propriétés desdifférents régimes d’indemni-sation sont contradictoires.Le premier est soucieux dela protection des investisse-ments. Le second encouragela flexibilité. Il faut donc réa-liser des arbitrages. Fonda-mentalement, il va dépendredes caractéristiques de latransaction et de l’environne-ment dans laquelle elle se dé-roule.

A. Propriétés des différentsrégimes d’indemnisation

Un second exemple va nouspermettre de passer en revueles propriétés de régimes al-ternatifs d’indemnisation(Edlin [1998]). Un clientpasse au temps T0 une com-mande à un artisan d’un bu-reau pour un montant de1.000 Q. Quelques tempsaprès (T1), alors que l’arti-san a déjà dépensé l’équiva-lent de 350 Q pour réaliser lebureau commandé, l’ache-teur découvre un bureau quilui convient à un prix attrac-tif auprès d’un commerçant.Sa décision d’acheter le bu-reau et de rompre unilatéra-lement le contrat qui le lie àl’artisan va dépendre de l’in-demnisation qu’il lui devra.Trois sanctions à l’inexécu-tion sont possibles.• L’indemnisation la moinsforte consiste à faire en sorteque la victime de la rupturese retrouve dans la situationinitiale, comme s’il n’y avaitpas eu de contrat. Seul ledommage qu’elle subit estpris en considération. Le Re-liance Damage correspon-dant s’élève donc à 350 Q.• La notion de dommages etintérêts (Expectation Da-mage) consiste à faire en sorteque la victime réalise le béné-fice qu’elle aurait réalisé si la

vente avait eu lieu. Si le coûtde revient de l’artisan (sup-posons 600 Q) est connu alorsson bénéfice attendu est de400 Q. L’indemnisation né-cessaire est donc égale à750 Q (350 + 400).

• L’exécution forcée (SpecificPerformance) revient à forcerà la fois l’acheteur à dépen-ser les 1.000 Q promis et àforcer le vendeur à terminerle bureau, c’est-à-dire dépen-ser 250 Q supplémentaires,pour réaliser son bénéfice de400 Q.

La règle d’indemnisation ap-pliquée par le juge va avoirune influence sur les incita-tions de l’acheteur à rompre.

• La règle des dommages etintérêts (Expectation) leconduit : à ne rompre lecontrat que dans la situationoù la rupture est efficace,c’est-à-dire quand l’acheteurestime que la différence (V)entre la valeur du bureauneuf et sur-mesure et la va-leur de « l’affaire » est infé-rieure à 250 Q (soit la la va-leur de ce qu’il reste à dépen-ser pour produire le bureausur mesure). Dans ce cas, lebureau sur mesure n’est « ef-ficacement » pas produitpuisqu’il n’a pas aux yeux deson futur propriétaire une va-leur supérieure à son coût deproduction résiduel. En re-vanche, lorsque la règle dessimples dommages (Re-liance) est appliquée, l’ache-teur est amené à rompre ycompris dans des situationsinefficaces (soit, lorsque sonestimation de la valeur dusur- mesure (V) est située en-tre 250 Q et 650 Q). Il rompten effet tant que la valeur dusur-mesure est inférieure aux650 Q qu’il doit encore à l’ar-tisan pour le bureau neuf, etalors que lui-même estimeque cette valeur est supé-rieure aux seuls 250 Q néces-saires à l’achèvement du bu-reau sur-mesure (auquel il at-tribue une plus grande va-

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leur que le bureau découvertex-post) (3).

• Quant à l’exécution forcée,elle conduit nécessairement àune situation inefficace ausens où elle empêche l’ache-teur de profiter d’une aubainesans améliorer le bien-être del’artisan (par rapport à l’ap-plication de dommages et in-térêts) (4).

À première vue, donc, leprincipe du dédommage-ment au niveau des profitsanticipés (Expectation Da-mage) semble préférable auxautres. Ce point doit cepen-dant être relativisé car cetteformule ne va pas sans poserdes problèmes d’incitations etde mise en œuvre.

• Sur le plan des incitations,la formule confère un pou-voir de négociation très fortà la victime de la rupture. Ilpeut la conduire à ne pas re-chercher une solution plus ef-ficace. Dans notre exemple,tout se passe comme si les350 Q dépensés par le com-merçant étaient « perdus ».Or s’ils sont redéployables,c’est-à-dire si l’artisan peututiliser ce qu’il a déjà faitpour produire pour un autreclient, alors il serait sociale-ment préférable de parvenirà une solution qui l’incite àle faire. Par ailleurs cela de-vrait diminuer les domma-ges dus, abaissant le seuil derupture efficace. La règle del’Expectation Damage n’in-cite pas l’artisan à accepterun compromis. Elle aug-mente « artificiellement » leniveau de rupture efficace, cequi empêche les parties deprofiter effectivement des op-portunités qui se présententpour dénouer le plus effica-cement possible le problèmené de la découverte d’unenouvelle opportunité parl’acheteur.

• Sur le plan de la mise enœuvre, se pose le problèmede l’évaluation des « inté-rêts », c’est-à-dire du profit

anticipé par la victime de larupture. Un tiers n’est pasnécessairement en mesure dedéterminer facilement lescoûts effectifs qui auraient étéceux de l’artisan s’il avait ter-miné sa prestation. Ex-post,ce dernier peut en fournirune évaluation minimisée afinde maximiser son indemnisa-tion. Tout pourrait être ré-solu, si l’artisan acceptait derévéler ses coûts à l’avance,mais il a de fortes incitationsà ne pas le faire car cela di-minue son pouvoir de négo-ciation vis-à-vis de l’ache-teur (5).

Ce dernier point explique lesraisons pour lesquelles, dansla pratique, un principe d’in-demnisation des seuls dom-mages puisse le cas échéantêtre préféré, y compris par lapartie qui bénéficierait ex-post d’une indemnisation enfonction des profits espérés.Dans le cas du transport, larègle d’indemnisation desseuls dommages (RelianceDamage) conduit le char-geur à ne pas révéler la va-leur de sa cargaison au trans-porteur. En revanche, le prin-cipe d’Expectation Damageconduira le transporteur àexiger la transparence sur lavaleur des cargaisons de ma-nière à prendre les précau-tions nécessaires concernantles cargaisons les plus pré-cieuses. Pour le chargeur, unetelle transparence a un dé-faut majeur car elle le conduità révéler au transporteur sapropension à payer. Cela per-met à ce dernier de prati-quer une discrimination parles prix (principes consistantà faire payer au client le prixmaximum qu’il est prêt àpayer pour une prestation,même si cette dernière estidentique à la prestation of-ferte à une autre partie à unprix inférieur).Cette dernière observationconduit à souligner qu’il y aau cœur du principe mêmede sanction d’un défaut

d’exécution un dilemme, cartant l’exécution que l’inexé-cution d’un engagementpassé répondent à un prin-cipe d’efficacité. Il n’y a pasde sanction optimale en toutegénéralité. Tout dépend descirconstances et de l’effica-cité qu’on veut favoriser.L’analyse économique souli-gne les termes du dilemme etmet à jour les variables quil’influencent, mais ne fournitpas une règle de décision sys-tématiquement optimale. Sonintérêt consiste aussi à mon-trer que l’efficacité ne doitpas se juger en fonction duseul effet produit a posteriorisur la seule paire d’agentsconcernés. L’efficacité se jugeavant tout du point de vuede la manière dont les agentsse comportent a priori, quandils s’engagent mutuellement,connaissant les sanctions quiseront appliquées en cas dedéfaillance.

Partant de ce principe, com-ment inciter les parties à secomporter efficacement enmatière de rupture, sachantqu’on vient de souligner queles règles générales font pen-cher la balance de manièreexcessive au profit d’une desparties ou de l’autre, n’inci-tant pas celle qui est surpro-tégée à permettre un ajuste-ment optimal aux conditionséconomiques imprévues.

B. Inciter les parties àprévoir l’inexécution

Un nouvel exemple va nousmettre sur la voie d’une ré-ponse plus satisfaisante à cedilemme efficacité-flexibilité(Posner [2003]). L’intuitioncentrale est que les principesd’indemnisation adoptés parles juges, notamment lors-qu’il s’agit de transactions en-tre professionnels (6), doit in-citer les parties à anticiperqu’une défaillance de l’uned’elles est toujours possibleex-post. Elles doivent définiren conséquence le principe

(3) On notera cependant que les deuxrégimes peuvent être équivalent dansleurs conséquences si certaines conditionsparticulières sont réunies. Si l’acheteurvalorise très faiblement la sur-mesure(c’est-à-dire si son V est inférieur à250 W) alors il se situera, quel que soit lerégime d’indemnisation dans la zone derupture efficace). Si le marché est trèsconcurrentiel, alors la marge attendue del’artisan est faible et tend vers 0. Lesdeux régimes sont alors strictementéquivalents.(4) On peut donner un autre exemple.Supposons un locataire bénéficiant d’unbail de douze mois. Alors que lepropriétaire est non-joignable, uneopportunité (bail plus long, meilleureprestation, etc.) se présente pour lelocataire au bout de quatre mois.Si une règle d’exécution forcée estappliquée, alors le locataire ne peutdéménager car il sera de toute façonobligé de payer les huit mois de loyersrestants. Si, en revanche, une règled’Expectation Damage est en vigueur,alors le locataire peut envisager dedéménager car il sait qu’il pourra nepayer au propriétaire que les loyerscorrespondant aux mois d’inoccupationde l’appartement. La seconde règlepermet de bénéficier des bienfaits de laflexibilité sans nuire aux intérêts del’autre partie.(5) On peut ajouter que si l’acheteur neconnaît pas les coûts (ou les profits)anticipés au moment où il prend sadécision, il doit décider la non-exécutionen situation d’incertitude sur lesdommages qu’il devra verser. Il a doncpeu de chances de ne décider de rompreson engagement qu’en cas denon-exécution efficace ; ce qui diminuel’intérêt de l’application d’une règled’Expectation Damage.(6) Il paraît utile, en effet, de distinguerles transactions entre professionnels pourlesquels les enjeux ont directement à voiravec l’efficacité économique et quicorrespondent à des situations où lesparties ont les moyens d’investir dans lagestion de leurs relations contractuelles,des contrats entre professionnels etparticuliers, où l’on doit tenir compte desasymétries cognitives, ainsi que destransactions entre particuliers qui ont,toutes choses égales par ailleurs, moins demoyens que les professionnels d’investirmassivement dans la gestion de leursrelations contractuelles.

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d’indemnisation à appliquerle plus efficace, compte tenudes spécificités de leur rela-tion.

Imaginons une situation oùdeux opérateurs prévoientune transaction sur des pou-lets, sans préciser plus avantdans le contrat le niveau dequalité, alors même qu’ilexiste trois niveaux de qua-lité différents. Disons, pourfaire image, le poulet « pre-mier prix », le poulet « labelrouge » et le poulet qui enplus du label de qualité estde qualité très supérieure, parexemple « AOC Bresse »(7). Dans un cas comme ce-lui-là, le vendeur a toutes lesincitations pour ne fournirque du poulet premier prix,alors que l’acheteur a négo-cié en s’attendant à recevoirdu poulet AOC. Si du pou-let « premier prix » est effec-tivement livré et qu’un ac-cord à l’amiable entre les par-ties est hors d’atteinte, uneplainte pour défaut d’exécu-tion va être déposée auprèsdes tribunaux. L’indemnisa-tion potentielle de l’acheteurpose non seulement la ques-tion de la règle de dommage,mais aussi celle de l’interpré-tation des termes du contratqui servent de référence à lafois au constat d’(in)exécu-tion et au calcul des domma-ges. Le juge a le choix entretrois options :

• Il peut retenir l’interpréta-tion usuelle (MajoritarianRule) qui correspond à lapratique dominante (parexemple dans notre cas le« Label Rouge ». Cette rè-gle de « bon sens » n’est ce-pendant ni nécessairementjuste, ni forcément efficacecar la pratique dominantepeut très bien être très éloi-gnée de la pratique usuelle dechacune des deux parties (cequi peut être le cas si notreéleveur est un fournisseur tra-ditionnel de la restaurationcollective et au contraire sonclient un restaurateur).

• Il peut retenir une règle depunition pour défaut (Pe-nalty Default), c’est-à-direune interprétation que la plu-part des parties ne choisi-raient pas, et qui correspondà la situation la plus défavo-rable : dans notre cas le pou-let de premier prix, estimantque les parties auraient dûpréciser contractuellementtout niveau de qualité supé-rieur (8).

• Enfin, il peut s’en tenir àl’interprétation littérale ducontrat en ne prenant enconsidération que ce qui estécrit, ce qui dans le cas pré-sent le conduirait à ne pasconsidérer qu’il y a défautd’exécution si le nombre depoulets livrés est effective-ment le bon.

Le choix de l’interprétationusuelle comparé à la puni-tion pour défaut a pour ef-fet, à l’instar d’une règle deresponsabilité illimitée plutôtque minimale, de faire sup-porter au fournisseur (et in-versement à l’autre partie) lecoût de l’ambiguïté contrac-tuelle. Il n’est pas possible dedire en toute généralité ce quiest optimal car de nombreuxfacteurs doivent être pris enconsidération pour détermi-ner ce qui sera le plus effi-cace au plan collectif (distri-bution des préférences dansla population, pouvoir demarché respectif des parties,capacité du vendeur à in-fluer sur le niveau de qualité,etc.). Il est en revanche aiséde comprendre que toute rè-gle d’interprétation généralepourra s’avérer injuste etinefficace dans de nombreuxcas spécifiques. Cela plaidealors pour l’adoption d’unerègle d’interprétation au caspar cas. Finalement, le jugedevrait déterminer, dans cha-que cas litigieux, s’il est justeet efficace de considérer queles parties avaient en réalitédécidé d’échanger du pouletde qualité basse, moyenne ousupérieure. L’inconvénient

d’une telle position est qu’ellen’offre aux parties aucune sé-curité juridique. Dans l’incer-titude sur la règle d’interpré-tation qui sera retenue en casde conflit, elles éprouvent desdifficultés, à évaluer les ris-ques auxquels elles s’expo-sent lorsqu’elles contractent,ce qui les empêche de déter-miner si les transactions danslesquelles elles s’engagentsont bénéfiques. Il peut en ré-sulter des volumes d’échan-ges inférieurs à ce qu’ils se-raient dans un environne-ment juridique plus certain.Par ailleurs, cette solution vaêtre génératrice de conflits,les parties étant incités à« tenter leur chance » auprèsdes tribunaux puisqu’il existeune probabilité qu’on leurdonne raison (ce qui n’estpas le cas lorsque la règle estdonnée, la sentence étantconnue à l’avance). Ainsi,est-on confronté à un nou-veau dilemme entre règle gé-nérale, nécessairement ina-daptée à certaines situations,et interprétation au cas parcas des termes du contrat, gé-nératrice de conflits et de dé-penses afférentes. Ce qui estpréférable dépend in fine dela comparaison des coûts ré-sultants de l’inadaptation dela règle générale retenue avecles coûts des conflits et deleur résolution.

L’application d’un principed’interprétation littérale per-met cependant de sortir de cedilemme. En effet, les ris-ques qu’il fait courir aux par-ties les conduisent à antici-per que des problèmes d’in-terprétation se poseront ex-post, et donc à investir ex-ante dans la conception ducontrat de manière à réduiretant l’incertitude que laconflictualité. Sur le plan col-lectif, cette solution est entous points préférable. Sup-portant (internalisant) lesvrais coûts de coordination,les parties ne peuvent plusobliger la collectivité à sup-

(7) Cet exemple, volontairementsimplificateur, est destiné à souligner lesproblèmes liés à l’incomplétude (oul’ambiguïté) contractuelle qui obligetoujours à « interpréter » le contrat.Même si la qualité était définie plusfinement dans un contrat réel, il n’endemeurerait pas moins des marges demanœuvre qui nécessiteraient un effortd’interprétation. Par exemple, si lecontrat précisait qu’il s’agit de poulet« label rouge », il resterait desincertitudes sur l’âge ou le poids despoulets, la date d’abattage, le mode deconditionnement, etc. Et ainsi de suite.(8) Notons que cette règle est néanmoinsdifférente de la suivante car, si les pouletsne sont pas livrés, alors le juge peutconsidérer que le vendeur fautif était deplus tenu de livrer du poulet AOC.

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porter les conséquences deleurs erreurs ou de leur im-prévision. Elles sont de plusmécaniquement amenées àréaliser le niveau optimald’échange et à minimiser lesconflits, notamment en con-cevant une règle d’indemni-sation « sur-mesure » à ap-pliquer en cas de défaillance.

Pour conclure, puisqu’i ln’existe pas de principe « op-timal » pour sanctionner lanon-exécution des contratstransactionnels — le régimed’indemnisation le plus effi-cace dépendant fondamenta-lement des spécificités écono-miques de chaque transaction—, le concepteur de la politi-que judiciaire se trouve de-vant un dilemme. D’un côté,l’application d’une règle d’in-demnisation d’application gé-nérale induit des inefficacitéstransactionnelles qui vont dis-suader les opérateurs écono-miques de se lancer dans lestransactions inadaptées à la rè-gle en vigueur, ce qui prive lasociété d’un certain nombred’opportunité. De l’autre l’ap-plication de règles contingen-tes engendre une forte conflic-tualité ex-post qui est coû-teuse en soi pour la collecti-vité, mais qui dissuade enplus les agents économiquesd’entreprendre les transac-tions les plus risquées, le ris-que transactionnel moyenaugmentant du fait de l’incer-titude juridique résultant dece principe. Dans ce con-texte, des incitations fortesdevraient être données auxparties pour qu’elles rédi-gent des contrats ad hoc « ef-ficaces » ; c’est-à-dire stipu-lant le niveau de sanctionadéquat dans divers cas de fi-gure. De tels contrats limi-tent en effet la conflictualitéet son coût, fournissent auxparties une forte sécurité ju-ridique, et permettent de te-nir compte des spécificitéséconomiques de chaque tran-saction.

IV. Le rôle délicat du jugedans les contrats« relationnels »

L a solution « optimale »suggérée dans les li-

gnes qui précèdent — forcerle juge à ne s’en tenir qu’àune interprétation littérale ducontrat — n’est adaptée qu’àune gamme particulière derelations contractuelles quel’on a qualifiée plus haut de« transactionnelles » et quicorrespondent à l’échangemarchand d’un bien ou unservice aux caractéristiquesbien délimitées et stables. Ilexiste cependant toute unegamme de situations « rela-tionnelles » — dans lesquel-les les parties réalisent moinsun échange instantané qu’el-les ne sont engagées dans unerelation de coopération afinde mener un projet économi-que commun — dans les-quelles elles ne peuvent pas-ser les contrats « complets »qu’on vient d’appeler de nosvœux.

La théorie économique meten évidence qu’il existe dessituations dans lesquelles ilest radicalement impossiblede prévoir de manière pré-cise les obligations des par-ties ex-post. Plus précisé-ment, elle souligne que les in-dividus concevant des con-trats doivent supporter descoûts de décision. Dès lors,ils peuvent décider de réali-ser des économies en signantdes contrats qui ne prévoientpas les obligations des par-ties dans toutes les circons-tances. Le revers de la mé-daille est qu’ils doivent alorsmettre au point un méca-nisme pour décider, au coursde l’exécution du contrat, ceque seront les obligationsprécises des parties. Ce mé-canisme à un coût de mêmeque les délais d’adaptationqu’ils génèrent. Par ailleurs,les parties doivent, le caséchéant, supporter des coûtsliés à l’incertitude contrac-

tuelle résultant de l’incomplé-tude. Cette dernière peut lesdissuader d’« investir » dansla relation, d’autant que lesmarges de manœuvre lais-sées par l’incomplétude con-tractuelle peuvent être utili-sées de manière opportu-niste par l’une des partiespour tirer partie des failles ducontrat au détriment du par-tenaire. Un arbitrage est doncréalisé par les agents entrecoûts de conception ex-ante,et coûts d’exécution etd’adaptation ex-post. Une se-conde raison explique l’in-complétude contractuelle.Elle tient au fait que les ins-titutions ne sont pas parfai-tes et que les agents ne peu-vent contracter que sur leséléments observables parl’autorité responsable del’exécution du contrat en der-nier ressort.Cette seconde raison est cellequi est mise en avant par lathéorie des contrats incom-plets. La première étant plu-tôt analysée par la théorie descoûts de transaction. Reve-nons successivement sur lesapports de ces deux appro-ches pour comprendre com-ment les juges doivent inter-venir en matière d’exécutiondes contrats incomplets.

A. Le rôle des clauses dedéfaut en cas d’incomplé-tude contractuelle

À nouveau, un exemple sem-ble utile pour faire compren-dre l’idée centrale dévelop-pée par les économistes. Ilsconsidèrent que dans les re-lations de long terme, le rôledu contrat est avant toutd’offrir des garanties incitantles parties à « investir » demanière optimale dans unerelation.Prenons l’exemple d’un con-trat de fourniture spécifiqueentre un industriel et un four-nisseur. Les deux parties doi-vent réaliser des investisse-ments permettant un ajuste-

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ment efficace entre eux tantsur le plan commercial quetechnique. Or ces investisse-ments dans des méthodes,des équipements, des princi-pes organisationnels sont à lafois indispensables et diffici-lement observables par untiers (vérifiables) car ils sontà la fois complexes et diffus.Dès lors, ils sont non-con-tractualisables car il ne servi-rait à rien de les indiquercomme des obligations con-tractuelles puisqu’une auto-rité judiciaire pourrait diffici-lement déterminer s’ils ontété effectivement réalisés demanière correcte et adé-quate. Dans ce type de situa-tion, où les contrats sont in-complets au sens où ils nepeuvent spécifier certainesdes obligations pourtant es-sentielles au succès de la re-lation, les parties doiventimaginer un moyen dé-tourné pour s’inciter mutuel-lement à investir. Le pro-blème supplémentaire est queces investissements engagentréciproquement les partiespour une certaine durée. Cethorizon temporel long et lesincertitudes auxquelles ellessont confrontées les empê-chent de déterminer avecprécision ce que sera le ni-veau efficace de leurs échan-ges dans le futur. C’est parexemple la situation dans la-quelle se trouvent un cons-tructeur automobile et unfournisseur lorsque le pre-mier lance un nouveau mo-dèle. Le niveau futur de com-mande va dépendre de laconjoncture, du succès dumodèle, des réactions de laconcurrence, d’éventuelsaléas propres à l’industriali-sation et à la commercialisa-tion. La réalisation des inves-tissements ne peut donc êtregarantis par des volumes decommandes fermes.

La théorie des contrats in-complets recommande alorsde jouer sur la combinaisond’une « option de défaut » et

de l’attribution de « droits derenégociation » (Brousseau etFares [2003]). L’option dedéfaut consiste à garantir àl’une des parties, disons levendeur, un niveau minimald’échange ; c’est-à-dire unequantité à livrer et un prixunitaires et minimaux. Enpratique, cette option de dé-faut correspond à la produc-tion moyenne attendue. Elleest destinée à inciter le ven-deur à réaliser les investisse-ments nécessaires pour faireface à cette situation espé-rée. Il se peut toutefois quele niveau d’échange optimalex-post soit supérieur ou infé-rieur à ce niveau d’échangespécifié dans l’option de dé-faut. Si la conjoncture est dif-ficile et que le modèle n’a pasde succès, le constructeur aen effet intérêt à réviser à labaisse son plan de produc-tion et les besoins sont infé-rieurs au niveau spécifié parl’option de défaut. Il se pro-duit l’inverse si la conjonc-ture est favorable. Notonsque ces besoins de révisionpeuvent à la fois concernerles prix et les quantités, etqu’à la hausse comme à labaisse, ils sont dans l’intérêtdes parties, puisque réviserleurs engagements leur per-met de réallouer leurs actifsvers les opérations les plusprofitables. Il faut donc con-cevoir un mécanisme de re-négociation permettant dedéterminer les termes del’échange les plus adaptés àla situation à laquelle les par-ties sont effectivement con-frontée et qu’elles décou-vrent au cours de l’exécutiondu contrat (qu’il s’agisse dela conjoncture, des condi-tions spécifiques auxquelleselles font face, du niveau ef-fectif des investissements réa-lisés par chacune d’elles,etc.). La théorie recom-mande de construire un mé-canisme de négociation oùtous les droits de décisionsont confiés à la partie quin’est pas protégée par l’op-

tion de défaut ; dans notreexemple, l’acheteur. Un telmécanisme permet, en effet,de donner aux deux partiesles incitations « optimales » àinvestir. La partie protégéepar l’option de défaut (levendeur) se voit incité à in-vestir de manière à être enmesure de faire face dans lesmeilleures conditions à lamoyenne des situations atten-dues. La partie disposant desdroits de renégociat ion(l’acheteur) est en mesure dedéterminer en fonction de sesintérêts le niveau optimald’échange. Il a donc intérêt,lui aussi à investir de ma-nière « optimale » de façonà réaliser le plus grand profitpossible.

Ce type de contrat corres-pond, concrètement, à unecommande avec niveau mini-mal d’échange mais possibi-lité pour le client d’augmen-ter les volumes et le prixd’achat ex-post de manière às’adapter au mieux. Par rap-port à l’option de défaut,seuls des ajustements à lahausse sont néanmoins pos-sibles. Or, si l’environne-ment économique est défavo-rable, les parties peuventavoir intérêt à définir un vo-lume et un prix d’échange in-férieurs à ce qui est stipulépar l’option de défaut. Quelledoit être l’attitude du jugeface à une telle attitude, rap-pelons-le mutuellement ac-ceptée par les parties qui ontintérêt à s’ajuster de manièreoptimale ? À nouveau on setrouve face à un dilemme, carl’ajustement à la baisse mu-tuellement acceptée corres-pond, par définition, à unerupture efficace. Cela étant,il a un inconvénient majeur :il fait perdre toute crédibilitéà l’engagement contractuel.Si au moment de la signa-ture du contrat les deux par-ties savent qu’elles ne pour-ront pas s’empêcher de rené-gocier ex-post, alors celle quiest sensée être protégée par

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l’option de défaut sait qu’iln’en est rien. Elle va doncsous-investir par rapport à cequi serait optimal, au détri-ment de l’efficacité collec-tive. Les ajustements à lahausse n’ont, en revanche,aucun effet négatif sur les in-citations à investir et permet-tent, au contraire, un ajuste-ment optimal.Ces éléments plaident pourque les parties se lient effec-tivement les mains à partir deleur engagement initial pourne pas le revoir à la baisse.S’il est amené à statuer, lejuge doit forcer l’exécutions’il constate un arrangement(officiel ou officieux ; v. note9) à la baisse. L’exécutionforcée s’avère donc préféra-ble dans ce cas à toute formede dédommagement, car ellegarantit les incitations à in-vestir.Il n’en demeure pas moins unproblème en cas de signa-ture d’un tel contrat incom-plet. Si les deux parties sontd’accord pour ne pas respec-ter l’option de défaut, alorsrien ne va conduire à saisirun juge qui pourrait forcerl’exécution. Un tel contratn’est donc crédible que si lesparties le déposent auprèsd’un tiers chargé d’alerter lajustice — ou de se constituerlui-même en mécanismed’exécution en dernier re-cours des accords. Le jugedoit alors forcer l’exécution,même si les parties s’accor-dent ex-post sur la renégocia-tion de la clause de défaut.Au total, donc, dans le cadred’un contrat relationnel des-tiné à assurer la gestion d’unprocessus de coproduction, latâche du juge apparaît déli-cate. Il doit être le garant endernier ressort des engage-ments de manière à assurerleur crédibilité et donc leurseffets incitatifs. Il doit parconséquent forcer l’exécu-tion, même lorsque cette der-nière n’est réclamée paraucune des parties mais seu-

lement dans les cas où lesparties cherchent à s’enten-dre pour réaliser un niveaud’échange inférieur à l’op-tion de défaut. On demandedonc au juge un travail déli-cat d’expertise tant pour sesaisir des cas problématiquesque pour s’assurer que lesparties respectent bien laclause de défaut (9). Nous al-lons voir que sa tâche est en-core plus délicate lorsque lesparties sont engagées dans unprocessus de coopération.

B. Sanctionner la coopéra-tion est-il efficace ?

Comme nous l’avons souli-gné dans des articles anté-rieurs (Brousseau [1998,2000]), les économistes sesont également intéressés aurôle des contrats dans le ca-dre de relations coopérativesentre entreprises. Par ce ter-me, on désigne des relationsoù deux entreprises enga-gent une activité entrepre-neuriale conjointe, compre-nant des aspects risqués et/ouinnovants comme la con-quête de nouveaux marchésou le développement de nou-veaux produits ou services.Dans ces cas d’incertitudestrès forte, les parties ne peu-vent pas stipuler contractuel-lement de quelconques op-tions de défaut car, au mo-ment de la signature ducontrat initial, la plupart desdonnées du problème sontinconnus : les parties igno-rent ce qu’elles vont effecti-vement apporter dans l’aven-ture commune, l’objet précisde cette dernière, sa dimen-sion et sa temporalité. Lesétudes disponibles sur ces casde figures, correspondant auxaccords de coopération et al-liances stratégiques, souli-gnent que dans ces condi-tions, le contrat formel est depeu d’utilité dans la coordi-nation. Cette dernière re-pose avant tout sur une né-gociation permanente entre

des parties qui doivent sefaire confiance.

