Pelletier - Îles-frontières, territoires impossibles

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    Article

    Philippe Pelletiertudes internationales, vol. 28, n 1, 1997, p. 73-103.

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    URI: http://id.erudit.org/iderudit/703708ar

    DOI: 10.7202/703708ar

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    les-frontires, territoires impossibles?

  • les-frontires, territoires impossibles ?

    Philippe PELLETIER*

    ABSTRACT Are Border Islands Impossible Territories ?

    Japan has a tradition ofborders, not only at sea but also on land. Given the country's insularity and historical development, the former kind are the ones that wll be of concern to international relations. Their dmarcation, and the disputes that may arise with adjacent maritime countries (Russia, China, Korea), are a legacy of both history and geography. A remote island is not necessarily an idal point for marking off a territory, as exemplified by the Takeshima/Tok-to islets which Japan and Korea hve been disputing. The rcent dlimitation of maritime Exclusive Economie Zones is raising the stakes and stirring up tensions.

    Comme le rappelait Bertrand Badie propos du territoire, le concept en soi n'est rien, c'est l'usage qu'on en fait qui importe1. On peut en dire autant d'un autre concept qui lui est affrent, celui de frontire. En Europe occiden-tale puis aux Amriques, le territoire fut le seul fondement de la codification, de l'institutionnalisation des relations inter-tatiques. Est-ce le cas pour l'Asie orientale? La frontire a-t-elle donc la mme signification? Et, par cons-quent, quelle est la relle dimension des litiges frontaliers dans cette partie du monde ?

    Ce questionnement trouve toute son acuit propos du Japon puisqu'il s'agit d'un pays insulaire et que la constitution de ce pays en tat-nation rsulte d'un processus historique et gopolitique qui, malgr les apparences et ce qu'on en dit, prit plusieurs sicle et n'pousa pas automatiquement les contours topographiques de sa rgion. Les les ne constiturent pas ipso facto des frontires. Et il y eut aussi des frontires terrestres japonaises...

    I - L'exprience japonaise des frontires Il ne faut pas croire que le Japon, pays insulaire et loign, n'aurait pas eu

    l'habitude des problmes de dlimitation territoriale, et en tirer un postulat applicable aux relations internationales. Rien n'est plus faux.

    L'une des premires rfrences nettes au principe de frontire se trouve dans le Nihongi (vme sicle aprs J.-C), o il est indiqu comment sparer * Matre de confrences en gographie, Universit Lyon u, Institut d'Asie Orientale, Lyon, France. Cet

    article est issu d'une communication donne lors de la journe d'tudes organise par l'Institut d'Asie Orientale (A.O., Lyon) le 6 novembre 1996 sur Asie Orientale: stabilit et turbulence.

    1. Bertrand BADIE, La fin des territoires westphaliens. Confrence donne lors du colloque Le territoire, lien ou frontire ? Identits, conflits ethniques et recompositions territoria-les, le 4/10/1995 .

    Revue tudes internationales, volume xxviu, n 1, mars 1997 73

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    les provinces en utilisant les montagnes et les rivires comme limite (sanka wo saka hite huniagata wo wakash). L'ide de frontire (sakai) est ancienne, mme si, d'aprs l'anthropologue Hayashi Masami, elle correspondait moins un concept territorial qu' une exprience vcue, une sphre d'activit quoti-dienne o se combinaient les phnomnes primitifs de jour et de nuit, de lumire et d'obscurit, de vie et de mort2.

    Ds les origines, la frontire fut ainsi empreinte au Japon d'une forte dimension religieuse. D'o l'importance, dans sa matrialisation comme on l'a vu, des difices religieux, qu'ils soient temples, sanctuaires, statues (jiz), portiques (torii) ou piliers, les tombes, dites sakaizuka ( tombes-limites ), o les mes des anctres taient assimiles des kami protecteurs du village, surtout dans les zones de contact en plaine ou sur les littoraux...

    Depuis l'instauration d'un tat centralis d'inspiration chinoise partir du vne sicle, l'administration japonaise va utiliser, outre les difices religieux, plusieurs repres et moyens pour dmarquer ses territoires internes: les rivires, surtout entre les fiefs, les lignes de crtes, notamment entre les villages, les sommets, en particulier la conjonction de plusieurs territoires, les bornes (bji-ish), dans le mme cas, les plantations d'arbres, le parcellaire rizicole, voire les murs ou les fosss.

    Le pouvoir eut traditionnellement l'habitude d'riger simultanment un cadastre et de tracer des cartes. Sur les cartes provinciales (Jkuni-ezu) de l'poque Tokugawa figurent ainsi, outre les lments topographiques, comme les montagnes, les cours d'eau, les lacs, les mers ou les marais, la forme des villages (muragata), le niveau de production des villages (muradak), les routes, les chteaux, les temples, les sanctuaires, les limites administratives qui sont reprsentes uniformment par un trait noir continu3. On peut prsumer que la conception des frontires dites rtrospectivement extrieu-res suit les mmes principes que ces frontires intrieures .

    A Les frontires terrestres existaient

    Malgr les apparences de l'insularit des lieux, il serait galement faux de considrer que les premires frontires japonaises, aussi bien politiques que culturelles, furent d'abord maritimes. Contrairement ce que l'on pense gnralement, il n'y a pas eu absence de frontires terrestres au Japon. En fait, c'est la limite du front pionnier des populations Wajin remontant vers le Nord, Thoku, Ezo/Hokkaid ou plus loin, au dtriment des autres populations, comme les Ainu et leurs successeurs, qui correspond le mieux au principe de frontires tel que celui-ci s'est form en Europe.

    2. Masami HAYASHI, Toge no minzoku chishi- Sakai wo megutte (Atlas ethnographique des cols -Relatif la frontire), Tky, Kokon shoin, 1980, 224 p.

    3. Hirotada KAWAMURA, Edo Bakuju-sen kuni-ezM no kenky (tude des cartes provinciales compi-les par le shgunat Tokugawa), Tky, Kokon shoin, 1984, 536 p.

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    Ce front fut appel Azuma. Traduit par Japon de l'Est, il vhicule plutt une notion de confins pionniers, avec ses soldats, ses postes de garde, ses sanctuaires, le plus clbre tant celui de Kashima Jing, et sa ligne frontire, qui fut pendant longtemps constitue par le fleuve Tone au cours de l'Antiquit.

    L'criture et le sens de l'ancien terme de sakai qui dsignaient la frontire cette poque le traduisent bien : dans toutes ses idographies possibles, on retrouve la clef de la rizire, celle-ci tant la serrure du front pionnier. Celui-ci sera aussi militairement gard par des sakimori (garde-frontires, avec un autre idogramme pour crire saki). Les diffrents sens de sakai sont les suivants : sparation (shikir), cloisonnement (kugiri), dlimitation (kagiri), extrmit (ht), connexion (atar)... Faut-il galement voir dans le phonme kai un rapport avec la mer Qiai tant l'autre lecture d'umi, la mer) ?

    En 878, la frontire du Dewa est dfinie par les limites administratives internes du systme des Codes. Cette province, qui correspond en gros la faade du Thoku donnant sur la mer du Japon, est divise en trois comts (gun) qui comprennent plusieurs villages (mura) ; au-del de sa limite septen-trionale, approximativement la hauteur de la presqu'le d'Oga, douze villages sont officiellement recenss en tant que tels mais ne sont pas attribus un comt. De cette faon, l'administration centrale de l'poque introduit un systme de marche et d'intgration progressive. Il pouvait aussi tre appliqu l'intrieur des provinces reconnues, pour les comts encore mal contrls. Ce fut le cas dans le Dewa mais aussi l'autre bout de l'archipel, l'extrmit mridonale de Kysh, dans la province d'Osumi4. Le front pionnier japonais, septentrional, a presque toujours fonctionn sur ce mode que les historiens-gographes contemporains appellent zone de dplacement graduel (zen'i alitai), beaucoup moins rationalis que la frontier amricaine dfinie par un kilomtrage et une densit dmographique.

    Sous les Tokugawa, les seigneurs Matsumae, qui contrlaient alors Hokkaid, distinguaient, de part et d'autre d'une ligne thorique, la terre des Matsumae (Matsumaechi), au sud, le gros de la pninsule d'Oshima, soit une infime partie de 111e, et la terre d'Ezo, au nord (Ezoch)5. Cette ligne d'une trentaine de kilomtres, allant de Kumaishi l'ouest Kameda l'est, compor-tait des postes de garde sur le passage littoral chaque extrmit. Pendant les deux sicles suivants les Matsumae tendirent leur contrle sur le reste de Hokkaid et installrent des avant-postes jusqu'au sud de Sakhaline. L'occu-pation de l'espace resta toutefois trs fluide.

    4. Jun ITO, Hayato to Emishi wa doko ga chigau ka (En quoi diffrent Hayato et Emishi), Sten Nihon no rekishi (Une histoire du Japon litigieuse), Shinjinbutsujrai-sha, 1991.

    5. Tessa MORRIS-SUZUKI, Creating the Frontier: Border, Identity and History in Japan's Far North, EastAsian History, 7, 1994, pp. 1-24.

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    B Les dlimitations territoriales maritimes existaient

    La ralit insulaire du Japon, et mme surinsulaire avec la priphrie des petites les loignes du bloc central de Honsh-Kysh-Shikoku, induit une spcificit maritime. Et quoi de plus alatoire, a priori, qu'une limite sur une tendue d'eau ? Cette incertitude sera plus ou moins bien perue, et vcue au Japon. C'est la religion qui donnera l'une des premires rponses en termes culturels et, partant, matriels, en faisant le lien avec une autre incertitude, tout autant sinon plus existentielle, la mort, et l'au-del (shig no sekai, le monde aprs la mort ).

    Les croyances religieuses ont d'importantes rpercussions sur la concep-tion de la frontire, de faon trs naturaliste, comme on le voit travers l'exemple du Niraikanai d'Okinawa. Ce Niraikanai est l'quivalent du japonais tokoyo ( le pays ternel ). C'est une sorte de paradis situ par-del les mers et peupl par les mes ancestrales (sre). 11 s'agit d'un espace essentiellement horizontal, confondu avec la ligne d'horizon ou avec les profondeurs marines au sens large, c'est--dire le lointain (ok). Les valeurs shintostes, immanentistes, animistes et chamanistes, consacrent en effet un mode d'organisation non seulement sociale mais aussi spatiale, travers une relation troite et fusionnelle avec la nature.

    Dans les communauts de pcheurs (gyosori), le monde post mortem est compos de deux espaces : aprs 49 jours de prsence dans ce monde-ci (kono se), l'me du dfunt entre dans les confins (kyka), o elle sjourne pendant plusieurs annes pour devenir une divinit ancestrale (sosen-gami) dans ce monde-l (ano se). Elle repasse ensuite dans les confins, alors considrs comme une matrice (taina), pour se prparer renatre dans ce monde, comme source de vie des gnrations futures6. Dans cette conception, les confins , dont le mot est le mme que celui qui est utilis pour dsigner la frontire, sont loin d'tre une zone tanche. Ils constituent un monde de passage, o l'on rentre et d'o l'on sort. Dans les cultes villageois consacrs aux mes des dfunts ou aux divinits ancestrales, la plage devient logique-ment un lieu de crmonie essentielle et les femmes, pleureuses ou sybilles, noro d'Okinawa ou itako d'Aomori, occupent une place fondamentale.

