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LARCIER ORDRES PROFESSIONNELS ET DROIT DE LA CONCURRENCE — PLAIDOYER POUR UNE ENTENTE CORDIALE Thierry BONTINCK Avocat et Frédéric PUEL Avocat La prestigieuse carrière du Bâtonnier Dal s’inscrit dans une vision moderne de la profession d’avocat. Dans la conviction que les valeurs ordinales peuvent s’adapter à l’évolution du monde sans s’affaiblir. Le rejet de tout conservatisme stérile et d’un corporatisme autodestructeur nourrit ses réflexions sur l’avenir des Ordres et de la profession d’avocat. Le droit européen de la concurrence est l’une des expressions de la modernité que les Ordres professionnels doivent appréhender avec séré- nité, mais vigilance, dès lors que leurs usages et leurs pratiques n’échap- pent pour la plupart pas au respect de ces règles. Un équilibre incertain S’il est acquis que les Ordres sont soumis aux règles de concurrence, la conciliation entre le fonctionnement de ceux-ci et les exigences de ce droit particulier repose encore sur un équilibre précaire et souvent mal perçu. Ces incertitudes résultent de la nature duale des Ordres qui sont identifiés comme des associations d’entreprises, tout en agissant en tant qu’organismes assimilables à une autorité publique et chargés de la régu- lation d’une profession.

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ORDRES PROFESSIONNELS ET DROIT DE LA CONCURRENCE —  PLAIDOYER POUR UNE ENTENTE CORDIALE

Thierry BONTINCK

AvocatetFrédéric PUEL

Avocat

La prestigieuse carrière du Bâtonnier Dal s’inscrit dans une vision moderne de la profession d’avocat. Dans la conviction que les valeurs ordinales peuvent s’adapter à l’évolution du monde sans s’affaiblir. Le rejet de tout conservatisme stérile et d’un corporatisme auto destructeur nourrit ses réflexions sur l’avenir des Ordres et de la profession d’avocat.

Le droit européen de la concurrence est l’une des expressions de la modernité que les Ordres professionnels doivent appréhender avec séré-nité, mais vigilance, dès lors que leurs usages et leurs pratiques n’échap-pent pour la plupart pas au respect de ces règles.

Un équilibre incertain

S’il est acquis que les Ordres sont soumis aux règles de concurrence, la conciliation entre le fonctionnement de ceux- ci et les exigences de ce droit particulier repose encore sur un équilibre précaire et souvent mal perçu. Ces incertitudes résultent de la nature duale des Ordres qui sont identifiés comme des associations d’entreprises, tout en agissant en tant qu’organismes assimilables à une autorité publique et chargés de la régu-lation d’une profession.

Dans son célèbre arrêt Wouters(1), la Cour de justice de l’Union euro-péenne a défini les conditions d’application du droit de la concurrence aux Ordres professionnels tout en en dessinant les limites.

Bien avant cet arrêt fondateur, la jurisprudence européenne avait tranché la question de savoir si les membres d’une profession libé-rale pouvaient être considérés comme des entreprises au sens de l’ar-ticle 101, § 1er, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci- après, article 101, § 1er TFUE)(2). La réponse était affirmative compte tenu de la définition volontairement large de la notion d’entre-prise adoptée par la juridiction européenne qui « comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de fonctionnement »(3). L’activité propre aux membres d’une profession libérale qui consiste à offrir des services de nature intellectuelle est une activité qui relève de cette définition de l’entreprise(4).

Les avocats pouvant individuellement être considérés comme des entreprises, les Ordres d’avocats pouvaient- ils, en conséquence, être qualifiés d’associations d’entreprises au sens de l’article 101, § 1er, TFUE ? C’est en substance la question à laquelle va répondre la Cour de justice de l’Union européenne dans l’arrêt Wouters. Saisie par le Conseil d’État des Pays- Bas de la question préjudicielle de savoir si, dans le contexte de l’interdiction ordinale de la constitution d’une association multidisciplinaire entre des avocats et des experts- comptables, l’Ordre néerlandais des avocats pouvait être considéré comme une association d’entreprises, la Cour va dégager deux hypothèses dans lesquelles les comportements d’un Ordre échappent à l’application des règles de concurrence du Traité.

(1) C.J.U.E., 19 février 2002, Wouters, C- 309/99. Tous les arrêts des juridctions de l’Union européenne cités sont disponibles sur le site de la Cour de justice : www.curia.europa.eu.

(2) Ancien article 85 du Traité CE et ancien article 81 du Traité CE (tels que cités dans les références antérieures à l’entrée en vigueur du TFUE).

(3) C.J.U.E., 23 avril 1991, Höfner, C- 41/90.(4) C.J.U.E., 18 juin 1998, Commission c. Italie, C- 35/96 ; T.U.E., 30 mars 2000,

Consiglio Nazionale degli Spedizionieri Doganali c. Commission, T- 513/93 ; C.J.U.E., 12 septembre 2000, Pavlov, C- 180/98 à C- 184/98. Voy. également sur cette évolution : H. NYSSENS, « Concurrence et ordres professionnels : “les trompettes de Jéricho” sonnent- elles ? », R.D.C., 1999, pp. 475 à 477.

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Les critères de l’arrêt Wouters

Il s’agit d’abord de l’hypothèse dans laquelle un Ordre professionnel « exerce une activité qui, par sa nature, les règles auxquelles elle est sou-mise et son objet, est étrangère à la sphère des échanges économiques(5). La Cour illustre ses propos en invoquant les arrêts Poucet et Pistre où elle conclut que la gestion du service public de la sécurité sociale(6) ne relève pas de l’article 101 TFUE.