Pour autant, les contrats nesont pas absents de ces pro-cessus. Ils jouent même unrôle moteur dans la construc-tion de la confiance. Au furet à mesure que la coopéra-tion se développe, on s’aper-çoit que le contrat initial, trèsvague, est précisé au cours derenégociations permanentes.À mesure que les parties pré-cisent leur projet commun,leurs capacités réciproques àle mener à bien, les moyensdont elles disposent et qu’el-les engagent, elles construi-sent progressivement de vo-lumineux contrats de plus enplus précis sur leurs obliga-tions réciproques (et leséventuelles sanctions asso-ciées). En même temps pourmaintenir la flexibilité néces-saire au succès d’une opéra-tion comprenant de nom-breux aspects innovants etmarqué par des imprévus, ilest fondamental que les par-ties se laissent réciproque-ment des marges de manœu-vre. Pour faire image, ellesdoivent enfermer le contratdans un coffre. Il n’est qu’undispositif de recours en casde grave crise (de confiance)entre les parties. Il n’est pasélaboré pour être utilisé, maisparce que chacune des par-ties a besoin d’envoyer àl’autre des signaux de sabonne volonté et attend enretour un comportementidentique de l’autre partie.Les engagements contrac-tuels ne sont en réalité queles signaux destinés à démon-trer sa volonté de coopérer etdonc à initier une spirale ver-tueuse de la coopération.Dans un tel contexte, lecontrat n’est pas destiné à pi-loter le comportement desagents, mais à favoriserl’émergence et le renforce-ment de la confiance en s’as-surant qu’elle ne pourra pasêtre trahie sans coût pour lefautif. Les engagements

(9) Ils peuvent en effet formellementfeindre de la respecter, par exemple auniveau de la livraison et de lafacturation, alors que sur le planinformel des ristournes et retours peuventdans les faits aboutir à un niveaud’échange inférieur à l’obligationcontractuelle.

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contractuels ne sont en quel-que sorte que purement for-mels : je donne à l’autre par-tie les moyens contractuelsd’exercer des représailles àmon égard que pour luiprouver qu’elle n’aura pas às’en servir. Quel peut êtrealors la modalité d’interven-tion d’un tiers, en cas de dé-faillance apparente ? Le non-respect d’engagements con-tractuels peut résulter d’unevolonté manifeste de nuireaux intérêts de l’autre partie— car la coopération n’a plusd’intérêt pour la partie vio-lant ses obl igat ions —,comme elle peut être inhé-rente aux aléas de la gestiond’une opération nouvelle etrisquée — la partie qui en estresponsable n’a pas pu, mal-gré elle, respecter l’engage-ment où l’a délibérémentviolé, cherchant à faire face,dans l’intérêt mutuel, à unesituation inattendue ou vou-lant profiter d’une opportu-nité. Dans un tel cas de fi-gure, l’intervention d’un tiersdoit tendre à évaluer si lacoopération reste mutuelle-ment bénéfique et si la ré-ponse est positive à mettre enplace un processus destiné àrestaurer cette dernière. S’en-gager dans un processus desanction du non-respect desobligations contractuellespourrait dans cette perspec-tive s’avérer tout à fait con-tre-productif. Il convientalors d’analyser les causes dela non-exécution pour les ob-jectiver, les faire partager auxdeux parties tout en aména-geant une éventuelle com-pensation (non punitive) siles intérêts de l’une des par-ties ont manifestement été af-fectés par le comportementde l’autre. S’il apparaît, aucontraire, que les parties nepourront rétablir la confiance,parce qu’avec le temps etcompte tenu de la trajectoirede leur relation la coopéra-tion n’est plus mutuellementbénéfique, il est au contrairevain de chercher à rétablir la

confiance. Le tiers doit alorsfavoriser une séparation mu-tuellement efficace. Dans cecas, il convient, notamment,d’éviter qu’une spirale ducontentieux et de représaillesjudiciaire conduisent les par-ties à s’engager dans unconflit lourd, coûteux et des-tructeur d’un certain nom-bre de ressources accumu-lées conjointement.Le rôle du juge est alors pluscelui d’un conseiller que d’unrépresseur de comporte-ments déviants. Le contrat n’apas été fait pour organiser desréparations et des compensa-tions impossibles, il a été lamanifestation et le point d’ap-pui d’un processus de cons-truction conjointe d’une rela-tion en vue de mener à bienune coopération, il ne sert àrien, sur le plan de l’efficacitééconomique, de le prendrepour ce qu’il n’est pas et depunir les manquements auxobligations qu’il stipule. Ilreste néanmoins à déterminersi les manquements aux obli-gations contractuelles sont« fautifs », au sens où ils se-raient « non coopératifs ».Une telle attitude doit en ef-fet être sanctionnée, en s’ap-puyant sur les outils dont lesparties se sont dotés à cet ef-fet, sous peine de ne plus per-mettre aux parties de dispo-ser de moyens de signaler leurvolonté de coopération. Toutela difficulté pour le juge estalors de cerner les intentionsqui ont présidé aux actionsobservables.

V. En guise de conclusion

A insi, plus qu’elle nepropose des solutions,

l’analyse économique conduitsurtout à souligner les dilem-mes auxquels juges et législa-teurs sont confrontés en ma-tière de sanction à l’inexécu-tion des contrats. Le prin-cipe de la rupture efficacetend à souligner que l’on de-vrait — surtout dans les rela-

tions entre opérateurs écono-miques — favoriser des prin-cipes d’indemnisation per-mettant aux part ies des’adapter aux aléas, de la vieéconomique. Cela étant, lesrègles d’indemnisation garan-tissant que la non-exécutionn’est effectivement réaliséeque lorsqu’elle est efficacesont fortement dépendantesdes spécificités des transac-tions et de leur environne-ment. Cela devrait conduireà une sanction « optimale »contingente aux caractéristi-ques des différentes transac-tions. On anticipe aisémentles difficultés pratiques demise en œuvre. Outre lacomplexité des règles quecela induirait, cela revien-drait à multiplier les conflitset à créer de l’incertitude ju-ridique, car les parties entre-raient alors en conflit sur laqualification des transac-tions, entraînant de redouta-bles problèmes d’interpréta-tions pour les juges.

In fine, l’économiste estconduit à souligner que deuxleçons de portée générale sedégagent de ses travaux. Pre-mièrement, la meilleure réac-tion possible à cette com-plexité et aux risques inhé-rents à vouloir la maîtriseravec des règles générales, estd’inciter les parties à prévoirelles-mêmes les règles d’in-demnisation efficaces en casde non-exécution, comptetenu des spécificités de leursituation. Deuxièmement,force est de constater queplus le contrat est « relation-nel », moins le conflit peutefficacement être résolu parun juge. Les problèmes d’in-terprétations des intentionsdes parties deviennent formi-dablement complexes et lasanction ne peut de toute lesmanières par véritablementrecréer les conditions d’unecoopération efficace qui exigela confiance mutuelle. Lejuge doit néanmoins restergarant en dernier ressort de

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la crédibilité des garantiescontractuelles que les partiestentent de construire pourinitier ce sentiment vital à ladynamique économique.D’où la difficulté de sa tâ-che. Là encore, cela va dansle sens de l’application d’unprincipe de responsabilisa-tion des parties. La sanctiondoit avant tout être conçue enfonction des signaux en-voyés aux autres contrac-tants. Plus le juge est cons-tant, et plus il prend au sé-rieux l’engagement contrac-tuel tel qu’il est écrit, plus ilincite les parties à rédiger descontrats dénués de failles, etin fine efficaces car antici-pant les conflits et les solu-tions à leur apporter. Il n’enreste pas moins vrai que, pardéfinition, un contrat rela-tionnel reste fondamentale-ment incomplet et sujet à in-terprétation.

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QUE RÉPONDRE À ÉRIC BROUSSEAU ?(JE N’AI PRESQUE RIEN À DIRE À UN ÉCONOMISTE)

CHRISTOPHE JAMINProfesseur des Universités à Sciences Po

Membre de la Chaire Régulation

A u moment de prendrela parole pour répon-

dre aux propos de mon amiet collègue Éric Brousseau, jevous avoue ressentir une cer-taine gêne. Je ne veux nulle-ment signifier par là que jesuis en désaccord avec le con-tenu de son exposé et qu’ilme serait, par exemple, diffi-cile d’en critiquer les termesen raison de notre amitié oud’une éventuelle incompé-tence de ma part en matièreéconomique. En parlant degêne, je veux plutôt direqu’en ma qualité de profes-seur de droit, il m’apparaîttrès difficile d’émettre lamoindre appréciation sur cetexposé.

J’en suis d’abord incapablesur le plan prescriptif. Indé-pendamment du droit posi-tif, le droit permet-il de dé-gager une sanction adéquateen matière contractuelle ?Voilà le genre d’interroga-tion qui me plonge dans desabîmes de perplexité ! Quelleréponse puis-je donner àcette question du point devue du droit ? À mon sensaucune, car le droit ne four-nit, sur un plan substantiel,aucune solution qui seraitmeilleure qu’une autre, ouplus vraie que les autres.Toutes les solutions sont pos-sibles et envisageables,pourvu qu’elles soient vali-des.

Je reconnais volontiers qu’enadoptant une telle posture jeme place délibérément dansune perspective positiviste,qui plus est dans sa versiondite normativiste. Je vous ren-voie ici à la lecture de Kel-sen et à sa conception for-melle ou procédurale dudroit, qui permet de donnerà celui-ci tous les contenusimaginables. Bien plus, leurdétermination relève de lapolitique juridique sur la-quelle l’interprète inauthenti-que que je suis n’a rien à

dire... Pour s’en tenir à unexemple qui touche notre su-jet, que les clauses limitati-ves de responsabilité soientvalidées ou annulées n’aaucune importance au re-gard du droit ; il suffit quevalidation ou annulation pro-cèdent d’un interprète au-thentique. Du point de vuede la science du droit, ce queje peux tout au plus tenter derepérer, ce sont : 1. les diffé-rentes significations possi-bles du texte qui servira defondement à la solution, 2. lesarguments mobilisés par lesjuristes pour conférer telle outelle signification au texte in-terprété. En revanche, tou-jours de ce point de vue, jene suis pas en mesure d’enfavoriser une au détrimentdes autres, si ce n’est enm’appuyant sur des argu-ments qui relèvent alors, nonde la science du droit, maisde la philosophie morale. Ceque, soit dit en passant, lesjuristes font en permanence,alors même que certainsd’entre eux croient s’en tenirà la technique juridique et àsa prétendue neutralité axio-logique.

Bref ! En ma qualité de pro-fesseur de droit s’exprimantdu point de vue de la sciencedu droit, je n’ai rien à dire àmon ami Brousseau. Cettescience n’a rien à opposeraux théories économiques,pas plus qu’elle ne peut enapprouver les conclusions ;elle se borne à en prendreacte.

Mais attention ! Cela ne signi-fie pas que les juristes igno-rent ces théories : législateur,juge et plaideurs peuvent tou-jours se les approprier, plusou moins consciemment,pour faire prévaloir telle inter-prétation sur telle autre et fa-voriser une solution de droitsubstantiel plutôt qu’uneautre. C’est au fond la mé-thode que nous a léguée Gény

et que pratiquent, peu ouprou depuis plus d’un siècle,des générations de civilistes :d’abord la science, qui per-met de s’abreuver aux scien-ces dites auxiliaires, dontl’économie ; ensuite la techni-que, qui autorise la mise enœuvre de la science, ainsicomprise, en droit positif. Letout avec deux particularités :1. cette science n’est presquejamais interrogée par les juris-tes, elle leur sert plutôt d’ar-gument d’autorité (1) ; 2. lapart réservée à la techniqueest à peu près toujours singu-lièrement grossie, car c’est surelle que les juristes estimentêtre en mesure d’exercer leuractivité propre (ce que pen-sait déjà Gény).

J’entends déjà les critiques surmon refus du dialogue : s’iln’y a rien à tirer du droit prisdans sa généralité, car celui-ci ne dispose d’aucun con-tenu spécifique, il n’en va pasde même du droit positif. Sivous n’êtes pas jusnatura-liste, soyez au moins positi-viste ! J’entends bien la criti-que, mais ici je suis tout aussigêné et pour au moins deuxraisons.

D’une part, ce droit positifest toujours en mouvement :à peine appréhendé, il n’estdéjà plus le même. Et ilchange non seulement parceque les lois (au sens maté-riel) sont fréquemment réfor-mées, mais aussi parce queles interprètes modifient sanscesse la signification des tex-tes qui leur sont soumis.C’est la raison pour laquelleje serais, par exemple, bienen peine d’opposer le dispo-sitif de l’article 1134 du Codecivil à un économiste, car jene sais pas vraiment ce quesignifie ce texte, tant les di-vers sens qu’on lui a attri-bués ont évolué au cours dutemps (2). Dans un débat àvocation prescriptive, lacontrainte textuelle que je

(1) V. sur ce point, la magnifiquedémonstration de D. de Béchillon, Porteratteinte aux catégories anthropologiquesfondamentales ? Réflexions, à propos dela controverse Perruche, sur une figurecontemporaine de la rhétoriqueuniversitaire, RTD civ. 2002,p. 31 et s.(2) V. sur ce thème, Ch. Jamin, Unebrève histoire politique des interprétationsde l’article 1134 du Code civil,D. 2002, chron., p. 901 et s.

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pourrais opposer à un écono-miste serait ainsi d’assez fai-ble portée : il lui suffirait deme proposer une autre inter-prétation du texte (fondée surtelle ou telle théorie économi-que) un tant soit peu compa-tible avec ce que j’admetsbien volontiers être sonnoyau dur — le sens littéraldéfendu par Umberto Éco(3).

D’autre part, plus le droit po-sitif est appréhendé de ma-nière générale, plus j’ai lesentiment de le déformerquand je l’expose. Autre-ment dit, sans même porterle moindre jugement de va-leur sur leur caractère adé-quat, présenter les sanctionsjuridiques applicables en casd’inexécution contractuelleme paraît déjà constituer uneinjonction bien difficile à sa-tisfaire. Plus il est appré-hendé de haut (ou de loin),et il l’est déjà avec le thèmedont nous débattons, plus ledroit positif constitue uneconstruction doctrinale (4) ;or celle-ci présente deux dé-fauts.

Primo, le droit positif y estprésenté sous forme de théo-ries plus ou moins générales,ce qui incite très fortementles juristes à attribuer au droitpositif, que ces théories sontcensées exposer, les qualitéspropres conférées en généralaux théories : leur cohé-rence. Mais c’est oublier unechose, capitale, c’est que ledroit positif n’est pas unethéorie ! Autrement dit, pré-senter celui-ci sous la formede théories générales, travailauquel se livre la doctrine,constitue une tromperie surun droit positif souventcontradictoire, incohérent etincertain... Bref, le droit po-sitif apparaît plutôt commeun maquis très difficile à ex-poser, si l’on refuse du moinsde se soumettre à ce qui mesemble constituer la matricedisciplinaire des juristes fran-

çais depuis au moins un siè-cle (5).

Secundo, ces théories généra-les sont nécessairement desreconstructions après-coupdu droit positif. Elles présen-tent donc le défaut de toutesles reconstructions de cegenre : elles constituent desexercices de rationalisationqui ne rendent pas compte dela manière dont se construitau jour le jour ce droit posi-tif. Dans le domaine scienti-fique, c’est ce que Feyera-bend a toujours reproché auxconstructions intellectuellesde Karl Popper (6) et il mesemble qu’on peut étendreson analyse aux théories juri-diques, du moins si l’on necraint pas d’encourir les mê-mes reproches que leditFeyerabend, qui fut taxé parses pairs de promouvoir uneconception anarchique de lascience !

Que déduire de ce proposque beaucoup de lecteurs ju-geront pessimiste ? Qu’à toutle moins, il faut se méfier desgénéralisations quand on ex-pose le droit positif pour l’op-poser à un tiers. Moins le ju-riste s’éloigne des cas qu’iltraite quotidiennement, plusil me semble pouvoir s’expri-mer utilement, non pointd’ailleurs au titre de la raisonraisonnante, mais du point devue de son expérience prati-que. Et encore... il me sem-ble qu’on n’ira pas toujourstrès loin, même sous cet an-gle bien modeste, et pour lesraisons déjà énoncées : sur leterrain de la politique juridi-que, souvent déterminantequand bien même elle ne faitqu’affleurer sous la techni-que, le juriste se place sousl’autorité d’un discours exté-rieur au droit. Pour me fairecomprendre, je voudraism’en tenir à trois cas (trèsconnus des juristes), quiconcernent précisément lessanctions de l’inexécutioncontractuelle, pour les sou-mettre à la réflexion des éco-

nomistes, dont je regrette aupassage qu’ils soient bien plussouvent au fait du droit amé-ricain que d’un droit fran-çais qu’ils ont pourtant sousles yeux...

Mon premier cas est tiré d’uncélèbre arrêt de la Cour decassation du 15 décembre1993 (7). En l’espèce, unparticulier avait consenti à unautre particulier une pro-messe unilatérale de vented’un immeuble qui était va-lable jusqu’au 1er septembre1987. Le 26 mai 1987, lepremier avait notifié au se-cond sa décision de ne plusvendre. Ayant levé l’option le10 juin 1987, le bénéficiaireassignait le promettant enexécution forcée de la vente.La Cour d’appel de Parisl’ayant débouté, au motif quel’obligation mise à la chargedu promettant constituait uneobligation de faire, le bénéfi-ciaire avait formé un pour-voi en cassation, car il esti-mait que l’obligation débat-tue constituait une obliga-tion de donner autorisant laréalisation forcée de la vente.Son pourvoi fut rejeté, laCour de cassation approu-vant la qualification d’obliga-tion de faire retenue par lesjuges du fond et précisant« que la levée d’option, pos-térieure à la rétractation [dupromettant], excluait touterencontre des volontés réci-proques de vendre et d’ac-quérir ».

Dans un premier temps, cettedécision reçut une volée debois de vert ! Il n’est pas né-cessaire de revenir ici sur ledétail des arguments techni-ques qui ont été avancés pourla critiquer (8). On se bor-nera à relever qu’aucun n’asemblé décisif, tous ayantdonné lieu à une solidecontroverse. Ce débat a doncune nouvelle fois permis deconstater que les textes sontdécidément malléables : pasplus que la mise en œuvre del’article 1142 du Code civil

(3) U. Éco, Les limites del’interprétation, trad. M. Bouzaher,Paris, Grasset, 1992, éd. Le livre depoche, série « Biblio-essais », p. 33.(4) En même temps que cetteconstruction contribue à façonner le droitpositif : J. Ghestin, Les données positivesdu droit, RTD civ. 2002, spéc.p. 21 et s.(5) V. sur ce thème, Ph. Jestaz etCh. Jamin, La doctrine, Paris, Dalloz,2004, spéc. p. 141 et s.(6) V. les propos synthétiques deP. Feyerabend, Tuer le temps, Uneautobiographie, trad. B. Jurdant, Paris,Le Seuil, 1996, p. 116-117.(7) Cass. civ. 3e, 15 décembre 1993,Bull. civ., III, no 174, p. 115.(8) V. leur présentation parD. Mainguy, L’efficacité de larétractation de la promesse de contracter,RTD civ. 2004, p. 1 et s.

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ne se limite nécessairementaux obligations dont l’exécu-tion forcée porte atteinte àune liberté essentielle (9), laviolation de l’article 1134 dumême Code n’implique logi-quement une exécution for-cée (10). Sur ce plan, le ju-riste n’aurait donc rien devraiment solide à opposer àl’économiste qui approuve-rait la solution.

En l’espèce, l’intérêt de lacontroverse réside plutôtdans le fait que les argu-ments de politique juridiqueont sans cesse affleuré, alorsque les écrits doctrinaux onten général pour effet, si cen’est pour objet, de les mas-quer. Plus précisément, il mesemble qu’en définitive lefond du débat a tenu à laportée, proprement politi-que, que les uns et les autresont attribué, sans vraiment ladiscuter, à la force obliga-toire du contrat.

Pour les premiers, le respectdû à cette force obligatoireexige que celui qui a donnésa parole ne puisse pas se dé-fausser en se bornant à payerune indemnité. Un discoursqui permet peut-être de re-nouer avec un peu de lavieille rhétorique catholiquequi interdit à une personne,ayant donné sa parole, de lareprendre, voire avec laconception rigoureuse que lescodificateurs se faisaient de laloi contractuelle : l’instru-ment de restauration du liensocial que quinze années deRévolution avaient pour lemoins défait... Le tout peut-être revitalisé par un dis-cours, à connotation psycha-nalytique ou anthropologi-que, qui fait du lien indéfec-tible entre la force obliga-toire du contrat et la con-damnation à son exécutionforcée l’un des meilleursmoyens d’instituer les indivi-dus (11).

Pour les seconds, auxquelsles premiers reprocheront,

parfois vivement, de ne pasavoir compris la portée insti-tuante du droit, le respect dela force obligatoire ne doitpas se payer au prix fort, ce-lui de l’exécution forcée. Ilsuffit bien que le contractantdéfaillant indemnise soncréancier. Solution certesprônée au nom d’une autrelecture technique du droitpositif, mais aussi d’une lec-ture qu’autorise en définitiveun regard posé sur une abon-dante littérature d’inspira-tion économique relative à lasanction de l’inexécution ducontrat (plus connue sous lenom d’efficient breach ofcontract) (12). Une littéra-ture d’autant plus abondantequ’elle fait partie du débataux États-Unis presque de-puis que le juge Holmes a,dans une perspective réaliste(au sens nord-américain) etdonc aux yeux de quelques-uns nihiliste (13), réduit laportée de la force obligatoiredu contrat à la seule ques-tion du montant de l’indem-nité mise à la charge de lapartie défaillante, questionqu’il pouvait d’emblée se po-ser dans un système qui pri-vilégie l’allocation de dom-mages et intérêts sur l’exécu-tion forcée (14).

Ces premiers développe-ments pour deux conclu-sions : 1. Les arguments denature dogmatique tirés del’autorité des textes et de leurcombinaison n’ont qu’une as-sez faible portée contrai-gnante, ne serait-ce que parceque la signification de ces ar-ticles (en l’occurrence 1134ou 1142 du Code civil) peuttoujours être modifiée ; 2. lesdiverses significations attri-buées à ces textes sont large-ment tributaires de certainspréjugés ou présupposés qui,relevant de la philosophiemorale, sont plus ou moinsconfusément en conflit (dé-fense d’une conception reli-gieuse de la force obligatoiredu contrat, volonté d’insti-

tuer les individus, concep-tion réaliste du droit...) etrenvoient à « un credo d’or-dre théorique » (15) qui n’estjamais questionné, le propredes croyances étant peut-être de ne pas l’être !

Dans ces conditions, quepeut répondre le juriste àl’économiste qui s’interrogesur la sanction de la viola-tion d’une promesse devente ? Si ce juriste croit à lavérité du contenu normatifdu droit (16), il se bornera àlui asséner quelques préten-dues vérités textuelles (letexte impose que...) ou dog-matiques (le système imposeque...), dont on peut déjàimaginer qu’elles ne pèse-ront guère aux yeux d’unéconomiste qui vit dans unautre système de croyances.Il est en revanche beaucoupplus probable que le juristesollicite de cet économistequ’il lui fournisse des muni-tions dans la lutte que leditjuriste livre contre les te-nants d’autres préjugés. Enl’espèce, la question pourraitêtre formulée ainsi : dites-moi s’il existe des argumentséconomiques d’autorité (desarguments de nature scienti-fique au sens de Gény) pourjuger que l’allocation d’uneindemnité doit l’emporter surl’exécution forcée du con-trat ? À charge pour moid’user de cette autorité (queje ne questionnerai pas) pourconvaincre mes collèguesdans un débat qui mêlera, àdes degrés divers, science ettechnique...

J’admets que cette concep-tion du débat juridique ren-voie à une épistémologie pro-che de celle de ThomasKuhn pour les sciences :puisque la science (au sensde Gény) sert uniquementd’argument d’autorité, il y ade fortes chances pour quela victoire de telle ou tellethèse, si la puissance rhétori-que des arguments techni-ques s’avère insuffisante, dé-

(9) V. sur l’exposé des contorsionsinterprétatives de la doctrine pour limiterla portée de l’article 1142 du Code civil,qui dispose que « Toute obligation defaire ou de ne pas faire se résout endommages et intérêts, en casd’inexécution de la part du débiteur »,G. Viney et P. Jourdain, Les effets de laresponsabilité, in Traité de droit civil,dir. J. Ghestin, Paris, LGDJ, 2e éd.,spéc. no 16-1, p. 31-33.(10) V. sur ce thème, les réflexionscomparatives de F. Bellivier etR. Sefton-Green, Force obligatoire etexécution en nature du contrat en droitsfrançais et anglais : bonnes et mauvaisessurprises du comparatisme, Étudesoffertes à J. Ghestin, Le contrat au débutdu XXIe siècle, Paris, LGDJ, 2001,p. 91 et s.(11) V. dans ce sens, A. Supiot, Lavaleur de la parole donnée (À propos deschômeurs « recalculés »), Dr. soc. 2004,p. 541 et s., qui en tire une virulentecritique de l’analyse économique dudroit.(12) V. par ex., D. Mainguy, art.préc., spéc. no 29, p. 18-19.(13) V. récemment, de manièregénérale, A.-W. Alschuler, Law withoutValues, The Life, Work, and Legacy ofJustice Holmes, Chicago and London,The University of Chicago Press, 2000,325 p.(14) O.-W. Holmes, The Path of theLaw (1897), 10 Harvard Law Review462 : « The duty to keep a contract atcommon law means a prediction thatyou must pay damages if you do notkeep it, — and nothing else ».(15) D. de Béchillon, art. préc., p. 51.(16) Et peut-être faut-il y croire, aumoins pour sa tranquillité personnelle etpeut-être aussi pour une certaine paixsociale. Mais c’est là un autre débat...

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pende plus sûrement de laposition institutionnelle desacteurs et de leurs réseauxd’influence, source d’adhé-sion ou de croyance de lapart du plus grand nombre,que de la pertinence scienti-fique des arguments invo-qués... Une conclusion dontje me persuade d’autant plusvolontiers que je doute enl’occurrence de la pertinencedes arguments avancés parles économistes en faveur oudéfaveur de la théorie de l’ef-ficient breach of contract.J’avais cru comprendre en ef-fet que trente ans de débatssur cette question ne nousavaient guère apporté de cer-titudes. D’où cette questionun peu marginale : et si lespropositions normatives deséconomistes ne valaient guèremieux que celle des juristes ?Et si les juristes et les écono-mistes n’étaient en définitiveque des bricoleurs munis desystèmes de croyance (à fortedose de théories généralesd’un côté et de modélisationde l’autre) propres à convain-cre leurs publics respectifs,tout en leur permettant par-fois de franchir les frontières(les juristes finissant, parexemple, par adhérer à lascientificité de l’économiepour lui emprunter certainesthéories) ?

Je laisse volontiers cette ques-tion de côté pour abordermaintenant le deuxième castiré, cette fois, d’un célèbrearrêt de la chambre commer-ciale de la Cour de cassationdu 22 octobre 1996 (17). Enl’espèce, une société confie àdeux reprises à Chronopostdes plis contenant une sou-mission à des adjudications.Ces plis ne sont pas livrés lelendemain de leur envoiavant midi, contrairement àl’engagement formel deChronopost. Son créancierl’assigne en réparation de sonpréjudice (la perte d’unechance, celle de remporterces adjudications). Chrono-

post se prévaut alors de laclause qui limite le montantde l’indemnisation du retardau prix du transport dont lasociété s’est acquittée. Celle-ci est déboutée par la Courd’appel de Rennes qui jugeclassiquement (18) queChronopost n’a pas, en l’es-pèce, commis de faute lourdeexclusive de la limitation deresponsabilité du contrat. Sonarrêt est néanmoins cassé auseul visa de l’article 1131 duCode civil, qui sanctionnel’absence de cause. La Courde cassation retient « qu’enstatuant ainsi alors que, spé-cialiste du transport rapidegarantissant la fiabilité et lacélérité de son service, la so-ciété Chronopost s’était en-gagée à livrer les plis de [sonclient] dans un délai déter-miné, et qu’en raison dumanquement à cette obliga-tion essentielle la clause limi-tative de responsabilité ducontrat, qui contredisait laportée de l’engagement pris,devait être réputée non écrite,la Cour d’appel a violé letexte susvisé ».

Cet arrêt a engendré une lit-térature considérable, qui avu affleurer une nouvelle foisles arguments politiques sousle voile des contraintes d’or-dre technique. Pour justifierle recours controversé à l’ar-ticle 1131, certains commen-tateurs ont pu finalement re-tenir qu’un débiteur ne pou-vait à la fois s’engager (enl’occurrence promettre la li-vraison d’un pli dans un dé-lai déterminé) et ne pas s’en-gager (en limitant conven-tionnellement la sanction dela violation de son engage-ment à un montant déri-soire) (19). Tout en contes-tant, sur un plan technique,le recours à la cause et l’in-vocation du manquement àune obligation essentielle,d’autres auteurs se sont par-fois prévalus de la libertécontractuelle que l’arrêt auraitmis à mal, mais sans vrai-

ment justifier leur position,favorable à la préservation decette liberté, autrement quepar de simples affirmations(20).

Une fois encore je m’inter-roge sur la portée argumen-tative de tels propos à l’égardd’un économiste. La contra-diction logique évoquée peutd’abord lui sembler formelle.En effet, dans un systèmeconcurrentiel, la faiblesse del’indemnité versée par Chro-nopost n’aura pas nécessaire-ment pour conséquence del’inciter à ne pas exécuter soncontrat. Chronopost per-drait vite des parts de mar-ché importantes si ses clientsapprenaient que leur trans-porteur n’est pas fiable.Autrement dit, sur un planempirique ou du moins plusconcret, l’existence même dela clause débattue pourraitn’avoir aucun effet incitatifsur l’attitude des agents, à ladifférence de la connais-sance d’une exécution défec-tueuse du contrat. Inclureune telle clause dans lecontrat ne signifie donc pasconcrètement que Chrono-post ne s’engage pas. Quantà la simple invocation de laliberté contractuelle, je nesuis pas plus certain qu’ellepuisse convaincre un écono-miste qui démontrerait que samise en œuvre aboutit à unrésultat inefficient.

