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DOGGY DANS GRAVEL LES BÂTISSEURS D’EMPIRE OU LE SCHMÜRZ LA FEMME LA PLUS DANGEREUSE DU QUÉBEC ANTIOCHE L’ILIADE LES AVENTURES DE LAGARDÈRE THÉÂTRE DENISE-PELLETIER CAHIER 99 AUTOMNE 2017

THÉÂTRE DENISE-PELLETIER

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Page 1: THÉÂTRE DENISE-PELLETIER

D O G G Y D A N S G R AV E L

L E S B ÂT I S S E U R S D ’ E M P I R E O U L E S C H M Ü R Z

L A F E M M E L A P L U S D A N G E R E U S E D U Q U É B E C

A N T I O C H E

L ’ I L I A D E

L E S AV E N T U R E S D E L A G A R D È R E

THÉÂTRE DENISE-PELLETIER

CAHIER 99 AUTOMNE 2017

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lesbâtisseursd’empire

ou le sChmürz

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S A L L E D E N I S E - P E L L E T I E R D U 2 7 S E P T E M B R E

A U 2 1 O C T O B R E 2 0 1 7

TEXTE

BORIS VIANMISE EN SCÈNE

MICHEL-MAXIME LEGAULT

PRODUCTION THÉÂTRE DENISE-PELLETIER

« UN HOMME DIGNE DE CE NOM NE FUIT JAMAIS, FUIR C’EST BON POUR LES ROBINETS. » — LE PÈRE

Ami secret, confident, animal de compagnie, victime, prisonnier, bourreau, conscience, fantôme, mais qui est donc ce Schmürz ? La vie pourrait être si simple sans lui, sans cette chose qu’on voudrait bien ignorer. Et comment s’en débarrasser ?

Déglingue redoutable à l’humour atypique, Les Bâtisseurs d’empire, pièce écrite en 1957, trace en caractère oblique le portrait d’une famille bourgeoise, microcosme d’une société en recherche de règles claires. Si les faux-semblants du père comme de la mère attisent la révolte de leur adolescente Zénobie, tous cependant, incluant leur servante, participent malgré tout à cette recréation d’un monde systémique où le jeu des rôles est loi. Mais le logement se fait de plus en plus petit, la famille s’évapore et le Schmürz est toujours là.

Cette pièce majeure de son œuvre fascine par la limpidité de son absurdité. Éminemment intime, ce texte à la fois drôle et anxiogène questionne l’espèce humaine, ses peurs, sa moralité. L’auteur de L’Écume des jours et brillant jazzman crée ici un suspense revanchard qui s’amuse à se demander s’il faut sacrifier l’autre pour bâtir son propre empire.

Le metteur en scène Michel-Maxime Legault plonge avec sa manière précise et son ton narquois dans cette dispute entre l’engagement et le détachement.

AVEC OLIVIER AUBIN, JOSÉE DESCHÊNES, MARIE-PIER LABRECQUE, GABRIEL SABOURIN,

SASHA SAMAR ET MARIE-ÈVE TRUDEL

SCÉNOGRAPHIE JEAN BARD COSTUMES MARC SENÉCAL

LUMIÈRES DAVID-ALEXANDRE CHABOT  CONCEPTION SONORE LAURIER RAJOTTE

ASSISTANCE DOMINIQUE CUERRIER  MOUVEMENT DANIELLE LECOURTOIS

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Page 4: THÉÂTRE DENISE-PELLETIER

LES BÂTISSEURS D’EMPIRE OU LE SCHMÜRZ

F I C T I O N

DE TRAVIOLEPAR MARC-ANTOINE CYR

P O U R Q U O I ?

Auteur en résidence au Théâtre Denise-Pelletier, Marc-Antoine habite Paris. Il était tout désigné pour nous imaginer une fiction autour de Vian dans Montmartre.

- L.-K. Tremblay

Je suis auteur et Parisien depuis quelque temps. Au gré d’un hasard, d’une rencontre, j’ai pu aller zieuter cet endroit juste au-dessus du Moulin Rouge où vivait Boris Vian. J’ai l’âge qu’il avait quand il habitait là. Je me suis pris à m’imaginer à quoi il aurait pu songer, perché sur son recoin de toit, ce soir d’avant.

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Page 5: THÉÂTRE DENISE-PELLETIER

Ses pieds touchent à peine le bord. Depuis la hauteur où il se tient, les pales du Moulin tournent à l’envers. On entend en bruit de fond comme une musique de fête, on en voit surgir les faisceaux entre deux gyrophares. Paris n’arrête jamais, Paris jubile et sursaute, Paris panse toujours ses bleus, et lui reste debout sur son toit-terrasse, immobile à s’inventer du vent.