La Cour exclut également de l’application des règles de concurrence du Traité une activité ordinale qui se rattache à l’exercice de prérogatives de puissance publique. Elle recourt ici aux enseignements de sa jurisprudence dans les affaires relatives au contrôle et à la police de l’espace aérien(7) et à la surveillance antipollution de l’environnement maritime(8). C’est aussi à cette hypothèse que se rattache la Cour dans son arrêt Arduino(9) rendu le même jour que l’arrêt Wouters. Elle y considère que les barèmes minimal et maximal arrêtés par le conseil de l’Ordre des avocats italiens ont un caractère de réglementation étatique dans la mesure où l’Ordre des avocats intervenait en qualité d’expert pour l’État qui conserve son pouvoir de déci-sion et d’amendement du barème adopté en dernier ressort(10). Lorsqu’il octroie des pouvoirs normatifs à une association professionnelle et qu’il veille à définir les critères d’intérêt général et les principes essentiels aux-quels la réglementation ordinale doit se conformer, ainsi qu’à consacrer son pouvoir de décision en dernier ressort, l’État conserve en réalité le contrôle et les normes qui sont arrêtées par l’association professionnelle qui échappe donc aux règles du Traité applicables aux entreprises(11).

En revanche, la Cour estime que lorsque les réglementations arrêtées par un Ordre sont imputables exclusivement à celui- ci et que le règlement adopté constitue l’expression de la volonté de représenter les membres d’une profession tendant à obtenir de ceux- ci qu’ils adoptent un com-portement déterminé dans le cadre de leur activité économique, l’Ordre peut être considéré comme une association d’entreprises. La Cour consi-dère que certains indices concourent à l’application de l’article 101, § 1er, TFUE à une organisation professionnelle, à savoir, la composition

(5) Point 57 de l’arrêt Wouters.(6) C.J.U.E., 17 février 1993, Poucet et Pistre, C- 159/91 et C- 160/91, points 18 et 19.(7) C.J.U.E., 19 janvier 1994, SAT Fluggesellschaft, C- 364/92, point 30.(8) C.J.U.E., 18 mars 1997, Cali et Figli, C- 343/95, points 22 et 23.(9) C.J.U.E., 19 février 2002, Arduino, affaire C- 35/99.(10) Points 40 et 41 de l’arrêt Arduino.(11) Point 68 de l’arrêt Wouters.

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exclusive de membres de cet Ordre professionnel, la possibilité pour les autorités ordinales d’intervenir dans la désignation de ses membres, l’ab-sence de critère d’intérêt public, ainsi que le fait que le règlement n’est pas étranger à la sphère économique(12).

Le règlement d’un Ordre d’avocats relatif à la collaboration entre les avocats et d’autres professions libérales doit donc être considéré comme une décision susceptible de restreindre la concurrence, mais, et c’est toute l’importance de l’arrêt Wouters, une telle réglementation n’enfreint pas l’article 101, § 1er TFUE, dans la mesure où l’Ordre a pu raisonnable-ment considérer que ladite réglementation, nonobstant les effets restric-tifs de la concurrence qui lui sont inhérents, s’avère nécessaires au bon exercice de la profession d’avocat telle qu’elle est organisée dans l’État membre concerné(13).

Les autorités ordinales ont donc la compétence d’adopter des règles professionnelles et déontologiques potentiellement restrictives de concurrence même lorsqu’elles agissent dans le cadre de leurs activi-tés économiques à condition que ces règles soient justifiées par l’inté-rêt général et proportionnées à l’objectif visé. La protection de la santé publique, l’intérêt des justiciables, la bonne administration de la justice, la sécurité publique, la protection du cadre de vie sont autant de causes susceptibles de justifier une restriction de concurrence dans le respect du principe de proportionnalité.

L’audacieuse règle de raison élaborée par la Cour dans l’arrêt Wouters(14) demeure à ce jour la trame de raisonnement de la Commission européenne et des autorités nationales en la matière.

Intérêt général et proportionnalité

Guidée par cette jurisprudence novatrice, la Commission européenne va proposer dans un rapport sur la concurrence dans le secteur des pro-

(12) Points 64 et 68 de l’arrêt Wouters.(13) Point 107 de l’arrêt Wouters.(14) Pour des commentaires approfondis de l’arrêt Wouters : L. DEFALQUE,

« L’application des règles de concurrence aux réglementations des Ordres professionnels », J.T., 2002, p. 457 ; P. DE BANDT, S. BREDAEL, L. MISSON, « Droit de la concurrence et exercice de pouvoirs réglementaires par les Ordres professionnels : quelques réfl exions et une tentative de synthèse au vu de l’arrêt de la Cour de cassation du 25 septembre 2003 et de la jurisprudence récente de la Cour de justice », R.D.C., 2004, p. 22 ; L. IDOT, « Avocats et droit de la concurrence, la rencontre a eu lieu », Europe, mai 2002, p. 5.

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fessions libérales(15) une approche nuancée de la question. Elle estime qu’il peut être nécessaire de réglementer les services des professions libérales essentiellement pour trois raisons.

La première raison repose sur la notion d’asymétrie d’information entre les consommateurs et les prestataires de service. L’activité dévelop-pée par des professions libérales implique des compétences techniques et intellectuelles élevées que les consommateurs ne sont pas à même d’évaluer comme ils peuvent le faire librement pour d’autres biens de consommation ou d’autres services. L’existence d’une réglementation va permettre de réduire cette asymétrie.