Les juristes n’auraient-ilsdonc rien à proposer de bienferme aux économistes sur lecontenu d’une solution, dumoins sur le thème particu-lier des sanctions de l’inexé-cution d’un contrat ? En for-çant le trait, je serais presquetenté de répondre par l’affir-mative. Tout en vous préci-sant que je pourrais être aussitenté de répondre de ma-nière identique à la questioninverse, car les travaux deséconomistes ne paraissentguère mener à des conclu-sions beaucoup plus fermes(21). À ce titre, j’attends plus

(17) Cass. com., 22 octobre 1996, Bull.civ., IV, no 261, p. 223. Nouslaisserons ici de côté les développementspostérieurs de cette affaire et plusspécialement l’arrêt de la chambrecommerciale de la Cour de cassation du9 juillet 2002 (Bull. civ., IV, no 121,p. 129) ayant censuré une cour d’appelqui, après avoir réputé non écrite laclause exclusive de responsabilité, avaitjugé inapplicables les dispositions dudroit commun du transport et, enparticulier, le contrat type messagerie quifixe un plafond légal d’indemnisationlimitant précisément le montant del’indemnité au prix convenu pour letransport.(18) V. par ex., G. Viney etP. Jourdain, op. cit., no 226, p. 431.(19) V. par ex., M. Fabre-Magnan,Droit des obligations, Paris, PUF,1re éd., 2004, § 224, p. 607.(20) V. par ex., Ch. Larroumet,Obligation essentielle et clause limitativede responsabilité, D. 1997, chron.,p. 145, no 3 : « L’application [de lathéorie de la cause] est dévastatrice en cequ’elle a pour effet, en développant lecontrôle du contrat par le juge, de ruinerla liberté contractuelle. Certes, celle-ci adéjà subi de nombreuses atteintes envertu de législations particulières. Ellessont suffisantes et point n’est besoin d’enrajouter par l’appel au droit commun ».(21) V. de manière générale,E.-A. Posner, Economic Analysis ofContract Law After Three Decades :Success or Failure ? (2003), 122 YaleLaw Journal 829.

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spécialement d’un écono-miste qu’il me démontre unjour, de façon empirique,qu’une décision, un principeou une règle de droit produi-ses concrètement tel résultatdont il faudrait postuler qu’ilest meilleur qu’un autre.

Pour me faire bien compren-dre sur ce point tout en illus-trant une dernière fois monhypothèse de travail, je vou-drais exposer mon troisièmecas. Il est issu d’un arrêt dela première chambre civile du13 octobre 1998 (22). Enl’espèce, un anesthésistes’était vu contractuellementconsentir par une cliniquel’exclusivité des actes de saspécialité à compter du1er janvier 1986. En contre-partie, il avait acquis des ac-tions de cette clinique. Aprèsavoir convoqué ce médecinau conseil d’administration,pour l’entendre sur son com-portement professionnel, cel-le-ci lui avait notifié, par unelettre du 30 janvier 1995, sadécision de mettre un termeà leurs relations contractuel-les après un préavis de sixmois. La Cour d’appel deRouen déboutait le médecinde ses demandes tendant àvoir déclarée abusive la rup-ture unilatérale du contratd’exercice par la clinique.Dans son pourvoi, le méde-cin soutenait en particulierqu’en déclarant justifiée, parapplication de l’article 1184du Code civil, la décision deson cocontractant de rompresans décision judiciaire préa-lable le contrat à durée déter-minée qui liait les parties, laCour d’appel avait violé cetarticle qui précise que lecontrat n’est point résolu deplein droit et que la résolu-tion doit être demandée enjustice. Son pourvoi a néan-moins été rejeté au motif que« la gravité du comporte-ment d’une partie à uncontrat peut justifier quel’autre partie y mette fin de

façon unilatérale à ses ris-ques et périls... ».

De manière traditionnelle, larésolution judiciaire nécessiteune intervention préalable dujuge qui s’est vu reconnaître,au fil du temps, le droit d’ap-précier l’opportunité de la ré-solution qu’il prononce lors-que, en cas d’inexécution par-tielle, le manquement du dé-biteur aux stipulations ducontrat est d’une gravité répu-tée suffisante. Et ce n’est quedans les cas d’urgence ou denécessité ou lorsque les rela-tions contractuelles sont mar-quées d’une forte empreintepersonnelle que certaines dé-cisions admettent, de façonmarginale, la résolution unila-térale du contrat.

C’est avec cette tradition quesemble rompre l’arrêt enautorisant, en dehors de ceshypothèses, le créancier à dé-clarer, sans intervention préa-lable du juge, le contrat ré-solu aux mêmes conditionsque la résolution judiciaire,c’est-à-dire en cas de man-quement grave du débiteur.

Une nouvelle fois cet arrêt,qui a été suivi de plusieurs ar-rêts de la même chambre, adonné lieu à une littératureabondante. Une nouvelle fois,le texte servant de fonde-ment traditionnel à la résolu-tion judiciaire n’a pas pesétrès lourd, ne serait-ce queparce que sa prétendue clartéa pu être discutée, plusieursauteurs procédant à une in-terprétation renouvelée del’article 1184 pour ne plus yvoir, parfois en contradic-tion avec leurs écrits anté-rieurs, l’exigence d’une inter-vention préalable du juge(23). Certaines juridictionsdu fond ont même pu s’af-franchir de l’interprétationdominante de l’article 1184en jugeant que « par-delà lestermes de l’article 1184 duCode civil, il est possiblepour une partie à un contratd’y mettre fin de façon uni-

latérale, à ses risques et pé-rils face à un manquement del’autre partie d’une réelle gra-vité » (24). À bien y réflé-chir, ces juges ne rompaientd’ailleurs pas vraiment avecune tradition qui autorisaitquelques exceptions, essen-tiellement fondées sur l’ur-gence, ce qui la faisait déjàaller par-delà les termes l’ar-ticle 1184 du Code civil. Dis-posant d’une texture ouverte,même quand ils sont de fac-ture technique, tel cet arti-cle 1184, les textes ne sem-blent donc qu’assez rare-ment constituer des contrain-tes argumentatives fortes etils se prêtent en définitive àtoutes les contorsions inter-prétatives...

Une nouvelle fois encore,l’harmonie prétendue du sys-tème juridique français rela-tif à la résolution pour inexé-cution, dont on enseigne tra-ditionnellement qu’il reposesur le diptyque de la résolu-tion judiciaire, le droit com-mun, et de la clause résolu-toire, que les parties sont sus-ceptibles d’inclure dans leurcontrat, n’a pas pesé bienlourd face à cette évolutionjurisprudentielle. Tout aucontraire et au prix des habi-tuelles controverses, la doc-trine a commencé à refaire lesystème en réservant uneplace plus importante qu’au-paravant à la résolution uni-latérale, première étape d’unereconstruction dudit sys-tème, voire en allant déjà unpeu plus loin dans cette œu-vre de reconstruction en fon-dant désormais le système surun triptyque : résolution ju-diciaire, clause résolutoire etrésolution unilatérale. Un tra-vail dont il ne faut pas s’éton-ner, car c’est celui-ci que ladoctrine accomplit dans tousles domaines (25), mais untravail qui augure assez malde la solidité argumentativedes contraintes systémiquesopposées par les juristes àune quelconque nouveauté

(22) Cass. civ. 1re, 13 octobre 1998Bull. civ., I, no 300, p. 207.(23) V. en particulier, L. Aynès, Ledroit de rompre unilatéralement :fondement et perspectives, Dr. et patr.,no 126, mai 2004, p. 64 et s. Adde,S. Stijns, La résolution pour inexécutionen droit belge : conditions et mise enœuvre, in M. Fontaine et G. Viney(dir.), Les sanctions de l’inexécution desobligations contractuelles, Études de droitcomparé, Bruxelles et Paris, Bruylant etLGDJ, 2001, spéc. p. 549 et s.(24) CA Douai, 6 juillet 1999, JCP1999. I. 191, no 14, obs. Ch. Jamin.(25) V. sur ce thème, Ph. Jestaz etCh. Jamin, op. cit., p. 252 et s.

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interprétative, tant les systè-mes juridiques paraissentductiles.

Une nouvelle fois enfin, cequi apparaît en filigrane dansle débat entre la résolutionunilatérale et la résolution ju-diciaire, ce sont des argu-ments de politique juridique,où les économistes pour-raient à nouveau tenir leurplace.

Quels sont ces arguments ?Reconnaître aux parties la fa-culté de rompre leur contrat,en dehors même de l’inser-tion d’une clause résolutoire,constituerait d’abord un ex-cellent moyen de limiter ledomaine d’intervention dujuge. Un juge que les juristesfrançais n’apprécient guèrepar tradition, ce juge qu’ap-précient encore moins des ju-ristes libéraux qui s’indi-gnent à intervalles réguliersdu rôle croissant qu’il joue enmatière contractuelle. Com-me l’écrit Christian Atias dèsla première ligne de l’avant-propos de son précis de con-tentieux contractuel : « Lepropre du contrat, c’est d’êtrela chose des parties, une af-faire privée » (26). Dans unetelle perspective, le juge doitavoir la portion congrue etl’on peut comprendre que lepriver du soin d’apprécierl’opportunité de la résolu-tion, sauf en l’autorisant à in-tervenir ex post et à l’initia-tive du débiteur, soit un bonmoyen d’y parvenir, même sile propos relève nettementd’un choix de philosophiepolitique.

Accorder aux parties un droitde rupture unilatérale consti-tuerait aussi, dit-on plus oumoins dans tous les pays detradition civiliste, un bonmoyen de « réduire les pro-cès longs et ruineux » (27),le créancier n’ayant plus tou-jours l’obligation de saisir lejuge pour obtenir le pro-noncé de la résolution. Enoutre, ce même droit de rup-

ture unilatérale permettrait aucréancier de redéployer plusvite ses ressources, puisqu’iln’aurait plus à attendre la dé-cision du juge pour mettre finà ses relations avec le débi-teur défaillant et pourrait auplus tôt conclure un nou-veau contrat avec un tiers.

Voilà des arguments à con-notation factuelle (diminu-tion des coûts du procès, plusprompte réallocation des res-sources) qui font sans cessepartie du débat, mais sans ja-mais être prouvés, alorsmême que leur démonstra-tion empirique ne relève nul-lement de l’évidence.

À titre d’exemple, nous neconnaissons pas le pourcen-tage d’affaires qui donnaientlieu à un procès, même avantl’évolution jurisprudentielleamorcée par l’arrêt du 13 oc-tobre 1998. On peut imagi-ner que le créancier ne saisis-sait le juge que lorsque la ré-solution faisait l’objet d’unecontestation de la part du dé-biteur largement en amontd’un éventuel procès. Danscette mesure, la solution nou-velle, loin de diminuer lenombre des procès, ne feraitqu’inverser la règle du jeu enobligeant désormais le débi-teur mécontent à saisir lejuge. Une inversion qui pour-rait avoir pour effet de neplus permettre au juge, unefois constatée l’absence demanquement grave, d’ordon-ner la poursuite du contratrésolu à tort par le créancier,ce dernier ayant pu, d’ores etdéjà, conclure un contratavec un tiers au moment dujugement. Autrement dit,l’évolution nous renverrait àla question évoquée à pro-pos de l’efficient breach ofcontract : la violation ducontrat, en l’occurrence sa ré-solution par le créancier alorsmême que le débiteur n’acommis aucun manquementgrave, doit-elle seulementdonner lieu à l’allocation dedommages et intérêts ? Une

question dont nous avons pupercevoir le contenu politi-que explosif ! Une questionqui relève bien peu de lascience du droit et repose surun présupposé factuel quimériterait une démonstra-tion empirique : dans quellemesure l’évolution actuelle dela jurisprudence est-elle sus-ceptible de diminuer le nom-bre et l’importance des pro-cès et donc le coût de la jus-tice ? C’est là-dessus quej’aimerais entendre mes col-lègues économistes, pourpermettre aux juristes de neplus s’appuyer sur des affir-mations factuelles non dé-montrées (et donc améliorerla qualité de leurs débats rhé-toriques). Mais encore unefois, je ne suis pas certain queles économistes soient capa-bles de répondre à cette ques-tion, et d’y répondre... àmoindre coût (28).

(26) Ch. Atias, Précis élémentaire decontentieux contractuel,Aix-en-Provence, PUAM, 2e éd., 2003,no 1, p. 15.(27) P.-G. Jobin, La résolution ducontrat sans intervention du tribunal,RTD civ. 1997, p. 556.(28) Ce qui réduit la portéedémonstrative de la logiqueconséquentialiste qui constitueaujourd’hui un thème important dudébat parmi les juristes français quitentent d’introduire, dans notre pays,l’analyse économique du droit. Prôner unsystème de résolution unilatérale aux finsde diminuer le nombre des procès et lecoût de la justice est une chose ;démontrer que ce système produitempiriquement cet effet en est une autre,qui pose en premier lieu de redoutablesquestions méthodologiques, celles-cin’ayant guère variées depuis que lespremiers réalistes nord-américains s’ysont heurtés quand ils ont entreprisd’investir le champ des sciences socialesempiriques. V. sur cette question,J.-H. Schlegel, American Legal Realism& Empirical Social Science, ChapellHill, The University of North CarolinaPress, 1995, 418 p.

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LA BANQUE, LE JUGE, LES RUPTURES DE CRÉDIT ET LEFONCTIONNEMENT DU MARCHÉ

JEAN-PAUL BETBÈZEProfesseur de sciences économiques à l’Université Paris II (Panthéon-Assas)

I l n’est pas facile de par-ler des rapports de la

banque avec l’entreprise, avecles PME, ou plus générale-ment avec les marchés, carcela fait beaucoup de mon-de… Il y a là donc, aussi, ettoujours, beaucoup de pas-sion, d’enjeux, de tensions etde contradictions. Dans untel contexte, il faut commen-cer par comprendre et éclai-rer la scène, puis voir commeelle se peuple d’autres agentséconomiques, avec leurs pro-pres idées et objectifs, pourexaminer ensuite où naissentles problèmes et les contra-dictions. Et enfin, commenton pourrait les régler.

1. Commençons, par or-dre de préséance, en ac-cueillant la concurrence etsa fille, l’incertitude : ellesdominent, en fait, toute lapièce. Pour les évoquer, ilsuffit de se demander quelleest la probabilité pour uneentreprise cotée de fairemieux que l’indice, c’est-à-dire d’avoir une croissance deson titre qui dépasse celle dela moyenne : la réponse estévidemment 1/2. Et, sur deuxans, 1/4. Et sur 20 ans,1/10.000. Ainsi, sur les 248entreprises européennes con-tinûment cotées depuis 20ans, aucune n’y est parve-nue. Le meilleur score desurperformance est de 14 an-nées sur 20, avec Antofagas-ta (mine chilienne cotée àLondres) Celesio (distribu-teur allemand) et Nedap(vendeur hollandais de sys-tème de contrôle). Avec 13années de surperformance,on trouve Carrefour, Fortis,Next, Tentokil et Total. 50sociétés, 1/5 de l’ensemble,font mieux que l’indice 9 anssur 20 (1). Les cours debourse, comme disent leséconomistes, « marchent auhasard ». Dit autrement, lefait qu’il est impossible deprévoir les prix futurs des ti-

tres à partir des prix actuelset passés est « le signe, nond’un échec des lois économi-ques, mais au contraire deleur triomphe quand laconcurrence s’exerce norma-lement ». Je cite Paul Sa-muelson, prix Nobel d’éco-nomie. Donc, parce qu’il y aconcurrence, il y a incerti-tude.

2. S’il y a concurrence, ris-que, incertitude, le profitest le résultat du succès, etla perte son symétrique. Leprofit montre que l’on a bienvu, ou moins mal vu, et laperte indique évidemment lecontraire. Le profit est doncun signe sur ce que l’on a fait.Plus encore, c’est un signalenvoyé aux différents parte-naires pour le futur et unmoyen de continuer, peut-être d’accélérer la croissancede la firme, en bâtissant unecrédibilité, une fidélité. Uneperte, aujourd’hui, rend, de-main, la chose plus difficile.Si, deux ans durant, le profitest là, un début de cercle ver-tueux peut commencer…mais on a vu que c’est tou-jours un cercle menacé. Si,deux ans durant, la perte estau rendez-vous, la persévé-rance devient de plus en pluscompliquée. Est-ce de l’obs-tination ? Ou bien de l’aveu-glement ? Où s’arrête le sou-tien, et où commence l’abus ?Car, un jour, la firme peut neplus continuer, ne plus pou-voir continuer. Ce jour, ellene vaudra plus rien enbourse, et les actionnairesauront tout perdu. Alors, il yaura des litiges et des procès.Alors, les prêteurs pourrontavoir perdu plus même qu’ilsont prêté. Alors, les salariésauront perdu leur emploi. Ilsbénéficieront certes de l’assu-rance chômage et d’aides,mais ils devront changerd’entreprise, peut-être de mé-tier ou de ville. Alors, lesfournisseurs auront perdu

tout ou partie de leurs avan-ces… Alors, il faudra queceux qui restent continuent,que les salariés recherchentdu travail, que les actionnai-res choisissent mieux et sur-veillent plus, que les fournis-seurs se refassent en redou-blant d’effort, et que les ban-quiers fassent de nouveauxcrédits pour compenser ceuxqu’ils viennent de faire. Peut-on d’ailleurs seulement direqu’ils doivent « redoubler »d’efforts ? En fait non, dansle cas français des margesbancaires, si une banque fait,ce lundi, un crédit de 100 etsi, mardi, ce crédit est perdu,il faudra qu’elle fasse cettemême opération entre 100 et200 fois pour retrouverl’avance. Comme la margesur le crédit est de 1 %, ouplutôt de 0,5 %, toute perteaujourd’hui implique qu’ilfaudra rouler entre 100 et200 fois la pierre, et cette foissans erreur. On comprend lesenjeux et les tensions.

Mais, si l’entreprise arrive àconvaincre ses fournisseurs etses banquiers d’attendre, etmême d’aider davantage,c’est-à-dire en fait ses ban-quiers et les banquiers de sesfournisseurs, et si les action-naires comprennent, et si lessalariés jouent le jeu, alorsl’entreprise peut, peut-être,passer le cap difficile, surpas-ser le choc. Il aura fallu luifaire confiance, rester, résis-ter. Il aura peut-être fallu luifaire un crédit supplémen-taire, un crédit qui permet detenir le coup financièrement,mais aussi moralement.C’est-à-dire qu’il aura fallu,à la fois, prendre le risque decontinuer, et aussi le risquede prendre le risque. Cesdeux risques, ce sont bien sûrceux de perdre plus et de sele faire reprocher par les ac-tionnaires, les salariés et lesclients de la banque. Mais ilarrive que ce double risque

(1) Voir La lettre Vernimmen.net,no 28, avril 2004.

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de rester, ce soit l’entrepriseelle-même qui le reproche àson banquier. Si elle avaitlaissé choir la firme au débutde ses difficultés, elle auraitété qualifiée de « peureuse »par ces experts extérieurs quiabondent. Et si elle aban-donne plus tard, en ayanttenté de trouver des solu-tions, elle peut se trouver cri-tiquée pour son audace, pourson obstination, par tous lesexperts rétroactifs qui s’éveil-lent alors.

3. Pour comprendre cettehistoire, qui est celle de lacroissance et de la concur-rence, de l’incertitude etdu risque, et du finance-ment de l’entreprise, il fautcommencer au début. Etl’histoire commence tou-jours entre une entreprised’un côté, plus exacte-ment un entrepreneur, etun financeur de l’autre.L’un a l’idée, le savoir-faire,la connaissance du débouchéou de la ressource ou de l’or-ganisation et aussi, bien sûr,la volonté de la mettre en œu-vre. L’autre a les moyens fi-nanciers de donner corps àses idées, à ses choix, à sesprojets, à cette volonté. L’unsait et veut, l’autre permet.

Bien sûr, le problème naît iciimmédiatement, car que sait-il vraiment, cet entrepre-neur ? Que veut-il vrai-ment ? Comment savoir cequ’il sait et ce qu’il veut ?Comment surtout savoir ceque vaut ce qu’il sait, et ceque vaut ce qu’il veut ? Il ya, comme disent les écono-mistes, asymétrie d’informa-tion : l’un des acteurs, l’en-trepreneur, se trouve du côtédu savoir et de la volonté,l’autre, le financeur, peutdonner corps à cette possibi-lité. L’un est du domaine duprojet concret, l’autre de laprojection financière.

Cet « autre » peut être soitun épargnant direct ou ungestionnaire d’épargne, soit

une banque, c’est-à-dire uncréateur de monnaie. Le cré-dit, c’est toujours un décou-vert, petit ou grand. C’est lapossibilité de payer accordéeà quelqu’un, qui ne peut pasle faire, par une banque…qui s’en donne les moyens,parce qu’on lui en donne ledroit. La banque avancedonc des ressources en lescréant, pour aider un entre-preneur qui, lui, avance etmet en pratique des idées,des projets, et qui peut ainsiembaucher, investir, acheter.L’asymétrie d’information estclaire, si l’on peut, dire : l’in-formation cachée porte sur ceque sait et veut celui qui de-mande un financement, l’ac-tion cachée concerne ce qu’ilpeut en faire.

Pour essayer de réduire cetteasymétrie, le banquier vachercher des informations,étudier des données, deman-der des garanties. Il lui fau-dra aller, toujours, au-delà dela simple proposition de tauxd’intérêt. Les économistesconnaissent le célèbre exem-ple de la voiture d’occasion.Je me promène dans la rue,et je vois une voiture d’occa-sion, en vente derrière la vi-trine, avec un certain prix. Jesuis intéressé. Le lendemain,ce prix est barré, avec unebaisse. Je suis donc très inté-ressé, et me dis que, demain,je vais acheter. Le surlende-main, je vais donc pour ac-quérir l’auto, et je vois, avantd’entrer, qu’elle a encorebaissé de prix ! Qu’est-cedonc que ceci veut dire ?Qu’est-ce donc que ceci ca-che ? Quand le prix du ven-deur baisse trop, je n’achèteplus (2).

Aujourd’hui, je suis ban-quier et je vais recevoir M.X, patron de PME. J’ai vuson dossier et me propose delui faire une proposition decrédit avec un taux, puis, endiscutant avec lui, je m’inter-roge et lui fais une proposi-tion de taux supérieure à celle

que j’avais en tête. Il l’ac-cepte. J’ajoute alors qu’il fau-dra des garanties, bien sûr. Illes accepte aussi. Je lui disque je le remercie et que jevais faire part de ce projet àma hiérarchie et à notre cen-tre de traitement, pour éta-blir notre position définitive.Quand le prix accepté ducrédit monte, je ne le faisplus.

Bien sûr, tout ceci est ex-trême et caricatural, maismontre bien la question per-manente, celle de la qualitéde mon interlocuteur dans cequ’il dit (l’information ca-chée, quelle est sa situationeffective) et ce qu’il fera (l’ac-tion cachée, est-ce qu’il ne vapas profiter du crédit supplé-mentaire qui lui a été ac-cordé pour prendre plus derisques qu’il ne l’aurait faitavec son propre argent ?). Ettout ceci, ne l’oublions ja-mais, se passe dans une situa-tion où l’erreur sur le créditse paie entre 100 et 200 fois.

4. Ajoutons ici que le pro-blème n’est pas seulementcelui de la « moralité », ducaché, mais aussi de cequ’il est possible de savoirdu « connaissable ». Eneffet, quand bien mêmel ’entrepreneur dira i t« tout » à son banquier, ilne peut lui dire que ce qu’ilsait, en fonction de sessources d’information etde sa vision de la situa-tion. Ajoutons que, par cons-truction économique, l’entre-preneur est optimiste et que,par humaine construction, ilne peut tout savoir. Parexemple, il ne peut pas sa-voir qu’en face de ce terrainqu’il convoite pour bâtir unhôtel, un autre entrepreneurs’affaire, avec un autre ban-quier, puis un autre. Bientôt,on verra surgir des hôtels, desrestaurants, des immeublesde bureaux, des pépinières dececi ou de cela, commeautant de champignons. C’estlà l’effet de la concurrence. Il

(2) C’est l’analyse fameuse d’Akerlof,1970 : « The market for lemons :quality uncertainty and the marketmechanism ».

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n’y a aucune raison pourqu’une idée survienne à unseul, dans un seul lieu, et il yen a moins encore, si elle estbonne, pour qu’elle ne soitpas suivie, copiée, imitée,améliorée. La concurrencepermet l’émulation, l’amélio-ration des personnes, c’est-à-dire la sélection des meilleurs.Elle fait que, même avec lameilleure « bonne volonté »du monde, l’échange hon-nête d’information entre ban-quiers et entrepreneurs nesaurait suffire. Il est cepen-dant, bien sûr, une conditionnécessaire.

5. Pour continuer, il fautdonc se demander com-ment évolue le dialogueentre banquier et entrepre-neur, comment le secondva parler au premier. Ilfaut, pour cela, qu’il y ait unprotocole d’information : nitrop, ni trop peu. Ni trop,d’abord : le banquier ne doitpas tout savoir, ni tous lessoucis, ni tous les problè-mes. L’excès d’informationtue l’information. Il faut doncque l’entrepreneur s’engagedans un processus de « justeinformation ». L’informa-tion juste d’abord, juste l’in-formation juste ensuite. Ils’engage ainsi non seule-ment sur le fait de dire mais,plus important, sur celui debien dire. C’est, là, le fond ducontrat informationnel quis’instaure dans la durée.

C’est lui qui fonde la logiquede la « banque relation-nelle », celle qui entend, demieux en mieux, connaître leclient d’entreprise et réduireainsi le risque qu’il repré-sente. Cette coexistence faitque l’entreprise bancaire etl’entreprise industrielle oucommerciale vont échangerde plus en plus d’informa-t ions , e t sur un modecontinu. La banque « moni-tore » son client entrepre-neur. Outre le protocole in-formationnel que je signa-lais, elle connaît le quotidien

de la société par la gestion desa trésorerie, ce que l’on ap-pelle « la vie du compte ».Elle a donc deux sourcesd’informations, une sourceconcomitante qui est celle dela trésorerie, une source sé-lective et proactive qui vientdu protocole d’information.Dans ces conditions, se noueun contrat implicite. C’est ce-lui d’escorter l’entreprisedans d’autres pays, auprèsd’autres territoires, dansd’autres secteurs, et donc definancer son expansion, tou-tes opérations qui accrois-sent évidemment son risque,et donc ceux du banquier. Etc’est aussi l’idée d’escorterl’entreprise dans le temps,dans les cycles d’activité, faceà des chocs. Ce contrat im-plicite, c’est s’engager à vi-vre avec l’entreprise les aléasde la conjoncture et ceux dela concurrence. Ces aléas dela conjoncture peuventconduire à des périodes decroissance faible et réduite,où la trésorerie se tend, oùcertains clients peuvent fairedéfaut, où des pertes peu-vent apparaître. La banquerelationnelle est, normale-ment, informée de ces élé-ments, soit spécifiques, soitgénéraux, et voit avec l’entre-prise comment les vivre. Elleest en général conduite à aug-menter ses concours, parfoisà intervenir de façon plus du-rable dans le financementmême de l’entreprise. En-core une fois, ceci est laconséquence du contrat im-plicite : la banque a jugé quele projet de l’entreprise étaitviable, qu’il pouvait y avoirdes aléas, mais que l’entre-prise avait les moyens de lessurmonter. Le contrat de labanque relationnelle peut êtreégalement mis à l’épreuvedans une situation de choc,choc pétrolier, choc terro-riste, choc technologique,choc concurrentiel si telconcurrent se délocalise ou sitel autre arrive sur le mar-ché. Dans tous ces cas, la

banque soutient l’entreprisequi souffre pendant un tempsde conditions concurrentiel-les plus difficiles, de margesplus réduites et qui doit, enmême temps, réagir, ripos-ter, par des efforts publicitai-res et commerciaux, par denouveaux investissements,par des délocalisations, pardes réorganisations… Ce fai-sant, la banque fonctionne enlieu et place du marché. Ou,plus exactement, elle le com-plète. Dit autrement, entre-prises et marchés forment unensemble dynamique, plusexactement le marché com-mence où s’arrête la firme, etdans le temps il s’étend avecelle. Arrêter cette relation ban-que-entreprises, c’est doncarrêter ce lien ce complémen-tarité substitution entre mar-ché et firme. Il faut y pren-dre garde.

À l’autre extrême de ce mo-dèle de la banque relation-nelle se trouve la banque àl’acte. C’est l’idée de faire uncrédit ponctuel, pour finan-cer un investissement parti-culier. Ou bien c’est l’idée depermettre à une entreprised’en acheter une autre. C’estl’idée de fournir les moyensà certains de ses cadres diri-geants d’en devenir les pro-priétaires. Dans chaque cas,on comprend que l’opéra-tion est délimitée, non repro-ductible, et représente un ris-que spécifique plus impor-tant. Dans chaque cas, elle etaussi un complément aufonctionnement normal dumarché.

La banque relationnelle, enthéorie, devrait donc offrirdes taux d’intérêt plus fai-bles mais plus réguliers quela banque à l’acte, mais,même dans une situation debonne conjoncture, ils pour-raient se situer un peu au-dessus que ceux de la ban-que à l’acte s’il lui arrive defaire des prêts de même ni-veau de risque. En quelquesorte, la banque relationnelle

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offre une « assurance de cré-dit » et son taux d’intérêt demoyenne période inclut uneprime d’assurance, celle defaire crédit quand les tempssont plus compliqués. Labanque relationnelle penseque son volume stabilisé derevenu lui permettra d’en-caisser les chocs. En face, labanque à l’acte accepte desflux d’affaires plus incer-tains, mais individuellementmieux rémunérés. La pre-mière vit avec un nombredonné de client, la secondedoit absolument s’étendre.