Ce soir, Boris a le cœur qui cogne de traviole. Demain, il doit assister à la projection d’un film tiré d’un de ses romans. Quand il y pense il a l’œsophage qui claque, la mandibule qui crispe, les tempes qui bourgeonnent et l’esprit qui déraille. On appelle ça le trac, et juste dans le mot trac il entend crac, il entend frappe, il entend claque, il entend bric-à-brac. Le film est une daube, il ira s’humilier. Normal, il connaît la chanson. Tout de même, faudra bien qu’il prenne la parole. Qu’il dise deux ou trois mots entre deux coupettes de champ’. Genre merci, genre oh ah épatant, mentir un peu comme d’hab, il le faudra bien, il a appris comment.

En attendant d’aller insomniaquer, il absorbe l’air du soir à plein ses poumons nénuphars, et il espère que son cœur faiblard va se fatiguer de tambouriner si fort. Ce serait pas le moment qu’il détraque, celui-là.

Bientôt, il aura 40 balais.

A-t-il seulement vécu ? Il n’arrive plus à le savoir. Depuis quelque temps, c’est plutôt son double littéraire Vernon qui rapporte à la maison de quoi nourrir les gosses. Son pseudonyme qui cartonne et lui qui se cramponne, c’est un peu ça sa vie. Pas de quoi jubiler.

Plus bas il entend des fêtards qui ululent. Il salue d’un hochement son voisin Prévert qui rentre d’un concert. Au-dessus de la butte Montmartre vient de surgir une lune rousse presque pleine. Devant tout Paris qui rallume la nuit, qui l’émeut encore, l’épaule courbée sous ce ciel mirifique qui jamais n’arrête d’enjoliver, Boris s’allume une clope et se prend au jeu des bilans. Mince, me voilà déjà vieux, qu’il se dit avec un peu de tendresse pour lui-même.

Boris ferme les yeux. Cherche à revoir tout son cinémascope intime. La trame sonore, c’est sa femme Ursula qui chantonne depuis leur cuisine :

Si tout le monde restait toujours tout seul ça serait d’une tristesse pas croyable

La séance va débuter, c’est parti. La faute à ce soir, la faute à Paris qui peut filer le cafard autant qu’elle sait te mettre en joie. Un bilan, il est temps.

Depuis qu’il sait se souvenir, donc, Boris aurait - si c’est bien lui :

• écrit des pages par grands paquets ;

• tâté le roman, le cinoche, le poème, la chansonnette, la chronique et le cadavre exquis ;

• appris la trompette malgré son souffle asthmatique ;

• gribouillé des croquis et barbouillé d’huile des formes néo-cubiques sur de la toile à trois sous ;

• animé pour New York des émissions bilingues ;

• connu l’échec littéraire une bonne dizaine de fois, même pour L’Écume des jours, qu’il affectionne pourtant ;

• partagé sa première gonzesse avec Jean-Paul Sartre ;

• organisé des tartes-parties jusqu’au bout de la nuit ;

• passé pas mal d’aubes dans des caveaux enfumés, à s’enivrer de jazz en se moquant des zazous ;

• chanté comme il est bien de ne point faire l’armée ;

• raté le prix de la Pléiade pour cause de vengeance personnelle du jury contre Queneau ;

• été bassement rattrapé par son pseudo, qu’on accusa en procès d’être amoral ;

• dû arrêter la trompette pour cause d’insuffisance aortique ;

• fait office de bidouilleur de voitures cassées ;

• vaincu un ou deux oedèmes pulmonaires, des coups de déprime et pas mal de conneries.

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Mais a-t-il vécu ? Il lui semble qu’il ne s’en souvient plus. Tout lui a glissé des doigts, qu’il a râpeux et jaunis par le turbin. 40 piges bientôt, tu te rends compte, mon vioque ?

Derrière lui, son Ursula roucoule : On n’est pas là pour se faire engueuler On est v’nu essayer l’auréole On n’est pas là pour se faire assommer On est mort, il est temps qu’on rigole

Tant de choses et pourtant sa vie lui échappe encore.

À partir de quel moment on vit ?

Quand est-ce qu’on se dit : c’est bon, quelque chose s’accomplit ?