La deuxième raison repose sur le fait que la prestation d’un service dans le cadre d’une profession libérale peut avoir des effets sur les tiers, et pas seulement sur la personne bénéficiaire du service (action en jus-tice, construction d’un immeuble, diagnostic de maladie contagieuse…). Une action de régulation est nécessaire dans la mesure où les prestataires et les acheteurs pourraient ne pas prendre suffisamment en compte ces effets externes.

Enfin, troisième raison, les services prestés par les membres de pro-fessions libérales peuvent être considérés comme des biens publics pré-sentant une valeur pour l’ensemble de la société. Ce serait le cas, par exemple, pour une bonne administration de la justice ou le développe-ment d’un environnement urbain de qualité. Il est impératif qu’une régle-mentation vienne assurer le contrôle de ces biens publics.

Il ne faut toutefois pas se méprendre, la Commission reste dans une logique de dérégulation vis- à- vis des Ordres professionnels. Elle ne manque pas de rappeler que le secteur des professions libérales « se caractérise par un niveau élevé de réglementations et qu’il s’agit sou-vent d’un mélange de législations nationales, d’autoréglementation et de coutumes et pratiques ayant évolué au fil des années »(16). Elle souligne que les règles régissant les professions libérales peuvent « empêcher les professionnels de travailler de manière efficace par rapport au coût, de réduire les prix, d’améliorer la qualité ou d’innover »(17). La Commission reste attentive et invite les autorités nationales à l’être tout autant. Dans un rapport récent relatif à la France, mais qui est de nature à s’adresser

(15) Communication de la Commission, « Rapport sur la concurrence dans le secteur des professions libérales », février 2004, COM(2004) 83, fi nal, points 24-28.

(16) Communication de la Commission, « Rapport sur la concurrence dans le secteur des professions libérales », op. cit., point 2.

(17) Ibidem, point 7.

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aux autres États membres, elle estime que dans de nombreuses profes-sions libérales « aucune réforme horizontale n’a été engagée pour élimi-ner les restrictions injustifiées dans les secteurs et professions réglemen-tées » et que « les restrictions excessives dans ces secteurs pèsent sur la concurrence et tentent à faire grimper les prix »(18).

L’actualité des autorités de concurrence atteste de ce que les Ordres professionnels sont à la croisée des chemins. Il leur appartient de passer au filtre du droit de la concurrence leurs réglementations, leurs pratiques et leurs comportements afin de supprimer les restrictions excessives de nature économique tout en maintenant celles qui se justifient dans la poursuite de leur mission d’intérêt général. Cet arbitrage peut s’avérer délicat. Dans de nombreux cas, la marge de manœuvre reste floue, mais les risques importants au vu de la sévérité des sanctions prononcées par les autorités de la concurrence et des enjeux qu’impliquent pour les Ordres le maintien de leurs compétences d’autorégulation.

Ces dernières années, quatre domaines d’intervention des Ordres ont retenu l’attention des autorités de concurrence : la fixation des hono-raires, les règles en matière de communication commerciale, le pouvoir disciplinaire et la formation professionnelle.

La fi xation des honoraires

Les interventions des autorités de concurrence en matière de fixation des honoraires constituent sans doute l’illustration la plus claire, et la moins contestée, de l’application du droit de la concurrence aux acti-vités des Ordres. Ces interventions peuvent revêtir différentes formes : l’adoption de barèmes, la fixation d’un prix minimum ou d’un prix maxi-mum, l’édiction d’une charte de prix…

Les architectes français, anglais et belges ont vu leur barème d’hono-raires condamnés par les autorités compétentes. Ainsi, en Belgique, la Commission européenne a condamné un système de barèmes, compor-tant des honoraires minimums, prévoyant que les honoraires des archi-tectes étaient calculés en pourcentage de la valeur des travaux réalisés, par catégorie d’ouvrages et par tranche de dépenses. La Commission a

(18) Voy. recommandation du Conseil du 9 juillet 2013 concernant le programme national de réforme de la France pour 2013 et portant avis du Conseil sur le programme de stabilité de la France pour la période 2012-2017, J.O. du 30 juillet 2013, p. 27, 2013/C 217/08, adoptée sur la base de la recommandation de la Commission du 29 avril 2013, COM(2013) 360 fi nal.

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considéré qu’« un barème d’honoraires minima est une décision d’une association d’entreprises qui est susceptible d’affecter le commerce entre États membres et qui a pour objet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché commun »(19). La Commission condamne le barème établi en considérant qu’il tend à coor-donner les politiques de prix des architectes et qu’il n’est pas nécessaire pour le bon exercice de la profession. Elle souligne que les honoraires doivent refléter les compétences, l’efficacité des architectes et les coûts supportés. En conséquence, les honoraires doivent être fixés librement entre l’architecte et son client, et de manière indépendante des concur-rents. La Commission européenne exclut l’application de l’exception Wouters dans ce cas.

Préalablement, en France, l’Autorité de la concurrence a condamné une pratique similaire du Conseil national des architectes qui consistait à établir et diffuser auprès de ses membres un tableau indicatif des taux usuels de rémunération de la prestation d’architecte. L’autorité française a rappelé à cette occasion que « l’élaboration et la diffusion à l’initiative d’une organisation professionnelle d’un document destiné à l’ensemble de ses adhérents constituent une action concertée »(20). Elle considère que ledit tableau constitue un cadre de références susceptibles d’empêcher l’architecte de se fonder sur ses propres coûts dans l’établissement de ses honoraires. L’autorité en conclut que « l’élaboration et la diffusion d’un tel document a pour objet de restreindre le jeu de la concurrence »(21).

