Titus n'Aimait Pas Be Re Nice

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GONCOURT 2015

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  • Titus naimait pas Brnice

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  • DU MME AUTEUR

    Mre agite, Seuil, 2002Cest lhistoire dune femme qui a un frre, Seuil, 2004Les Manifestations, Seuil, 2005Une ardeur insense, Flammarion, 2009Les filles ont grandi, Flammarion, 2010

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  • Nathalie Azoulai

    Titus naimait pas Brnice

    Roman

    P.O.L33, rue Saint-Andr-des-Arts, Paris 6e

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  • P.O.L diteur, 2015ISBN : 978-2-8180-3620-4

    www.pol-editeur.com

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  • Titus reginam Berenicen statim ab Urbe dimisit invitus invitam.

    Aussitt, Titus loigna la reine Brnice de Rome malgr lui et malgr elle.

    Sutone, Vie de Titus

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  • 9Titus mange goulment. Il a une faim propor-tionnelle lnergie que lui demande ce moment. Brnice ne touche pas son plat. Elle reste immo-bile, le regard fix sur son assiette. Puis elle pleure. Il la prend dans ses bras. Elle veut sen aller, il la retient. Quel monstre suis-je ? dit Titus en essuyant une der-nire fois les pleurs de celle quil a tant aime, mais sa dcision ne change pas. Titus aime Brnice et la quitte.

    Titus quitte Brnice pour ne pas quitter Roma, son pouse lgitime, la mre de ses enfants. Titus naime plus Roma depuis longtemps mais elle est courageuse, vaillante, comprhensive, alors pour ne rien changer, ne rien dtruire, Titus savance vers Roma et dit, reprends-moi, et Roma, qui ne supporte

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  • pas quil abandonne ainsi le chteau de leurs annes, le reprend.

    Le soir o Titus la quitte, Brnice ne peut plus se tenir debout. Sitt rentre, elle sallonge. Mais mme lhorizontale, elle se sent encore trs longue, trs instable. Tout tourne autour delle et soudain son estomac se soulve. Mais elle ne parvient pas vomir. Elle se recouche, et l sa nause revient de plus loin encore, dune zone du ventre plus enfouie, plus sourde, qui, dhabitude, ne se manifeste pas, ne gagne pas la surface. Elle ne sait pas encore que le fiel est lautre nom de la bile mais comprend que les profondeurs du corps et de lme se logent au mme endroit. Labandon de Titus, cest une tache noire sur sa peau. Adam avant le pch tait un diamant, et aprs le pch il est devenu un charbon , crit Saint-Cyran, le complice de Cornlius Jansen.

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    On dit quil faut un an pour se remettre dun chagrin damour. On dit aussi des tas dautres choses dont la banalit finit par mousser la vrit.

    Cest comme une maladie, cest physiologique, il faut que lorganisme se reconstitue.

    Un jour, tu ne te souviendras que des bons moments (la chose la plus absurde quelle ait enten-due).

    Tu en ressortiras plus forte.Tu dis que tu naimeras plus jamais mais tu ver-

    ras.La vie reprend toujours ses droits.Etc.Ces phrases lui arrivent, la recouvrent, la

    bercent. Pour tre tout fait honnte, elle a besoin de ce babil de convalescence. Toutes ces langues qui

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    font bruire autour delle lempathie, luniversalisme et le pragmatisme lui sont un lit de feuilles o dposer son misrable corps. Et cependant, elle aspire parfois au silence complet, un cercle de proches au centre duquel elle viendrait sasseoir, pour quon la regarde et quon lcoute sans un mot.

    Et puis, un jour, au milieu dune autre confession que la sienne ou en rponse la sienne, elle entend, Quel ne fut mon ennui dans lOrient dsert !

    La voix est grave, le regard vague, la poitrine mobilise. Cest touchant et cest pathtique. Cest singulier et cest choral, cette voix en appelle une autre qui en appelle une autre, linfini. Elle sourit.

    Ce soir-l, en rentrant chez elle, elle cherche toutes les pices de Racine que sa bibliothque contient. Andromaque, Phdre, Brnice. Il lui en manque, combien en a-t-il crit ? Elle achtera les autres dans la foule.