    La finis du japon, qui va reflter le niveau culturel de ces conceptions religieuses et l'tat matriel des communauts humaines qui les propagent, sera donc particulirement indfinie, dans le sens de mouvante, dpendante des zones de pches, de navigation, de frquentation, de passage. Dans l'immensit du ciel (ama) et de la mer (ama/umi), l'le devient le premier point de repre, le premier point gographique et spatial, historique et mythologi-que. Llle est l'attribut de cette confusion. Llle japonaise finie-indfinie devient l'organisation du monde et du territoire. Le Japon offre l'exemple peu frquent d'un pays dont le territoire prexiste son peuple, puisque dans la mythologie

    6. Akio CHU, Nihonjin to umi - Sosen-gami, gyogy, tsrizumu wo megutte (Les Japonais et la mer - Rflexions sur les divinits ancestrales, l'halieutique et le tourisme), 3e colloque franco-japonais d'ocanographie, 2-5 juillet 1991, 6 p.

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    les divinits crent d'abord les les et ensuite leurs habitants. C'est le contraire, par exemple, des Maohi d'Ocanie qui ne se conoivent pas comme autochto-nes, qui se sont amarrs une terre, et qui considrent que l'humanit est antrieure l'insularit7.

    Depuis longtemps, les communauts villageoises se disputent entre elles pour le contrle du territoire, l'intrieur des terres, bien sr, mais aussi sur la mer. Et mme l'intrieur d'une le, qui est loin de constituer une entit sociale et territoriale unique ou homogne8. Les conflits furent pres surtout l o les limites communautaires correspondaient des limites de fief, comme ce fut le cas d'Okinoshima, petite le au sud-ouest de Shikoku dispute par le clan de Tosa et celui d'Uwajima, par l'intermdiaire des deux villages rivaux installs de chaque ct de 111e9. Et il a toujours exist des rgles ou des solutions pour faire aboutir les conflits. Si l'on ne s'en tient qu' la question des frontires maritimes, on remarque une formidable continuit dans les repres aussi bien historiques que gographiques.

    Sous la fodalit, on distinguait trois types d'espace maritime partir du village : celui qui tait utilis frquemment, celui qui l'tait quelquefois et celui dont les habitants ne pensaient pas qu'il appartenait au village. Pour dparta-ger deux villages ctiers voisins, on avait gnralement recours un point fixe dans le lointain, une le la plupart du temps, afin de tracer une ligne perpendi-culaire au rivage, souvent approximative car on ne disposait pas du compas, ce qui explique certains des litiges contemporains. Ce principe de ligne de voisinage (tonari-sen, side-line ) tait clairement inscrit dans la lgislation shogunale10. L'espace situ autour de ce point fixe lointain tait un commun (iria), et les frontires communautaires ne s'y chevauchaient pas : elles taient antcdentes (senk kyka), pour reprendre la terminologie du gographe Tanabe Hiroshi. Les communs reposaient galement sur le principe de lignes de partage d'gale distance (mukai-sen, front-line ) quand deux communau-ts se faisaient face de part et d'autre d'une mer.

    L'utilisation des deux premiers espaces maritimes tait rglemente par les guildes de pcheurs, et ce principe existe toujours. En effet, malgr l'adoption d'un systme communal moderne qui a fait voluer la conception territoriale d'une appartenance des hommes pour telle entit administrative

    7. Philippe BACHIMON, L'insularit ocanienne dans la cosmogonie maohi, L'Espace Gogra-phique, 3, 1995, pp. 227-235 ; Jol BONNEMAISON, Les voyages de l'enracinement - Formes de fixation et de mobilit dans les socits traditionnelles des Nouvelles-Hbrides , L'Espace Gographique, 4, 1979, pp. 303-318.

    8. On peut ainsi prendre le cas des nombreuses les de la mer Intrieure. Cf. Philippe PELLETIER, L'insularit dans la Mer Intrieure japonaise, Bordeaux, C.E.G.E.T., collection les et archi-pels, n 16, 1993, 284 p., particulirement les pages 123-134.

    9. Hiroshi TANABE, 'Kyka ni kansuru chirigakuteki kent, (Analyse gographique de la 'frontire') Shichson no kykai settei ni kansuru seijichirigakuteki kenky (tude de gographie politique sur la dlimitation des frontires communales), Tky, Daigaku kyy-gakubu, 1985, 104 p., pp. 1-26.

    10. Ordonnances de 1741, Kanpo-gannen ritsuryyryaku, chap. 7, San'ya kaisen iriai (Com-muns des bois, des landes, des mers et des rivires ).

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    vers l'appartenance du sol, c'est la rfrence ce droit coutumier d'usage qui l'emporte. De nos jours, dans un conflit de dlimitation, les municipalits japonaises s'efforcent de rechercher quelles sont les anciennes limites qui avaient t adoptes plutt que d'en tracer des nouvelles, dans la mesure o tout cela tait soigneusement codifi et que l'usage prdomine11.

    Les guildes de pcheurs - guilde ou prud'homie, et non association car l'inscription y est obligatoire pour pratiquer l'activit - disposaient donc, et disposent encore, d'un pouvoir de contrle considrable sur les lieux. Mais cette survivance d'un antique communautarisme pouvant difficilement tre tolr par un tat moderne, centralisateur et niveleur, la question de l'appropriation juridique des eaux maritimes est plus complexe que cela. Les Prfectures bnficient en ralit d'un droit de gestion qui leur assure un avantage prpondrant. Ce qu'il faut retenir ici, vis--vis des litiges insulaires internationaux, c'est le souci qu'a toujours eu l'tat japonais de rattacher les les appropries une municipalit, ou une circonscription quelconque. Non seulement l'incorporation administrative pouvait tre lgitime au regard du droit international, mais, en outre, elle permettait d'affirmer le principe du droit d'usage, tenu par les guildes et entrin par les communes, puis les prfectures. Il est alors possible de renverser le processus et de soutenir la revendication : cette le est nous car nos pcheurs y vont depuis longtemps...

    On peut examiner quelques exemples de litiges concernant les limites dpartementales, car celles-ci, dans un tat aussi structur et centralis que le Japon, revtent une importance considrable : c'est tout un systme de taxation, d'accs aux ressources naturelles, de seuil dmographique et de circonscrip-tion lectorale qui est en cause12. Leur dcoupage remonte en gnral celui des fiefs sous les Tokugawa, c'est--dire au dbut du xvue sicle, voire mme avant, car le shgunat de cette poque confirma bien souvent les tracs antrieurs. Dans certains cas, une petite le bordant le rivage sert de point d'appui pour une dlimitation terrestre qui a du mal suivre un repre concret entre les collines et les rivires: la limite file donc droit vers elle, comme dans le cas de Hotoke-jima, pour la dlimitation des dpartements de Toyama et d'Ishikawa dans la pninsule de Not. Le dcoupage tourment de la limite entre les dpartements de Tokushima et de Kchi, sur Shikoku, qui, sur le littoral, longe une petite presqu'le au milieu d'lots, s'explique quant lui par la rivalit des villages et des fiefs voisins pour accder au bon port naturel que constituait la crique de Kannoura sur la route maritime menant Osaka. Les seigneurs d'Awa avaient l'il sur elle, au point de baptiser le village voisin et frontalier du nom d' il d'argent (Kaname).

    Dans la mer Intrieure, la petite le inhabite d'Ozuchi-jima, isole au milieu de la passe de Bisan, quidistance de Shikoku et de Honsh, facile-ment reprable par sa belle forme conique, ne pouvait que servir de point 11. Hiroshi TANABE, Boundary Dispute Between Mimicipalities - The Case of Ohmuta and Arao

    Cities on the Ariake Bay in Kysh , Geographical Review ofjapan, vol. 57, B, n 1, 1984, pp. 22-42.

    12. Exemples tirs de Masami HAYASHI, 1980 et de Philippe PELLETIER, op. cit.

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    d'arbitrage entre les pcheurs des fiefs situs de part et d'autre. Elle sert encore de limite entre le dpartement d'Okayama et celui de Kagawa.

    Plus complexe est le cas de Kyroku-jima, un banc rocheux situ au large des ctes du Thoku, dans la mer du Japon, dont les eaux taient espace communal commun deux villages situs dans deux fiefs diffrents et qui sont entrs en rivalit partir de Meiji, avec la dpartementalisation, puisque l'attribution des zones et des licences de pche se fait dsormais par la prfecture en fonction du cadastre et que les deux dpartements crs, Akita et Aomori, se sont disput la possession. L'arbitrage est remont jusqu'aux ministres concerns, il fallut mme une loi spciale vote en 1953 puis l'intervention, par dcret, du premier ministre lui-mme en 1956 pour rgler le diffrend.

    II - La cration du Japon et de son territoire Dlimiter une frontire suppose de dfinir un extrieur, mais aussi un

    intrieur. Deux pays, autrement dit. Il faut donc s'interroger sur la dfinition du pays-Japon pour valuer quoi celui-ci correspondait exactement autrefois avant qu'il ne parvienne la phase de l'tat-nation moderne. On peut, pour ce faire, consulter les cartes et les textes anciens la recherche de tracs fronta-liers du Japon, mais, outre le risque d'anachronisme inoprant que cette dmarche comporte, outre le problme pos par le milieu maritime plus difficilement dlimitable, on ne dispose pas toujours des documents ncessaires et suffisants. L'une des approches plus aise et plus pertinente consiste donc rechercher quoi renvoyait spatialement le toponyme de Japon, Nhon ou Nippon en japonais.

    A Le mot Japon et son espace

    Beaucoup d'observateurs ont insist, juste titre, sur le fait que le mot Japon, outre qu'il comporte cette particularit exceptionnelle dans le monde de pouvoir tre prononc de deux faons diffrentes - encore un effet du dualisme japonais - ne correspondait tymologiquement ni une ethnie, ni une dynastie, ni un lieu prcis. Le Japon, ou, mot mot L'origine du soleil, recouvre une conception cosmologique tout aussi vaste que finale-ment imprcise, puisqu'un endroit sur la terre ronde se trouve toujours l'est, ou l'ouest d'un autre. C'est d'ailleurs comme cela que certains intellectuels japonais du dbut du xxe sicle vont justifier l'appartenance du Japon au monde occidental car situ l'ouest de l'Amrique du Nord.

    Cette auto-dfinition originelle ne fut pas sans poser de problmes vis--vis des autres pays et populations. Pendant longtemps, l'lite chinoise va faire grief aux Japonais de se proclamer comme tant en quelque sorte l'origine du monde comme l'est le soleil par rapport au jour et la lumire. L'lite japonaise ne manquera pas, de son ct, de stigmatiser le caractre ethno-centriste de la civilisation chinoise qui n'hsite pas se situer comme le pays

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    du Milieu du monde. Mais l'aspect sur lequel il faut insister, sous peine de se condamner une vision statique et fige de l'humanit, c'est le caractre volutif du mot Japon, aussi bien dans l'espace et dans le temps. Le Japon d'autrefois n'est pas celui d'aujourd'hui, il ne fut pas non plus ce que l'on croit ou voudrait croire gnralement. De fait, l'adoption dfinitive du terme Japon est assez tardive.