Des décisions similaires ont été rendues au Royaume- Uni, l’Office of Fair Trading considérant que des orientations diffusées par l’Institut royal des architectes britanniques (RIBA) relatives aux honoraires étaient de nature à favoriser la collusion. En revanche, dans cette même affaire, l’Office of Fair Trading a validé des orientations diffusées par l’Institut des architectes fondées sur des informations historiques et sur la com-pilation des tendances de prix, qui ne fournissent pas d’information sur les prix de l’année en cours(22). Cette position est également partagée par l’Autorité française de concurrence qui précise, dans un avis rendu en

(19) Décision de la Commission européenne, 24 juin 2004, Ordre des architectes belges, COMP/A.38549, J.O.U.E. L 004 du 6 janvier 2005, pp. 0010-0011.

(20) Autorité de la concurrence (F), 10 juin 1997, décision relative à des pratiques mises en œuvre par le Conseil national de l’Ordre des architectes, no 97- D- 45 (toutes les décisions de l’autorité française sont disponibles sur leur site : www.autoritedelaconcurrence.fr).

(21) Ibidem.(22) OFB/Royal Institute of British Architects, 14 mars 2003 publiée sur le site de

l’OFB : www.oft.gov.uk/business/legal+powers/ca98+publications.htm.

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matière agricole, qu’il « est uniquement admis qu’un organisme profes-sionnel puisse diffuser des informations en matière de coûts ou de prix sous forme de mercuriales ou d’indices, c’est- à- dire de données passées, anonymes et suffisamment agrégées pour exclure l’identification d’un opérateur »(23). Elle ajoute par ailleurs que la mercuriale doit se borner « à publier des prix constatés pendant une période passée déterminée et établis par des méthodes scientifiques »(24).

Pour ce qui concerne la fixation d’honoraires minimums, la position de la Commission européenne n’est guère plus flexible que celle des ses homologues nationaux. Elle considère que « les prix minimums sont vraisemblablement les instruments les plus néfastes pour la concurrence, dans la mesure où ils suppriment ou réduisent fortement les avantages que le marché concurrentiel présente pour les consommateurs »(25).

Le 11 juin 2013, l’Autorité française a eu à connaître de la licéité d’une charte de prix mise en place pour organiser l’intervention de vété-rinaires sur les animaux recueillis par la Société protectrice des animaux (S.P.A.) de Strasbourg. Elle prévoyait l’application d’une grille tari-faire unique pour les soins vétérinaires. En vertu de cette charte, les prix étaient identiques quel que soit le vétérinaire instrumentant. L’autorité de la concurrence a condamné l’objet anticoncurrentiel de l’entente entre les vétérinaires, dans la mesure où elle faisait « obstacle à toute compé-tition par des prix entre les vétérinaires adhérents dans leur relation avec la S.P.A. de Strasbourg »(26).

Les juridictions européennes sont sur la même ligne. Dans un arrêt récent du 18 juillet 2013 rendu sur question préjudicielle, la Cour de jus-tice a jugé que des règles déontologiques prévoyant comme critères de fixation des honoraires « outre la qualité et l’importance de la prestation de service, la dignité de la profession, constituent une décision d’asso-ciation d’entreprises au sens de l’article 101, § 1er, TFUE qui peut avoir

(23) Avis de l’Autorité de la concurrence (F) no 11- A- 14 du 26 septembre 2011 relatif au secteur viticole (vins de la région de Bergerac).

(24) Avis de l’Autorité de la concurrence (F) no 03- A- 09 du 6 juin 2003 relatif à un indice d’évolution du coût de la réparation automobile reprenant la décision du Conseil de la concurrence no 99- D- 08 du 2 février 1999 relative à des pratiques mises en œuvre par l’Académie d’architecture dans le secteur du bâtiment et des travaux publics.

(25) Communication de la Commission, « Rapport sur la concurrence dans le secteur des professions libérales », op. cit., point 31.

(26) Autorité de la concurrence (F), 11 juin 2013, décision relative à des pratiques mises en œuvre dans le cadre des relations entre des vétérinaires et la Société protectrice des animaux (S.P.A.) en région Alsace, no 13- D- 14.

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pour effet de restreindre le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur »(27).

Le constat est clair. La Commission européenne et les autorités natio-nales font peu de concessions en matière de fixation des honoraires par les Ordres. Ces fixations sont qualifiées d’ententes constitutives d’une restriction de concurrence par objet et ne peuvent rentrer dans l’excep-tion de l’arrêt Wouters. La fixation d’un prix n’est jamais une mesure susceptible de favoriser l’intérêt général ou la protection du consomma-teur ou du patient(28). Seuls sont acceptés, voire même encouragés, les comportements qui consistent, comme dans la décision de l’Office of Fair Trading et les avis de l’Autorité de la concurrence française, à recueillir et à publier des informations historiques sur les prix à partir d’enquêtes réalisées par des entités indépendantes telles que des organisations de consommateurs ou autres associations. Ces saines pratiques qui guident tant les prestataires de services que leurs clients rencontrent ainsi l’un des objectifs de la Commission, qui consiste à autoriser la réglementation des services de professions libérales dans le but de réduire l’asymétrie d’in-formation présente sur le marché.

Les communications commerciales

Les restrictions dans les communications commerciales imposées par les Ordres ont fait l’objet elles aussi de différentes prises de position des autorités.

Dans une affaire qui concernait une interdiction de réaliser de la publicité comparative édictée par l’Institut des mandataires agréés par l’Office européen des brevets(29), le Tribunal de l’Union européenne a jugé qu’une interdiction pure et simple de la publicité comparative est soumise à l’article 101, § 1er, TFUE. L’Institut justifiait ses réglementa-tions en estimant que l’interdiction reposait, d’une part, sur les obliga-tions de dignité et de courtoisie qui devaient régner dans l’exercice d’une profession libérale, d’autre part, sur la nécessité d’assurer le respect de

(27) C.J.U.E., 18 juillet 2013, Consiglio nazionale dei geologi et Autorità garante della concorrenza e del mercato, C- 136/12, point 57.