Depuis sa sortie de l’École nationale de théâtre du Canada en 2001, Marc-Antoine Cyr voyage et écrit du théâtre. De Montréal jusqu’à Mexico, Beyrouth et Paris où il vit maintenant, il a vu ses textes Je voudrais crever, Fratrie, Les soleils pâles, Doe, Prends soin (take care) et Les paratonnerres être portés à la scène et édités ces derniers temps. Directeur artistique du Jamais Lu Paris, il aime également se vouer à la défense des écritures théâtrales contemporaines d’un côté comme de l’autre de l’océan.

À ce moment de sa rêverie, à cause d’une fausse note de sa femme ou d’un chat qui lui renverse son godet de thé, il est pris d’un grand rire cynique. Ça lui remue le bidon comme une tornade, ça le laisse plié comme un escabeau, suffoquant comme un vieux métro, et sans plus rien de la mélancolie qui lui drainait les viscères. Il se donne à lui-même une petite tape à l’épaule et se pardonne d’être autant un raté. Demain, il ira dignement supporter son naufrage artistique. Il sortira du cinéma fier et sans remords, sans plus rien à prouver.

Va plutôt te lover contre elle, qu’il se dit en rentrant rejoindre sa belle, encore secoué d’un ressac amusé.

(Le lendemain, aux premières minutes de la projection du film - mais il ne le présume pas encore - son cœur va lui faire le coup du pétard, et lui exploser en pleine tronche.)

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Cher Boris Vian,

Ton Schmürz m’empêche de dormir. J’imagine que cette réaction ne serait pas sans te ravir.

Il m’empêche de dormir parce que les coups qu’il reçoit, assénés sans honte ni complexe, pourraient trop facilement provenir de mes propres poings et de ceux de mes contemporains.

Je vis au XXIe siècle. La multiplication des réseaux de communication et la mondialisation commerciale ont entraîné deux effets antagonistes. D’une part, se produit une affirmation de plus en plus forte des identités individuelles. C’est une ouverture prometteuse, la marge et les minorités de toute sortes (sexuelles, ethniques, religieuses, etc.) ont enfin droit à un peu d’oxygène. Les modèles de ce que peut être une existence humaine se multiplient. Nos frontières mentales s’assouplissent. Tu serais fier de nous.

L E T T R E

LES BÂTISSEURS D’EMPIRE OU LE SCHMÜRZ

CHER BORIS VIANPAR GENEVIÈVE BILLETTE

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Page 8: THÉÂTRE DENISE-PELLETIER

En contrepartie, ces pas de géants technologiques et cette refonte de l’échiquier mondial ont entraîné chez plusieurs citoyens un sentiment de dépossession. À l’image de tes personnages, ils sentent le sol se dérober sous leurs pieds. La maison que l’on doit quitter en vitesse, pour se retrouver dans un lieu de plus en plus exigu, illustre de façon terrifiante la perte de repères vécue par beaucoup en Occident.

Chacun voudrait rester digne, on veut bien le croire, mais un jour les digues finissent par se rompre. C’est ce qui se produit depuis quelques années. La retenue et la honte, ultimes garde-fous avant l’inhumanité quand la conscience se désagrège, ont disparu. On l’a vu avec le Brexit, avec l’élection de Trump, avec la présence de Le Pen au deuxième tour des présidentielles en France. Les discours de peur se délient jusqu’à la violence.

Et l’Autre, l’étranger, l’atypique, le dissemblable, celui qui à peine commençait à respirer, est toujours le premier à en payer le prix. Certes on a toujours cravaché le Schmürz, mais maintenant ça a lieu, sans complexe, au grand jour.

Alors on fait quoi ? On fait quoi, cher Boris Vian ?

Le théâtre « postmoderne », oui, oui, c’est un mot, je t’entends qui rigole, a beaucoup déconstruit et questionné les notions de fables et de personnages, jusqu’à les aplanir. On énonce et récite beaucoup, on incarne peu. Ailleurs aussi, la fiction a vu sa cote faiblir. Les émissions de téléréalité demeureront assurément un emblème de notre époque.

Je suis stupéfaite à quel point ton Schmürz et la dynamique qui l’entoure témoignent avec brio de sentiments aussi complexes que l’angoisse de la dépossession. On dit toujours que les grands écrivains ont des antennes… Mais ici, c’est plus que ça. C’est la densité théâtrale qui est à l’œuvre. La densité de la fiction permet à ton texte d’évoquer sans complaisance ni didactisme les dérives du monde que j’habite.