6. On pourrait penser quece modèle dichotomiquefonctionne harmonieuse-ment, en liaison avec l’ac-croissement de l’entre-prise. On pourrait ainsiimaginer que plusieursbanques soient, ensemble,relationnelles, et entrentdans une logique de pool.Alors, le protocole d’informa-tion s’étend à trois, quatre,cinq partenaires. Dans lestrès grands groupes, les ban-ques relationnelles sont dites« core banks », par différen-ciation avec des banquesmoins relationnelles ou sur-tout plus petites (banque dedeuxième niveau), ou ban-ques purement à l’acte (avecdes logiques opportunistes).

Mais, avec le temps, ce mo-dèle dichotomique devientplus flou. La première rai-son est que la concurrencebancaire s’étend et que deplus en plus de banques es-saient d’entrer dans le pre-mier cercle de l’entreprise.Ceci conduit en général àfaire baisser les conditions, cequi rend moins rentable la re-lation pour chacun des mem-bres du pool : il y a moins devolumes d’affaires, et son prixunitaire baisse. En mêmetemps, il n’est pas impossi-ble que cette famille élargiedevienne plus instable, puis-que un de ses membres, ouplusieurs, peuvent décider dela quitter. Il y a donc un lien

pervers, un « trade off » di-sent les économistes, entre lataille de la famille (des ban-quiers) et la solidité des rela-tions (de financement).

Ce phénomène est particuliè-rement net en France où deplus en plus de banquesd’origine banque de dépôtssont entrées dans le domainede l’entreprise, ceci sanscompter les effets des enca-drements du crédit qui, cha-que fois, avaient saturé lespossibilités de prêt des ac-teurs déjà installés, ce qui fai-sait demander à l’entreprisedu crédit, du crédit que seulun nouveau venu pouvait of-frir. Au coup d’après, avec lareprise économique ou la find’un encadrement, la familles’était élargie. L’abondancedu crédit bancaire impliquaitque le contrat implicite, vudu point de vue de l’entre-prise, devenait moins contrai-gnant. L’entreprise deman-dait, de plus en plus, à sesbanquiers « relationnels » lesconditions de taux que, pourun même niveau de risque,lui donnerait une banque« opportuniste ». Le prix dela fidélité disparaissait, unprix qui valait pour la duréedu cycle. Dans une telle si-tuation, les banques fidèlesou relationnelles voyaientaugmenter leurs risques, enmême temps que dimi-nuaient leurs marges.

Les résultats des banquesmontrent très directement cetype de situation : les ban-ques anglaises ont pratique-ment abandonné le finance-ment des entreprises ris-quées, sauf à leur faire payerdes taux d’intérêt très élevés.Les banques allemandesviennent d’opérer des réorga-nisations de leurs porte-feuilles clients, étant prises enétau entre la concurrence desbanques régionales d’unepart, et de l’autre par lesgrandes banques internatio-nales. Le modèle bancaire al-lemand, qui est, ou était, par-

tie prenante du modèle rhé-nan, bascule. Les banquesaméricaines ont en généraldes marges élevées, non seu-lement sur les clients particu-liers, mais aussi sur les clientsentreprises. Ceci leur permetd’avoir à la fois une bonnerentabilité et une bonne valo-risation boursière, de fortesprises de risque, une impor-tante réactivité du tout.

À titre d’exemple, à l’heureactuelle, pour un euro defonds propre, les banques al-lemandes ont une rentabilitéde l’ordre de 8 à 10 % et unevalorisation boursière de 1euro. Les banques françaisesont une rentabilité de l’ordrede 15 % et une valorisationde cet euro de fonds propresqui va de 1,1 à 1,3. Les ban-ques espagnoles ou anglaisesont des rentabilités de 20 à25 % avec une valorisationde cet euro de fonds proprequi va de 2 à 2,5. Dans cettesituation, on comprend trèsbien que les banques françai-ses, qui vont mieux que lesbanques allemandes, ne peu-vent évidemment pas se dé-velopper facilement par achatde titres en Angleterre, en Es-pagne ou aux États-Unis.

Tout ceci n’empêche évi-demment pas les PME decritiquer leurs banquiers, oules médias de parler constam-ment de « crédit crunch ».Mais il faut regarder les chif-fres et savoir que la rentabi-lité moyenne des fonds pro-pres dans les activités bancai-res à destination des particu-liers est de l’ordre de 20 à25 %, et celle à destinationdes PME est au plus du tiers,soit 7 à 8 %, ceci incluant larentabilité des comptes desdirigeants. Il faut égalementsavoir que le tissu des PMEfrançaises peut connaître unniveau élevé d’endettement,mais que ceci tient égale-ment à la pression fiscale ouà la formation des salaires.Les banquiers, dans la réa-lité des faits, prennent très

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largement part au risque dela croissance et du finance-ment des entreprises enFrance. Les banquiers, celaveut dire : avec les actionnai-res, les salariés, les fournis-seurs et les autres clients.

7. Dans un tel contexte, onvoit comment peut évo-luer le système.

— La première voie est cellede l’excès de zèle. Il peut yavoir de plus en plus de ban-quiers « opportunistes » quitentent d’entrer dans le sys-tème de financement, au ni-veau des banques de réfé-rence. La part de chacun di-minue, donc sa marge abso-lue, en même temps que lespossibilités de sortie de cha-cun, donc le risque desautres. Mais on nous dira quele pool est collusif, alors quela concurrence des condi-tions est tellement saine ! Enréalité, les économistes pen-sent qu’il peut y avoir unetrès forte concurrence dansun pool, et que la concur-rence peut être parfois des-tructrice.

De période en période, lesbanques souffrent ainsi, enmoyenne, dans le secteur desPME, ou dans tel domaine,et décident de l’abandonner.Il s’étiole alors, se délocalise,se concentre, avant que lesentreprises les meilleures ac-ceptent de revoir à la hausseles conditions de crédit, cré-dit dont elles ont tant be-soin.

— La deuxième voie est celledu cartel. Les entreprisesbancaires s’entendent, lestaux sont élevés, et la crois-sance des firmes en est frei-née. Elles cherchent des cré-dits, mais n’en trouvent pas.Sauf que, ce cartel n’est pasdurable. Il est, comme disentles économistes, contestable.Une entreprise anglaise feraun crédit, ou une entrepriseallemande… dans le cadreeuropéen. Le marché uniqueeuropéen fait que le concept

de « marché du crédit », en-tendu dans un contexte lo-cal, a de moins en moins desens. L’entreprise est deve-nue plus mobile, dans son fi-nancement, que la firme ban-caire.

— La troisième voie est cellede la bataille des alligators.Tous sont calmes dans l’étang,pas un ne bouge, tous s’obser-vent. Les marges sont faibles,mais stabilisées. Puis vient unbruit, ou un nouveau, ou uneinnovation, et l’un bouge,l’autre réagit, et c’est le car-nage. La bataille des condi-tions se produit avec, pen-dant un temps, des entrepri-ses qui se demandent si ellesne vivent pas un rêve. Puis desalligators meurent, puis lesautres se fatiguent et se bles-sent, puis certains pensentqu’il est temps de s’arrêter. Etle calme revient dans le mari-got… concentré.

— La quatrième voie estcelle de la gouvernance desrelations bancaires. Le mar-ché, laissé seul, fabrique desanémies ou de terribles se-cousses, et le cartel produitdes excès. Il s’agit donc detravailler sur des protocolesqui permettent l’échanged’informations, le partaged’idées et de risques. Lestechniques actuelles de cal-cul du risque permettent,avec des modèles mathéma-tiques, de mesurer et de ré-duire le risque, mais, plusfondamentalement, par desprotocoles informationnels. Ils’agit surtout de se dire quele système de financement eststructurant pour l’économie,ont dit « systémique », etqu’il n’est pas bon de l’affai-blir, de réduire sa capacité àprendre des risques, à escor-ter les firmes dans les aléasde la vie. Arrêter du crédit,freiner une banque, c’est ar-rêter le complément du mar-ché, son extension. Le profitbancaire a toujours lieu avantle cycle, comme maintenant,et quand on a oublié les per-

tes passées. Et l’on parleaujourd’hui de « trésor deguerre » ! Il y a un mot devrai dans l’expression, c’est« guerre ». C’est ce trésor quisera consommé dans la con-currence, dans l’innovation,dans la bataille de la crois-sance et de l’emploi.

Si les banques gagnaient tou-jours, elles seraient toujoursen tête, sur une longue pé-riode, des succès financiers :or ce n’est pas vrai. Commece n’est vrai pour personne.En revanche, il ne peut pas yavoir de système économi-que dynamique, avec crois-sance et emploi, sans ban-ques rentables, pour prendredes risques, et aujourd’huiencore plus qu’hier, c’est-à-dire pour prolonger, rempla-cer, les marchés. Et, pourcela, il faut que l’environne-ment, au sens large du terme,le comprenne.

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INTERROGATIONS JURIDIQUES

MICHEL GERMAINProfesseur de droit à l’Université Paris II (Panthéon-Assas)

C ette comedia del artedue au talent de notre

collègue Jean-Paul Betbèzeest pleine de personnages decomédie, qui sont en mêmetemps tout en nuances.Qu’est-ce que le juriste doitou peut penser de cet uni-vers composite ?

Ce qui le frappe, c’est déjàune tonalité particulière, par-delà même les précisionschiffrées du discours de l’éco-nomie : l’argent, dans l’his-toire des sociétés rend mo-bile et peut-être heureux. Despréhistoriens et des anthro-pologues ont d’ailleurs ré-cemment découvert quel’homme nomade était plussain, donc sans doute plusheureux que l’homme séden-taire, pour autant que l’oncroit à la bonne santé dubonheur. C’est ensuite l’his-toire d’un monde incertain :il suffit de se rappeler ce quia été dit des performancesdes sociétés cotées, des chan-ces pour une entreprise de seredresser, des calculs écono-miques qui se révèlent faux.C’est enfin une quête de l’in-formation jamais assouvie,car, si elle réduit l’incerti-tude, elle la réduit dans deslimites jamais assignables àl’avance.

En regard, le monde du droitpeut paraître tout différent,contenu en des règles stric-tes, dans un univers qui peutpasser pour psychorigide encomparaison de la souplessedu commerce de l’argent.

Pourtant, à y bien réfléchir,le choc des cultures n’estpeut-être pas aussi considé-rable. Il n’y a pas d’un côtéla nature souple et féline dela banque et de l’autre la lo-gique unidimensionnelle et ri-gide du droit. D’abord parceque toutes les décisions ban-caires s’inscrivent dans descontrats que les banques sou-haitent voir respecter et que

le fonctionnement bancaireuse implicitement de cetteprévisibilité que permet ledroit. Ensuite parce que ledroit n’est pas seulement ceque les parties ont décidé.C’est aussi ce que l’ordre pu-blic impose. Même si le ban-quier n’a pas forcément pré-sent à l’esprit de manièreconsciente cet ordre public,il le vit naturellement commeune contrainte qu’il intègredans son calcul économique.

Cette proximité relative desmondes une fois dite, un cer-tain dialogue devient possi-ble et certaines questions pro-prement juridiques peuventêtre évoquées. On en identi-fiera trois, le soutien abusif,la faillite et l’information.

I. Le soutien abusif

J ean-Paul Betbèze sedemande : où s’arrête le

soutien ? Où commence l’a-bus ? Il est vrai que, dans lesrelations de la banque et del’entreprise, cette question estpermanente et est à l’arrière-plan d’un certain nombre dedécisions de la banque. Eneffet une jurisprudence tradi-tionnelle française accepteque les créanciers d’une en-treprise puissent reprocher àune banque d’avoir soutenufinancièrement l’entreprise,qui n’avait aucune chance desurvivre. Le crédit ne pou-vait que prolonger artificiel-lement la vie de l’entreprise,différer la cessation des paie-ments et conduire à une aug-mentation du passif. Certes,cette jurisprudence n’est passi traditionnelle que cela. Elledate d’une quarantaine d’an-nées et avait été jugée scan-daleuse par les milieux ban-caires de l’époque, commeportant atteinte à l’apprécia-tion discrétionnaire des ris-ques par la banque. Maiscette jurisprudence a été dès

le début habilement enca-drée par la Cour de cassa-tion, si bien que le scandalesemble avoir disparu. Il se-rait d’ailleurs intéressant desavoir si une telle jurispru-dence existe dans les paysétrangers. Mais son principene fait plus problème : il faitd’ailleurs si peu problème enFrance, qu’il peut être étenduà d’autres créanciers et qu’ill’a été récemment par la Courde cassation à une caisse demutualité sociale agricole, quiavait conféré à une entre-prise une apparence trom-peuse de solvabilité par lesdélais qu’elle lui avait accor-dés.

Ce thème est, on l’aura senti,intimement lié à la faillite dudébiteur : car le préjudicedont vont se plaindre lescréanciers est la faillite du dé-biteur, qui fait que les créan-ciers ne sont pas complète-ment payés. Où il apparaîtbien que pour le juriste lafaillite est un point cardinaldu temps juridique. Ce quela banque appelle risque s’ap-pelle souvent faillite pour lejuriste.

Mais cette question est aussiliée au problème de l’infor-mation. Il va de soi que laresponsabilité de la banquen’est engagée que si elle acommis une faute dans le ca-dre d’une action en respon-sabilité civile. La faute n’exis-tera que si la banque détientl’information de la situationvéritable de l’entreprise débi-trice ou aurait dû la détenir.Il est vrai que l’appréciationpar le juge de l’informationconnue ou de celle qui auraitdû être connue jouera ungrand rôle et que cette appré-ciation doit être particulière-ment réfléchie, dans la me-sure où elle pose la limite durisque bancaire acceptablepour la société dans son en-semble.

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La société est cependant entrain d’évoluer sur ce point,car un nouveau texte du pro-jet sur la sauvegarde des en-treprises prévoit à l’articleL. 650-1 du Code de com-merce que ce soutien abusifne se rencontrera plus quedans certains cas exception-nels (fraude, immixtion...).

II. La faillite

I l y a déjà cette périodegrise, quand la situation

n’est pas claire, quand les ac-tionnaires et les créancierssont dans l’incertitude et qu’illeur faut parier sur l’avenir.Et il est vrai qu’après les« experts rétroactifs » abon-dent souvent, comme le ditJean-Paul Betbèze. Dans unautre registre, le législateurfait parfois aussi preuved’une même certitude exces-sive, cette fois en amont. Cecia été le cas en 1985, où il futobsédé par le bon sentimentdu redressement. Mainte-nant, dans l’agitation desidées qui précèdent une nou-velle réforme de la loi sur lafaillite, la prévention est pa-rée de toutes les vertus.Qu’elle soit un impératif utileet nécessaire, nul ne peut endisconvenir. Mais cet impé-ratif est présenté commed’une rationnalité exem-plaire, comme ce fut le caspour le redressement de1985. Ne faudrait-il pas quela loi abandonne plus la pré-vention aux parties, qui pa-rieront ensemble sur un ave-nir difficile, comme elles sa-vent le faire dans la vie cou-rante ?

La faillite fait ensuite penserà cette demande de plus enplus insistante de la « deu-xième chance » de la part desdirigeants des entreprises enfaillite. Cette demande a rap-port avec le risque, car ellepose la question de la limitedu risque. Que des sanctionsexistent et soient appliquées,

rien de plus normal. Maisfaut-il aller au delà ? On saitque les dirigeants d’entrepri-ses en faillite trouvent moinsfacilement du crédit auprèsdes banques qui, bien infor-mées, savent leurs mésaven-tures passées. La Banque deFrance pratique en effet unelecture attentive du BO-DACC et des journaux d’an-nonces légales et disposed’une information spécifiquequ’elle livre seulement auxbanques. Le bulletin B3 ducasier judiciaire, transmissi-ble à l’intéressé, ne com-prend que les sanctions pé-nales les plus graves. Faut-ilde même ici interdire ou li-miter ce fichier bancaire ? Leproblème semble malgré toutdifférent et une solution dif-férente se comprend. On no-tera tout de même au pas-sage que, quel que soit le ju-gement porté sur ce type defichier, qui diminue le risquepour certains acteurs écono-miques, ce fichier est en lui-même le signe que les ban-ques ont le sentiment qu’unepartie des faillites n’arriventpas par hasard.

III. L’information

L’ information est lethème clé du propos

de Jean-Paul Betbèze. Onvoit bien le jeu difficile de ca-che cache, auxquels se li-vrent la banque et l’entre-prise. L’entreprise ne veutpas tout dire, la banque neveut pas dire qu’elle a toutcompris. Et même si l’entre-prise voulait tout dire, elle nele pourrait pas, car elle ne saitpas tout.

Le concept de banque rela-tionnelle est plein d’intérêts.Comme il a été montré, cetterelation peut évoluer, ce quiest le propre de toute relationquelle qu’elle soit. Mais enmême temps cette relation in-terroge le juriste sur deux as-pects proprement juridiques.

D’une part quel est ce contratimplicite de la banque rela-tionnelle et de l’entreprise.Est-ce une manière de par-ler ? Ou plus ? D’autre partquel est le contenu de cetterelation ? Une relation quiétreint trop ne crée-t-elle pasdes conflits d’intérêts ? Quandla banque est à la fois action-naire, obligataire et prêteur dela même société, comme celase rencontre parfois, la logi-que juridique se cherche et iln’est pas sûr que la décisionéconomique soit une déci-sion juste dans l’océan de l’of-fre et de la demande dontparlait un vieux mythe... Cesinterrogations n’ont pas d’au-tre intérêt que d’accompa-gner un phénomène économi-que. Mais elles posent enmême temps des questions devaleurs juridiques. Comme sil’analyse juridique de l’écono-mie n’était pas devenue com-plètement caduque.

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QUELLES FINALITÉS POUR LES PROPRIÉTÉS INTELLECTUELLES ?

JEAN TIROLEDirecteur scientifique de l’Institut économique industrielleProfesseur à l’Université des sciences sociales de Toulouse

À titre liminaire, il fautpréciser en premier lieu

que la protection de la pro-priété intellectuelle (PPI) atoujours eu pour objectifd’arbitrer, de manière fine,entre deux objectifs contra-dictoires : d’un côté, la créa-tion d’un environnement pro-pice à l’innovation — où ils’agit finalement de donnerune rente « incitative » auxinnovateurs — et d’un autrecôté, la diffusion de cette in-novation, soit au consomma-teur final, soit à d’autres in-novateurs afin d’encouragerl’innovation en aval.

Le droit de la propriété in-dustrielle est en deuxièmelieu très instrumentalistepuisqu’il crée un mécanismed’incitation. N’est en effetbrevetable que ce qui estutile, non-évident et faitpreuve de nouveauté. Cela si-gnifie que si le coût de créa-tion de cette innovation estfaible, son auteur ne devraitpas avoir droit à une renteimportante. On est donc réel-lement au sein d’un méca-nisme incitatif.

La propriété intellectuelle esten troisième lieu en pleine ex-pansion, notamment dans ledomaine des logiciels, duhardware, des médicaments,des media contents, etc. Ce-pendant, elle fait face à denouveaux défis, tels que lacroissance rapide du nombrede brevets, ou les dysfonc-tionnements des offices debrevets qui aujourd’hui com-mettent de nombreuses er-reurs et délivrent des brevetsde qualité médiocre (il fautcependant reconnaître que lesnouvelles technologies onttoujours posé des difficultésnouvelles, que les offices debrevet n’ont pas immédiate-ment les connaissances requi-ses pour résoudre).

Il existe en quatrième lieu denouveaux modes de partage

avec le retour en force despools de brevets et le déve-loppement d’une nouvelleméthode de production avecles logiciels libres, deux phé-nomènes récents sur lesquelsportent de nombreuses dis-cussions.

Notons enfin et en cin-quième lieu que le brevetn’est qu’une forme de protec-tion parmi d’autres. Les ré-compenses, le secret de fabri-cation, le droit d’auteur, sansoublier la protection natu-relle accordent également unecertaine protection.

Avant d’aborder les aspectséconomiques de la question,il convient d’exposer et deprendre en considération lamanière dont le droit de laconcurrence protège la pro-priété intellectuelle.

I. Exposé et appréciationéconomique du droit de laconcurrence appliqué à laprotection de la propriétéintellectuelle : le passagepar la théorie des infras-tructures essentielles

L es autorités de la con-currence interviennent

de plus en plus dans la pro-tection de la propriété intellec-tuelle par le biais des licencesobligatoires, des demandes depublication des interfaces et del’interopérabilité. Parallèle-ment un autre style de droitse développe, le droit des in-frastructures essentielles, le-quel se fonde sur la théorieéconomique de l’exclusion.Les autorités de la concur-rence identifient les infrastruc-tures essentielles, encore ap-pelées « goulots d’étrangle-ment », et peuvent demanderaux propriétaires de ces gou-lots de fournir l’accès à uncertain prix et à une certainequalité. Or il existe un lien en-tre l’intervention des autorités

de la concurrence dans la pro-tection de la propriété intellec-tuelle et la considération desinfrastructures essentielles.

La définition des infrastruc-tures essentielles (ou goulotsd’étranglement) est rappeléepar exemple dans la décisionde la Cour de justice desCommunautés européennesdu 29 avril 2004 (IMS (In-tercontinental marketing ser-vices)) (1). L’infrastructureessentielle est un input essen-tiel, c’est-à-dire un input in-dispensable pour produire enaval. Le caractère indispen-sable est au cœur de la défi-nition. Le fait que l’utilisa-tion par un concurrent d’unefacilité soit moins coûteusepour lui qu’un autre moded’accès au marché aval nesuffit pas pour transformercette facilité en « facilité es-sentielle », et ne lui confèredonc pas un droit d’accès àla facilité qu’il pourrait oppo-ser au propriétaire de celle-ci.

L’infrastructure essentielle estpossédée par une entrepriseen position dominante, quin’a aucune raison objectived’en refuser l’accès. À l’in-verse, si l’entreprise a des rai-sons objectives de refuserl’accès au tiers, par exemplele manque de capacité oul’incompatibilité technologi-que, le droit ne le contrain-dra en principe pas.

Cette notion d’infrastructureessentielle est reliée à la défi-nition économique de l’exclu-sion. L’exclusion est souventdéfinie comme un comporte-ment à travers lequel une en-treprise en position domi-nante refuse ou limite l’accèsà un input essentiel à des uti-lisateurs potentiels, afind’étendre son pouvoir demarché à partir du segmentmonopolisé pour obtenir uneffet d’exclusion sur le seg-ment complémentaire.(1) Aff. C-418-01.

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Typiquement, il s’agit d’unesituation où le contrôle d’uneinfrastructure essentielle (ouun goulot d’étranglement) enamont permet la créationd’un monopole en aval dansun secteur où il existe uneconcurrence potentielle.L’exemple classique est celuide la boucle locale dans lesTélécom. Le goulot d’étran-glement est la boucle localeelle-même (2), mais la con-currence est envisageable évi-demment dans d’autres seg-ments comme la longue dis-tance, l’international, l’accèsinternet, etc. Bien entendu, laconcurrence dans ces seg-ments complémentaires n’estpossible que dans la mesureoù les concurrents ont accèsà la boucle locale.

Les comportements condam-nés par les autorités de laconcurrence ou par les régu-lateurs sont de deux ordres.Ce sont en premier lieu descomportements dans les-quels le propriétaire d’ungoulot d’étranglement est in-tégré verticalement et com-met un refus de vente, invo-que une incompatibilité tech-nologique ou demande unprix très élevé au concurrenten aval.

Les comportements condam-nés par les autorités de laconcurrence correspondenten second lieu à des situa-tions où le propriétaire d’ungoulot d’étranglement ne ré-serve pas pour lui le seulusage de la facilité essen-tielle, mais signe un contratquasi exclusif ou accorde deslicences discriminatoires avecun fournisseur aval.

Le cas de la boucle locale oucelui du réseau de transporten électricité sont des exem-ples de facilités essentiellesqui sont expressément viséspar les réglementations et lesrégulateurs. Le droit de laconcurrence offre lui aussi denombreux exemples de cetype. L’un des plus vieux

exemples est celui de l’arrêtaméricain de 1912, Termi-nal RR. Un consortium dechemin de fer desservait laville de Saint-Louis et possé-dait les ponts, les voies et lagare de Saint-Louis. La Coursuprême a jugé qu’il s’agis-sait là d’une infrastructure es-sentielle (essential facility),c’est-à-dire à ce point coû-teuse qu’elle ne pouvait êtredupliquée par l’action spon-tanée d’un autre opérateur. Iln’existait en outre aucune rai-son particulière de refuserl’accès, ni manque de capa-cité, ni incompatibilité tech-nologique, si bien que les ju-ges ont ordonné une mise àdisposition sous forme departage structurel d’accès auconsortium possédant cepont, ces voies et cette gare.

En Europe, l’un des pre-miers cas remonte à 1973 etconcernait un fabricant dematière première, Commer-cial Solvents (3). On trouveensuite un certain nombred’arrêts relatifs aux systèmesde réservation par ordina-teur par exemple en 1984aux États-Unis mais aussi lecas Sabena en Europe. Il yeut également un certainnombre de marchés de gros,par exemple l’arrêt Gamcoaux États-Unis en 1953 ouNew-York Stock Exchangeen 1963. Un certain nombrede cas de structures d’infras-tructures essentielles ont en-suite concerné des stades, desports, des aéroports et destunnels. En Europe il y eutSealink, Port de Roscoff, Rod-by. Citons ensuite les cas desréseaux ferrés, des réseaux detransport de l’électricité, de laboucle locale puis enfin, lescas des services après-venteavec Volvo, Kodak et Xerox.

Les tribunaux ont mis enplace deux types de solu-tions (remedies) pour combat-tre ce type de comporte-ments : tout d’abord des re-mèdes structurels, tels que la

propriété commune et la sé-paration structurelle, puis desremèdes consistant en l’im-position d’un prix d’accès oula régulation de la qualité(comme par exemple pourles systèmes de réservationpar ordinateur (SRO)).

Aujourd’hui, la jurispru-dence révèle un léger con-traste entre les États-Unis etl’Europe. En effet, en 2004,aux États-Unis la Cour su-prême, dans l’arrêt Verizon-Trinko (4), affirmait qu’ellen’avait jamais reconnu la no-tion d’infrastructure essen-tielle. Ce faisant, elle com-mettait un certain nombre decontorsions. La décision elle-même est par moment assezcomique car pour montrerqu’elle n’avait jamais utilisé lanotion d’infrastructure essen-tielle, elle requalifie en acte deprédation l’arrêt de 1985, As-pen skiing (5), liée à un re-fus de vente commune de tic-kets de passage de ski à lajournée. Elle s’est égalementinspirée d’un arrêt de 1973,Otter Tail Power (6), lequelportait sur l’accès à un ré-seau électrique. Elle avaitalors déclaré que le transportde l’électricité est un bien in-termédiaire qui n’était pasvendu au consommateur fi-nal. Au final, la société OtterTail Power fournissait l’élec-tricité elle-même mais ne lavendait pas au consomma-teur final. Voilà un argu-ment pour le moins bizarre,notamment si l’on transposele raisonnement au brevet.Cela signifie en effet que ce-lui qui exploite son brevet lui-même ne rencontre pas deproblème et en conserve lapropriété, c’est-à-dire l’avan-tage exclusif. En revanche, lapetite entreprise de technolo-gie qui confie par le biaisd’une licence l’exploitation deson produit à un tiers qui ades compétences de produc-tion et de marketing bien su-périeures aux siennes, unecompagnie pharmaceutique

(2) Au moins jusqu’ici. Le monopole del’opérateur historique sur la boucle localeest affaibli par l’évolution technologique.(3) CJCE, 14 mars 1973, ContinentalSolvents Corporation c/ Commission,Celex No 673O0006.(4) 13 janvier 2004, VerizonCommunications, Inc. v. Law Offices ofCurtis v. Trinko, 2004 WL 51011(U. Sup. Ct).(5) Skiing Co. v. Aspen HighlandsSkiing Corp., 472 US 585 (1985).(6) Otter Tail Power Co. v. UnitedStates, 410 US 366 (1973).

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par exemple, doit automati-quement donner des licen-ces à d’autres compagnies.Cette décision de la Cour su-prême est donc fort difficileà comprendre, car à pre-mière vue les deux situationspour les concurrents sont si-milaires — que le titulaire dela facilité essentielle (et doncpar exemple d’un brevet)exerce seul son pouvoir d’ex-clusivité ou qu’elle ne donnequ’à un seul. En distinguantfondamentalement selon lesdeux schémas la Cour su-prême est donc difficile à sui-vre.

D’autres arguments plus per-tinents ont d’ailleurs étéavancés par la Cour su-prême dans l’arrêt Verizon-Trinko précité, car les magis-trats évoquent les coûts sup-portés par Verizon, proprié-taire de la boucle locale, etqui devaient être compenséspar les concurrents. Elle re-tient également que « lesmoyens d’exclusion illicite,tout comme les moyens decompétition légitimes, sontpléthoriques ». Rappelonsenfin que la régulation par laNYPSC (New York PublicService Commission) et laFCC (Federal Communica-tions Commission) réduit laprobabilité de comporte-ment nuisible à la concur-rence.