(28) Pour d’autres exemples en matière de réglementation des prix : Autorité de la concurrence (F), 15 janvier 2001, décision relative à des pratiques en matière d’honoraires mises en œuvre par l’Ordre des avocats au barreau de Nice, no 00- D- 52 ; Paris, 1re ch., section H, 10 novembre 1998, B.O.C.C.R.F., no 22, p. 707.

(29) T.U.E., 28 mars 2001, Institut des mandataires agréés c. Commission, T- 144/99.

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l’éthique. Le Tribunal a estimé « qu’il ne peut être admis que des règles organisant l’exercice d’une profession, par le seul fait qu’elles soient qualifiées de “déontologiques” par les organismes compétents, échappe-raient par principe au champ d’application de l’article 81 du Traité »(30).

Le Tribunal rappelle que « la publicité est un élément important de la situation concurrentielle sur un marché donné, en ce qu’elle permet de mieux appréhender les mérites de chacun des opérateurs, la qualité de leurs prestations et leurs coûts »(31). Il ajoute que « l’interdiction pure et simple de la publicité comparative limite les possibilités des mandataires plus efficaces de développer leurs services. Cela a notamment pour effet de cristalliser la clientèle de chaque mandataire à l’intérieur d’un marché national »(32). Le Tribunal en conclut aux effets favorables de la publicité pour la concurrence.

L’article 24 de la directive 2006/123/CE relative aux services dans le marché intérieur prévoit que :

« 1. Les États membres suppriment toutes les interdictions totales visant les communications commerciales des professions réglementées.

2. Les États membres veillent à ce que les communications commer-ciales faites par des professions réglementées respectent les règles pro-fessionnelles, conformes au droit communautaire, qui vise notamment l’indépendance, la dignité et l’intégrité de la profession, ainsi que le secret professionnel, en fonction de la spécificité de chaque profession. Les règles professionnelles en matière de communication commerciale doivent être non discriminatoires, justifiées par une raison impérieuse d’intérêt général et proportionnées ».

La directive Services transposée dans l’ensemble des États membres s’applique à la majorité des professions libérales, à l’exception des pro-fessions de santé. Elle libéralise très largement la communication com-merciale sous toutes ses formes, que l’on parle de publicité, de publicité comparative ou de démarchage. Ce texte qui concerne la matière de libre prestation des services reprend en quelque sorte en son article 24.2 la règle de raison édictée par l’arrêt Wouters en matière de concurrence, elle- même inspirée de la jurisprudence Cassis de Dijon en matière de libre circulation des marchandises(33).

(30) Point 64 de l’arrêt Institut des mandataires.(31) Point 72 de l’arrêt Institut des mandataires.(32) Point 74 de l’arrêt Institut des mandataires.(33) Voy. en ce sens L. DEFALQUE, « L’application des règles de concurrence aux

réglementations des Ordres professionnels », J.T., op. cit., no 15.

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La communication commerciale, dont la publicité, la publicité compa-rative et le démarchage ne constituent que des variantes, ne saurait souf-frir d’interdiction générale. La Cour de justice l’a confirmé en 2011 pour le démarchage, en l’espèce, pratiqué par des experts- comptables fran-çais(34). Les restrictions doivent être strictement proportionnées à l’ob-jectif d’intérêt général poursuivi sur pied de l’article 24.2 de la directive Services en matière de libre prestation des services et sur pied de la règle prétorienne de l’arrêt Wouters en droit de la concurrence.

Précisons à cet égard que si les articles 24.1 et 24.2 de la directive Services ne s’appliquent pas pour les professions de santé, tel n’est pas le cas de la règle de raison de l’arrêt Wouters en matière de concurrence. Toutes restrictions de publicité édictées par un Ordre dans le secteur de la santé se doivent d’être proportionnées aux objectifs de santé publique qui conduisent à leur adoption.

Ainsi en Belgique, le Conseil de la concurrence s’est prononcé sur la légalité de la prohibition de la publicité et des ristournes par l’Ordre des pharmaciens belges(35). Selon l’autorité belge, la possibilité de faire de la publicité est un élément essentiel de concurrence. Cet élément est d’autant plus essentiel pour les pharmaciens, puisque le marché des médicaments est encore, du moins partiellement, fortement réglementé et que les entraves sont toujours existantes et empêchent ainsi le phar-macien de déterminer librement son prix de revente. Le Conseil est donc d’avis, compte tenu des caractéristiques spécifiques de l’organisation de la profession de pharmacien, que le simple fait de prohiber purement et simplement la publicité dans les marchés pertinents et, est à considérer comme une restriction grave ayant pour objet de restreindre la concur-rence.

Si le maintien d’interdictions générales de toutes formes de communi-cations commerciales par des autorités ordinales est exclu, il ne faut pas en déduire pour autant que ces professions seront forcément livrées à l’avenir à une publicité sauvage et anarchique. Les réglementations ordinales, à condition qu’elles soient proportionnées à l’objectif d’intérêt général pour-suivi, pourront veiller à limiter ou encadrer certaines formes de publicité inadéquates pour une profession particulière. Un Ordre d’avocats pourra, par exemple, veiller à ce que le démarchage accompli par un avocat ne

(34) Voy. en ce sens C.J.U.E., 5 avril 2011, Société fi duciaire nationale d’expertises comptables, C- 119/09.

(35) Conseil de la concurrence, 26 octobre 2007, Ordre des pharmaciens, no 2007- I/0-27.