    Sa premire apparition japonaise officielle remonte au titre donn aux chroniques du Nihongi et du Nihonshoki, la fin du vne sicle et au dbut du vme sicle. Jusque-l, le pays est habituellement dsign par ses habitants sous le terme de Yamato, terme qui renvoie au Bassin de Nara, berceau fondateur de la dynastie impriale qui a russi monopoliser le pouvoir au cours du vie sicle. Il sera d'ailleurs toujours largement utilis dans ce sens jusqu'au x

    e sicle. Mme les idogrammes chinois qui furent introduits au Japon cette

    poque pour dsigner, de nos jours encore, le Japon comme tant le pays du Soleil levant (Nihon en japonais), sont lus Yamato pendant longtemps. Le terme de Nihon tait en fait employ propos des relations avec les trangers.

    La nouvelle organisation du systme administratif japonais partir du vne sicle correspond un processus de territorialisation de plus en plus fin au centre comme sur les marges. Les nouvelles provinces (kuni) reprennent les anciens pays coutumiers (kuni-agata). Deux les loignes reoivent le rang de kuni, Sado-kuni et Awaji-kuni, et deux autres celui de shima, analogue kuni: Iki-shima et Tsushima-shima.Ces provinces sont elles-mmes subdivi-ses en quatre classes d'aprs leur loignement partir du centre, le Kinai, et de la capitale impriale (Heij-ky/Nara puis Heian-ky/Kyto), par route ou par mer. Sur la trentaine de provinces que comprend la quatrime zone concentrique, celle qui est la plus extrieure et qui est appele Pays lointain (Ongoku), on retrouve bien sr plusieurs les comme Izu, Sado, Oki, Iki, Tsushima.

    Des lieux d'exil (rukeich) destins aux opposants politiques sont officiellement dsigns au vme sicle. Des cinq punitions (gokei) prescrites par le code pnal du Ritsury, seule la peine de mort tait plus svre que l'exil. Cet exil (ru) est class en trois catgories d'loignement par rapport au palais imprial: i'exil proche (kinru), l'exil mdian (chru) et l'exil loign (onru), o l'on retrouve le terme de on ( loign, cart, recul ). Cet exil s'applique surtout aux les : les les loignes, priphriques, celles qui sont aux confins (henky) du pays. Le shgunat Tokugawa, au cours des xvne et xvme sicles, va d'ailleurs directement baptiser l'exil (rukei) sous le nom de bannissement insulaire (ont), galement connu sous le nom non moins explicite de shimanagashi: exil insulaire. L'ide mme d'exil ou de bagne finit ainsi par se confondre avec celui d'le loigne . Cette pjoration d'image marque encore de nos jours ces espaces insulaires.

    Vers l'intrieur de l'archipel, comme le rsume l'historien japonais It Jun, la conception territoriale [rydo-ryiki gainen] de l'Antiquit comprend des rgions que n'atteint pas le pouvoir, contrairement celle du Moyen-ge

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    o elle se limite aux rgions passes sous le contrle de l'tat13 . En effet, sous le double effet d'une expansion du bouddhisme et d'une recomposition du shinto, la territorialisation politique de l'archipel japonais va s'oprer selon de nouvelles modalits politico-religieuses. La socit dominante va progressi-vement reproduire un modle chinois de centre-civilis versus priphrie barbare ou semi-barbare en y intgrant un modle shint-bouddhiste de centre pur et d'extrieur souill. On connat l'importance du thme de la souillure dans la civilisation ancienne puis mdivale japonaise14. Le kegare (impur) va galement s'appliquer ce qui est hors territoire, d'o le rle des temples et des sanctuaires dans la matrialisation des frontires.

    Au Kinai ( L'Intrieur ) est oppos le Kigai ( L'Extrieur ), et pour les aristocrates ou les officiels de la Cour quitter le Kinai signifiait s'aventurer dans un pays tranger (gakoku) et dans un monde de barbares (ebisu). Le centre, avec la cour impriale, est civilis (chka). Les marges sont consi-dres comme trangres (iteki), barbares et peuples de pquenots (yasan-jiri). Celles du Nord, de l'Est et du Sud sont gographiquement bien identifies : le Nord correspond au Dewa, l'Est au Mutsu - la faade Pacifique du Thoku, de l'autre ct du Dewa - et le Sud au Nant, les les du Sud.

    Les marges du Thoku et au-del sont globalement appeles Emishi, et plus particulirement Ezo pour le Mutsu et Ebisu pour le Dewa15. Les habi-tants de l'actuelle Hokkaid sont connus sous le nom d'Emishi d'Oshima16. L'idogramme d'Oshima signifie l'le du passage, le dtroit de Tsugaru entre Honsh et Hokkaid symbolisant manifestement une sorte de Styx maritime ; la pninsule mridionale de Hokkaid porte d'ailleurs toujours ce nom d'Oshima. Les marges du Nord sont ensuite nommes Ezo, avec le mme idogramme. En fait, les lectures varies d'un mme idogramme ou, inverse-ment, les significations toponymiques varies donnes pour un mme ido-gramme compliquent la comprhension actuelle, d'autant que s'y ajoutaient des transpositions plus ou moins subtiles de la propre situation gopolitique chinoise, le rfrent culturel rcurrent.

    Le terme d'Ezo s'appliquera plus tard la seule Hokkaid, non sans variations. Jusqu' la cration, par dcret gouvernemental en 1869, sous Meiji, du nouveau nom d'Hokkaid ( La route de la mer du Nord), l'le fut dnom-me de multiples faons: Ezogashima (le d'Ezo), Ezogachishima (Les mille les d'Ezo ), Watarishima ( le du passage , autre lecture d'Oshima, cf. supra), Koshi no Oshima (L'le du passage travers; koshi = passage), Matsumae-shima ( les des Matsumae , cf. infra), Hokush ( Terre du Nord ). Les confusions viennent du fait que les tribus d'Emishi ou d'Ebisu ne corres-pondent pas forcment ni aux Ainus, ni la terre d'Ezo (qui porte le mme 13. Jun ITO, op. cit. 14. Akio YOSHIE, viter la souillure - Le processus de civilisation dans le Japon ancien,

    Annales HSS, mars-avril 1995, n 2, pp. 283-306. 15. Jun ITO, op. cit. 16. Naoyoshi NIINO, Kodai Thoku no hasha (Les matres du Thoku antique), Tky, Ch

    Kronsha, 1974.

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    idogramme qu'Emishi), et que l'tendue mme d'Ezo est gomtrie varia-ble, de plus en plus extensible mesure des dcouvertes et des explorations. Avant les expditions de Kond Jz (1771-1829) ou de Mamiya Rinz (1775-1844) la fin du xvme sicle, l'appellation d'Ezochi englobe ainsi ce qui est connu de Sakhaline et des Kouriles17.

    Dans les Histoires d'un temps maintenant pass du xie sicle (Konjaku monogatari-shi), le Nihon est dlimit d'un ct par les extrmits du Chinzei (Chinzei no hte) - Chinzei qui correspond Kysh signifie en gros Camp de l'Ouest - et de l'autre par les limites du Mutsu (Mutsu no kiwa: Mutsu = Thoku). Mais la faon dont les habitants du Tgoku (Pays de l'Est ), Toi, Ezo ou Fush, et ceux du sud de Kysh, les Hayato, comprennent alors le nom de Nihon n'est pas la mme que celle des habitants du Japon central de l'Ouest (centr sur Kyoto), puis de l'Est (centr sur Kamakura, prs de l'actuel Tokyo). Pour Amino,

    il est hors de doute que, mme si ces territoires taient considrs par les habitants de l'Ouest, centrs sur la Cour de Kyoto, comme tant l'intrieur du pays Japon, les habitants de l'Est sentaient certainement les choses diffremment, et cela joua indiscutablement un rle dans la fondation d'un tat par un nouvel empereur (shin tenn) dans le Tgoku (...), et plus tard dans l'instauration du shgunat Kamakura18. Les les occidentales jouent un rle important de relais avec le continent

    eurasiatique ces poques, non seulement spatialement mais aussi socio-culturellement. Elles ne sont pas classes dans un Ouest barbare, lequel, d'ailleurs, contrairement aux cts Nord, Est et Sud, n'existe pas. Les ambas-sadeurs du royaume Yamato qui se rendent la cour chinoise des Sui puis des T'ang, soit plus d'une vingtaine de missions officielles au total entre le vne et le ixe sicle, passent par l'une ou l'autre des les qui la composent : Iki, Tsushima, Hirado, Goto, Koshiki-jima ou Amami Oshima. Des sphres d'changes mari-times et insulaires s'organisent cette poque dans la priphrie surinsulaire19. Amino Yoshihiko relve qu'

    avec l'apparition de l'empire Tang sur le continent chinois, l'unification de la Core sous la dynastie Silla, l'mergence de l'tat Yamato dans l'archipel, des antagonismes se manifestrent entre ces tats qui parfois dbouchrent sur des oprations militaires. La mer fut peu peu perue par les classes dirigeantes de ces tats comme une frontire20 .

    17. Kenjir FUJIOKA et Shinsuke MINAMIDE, Kokudo (Le territoire national), Tky, Kond shuppansha, 1982, 292 p., pp. 22-23, p. 20.

    18. Yoshihiko AMINO, Deconstructing 'Japan', East Asian History, n 3, June, 1992, pp. 121-142.

    19. Robert BORGEN, The Japanese Mission to Ghina, 801-806 , Monumcnta Nipponica, xxxvn-i, 1982, pp. 1-28.

    20. Yoshihiko AMINO, Les Japonais et la mer , Annales - Histoire, Sciences sociales, 50-2, 1995. pp. 235-258.

  • LES-FRONTIRES, TERRITOIRES IMPOSSIBLES? 83

    B Le rle de la priphrie surinsulaire dans la fermeture et l'ouverture

    Dans l'ensemble, c'est bien un modle centre-priphrie qui se met alors en place l'chelle de l'archipel japonais, o les les loignes jouent un rle de tampon-frontire. Au tournant de l'an mil, la frontire est relativement nette du ct occidental, sur les ctes de Kysh et au large, en direction de la Chine et de la Core, quoique relativement conteste pour cette raison mme de proximit, notamment par la Core. Ct sud, sud-ouest, les Ryky ne sont pas incluses dans la sphre japonaise. Ct nord, nord-est, la zone frontire est de type/mis, marge mouvante et fluctuante, avec un limes peu matrialis dans l'espace et qui remonte progressivement vers le nord de la pninsule du Thoku.

    En de des considrations diplomatiques internationales ou du prestige de certains chefs, les notables de l'Ouest du Japon eurent cur de faire des concessions avec leurs partenaires corens pour sauvegarder leurs propres intrts dans la rgion. La cour corenne des Yi voit ces tentations autonomistes d'un bon il. Elle en profite pour mettre en place un systme visant contrler l'accs des Japonais dans la pninsule corenne. Au XVe sicle, les dlgus japonais doivent se munir d'une lettre d'introduction (shokei) qui est dlivre non pas par le gouvernement central japonais mais par le dlgu spcial (tanda) de Kysh et, finalement, par le gouverneur militaire (shugo) du fief concern.