Si l’on réfléchit à ce que re-présente la propriété intellec-tuelle, il s’avère qu’elle esttrès souvent une infrastruc-ture essentielle au sens dudroit de la concurrence.Pourquoi ? Si l’on prend plusparticulièrement l’exemple dubrevet, celui-ci ne se dupli-que pas aisément. Si le bre-vet est très innovant, on nepeut pas le contourner facile-ment. Un brevet est possédépar une entreprise en situa-tion dominante puisqu’ilouvre droit à un monopole.Enfin, le coût de partage d’unbrevet et quasiment nul.

On entre alors dans une si-tuation paradoxale en droitavec, d’une part, le droit dela propriété intellectuelle quiprotège le brevet en confé-rant une rente à son proprié-taire ou à son détenteur (saufcas exceptionnel, le déten-teur d’un brevet a le droit dedisposer du brevet comme ill’entend) et, d’autre part, lathéorie de l’infrastructure es-sentielle qui veut que celuiqui dispose de l’infrastruc-ture essentielle, la partage,contre compensation cor-recte, avec les autres partiesen aval. Il existe donc unetension très forte entre deuxdomaines du droit actuelle-ment (7). Certaines décisionsont, d’ailleurs et en quelquesorte, remis en cause la pro-priété intellectuelle en assimi-lant cette dernière à une in-frastructure essentielle. Ainsi,en 1995, dans l’arrêt Magill(8), la Cour de justice euro-péenne statue sur un litigeopposant trois chaînes de té-lévision — dont la BBC —et un guide TV hebdoma-daire irlandais. Les trois chaî-nes refusaient au guide géné-ral TV l’accès à leur grille deprogramme. Les magistratsde la Cour de justice euro-péenne reconnaissent l’abusde position dominante et or-donnent aux trois chaînes in-timées d’offrir au guide TVirlandais l’accès à cette pro-grammation, dans la mesureoù il existait une demandeclaire et non satisfaite pourun produit adjacent. Autre-ment dit, si la BBC et lesautres chaînes irlandaisesavaient produit elles-mêmesun guide généraliste, l’accèsn’aurait pas été possible.Voilà encore une fois une dé-cision bizarre, puisque ce rai-sonnement distingue deux si-tuations selon un critère quin’a pas de pertinence au re-gard des concurrents exclus.On peut également se poserla question de savoir pour-quoi la BBC et les autres

chaînes ne produisaient pasce guide généraliste. C’est-à-dire, dans la mesure où ellesne le produisaient pas, pour-quoi n’accordaient-elles pasde licence à Magill ? D’unpoint de vue économique,cette décision n’est pas trèsbien fondée.

Dans une autre affaire récen-te en date du 29 avril 2004,IMS Health (9), la Cour dejustice européenne a été ap-pelée à trancher un litige op-posant IMS Health à l’un deses concurrents potentiels.IMS Health est fournisseurd’études, en particulier à des-tination des laboratoirespharmaceutiques. En Allema-gne, ces études sont baséessur un découpage géographi-que du pays en 1860 zones.IMS est titulaire d’un droitd’auteur sur ce découpage.Or un concurrent réclamaitl’accès à ce découpage pourpouvoir faire ses propres étu-des et les vendre ensuite auxlaboratoires pharmaceuti-ques. IMS a refusé. La Com-mission européenne est inter-venue pour donner l’accès etl’affaire est montée jusqu’à laCour de justice européennequi a rendu cette décision en2004 et a renvoyé les chosesau Landgericht. La questionétait la suivante : dans quellemesure IMS, qui effective-ment détenait un droitd’auteur, avait-il le droit derefuser l’accès à ce décou-page ? C’est là une questionempirique sur laquelle per-sonne n’a vraiment de visiontrès claire. Pouvait-on finale-ment utiliser un découpageun peu différent ? Nul ne lesait. Supposons que l’on nepuisse pas utiliser un décou-page différent. Une questionintéressante est alors de sa-voir comment ce découpagea été obtenu. Il y avait deuxéléments. Tout d’abord, unebonne partie du découpageétait basée tout simplementsur des codes postaux et desfrontières administratives. Par

(7) Or, comme nous allons le voir, enéconomie, cette tension n’existe pas.(8) CJCE, 6 avril 1995, Magill,RJDA no 165, juillet 1995, p. 173 et s.(9) V. Johanne Peyre, Revue Lamyconcurrence no 1, novembre2004-janvier 2005, p. 26-28.

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ailleurs, des améliorationsavaient été portées à ce dé-coupage au sein d’un groupede travail comprenant IMS etdes laboratoires pharmaceu-tiques. Le fait est important,car il montre que les labora-toires pharmaceut iquesavaient investi de façon com-mune pour améliorer le dé-coupage et le rendre plusutile. On peut en revanche sedemander pourquoi i l sn’avaient pas alors demandéla propriété partagée de cesdroits d’auteur.

Dans son arrêt, la Cour euro-péenne de justice élimine l’ar-gument de ventes séparéesque l’on trouve par exempledans la décision Verizon-Trinko et qui a été évoquéeplus haut. Le fait que ce soitun « input essentiel » quin’est pas vendu à un con-sommateur final suffit. Il peutdonc y avoir une infrastruc-ture essentielle même s’il n’ya pas de vente à un con-sommateur final ou intermé-diaire, et même s’il n’y a pasde vente séparée. La Coureuropéenne de justice af-firme également la perti-nence de l’investissement desutilisateurs. Elle considère, àjuste titre, qu’il est néces-saire de tenir compte du faitque l’investissement ne pro-vient pas seulement d’IMSmais également des utilisa-teurs. Enfin, de façon un peuplus étonnante, elle réaffirmela validité de l’argument d’unproduit nouveau. Ceci signi-fie qu’elle ne se prononce passur le fait mais du point devue du droit dit que le Land-gericht ou toute autre auto-rité appelée à se prononcersur ce cas, doit se demandersi le concurrent d’IMS vaproposer un produit nou-veau. S’il propose un pro-duit qui est similaire au pro-duit qui est proposé par IMS,dans ce cas-là, l’accès ne peutêtre donné. C’est là une so-lution qui nous semble criti-quable.

II. Approche plus stricte-ment économique del’articulation entre lebrevet et les impératifséconomiques

L’ approche économiqueest une approche très

instrumentaliste. Tout en semontrant respectueux de lapropriété intellectuelle, leséconomistes finalement n’yvoient rien de sacré et laconsidèrent comme un mo-yen. Mais dès lors que l’onaborde un cas d’infrastruc-ture essentielle, il faut se po-ser la question de savoir pour-quoi le propriétaire d’une in-frastructure essentielle — qu’ils’agisse d’un brevet, d’uneboucle locale ou autre — aune incitation à exclure soit engérant la production en avallui-même, soit en concluantun contrat de licence exclu-sive avec une autre entreprisequi se trouve en aval.

La réponse est très simple etc’est une réponse de bonsens. Si une licence est accor-dée à un certain nombred’entreprises en aval, ces en-treprises vont se faire concur-rence et il y aura dissipationde profit. Nécessairement,l’entreprise en amont en su-bira les conséquences car sapropriété n’aura pas beau-coup de valeur. Le raisonne-ment est identique à celui dudroit des franchises : si parexemple Mac Donald décided’accorder une franchise,beaucoup seront prêts àpayer pour l’obtenir, maisuniquement s’il s’agit d’unefranchise exclusive. Si MacDonald décide en revanchede distribuer de nombreusesfranchises, plus personnen’en voudra. Ainsi, il peut yavoir une dissipation de pro-fit par la concurrence. Demême, si un laboratoire phar-maceutique donne une li-cence à beaucoup d’entrepri-ses en aval pour fabriquer etcommercialiser un médica-

ment, ce médicament va sevendre à un prix quasimentnul puisque le coût de pro-duction est quasiment nul.Donc, la concurrence en avaldétruit les profits amont etc’est pour cette raison quel’entreprise amont à un inté-rêt à exclure.

L’intérêt à exclure est indé-niable mais toute la difficultéest de déterminer si l’exclu-sion elle-même est licite.D’un point de vue économi-que, toute la difficulté est desavoir si d’une part, on a uneinfrastructure essentielle etpourquoi d’autre part cettepropriété en amont est unmonopole.

Le caractère d’infrastructureessentielle peut résulter d’unmonopole légal. Par exemplela puissance publique a ac-cordé à quelqu’un le droit ex-clusif sur un port ou un aé-roport. Dans cette hypothè-se, on ne peut repérer aucunmérite, en ce sens que lacréation du port ou de cet aé-roport ne peut pas être rap-portée au mérite de celui quil’exploite. Alors, le profit demonopole n’a pas de raisond’être particulière. Bien en-tendu, il va falloir compen-ser le propriétaire du port oude l’aéroport pour ses inves-tissements mais il n’existeaucune raison particulièred’admettre des profits quisoient bien supérieurs à la ré-compense naturelle, aux ren-dements naturels sur le capi-tal.

Deuxièmement, le mono-pole peut provenir d’écono-mies d’échelle pure, commedans l’arrêt Gamco de 1953de la Cour suprême, quiconcernait un marché de grosà Providence, ou dans l’arrêtOtter Tail de 1973. Dans lamesure ou la duplication nepeut s’opérer, par exempleparce qu’on ne peut pas avoirdeux marchés de gros dansla ville, simplement pour desquestions de rendement

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d’échelle, il faut veiller à uncertain partage de l’accès à ceréseau.

Il peut ensuite exister des ex-ternalités de réseau, qui sontfréquentes dans les logicielset dans d’autres secteurs. Cesexternalités créent souventdes situations de monopole.La situation est alors beau-coup plus compliquée. Lesexternalités de réseau purescréent des situations de mo-nopole qui ne sont pas parti-culièrement méritées. En re-vanche, les entreprises de lo-giciels peuvent avoir investipour créer ces externalités deréseau, notamment par lebiais des prix de pénétrationdu marché. [Les prix de pé-nétration de marché sont desprix qui ne rentrent pas dansles coûts et qui sont donc dessubventions à des produitscomplémentaires]. Ainsi, il nesuffit pas simplement deconstater qu’il existe un mo-nopole profitant des externa-lités de réseau, il faut aussibien regarder si ces externa-lités de réseau ne sont pascréées par des investisse-ments substantiels.

Enfin, il est des situations demonopole créées par des in-vestissements et par l’innova-tion. Ces situations de mono-pole doivent être récompen-sées et il ne faut pas expro-prier ceux qui ont eu le mé-rite de faire les investis-sements une fois que ceux-ciont été menés. Il s’agit làd’une vision schumpeté-rienne, laquelle consiste à re-connaître l’utilité de l’innova-tion et de l’investissementtout en tolérant des situa-tions de pouvoir de marché.Certes, aucun économisten’aime les situations de mo-nopole, dans la mesure où el-les créent des distorsions,mais ils tolèrent des distor-sions de monopole afin d’in-citer les investissements.

Ainsi, lorsque l’on crée un lo-giciel qui a des millions de li-

gnes de code, ou un médica-ment qui coûte (en moyen-ne) des dizaines de millionsd’euros et que dans les deuxcas le coût marginal de pro-duction par unité est procheou égal de zéro, la régulationde ces monopoles effectuéeau prétexte que l’on donneaccès à la propriété intellec-tuelle correspondante à descoûts qui sont proches descoûts de production, consti-tue une expropriation. Elleest mauvaise au regard del’incitation à l’investissementet à l’innovation.

En définitive, le raisonne-ment économique est extrê-mement simple. Il s’agit derécompenser l’innovation etl’investissement, mais il nefaut pas récompenser les ren-tes qui ne seraient pas dues àl’innovation et à l’investisse-ment mais uniquement auhasard, à un monopole égalou simplement à des écono-mies d’échelle pure.

Cette conception justifie l’éla-boration d’une sorte de« checklist » pour le traite-ment des infrastructures es-sentielles. Il faut d’abord seposer la question du carac-tère essentiel de l’infrastruc-ture. Si l’infrastructure n’estpas essentielle, autrement dit,si elle peut être dupliquée àun coût relativement raison-nable, il vaut mieux ne pasentrer dans une régulationtoujours coûteuse. C’est àcette conclusion qu’avaitabouti l’avocat général A.G.Jacobs dans l’arrêt OscarBronner en 1998.

Si on conclut en revancheque l’infrastructure est essen-tielle, la question est alors desavoir si elle doit être parta-gée. À ce moment-là, un in-vestissement suffisant ou uneinnovation suffisante peut si-gnifier qu’elle ne devait pasêtre partagée. C’est exacte-ment ce que dit le droit de lapropriété intellectuelle car,qu’on le veuille ou non, le

brevet est souvent une infras-tructure essentielle. [Regar-dons en effet les critères : unbrevet est innovant si l’inno-vation en question n’est pasfacilement accessible même àl’expert et si elle amélioreréellement l’état des connais-sances. Cela suggère l’exis-tence d’un investissementsubstantiel, c’est-à-dire onraisonne en terme instrumen-taliste en donnant une rentepour encourager ceux qui in-vestissent].

Enfin, si on conclut que cettepropriété devra être parta-gée, on doit décider d’un prixd’accès et on touche là unpoint délicat. L’expérience durégulateur de télécommuni-cations ou d’électricité esttout à fait significative desdifficultés rencontrées dans ladétermination d’un prix d’ac-cès. Elle a révélé que la tari-fication d’accès sur la basedes coûts marginaux est, d’unpoint de vue théorique, théo-riquement douteuse dans lamesure où si cette position demonopole existe, c’est parceque le secteur concerné estgénéralement à forts coûtsfixes et à faibles coûts margi-naux. La fibre optique, lesproductions de médica-ments, la reproduction deslogiciels par exemple, sont àun coût marginal quasimentnul.

Il faut ensuite réguler le tauxde rendement. Commentfont les régulateurs en prati-que ? Ils calculent le capitalnon amorti et le multiplientpar le rendement du capitalde marché, pour arriver à untaux de rémunération souhai-table. Ils calculent ensuite lesprix d’accès sur cette base.

En droit de la concurrence,le calcul des royalties ou desredevances est très compli-qué dans la mesure où, évi-demment, les juges n’ont pasforcément accès à toutes lesdonnées. Ce calcul est d’au-tant plus compliqué dans les

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entreprises risquées ou dansle cadre d’une innovation caril faut alors tenir compte dela probabilité que l’innova-tion ait lieu. Si par exempleun médicament est fabriquéalors qu’il n’a ex ante qu’unechance sur dix d’être com-mercialisé, il faut évidem-ment un taux de rendementdix fois supérieur au taux derendement obtenu pour lemédicament qui a été com-mercialisé. En général, les ju-ges se placent en retrait carils se bornent à préciserqu’une compensation appro-priée est nécessaire, mais ilsne la définissent pas. C’est làune différence importanteavec les régulateurs qui pourleur part, doivent définir clai-rement le prix d’accès.

Revenons brièvement à lapropriété intellectuelle. Lapropriété intellectuelle, endroit français et dans la plu-part des pays, est traitée defaçon très différente de l’in-frastructure essentielle, mêmesi souvent, le brevet est lui-même une infrastructure es-sentielle. La raison est que,souvent, la propriété intellec-tuelle est basée sur de l’inno-vation et de l’investissementà condition que les brevets,bien entendu, soient des bre-vets sérieux. Or ce n’est pastoujours le cas car, comme lerévèle le rapport du Conseild’analyse économique sur lapropriété intellectuelle (10),il existe beaucoup de brevetsfarfelus.

Supposons cependant que lesbrevets ne soient pas farfe-lus, ils méritent alors récom-pense et les facilités essentiel-les n’impliquent pas une obli-gation de partage. Cepen-dant, le droit d’exclure est li-mité et ces limites sont liéesen particulier à la notiond’unicité du chemin techno-logique. Ainsi, dans l’arrêtLotus v. Borland de 1992, lestribunaux américains ont re-connu que, pour des raisons

technologiques, il n’existaitqu’une seule façon de faireune hiérarchie des comman-des pour des programmes quiopèrent d’une certaine fa-çon. L’unicité, découlant dela technologie elle-même,obligeait alors Lotus à respec-ter une obligation de partageavec Borland.

L’unicité du chemin techno-logique peut également dé-couler de l’investissement desutilisateurs. Ainsi, un che-min technologique qui n’estpas unique ex ante peut le de-venir ex post, du fait de l’in-vestissement des utilisateurs.Reprenons l’exemple d’unclavier Qwerty, cité par lejuge Boudin dans l’arrêt Lo-tus v. Bordland (11) : ilexiste, certes, plusieurs fa-çons de composer des cla-viers, mais une fois que lechoix est fixé sur l’un et quedes millions d’utilisateurs ontappris à s’en servir, il n’existeplus qu’un chemin unique. Siquelqu’un présente un cla-vier différent, il ne pourrafaire son entrée sur le mar-ché. Il serait alors tout à faitgrotesque que le titulaire d’undroit d’auteur sur un clavierQwerty (en supposant qu’ilexiste), puisse exiger une ran-çon de tout utilisateur de cla-vier pendant un grand nom-bre d’années. En effet, ilexiste là un investissementtrès important des utilisa-teurs. C’est pour cette raisonque nous approuvons laCour européenne de justicelorsqu’elle dit, dans l’arrêtIMS, qu’il faut tenir comptede l’investissement des utili-sateurs dans cette obligationde partage.

Appliquons, à titre d’illustra-tion, la check list précitée àl’affaire IMS. La premièrequestion qui se pose est desavoir si l’infrastructure étaitessentielle. Autrement dit, lesconcurrents devaient-ils né-cessairement utiliser l’infras-tructure consistant en une di-vision de l’Allemagne en

1860 zones ou existe-t-il aucontraire une alternative ?

En l’absence d’alternative, ilfaut déterminer si l’infras-tructure doit être partagée.Tout dépend alors du ni-veau d’investissement d’IMS.Une réponse négative s’im-pose si IMS a effectué un in-vestissement substantiel. Sicet investissement est faibleen revanche, l’infrastructuredoit alors être partagée.

Il apparaît toutefois, que sicette infrastructure est baséeuniquement sur des zonesgéographiques postales ouautres, il n’existe aucune rai-son pour qu’IMS rançonneles utilisateurs et les concur-rents sur cette base. Si le faitde diviser la Belgique en troiszones linguistiques confèraitun droit d’auteur, ne serait-ilpas dénué de sens d’exiger dela part de toute personne quiveut faire une étude de mar-keting basée sur les trois zo-nes linguistiques de verserdes royalties à son déten-teur ? Ce serait complète-ment inadéquat dans la me-sure où cette division n’im-plique aucun investissementsérieux. Ainsi, l’investisse-ment engagé est effective-ment un critère essentiel surlequel on ne s’attarde pas suf-fisamment.

** *

Pour conclure, les principeséconomiques sont en pre-mier lieu des principes sim-ples car ce sont des princi-pes de bon sens. Les bre-vets, la propriété intellec-tuelle, le traitement des in-frastructures essentielles, etc.,ne sont que des mécanismeséconomiques. Il faut mettreen regard d’une part, l’incita-tion à investir et à innover etd’autre part, les coûts qu’im-pose le monopole. En théo-rie, c’est très simple mais enpratique, c’est beaucoup pluscompliqué. Si l’on se can-

(10) J. Tirole, Cl. Henry,M. Trommetter, L. Tubiana etB. Caillaud, Propriété intellectuelle,Doc. fran. 2003.(11) 49 F.3d 807 (1992-1993).

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tonne à la théorie, cela per-met d’unifier un certain nom-bre de domaines du droit. Ledroit des brevets et de la pro-priété intellectuelle n’est pasfondamentalement différentdu droit de la concurrence.C’est simplement une ques-tion de degré.

Une propriété intellectuelleest souvent en deuxième lieuune infrastructure essentielleau sens donné par les Coursde justice de la notion d’in-frastructure essentielle. Leproblème est non pas dans ladéfinition d’une infrastruc-ture essentielle mais dans lefait qu’on associe l’infrastruc-ture essentielle à une obliga-tion de partager et c’est làque réside l’erreur : on peuttrès bien avoir une infrastruc-ture essentielle et pas d’obli-gation à partager.

Il faut en troisième lieu re-chercher un équilibre entreun respect trop scrupuleuxde la propriété intellectuelle(et, encore une fois, il existebeaucoup de mauvais bre-vets, de droits d’auteur qui nesont pas justifiés) et le désirdes concurrents, des clients etdes autorités de la concur-rence, d’« exproprier » lespropriétaires. Il s’agit de trou-ver un équilibre économiqueentre l’incitation à investir etles distorsions qui sont duesau pouvoir des monopoles.

Enfin en quatrième lieu, lesCours de justice sont inves-ties d’un véritable rôle quiconsiste à regarder la validitéet le champ d’application dela propriété intellectuelle afinde constituer une sorte decontre-pouvoir aux offices desbrevets. [Il demeure que le

processus d’opposition parexemple est un mécanismebeaucoup plus simple que lerecours à une Cour de justicetoujours très coûteux, surtoutaux États-Unis. En Europe,on a la chance d’avoir un pro-cessus d’obtention des bre-vets qui est meilleur qu’auxÉtats-Unis. Il est pourtant loind’être parfait si l’on regardela faible qualité des brevetsoctroyés]. Les Cours de jus-tice doivent ensuite vérifierl’absence de restreinte ancil-laire dans les accords de li-cence et enfin, éventuelle-ment, réguler les prix d’accèsc’est-à-dire les royalties quidoivent être pris et payés auxdétenteurs de propriété intel-lectuelle.

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ÉCONOMIE ET DROIT OU UNE INTERROGATION SUR LES LOIS :LE POINT DE VUE DU JURISTE (*)

MICHEL VIVANTProfesseur de droit à l’Université de Montpellier

D ans le domaine de lapropriété intel lec-

tuelle, il est tout spéciale-ment nécessaire d’affermir ledialogue entre les économis-tes et les juristes. Certes, cen’est pas dans la tradition despropriétés intellectuelles. Sil’on s’en tient aux princi-paux droits de la propriétéintellectuelle, l’approche éco-nomique est atypique.

1. La marque est assez habi-tuellement délaissée. C’est unpeu le parent pauvre de lamatière.

Pour le brevet, si le discourséconomique est couram-ment accepté, chez les juris-tes il ne s’agit guère d’un dis-cours élaboré, de qualité. Ilse limite souvent à quelquesaffirmations lapidaires selonlesquelles le brevet sert la re-cherche et le développementet doit être perçu comme uninstrument d’incitation.

Quant au droit d’auteur en-fin (pour s’en tenir à ces trois« grands droits »), il est plu-tôt le siège d’un rejet fort dudiscours économique. L’inci-tation, dont parle Jean Ti-role, est pourtant d’un inté-rêt tout particulier car, si l’onremonte aux sources du co-pyright, au XVIIIe siècle, cettenotion d’incitation s’avèretrès présente dans l’élabora-tion de ce qui est à l’époqueun droit tout à fait nouveau.Pourtant, parler d’incitationdans l’univers le plus classi-que du droit d’auteur (car onsait que la planète se partageentre droit d’auteur et copyri-ght), c’est s’exposer dans biendes cas au bûcher !

2. Reste pourtant qu’il estsurprenant que cette appro-che économique soit ainsi sisouvent ignorée, délaissée ourejetée. Qu’on le veuille ounon, tous les droits de pro-priété intellectuelle, par desmoyens différents, permet-

tent de s’assurer une maî-trise du marché. Dans les an-nées cinquante du sièclepassé, Paul Roubier a mêmevoulu ériger les droits de pro-priété industrielle en une ca-tégorie propre en en faisantdes « droits de clientèle ». Demon point de vue, il ne fautsans doute pas aller jusque-là. Mais l’expression montrebien en quoi ces droits depropriété industrielle et, pluslargement, les droits de pro-priété intellectuelle, sont là ef-fectivement pour d’abordconquérir et ensuite retenirune clientèle.

Ainsi les rapprochements en-tre économistes et juristes ap-paraissent profondément né-cessaires. Ils sont nécessairespour comprendre la matièremais aussi pour la rendreopérationnelle. En terme decompréhension, ce rappro-chement renvoie évidem-ment, comme l’a dit Marie-Anne Frison-Roche, à l’idéed’un droit « instrument »,d’un droit instrument de« régulation » au moins ausens banal du terme. D’unpoint de vue opérationnel, cerapprochement est égale-ment nécessaire. Il me sem-ble, d’ailleurs, assez amusantqu’à l’occasion les juristesfassent de l’économie sans lesavoir, un peu comme M.Jourdain faisant de la prose.C’est ainsi que le droit despropriétés intellectuelles aconnu une construction ex-traordinaire qui l’a boule-versé depuis vingt-cinq ans àpeu près : la « théorie del’épuisement du droit ». Il nes’agit pas de l’étudier ici.Qu’il suffise de relever qu’elleprocède d’une certaine lec-ture économique des droitsde propriété intellectuelle,qu’elle fut pourtant large-ment une création des jugeseuropéens et qu’elle modifiesubstantiellement l’économiedes propriétés intellectuelles.

Preuve qu’une certaine ap-proche économique peutavoir des incidences juridi-ques et même, comme enl’occurrence, fortes.

3. Cela dit, je me bornerai àdeux observations sur cesliens non seulement nécessai-res mais même, semble-t-il,inéluctables entre économieet droit.

3.1. Tout d’abord, je m’atta-cherai à une analyse de droitdes marques. La jurispru-dence évolue et évolue fortheureusement. Mais il fautsavoir que, pendant des an-nées, les juges ont affirméque le droit des marques étaitun droit absolu, de telle fa-çon que le titulaire de mar-que pouvait opposer l’appel-lation, le symbole, l’image,…à quiconque avait la fâ-cheuse idée de l’employer. Ilest pourtant certain pour moique le droit de marque a es-sentiellement une fonctioncommerciale et que, s’il estdonc légitime que la marquesoit défendue dans la fonc-tion qui est la sienne, il en vaautrement quand tel n’est pasle cas. Il existe, certes, d’au-tres instruments à disposi-tion du titulaire de la mar-que, à commencer par l’arti-cle 1382 du Code civil, si, parexemple, la marque est dé-tournée ou parodiée dans unbut de critique, mais nousnous situons alors dans unautre registre. L’intéressantest ici de constater que les ju-ridictions disposent d’un re-marquable pouvoir, elles quiselon la lecture économique(et juridique) qu’elles vontfaire d’un droit peuvent luiconférer une portée ou uneautre, radicalement diffé-rente : droit absolu ou droitfinalisé.

3.2. Un autre « jeu » d’ob-servations peut encore êtrefait, cette fois-ci sur l’aspectconcurrentiel qui a été au

(*) Retranscription écrite del’intervention orale du professeur Vivant.

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cœur de l’exposé de Jean Ti-role. Cet exposé a, en effet,montré de manière très inté-ressante quelle était la légiti-mité des monopoles, spécia-lement en référence à l’idéede « dissipation des pro-fits ». Les juristes n’ont ainsiaucun complexe à avoir àl’égard de la propriété intel-lectuelle car il existe bien undanger de dissipation desprofits dans les domaines quinous concernent ici. Quant àla tension présentée entrebrevets et infrastructures es-sentielles, Jean Tirole trouveune justification au mono-pole dans l’innovation. Juge-ment d’un grand intérêt maisqui suscite immédiatementchez le juriste d’autres inter-rogations dès lors que l’inno-vation, la création, n’est pastoujours à la base d’une pro-priété intellectuelle.

Cela dit, la légitimité du mo-nopole ne détruit pas la légi-timité de l’intervention dudroit de la concurrence… Sila propriété intellectuelle n’estpas le mal, elle n’est pas né-cessairement le bien.

Pour le juriste, le droit de laconcurrence est légitime dansson intervention ou plutôt,selon moi, doit être tenu pourlégitime car la vérité est quecertains auteurs soutiennentqu’il est illégitime et inaccep-table que d’autres branchesdu droit interviennent dans lechamp de la propriété intel-lectuelle. Ce refus est portéplus haut encore quand ils’agit de droit d’auteur. Ce-pendant, il est au cœur mêmede la théorie juridique, qu’undroit ne doit pas faire l’objetd’un abus. Qu’il s’agissed’abus de position domi-nante, d’abus de droit oud’abus de majorité, il s’agittoujours de créations judiciai-res qui révèlent cette idée quetout droit ou toute situationest sous un certain contrôledes juges ou des autorités dela concurrence.

L’intervention du droit de laconcurrence peut dans cer-tains cas être très classique.C’est le cas par exemple dansdes affaires de brevet qu’onteu à connaître les autoritéscommunautaires. Mais, biensouvent, cette intervention estliée à une certaine dérive dela propriété intellectuelle. JeanTirole a cité l’exemple del’arrêt Magill qu’il considère— et c’est intéressant —comme mal fondé d’un pointde vue économique. Il fautdire que, du point de vue dujuriste, cet arrêt est égale-ment surprenant. Mais cequi, à la base, était surpre-nant plus encore, c’étaitl’usage qui, dans le contexteirlandais, était alors fait du co-pyright, qui, en l’espèce, avaitpu être revendiqué quasi-ment pour de l’informationen tant que telle. Cela nepouvait que déclencher unesorte de schizophrénie judi-ciaire. Il est assurément évi-dent qu’il y a quelque chosed’assez incohérent à affirmerdans le même temps, commele fait la Cour de justice, qu’ilest légitime de refuser une li-cence et d’ordonner la livrai-son de quelque chose qui estsous copyright.

4. Le fait est — et c’est sansdoute là un point majeur —que, qu’il s’agisse de brevetou de droit d’auteur, les ob-jets qui sont aujourd’hui ap-préhendés au titre de cesdroits ne sont plus dans biendes cas les objets tradition-nels qui relevaient de l’une oul’autre de ces catégories. Orsi l’on continue à raisonnerselon les canons reçus, il estévident qu’une distance secrée et que le schéma tradi-tionnel ne peut être, tel quel,reproduit. Un logiciel, unebase de données n’est pasjusticiable du même traite-ment qu’une œuvre picturaleclassique par exemple.