Investir dans l’imaginaire… Je disais tout à l’heure que nos frontières mentales s’assouplissaient, ce sont des pas encore fragiles. Mais ton écriture nous y pousse à coup sûr.

Quelle est la place de l’imaginaire dans notre conception du monde ? Je parle de l’imaginaire de chacun, pas seulement celui des artistes… Quel rôle joue l’imaginaire quant à la place qu’on est en mesure d’accorder à l’Autre ? Comment l’imaginaire est-il un élément vital du vivre-ensemble, et non un luxe ou une simple fantaisie…

Jean Cocteau distingue, dans sa préface des Mariés de la tour Eiffel1, la « poésie au théâtre » de la « poésie de théâtre » : « La poésie au théâtre est une dentelle délicate impossible à voir de loin. La poésie de théâtre serait une grosse dentelle ; une dentelle en cordages, un navire sur la mer ». Ça m’apparaît décrire à merveille le pouvoir d’ébranlement de tes métaphores.

Distordre les corps, le temps, l’espace afin de modifier la perception du réel chez le spectateur, c’est là tout ton art. Toute ton œuvre participe à bousculer nos repères, à pétrir et enrichir notre vision du monde.

Il est peut-être temps, pour le théâtre, de prendre à nouveau acte de ton héritage, s’il veut témoigner de la complexité des enjeux sociopolitiques actuels.

Je ne peux passer sous silence le fait qu’un seul personnage, dans ta pièce, reconnaisse l’existence du Schmürz et s’abstienne de le frapper : Zénobie. Une figure d’adolescente philosophe, pourfendeuse du vide et de la bêtise.

Tu ne t’es trompé sur rien, dans cette pièce. J’espère de tout cœur que tu as également eu raison sur ce point : le salut viendra en partie de la jeunesse.

Bien cordialement,

Geneviève Billette

P O U R Q U O I ?

J’étais curieux de savoir ce que Geneviève avait à dire sur la contemporanéité de Vian et de son Schmürz. Parce que je me questionnais sur l’évolution de notre rapport à l’autre et à la différence.

- L.-K. Tremblay

1. COCTEAU Jean, Les Mariés de la tour Eiffel, Collection Folio, Gallimard, 1977.

Geneviève Billette est bachelière en Études françaises de l’Université de Montréal et diplômée en écriture dramatique de l’École nationale de théâtre du Canada. Parmi ses pièces portées à la scène, mentionnons Crime contre l’humanité et Le goûteur (Théâtre PàP), Gibraltar dans les Zurbains (Théâtre Le Clou), Les éphémères (Conservatoire de Montréal), Le pays des genoux (Le Carrousel) et Contre le temps (Théâtre d’Aujourd’hui). Son écriture a également été présentée en France, au Mexique, en Suisse, en Martinique et au Canada anglais. Geneviève Billette a été récipiendaire de la Prime à la création du Fonds Gratien-Gélinas (2001), du prix Paul-Gilson (2004) et du Prix du Gouverneur général (2005) pour Le pays des genoux. Au printemps 2010, sa pièce Les ours dorment enfin se voyait décerner le prix Annick Lansman. En 2012, Contre le temps lui valait un deuxième prix du Gouverneur général. Geneviève Billette a également signé quelques traductions d’œuvres théâtrales hispanophones. Elle est professeure à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM.

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B I O G R A P H I E

VIE(S) DE VIANPAR MARIKA LHOUMEAU

« Cette histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. »

Boris Vian. Ou Bison Ravi, comme il signait certains textes. Ou Vernon Sullivan, comme il a signé ses pastiches de polars américains. L’inclassable parmi les inclassables. Tour à tour et simultanément romancier, trompettiste de jazz, ingénieur, auteur de théâtre, traducteur, chanteur, acteur, parolier, journaliste, poète, critique musical, peintre, directeur artistique et scénariste, il a laissé, en moins de vingt ans de vie artistique, une œuvre qui arrive à peine à tenir en trois volumes de la Pléiade de 2000 pages chacun ! Multitâche avant l’heure ? TDAH non diagnostiqué ? Peut-être. Mais c’est surtout la conscience très aiguë de sa mort qu’il savait proche (son cœur était faible et il a toujours dit qu’il n’atteindrait pas 40 ans) qui alimentait sa fureur de vivre et son désir insatiable de création.