    Cette pratique est certes typique de la fodalit, comme le remarque l'historien japonais spcialiste de cette priode, Tanaka Takeo, qui souligne que les droits divers associs la diplomatie et au commerce sont traits de faon prive21 . En fait, la cour corenne des Yi cherche court-circuiter le shgunat des Muromachi en s'adressant ses plus proches voisins japonais, les seigneurs de Kysh. Elle va mme plus loin puisqu'elle intgre le tshu (seigneur insulaire) de Tsushima dans son systme diplomatico-bureaucratique en lui confiant l'attribution d'un vritable visa coren de l'poque.

    Les pirates wak jourent aussi un rle de poisson-pilote pour briser les tentations protectionnistes de tel ou tel domaine. Ce fut le cas au milieu du xvie sicle l'encontre des Chinois, lorsque ceux-ci cherchrent limiter le commerce maritime avec l'tranger en fermant certains ports. Et, dans ces circonstances, les wak ne furent pas que japonais : leurs bandes taient aussi, et logiquement, largement composes de Chinois. Les pirates chinois com-mands par Wang Zhi tablissent ainsi leur quartier gnral sur les ctes japonaises Hirado, vieux repaire de wak, et dans les Goto, de mme que Teng Wen-chn Yobuko, dans la rgion de Matsu'ura. L'ensemble des populations maritimes du Japon, de Core et de Chine formait en fait cette poque une sorte de communaut transcendant les facteurs nationaux. Les wak taient partir du XVe sicle aussi bien des gens originaires des ctes de

    21. Kenneth R. ROBINSON, Re-drawing the Boundaries of Fifteenth Century Korean-Japanese Relations, Newsletter ojKorea Foundation, vol. 3, 2, 1994, pp. 28-30.

  • 84 Philippe PELLETIER

    Kysh que de l'estuaire du Yang Ts22. Fujimoto Tsuyoshi parle d'une rgion indtermine jusqu'au xvie sicle entre la pninsule corenne et le Nhonkoku23.

    Le Japon est politiquement unifi au cours du long xvie sicle . Cher-chant viter la colonisation par les missionnaires chrtiens et les marchands europens, le shgunat Tokugawa opte progressivement pour une politique de fermeture qui culmine avec les dits de 1643. 11 interdit le christia-nisme, la prsence trangre, la navigation en haute mer et le dpart des Japonais l'tranger. Du moins en principe, car il sait amnager deux issues: l'une, la plus connue, est celle de l'lot de Dejima, dans le port de Nagasaki, qui abrite des commerants, des diplomates ou des lettrs chinois et hollan-dais. L'autre correspond aux trois marges surinsulaires que constituent Ezo, Tsushima et les Ryky.

    Dans les trois cas, les fodaux qui en ont la gestion disposent de privil-ges particuliers, que n'ont pas les autres seigneurs. Leurs ressources peuvent chapper la taxation officielle, ils pratiquent ou tolrent la contrebande, ils gardent des liens avec l'extrieur : avec la Chine via Okinawa ou mme Ezo, avec la Core via Tsushima, avec les Ainu ou les Russes via Ezo. Ces espaces surinsulaires vont assurer pendant deux sicles une fonction de sas, la fois filtres et frontires, jamais barrires tanches et hermtiques.

    Le Japon ne fut donc pas coup du monde et repli derrire ce qui aurait t un bunker insulaire. Cette position de semi-repli et de dveloppement interne ne fut possible que par le contexte surinsulaire du pays dont les ressources halieutiques et l'espace marin finalement trs vaste lui permirent de possder un monde en soi et de fabriquer une civilisation propre, autant marque par l'htrognit que par l'homognit.

    D'ailleurs, l'expression mme de sakoku qui dsigne habituellement cette fermeture au cours de l're Edo, est en ralit relativement rcente. Sa pre-mire apparition atteste date de 1801. Elle relve d'un interprte japonais de Dejima, Shizuki Tadao (1760-1806), qui cre ce nologisme. La terminologie de sakoku-rei pour dsigner les dits de fermeture de 1633-1639 est donc totalement anachronique, et en partie abusive. L'expression officielle de l'po-que tait celle de kakin, interdictions maritimes, un terme emprunt aux Ming chinois, ou de go-kinsei, go-genkin, go-kin, interdictions . La distorsion smantique va mme plus loin puisque l'interprte de Dejima en question cherchait rsumer l'ide de fermer le pays (kuni wo tozasu) qui se trouvait dans la version hollandaise de L'Histoire du Japon d'Engelbert Kaempfer (1651-1716). Or cette version avait purement et simplement invent cette ide absente du texte original de Kaempfer24 ! 22. Pierre-Franois SOUYRI, Le Moyen ge japonais, Historiens & Gographes, n 344, 1994,

    pp. 133-149. 23. Tsuyoshi FUJIMOTO, Mo jutatsu no Nihon bunka (Encore deux cultures japonaises), Tky

    Daigaku Shuppankai, 1988. 24. Ronald P. TOBY, State and Diplomacy in Early Modem Japan - Asia in the Development oj the

    Tokugawa Bahuju, Stanford U. P., 1991, 310 p.

  • LES-FRONTIRES, TERRITOIRES IMPOSSIBLES? 85

    C Le mythe du shimaguni-ron

    Certes, contrairement l'archipel britannique qui fut envahi par les Romains puis par les Barbares, le Japon chappa, au moins dans son histoire connue, des conqutes trangres, si l'on excepte le cas rcent et particulier de l'occupation amricaine aprs 1945. On peut bien entendu voquer comme facteurs rdhibitoires toute tentative d'invasion l'loignement de l'archipel japonais vis--vis du continent, suprieur au Channel, la hardiesse des cou-rants marins, ou - version nationaliste des choses - la force des Japonais rsister aux menaces guerrires, grce aux kamikaze si besoin fut. Cette explication porte le nom de shimaguni-ron, ou thse de la construction de l'tat-nation dtermine par l'insularit.

    C'est dans ce sens que va, par exemple, l'historien Tanabe Eiz qui insiste sur le fait que l'une des principales caractristiques du Japon, qui le diffren-cie de la plupart des pays du monde est qu'il n'a pas de frontires communes avec d'autres nations, qu'il occupe une position l'cart au milieu des mers et qui, face l'objection sur l'Angleterre, rpond qu'il s'agit bien d'une le, mais qui n'est pas isole25 .

    Ou encore, l'anthropologue Ishida Eiichir (1903-1968), qui par ailleurs n'hsite pas remettre en cause les postulats chauvins sur l'endognie de la civilisation japonaise en participant, par exemple, aux travaux sur la thorie du peuple questre (cf. injra), met clairement en avant, sans l'analyser vraiment, le rle de l'insularit dans la particularisation de la culture japo-naise. 11 voque avec force la ralit gographique du dtroit de Tsushima , en insistant sur le fait que si beaucoup de choses sont passes du continent au Japon via la Core, il y en a autant, sinon plus, qui se sont diffuses jusqu' la pointe mridionale de la pninsule corenne mais qui n'ont jamais travers le dtroit pour aller au Japon26 .

    Ishida considre que l'une des deux caractristiques propres l'idiosyn-crasie de la culture japonaise rside dans la non-interruption d'une tradi-tion limite aux les japonaises pendant plus d'un millnaire. Mais il fait abstraction de la grande diversit culturelle qui existe dans ces les, l'int-rieur d'elles et entre elles, les japonaises dont on ne sait d'ailleurs toujours pas o elles s'arrtent ni o elles commencent. Et il oublie que l'autre caractristi-que de l'idiosyncrasie, savoir la diffusion de la riziculture irrigue, est prcisment contestable dans de nombreuses petites les...

    Mais, outre la question de cette absence de frontires communes qui est totalement discutable ou ambigu, comme on l'a vu, il ne faut pas oublier d'incriminer aussi les propres tendances gopolitiques de la Chine qui, pour diverses raisons, ont toujours t marques par l'obsession de garantir les 25. Eiz TANABE, Kaiy minzoku setsu no shi to shinjitsu ( Pomes et vrits sur les peuples

    marins), Ch Kron, juillet 1994, pp. 174-184, traduit et publi par Les Cahiers du Japon, n 63, printemps 1995, pp. 57-63.

    26. Eiichir ISHIDA, Nihon bunka ron (Trait sur la culture japonaise), Tky, Chikuma Shob, 1969.

  • 86 Philippe PELLETIER

    frontires terrestres intrieures - que l'on songe seulement la Grande Mu-raille. Les limites de l'espace chinois se dplaaient selon la puissance de l'Empire. Celui-ci n'tait pas dfini par des frontires prcises, mais par un systme d'organisation sociale, d'allgeance et de loyaut. Ce schma va perdurer trs longtemps, jusqu'au milieu du xixe sicle, et le gopoliticien Wei Yuan (1794-1856) va encore considrer en 1843 que les tats du systme tributaire sont aussi responsables de la protection des frontires de l'empire, mme s'il surestime largement ce type de coopration stratgique27.

    La conception mme des frontires maritimes en Chine exerce une influence sur la conception japonaise, conceptions qui rsultent d'une formalisation-territorialisation diffrente du pouvoir. Comme le souligne Marwyn Samuels, les frontires maritimes chinoises n'ont pas t, pendant longtemps, codifies en tant que telles, mais plutt en termes de critres fonctionnels tels que le niveau de piraterie, la taille des vaisseaux et de leur destination, etc.28. Il y a l une diffrence fondamentale avec la conception linaire qui sera fabrique en Europe occidentale lors de l'mergence des tats-nations absolutistes et rpublicains.

    Pour les Chinois, l'ocan a longtemps t considr comme incompati-ble avec une hgmonie dfinie selon des frontires terrestres, comme le remarque Christine Cornet29. Ce n'est qu'assez tard, sous les Qing, que la reprsentation traditionnelle chinoise de la frontire se modifie peu peu. L encore, comme au Japon, la pression de l'avance russe sur le front septentrional joue un rle dterminant. L'ide d'une frontire souple entre la civilisation chinoise et les barbares volua vers le concept de frontire comme dlimita-tion de l'Empire, et incluant, le cas chant, des barbares: l'Empire pouvait ventuellement se dfinir par ses frontires30. Coexistent alors deux notions de frontire: celle, traditionnelle, qui dfinit les limites en fonction des allgeances l'empereur, fixe de faon unilatrale puisque, selon la reprsen-tation gopolitique de la cour de Pkin, l'Empire n'avait pas de voisins ; et celle, moderne, qui rsulte d'une ngociation avec un voisin, et aboutissant muer la zone d'englobement en limite bilatrale31 .