Cette observation s’adresseaux praticiens qui font juste-

ment observer qu’ils utilisentlégitimement les instrumentsqui leur sont proposés maisqui créent ainsi des dévia-tions certaines. Elle s’adresseégalement aux juges, qui ont,entre autre, la fonction de po-ser des barrières et ne de-vraient pas l’oublier. Elles’adresse enfin aux auteursqui, en systématisant parfoisce qui peut être de l’ordre dedérives, confèrent à celles-ciune légitimité ou un sem-blant de légitimité.

Une question très simple,mais d’importance, rejointalors celle de Jean Tirole : lalégitimité ou la légitimationd’une situation de monopolepeut-elle être trouvée dansune sorte de qualité, dans unevérification de l’innovationfaite ? Et, si cette vérificationn’est pas faite ou si elle estfaite de manière purementformelle avec insuffisam-ment d’exigences, se trouve-t-on dans le schéma dont onvient de nous dire qu’il est lé-gitime ? Pour dire les chosestrès directement, que ce soiten matière de droit d’auteuravec la condition d’origina-lité, ou en matière de brevetavec les exigences de nou-veauté et d’activité inven-tive, s’il est dit que l’on satis-fait à ces exigences, y satis-fait-on vraiment ? Et doit-onalors se plaindre de ce quel’on se trouve en butte à telleou telle critique ?

5. Nous sommes ici au cœurd’un raisonnement sur lesfins. Il me paraît absolumentindispensable de compren-dre que le droit est posé pourcertaines fins… et peut-êtrepeut-on retrouver ici SaintThomas d’Aquin. La boucleest alors bouclée car il est évi-dent que, s’il faut s’interro-ger sur les fins, les économis-tes sont précieux.

D’un point de vue très prati-que, si l’on veut rester dansce registre, ce sont là lesquestions qu’il faut se poser,

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par exemple quand il s’agitde reconnaître des droits oude mesurer l’exacte portée deceux-ci, ce qui renvoie enparticulier aux observationsfaites précédemment sur lamarque. Les ADPIC (ac-cords de Marrakech de 1994rattachés à l’OMC : « Ac-cord relatif aux aspects desdroits de propriété intellec-

tuelle qui touchent au com-merce ») ne disent, d’ailleurs,pas autre chose quand, pré-cisément, ils définissent lesdroits conférés par la mar-que comme jouant « au coursd’opérations commercia-les ».

Les législateurs, internatio-naux ou nationaux, ont leur

mot à dire dans cette élabo-ration raisonnée du droitmais les juges aussi. Et puis-que Marie-Anne Frison-Roche nous a dit que nousétions dans une zone de« performativité radicale »,ce sont vers ces juges qu’ilfaut ici se tourner puisqu’illeur appartiendra de dire :« Ita jus esto ».

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L’APPRÉCIATION DU PRÉJUDICE

MAURICE NUSSENBAUMProfesseur des Universités à Paris IX-DauphineExpert financier agréé par la Cour de cassation

I l peut paraître étonnantde vouloir aborder la

question de l’appréciation dupréjudice au regard à la foisdu droit et de l’analyse éco-nomique. En effet, dès lorsque le préjudice est établidans son principe, son appré-ciation ne devrait plus êtrequ’une affaire de quantumdonc de comptabilité etd’analyse financière afin d’as-surer une réparation inté-grale de la victime.

Cependant, dès lors que lequantum s’apprécie en réfé-rence à la situation théoriquequi correspond à ce quiaurait dû être en l’absence depréjudice, on est nécessaire-ment conduit à rechercher lescaractéristiques de cette situa-tion de référence que la fonc-tion réparatrice du préjudiceva s’efforcer de restaurer.

Cette recherche renvoie àl’analyse des fonctions dusystème de réparation : com-pensation et incitation. Se-lon que l’une ou l’autre deces fonctions est privilégiée,le périmètre du préjudice enest affecté et par là même sonquantum.

Si ce choix relève de l’ana-lyse juridique, ses conséquen-ces relèvent également del’analyse économique quipose le problème en termed’efficience pour les agentséconomiques de l’allocationde leurs ressources.

En effet, l’analyse économi-que du droit a d’abord eupour objet d’analyser l’effica-cité des règles de droit. Elles’est développée dans les paysanglo-saxons pour montrerque les règles juridiques ducommon law favorisent uneallocation efficiente des res-sources, c’est-à-dire une si-tuation d’optimum économi-que. Elle a également cher-ché à démontrer que les rè-gles de droit permettaient deréduire les coûts de transac-

tions entre les individus lors-que le marché n’offrait pas desolutions (1).

Appliquée à la réparation ci-vile, l’analyse économiquecompare les impacts des dif-férentes modalités de répara-tion en terme d’allocation desressources à la fois au niveauindividuel et collectif.

Elle aboutit à la constatationque la fonction indemnitairede compensation du préju-dice n’est pas la fonction laplus utile du système de ré-paration car celle-ci est mieuxréalisée par l’assurance, quiest à la fois moins coûteuseet plus efficace.

Au plan individuel, elle ap-précie les règles de répara-tion civile en fonction de leurcapacité à optimiser à la foisl’incitation à agir de manièreproductive et à modifier descomportements qui s’avère-raient néfastes au plan collec-tif.

C’est pourquoi, pour l’ana-lyse économique, la fonctionincitatrice du système de ré-paration apparaît commeétant la plus importante auplan individuel (2).

Au plan collectif, l’analyseéconomique prend en comp-te les coûts sociaux et appré-cie l’efficacité du système deréparation à travers son apti-tude à minimiser la sommede ces coûts, qu’ils provien-nent :

— des comportements indé-sirables qui subsistent du faitdes limites du système de ré-paration,

— ou des comportementsutiles qui se trouvent limitéspar la crainte d’être l’objet desanctions,

— ainsi que des coûts demise en œuvre du système ju-diciaire.

Pour l’analyse économique,seul le niveau collectif per-met la recherche d’un sys-tème de réparation optimal,mais cet objectif ne peut êtreatteint que par une action surles comportements indivi-duels. L’analyse économiquepart de l’hypothèse que cescomportements sont détermi-nés par la perception qu’ontles individus de la capacité dusystème judiciaire à détecteret sanctionner la faute. Elleétablit ainsi que la sanctionoptimale doit être d’autantplus élevée que la probabilitéde sanction et de détectionest faible. Cette relation estformalisée de la manière sui-vante :

Sanction optimale = coût netcréé par le préjudice divisépar la probabilité de détec-tion et de santion.

Cette prise en compte de laprobabilité de détection et desanction découle de la fina-lité collective et non pas uni-quement individuelle du sys-tème de réparation. Il s’agitde définir des indemnités quiau plan de la collectivité,c’est-à-dire globalement, vontréparer l’ensemble des préju-dices causés et non pas seu-lement ceux qui auront étédétectés et sanctionnés.

Ainsi, lorsque la probabilitéde détection et de sanctionest inférieure à 1, la sanctionoptimale peut être supé-rieure au préjudice net, solu-tion qui vient se heurter enFrance au principe de la ré-paration intégrale en soule-vant le problème des dom-mages punitifs (I) (3).

La recherche d’une préven-tion optimale peut égale-ment conduire à éliminer duchamp de l’indemnisationl’accroissement du préjudicerésultant d’une négligence dela victime (II), d’où la duty tomitigate ou obligation de mi-

(1) À titre d’exemple, R. Coase (1960)a montré que la loi britannique sur lesnuisances permettait d’obtenir unesolution efficiente en présence de coûts detransaction, ce qui n’était pas possiblepar le seul jeu du marché. Cette solutiond’équilibre est obtenue par attribution dedroits de propriété et en conséquence parla détermination de préjudices.(2) C’est pourquoi l’analyse économiqueaccepterait une réduction du champ de laresponsabilité aux cas où lacondamnation peut avoir des effetsincitateurs : pour dissuader lescomportements indésirables, sansdissuader trop les comportements utiles.(3) C’est ainsi que si cette probabilité estde 0,5, la sanction optimale devra êtreégale au plan de l’optimum collectif audouble du coût net créé par le préjudice.

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nimiser son propre préju-dice.

Le système de réparation doitégalement s’assurer que lesdétenteurs d’actifs ne serontpas privés d’une rémunéra-tion normale à la suite d’unpréjudice contractuel ouquasi délictuel s’ils ne sontpas en mesure de démontrercomptablement l’existenced’une perte ou d’un manqueà gagner ce qui a conduit lacommon law à admettre l’ac-tion en restitution des gainsillicites (III), comme moyen dedétermination des domma-ges intérêts à côté de la répa-ration du préjudice subi. Unetelle solution rend le systèmede réparation plus efficace ensanctionnant certains com-portements qui permettent àleurs auteurs d’utiliser lesbiens d’autrui sans permet-tre à la victime dans le cadred’un système de réparationintégrale, de mettre en évi-dence de manière simple lepréjudice subi dès lors qu’ils’agit de manque à gagner re-posant sur des conjectures.

I. Les dommages punitifs

C omme l’indique le pro-fesseur Geneviève Vi-

ney (4), il existe en droit in-terne un « besoin d’une sanc-tion qui ne soit pas enferméedans le cadre rigide du droitpénal et qui ne prenne passeulement en compte le be-soin d’indemnisation de lavictime, mais aussi le profittiré par l’auteur de son acteainsi que la novicité de soncomportement ».

Cependant la réponse don-née par la common law à tra-vers les dommages punitifsest prohibée par le droit fran-çais qui réaffirme en perma-nence que « le propre de laresponsabilité est de rétablirl’équilibre détruit par le dom-mage et de replacer la vic-time dans la situation où elle

se serait trouvée si l’actedommageable n’avait pas eulieu (5) et que les dommagesintérêts alloués à une victimedoivent réparer le préjudicesubi sans qu’il n’en résultepour elle ni perte ni profit ».Elle concerne de plus les dé-cisions qui affirment avoirtenu compte, pour fixer l’in-demnité, de considérationautre que le l’ampleur dudommage, notamment la gra-vité ou la légèreté de lafaute... Elle affirme de plusque l’indemnisation ne doitpas excéder la valeur du pré-judice (6).

Nous avons montré en intro-duction qu’une telle appro-che s’oppose à l’analyse éco-nomique dès lors que l’équi-libre au niveau collectif n’estplus assuré lorsque la proba-bilité de détection et de sanc-tion n’est pas prise en comptepour assurer l’égalité entre lasanction et le ratio : coût netcréé par le préjudice/pro-babilité de détection et desanction.

Si le système de sanction nerecherche pas ex ante cetéquilibre, l’incitation à agir setrouve réduite ainsi que la va-leur dissuasive de la sanc-tion.

C’est pourquoi les domma-ges punitifs méritent un exa-men particulier à la lumièrede l’approche anglo-saxonnede la common law.

On notera cependant qu’ilsne constituent pas une géné-ralité aux États-Unis puis-qu’ils n’interviennent quedans 6 % des affaires et plusdans le domaine quasi délic-tuel que contractuel.

Leur logique n’est pas uni-quement la réparation maisaussi la dissuasion et la puni-tion :

— la dissuasion pour influen-cer les comportements dansle sens d’un optimum so-cial ;

— la punition non seule-ment pour indemniser la vic-time mais aussi pour sanc-tionner l’auteur du dom-mage en assurant à la vic-time une rétribution payéepar l’auteur du préjudice.

A. Le rôle dissuasif desdommages punitifs (7)

Si on fait l’hypothèse que lepréjudice sera réparé aveccertitude alors l’analyse éco-nomique montre que la répa-ration adéquate correspond àla réparation intégrale desconséquences du préjudicecar elle permet d’assurer laréalisation des deux condi-tions suivantes :

— le niveau de précautionsassumé par les parties ne doitêtre ni trop élevé, ni trop fai-ble, mais de nature à optimi-ser le niveau d’activité collec-tif. Il correspond au niveauqui minimise la somme descoûts de précautions et depréjudice anticipé ;

— le niveau et le type d’acti-vité dans lesquelles les agentséconomiques s’engagent nedoivent ni éliminer ni privilé-gier les activités susceptiblesde présenter des risques.

Le problème du niveau opti-mal des dommages intérêts sepose différemment lorsqu’ilest acquis que des auteurs defautes peuvent échapper à laréparation des dommagescausés soit pour des raisonsde détection, de preuve oud’incapacité à agir de la vic-time. Le cas des fautes lucra-tives constitue à cet égard unexemple intéressant.

Dès lors que collectivementles dommages intérêts ne ré-parent pas l’ensemble despréjudices causés, alors les in-citations à prendre les pré-cautions nécessaires pour évi-ter de provoquer des préjudi-ces seront insuffisantes et lesagents seront incités à pren-dre trop de risques, puisque

(4) G. Viney, rapport de synthèse,colloque CEDAG, 21 mars 2002, LPA2002, no232.(5) Cf. notamment Cass., arrêtno 116D, 16 janvier 1996.(6) Cf. notamment Cass., 14 janvier1988, no86-10-001, Union localeCFDT de Boulogne-sur-Mer c/ SociétéTransorient Freight CMP.(7) A. Polinsky and Shavell Steven(1998) Punitive Damages An Economicanalysis III. Havard Law review869-962.

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globalement ils savent qu’ilsseront insuffisamment sanc-tionnés pour leurs comporte-ments imprudents.

Il faut donc augmenter lesdommages-intérêts de ma-nière à rétablir l’équilibre glo-bal entre préjudice et dom-mages-intérêts.

On retrouve la relation sui-vante entre le dommage, laprobabilité de détection desanction et le préjudice :

Si la probabilité d’être sanc-tionnée est égale à p, et lepréjudice causé égal à h,

l’auteur du préjudice devrarestituer h/p.

De ce fait la composante pu-nitive des dommages seraégale à la différence entrel’indemnité et le préjudicesoit : (h/p – h) ou encore ((1- p)/p) × h.

Le terme (1 – p)/p représen-te le ratio entre la probabilitéd’échapper à la sanction et laprobabil i té d’être sanc-tionné. Il constitue le facteurmultiplicateur des domma-ges punitifs. À titre d’exem-ple si cette probabilité est 0,5,le multiple est égal à 1 et lacomposante punitive est égaleau montant des dommagesintérêts (8), ce qui revient autotal à doubler les domma-ges et intérêts dès lors que laprobabilité d’être sanctionnéest égale à 50 %. Si cette pro-babilité est égale à 1/3, lesdommages seront égaux autriple du préjudice causé.

Il peut cependant y avoir unedifficulté à utiliser les dom-mages punitifs pour réparerdes dommages systématique-ment sous estimés lorsquecertaines composantes dupréjudice sont difficiles à éva-luer et donc à réparer, telsque le préjudice moral d’uneentreprise (atteinte à l’image)ou la souffrance des victimesen matière de préjudice cor-porel.

En effet, la réparation risqued’être inadéquate dès lors quel’on ne saura pas évaluer labase des dommages à la-quelle doit s’appliquer le mul-tiplicateur.

Lorsque les gains que tirel’auteur du préjudice sont so-cialement illicites (sans êtrepénalement répréhensibles),l’effet dissuasif doit être to-tal.

Les dommages punitifs doi-vent également être adaptéslorsqu’existent des sanctionsciviles ayant le même effet carl’indemnisation se surajouteaux sanctions civiles et peutentraîner une dissuasiond’agir excessive.

B. Le rôle punitifdes dommages

Il faut analyser l’impact desdommages punitifs sur lesdéfendeurs en distinguant se-lon qu’il s’agit de personnesphysiques ou d’entreprises.

L’objectif punitif des dom-mages et intérêts punitifs seramanifestement obtenu dansle cas des individus. En re-vanche la réponse est beau-coup moins nette pour ce quiconcerne les entreprises.

S’agit-il en effet de punirl’entreprise en tant qu’entitéglobale ou bien certains indi-vidus à l’intérieur de l’entre-prise ?

Dans le premier cas, on ris-que de punir les actionnairesde l’entreprise ou les con-sommateurs (si la sanctionpeut être répercutée) et l’ef-fet recherché de punir les res-ponsables, ne sera pas ob-tenu.

C. Peut-on alors coupler lesdeux objectifs : dissuaderet punir ?

S’agissant de deux objectifsséparés, on ne peut les opti-miser simultanément.

Si la probabilité de détectionet de punition est faible, le ni-veau optimal de la compo-sante punitive sera élevé poursatisfaire l’objectif de dissua-sion et donc par la mêmeplus élevé que le niveau né-cessaire pour punir. Inverse-ment si la probabilité de dé-tection est élevée, le niveaunécessaire pour satisfairel’objectif de dissuasion seraplus faible que celui néces-saire pour punir.

L’équilibre pour satisfaire lesdeux objectifs se traduit doncpar un compromis impar-fait.

D. L’impact des coûtsjudiciaires

Ces derniers doivent être prisen compte, de manière géné-rale et non seulement dans lecontexte anglo-saxon pour lesraisons suivantes :

— ils influencent la probabi-lité de poursuite et en consé-quence celle d’échapper à lacondamnation ;

— de ce fait, plus la probabi-lité de poursuite est faibleplus la composante punitivepourrait être élevée ;

— néanmoins la finalité desdommages punitifs n’est pasd’accroître le nombre de pro-cès qui en lui-même consti-tue un coût social ;

— ils peuvent aussi contri-buer à accroître les coûts ju-diciaires surtout dans lecontexte anglo-saxon où larémunération des avocatspeut être totalement varia-ble. Il paraît alors tentant den’attribuer au demandeurqu’une partie de la compo-sante punitive, le complé-ment revenant à l’État.

L’effet de ce découplage con-duirait à réduire les coûts ju-diciaires sans diminuer lacomposante dissuasive. Il

(8) L’origine du concept se trouve chezR. Posner, Economic Analysis of Law(1972) Boston MA Little BrownCompany, p. 77-78.

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peut être comparé à l’utilisa-tion des amendes civiles.

Cependant des études récen-tes (9) montrent que lorsquel’on intègre les coûts de re-cherche de preuve et de dé-monstration du préjudice,l’hypothèse de découplage nes’avère pas nécessairementoptimale car le demandeurdoit pouvoir bénéficier de latotalité des dommages inté-rêts pour être à même d’en-gager des efforts optimaux depoursuite.

On se retrouve aussi con-fronté à un dilemme du typeefficacité-équité.

E. L’assurabilitédes dommages punitifs

La doctrine française consi-dère généralement que laprise en charge par l’assu-rance des réparations puniti-ves nuirait au rôle dissuasifet punitif de ces sanctions(10).

L’analyse économique, neprenant pas en compte la di-mension morale, ne suit pasnécessairement ce point devue. En effet, l’assurabilitén’affecte pas la situation desvictimes dès lors qu’elles sontcertaines d’êtres indemni-sées et accroît par ailleurs lasolvabilité des débiteurs quicontractent l’assurance.

Cependant en ce domaine,comme dans celui plus géné-ral de la responsabilité quasidélictuelle, l’assurance disso-cie les dommages intérêtspayés du préjudice subi puis-que pour l’auteur du dom-mage, la prime d’assuranceconstitue le coût effectif subien contrepartie de la fautecommise.

Néanmoins l’adaptabilité desprimes aux sinistres subis ouanticipés (sous forme de bo-nus malus) permet de réta-blir l’effet dissuasif et réduireles risques de hasard moral.

L’assurabilité a par ailleursl’avantage d’une répartitiondes risques optimale au ni-veau de la collectivité.

L’analyse économique n’éli-mine donc pas cette possibi-lité d’assurabilité en prenanten compte l’efficacité écono-mique de la règle de droit.

F. Les critiques dela doctrine française

Bien que celle-ci ne soit pasun i fo rme , l e s c r i t i quesqu’adresse la doctrine fran-çaise à l’instauration d’un ré-gime de dommages punitifs serésument en deux points :

— il procure un avantageindû à la victime ;

— il est arbitraire dans sonmontant.

Si ce système n’est pas im-portable dans notre systèmejuridique, il n’en demeure pasmoins nécessaire d’imaginercomme le souligne Gene-viève Viney, « une sanctionspécifique plus souple que lasanction pénale et plus dis-suasive que l’indemnisationpure et simple » (11).

D’ailleurs, comme le notentde nombreux observateurs,les tribunaux tendent dans lesfaits à utiliser un tel systèmeen se servant du pouvoir sou-verain que la Cour de cassa-tion leur reconnaît pour fixerles dommages et intérêts.

On citera l’exemple de l’ar-rêt de la Cour de cassation,Union locale du syndicatCFDT de Boulogne-sur-Mer c/ Société TransorientFreight Transport Corpora-tion, qui rappelle le principede l’évaluation souveraine dudommage par les juges dufond (12).

On peut cependant s’interro-ger sur le bien fondé de cetteabsence de contrôle de laHaute Cour en ce qui con-cerne l’évaluation du dom-

mage car la mise en œuvredes règles d’évaluation cons-titue une question de droit etnon seulement de fait pourlaquelle le principe de la ré-paration intégrale constitueune réponse à la fois insuffi-samment précise et pas tou-jours adaptée.

Enfin si l’on peut éluder laquestion des dommages pu-nitifs dans les domaines où ilexiste d’autres moyens de pu-nir à travers les condamna-tions pénales ou administra-tives et donc de réaliser parun autre moyen les objectifsd’incitation assignés auxdommages punitifs, la ques-tion reste entière notammentdans le domaine de la con-currence déloyale et dans ce-lui des fautes lucratives ou detelles sanctions n’existent pas.

II. Les fautes lucratives etleurs sanctions - Le droit àla restitution des profitsillicites

A. La position du droit civilet de la common law parrapport au droit à la resti-tution des gains illicites

Starck, Roland et Boyer (13)définissent les fautes lucrati-ves comme étant celles qui,« malgré les dommages et in-térêts que le responsable estcondamné à payer et qui sontcalquées sur le préjudice subipar la victime, laissent à leurauteur une marge bénéfi-ciaire suffisante pour qu’iln’ait aucune raison de ne pasles commettre ».

Ces fautes concernent no-tamment l’atteinte aux droitsde la personnalité et à l’envi-ronnement, le droit de laconcurrence déloyale et lacontrefaçon. Elles échappenten grande partie au droit pé-nal. Elles tombent parfoissous le coup des amendes ad-

(9) A. Choi and C. WilliamSanchirico, Should plaintiffs win whatdefendants lose ?, J-Legal Studies, juin2004.(10) Cf. S. Carval, La responsabilitécivile dans sa fonction de peine privée,LGDJ 1995.(11) Colloque CEDAG, 21 mars 2002,op. cit., no 1.(12) « Attendu, selon l’arrêt attaqué(Douai, 22 octobre 1985), qu’à la suited’une grève de l’équipage survenue àbord du navire Global Med appartenantà la société Transorient FreightTransports Corporation et del’occupation de ce navire immobilisédans le port de Boulogne du 6 au29 mars 1979, la Cour d’appel deDouai, par un arrêt du 16 juin 1982, aretenu la responsabilité de l’union localedu syndicat CDFT de Boulogne et de laFédération internationale des ouvriers dutransport (ITF) aux motifs qu’ellesavaient, en participant directement àune grève, commis des actions illicitesindépendantes de l’exercice du droit degrève constituant un abus du droitsyndical et ordonné une expertisecomptable en vue de préciser les élémentsdu préjudice subi par la société ».« Attendu qu’il est encore fait grief àl’arrêt de s’être fondé sur l’évaluationforfaitaire basée sur les stipulations de lacharte-partie ».« Que si la réparation d’un dommagedoit être intégrale, elle ne saurait en toutcas excéder le montant du préjudicesubi ; qu’il résulte des constatations del’arrêt que la détermination forfaitaireretenue par référence aux clauses de lacharte-partie était supérieure àl’évaluation du préjudice par l’expert,fondée sur les charges réelles supportéespar la société ».« Mais attendu que les juges du seconddegré, qui ont pu retenir l’existence dupréjudice moral invoqué par la société,ont souverainement évalué l’entierdommage subi par celle-ci ; que le moyenqui, sous le couvert de modifications del’objet du litige et des moyens invoquéspour y prétendre, dénaturation durapport d’expertise, défaut etcontradiction de motifs, ne tend qu’àremettre en discussion cette évaluation,ne saurait être accueilli ».(13) B. Starck, H. Roland et L. Boyer,Obligations, responsabilité délictuelle,5e éd., 1996, Litec, no 1335.

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ministratives comme en ma-tière de pratiques anticoncur-rentielles avec l’article L. 464-2 du Code de commerce quidispose que les sanctions pé-cuniaires doivent être propor-tionnées à la gravité des faitsreprochés, à l’importance dudommage causé à l’écono-mie et à la situation de l’en-treprise concernée.

Cette définition relativementabstraite ne prend pas encompte explicitement la pro-babilité de détection et desanction qui, comme on l’avu, précédemment constituela clé de voûte du caractèredissuasif de la sanction au ni-veau de la collectivité, seulpoint de vue permettantd’évaluer l’efficacité des rè-gles juridiques sur les com-portements individuels.

La pratique actuelle des tri-bunaux en ce domaine se ca-ractérise là aussi par un pou-voir souverain des juges dufond pour évaluer le préju-dice et le montant de la répa-ration, ce qui leur permetdans certains cas d’appliquerdans les faits, de manière quel’on a pu qualifier de « quasihonteuse », pour caractéri-ser l’opacité de leur évalua-tion, des dommages intérêtspunitifs à travers la majora-tion des dommages pour te-nir compte de la gravité dela faute. Ils sont cependantobligés de le faire sans le direpour ne pas être sanctionnéspar la Cour de cassation.

Cependant, des décisions ré-centes vont dans le sens in-verse, notamment en ma-tière de protection de la vieprivée. Un arrêt de la Courd’appel de Paris du 31 mai2000 (14) indique que « l’al-location de dommages et in-térêts en réparation d’une at-teinte portée au droit àl’image et à la vie privée apour objet, non pas de sanc-tionner un comportement oud’avoir sur la presse un effetdissuasif au regard des pro-

fits par elle réalisés mais deréparer le préjudice subi parla victime ».

Il semble donc comme lesouligne Daniel Fasquelle(15) que « Ce n’est qu’ex-ceptionnellement que les ju-ges prennent en considéra-tion dans le calcul de lasomme à allouer à la victimele montant des bénéfices illé-gitimes réalisés par l’auteurde la faute lucrative ».

Cet auteur propose à cetégard afin de renforcer lasanction des fautes civiles lu-cratives d’annuler les gains del’auteur de la faute en s’ins-pirant du droit de commonlaw par application du con-cept de waiver of tort (16).

On peut citer à cet égard uncas récent où la Cour de cas-sation a dans un arrêt du 26novembre 2003 réaffirmé queles bénéfices illégalement ob-tenus par l’auteur de la fautene devraient pas donner lieuà restitution (17).

Dans une espèce où un tiers,connaissant des pourparlersen cours entre deux parties,a finalement contracté avecl’une d’entre elles, la Cour aretenu que les actionnaires(cédants) avaient rompu uni-latéralement et avec mau-vaise foi des pourparlersqu’ils n’avaient jamais paruabandonner et que l’offrantpoursuivait normalement.

Elle a cependant considéréque le cessionnaire, bien qu’ilait garanti les cédants, contreune éventuelle indemnitépour rupture des pourpar-lers, n’avait pas usé de pro-cédés déloyaux pour obtenirla cession des actions litigieu-ses... De ce fait, le cession-naire n’a pas engagé sa res-ponsabilité à l’égard de sonconcurrent pour l’acquisi-tion..., peu importe qu’il aittiré un profit de la faute ducédant.

Ainsi malgré la faute quasidélictuelle reconnue (rup-ture avec mauvaise foi despourparlers) à l’encontre ducédant, la Cour ne retient pasle principe d’indemnisationde la société Alain Manou-kian, victime de ces procé-dés déloyaux, considérantqu’elle n’avait aucun droit àrestitution sur les gains obte-nus par les cédants et que sonpréjudice se limitait aux fraisoccasionnés par la négocia-tion.

Il n’existe que rarement deprise en compte, pour l’in-demnisation de la victime,des bénéfices illégitimes réa-lisés par l’auteur de la faute.

Une telle décision vient ré-duire le champ d’applicationde la perte de chance. En ef-fet, dès lors que le contrat estréputé n’avoir pas existé, il nepeut y avoir de droit pour lavictime à des profits espérés.

B. L’analyse économiquede la restitution des gainsillicites

Il nous parait intéressant deprésenter l’analyse économi-que qui permet de justifierpour déterminer l’assiette del’indemnisation le choix en-tre le préjudice subi par lavictime et l’enrichissement del’auteur du dommage.

Cette possibilité offerte audemandeur correspond à lanotion de waiver of tort ana-lysée notamment par Pros-ser et Keeton (18).

Le droit à restitution est nédans la common law au XVIIe

siècle à travers l’action d’as-sumpsit relative à l’atteinteaux biens d’autrui et à la res-titution des gains tirés decette atteinte.

Par extension, elle a été éten-due à toute situation dans la-quelle un quasi-délit (« tort»)entraîne l’enrichissement du

(14) A. Lepage, L’indemnisation dupréjudice résultant d’atteintes aux droitsdu respect de la vie privée et à l’imagedans la jurisprudence récente, comm.comm. élect., juillet-août 2001, p. 17.(15) D. Fasquelle, L’existence de fauteslucratives en droit français, LPA 2002,no 232, p. 27-37.(16) E. Agostini, Les agissementsparasitaires en droit comparé. Le casHelmut Rothschild, JCP 1987, doct.,3284, spéc. no 6, cité par D. Fasquelle,op. cit.(17) Cass. com., 26 novembre 2003,société Alain Manoukian c/Wajsfisz,arrêt no 1662 FS-P.(18) Prosser & Keeton, On torts, 5e éd.,p. 672-676, West publishing and Co,1984.