« On se trouve toujours des excuses pour vivre. »

Né en France en 1920 dans une famille intellectuelle de la haute bourgeoisie, Boris Vian connaît une enfance douillette et un peu à l’écart du monde qui lui permet de savoir lire couramment à 5 ans, et d’avoir déjà parcouru une partie de la littérature française à 8 ans. Il fait de brillantes études malgré une santé fragile et quand la guerre éclate, il n’a que peu conscience de sa réelle gravité. Paradoxalement, ou peut-être à cause de ça, il deviendra l’auteur férocement antimilitariste qu’on connaît. Quand, plus tard, on voudra retirer sa chanson Le Déserteur des ondes, il répliquera : « … ajourné à la suite d’une maladie de cœur, je ne me suis pas battu, je n’ai pas été déporté, je n’ai pas collaboré, je suis resté, quatre ans durant, un imbécile sous-alimenté parmi tant d’autres… (…) je vous le dis : s’il s’agit de tomber au hasard d’un combat ignoble sous la gelée de napalm, pion obscur dans une mêlée guidée par des intérêts politiques, je refuse. Je ferai ma guerre à moi. »

P O U R Q U O I ?

Pour découvrir ou redécouvrir la vie de Vian. Marika semblait toute désignée pour refaire un survol de l’intense, quoique courte, vie de l’auteur. En plus d’avoir créé plus d’un spectacle autour des textes de Vian, elle est auteure à ses heures.

- L.-K. Tremblay

LES BÂTISSEURS D’EMPIRE OU LE SCHMÜRZ 22

Page 10: THÉÂTRE DENISE-PELLETIER

Amoureuse de Vian depuis longtemps, Marika était membre du Groupe Audubon qui a porté à la scène les collages Et Vian dans la gueule et Ceci n’est pas un Schmürz, tous les deux mis en scène par Carl Béchard. Depuis près de 25 ans, elle a foulé les planches de nombreux théâtres sous la direction de metteurs en scène comme Brigitte Haentjens, Claude Poissant, Patrice Dubois, Denis Bernard, Frédéric Dubois ou Éric Jean. Très active dans le milieu du doublage, elle se consacre aussi, depuis quelques années, à l’écriture pour le cinéma.

3 C H O S E S Q U E V O U S N E S AV E Z P R O B A B L E M E N T PA S S U R B O R I S V I A N     :

• Bien que surnommé le Prince de Saint-Germain-des-Prés, Boris Vian n’a jamais habité ce quartier, trop cher pour ses moyens.

• Le roman J’irai cracher sur vos tombes est né d’un pari lancé à Vian par son éditeur d’écrire un best-seller américain en 15 jours. Pari réussi.

• C’est Boris Vian qui aurait inventé le mot « tube » pour désigner une chanson, alors qu’il était directeur artistique chez Philips. Il ciblait par ce mot les chansons « dont les paroles étaient creuses comme un tube ».

Sa guerre, il la livre d’abord au temps, car il sait que le sien est compté. À partir de l’âge de 22 ans (ingénieur, déjà marié et père d’un enfant !), il se met à écrire à une cadence effrénée. Le plus clair de mon temps, dit-il, je le passe à l’obscurcir. Bien malin qui pourra dire de quelle école littéraire l’écriture si originale de Vian se réclame. Là aussi, Boris est un inclassable. Il aimait autant les jeux de langage surréalistes de Queneau et l’imaginaire débridé d’Alfred Jarry, que le réalisme cru de William Faulkner ou le classicisme de Benjamin Constant. Si on ajoute à ces inspirations Rabelais, Céline et la science-fiction américaine des années 40 dont Vian était passionné, on peut dire que ses influences ont été aussi diversifiées que les activités qu’il a menées. Mais il n’y a que lui pour élaborer un univers ludico-poétique à la fois si ironique et si tendre, pour transporter le lecteur dans un monde où existent des hommes à tête de pigeon, des chats-guillotines, et où une femme peut être « belle comme une lanterne japonaise allumée. ». Sa plume caustique et son esprit fantaisiste attirent rapidement l’attention de Queneau qui le prend sous son aile et le fait entrer chez Gallimard. Queneau croit beaucoup en Boris l’écrivain, et dira, dans la préface de l’Arrache-cœur : « Boris Vian deviendra Boris Vian ».

À partir de ce moment, Boris rencontre Sartre, Camus, Prévert (qui deviendra son voisin de palier), il anime avec sa trompette les nuits de Saint-Germain-des-Prés, joue avec les plus grands jazzmen (Duke Ellington, Charlie Parker) et rédige ses premiers romans « américains » sous le nom de Vernon Sullivan, dont le plus célèbre, J’irai cracher sur vos tombes, le fera condamner pour « incitation à la débauche des adolescents ».