    Avant cette poque, les rapports gopolitiques ont donc une autre tona-lit. L'historien Arano Yasutsune souligne avec juste raison que les interdic-tions maritimes des Tokugawa, tout comme celles des Ming en Chine et des Yi en Core, ont moins pour objectif une coercition vis--vis des populations de 27. Jane K. LONARD, Wei Yuan and China's Rediscovery oj the Maritime World, Cambridge, Mass.,

    Council of East Asian Studies, Harvard University Press, 1984, 276 p. 28. Marwyn S. SAMUELS, Contestfor the South China Sea, New York, Methuen, 1982, p. 70. 29. Christine CORNET, Wei Yuan et la conception chinoise du monde maritime , L'volution de

    la pense navale, Herv COUTAU-BGARIE, dir., Paris, FEDN/Economica, 1992, pp. 153-163. 30. Frdric LASSERRE, Stratgies gopolitiques chinoises autour de la mer de Chine du Sud, Thse de

    doctorat de gographie, Universit de St-tienne, 588 p., 1996(a), pp. 88-101 ; Le dragon et la mer, Montral, L'Harmattan, 1996b; op. cit., 1996 (a), p. 80, d'aprs Sabine Dabringhaus de l'Institut fur Ostasienkunde (Sinologie), Universit Ludwig-Maximilians, Munich, 1996a.

    31. Michel FOUCHER, Fronts et frontires - un tour du monde gopolitique, Paris, Fayard, 1988, 530 p., p. 287.

  • ILES-FRONTIRES, TERRITOIRES IMPOSSIBLES? 87

    chaque pays, au demeurant traits comme des sujets (jinshin) et non comme des ressortissants nationaux (kokumiri), qu'une garantie de coexistence pacifique et stable entre plusieurs puissances rgionales32. Et c'est seulement quand les puissances continentales non chinoises l'emportent, comme les Mongols con-tre lesquels fut prcisment btie la Muraille, et quand le minerai d'argent du Cipango commence devenir clbre, que le danger d'invasion du Japon se fait sentir, ce qui fut le cas avec Khubilai au xne sicle puis avec les Europens au xvie sicle, et par consquent que la ncessit de sa fermeture se fait plus forte.

    On le sait, ce sont les pressions occidentales, russes, britanniques, fran-aises et amricaines, trs fortes sur la priphrie surinsulaire, qui vont conduire, partir de 1853, la rouverture du Japon. Aprs la priode expansionniste du Japon, le Trait de San Francisco de 1951 propose comme date et comme espace plancher le territoire japonais antrieur au Trait de Shimonoseki de 1895, issu de la premire guerre sino-japonaise. D'aprs son article 2, le Japon renonce tous ses droits, titres et revendications sur (a) : la Core, incluant les les de Quelpart (Chejudo) , Port Hamilton (Komundo) et Dagelet (Ullungdo) ; (b) Formose et les Pescadores ; (c) les les Kouriles et la portion de Sakhaline et des les adjacentes sur lesquelles le Japon acquit la souverainet en vertu du Trait de Portsmouth ; etc.

    Les trois grands litiges territoriaux qui opposent actuellement le Japon ses voisins - la Chine avec l'archipel Senkaku (en japonais) ou Diaoyu (en chinois), l'Union sovitique puis la Russie avec les territoires du Nord (version japonaise) ou les Kouriles du Sud (version russe), la Core avec Takashima (en japonais) et Tok-to (en coren) - rsultent largement des ambiguts (Kouriles), des omissions ou des incertitudes (Senkaku, Takeshima) inhrentes ce trait, mais comme on va le voir avec le cas de Takeshima/ Tok-to, ils sont tout autant l'hritage d'une histoire et d'une gographie plus anciennes33.

    III - Le litige Takeshima/Tok-to

    Le best-seller coren de 1993 est un roman qui imagine une prochaine guerre entre le Japon et la Core. Son titre, L'hibiscus s'panouit (Mugon-hwa k'ochi piossumnid), version fleurie du martial Tora, tora, tora japonais de Pearl Harbor, est le nom de code choisi par l'arme japonaise pour

    32. Yasutsune ARANO, Shozaemon to Kinzaemon-chiiki to kinkai wo meguru dansh (Shozaemon to Kinzaemon - extrait littraire sur les interdictions maritimes et les rgions). Umi kara mita Ninon bunka - Umi to rett bunka (La civilisation japonaise vue de la mer - Civilisation de la mer et des les), vol. 10, Tky, Shogakkan, 1992, 610 p., pp. 407-446, pp. 410-411.

    33. Parmi la littrature abondante qui traite de ces litiges, on peut citer, pour la langue franaise, les travaux de Thierry Mormanne. Thierry MORMANNE, Pinacle et nullit en mer de Chine orientale, Ebisu, 12, janvier-mars, 1996, pp. 92-153; Images des Territoires du Nord, Hrodote, n 78-79, 1995, pp. 124-140, p. 129 ; Le problme des Kouriles : pour un retour Saint-Ptersbourg, Cipango - Cahiers d'tudes Japonaises, n 1, 1992, pp. 58-89.

  • 88 Philippe PELLETIER

    dclencher une attaque surprise contre le combinat sud-coren de Pudong. Les deux tats corens dcident alors de s'unir plus troitement, et le gouver-nement du Nord met la disposition du Sud son arme atomique... Apprenant l'imminence d'une riposte nuclaire, le gouvernement japonais recule...

    Ce roman de gopolitique fiction est riche de toutes les allgories brodes par l'actualit corenne: le Japon jaloux de la russite conomique corenne, l'ternel ennemi, l'agresseur sournois toujours tapi, la Core avide de s'unir politiquement et, face aux grandes puissances malveillantes, de se doter de l'armement nuclaire - instrument de souverainet politique, de fiert natio-nale et de dissuasion militaire... Le livre fut vendu plus de trois millions d'exemplaires. Le prtexte qu'il donne au Japon pour dclencher la guerre est celui de la possession des lots Tok-to/Takeshima. Il fait cho une chanson populaire du dbut des annes 1980, trs reprise dans les bars de karaok, qui donne de nombreux dtails gographiques sur ces lots et qui est intitule Tok-to est nous .

    A Liancourt, Tok-to ou Takeshima?

    Le toponyme de Takeshima (en japonais) et de Tok-to (en coren) signifie l' le aux bambous . Il dsigne une dizaine dllots bien groups, dont deux plus importants que les autres appels Otoko-jima ( le masculine ), ou Nishi-jima ( le de l'ouest ), et Onna-jima ( le fminine ) ou Higashi-jima ( le de l'est ). La surface totale n'excde pas les 0,23 km2. Situs dans la Mer du Japon, un peu au sud du 38 parallle (37 9' 30" N, 131 55' E), ils se trouvent quidistance (230 kilomtres) de la pninsule corenne et de Honsh et, nouveau clin d'ceil gopolitique de la gologie, quidistance des plus proches les corenne et japonaise : 145 kilomtres au sud-est d'Ullungdo, Utsury-t en japonais, (37 30' N, 130 53' E) et 157 kilomtres au nord-ouest d'Oki34.

    Rocheux, escarps, dnuds, inhospitaliers, ces lots sont inhabits et ne servent que de havre pour les pcheurs. Pratiquement pas d'eau potable, pas de richesses: seules les eaux environnantes qui sont poissonneuses et leur situation stratgique offrent un intrt matriel. Leur appartenance historique, leur localisation prcise et leur dnomination exacte offrent un mlange curieux d'interprtations multiples et d'erreurs topographiques. Suivant les sources, japonaises, corennes ou autres, tels ou tels aspects sont slectivement privilgis, bien entendu, ce qui n'ajoute pas la comprhension du pro-blme. Car problme il y a.

    34. Kilomtrage indiqu par : Zenkoku rit shink kygikai (Conseil national d'amnagement des les loignes) : Rit shink sanjnen shi (L'amnagement des les loignes, trente ans d'histoire), Tky, Rit center, 2 vol., 1990, 596 et 838 p., vol. 2, p. 181 ; Kawakami Kenzo donne d'autres chiffres: respectivement 50 et 90 miles. Kenzo KAWAKAMI, Takeshima no rekishi-chirigaku teki kenky (tude gographico-historique de Takeshima), Tky, Kokon-shoin, 1966, 208 p.

  • LES-FRONTIRES, TERRITOIRES IMPOSSIBLES ? 89

    En 512, Ullungdo, le situe mi-distance environ de Takeshima et de la cte orientale de la pninsule corenne, est trs officiellement conquise par Silla, l'un des Trois Royaumes corens de l'poque35. Selon certaines sources, Takeshima ferait partie du gain. Frquents par les pcheurs corens et japonais, les lots Takeshima deviennent au cours des sicles un objet de disputes constantes. Au dbut du XVe sicle, quatre ouvrages corens de gographie les mentionnent sous les deux noms d'Usando ( Llle de l'Outre -montagne ) et de Sanbongdo ( Llle aux trois sommets )36. Dans la mytholo-gie dynastique de la seigneurie S de Tsushima apparat une le d'Usa qui correspondrait cette Usando corenne. Sur la carte corenne des Huit provinces (Falto ch'ongdo), dj voque propos de Tsushima et ralise au tout dbut du XVe sicle, les lots Takeshima font partie de la Core.

    La carte japonaise dite du paravent (Nippon zu bybu), qui date de la deuxime moiti du xvie sicle, mentionne une le situe entre Oki et la pninsule corenne en la dsignant sous le nom d' Isotake-shima ( le aux

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    35. Cornlius OSGOOD, The Koreans and their Culture, Charles E. Tuttle, 1951, 378 p., pp. 184-185.

    36. Yi-wha Yi, d., Hankuk kenhundaisa sajon (Histoire contemporaine de la Core), Soul, Garam, 1990, 592 p., p. 93.

  • 90 Philippe PELLETIER

    bambous). Par ordre de Toyotomi Hideyoshi, elle est annexe au Japon sur les cartes japonaises la fin de ce mme sicle. En fait, il s'agit d'Ullungdo, o poussent effectivement beaucoup de bambous, et la rfrence toponymique aux bambous (take) ne fait qu'ajouter la confusion qui se dveloppera ultrieurement. En effet, au cours des deux sicles suivants, Ullungdo est gnralement appele Takeshima par les Japonais, qui dsignent alors les actuels lots de Takeshima sous le nom passe-partout et quelque peu abusif de Matsushima, L'le des pins, alors qu'il n'y a pas vraiment de pins sur ces gros rcifs.

    En 1635, le troisime dit japonais de fermeture du pays interdit la navigation l'tranger mais la situation vis--vis d'Ullungdo-(Iso)Takeshima n'est pas clarifie. La politique de la dynastie corenne des Yi consiste occuper de faon intermittente l'le d'Ullungdo. Suite la venue intempestive de Wak Ullungdo, un pcheur coren du nom de Hannyong-bo, rsidant Tongme, un port proche de Pusan, va rencontrer en 1693 le chef insulaire (tsh) d'Oki pour protester. Les deux se rendent ensuite auprs de l' intendant militaire (taishu) de Hki (actuel dpartement de Tottori, sur le littoral de la mer du Japon). L, Hannyong-bo aurait reu un document affirmant qu'Ullungdo et Tok-to (alias Matsushima = actuel Takeshima) appartiennent aux Corens.