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soit pas contraire aux règles déontologiques essentielles que sont les obli-gations de loyauté, de dignité et de délicatesse. Un Ordre pourra interdire la communication commerciale qui consiste à tenir des propos inexacts ou invérifiables, à proposer des services à des personnes en état de faiblesse, par exemple accidentées ou malades, à promettre un meilleur résultat dans une procédure que celui atteint jusqu’ici par l’avocat chargé du dossier. En vertu du principe de proportionnalité, plus l’intérêt général est suscep-tible d’être menacé, plus l’intervention de l’autorité ordinale sera appré-ciée. Cette réflexion rejoint à nouveau les trois raisons évoquées par la Commission pour justifier une réglementation ordinale : l’asymétrie d’in-formation (une publicité trompera plus facilement un consommateur peu informé de la teneur de la prestation offerte par une profession libérale que dans un autre cadre), les effets qu’une publicité pour une profession libérale peuvent avoir sur les tiers, la nature même du service presté par les membres d’une profession libérale qui impose un certain contrôle.

La formation permanente

Les réglementations relatives à la formation permanente des membres d’un Ordre doivent, a priori, être considérées comme une activité étran-gère à la sphère des échanges économiques(36) qui échappent à l’applica-tion de l’article 101 TFUE. La Cour de justice s’est toutefois prononcée le 28 février 2013(37) sur question préjudicielle quant à la légalité d’un règlement professionnel de l’Ordre des experts- comptables portugais qui imposait à ses membres un système de formation obligatoire exclusive-ment dispensé par l’Ordre ou par un organisme homologué.

L’autorité de concurrence portugaise a infligé une amende à cet Ordre estimant que le règlement avait causé une distorsion de concurrence sur le marché de la formation obligatoire des experts- comptables sur l’en-semble du territoire national. C’est dans ce cadre que la Cour de justice a été saisie d’une question préjudicielle portant sur l’étendue des préroga-tives des Ordres en matière de formation. Elle a répondu qu’un règlement adopté par un Ordre professionnel qui impose un système de formation obligatoire destiné à ses membres ne peut pas soustraire du champ d’ap-plication du droit européen de la concurrence les normes arrêtées par cet Ordre, pour autant que celles- ci soient imputables à ce dernier. Un règle-

(36) Voy. en ce sens : L. DEFALQUE, « L’application des règles de concurrence aux réglementations des Ordres professionnels », J.T., op. cit., no 19.

(37) C.J.U.E., 28 février 201,3 Ordem dos Technicos Ofi ciais de Contas, C- 1/12.

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ment adopté par un Ordre professionnel mettant en place un système de formation obligatoire constitue une restriction de concurrence interdite par le droit de l’Union pour autant qu’il élimine la concurrence sur une partie substantielle du marché pertinent, au bénéfice de l’Ordre, et qu’il impose, sur l’autre partie de ce marché, des conditions discriminatoires au détriment des concurrents de l’Ordre(38).

Il ne faut pas voir dans cette jurisprudence le début d’une remise en cause des obligations de formations permanentes imposées par les Ordres professionnels. L’autorité de concurrence portugaise, comme la Cour de justice, ne conteste guère l’imposition d’exigences de forma-tions permanentes. Elles estiment par contre que dans la désignation des organismes de formation extérieurs amenés à dispenser des formations permanentes, un Ordre doit se montrer objectif et « prévoir un système de contrôle organisé sur la base de critères clairement définis, transpa-rents, non discriminatoires, contrôlables et susceptibles de garantir aux organismes de formation un égal accès au marché en cause »(39).

Le raisonnement tenu par la cour d’appel de Bruxelles dans son arrêt du 4 mai 2004(40) saisie d’un recours relatif au règlement de l’Ordre national des avocats sur la formation obligatoire des stagiaires reste d’actualité. La cour de Bruxelles y estime que les objectifs du règlement de l’Ordre national sont liés à la nécessité de concevoir des règles d’organisation, de déontologie, et surtout de qualification des avocats, qui procurent la nécessaire garantie de qualité d’expérience aux justiciables.

Les Ordres doivent par contre se montrer transparents dans les critères d’homologation qu’ils fixent, et veiller à ce que les dispenses d’homolo-gation qui seraient accordées se justifient pleinement(41). En pratique, les Ordres veilleront surtout en la matière à faire preuve de prudence lorsqu’ils refusent une homologation. Un tel refus se devra d’être motivé avec préci-sion essentiellement sur le défaut de qualité de la formation écartée.

La discipline

Les réglementations des Ordres relatives à l’organisation disciplinaire sont étrangères à la sphère économique. Ce constat évident ne saurait

(38) Point 108 de l’arrêt Ordem dos Technicos Ofi ciais de Contas.(39) Point 99 de l’arrêt Ordem dos Technicos Ofi ciais de Contas.(40) Bruxelles, 4 mai 2004, J.L.M.B., 2004, p. 922.(41) Voy. sur cet arrêt Ph. HALLET et J. WILDEMEERSCH, « La formation continue serait-

elle un enjeu économique ? », J.L.M.B., 2013/13, pp. 756 et s.

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être remis en cause, à condition bien sûr que les Ordres professionnels s’abstiennent d’utiliser leur pouvoir disciplinaire comme un moyen de pression pour obtenir de leurs membres l’adoption d’un comportement anticoncurrentiel.

Dans une décision du 12 février 2009, l’Autorité française de la concurrence a sanctionné le conseil de l’Ordre des chirurgiens- dentistes pour avoir écarté un partenariat avec une société de services spécialisés intervenant pour des compagnies d’assurance et des mutuelles (la société Santéclaire).