C’est aussi à cette époque qu’il rédige son roman le plus illustre : L’Écume des jours. Mais le roman ne remporte aucun succès à sa sortie. Étonnant quand on pense qu’il deviendra le porte-étendard de la génération suivante. Boris était-il… en avance sur son temps ? En tout cas, il souffrira jusqu’à sa mort de ne pas être reconnu comme romancier de son vivant.

En 1953, Vian est intronisé au Collège de Pataphysique !

« Je m’applique volontiers à penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas. »

Cette phrase, tirée d’une pièce de Flers et Caillavet, résume parfaitement, pour Boris, l’esprit de ce qu’il pratiquait sans le savoir depuis sa jeunesse : la Pataphysique. Cette science loufoque, initiée par Alfred Jarry à la fin du 19e siècle, consiste à placer sur un pied d’égalité le réel et l’imaginaire et à mettre tout son sérieux à ne rien prendre au sérieux. Au Collège de Pataphysique, où l’on s’applique à « trouver des solutions imaginaires à des problèmes réels », il rejoint entre autres Ionesco, Queneau, Max Ernst qui reconnaissent en lui le même humour corrosif et le sens de la provocation.

C’est aussi à ce moment que l’angoisse commence à se faire plus présente dans ses œuvres. Particulièrement dans son théâtre avec L’Équarissage pour tous, son « vaudeville paramilitaire », et ensuite avec Les Bâtisseurs d’empire, dans laquelle l’angoisse du néant et de la mort se fait très nettement sentir. Boris meurt d’ailleurs peu de temps avant la première représentation de sa pièce, en décembre 1959, en pleine projection de l’avant-première de la version cinématographique de J’irai cracher sur vos tombes, dont il désapprouvait complètement l’adaptation ! On ne pouvait imaginer mort plus ironique, pied de nez plus éloquent pour ce « bourreau de travail obsédé par le jeu » qui a quitté le monde à l’aube de ses 40 ans, comme il l’avait prédit…

« La mort n’a rien de tragique. Dans cent ans, chacun de nous n’y pensera plus. »

Boris Vian laisse derrière lui une œuvre colossale. L’œuvre de plusieurs vies, en une seule. Il restera, pour les générations à suivre, le grand frère douloureux et drôle, le personnage peu recommandable, le romantique grinçant qui plaît tant à la jeunesse car, malgré sa plume virulente et décapante, jamais il ne donne de leçon.

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Page 11: THÉÂTRE DENISE-PELLETIER

C’est la toute première fois qu’un texte de Boris Vian est porté à la scène du Théâtre Denise-Pelletier. Toutefois, certaines pièces absurdes et existentialistes de ses collègues et amis du Collège de la Pataphysique y ont été montées dans le passé.

Le Roi se meurt, texte d’Eugène Ionesco, mise en scène de Gilles Pelletier, 1969

ÉCHOS DE SCÈNE

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Rhinocéros, d’Eugène Ionesco, mise en scène de René Richard Cyr, 1996

Ubu Roi, d’Alfred Jarry, mise en scène de Daniel Roussel, 1992

La Cantatrice chauve et La Leçon, d’Eugène Ionesco, mise en scène de Paul Buissonneau, 1979

L’Avenir est dans les oeufs précédé de Jacques ou la soumission, d’Eugène Ionesco, mise en scène de Jacques Lessard, 2001

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LES BÂTISSEURS D’EMPIRE OU LE SCHMÜRZ

La Cantatrice chauve et La Leçon, d’Eugène Ionesco, mise en scène de Frédéric Dubois, créée en 2008 et reprise en 2015

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TROIS QUESTIONS À SASHA SAMAR

LES BÂTISSEURS D’EMPIRE OU LE SCHMÜRZ

POUR VOUS, QU’EST-CE QU’UN SCHMÜRZ ?

Le Schmürz c’est moi. Mais pas tout de suite.

Au tout début, à la question « D’abord, pour vous, qu’est-ce qu’un Schmürz ? », j’ai répondu bien plus modestement : « Le Schmürz c’est le personnage que je joue dans le spectacle Les Bâtisseurs d’empire ».

C’était ça d’abord, mais après...

Après on répétait et je réfléchissais beaucoup sur l’identité du Schmürz.

Qui est-ce ? Ami secret, confident, animal de compagnie, victime, prisonnier, bourreau, conscience, fantôme ?...

J’évitais de l’étiqueter, pour ne pas limiter injustement son identité.