    Puis il se rend une seconde fois auprs de l'intendant militaire de Hki pour se plaindre du vol de ce document par la seigneurie de Tsushima, qui l'aurait ensuite fait circuler dans une version arrange. Les S de Tsushima sont bien connus dans leur rle d'intermdiaires multiformes et de falsificateurs quasi patents (on les retrouve dans la querelle nippo-corenne du xvne sicle pour donner ou non le titre de roi au shogun japonais, o ils avaient arrang des idogrammes). L'intendant dcide alors de faire tuer quinze Japonais qui ont pntr dans Tok-to et demande aux Corens de ragir aussitt en cas de nouvel incident. Le Bakufu reconnat l'appartenance d'Ullungdo aux Corens et interdit aux Japonais de pcher proximit. Les quelques infractions qui ont lieu sont suivies de condamnations mort, et d'excutions. C'est la version corenne, contemporaine, des faits.

    Ct japonais, on considre que la visite sur Ullungdo, alors nomme Isotakeshima, n'est pas le fait de wak mais de deux marchands de Hki, ville du San'in, qui se sont rendus sur place en 1618 pour valuer les ressources halieutiques. On estime au contraire que l'appartenance corenne d'Isotake-shima n'est pas reconnue. Mais de quel document s'agit-il? Du vrai ou du faux? Y a-t-il un faux? Quant au vrai Takeshima, le Bakufu aurait donn les droits de son exploitation (pches, broussailles...) deux familles japonaises au dbut du xvne sicle et le document remis par les S de Tsushima au coren Hannyong-bo destination du gouvernement coren interdirait l'accs de l'le aux... pcheurs corens. En 1697, ce mme Bakufu promulgue un dit interdisant la navigation lointaine (enk), qui englobe la rgion et interdit spcifiquement aux deux familles en question d'utiliser Takeshima.

  • ILES-FRONTIERES, TERRITOIRES IMPOSSIBLES? 91

    La carte de Nagakubo Sekisui (Nipponyochi rote zenzu, 1775 et 1779, cf. supra) est probablement la premire carte japonaise mentionner Matsushima et Takeshima (indiqu galement sous le nom de Isotakeshima), mais en les rapprochant normment : grosso modo 37 8 N et 132 E pour Takeshima, et 37 6 N et 132 20' pour Matsushima, un peu dcal vers le sud-est, donc. Ces coordonnes de Matsushima correspondent toutefois aux relevs actuels de Takeshima. Cela implique que les cartographes japonais de l'poque avaient connaissance de deux les distinctes mais que l'une des deux, celle qui devait tre plus proche de la Core, est trs mal localise. L'interprtation actuelle peut donc estimer qu'il ne s'agit pas d'Ullungdo et que l'appartenance japo-naise est prouve. La carte de Nagakubo signale que les deux les appartien-nent au pays d'Oki en zumo. On retrouve le regroupement Takeshima-Matsushima dans des cartes japonaises ultrieures, comme celle de Yasuda Raish en 1831, ce qui laisse aussi penser que ces deux noms et ces deux les mises ensemble peuvent en fait s'appliquer aux deux principaux lots de l'archipel Takeshima.

    Malgr les apparences, le Bakufu semble laisser dans le flou la question de l'appartenance de Takeshima par une politique de no man's lan. Cette politique est conforte par celle, trs semblable, que les Yi appliquent eux-mmes Ullungdo sous le nom d'le vide, inoccupe. Mais ne s'agirait-il pas de la mme le, ambigut permise par les confusions toponymiques ?

    Comment se fait-il, en effet, que le Matsushima d'autrefois soit devenu le Takeshima d'aujourd'hui, et que le Takeshima d'autrefois soit devenu Ullungdo ? En fait, la confusion est aggrave par l'intervention des navigateurs europens et leurs relevs topographiques37. Jusqu' la seconde moiti du xvme sicle, ni Takeshima, ni Ullungdo ne figurent sur les cartes europennes, alors que l'archipel Oki est systmatiquement trac. Le 27 mai 1787, les deux navires de l'expdition de La Prouse, qui remontent la mer du Japon vers le nord-est, dcouvrent Ullungdo et la baptisent Dagelet. En 1789, l'explorateur britanni-que James Colnett pense dcouvrir une nouvelle le, qu'il baptise Argonaut, mais il s'agit d'Ullungdo. L'expdition de la marine britannique commande par William Broughton en 1797 rpte cette erreur en donnant des relevs fantaisistes38.

    Plus tard, Klaproth assimile Takeshima, Dagelet et Ullungdo, sans trop de certitudes toutefois. D'aprs lui, une le situe une distance considrable de la cte de la Core est appele Takeshima par les Japonais, mais aussi Sensankoku ( Royaume des mille montagnes ) en japonais, et encore Yu ling tao en chinois c'est--dire Ullungdo en coren. Elle est habite moiti par des

    37. Seisabur TAMURA, Shimanc-ken Takeshima no shinkenky (Nouvelles tudes sur Takeshima, dpartement de Shimane), Matsue, Hksha, 1965, 165 p.

    38. Ce rle de Broughton avanc par Akioka Takejir est notamment dmenti par Kenzo KAWAKAMI, op. cit. Takejir AKIOKA, Nihon-kai seinan no Matsushima to Takeshima (Dans le sud-ouest de la mer du Japon: Matsushima et Takeshima), Shakai chiri, 27, aot 1950.

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    Corens, moiti par des Japonais. 11 parat que c'est l'le de Dagelet dcouverte par La Prouse39 .

    Mais sur plusieurs cartes europennes du dbut du xixe sicle apparais-sent deux les distinctes, Argonaut (ou Argonaute) et Dagelet. Sur la carte de la Core et du Japon du New General Atlas de Thomson, en 1815, Argonaut correspond ainsi l'actuel Ullungdo, mais plus prs de la ct corenne, Dagelet l'actuel Takeshima, mais galement un peu trop dcal vers l'ouest et trop loign d'Oki40. L' Atlas universel de Gographie de Bru (Paris, 1822) effectue le mme positionnement, mais en moins exagr et avec les coordon-nes en latitude et longitude. C'est--dire qu'il donne Dagelet avec la bonne latitude, celle de l'actuel Takeshima, mais avec la longitude d'Ullungdo. Avant l'invention du chronomtre marin de Harrison en 1762, il est en effet difficile de calculer la longitude avec prcision, et il faut attendre 1875 pour l'adoption du systme mtrique puis 1884 pour celle du mridien de Greenwich comme mridien d'origine, ce qui explique en partie les approximations.

    Pour Kawakami Kenzo et Tamura Seisabur, une erreur de relev godsique explique pourquoi les deux noms et les deux les apparaissent sur les cartes maritimes de l'poque, alors qu'il s'agit de la mme le. La localisation, en partie juste, de Bru laisse toutefois supposer que les Europens distin-guaient bien deux les et avaient connaissance de Takeshima, contrairement ce que suppose Kawakami Kenzo.

    La carte du Japon de Von Siebold, date de 1840, est un tournant dans la connaissance cartographique de ces les de la mer du Japon car elle tente de donner des prcisions. Dagelet y est trac proximit du Japon, avec, nomm-ment, les relevs de La Prouse (37 25' N, 130 56' E), et Argonaute proximit de la Core, avec, toujours nommment, les relevs de Broughton (38 52' N, 129 30' E). Pour Von Siebold, qui s'appuie galement sur la cartographie japonaise, Dagelet correspond Matsushima (= actuel Takeshima/ Tok-to) et Argonaute Takeshima (qu'il crit Takashima) (= actuel Ullungdo). Il intervertit en fait les choses, en les compliquant : la position de Dagelet-Matsushima est celle de l'actuelle Ullungdo, mais sans le nom correct de Takeshima qui est attribu un autre lieu. Cette erreur sera lourde de consquences car souvent reprise et amplifie. Argonaute n'existe pas, Dagelet oui, Takeshima non.

    En 1849, un navire franais, probablement un baleinier, qui croise dans la mer du Japon dcouvre des lots qu'il baptise de son nom : les rochers Liancourt. En 1854, un navire russe du nom de Pallada vient effectuer des relevs prcis : d'aprs Tamura Seisabur, il annonce que les rochers Liancourt correspondent Dagelet, il confirme l'exactitude des relevs effectus sur

    39. J. KLAPROTH, San kokf tsou ran tosets ou Aperu gnral des trois Royaumes de Rinsije, 1832. Traduction de l'original japonais-chinois, Paris, The Oriental translation Fund, 290 p. Heinrich Julius Klaproth (1783-1835), orientaliste prussien, a repris la traduction sinise (= Rin) du patronyme japonais de Hayashi.

    40. Pour les cartes mentionnes, sauf celle de Bru, cf. Kawakami KENZO, op. cit.

  • LES-FRONTIRES, TERRITOIRES IMPOSSIBLES? 93

    Dagelet, qu'il s'empresse de rebaptiser du nom de Menalai-Olivtsa, mais il ne dit rien sur Argonaute. D'aprs Kawakami Kenzo, il prcise au contraire la localisation d'Ullungdo, montrant ainsi l'inexactitude des relevs d'Argonaute que James Colnett avait abusivement confondue avec elle. En 1855, une corvette britannique redcouvre les rochers Liancourt et les baptise de son nom : Hornet Islands (37 14' N, 131 55' E). Ce sont eux qui correspondent aux actuels lots Takeshima/Tok-to.

    La non-confirmation d'Argonaute par l'expdition russe et la multiplica-tion des toponymes laissent le commodore amricain Perry perplexe, qui consulte les cartes japonaises. Il demande alors son cartographe, l'allemand Wilhelm Heine, de mentionner sur l'emplacement jusque-l estim d'Argonaute l'indication de nicht Vorhanden ( non existante ). En consquence de quoi, la carte de Heine de 1856 indique successivement d'ouest en est, de la pninsule corenne jusqu' Honsh, les les suivantes: Dagelet (oder Matsushima), Hornet et Oki.

    Sur les cartes suivantes, le nom d'Argonaute disparat, celui d'Ullungdo apparat et il est confirm comme correspondant Matsushima. Autrement dit, Ullungdo porte trois noms: Matsushima, le nouveau, Takeshima ou Takashima, l'ancien nom japonais qu'a relev Von Siebold, et Dagelet qu'avait donn La Prouse, et que Heine confirmait. Difficile de s'y retrouver, non? Dans sa Gographie Universelle, Elise Reclus, qui s'appuie sur plusieurs sources europennes, considre comme quivalents les trois toponymes d'Ollonto, de Matsou sima et de Dagelet41. C'est le point de vue adopt l'poque par la plupart des cartes europennes, o, en outre, Liancourt et Hornet sont confondus.

    Mais, soulignent les sources japonaises, il n'y a jamais eu de confusion pour les pcheurs japonais du San'in qui ont toujours dsign Ullungdo sous le nom de Takeshima, mme aprs que cette le a t rebaptise Matsushima, ni pour l'tat-major de l'arme de terre dont la carte de 1872 indique Takeshima pour l'le la plus proche de la Core et Matsushima pour l'le la plus proche du Japon42. Sur plusieurs cartes japonaises s'chelonnant de 1811 (carte d'Asano)

    1882 (carte de Kimura), Matsushima est du ct d'Oki et Takeshima du ct de la pninsule corenne43. Mais d'autres cartes, comme celle du mme tat-major de 1875, mettent plusieurs idogrammes pour dsigner Ullungdo: U, take, matsu. D'autres encore subissent l'influence de la toponymie des cartes occidentales, et le nom de Liancourt apparat.

    4L Elise RECLUS, Nouvelle Gographie Universelle, volume vu - L'Asie orientale, Paris, 1882, 890 p., p. 661.