Le conseil national de l’Ordre des chirurgiens- dentistes avait mené une campagne de boycott à l’encontre de la société Santéclaire et avait menacé de sanctions disciplinaires les chirurgiens- dentistes qui étaient engagés avec elle. L’Autorité rappelle que : « les pratiques de boycott ont, par nature, un objet anticoncurrentiel ». Elle souligne ensuite que ces pratiques « sont en l’espèce d’autant plus graves qu’elles émanent d’instances qui ont l’autorité morale attachée à l’Ordre professionnel qu’elles représentent pour inciter les membres à évincer effectivement un prestataire de service »(42).

De son côté, la Commission européenne, dans sa décision du 8 décembre 2010 relative à l’Ordre des pharmaciens de France(43), estime que les activités disciplinaires d’un Ordre professionnel ne peuvent en soi constituer une pratique anticoncurrentielle, mais qu’elles peuvent contribuer à renforcer les effets anticoncurrentiels des décisions de cet Ordre. En l’espèce, la Commission reprochait à l’Ordre des pharmaciens de poursuivre disciplinairement des membres biologistes qui ne respec-taient pas des obligations fixées par l’Ordre, obligations jugées exorbi-tantes et restrictives de concurrence par la Commission.

Si les prérogatives disciplinaires d’un Ordre ne peuvent être considé-rées comme attachées à la sphère des échanges économiques, il ressort de ces décisions que l’utilisation de ces compétences disciplinaires aux fins d’imposer des comportements restrictifs de concurrence est sévère-ment sanctionnée.

(42) Autorité de la concurrence (F), 12 février 2007, décision relative à une saisie de la société Santéclaire à l’encontre de pratiques mises en œuvre sur le marché de l’assurance complémentaire santé, no 09- D- 07, notamment les points 138 et 153.

(43) Décision de la Commission européenne, 8 décembre 2010, Ordre des pharmaciens de France, COMP/39.510, J.O.U.E., 24 mars 2011, no C92, p. 16. Cette décision fait l’objet d’un recours pendant devant le Tribunal de l’Union européenne.

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Une immense responsabilité et un outil majeur : la confi ance

Peut- on, au terme de cette analyse, isoler un critère précis et infaillible qui permettrait à un Ordre professionnel d’évaluer l’adéquation d’un comportement aux règles de la concurrence ? La réponse est assurément négative, mais l’évolution exponentielle de la jurisprudence depuis une quinzaine d’années permet d’y voir plus clair.

Plus de dix ans après l’arrêt Wouters, ses enseignements restent d’ac-tualité. Le droit de la concurrence ne s’applique pas lorsqu’un Ordre exerce des prérogatives typiques de puissance publique et lorsque l’État conserve son pouvoir de décision en dernier ressort.

S’il agit en qualité d’association d’entreprises dans la sphère des échanges économiques, les réglementations dont l’objectif est de préser-ver l’intérêt général sont considérées comme échappant aux interdictions de l’article 101, § 1er TFUE. Des questions qui touchent à l’indépendance d’une profession, à la qualité des prestations rendues, à la protection de la santé publique, au respect du secret professionnel, à la sécurité publique, au devoir d’éviter des conflits d’intérêts, à la bonne administration de la justice seront considérées comme acceptables à condition qu’elles soient proportionnelles à l’objectif poursuivi(44). En revanche, les décisions qui, sous couvert d’intérêt général, visent en réalité la défense d’intérêts cor-poratistes sont par avance condamnées. C’est le cas des barèmes d’ho-noraires, des décisions de boycott(45), des interdictions générales de la

(44) Voy. pour d’autres exemples que déjà cités : l’arrêt de la Cour de cassation de Belgique du 25 septembre 2003 qui fait une application identique à l’arrêt Wouters à un règlement de l’Orde van Vlaamse Balies qui interdirait toute forme de collaboration entre les avocats et d’autres professions pour toutefois considérer que dans le cas d’espèce les effets restrictifs de l’interdiction, qui visait toutes formes de collaboration, étaient excessifs (Cass., 25 septembre 2003, R.D.C., 2004, p. 55) ou encore l’avis de l’Autorité française de concurrence sur le monopole de contreseing d’avocat des actes sous seing privé en droit français (Autorité de la concurrence, 27 mai 2010, avis relatif à l’introduction du contreseing d’avocat des actes sous seing privé, no 10- A- 10).

(45) Voy. la décision de l’Autorité française relative aux chirurgiens- dentistes du 12 janvier 2009 invoquée ci- avant. Voy. aussi une décision de l’Autorité française de la concurrence du 20 juillet 2005 relative au boycott d’un prothésiste dentaire par l’Ordre des chirurgiens- dentistes (Autorité de la concurrence (F), 20 juillet 2005, décision relative à des pratiques mises en œuvre par le conseil départemental de l’Ordre national des chirurgiens- dentistes du Puy- de- Dôme et le conseil national de l’Ordre des chirurgiens- dentistes, no 05- D- 43) et la décision de la même Autorité du 22 février 2002 concernant les géomètres- experts (Autorité de la concurrence (F), 28 février 2002, décision relative

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publicité et du démarchage ou de la protection de certains centres de formation par rapport à d’autres.

Les notions de confraternité ou de courtoisie, encore trop souvent utilisées pour justifier des décisions ordinales, doivent être bannies des attitudes des Ordres en la matière. Ces nobles vertus ne trouvent à s’ap-pliquer que dans des rapports entre membres d’une profession en dehors de la sphère des échanges économiques, sans que cela ne puisse avoir de conséquence pour le client ou pour les tiers. Les meilleures déonto-logues n’ont-ils pas eux-même toujours enseigné que l’intérêt du client constituait la limite de la confraternité(46) ? L’approche des autorités de concurrence n’est guère différente.