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défendeur au préjudice dudemandeur.

Cette action n’empêche pasle recours ultérieur à une de-mande d’indemnisation despréjudices causés par la fauteelle-même en cas d’insuccèsde l’action en restitution.

Cette action en restitutionn’est pas possible dans tou-tes les actions quasi délictuel-les mais uniquement dans lescas ayant donné lieu à enri-chissement fautif.

La construction juridique estdonc celle d’un contrat fictifou quasi-contrat impliquantde la part du défendeur uneobligation de rembourser legain illicite.

L’analyse de la pratique de lacommon law conduit à distin-guer les deux contextescontractuels et quasi délic-tuels :

— en matière contractuelle,un manquement significatifautorisant à résilier le contrat,dans un contexte où les dom-mages et intérêts ne sont pasdéterminables de manièreprécise, autorise la victime àdemander la restitution desavantages injustement obte-nus ;

— dans le domaine quasi dé-lictuel, la théorie du quantummeruit autorise également lademande par la victime de larestitution des avantages in-justement obtenus par le dé-fendeur.

Pour l’économiste, le débatest de faible portée dès lorsqu’une partie des gains del’auteur du dommage équi-vaut aux pertes de la vic-time, pas nécessairement ex-primés en terme de coûtscomptables subis mais decoûts d’opportunité c’est-à-dire de manque à gagner po-tentiel dont la victime auraitpu bénéficier à travers l’utili-sation potentielle de certainsde ses actifs.

En effet, l’enrichissement del’auteur du dommage peutrésulter de l’exploitation d’unactif appartenant à la vic-time. Certes celle-ci n’auraitpas nécessairement obtenules mêmes gains, mais la vic-time, sans donner son con-sentement a permis à l’auteurdu dommage de réaliser unprofit en utilisant un actif ap-partenant à la victime.

Cet actif peut être corporelc’est-à-dire matériel ou incor-porel lorsqu’il s’agit deconcurrence déloyale ou decontrefaçon de dessins et mo-dèles ou de marque.

L’application du principe derestitution apparaît incompa-tible avec celui de la répara-tion intégrale dès lors qu’iln’est pas possible d’établirque la victime aurait tiré lemême bénéfice de l’exploita-tion de cet actif.

Il est cependant acquis, quele bénéfice de l’auteur dudommage a été obtenu sansle consentement de la vic-time qui aurait soit refusél’utilisation de l’actif, soitexigé une rémunération encontrepartie (par exempleune redevance pour une li-cence d’exploitation).

Nous avons, nous-mêmesqualifié, en matière de con-trefaçon de marque, cette li-cence du terme de licenceimplicite (19). La solutionn’est aujourd’hui largementadmise dans notre systèmejuridique qu’en matière debrevet. Il est même établiqu’une redevance « quasi pu-nitive » puisse être appli-quée pour tenir compte quele brevet a été utilisé nonconformément à la stratégiede son propriétaire.

Une étude de la jurispru-dence indique le « taux de re-devance indemnitaire appli-qué par les juridictions variegrandement selon le do-maine technique, l’industrieen cause et les critères d’ap-

préciation,... ». Elle préciseque parmi les critères d’ap-préciation des juges inter-vient souvent le fait que « lecontrefacteur ne peut être as-similé à un licencié qui se se-rait attribué à lui-même un ti-tre ». En conséquence, l’au-teur déduit que « le taux deredevance indemnitaire estmajoré, souvent de façon im-portante par rapport à celuiqui aurait été consenti à unlicencié contractuel » (20).

On peut certes considérerque cet exemple ne traduitpas nécessairement la mise enœuvre de l’hypothèse de res-titution et relève de la répa-ration intégrale puisqu’ilcontribue à attribuer la rému-nération qui aurait dû êtrecelle de la victime dans lesconditions spécifiques de l’es-pèce à savoir un contrat delicence non sollicité. Mais onpeut tout aussi bien considé-rer qu’il s’agit de la restitu-tion du profil potentiel (pasnécessairement effectif) réa-lisé par l’auteur du dom-mage. On fait payer à ce der-nier le coût d’opportunitépour la victime que repré-sente l’utilisation de l’actif ap-partenant à la victime.

Le concept de coût d’oppor-tunité est central pour lathéor i e économique e tconsiste à poser que l’utilisa-teur d’un actif doit en sup-porter un coût qui corres-pond au rendement de cetactif pour son propriétairelorsqu’il est utilisé de ma-nière optimale.

En conséquence de l’analysequi précède, il serait souhai-table que cette solution derestitution soit généralisée enFrance à d’autres types d’ac-tifs que les brevets.

En effet la quote part du bé-néfice réalisé par l’auteur dudommage, du fait de l’utilisa-tion de l’actif détourné, au-delà de la rémunération nor-male de ses capitaux inves-

(19) M. Nussenbaum, Évaluation dupréjudice de marque, cas particulier del’atteinte à l’image de marque, JCP E,no 50, 16 décembre 1993.(20) J.-Cl., Brevet 2001 des Éditionsdu Juris-Classeur (nos 158 et 159).

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tis, provient de l’exploitationd’un actif appartenant à lavictime dont il n’a pas payéle coût d’opportunité corres-pondant à son utilisation.

Pourquoi avoir besoin de dé-montrer que la victime auraitpu elle-même obtenir ce pro-fit pour avoir un droit à ré-paration ? Dans bien des cas,une telle exploitation peutêtre contraire à sa stratégie.De ce fait, elle ne sera pasindemnisée parce que la dé-monstration comptable de sacapacité à générer le mêmeprofit ne pourra être établie.

On perçoit bien la limite decette exigence et le carcanqu’elle constitue et qui con-duit en définitive à permet-tre de rémunérer des prati-ques délictueuses.

La règle de la réparation in-tégrale rend impossible cettedémonstration dès lors que lavictime ne dispose pas desmêmes possibilités que l’au-teur du dommage pour réali-ser le profit.

La common law résout le pro-blème en introduisant leconcept de quasi-contrat.

En effet, la victime a permisà l’auteur du dommage deréaliser son profit grâce à unquasi-contrat. Le principe derestitution permet à la vic-time d’obtenir la restitution duprofit lié à ce quasi-contrat.C’est d’ailleurs cette solutionqui avait été retenue par laCour d’appel de Paris dansl’affaire Helmut Rothschild ci-tée précédemment (21).Ayant reconnu l’existenced’un dommage « moral etmatériel », la Cour indiquequ’il convenait pour évaluer lepréjudice « de tenir compteessentiellement de l’incidencequ’a pu avoir l’utilisation dunom de Rothschild dans l’en-richissement qu’ont accuséH. Rothschild et ses sociétéset dans la plus value de la va-leur des fonds de commercepar eux exploités (22) ».

En raisonnant ainsi, la Courd’appel déduit l’existenced’un préjudice du fait de l’en-richissement de l’auteur dudommage. Elle utilise cet en-richissement pour chiffrer lesdommages. Cette décision aété qualifiée de non ortho-doxe mais se comprendnéanmoins dans le cadre duparasitisme pour lequel lesgains réalisés sont suspects etjustifient « une peine privéedissuasive prévenant la réci-dive comme l’imitation »(23).

Il existe d’autres exemples enmatière de concurrence dé-loyale ou de parasitisme où ilest tenu compte des bénéfi-ces illégitimes et des avanta-ges indus pour déterminer lepréjudice, citons notam-ment :

— CA Paris 4e ch., 7 juin1990, Tour d’Argent ;

— CA Grenoble, 27 juin1984, Chaussures Jourdan ;

— Cass. civ. 1re, 5 novem-bre 1996, Prisma Presse c/Caroline Grimaldi, Prin-cesse de Monaco :

« Attendu que la sociétéPrisma Presse, éditrice dujournal « Voici », fait grief àl’arrêt attaqué (Paris, 15 fé-vrier 1994) de l’avoir con-damnée à payer à CarolineGrimaldi, princesse de Mo-naco, des dommages et inté-rêts pour atteinte à sa vie pri-vée et à son droit de s’oppo-ser à la publication de sonimage ».

- « Qu’il est encore reprochéà la Cour d’appel d’avoir ac-cordé une indemnité s’appa-rentant à une amende civile,indépendamment de toutdommage réparable, en vio-lation du principe d’adéqua-tion de la réparation accor-dée au préjudice subi, et sansmotiver sa décision qui pro-cède par simple affirma-tion ».

- « Mais attendu que selonl’article 9 du Code civil, laseule constatation de l’at-teinte à la vie privée ouvredroit à réparation ; que laCour d’appel, après avoirconstaté l’atteinte portée audroit de Mme Grimaldi aurespect de sa vie privée parla publication litigieuse révé-lant sa vie sentimentale, asouverainement évalué lemontant du préjudice subi ;qu’elle a ainsi légalement jus-tifié sa décision ».

C. Conclusion partielle

On constate là encore quec’est uniquement en suivantune approche se situant auniveau global de la collecti-vité que l’on peut reconnaî-tre cette possibilité de restitu-tion car elle est seule à mê-me de permettre aux proprié-taires de l’actif corporel ouincorporel d’en obtenir unerémunération correspondantà leur coût d’opportunitélorsque les profits des auteursde dommage sont obtenus demanière illicite. Cependant,cette restitution peut ne pasêtre totale dès lors que lesprofits obtenus par l’auteurdu dommage correspondentaussi à la mise en œuvre deleurs propres actifs. C’estpourquoi, il conviendrait quela Cour de Cassation si elleretenait cette approche en dé-finisse les contours et les li-mites.

L’utilisation de la théorie dela licence implicite permet derésoudre cette question puis-qu’elle extrait, dans le profitglobal de l’auteur du dom-mage, la part qui revient à lavictime, même si cette der-nière, n’aurait pas elle-mêmeexploité l’actif qui lui appar-tient selon les mêmes moda-lités.

(21) CA Paris 1re ch., section B,10 juillet 1986, JCP 1986. II. 207-12.(22) Cité par S. Carval, op. cit.,p. 138, et E. Agostini, cité note 4.(23) E. Agostini, op. cit.

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III. L’obligation de minimi-sation du dommage ou« duty to mitigate »

C ette obligation de mini-misation du dommage

qui existe dans la common lawexprime qu’il sera tenucompte dans le calcul desdommages-intérêts contrac-tuels ou extracontractuels desefforts raisonnables que lecréancier aura fournis pourremplacer ou réduire sonpréjudice.

La charge de la preuve in-combe au défendeur qui doitmontrer que le demandeurn’a pas réalisé des efforts rai-sonnables pour réduire sonpréjudice.

Il va démontrer que les reve-nus effectifs du demandeurou créancier sont inférieurs àce qu’ils auraient été s’il avaitdéveloppé de tels efforts :

— il montrera notammentqu’une entreprise défaillanteaurait pu se reconvertir dansune autre activité et réduirele préjudice à la différence derevenus existant entre les re-venus espérés et les revenusalternatifs ;

— de même, en cas de rup-ture d’approvisionnement ledéfendeur montrera que ledemandeur aurait pu trou-ver un autre fournisseur etréduire le préjudice à la dif-férence des coûts d’approvi-sionnement ;

— en matière de préjudicecorporel, l’assureur mon-trera que la victime aurait pupar un traitement adéquat etnon dangereux, réduire leseffets de l’accident.

Les dommages et intérêtsdoivent être égaux au coûtspécifique (marginal) engen-dré par le préjudice.

A. Le devoir de minimisa-tion du dommage peut eneffet, dans la common law,être interprété comme uneresponsabilisation de lavictime vis-à-vis du coûtmarginal engendré spécifi-quement par elle dans lecadre du préjudice qu’ellea subi

La victime d’une rupturecontractuelle ne peut récla-mer l’indemnisation de coûtsqu’elle aurait pu éviter avecdes efforts raisonnables sansrisque de pertes ou de bles-sures supplémentaires subs-tantiels, ce qui veut dire queles bénéfices attendus de telsefforts dépassent les coûts es-pérés.

De plus, le demandeurpourra obtenir réparation descoûts supplémentaires sup-portés pour réduire son pré-judice.

Exemple : Daley v. Irwin(24) — Le demandeur achètedes semences avariées etconstate qu’elles sont ava-riées avant de les planter. LaCour considère que s’il les aplanté en connaissant leursdéfauts, il ne pourra pas ob-tenir réparation pour la ré-colte perdue car la victime acontribué à accroître son pré-judice. Les dommages sontlimités à la valeur des semen-ces.

B. Le concept de « margi-nal cost liability »

L’analyse économique consi-dère qu’il faut minimiser lasomme des dommages et descoûts de prévention.

Le montant optimal de coûtde prévention est obtenulorsque 1 $ de coût supplé-mentaire de prévention ne ré-duit le dommage que de 1 $.

C. La duty to mitigate nepeut être analysée indé-pendamment des règles dedétermination de la res-ponsabilité et du rôle de lanégligence de la victimedans le préjudice

Il existe en effet dans la com-mon law deux niveaux de res-ponsabilité qui ont chacunedes conséquences spécifi-ques sur la prévention desdommages :

— la « responsabilité stricte »qui constitue une règle nonefficiente puisqu’elle n’invitepas la victime à prévenir ledommage ;

— la « négligence contribu-tive » qui peut exonérerl’auteur du dommage en casde négligence de la victime.

Une victime sera considéréecomme négligente si le coûtdes mesures de précautionqu’elle peut mettre en œuvreest inférieur à l’espérance ducoût de l’accident (formulede Hand).

Est négligent celui qui ne metpas en œuvre des efforts deprécaution (B) qui ont uncoût inférieur à l’espérancedes pertes (L) provoquéespar le dommage.

Si p est la probabilité dudommage et L les pertes :

— espérance des pertes : p ×L ;

— si le coût des précautions,B est inférieur à p.L soit (B≤ pL), alors la victime qui neles aura pas mises en œuvresera considérée comme négli-gente (formule de Hand).

Dans un système de « négli-gence contributive » (ou com-parative), si le coût de pré-caution est inférieur pour lavictime à celui devant êtresupporté par l’auteur dudommage pour l’éviter, lavictime sera moins ou pas dutout indemnisée.

(24) 205, p. 76 (Calif, 1922), cité(p. 77), par D. Wittman : OptimalPricing of Sequential Inputs : Last clearchance, mitigation of damages andrelated doctrines in the law. The journalof legal studies vol x (1), janvier 1981,p. 65-92.

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La notion de juste précau-tion est définie par la précau-tion qui doit être prise ensupposant que l’autre partieprend elle-même les mesu-res adéquates (« due care »).

D. L’analyse économiquerejoint la common lawavec la notion de consé-quences évitables

Prosser et Keeton (25) utili-sent le concept de consé-quences évitables, notionidentique à celle de la « négli-gence contributive » : la vic-time ne sera pas indemnisée(ou moins indemnisée) si elleavait pu éviter les dommagespar une conduite raisonna-ble.

Le raisonnement s’appliqueaux conséquences de l’acci-dent lui-même indemnisé : siaprès un accident automo-bile, la victime ne soigne pascorrectement sa jambe frac-turée, elle n’obtiendra pas ré-paration des conséquencesaggravées subies par sajambe.

Comme le dit Horatia Muir-Watt : « Cesser de pleurersur le lait renversé » (26).

Il s’agit en fait, bien d’uneanalyse à la marge. Commel’indiquent à la fois Gene-viève Viney (27) et Prosser& Keeton (28) : il faut sépa-rer les causes des différentescomposantes du dommageglobal et répartir ainsi le pré-judice global en fonction desdifférentes causes. Si l’affec-tation à des causes séparéesest possible, seule les causesstrictement fautives donne-ront lieu à réparation. La non-minimisation du dommage estainsi considérée comme unefaute séparée de la victime.

E. Les possibilités d’accli-matation de la duty tomitigate dans le systèmejuridique français et dansles systèmes européens

Geneviève Viney (29) amontré que la duty to miti-gate est partiellement accli-matable dans le droit fran-çais.

— Le juge français en se pla-çant au jour du jugementpour évaluer le préjudice peutfaire jouer un mécanisme deréduction prenant en comptel’effet partiellement exonéra-toire de la faute de la victimelorsque cette faute a contri-bué à l’aggravation du dom-mage.

— Cependant, ses moyens nesont pas équivalents à ceuxdes jurisprudences anglaiseset américaines du duty to mi-tigate.

— Le droit allemand et lesconventions internationalesdonnent plus de relief que ledroit français à la diligencerequise de la part de la vic-time afin d’éviter l’aggrava-tion de son dommage.

Il pourra donc à cet égardêtre intéressant de commen-ter des décisions de 2003 quimontrent que cette obliga-tion de minimiser le dom-mage n’est pas reconnue endroit français.

Exemple : arrêt du 19 juin2003, arrêt no 931-FS-P+B+R+I.

« Attendu que l’auteur d’unaccident est tenu d’en répa-rer toutes les conséquencesdommageables : que la vic-time n’est pas tenue de limi-ter son préjudice dans l’inté-rêt du responsable »...

« Attendu que pour réduirele montant de l’indemnisa-tion (...) l’arrêt retient queMme Dibaoui a été invitée parson neurologue en 1995, puispar son neuropsychologue en

1998, à pratiquer une réédu-cation orthophonique et psy-chologique, ce qu’elle n’a pasfait ; que ce refus de se soi-gner est fautif et que cettefaute concourt pour partie àla persistance de troublespsychiques ; qu’en statuantainsi, alors que Mme Dibaouin’avait pas l’obligation de sesoumettre aux actes médi-caux préconisés par ses mé-decins, la Cour d’appel aviolé le texte susvisé, casse etannule... » (30).

La doctrine française opèreune distinction entre réduc-tion du dommage et évite-ment d’une aggravation dudommage.

Le seul fait que la victimedispose d’un moyen d’en ré-duire l’importance ne sauraitlui être opposé pour limiterson droit à réparation » (31).

La question se pose en destermes différents lorsqu’ils’agit d’une aggravation dudommage initial qui peutalors être considérée commeun préjudice spécifique causéà autrui (l’auteur de la faute).

Ceci conduit différents au-teurs à considérer qu’unetelle analyse ne peut être me-née qu’au cas par cas.

Si une telle analyse évite deposer la question du devoirde minimisation, elle relève ànotre sens d’une certaine ca-suistique qui la rend peutransparente pour les justicia-bles.

Cependant d’autres auteursrejoignent l’analyse évoquéeplus haut avec GenevièveVi-ney en utilisant implicite-ment la référence à uneconduite prudente c’est-à-dire absente de négligence :

— en matière contractuelleen se référant à l’obligationde loyauté ou de bonne foi ;

— en matière extracontrac-tuelle en évoquant le devoir

(25) Prosser et Keeton, On torts,... op.cit.(26) H. Muir-Watt, La modération desdommages en droit anglo-américain.Colloque CEDAG, 21 mars 2002, LPA2002, no 232, p. 45-49.(27) Op. cit.(28) Op. cit.(29) Op. cit.(30) Réf. Cass. civ. 2e, 19 juin 2003,Xnauflaire c/ Decrept, arrêt no 930FS-P+B+R+I et Dibaoui c/ Flamand,arrêt no 931 FS-P+B+R+I.(31) J.-L. Aubert, La victime peut elleêtre obligée de minimiser son dommage ?,RJDA, avril 2004, p. 355-359.

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général de conduite pru-dente de l’article 1383 ;

— d’une manière générale etpar référence à l’article 1151du Code civil en interprétantla notion de suite directe demanière à ne comprendreque ce qui résulte de la fauteen excluant la part résultantde l’imprudence de la vic-time.

Cependant, la question de laconséquence à tirer de cettefaute de la victime commiseaprès le fait dommageable estentière dès lors que le dom-mage n’est pas divisible etque l’on ne peut pas en attri-buer une part à la conduiteimprudente de la victime.

En matière économique, l’ar-ticle 77 de la Convention deVienne sur la vente interna-tionale de marchandises aposé que la partie qui invo-que la contravention aucontrat doit prendre toutemesure raisonnable pour li-miter la perte y compris legain manqué.

En conclusion, pour l’écono-miste, c’est l’optimum collec-tif qui justifie la duty to miti-gate puisque la nécessité deprivilégier une prévention op-timale, indépendamment desfautes initiales conduit àprendre les précautions né-cessaires qui permettent à lamarge de réduire le préju-dice à un niveau égal auxcoûts de prévention. Il estainsi vraisemblable que la jus-tification de la duty to miti-gate ne puisse être trouvéequ’au niveau collectif.

On ne peut en effet pas jus-tifier de manière parfaite auniveau individuel la duty tomitigate puisqu’un préjudicerésulte d’une faute et que lavictime peut difficilement êtreconsidérée comme fautivedans le cadre de la faute ini-tiale de l’auteur du dom-mage.

C’est pourquoi à cet égard, lesarrêts du 19 juin 2003 de laCour de cassation ont parumanifester une réticence parrapport à une reconnaissanced’un quelconque devoir deminimisation du préjudice(32).

Jean-Luc Aubert rappelait àcet égard (33) que l’arti-cle 1479 du Code civil duQuébec a introduit une plusgrande souplesse d’interpré-tation « la personne qui esttenue de réparer un préju-dice peut ne pas avoir à ré-pondre de l’aggravation decelui-ci lorsque la victime dis-posait de moyens sûrs et sansréel inconvénient pour elle del’éviter ».

Cependant Geneviève Vineysouligne quant à elle que sil’obligation de minimiser sonpropre dommage ne consti-tue qu’un moyen « de fairedes économies sur la répara-tion » alors son introductionen droit français serait « beau-coup moins nécessaire et plusrisquée » (34).

Conclusion générale

L e principe de répara-tion intégrale doit être

interprété, non seulement auniveau individuel mais aussiau plan de l’optimum collec-tif car les décisions indivi-duelles ont des portées col-lectives.

Il revient à l’économisted’analyser l’impact au ni-veau collectif des règles indi-viduelles, en s’appuyant surdes règles abstraites de com-portements individuels et defonctionnement des mar-chés.

La notion de réparation inté-grale de la victime ne semblepour l’instant reçue en droitqu’au niveau individuel, cequi la prive d’une de ses di-mensions. En outre, cette rè-

gle apparaît économique-ment imprécise puisqu’elle neprend qu’imparfaitement encompte les coûts d’opportu-nité supportés par la vic-time, coûts qui sont le plussouvent des « manques à ga-gner ». Le principe laisse li-bre cours à des interpréta-tions d’espèces qui peuvents’avérer soit dissonantes, soitinadaptées pour répondre aubesoin incitatif et dissuasif dela réparation civile au niveaucollectif. Sur le terrain juridi-que, cela se traduit par desdifférences très fortes entredes pratiques juridictionnel-les dans les tribunaux. Pourl’instant, du fait de l’absencede contrôle exercé par laCour de cassation sur les éva-luations des préjudices, cesdivergences perdurent.

Si l’on continue dans la pers-pective économique, celle-ciimpliquerait plusieurs évolu-tions souhaitables du droit etdu rôle plus particulier quela Cour de cassation exercepour assurer l’unité de la ju-risprudence. L’idée princi-pale est d’intégrer dans la ju-risprudence la dimension col-lective, et non plus seule-ment individuelle, des règlesjuridiques de la réparation.L’évolution pourrait alors sefaire dans le sens suivant :

— une composante punitivedes dommages-intérêts pourinciter à des comportementsloyaux, du moins lorsque lesamendes civiles ne permet-tent pas d’obtenir cet objec-tif. Cela réduit la perspectivede survenance de dommagesultérieurs, ce qui est collecti-vement efficace ;

— la nécessité d’inciter la vic-time à œuvrer pour réduirele préjudice. Cela réduit l’am-pleur des dommages causés,ce qui est toujours collective-ment utile ;

— la nécessité de réparer ef-ficacement les fautes lucrati-ves, en ne s’arrêtant pas aux

(32) Bull. civ. II, no 203, D. 2003,jur., p. 2326, note J.-P Chazal,Defrénois 2003, art. 37845, no 121,J.-L. Aubert, RTD civ. 2003, p. 716,no 3, obs. P. Jourdain.(33) Op. cit.(34) G. Viney, Faut-il moraliser le droitfrançais de la réparation du dommage ?,rapport de synthèse, note 4, p. 71, op.cit.

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seules pertes ou manques àgagner comptables de la vic-time, pour saisir à travers leconcept de coût d’opportu-nité ou de rémunération op-timale des actifs utilisés, laquote-part du bénéfice réa-lisé par l’auteur du dom-mage et provenant d’une uti-lisation fautive d’un actif ap-partenant à la victime. Lathéorie de la faute lucrativeest exemplaire de cette mé-thode coût/bénéfice sur la-quelle l’analyse économiquedu droit se construit princi-palement.

Sous un angle plus méthodo-logique et d’une manière plusgénérale, il revient à la Courde cassation de préciser lesrègles d’évaluation des dom-mages et d’en contrôler demanière détaillée l’applica-tion, afin de réduire les aléassubis par les justiciables. Eneffet, l’abandon au pouvoirsouverain des juges du fonddes règles d’évaluations desdommages conduit à des dis-parités très fortes entre juri-dictions, que l’affirmationformelle de la réparation in-tégrale masque et que l’ab-

sence de contrôle unificateurde la Cour de cassation laisseperdurer. Des travaux entre-pris avec la Cour de cassa-tion et au sein de la Cour decassation sur l’articulation dudroit et de l’économie en lamatière peuvent favoriser unetelle évolution.

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L’APPRÉCIATION DU PRÉJUDICE

GENEVIÈVE VINEYProfesseur de droit à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)

C omme on vient de nousl’expliquer, l’apprécia-

tion du préjudice et l’évalua-tion des indemnités sont sou-mises, dans certains droitsétrangers, en particulier ceuxqui sont régis par la commonlaw, à des règles qui s’éloi-gnent sensiblement de cellesqui dominent cette matièreen droit français. Or si ces so-lutions nous intéressent par-ticulièrement et si nous noussentons le devoir de les exa-miner avec soin, c’est notam-ment parce qu’elles sont as-sez largement approuvées parles partisans de l’analyse éco-nomique du droit. Ceux-ciestiment en effet générale-ment qu’elles contribuent,mieux que le droit français,à une allocation correcte desressources consacrées à l’in-demnisation des dommageset, par là même, à une réduc-tion des coûts sociaux consa-crés à cet objet.

Certaines de ces solutionssont inspirées par l’idée qu’ilconvient, dans toute la me-sure du possible, d’inciterl’auteur, comme la victime, àéviter les comportements àrisque, ce qui, à terme, feral’économie de nombreuxdommages et, par consé-quent, de nombreuses in-demnisations.

Relèvent de cette catégorienotamment l’institution desdommages-intérêts punitifs ouexemplaires ainsi que la re-connaissance à la victime dudroit d’obtenir, sous forme dedommages-intérêts, la restitu-tion de l’intégralité des pro-fits obtenus par l’auteur d’unefaute lucrative. Ce sont là eneffet des moyens de dissua-der ceux qui seraient tentés decommettre des fautes délibé-rées pour se procurer unavantage qu’une réparationmesurée seulement à l’aune

du dommage subi ne suffiraitpas à anéantir.

De même, le fait d’imposerà la victime l’obligation detout faire pour réduire sondommage ou en éviter l’ag-gravation est orienté vers cetobjectif de prévention et dedissuasion dont on attend deseffets drastiques sur l’am-pleur des dommages à répa-rer.

Il existe en outre d’autres so-lutions qui ne visent pas cebut, mais qui limitent plus di-rectement le coût des indem-nisations. Il s’agit notam-ment du refus d’y inclure cer-tains types de dommages,comme, par exemple tel outel préjudice moral — ce quefont beaucoup de droitsétrangers — ou ce qu’on ap-pelle « le préjudice économi-que pur » (pure economicloss), c’est-à-dire la perte deprofit qui ne s’accompagned’aucune atteinte physique àla personne ou aux biens,comme le font les droitsanglo-américains et le droitallemand.

De même, l’utilisation de laméthode d’appréciation enfonction de l’intérêt dit « né-gatif » a été proposée d’aborden Allemagne à propos desconséquences de la rupturefautive de pourparlers con-tractuels, mais elle s’est en-suite développée en Angle-terre, aux États-Unis et dansbeaucoup d’autres pays nonseulement dans ce domaineparticulier, mais aussi à pro-pos du calcul des indemnitésdues à la suite de la résolu-tion ou de l’annulation d’uncontrat imputable à la fautede l’un des partenaires. Orcette méthode conduit à re-fuser la compensation desprofits que la victime pou-vait espérer obtenir de l’exé-cution correcte du contrat quin’a pas été exécuté. Elle li-

mite ainsi sensiblement l’am-pleur des condamnations.

Le développement de tousces procédés, qui sont incon-testablement inspirés deconsidérations économiques,pose donc une question qu’ilest aujourd’hui impossibled’éluder, celle de son impactsur le droit français. Celui-ciest resté jusqu’à présent en-tièrement dominé, au moinsofficiellement, par le prin-cipe dit de « la réparation in-tégrale » qui serait mieux dé-fini par l’expression « prin-cipe d’équivalence entre dom-mage et réparation ». C’esten effet pratiquement la seulerègle juridique dont la Courde cassation accepte de con-trôler l’application, ce con-trôle étant d’ailleurs plusthéorique que réel en raisondu pouvoir d’appréciationsouverain que la juridictionsuprême reconnaît aux jugesdu fond pour l’évaluation desindemnités. Le contraste estdonc saisissant, dans ce do-maine, avec la common lawqui admet, au contraire, quel’appréciation du préjudiceest une question de droit etqui autorise les juges à pro-noncer des condamnationss’éloignant ouvertementd’une simple évaluation ajus-tée à l’ampleur des préjudi-ces et intégrant d’autres pa-ramètres comme la préven-tion, la dissuasion ou toutsimplement le souci de mo-dérer les condamnations afinde ne pas aggraver les coûtssociaux qu’elles engendrent.