    42. Seisabur TAMURA, op. cit. 43. Kenzo KAWAKAMI, op. cit.

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    Le gouvernement japonais estime qu'il faut rapidement clarifier cette polysmie. cette poque, la Core est en train de tomber sous la coupe du Japon. Aprs une dmonstration de force militaire, le Japon de Meiji lui inflige le mme sort qu'il a subi de la part des puissances occidentales sous le shgunat: un trait ingal, celui de Kanghwa du 26 fvrier 1876, qui prvoit l'ouverture force de ports corens au commerce japonais, des droits d'extra-territorialit, etc. Ce trait est cyniquement nomm Trait d'amiti nippo-coren par la partie japonaise, alors que la Core tente dsesprment de maintenir sa politique de fermeture, pratiquement de la mme manire que le faisait le Japon des Tokugawa. L'une de ses clauses prvoyant l'autorisation pour le Japon d'effectuer le relev topographique des ctes corennes, un navire militaire japonais confirme en 1880 que le Matsushima des cartes

  • LES-FRONTIRES, TERRITOIRES IMPOSSIBLES? 95

    maritimes civiles et le Takeshima vernaculaire ne font qu'un, c'est--dire qu'il s'agit d'Ullungdo. Par consquent, Ullungdo fut dsign par Matsushima sur les cartes de la marine militaire japonaise, et par Takeshima sur les cartes civiles. Celles-ci nomment par contre l'actuel Takeshima du nom de rochers Liancourt (Riyankru retsugan ou Riyankruto retsugan), tandis que les Japo-nais du San'in persistent les appeler... Matsushima.

    Date capitale en fvrier 1905 : le ministre de l'Intrieur japonais dcide de rattacher les rochers Liancourt au dpartement de Shimane et de les baptiser... Takeshima. L'intention est claire. Au moins sur le plan stratgique : le Japon est en pleine guerre contre la Russie, Port-Arthur est tomb dans ses mains, et la flotte russe de la Baltique est en chemin vers Vladivostok... Elle n'arrivera pas jusque-l, ni mme jusqu' Takeshima prvu comme point d'appui pour les forces japonaises puisqu'elle sera dfaite, fin mai 1905, au large de Tsushima. Quant l'appellation de Takeshima, il ne faudrait pas y voir un quelconque machiavlisme visant propager la confusion pour guigner Ullungdo (ex-Takeshima dans le vernaculaire historique) au dtriment de la Core (qui n'est pas encore vritablement colonise), mais simplement le raisonnement obstin de quelque militaire: puisqu'Ullungdo est appel Matsushima sur les cartes d'tat-major, eh bien les rochers Liancourt pren-dront le nom-ftiche de Takeshima !

    B Pas de ptrole... mais de l'halieutique, du stratgique et du nationaliste

    On le voit, l'affaire est passablement embrouille. Mais aprs 1945, chaque tat semble sr de son droit territorial. Dans un contexte d'pres ngociations sur les rapatriements respectifs de leurs ressortissants, de conflits sur les droits de pche, sur les proprits japonaises en Core et sur l'apparte-nance de Takeshima/Tok-to, le gouvernement sud-coren se retire finalement de la confrence prparatoire du trait de San Francisco. Le trait lui-mme laisse la question de Takeshima en suspens, bien que des textes prliminaires considrent les lots comme hors de la souverainet japonaise.

    Des ngociations bilatrales dbutent entre le Japon et la Core en 1951, mais elles s'interrompent quelques mois plus tard car, en janvier 1952, le prsident sud-coren Li Sung-man (Syngman Rhee) proclame la souverainet de son pays sur la zone maritime rige par le gnral Mac Arthur pendant la guerre de Core (1950): c'est la fameuse ligne Rhee, appele Ligne de paix (Peace Line) par le gouvernement coren parce qu'elle tait cense favoriser la paix avec l'tat japonais. Elle inclut Takeshima (= Tok-to). Les ngociations nippo-corennes reprennent en fvrier 1952. En juillet 1953, des policiers corens font feu sur un patrouilleur japonais proximit de Takeshima. Le ministre japonais des Affaires trangres affirme que Takeshima fait partie du territoire japonais.

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    En aot 1954, le gouvernement coren achve la construction d'un phare sur Takeshima et installe une petite garnison, qui est toujours prsente. En septembre de la mme anne, l'tat japonais propose de porter le diffrend devant la Cour de justice internationale de La Haye mais son homologue coren refuse. En septembre 1959, un commando japonais d'extrme-droite tente de prendre pied sur les lots, mais en vain. Malgr le trait nippo-coren de 1965, l'abolition de la ligne Rhee et l'ensemble des accords suivants qui rglent grosso modo la quasi-totalit des frictions mutuelles, le sujet reste une pomme de discorde entre les deux tats et rebondit rgulirement. L'essentiel pratique, toutefois, est conclu : l'accord de pche, qui bon an mal an et malgr les frictions, fonctionne toujours... Ainsi, en juillet 1977, lorsque l'tat japo-nais exerce ses droits de pche sur la ZEE, il s'abstient de dfinir prcisment les limites de celles-ci avec la Core (et avec la Chine).

    Sur le plan juridique, le Japon estime que l'incorporation de mai 1905 n'est pas une annexion et que la philosophie amricaine du Trait de San Francisco du retour aux frontires japonaises d'avant l'expansionnisme (date-butoir du trait de Shimonoseki de 1895) ne s'applique pas ce cas. Et d'arguer l'appartenance historique, laquelle prtend galement le gouverne-ment sud-coren. Le statu quo fut toutefois de rgle dans une rgion o l'on n'a pas encore dcouvert de ptrole... moins que l'hibiscus nationaliste ne finisse par s'panouir vraiment... Ou que de nouvelles politiques se dessinent.

    C'est ce qui arrive au dbut de 1996. Le 28 fvrier 1996, l'tat sud-coren applique la ratification de la Convention internationale sur le droit de la mer. Dans le mme temps, ct japonais, le tout nouveau gouvernement dirig par Hashimoto Rytar dcide d'appliquer strictement la limite de la ZEE dans la mer du Japon, en englobant la zone de Takeshima. Le gouvernement sud-coren considre cette politique comme une ambition des Japonais d'largir leur territoire44 . Le ministre japonais des Affaires trangres proteste officiel-lement le 9 fvrier contre la construction d'une jete par les Corens sur Takeshima, en affirmant que les les sont, historiquement, et au regard de la loi internationale, une partie intgrante du Japon45. Peu aprs, l'arme sud-corenne effectue quelques exercices autour des les, et un groupe de Corens affiche leur intention d'y riger un mmorial clbrant la dcolonisation de la Core. Ct japonais, les pcheurs manifestent. Un porte-parole de la puissante Fdration nationale des associations de coopratives de pche (Zengyoreri), Ichimura Takanori, affirme que la diminution globale de la pche japonaise (8 millions de tonnes en 1994 contre 13 millions au milieu des annes 1980, soit une diminution de 40 %) est due la surpche effectue par les pcheurs chinois et sud-corens et que, pour lutter contre cela et la disparition de certaines espces de poisson, il faut instaurer une stricte dlimitation de la ZEE. Bien entendu, certains commentateurs soulignent que les pcheurs japo-nais avaient largement surpch au large de la Core au cours des dcennies prcdentes et que c'est un juste retour des choses, cologiquement et 44. Ara du 26/2/1996, traduit par Japon Actualits, n 140, 27/2/1996. 45. The NikkeiWeekly du 19/2/1996.

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    conomiquement parlant. Ichimura le reconnat, mais rpond qu'il faut se tourner vers le futur46.

    Le 28 fvrier 1996, une manifestation de pcheurs rassemble plus de 6 000 personnes Tky. On remarque la prsence des secrtaires gnraux de trois partis politiques et d'un secrtaire d'un autre parti. Les diffrents responsables demandent au gouvernement d'appliquer au plus vite la dlimi-tation de la ZEE. Les pcheurs de Shimane insistent sur le fait que Takeshima fait partie du territoire japonais47.

    Soucieux d'viter une escalade imprvisible, les gouvernements coren et japonais dcident de reprendre le dialogue, de mettre de ct ce point liti-gieux, et d'aborder plus globalement le problme de la dlimitation des ZEE respectives, ventuellement avec l'aide d'un pays tiers comme mdiateur ainsi que le prvoit la nouvelle lgislation internationale sur la mer. Mais, con-trairement aux litiges territoriaux avec la Chine et la Russie o des accords conomiques ont t trouvs, il semble difficile de dissocier dans ce cas question territoriale et question conomique car les sentiments corens vis--vis du Japon restent beaucoup plus passionns, voire hostiles. Les nouvelles dclarations d'hommes politiques japonais, qui soulignent rgulirement, et de plus en plus frquemment, les aspects positifs de la colonisation japonaise en Core, n'arrangent pas les choses. Comme nous l'avons vu avec les Senkaku/ Diaoyutai, le gouvernement japonais annonce, le 20 juillet 1996, son intention d'appliquer la Convention, et donc la dlimitation en ZEE. Dans une dclara-tion du 12 aot 1996, le porte-parole du gouvernement nord-coren affirme que Tok-to fait partie depuis autrefois de notre territoire, et il n'est absolu-ment pas ncessaire de reconnatre un problme de souverainet nationale sur cette le48.

    En outre, dans un contexte de concurrence internationale accrue, les enjeux conomiques lis la pche dans la mer du Japon se durcissent. Enfin, de faon sous-jacente, mais jamais clairement voque par les gouvernements respectifs, TakeshimaTok-to demeure un endroit stratgique privilgi pour contrler la route maritime emprunte par les navires qui se dirigent vers le port russe de Vladivostok et dont le plus court chemin passe proximit immdiate de ces lots rocheux.

    IV - Une conception moderne ou dpasse de la frontire ? Au-del de leurs aspects stratgiques, militaires, diplomatiques, nationa-

    listes ou symboliques, les litiges surinsulaires renvoient tous, peu ou prou, l'appropriation des ressources halieutiques, enjeu gopolitique fondamental. Le problme de la dfinition des frontires insulaires est en fait celui des frontires maritimes.

    46. The Nikkei Weekly du 26/2/1996. 47. The Nikkei Weekly du 4/3/1996. 48. Asahi Shimbun du 13/8/1996, p. 7.

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    A Uauto-limitation contemporaine du territoire marin

    On connat l'importance constante de l'halieutique dans l'alimentation et l'conomie japonaises. Malgr l' occidentalisation rcente de la nourriture la consommation de produits marins reste considrable, mieux, elle aug-mente, passant de moins de 30 grammes par jour et par habitant en 1930 80 grammes en 1960 et 100 grammes en 1990. Les pcheries japonaises dpassant largement les ctes nationales, le Japon a toujours cherch se garantir l'accs aux eaux internationales. Cette ncessit s'accrut avec la croissance dmographique et le progrs des mthodes de pche, qui largirent les champs d'activits, et la concurrence pour le contrle des ressources naturelles. L'tat japonais se devait donc de restreindre les prtentions territo-riales sur ses propres eaux pour ngocier l'accs aux eaux internationales ou trangres. Les industriels de la pche japonaise ayant acquis une rputation de pilleurs des mers, une politique trop nationaliste en la matire s'avrait peu recommandable. En outre, cause de la trs grande proximit du talus continental et de fosses marines profondes, l'tat japonais ne s'est jamais souci de la revendication des plates-formes continentales comme limites territoriales et maritimes depuis que le problme s'est impos internationalement la fin du xixe sicle.