Plutôt que de préférer des justifications au cas par cas, souvent floues et imprécises, les Ordres veilleront à adopter des codes de conduite pré-cis, transparents et à la disposition de tous. La directive Services dont il fut déjà question ici l’expose clairement : « les États membres encoura-gent l’élaboration de codes de conduite au niveau communautaire, en particulier par des Ordres, organismes ou associations professionnelles. Ces codes de conduite devraient inclure, en fonction des spécificités de chaque profession, les modalités de communications commerciales rela-tives aux professions réglementées, ainsi que les règles déontologiques des professions réglementées visant à garantir notamment l’indépen-dance, l’impartialité et le secret professionnel »(47). Cette recomman-dation doit être retenue aussi en matière de concurrence dans tous les domaines de compétences des Ordres professionnels.

Les comportements ordinaux anticoncurrentiels sont lourdement sanctionnés, mais constituent surtout des risques pour l’ensemble des Ordres professionnels de voir, pour ces raisons, raboter leurs compé-tences d’autorégulation.

La responsabilité des Ordres à cet égard est immense.Ils doivent s’intéresser au droit de la concurrence avant que le droit

de la concurrence ne s’intéresse trop à eux. Leurs représentants doivent être formés à cette matière et des programmes de conformité être adoptés au sein de chaque Ordre. Ces programmes sont des outils qui permet-

à la situation de la concurrence dans le secteur d’activité des géomètres- experts et des géomètres- topographes, no 02- D- 14).

(46) A. NYSSENS, Introduction à la vie du barreau, 7e éd., par A. BRAUN et F. BRUYNS, barreau de Bruxelles, 2010, p. 11.

(47) Considérant no 114 de la directive 2006/123/CE du Parlement européen et Conseil relative aux services dans le marché intérieur, 12 décembre 2006.

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tent aux Ordres de mettre toutes leurs chances de leur côté pour éviter des infractions. Ils reposent non seulement sur des mesures destinées à créer des réflexes de respect des règles, mais aussi sur des mécanismes d’alertes, d’audit et de responsabilisation. La Commission européenne et l’Autorité française de la concurrence proposent à cet égard des orienta-tions pour assurer le bon respect des règles de concurrence.

C’est ainsi que dans une décision du 28 février 2013 relative aux pra-tiques mises en œuvre dans le marché de la télétransmission de données fiscales et comptables, l’Autorité française de la concurrence(48), repre-nant les orientations présentées dans son document- cadre(49), a enjoint au conseil supérieur de l’Ordre des experts- comptables de se conformer à un certain nombre d’engagements pris, parmi lesquels celui de mettre en œuvre un programme de conformité comprenant :

— une prise de position de l’Ordre, via une délibération, en faveur du programme de conformité ;

— la désignation d’un délégué à la concurrence chargé de mettre en œuvre le programme de conformité ;

— les mesures effectives et régulières d’information, de formation et de sensibilisation comportant notamment l’organisation de ces champs obligatoires de formation ;

— un dispositif effectif de suivi.Les Ordres doivent être à même de revoir leurs règles de bonne pra-

tique, de les écrire, ou de les réécrire.Ils doivent tout autant saisir la perche que leur tendent les autorités de

la concurrence tant au niveau européen que national au travers des nom-breuses consultations publiques lancées par ces autorités sur des sujets les intéressant. La coopération avec les autorités de concurrence permet-tra aux Ordres de faire comprendre leurs spécificités et les nécessités de préserver certaines réglementations.

Le marché des services tel qu’ils sont prestés par les membres des Ordres professionnels est un marché où la confiance est primordiale. Les Ordres ont un rôle significatif à jouer sur ce terrain. Ils apportent de la confiance, des garanties aux clients en résolvant le problème d’asymétrie de l’information qui rend plus délicate pour un consommateur la recherche d’un service de

(48) Autorité de la concurrence (F), 28 février 2013, décision relative à des pratiques mises en œuvre dans le marché de la télétransmission de données fi scales et comptables sous format EDI à l’administration fi scale, no 13- D- 06.

(49) Document- cadre du 10 février 2012 sur les programmes de conformité aux règles de concurrence, disponible sur le site de l’Autorité française.

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qualité auprès d’un avocat ou d’un pharmacien que pour l’achat d’un pro-duit de consommation quotidienne. L’enjeu aujourd’hui est de convaincre les autorités de concurrence que les Ordres ont, entre autres, la fonction économique de produire et de maintenir dans le temps cette confiance qui passe par une réglementation soucieuse de la protection de l’intérêt général.

Cette approche légitime le maintien des valeurs déontologiques des Ordres professionnels et leur inscription dans la modernité. Ces valeurs ont une nécessité au sein même du marché, tant pour les prestataires que pour leurs clients.

Les règles de concurrence et de déontologie ne sont pas incompatibles. Elles balisent chacune à leur niveau l’exercice de ces professions parti-culières, permettant ainsi au marché de rester sur les rails. Aux Ordres de ne pas se contenter de regarder passer le train qui y circule(50).

(50) Cette conclusion nous est inspirée par la réfl exion de Koen Geens : « De gedachte dat zuivere deontologische regels strijdig zouden zijn met het mededingingsrecht is daarentegen een contradiction in terminis. Zij zijn er immers beide, deontologie en mededingingsrecht, elk op zijn manier, om de randvoorwaarden te creëren die een falende markt in goede banen kunnen leiden. Vrij beroep en mededinging : deontologie is een remedie tegen, tucht dikwijls een gevolg van marktfallen », T.P.R., 2004, p. 295.

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