Or il est bien évident que laconstatation de cette opposi-tion appelle tout naturelle-ment à s’interroger sur lebien-fondé de nos proprespositions. Les exemples ve-nus de l’étranger ne doivent-ils pas nous amener à repen-ser le droit français de l’in-demnisation et ce renouvelle-ment éventuel ne doit-il pas

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s’inspirer de considérationsde politique économique, enparticulier du souci d’assu-rer la meilleure allocationpossible des ressourcesconsacrées à la réparation desdommages ?

La réponse à ces questionsappellerait des développe-ments considérables tou-chant non seulement au droitde la responsabilité, maisaussi au droit et à la pratiquede l’assurance. Il n’est doncpas question de les traiter icidans leur ensemble, mais seu-lement de faire écho à l’ex-posé précédent en faisant en-tendre la voix du juriste.

Autrement dit, il s’agit de sedemander si les solutions quiont été évoquées par Mau-rice Nussenbaum et qui sont,comme il l’a souligné, vali-dées par les tenants de l’ana-lyse économique du droit, se-raient transposables en droitfrançais et si cette transposi-tion paraît utile et souhaita-ble.

Nous nous poserons cesquestions successivement àpropos des dommages-intérêts punitifs et du droit,pour la victime, d’obtenir larestitution du profit de lafaute lucrative (I), pour l’obli-gation imposée à cette mêmevictime de réduire son dom-mage dans l’intérêt du res-ponsable (II) et enfin pour lalimitation des conséquencesdu dommage initial à incluredans l’indemnisation (III).

I. Les dommages-intérêtspunitifs et le droit pour lavictime d’obtenir la resti-tution des profits de lafaute lucrative

A priori, il s’agit là dedeux solutions distinc-

tes, les dommages-intérêtspunitifs ayant pour fonctionde sanctionner les fautes lesplus graves, même si elles ne

sont pas spécialement lucra-tives, tandis que le droit à larestitution des profits inter-viendrait dans les cas où lafaute, même relativement vé-nielle, est génératrice d’avan-tages qu’une indemnité fixéeen fonction de l’ampleur desdommages subis ne suffit pasnormalement à épuiser.

Pourtant, ces deux procédésprésentent bien des pointscommuns. Tous deux en ef-fet ont pour objet essentiel deprévenir des comportementsà risque en accordant à la vic-time le droit d’obtenir le bé-néfice d’une condamnationfinancière plus lourde quecelle qui correspond à lastricte réparation de son dom-mage. C’est d’ailleurs pour-quoi l’un comme l’autre seheurte en droit français à unobstacle considéré par cer-tains comme infranchissa-ble : il s’agit du principe del’équivalence entre dom-mage et réparation dans lamesure où celui-ci interdit defaire de l’indemnisation unesource de profit. Rappelonsen effet que, selon la formulebien rôdée employée par laCour de cassation, « l’alloca-tion des dommages-intérêtsdoit avoir pour objet de re-placer la victime, autant qu’ilest possible, dans la situationmême où elle se serait trou-vée si le fait dommageablen’avait pas eu lieu, sans qu’ilen résulte pour elle ni perteni profit ».

Pourtant, il est frappant deconstater que ces procédés,qui sont officiellement con-damnés, sont en fait prati-qués couramment sous lemanteau protecteur du pou-voir souverain que la Cour decassation reconnaît aux ju-ges du fond dans l’évalua-tion des dommages-intérêts.

Il a été observé notammentque la réparation des dom-mages moraux, que la juris-prudence française admettrès libéralement aboutit à des

condamnations qui sont sou-vent influencées par la gra-vité de la faute commise. Dumoment que les juges dufond ne l’avouent pas et qu’ilsprennent soin de dire que leséléments fournis permettentd’évaluer l’indemnité à telleou telle somme, la Cour decassation n’exercera aucunecensure.

Mais c’est surtout en cas defaute lucrative que l’évalua-tion des dommages-intérêtsest manifestement déconnec-tée de la valeur objective dupréjudice. Elle l’est d’ailleurspar la force des choses enmatière de concurrence dé-loyale car il est généralementimpossible de mesurer l’im-pact exact du comportementdéloyal sur la diminution dela clientèle et la baisse duchiffre d’affaires, de telle sorteque les tribunaux ont étéamenés à renoncer à exigerde la victime qu’elle prouveun dommage, se contentantde la preuve d’une faute.

Une évolution analogue s’estd’ailleurs produite en ma-tière d’atteinte aux droits dela personnalité par la voie dela presse. Il est évident queles profits que l’organe depresse espère tirer des indis-crétions qu’il commet sciem-ment sont souvent substan-tiels. Or le dommage subi parla victime est très difficile àcerner, ce qui amène tout na-turellement les juges à négli-ger ce second élément auprofit du premier dans lafixation de l’indemnité. S’ilne le dit pas, sa décision nesera exposée à aucune cen-sure.

Les dommages et intérêts pu-nitifs sont donc pratiquésdans certains domaines parles juges français, mais ils lesont officieusement et de ma-nière inavouée.

Est-ce une situation satisfai-sante ? On peut difficilementle soutenir.

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En effet le rejet d’une prati-que courante dans le do-maine du non-droit ne per-met ni d’élaborer un régimeapproprié, notamment enprécisant que ces dommages-intérêts ne doivent pas êtrepris en charge par l’assu-rance — ce qui serait néces-saire pour les rendre effica-ces — ni de les cantonnerdans les cas où ils présententune réelle utilité. Autrementdit, il expose les justiciablesà une réelle insécurité etautorise toutes les dérives.

Le domaine des dommages-intérêts punitifs devrait, sem-ble-t-il, recouvrir d’abord ce-lui de la faute lucrative carc’est là précisément que laconjugaison du droit pénal etd’un droit civil seulementorienté vers la réparations’avère manifestement inca-pable de dissuader les ac-teurs de la vie économiqued’adopter des comporte-ments à risque.

En effet, le droit pénal est, onle sait, dominé par le prin-cipe de « la légalité des pei-nes ». Or la peine est généra-lement fixée, non pas enfonction des profits, mais dela gravité de l’infraction. Si ledroit civil néglige, de soncôté, cet aspect de profit, lesauteurs de fautes lucrativesn’ont alors pas grand choseà craindre de la justice.

En pratique, la faute lucra-tive peut se manifester à l’oc-casion d’activités assez diver-sifiées. Outre les actes deconcurrence déloyale ou deparasitisme et les atteintesaux droits de la personnalitépar voie de presse, elle peutprendre la forme d’une at-teinte aux droits de pro-priété intellectuelle, notam-ment les brevets et les mar-ques, ainsi que d’inexécu-tions contractuelles délibé-rées, comme, par exemple, lapratique du surbooking dansle transport aérien.

Dans tous ces cas, il est nonseulement souhaitable, maismême, semble-t-il, néces-saire, de permettre aux jugesde dépasser une vision pure-ment indemnitaire. Ils de-vraient toujours avoir la pos-sibilité, si l’activité nuisiblen’a pas encore pris fin, d’or-donner sa cessation et la res-titution des profits indûmentperçus et, si elle a déjà pro-duit tous ses effets, de calcu-ler l’indemnité, autant quepossible, de manière à annu-ler les avantages que l’auteuren a tirés en ajoutant à cetteindemnisation une pénalitédestinée à le dissuader de re-commencer.

Un tel aménagement despouvoirs du juge a déjà étéesquissé dans certains domai-nes. Par exemple, en matièrede concurrence déloyale etpour les atteintes aux droitsde la personnalité, l’action encessation est explicitementautorisée. En ce qui concernela contrefaçon, le législateurest allé plus loin puisque lesarticles 335-6 et 335-7 duCode des propriétés intellec-tuelles prévoient une confis-cation du matériel du contre-facteur ainsi que de la « re-cette » tirée du délit, le toutdevant être remis à la vic-time ou à ses ayants droit.

Ces textes ne suffisent cepen-dant pas à régler le problèmedans son ensemble. Ils lais-sent subsister le besoin d’unedisposition plus générale per-mettant d’appréhender tousles cas de faute lucrative.

Faut-il aller plus loin et ad-met t re des dommages-intérêts punitifs en cas defaute intentionnelle ou lourdemême non lucrative ? Laquestion est discutable.

Pour la faute intentionnelle,il existe en effet d’ores et déjàune sanction très importantequi est celle du refus d’assu-rance. Quant à la fautelourde, elle est très mal défi-

nie actuellement, les tribu-naux lui donnant une signifi-cation variable selon la fonc-tion qui lui est attribuée, desorte qu’il peut paraître dan-gereux d’assortir une notionaussi mouvante d’une sanc-tion qui serait d’autant moinsanodine que les dommages-intérêts punitifs doivent, com-me nous l’avons déjà souli-gné, échapper à l’assurance,à défaut de quoi ils perdenttoute utilité.

En définitive, on peut penserque si la sanction de la fautelucrative s’impose manifeste-ment et implique de recon-naître au juge le pouvoir d’or-donner, non seulement la res-titution des profits de cettefaute, mais aussi le paiementd’une pénalité complémen-taire pour prévenir toute ré-cidive, en revanche ces sanc-tions sont moins nécessaireset plus dangereuses en cas defaute, même grave mais dontl’auteur n’attend pas un pro-fit qu’une simple réparationdu dommage causé ne suffi-rait pas à supprimer.

Du point de vue de l’analyseéconomique, cette différenceentre l’effet attaché à la fautelucrative et celui de la fautegrave non lucrative paraîtd’ailleurs justifié car c’est l’in-demnisation de la faute lucra-tive qui entraîne les coûts so-ciaux les plus lourds (notam-ment pour l’assurance). Enoutre, la restitution des pro-fits de la faute est une me-sure a priori plus précise etplus efficace qu’une pénalitémesurée à la gravité du com-portement sanctionné.

Quoi qu’il en soit, il ne pa-raît guère douteux que lesdommages-intérêts punitifsaient un avenir en droit fran-çais, principalement poursanctionner les fautes lucrati-ves.

En va-t-il de même pour ledroit d’exiger de la victimequ’elle minimise les consé-

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quences de son propre dom-mage sous peine de voir sonindemnité réduite ?

II. L’obligation imposée àla victime de minimiserson propre dommage

C omme l’a écrit récem-ment un auteur (1), le

« duty to mitigate », qui estapparu d’abord en droit an-glais, puis en droit américainet dans les autres pays decommon law, exerce au-jourd’hui une grande force deséduction. « Admis dans cer-tains pays de droit romanis-tes, comme la Belgique, l’Al-lemagne, l’Italie et la Grèceet dans le nouveau Code ci-vil du Québec, il est d’usagecourant dans le droit du com-merce international. D’ail-leurs, les arbitres l’appli-quent depuis longtemps dansleurs sentences, les codifica-tions privées lui ont fait untrès bon accueil (article 7 et8 des principes Unidroit et 9 :505 des principes du droiteuropéen du contrat) ».Mieux, la Convention deVienne du 11 avril 1980 surla vente internationale demarchandises l’a inscrit dansson article 77 et il est généra-lement approuvé par lesauteurs qui en font état.

Pourtant, cette quasi-una-nimité n’a pas amené le légis-lateur français à le consacrerexplicitement et elle ne sem-ble pas avoir convaincu laCour de cassation. En effet,par deux arrêts très remar-qués du 19 juin 2003, ladeuxième chambre civile aaffirmé, de façon assez pé-remptoire, « que la victimen’est pas tenue de limiter sonpréjudice dans l’intérêt duresponsable » et elle a casséles décisions des cours d’ap-pel qui lui étaient soumises etdont l’une avait limité l’in-demnisation et l’autre l’avaittotalement écartée au motif

que la victime, qui aurait puréduire les conséquences dudommage, avait négligé de lefaire.

Est-ce à dire que le droitfrançais soit par nature aller-gique à toute réduction del’indemnité en cas de négli-gence caractérisée de la vic-time dans la gestion desconséquences de son dom-mage ?

En faveur d’une réponse né-gative, on peut d’abord faireétat d’un certain nombre dedécisions, émanant, il est vrai,de cours d’appel qui ont ad-mis explicitement ce pouvoirde réduction (2).

Par ailleurs, il est aisé deconstater que le droit fran-çais dispose de plusieursmoyens d’obtenir ce résultat.

Le premier consisterait à ap-pliquer l’article 1151 du Co-de civil selon lequel « mêmeen cas de dol commis par ledébiteur, les dommages-intérêts ne doivent compren-dre, à l’égard de la perteéprouvée par le créancier etdes gains dont il a été privé,que ce qui est une suite im-médiate et directe de l’inexé-cution de la convention ».Une application rigoureusede cette disposition qui estgénéralement considéréecomme applicable aussi bienà la responsabilité délictuellequ’à la responsabilité con-tractuelle, pourrait priver lavictime de la possibilité d’ob-tenir l’indemnisation des ag-gravations du dommage duesà toute autre cause quel’inexécution elle-même, enparticulier à sa propre négli-gence dans la gestion des sui-tes de celle-ci.

Par ailleurs, il ne fait aucundoute que notre jurispru-dence admet aujourd’huiconstamment l’effet partielle-ment exonératoire de la fautede la victime ou du fait ducréancier, même lorsque cettefaute ou ce fait a seulement

contribué à l’aggravation dudommage initial. La règled’évaluation au jour de la dé-cision définitive condamnantle responsable permet au jugefrançais de faire jouer ce pro-cédé de réduction alors que,pour un juge anglais ou amé-ricain, ce n’est pas possiblecar il se place, pour évaluerl’indemnité, au jour de la sur-venance du fait dommagea-ble ou, en matière contrac-tuelle, au jour de l’inexécu-tion.

Il existe donc en droit fran-çais des moyens non négli-geables de sanctionner, parune diminution de l’indem-nité, l’attitude négligente dela victime ou du créancier quia laissé le dommage se déve-lopper sans réagir.

Pourquoi alors cet apparentraidissement de la Cour decassation dans ses deux ar-rêts du 19 juin 2003 ?

Avec toute la prudence quis’impose, on se risquera àavancer deux explications.

La première tient aux cir-constances des espèces quiont suscité ces arrêts. Ils onttous deux été rendus à pro-pos d’accidents corporelsayant donné lieu à des bles-sures. Dans l’un des cas,l’état de la victime s’était ag-gravé après la premièrecondamnation, des troublespsychiques étant apparus. Leresponsable de l’accident re-prochait à la victime, qui de-mandait réparation de cetteaggravation, de n’avoir pasaccepté une rééducation or-thophonique et psychologi-que qui lui avait été conseilléeet qui aurait pu atténuer cestroubles.

Dans l’autre affaire, l’acci-dent avait atteint l’exploitanted’un fonds de commerce deboulangerie qui, du fait de sonincapacité temporaire totale,avait dû interrompre son acti-vité qui n’avait pu être repriseimmédiatement par sa fille, el-

(1) V. Perruchot-Triboulet, Regardscroisés sur les principes du droit européendu contrat, p. 530.(2) V. A. Laude, L’obligation deminimiser son propre dommageexiste-t-elle en droit privé français ?,LPA, p. 55 et s.

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le-même blessée dans l’acci-dent. L’exploitation du fondsn’ayant été reprise, précisé-ment par cette dernière, quecinq ans plus tard, alors qu’ilavait perdu toute valeur, lavictime demandait réparationde cette perte et l’auteur del’accident répliquait qu’ayantchoisi de laisser péricliterl’outil de travail plutôt que dele faire exploiter par un tiers,elle ne pouvait lui en imputerla responsabilité.

Si, dans les deux cas, la Courde cassation a désapprouvé laCour d’appel qui avait ac-cueilli l’argumentation desdéfendeurs, on peut donc yvoir d’abord l’expressiond’une volonté, qui se mani-feste souvent, d’assurer lemieux possible la réparationdes dommages corporels.

En particulier, en cas de re-fus de soins, la deuxièmechambre civile, après avoirconsacré une distinction en-tre les soins courants, indolo-res et sans danger, qui nepourraient être refusés sansfaire courir à la victime le ris-que de ne pas être indemni-sée intégralement et les soinsplus traumatisants dont le re-fus laisserait toujours intact ledroit à réparation, s’est ran-gée ensuite à une positionplus stricte (3). En se fon-dant sur l’article 16-3 duCode civil qui impose leconsentement de l’intéressé àtoute intervention thérapeu-tique, elle s’est déclarée hos-tile à toute réduction de l’in-demnité en cas de refus desoins (4).

Certes, cette prise de posi-tion ne saurait expliquer l’ar-rêt concernant le fonds deboulangerie, mais, dans cetteseconde hypothèse, on peutcomprendre que la Cour decassation n’ait pas accepté desuivre la Cour d’appel quiavait refusé toute indemnisa-tion à la victime pour la pertede son fonds de commerce,au lieu de procéder à un par-tage de responsabilité, com-

me c’est la règle en présenced’une faute de la victime lors-qu’elle n’est pas la seule causedu dommage.

Autrement dit, la Cour decassation semble avoir voulufaire respecter les principesqu’elle applique habituelle-ment pour apprécier l’exis-tence d’une faute de la vic-time — dans le cas de refusdes soins — et son incidencesur le droit à réparation —dans l’autre espèce.

Reste pourtant que la for-mule selon laquelle « la vic-time n’est pas tenue de limi-ter son préjudice dans l’inté-rêt du responsable » appa-raît, dans le contexte actuel,un tantinet provocatrice. Ellepourrait donc être comprisecomme un refus de faire évo-luer ces solutions — qui sonttraditionnelles — vers cellesque propose le modèle anglo-américain et qui sont beau-coup plus sévères pour lesvictimes. En effet, la commonlaw refuse en particulier à lapersonne lésée le rembourse-ment des frais qu’elle doit ex-poser pour minimiser sondommage. En outre, en ma-tière contractuelle, elle accu-mule les restrictions auxdroits du créancier qui nepeut exiger l’exécution ou laréparation en nature, doit secontenter d’une indemnitéévaluée au jour de l’inexécu-tion, sans revalorisation pos-térieure et peut même setrouver évincé du contrat augré du débiteur, si celui-ci atrouvé mieux ailleurs, tantque ce contrat n’a pas étéexécuté (5). Or toutes cesrestrictions, qui sont présen-tées par certains spécialistesde la common law comme in-trinsèquement liées à la « mi-tigation », sont évidemmenten contradiction totale avecles solutions et l’esprit mêmedu droit français. Elles sontdonc inacceptables pour unjuriste français. Peut-être ladeuxième chambre civile a-t-elle précisément voulu affir-

mer, par ses arrêts du 19 fé-vrier 2003, qu’elle n’entendpas les consacrer, ce qui nel’empêcherait pas d’admet-tre, en revanche, lorsqu’ils’agit en particulier d’attein-tes à des biens ou à des inté-rêts purement économiquesou moraux, que la négli-gence de la victime dans lagestion des conséquences dufait dommage l’expose à su-bir une réduction de son in-demnisation.

Il faudra, pour lever les dou-tes sur ce point, attendred’autres arrêts… À moinsqu’une disposition législativeproche de celle que l’ontrouve, par exemple, dans lesprincipes du droit européendu contrat, ne vienne préci-ser les choses en donnant aujuge un pouvoir de modéra-tion de l’indemnité pour te-nir compte de la passivité dela victime, tout en ajoutant,ce qui paraît essentiel, que lesfrais exposés pour minimiserle dommage sont à la chargedu responsable. Ces deux rè-gles me paraissent en effet in-dissociables et leur conjonc-tion conforme aux exigencesd’une bonne gestion des res-sources consacrées à l’indem-nisation des dommages carelles concourent toutes deuxà minimiser les coûts de celle-ci en associant responsable etvictime à cet effort.

III. Les limitationsdes conséquences dudommage initial à incluredans l’indemnisation

M ais ce souci d’une ges-tion rigoureuse con-

duisant à la réduction descoûts ne commande-t-il paségalement de suivre l’exem-ple des droits qui limitent as-sez strictement les préjudi-ces à indemniser ?

A. On sait que beaucoup desystèmes juridiques n’admet-tent pas, comme le fait ledroit français, la réparation

(3) V., sur cette évolution, G. Viney etP. Jourdain, Les effets de laresponsabilité, in Traité de droit civil,sous la direction de J. Ghestin, 2e éd.no 124.(4) Cass. civ. 2e, 19 mars 1997, Bull.civ. II no 86.(5) En application de la fameuse théoriedite de « l’efficient breach ».

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de tout dommage, quellequ’en soit la nature. Certainsd’entre eux écartent plu-sieurs catégories de domma-ges moraux ou en limitentstrictement l’indemnisation.D’autres, en particulier lesdroits anglo-américains etallemand, refusent la répara-tion du dommage purementéconomique (pure economicloss) c’est-à-dire de la perteéconomique qui ne s’accom-pagne pas d’une atteinte phy-sique à la personne ou auxbiens de la victime. Or cesrestrictions s’expliquent évi-demment par des raisonséconomiques.

Elles pourraient théorique-ment être transposées endroit français, mais politique-ment cette transposition sem-ble avoir peu de chances dese réaliser, au moins pourl’instant.

En effet, l’indemnisation desdommages moraux, aussi dis-cutable soit-elle pour cer-tains d’entre eux, comme lepréjudice d’affection, est pro-fondément ancrée dans lapratique judiciaire françaiseet toute limitation qui lui se-rait apportée apparaîtraitvraisemblablement commeun recul inadmissible de l’in-demnisation.

Quant au « préjudice écono-mique pur », le refus de leprendre en compte pour leca l cu l de s dommages -intérêts apparaît générale-ment aux juristes françaiscomme totalement illogique.Ceux-ci saisissent mal en ef-fet pourquoi la perte écono-mique est indemnisée lors-qu’elle est la conséquenced’une atteinte physique à lapersonne ou aux biens et nonlorsqu’elle ne l’est pas et semanifeste seule.

En pratique pourtant, cettedistinction est faite par la plu-part des contrats d’assu-rance qui excluent la couver-ture du préjudice immaté-riel. Or celui-ci s’identifie

précisément au « pure econo-mic loss ». Ainsi, d’ores etdéjà, ce préjudice échappesouvent à la réparation,même en France, mais il nefait guère de doute que latransposition d’une claused’exclusion de l’assurance enune règle de responsabilitéserait très mal ressentie.

B. En serait-il de même pourle refus d’indemniser cer-tains chefs de préjudice enraison de l’incertitude affec-tant la relation de causalitéqui les unit au fait domma-geable ?

Pour l’instant, la jurispru-dence française reste dansl’ensemble attachée à une ap-préciation libérale du lien decausalité entre le dommageinitial et ses conséquences ul-térieures ; ce libéralisme estparticulièrement flagrant ence qui concerne le dommagecorporel dont toutes les con-séquences, même lointaines,sont indemnisées. L’exem-ple des victimes de contami-nations post-transfusionnel-les qui ont été autorisées àimputer à l’auteur de l’acci-dent à la suite duquel latransfusion avait été prati-quée les conséquences de lamaladie contractée (6) estemblématique de cette ten-dance qui se manifeste sou-vent. Là en core, le retour àune conception plus « écono-mique » de l’indemnisationne paraît pas à l’ordre dujour. Elle serait vécue, parune grande partie de la po-pulation, comme une vérita-ble régression sociale.

En revanche, pour certainsdommages de nature pure-ment économique, commeceux qui résultent de la rup-ture de pourparlers contrac-tuels ou de l’annulation ou en-core de la résolution d’uncontrat par la faute de l’unedes parties, l’état d’esprit desjuges paraît évoluer dans unsens qui évoque de façonfrappante l’utilisation d’uneméthode d’appréciation qui a

été proposée d’abord en Alle-magne, puis adoptée en An-gleterre, aux États-Unis etdans beaucoup d’autres payset qui prend pour base cequ’on appelle « l’intérêt né-gatif » et conduit à des résul-tats beaucoup moins coûteuxpour le responsable que ceuxqui s’attachent à l’intérêt po-sitif. En effet, « l’intérêt néga-tif » s’entend de celui que lavictime aurait eu à ne pass’engager dans le processuscontractuel qui a échoué, tan-dis que l’intérêt positif est ce-lui que la victime aurait eu àvoir le contrat correctementexécuté. En conséquence,l’appréciation du préjudice àréparer en fonction de l’inté-rêt négatif n’inclut que lacompensation des frais expo-sés pour la conclusion etéventuellement pour obtenirla résolution ou l’annulation,mais elle n’inclut pas la pertede la chance de réaliser le pro-fit qui pouvait être attendu ducontrat, alors que cette pertede chance serait prise encompte si on tenait compte de« l’intérêt positif ».

Dans beaucoup de paysétrangers, l’appréciation enfonction de l’intérêt négatifoccupe, depuis assez long-temps déjà, une place impor-tante. En revanche, enFrance, la jurisprudence estrestée, jusqu’à une date touterécente, attachée à l’idée quesi l’échec du contrat est im-putable à la faute de l’un despartenaires, celui-ci doit in-demniser la victime, non seu-lement pour les dépensesqu’elle a engagées en vain,mais aussi pour la perte de lachance de voir le contrats’exécuter et d’en tirer lesprofits qu’elle en attendait(7).

Cependant, par un arrêt trèsremarqué du 26 novembre2003, la chambre commer-ciale de la Cour de cassationsemble avoir abandonné cetteposition en cas de rupturefautive des pourparlers con-

(6) V., par exemple, Cass. civ. 1re,17 février 1993, Bull. civ. I, no 80,Gaz. Pal. 1994. I, p. 82, noteF. Memmi, JCP 1993. II. 22226, noteA. Dorsner-Dolivet, RTD civ. 1993,p. 589 obs. P. Jourdain ; Cass. civ. 1re,20 juillet 1993, Bull. civ. I, no 273 ;9 juillet 1996, Bull. civ. I, no 306.(7) V. les arrêts cités par J. Mestre etB. Fages, RTD civ. 2004, p. 82 et 83,en particulier Cass. civ. 3e, 12 novembre2003, inédit, pourvoi no 02.10.352 ;Cass. com., 4 décembre 1990, inédit,pourvoi no 89.16.338.

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tractuels (8). Elle a en effetjugé que « les circonstancesconstitutives d’une fautecommise dans l’exercice dudroit de rompre des pourpar-lers contractuels ne sont pasla cause du préjudice consis-tant dans la perte d’unechance de réaliser les gainsque permettait d’espérer laconclusion du contrat ». Ellea donc approuvé la Courd’appel de n’avoir pas allouéau demandeur victime de larupture fautive une indem-nité destinée à compensercette perte de chance.

Cette solution sera-t-elle en-térinée par les autres forma-tions de la Cour de cassa-tion ? Restera-t-elle canton-née au cas de la rupture despourparlers contractuels ?Pour l’instant, il est impossi-ble d’apporter de réponse dé-finitive à ces questions. Ce-pendant, ce que l’on peutsupposer, c’est que, si lachambre commerciale s’estinspirée de la position desdroits étrangers qui prati-quent la méthode d’apprécia-tion du préjudice en fonc-tion de l’intérêt négatif, ellel’a fait dans le but d’allégerle coût des indemnisations.Or ce souci pourrait conduireà étendre cette solution dansd’autres hypothèses, notam-

ment en cas d’annulation ducontrat provoquée par lafaute de l’une des partieslorsque la victime joint à l’ac-tion en nullité une action enresponsabilité (9). Enfin, encas de rupture abusive d’uncontrat, la chambre commer-ciale de la Cour de cassationa déjà appliqué le mêmeprincipe en jugeant, le 13 no-vembre 2003, que « le préju-dice constitué par la perted’une chance de conserver lesfonctions est sans lien avecles fautes commises lors dela révocation » (10).

Les conséquences de l’arrêtdu 26 novembre 2003 pour-raient donc être importantess’il marque réellement l’aban-don de l’indemnisation de laperte du profit espéré d’unacte juridique qui n’a pas étéexécuté ou ne l’a été que par-tiellement. Il s’agit là en effetd’un préjudice en toute hy-pothèse aléatoire et qui peutse chiffrer à des sommesconsidérables.

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En conclusion, on constatedonc qu’aujourd’hui tantl’analyse économique dudroit que le droit comparémettent en question les solu-tions et même l’esprit géné-

ral du droit français en ce quiconcerne l’appréciation dupréjudice et l’évaluation desdommages-intérêts.

Ils l’interrogent d’abord sur lebien-fondé de son postulatfondamental, celui de la ré-paration intégrale qui conduità ne prendre en compte quel’équivalence de la répara-tion au dommage, en négli-geant toute autre considéra-tion, notamment la dissua-sion, la prévention et, en finde compte, la viabilité écono-mique du système.

Ils posent également le pro-blème de la place respectivedu droit et du fait en ce quiconcerne l’appréciation dupréjudice et de sa répara-tion. N’est-il pas temps en ef-fet d’introduire plus de droit,donc plus de contrôle de lapart de la Cour de cassationdans ce domaine si essentiel,non seulement pour les per-sonnes directement concer-nées — responsable et vic-time —, mais aussi pour l’in-térêt général qui commanded’assurer une protection cor-recte des victimes, et de veil-ler à ce que le coût des répa-rations ne dépasse pas le seuilà partir duquel il risque dedevenir excessif pour le corpssocial dans son ensemble.

(8) Bull. civ. IV, no 186, RTD civ.2004, p. 80, obs. J. Mestre et B. Fages,D. 2004, p. 86, 9 note A. Dupre-Dallemagne, JCP E. 2004, no 738,obs. Ph. Stoffel-Munck.(9) V. à ce sujet, C. Guelfucci-Thibierge, Nullité, restitutions etresponsabilité, préface J. Ghestin,LGDJ, Bibliothèque de droit privé,T. 218, 1992.(10) JCP E 2004. nos 1-2, pan. 12.

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