L’auteur lui-même ne l’a pas fait, donc...

Ah, oui ! Boris Vian n’a fait aucune description du Schmürz. Il n’a donné ni son âge, ni son fonctionnement. Ses réactions aux événements de l’histoire sont imperceptibles, si bien que son caractère en devient difficilement déchiffrable.

Contrairement aux autres personnages, on n’a aucune idée de ce qu’il porte comme vêtements. Schmürz n’a pas d’uniforme. Cette absence d’uniforme n’est pas sans signification.

Mettez-lui un costume de moine ou de fossoyeur et le message sera complètement différent.

Du coup, comme l’auteur a permis toutes ces possibilités (peut-être aussi parce que cette liberté interprétative est plus viable sur papier), je voulais également donner, rendre possible au Schmürz la même panoplie d’identités.

Donc comment incarner, en chair et en os, ce personnage tellement insaisissable, envisageable de manières si différentes, sans l’entraver par l’exclusivité d’un choix

P O U R Q U O I ?

Parce qu’il interprètera le Schmürz de Boris Vian à l’automne, je voulais en savoir un peu plus sur son personnage et comment il envisage d’aborder ce rôle.

- L.-K. Tremblay

E N T R E V U E

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LES BÂTISSEURS D’EMPIRE OU LE SCHMÜRZ

personnel ? Comment répondre à la question « Qui est le Schmürz ? » sans couper aux spectateurs l’appétit de découvrir intimement cette chose ?

Un véritable casse-tête, dites-vous ? Oui. Mais je crois qu’au cours de nos répétitions on s’est approché de quelque chose qui permet d’explorer, d’exploiter ce personnage sans l’enfermer dans des clichés simplistes, lui laissant une part de mystère qui rend sa rencontre avec les autres personnages, avec le public, intrigante.

Donc, voilà. Même si ça semble prétentieux, on a décidé que le Schmürz, c’est moi.

Ah, oui !

En fait, le Schmürz c’est « moi » juste pour moi, au même titre que pour elle il est « elle », pour lui il est « lui » et pour vous il est « vous ».

C’est chouette, non ?

Or, qu’est-ce que ce « moi », mystérieux pour chacun d’entre nous ? Qu’est-ce qu’on sait de celui qui porte en soi ce titre : « moi » ?

On pense peut-être bien le connaître, mais certainement pas assez puisqu’il parvient encore à nous surprendre. Est-ce que ces surprises nous font peur ? À un certain moment, sûrement. Appelons-le le « Schmürz » alors, et donnons-lui un bon coup de pied.

Êtes-vous prêt ?

POURQUOI LE SCHMÜRZ SE LAISSE-T-IL FRAPPER ?

Je crois que le plus difficile dans la vie c’est de vivre avec soi-même en paix. Dans un moment de trouble, cette cohabitation devient presque insupportable. Notre Schmürz, qu’on remarque à peine durant le bonheur, devient l’inexorable témoin de notre impuissance. Puis plus il est là, plus on le hait. Même s’il n’est nullement

responsable de nos malheurs, il doit bien payer pour sa place aux première loges de notre drame. Je crois que c’est pour ça qu’on frappe le Schmürz. Et pourquoi lui, il se laisse frapper ? Je pense qu’il comprend trop bien la matrice de nos agressions. Comprendre, ça veut dire accepter. Et accepter, c’est peut-être aimer. J’imagine que le Schmürz nous aime, nous autres.

COMMENT SE PRÉPARE-T-ON À JOUER UN PERSONNAGE QUI N’A AUCUNE RÉPLIQUE ?

Les dialogues au théâtre ne sont pas nécessairement verbaux. Il arrive dans la vie qu’un silence bien rempli entre deux personnes puisse en dire bien davantage qu’une tonne de mots insignifiants. J’aime bien ce défi d’une existence sans paroles.

Quant à ma préparation pour le rôle, je crois qu’avec le Schmürz, l’essentiel est d’établir pendant les répétitions des relations délicates, presque intimes avec mes partenaires de jeu. C’est d’ailleurs bien connu : le silence est beaucoup plus intime que le son, on le supporte juste avec des gens de confiance, non ? On doit donc arriver à pouvoir partager nos silences.

Je pense aussi que des fois, mon Schmürz en a tellement à dire que ça devient carrément impossible pour lui d’arrêter son choix sur les bons mots. Et c’est pour ça qu’il ne dit rien. Je dois donc préparer des monologues intérieurs pour ces moments-là. Et une dernière chose, la plus importante dans la préparation d’un personnage sans répliques, c’est évidemment l’exploration physique de l’espace. Il faut créer une sorte de chorégraphie statique par laquelle le simple positionnement du corps rend clair et précis un dialogue sans paroles.