    Pour ces raisons, loin de dfendre une politique d'extension des eaux territoriales, l'tat japonais a pendant longtemps soutenu une position in-verse. Ds 1870, il accepte la dlimitation internationale minimaliste de trois milles nautiques pour les eaux territoriales, soit environ cinq kilomtres. Il confirme sa position la Confrence de La Haye en 1930, alors qu'il conduit sur terre une politique expansionniste; il la maintient nouveau lors de la Confrence des Nations Unies sur la juridiction maritime, dite UNCLOS I, en 1958. Avec la mondialisation de l'conomie, l'extension de la navigation internationale et l'exploitation des fonds marins, les problmes sont de plus en plus complexes. Dans le mme temps, l'tat japonais affronte des exigences plus ou moins opposes entre la politique trangre et la politique intrieure, entre les diffrentes stratgies et intrts conomiques des petits pcheurs locaux, des grandes socits de pcheries, des socits de navigation et des industriels importateurs. Les diffrentes administrations, soucieuses de pr-server leur propre poids politique au sein de l'tat, voluent parfois en contradiction avec les intrts qu'elles sont censes reprsenter.

    Cette complexit, commune sous diverses formes tous les pays, provo-que l'chec de I'UNCLOS II en 1960. Ds sa premire session de 1973 et sous la pression des pays en voie de dveloppement, I'UNCLOS m propose alors l'adop-tion d'une Zone conomique exclusive (ZEE) de 200 milles partir des ctes (200 kair no haitatekina keizai suik). Le gouvernement japonais s'y oppose, mais devient rapidement seul sur cette position, tel point que le Japon tait connu dans les confrences de I'UNCLOS SOUS le sobriquet de except one . L'application unilatrale de la proposition par certains pays aussi puissants

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    que les tats-Unis en 1976, suivis par l'Union sovitique et par la Commu-naut europenne, l'amne changer radicalement de position. En 1977, le gouvernement japonais reconnat finalement la limite territoriale maritime de 12 milles (19,3 kilomtres), ainsi que la limite de la zone conomique exclu-sive de 200 milles (370,4 kilomtres). Il finit par ratifier le 7 fvrier 1983 la convention de I'UNCLOS m conclue en 1982 au bout de la dixime session49.

    Au niveau interne, ce revirement apparat comme un compromis entre le ministre de l'Agriculture, des Forts et de la Pche, qui dfendait la premire dlimitation, et le ministre des Affaires trangres qui dfendait la seconde. L'volution du gouvernement japonais est nanmoins insparable des modifi-cations intervenues dans la rpartition des zones de pche japonaise. Au dbut des annes 1970, prs de la moiti de cette pche provenait en effet de ZEE trangres : 45 % en 1970, 43,7 % en 1974. Puis ce chiffre n'a cess de baisser (29,9 % en 1977) pour chuter 9 % en 1989. Cette proportion n'a gure chang depuis, pendant la premire moiti des annes 1990. Par contre, le Japon tire dsormais plus de la moiti de sa pche de sa propre ZEE. La dcision tatique et l'volution halieutique japonaises se sont en quelque sorte rpon-dues, et il est mme probable, au vu d'une observation plus attentive des statistiques de production, que ce soit la seconde qui ait surdtermin la premire. Il y a probablement eu anticipation des grandes compagnies de pche japonaises. La ncessit de garantir la scurit des grandes routes maritimes internationales a galement, et enfin, pes de tout son poids dans les choix politiques, attnuant forcment les revendications sur les seules pcheries.

    L'adoption des limites internationales maritimes a bien videmment d'im-portantes rpercussions sur la priphrie surinsulaire puisque les les les plus loignes de Hondo deviennent les lieux ultimes de rfrence pour les dlimi-tations, ce qui ne va pas sans problmes. De fait, tous les litiges territoriaux surinsulaires inclus tournent autour du problme de la dlimitation des ZEE et concernent des questions de pche. Mais il faut soigneusement dissocier les deux lments, comme le fait d'ailleurs la vie. En effet, comme il est difficile-ment imaginable que les pcheurs des diffrents pays incrimins cessent leurs activits et dlaissent les zones litigieuses, la seule voie possible est celle d'un accord portant uniquement sur l'activit halieutique et laissant de ct les problmes de souverainet. Aussi bien pour Takeshima-Tokto, pour les Senkaku-Diaoyu que pour les Kouriles, ce principe a fonctionn.

    Au dpart, les pcheurs et les surinsulaires japonais taient plutt m-contents de la ZEE50. Mais, depuis, la situation a volu. Les pcheurs japonais doivent faire face une surpche dans toutes les mers qui entourent le Japon,

    49. Tsuneo AKAHA, 1985, Japan in Global Ocan Politics, Honolulu, University of Hawaii Press, 1985, 230 p.

    50. Sawako ARIYOSHI, Nihon no shimajima - mukashi to ima (Les les du Japon - autrefois et aujourd'hui), Tky, Sheisha, 1981, 384 p. ; rdition (1993) : Chk Bunk, 498 p.

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    un phnomne dont ils sont en partie responsables mais de moins en moins, car il faut maintenant y ajouter les flottes corennes et chinoises qui se sont modernises. La surpche touche dsormais leurs propres eaux, japonaises. Ce sont maintenant les voisins qui viennent clandestinement les piller, ce qui cre de nombreuses tensions. Du coup, le milieu des pcheurs a chang de cap et prne dsormais un strict respect des ZEE, ce qui, comme on l'a vu avec les chiffres de la pche, correspond la propre mutation de leur production.

    Dans le mme temps, les trois pays riverains, la Chine, la Core du Sud et le Japon doivent mettre en application la convention internationale sur le droit de la mer, une chance qui arrive en 1996 conformment leurs engage-ments. Les tats sont dsormais contraints, vis--vis de l'extrieur comme de l'intrieur, de dlimiter strictement leur zone. Jusque-l, l'tat japonais n'avait publi aucune carte officielle de dlimitation des ZEE. Dans la pratique et sur certains documents, il laissait plusieurs zones dans le flou, notamment la partie situe l'ouest du 135 Est de longitude, pour ne pas avoir de probl-mes avec la Core du Sud. Mais plusieurs dclarations officielles japonaises indiquent un changement de politique sur cette question. Et un net regain de tension se manifeste autour des les loignes litigieuses.

    B La gopolitique japonaise des litiges surinsulaires travers les diffrents cas, on comprend la complexit des conflits

    territoriaux o se mlent moult enjeux et maintes rfrences, aussi bien historiques que gographiques, juridiques que diplomatiques, conomiques que politiques. Tout est sujet discussion, et contestation. Mme la toponymie, d'apparence si neutre pour le commun des mortels, revt des implications cruciales, puisqu'elle renvoie des prises de connaissances historiques, des dcouvertes et des prises de possession territoriale. On le constate avec l'exemple le plus brlant des Territoires du Nord (version japonaise) et des Kouriles du Sud (version russe), mais on peut galement citer l'enjeu toponymique et gopolitique, plus interne cette fois, que pose la dnomina-tion des Ryky-Okinawa-Nansei, etc. Bien sr, ce n'est pas un phnomne unique au monde. Mais la complication qui s'ajoute ici tient l'usage de l'criture idographique qui, comme on peut le voir dans le cas des Diaoyu-tai, ne prjuge pas la prononciation. Elle ne dtermine donc pas l'apparte-nance linguistique, en quelque sorte, ni, par consquent, l'appartenance ethno-politique.

    La topographie littorale ou sous-marine est elle aussi sujette diverses interprtations, malgr, l encore, les apparences de neutralit. Tout dpend non seulement du point de vue que l'on choisit, point de vue au sens propre, c'est--dire la partie du sol d'o l'on se place et que l'on prend en compte comme point de dpart, mais aussi des configurations sous-marines sur lesquelles essaient de se fonder les juridictions internationales. La dpression profonde d'Okinawa joue ainsi en dfaveur du Japon propos des Senkaku/

  • LES-FRONTIRES, TERRITOIRES IMPOSSIBLES? 101

    Diaoyutai mais aussi propos de Danjo-gunt et Tori-shima, alors que l'ambi-gut d' appartenance historique qui existe dans le premier cas est absente dans le second. Pour Takeshima/Tok-to, l'ocanographie est de moindre ressort. Pour les Kouriles, ce sont les considrations topographiques de sur-face qui jouent, mais c'est l'histoire qui cherche l'emporter avec, de surcrot, les problmes de traductions et d'interprtations lis aux textes originaux des traits rdigs en franais.

    De mme que la gographie au sens strict est sujette des diffrences d'interprtations, l'histoire l'est tout autant, sinon plus encore puisque les sources peuvent varier, manquer, diverger. Tout dpend de l'poque que l'on prend comme rfrence. Mais l'antriorit, habituellement reconnue comme principe fondateur et immarcescible, est loin d'tre facile dterminer prci-sment quand les crits sont pars, les rfrences confuses, les priodes antiques obscures et que les recherches archologiques pataugent. Le droit lui-mme, qui tente de s'appuyer sur cette gographie et cette histoire bien modulables, n'est pas dnu de variations puisqu'il prvoit toujours des exceptions, ou des solutions de retranchement elles-mmes discutables en cas de litige. Comme toujours, il y a la rgle et la pratique: les rgles et les pratiques, devrait-on dire.

    Ainsi, les principes qui sont dclars comme intangibles, irrmdiables ou sacrs dans une situation sont brusquement oublis, nis et remplacs par d'autres dans une situation autre. Si l'on s'en tient au seul cas de l'tat japonais, on constate que, pour lui, il n'existe pas de problme des Senkaku, puisqu'il occupe ces les, et que par consquent la proposition chinoise de suspendre (tanaage) la question en attente de la rgler dans le futur n'est pas valable : c'est exactement la position qu'adoptent I'URSS puis la Russie propos des Kouriles, pour lesquelles il n'y a pas de problme.

    Les acteurs ne sont pas, de surcrot, toujours les mmes. Ce qui est logique pour toute volution historique qui voit passer les hommes et les femmes, l'est peut-tre moins en apparence pour ces litiges territoriaux puis-que c'est la force publique, politique, diplomatique et/ou militaire, largement anonyme, qui semble l'emporter. En fait, les acteurs privs, individuels ou collectifs, locaux ou venant parfois de plus loin, jouent aussi leur rle. C'est net au Moyen-ge, alors que la puissance publique n'est pas aussi dtermine que de nos jours, lorsque les vassaux de la priphrie surinsulaire mnent leur propre politique. C'est encore vrai aux poques moderne puis contemporaine, lorsque tels groupes de pcheurs, comme Takeshima, ou tels groupes de colons, comme aux Senkaku, qu'ils soient d'ailleurs japonais ou chinois, prennent l'initiative. C'est toujours vrai aux moments les plus rcents lorsque les puissantes compagnies ptrolires et autres consortiums font pression sur la puissance politique. C'est plus direct