Sasha Samar a fait ses études à l’Institut d’État de l’Art du Théâtre et du Cinéma de Kiev (Ukraine) en 1993. Après sa première année de vie professionnelle, Sasha est récipiendaire du prestigieux prix du Jeune espoir de la scène ukrainienne décerné par l’Académie des Arts de l’Ukraine. Cet honneur lui permis d’amorcer dans son pays une carrière prolifique autant au théâtre qu’à la télé. En 1996, Sasha Samar vient s’installer à Montréal. Il prend part à de nombreuses productions dont les pièces Six personnages en quête d’auteur, Les Trois soeurs (Wajdi Mouawad), Hippocampe (Pascal Brullemans en collaboration avec Éric Jean, les comédiens et les concepteurs), Les Mains (Éric Jean et Olivier Kemeid) et Les Mystères de Quat’Sous. Nous l’avons aussi vu dans Coeur de chien (Gregory Hlady), Chambre(s) (Éric Jean), Un Violon sur le toit (Denise Filiatrault), Abraham Lincoln va au théâtre (Claude Poissant), La Robe de Gulnara (Jean-Sébastien Ouellette) et Opening night (Éric Jean). Sous la plume d’Olivier Kemeid, Sasha a récemment incarné son propre personnage dans la pièce touchante et encensée par la critique Moi, dans les ruines rouges du siècle au Théâtre d’Aujourd’hui. Son histoire, sa lutte, ses espoirs; un voyage hors du commun. Au petit écran, il interprète Bernard dans Mémoires vives ainsi que Anton dans Un sur Deux. Vous pouvez aussi voir Sasha au grand écran aux côtés de Monique Miller et Jacques Godin dans le film Après la peine, dans le long métrage de Xavier Dolan Juste la fin du monde ainsi que dans le film de Denis Villeneuve, Arrival.

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LE DÉSERTEUR

Écrite en 1954, cette chanson est férocement pacifiste et pro-civile. Écrite entre la guerre d’Indochine et la guerre d’Algérie, elle s’adresse à M. le président et raconte l’histoire d’un conscrit qui refuse de faire la guerre et choisit de déserter.

FAIS-MOI MAL JOHNNY, interprété avec Magali Noël

Boris Vian découvre le rock au début des années cinquante par Michel Legrand. Il allie le côté érotique et comique du rock n’ roll et crée cette chanson. Aux États-Unis, le rock décomplexe les moeurs et l’on se bat contre le puritanisme. Ce n’est pas le cas en France, mais Vian s’amuse à provoquer les oreilles chastes avec cet hymne des plaisirs disons… vigoureux… écoutez, vous comprendrez !

LES BÂTISSEURS D’EMPIRE OU LE SCHMÜRZ

MUSIQUEDE VIAN

Boris Vian fut fervent défenseur de la musique jazz, directeur artistique, trompettiste et même interprète. Sa charmante voix nasillarde résonne encore sur plusieurs tables tournantes et son nom apparait aux côtés de Brassens et Ferré dans plusieurs playlists d’amateurs de musique française.

L’oeuvre littéraire de Vian est traversée par un propos social et l’on peut en dire autant de ses chansons. Au début des années cinquante, il se consacre à la musique. Il est d’abord parolier, mais comme bien peu d’interprètes acceptent de chanter ses textes, Vian n’a d’autre choix que de se commettre et de pousser la note.

Voici quelques-uns de ses plus grands succès :

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LES BÂTISSEURS D’EMPIRE OU LE SCHMÜRZ

LA JAVA DES BOMBES ATOMIQUES

Après le bombardement d’Hiroshima en 1945, la bombe atomique représente une nouvelle menace mondiale. En pleine guerre froide, Vian écrit l’histoire d’un oncle qui tente de créer une bombe atomique. Il invite tous les chefs d’État à assister à son essai nucléaire et ils périssent tous. L’homme de l’histoire se défend en affirmant qu’il a sauvé la France et on finit par l’élire chef du gouvernement. Sans nul doute, cette chanson critique le rôle des chefs d’État.

Autres succès populaires :

LA COMPLAINTE DU PROGRÈS

ON N’EST PAS LÀ POUR SE FAIRE ENGUEULER

J’SUIS SNOB

LES JOYEUX BOUCHERS

JE BOIS

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