    Elle trouve une faon de vivre, une routine sonore, une gestuelle. Elle se prpare une tasse de th, elle lit haute voix, pendant des heures. Elle ne sait pas spcialement dire des alexandrins mais elle sapplique. Elle escamote des syllabes, hsite sur des liaisons. force, elle progresse, se satisfait de plus en plus du roulis qui se forme en elle et dans la pice,

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    lemporte sans bouger. Quand sa voix se fatigue, elle se refait une tasse de th chaud quelle boit petites gorges. Ensuite elle murmure les vers car elle a tou-jours besoin que ses lvres claquent, bougent dessus, quil y ait un contact entre eux, lair et la chair. Ses yeux ne lui suffisent pas, elle a besoin de les mcher.

    Le babil de sa convalescence se modifie. Entre les aphorismes se glissent dsormais des vers de douze syllabes, appris au lyce ou non, des vers de la Comdie-Franaise, raides et vieillots, trangers, tellement trangers quils lui donnent tantt lenvie de faire le voyage et datteindre ce pays o les gens se parlent ainsi ; tantt lenvie de se moquer, dy plaquer dessus des rires gras, des intonations grossires qui les dmantlent, des syllabes familires, mal articules, en tout point contraires, si tant est que le contraire dune langue pareille existe.

    Selon les jours, elle cite Captive, toujours triste, importune moi-mme, Peut-on har sans cesse et punit-on toujours ? ou Tout mafflige et me nuit et conspire me nuire. Ou encore, Parfois je demeurais errant dans Csare. Elle trouve toujours un vers qui pouse le contour de ses humeurs, la colre, la drliction, la catatonie Racine, cest le supermarch du chagrin damour, lance-t-elle pour contrebalancer le srieux que ses citations provoquent quand elle les jette dans la conversation.

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    Racine na crit que douze pices. En compa-raison, Corneille en a crit trente-trois, Molire une trentaine galement. cette poque, mme les auteurs mineurs sont prolifiques. Ses deux dernires tragdies, Racine ne les a crites que parce quon les lui a commandes, sinon il se serait arrt dix. Les questions commencent. Pourquoi a-t-il crit si peu ? Qua-t-il fait du reste de ses annes ? Rimbaud dit de lui quil est le pur, le fort, le grand.

    Grce Racine, elle en arrive se passer de confi-dents. De toute faon, y a-t-il vraiment quelquun pour recueillir ce filet deau tide quest le chagrin quotidien ? Ses proches se sont uss. Elle-mme autrefois, quand elle tenait lieu de confidente aux autres, ne pouvait sempcher de penser que le rcit du chagrin est aussi ennuyeux que le rcit de rve, que rien ne vous concerne moins. Pourtant le format de la tragdie la frustre : vingt-quatre heures ne suffisent pas jeter les personnages dans larne cuisante du manque. lexception dAndromaque. Racine prend son point de dpart si prs de son point darrive, quun tout petit cercle contient laction , dit Lanson. Elle visualise ce cercle minuscule, o tonnent effu-sions et imprcations, sy sent chez elle mais elle a beau dire et redire les vers de toutes ces hrones mal-heureuses, elle ne sen fait pas de vraies surs.

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    Un ami acteur lui confie que cette langue na rien voir avec celle des autres auteurs classiques, quelle est unique, quil ne saurait expliquer pourquoi mais tous les acteurs le sentent, le savent. cause de la musique ? Oui, mais pas uniquement.

    Quand elle cite Racine, elle est soudain une amoureuse de France, qui connat son rpertoire, le dclame, rcite les vers dans son lit le soir en pleu-rant, la nuit, le jour, ds laube, comme des milliers de femmes franaises pourraient le faire avec elle. Cest un chur si puissant quil aspire mme les vers des personnages masculins, ceux dAntiochus, de Pyrrhus, dHippolyte, qui lui semblent toujours dits par et pour une femme. Le jour nest pas plus pur que le fond de mon cur.

    Elle glisse des hmistiches dans ses textos, des noms de lieux pompeux pour ses rendez-vous, Csare, Aulis, Trzne, qui laissent certains de ses interlocuteurs pantois quand dautres, au contraire, poursuivent, dclament encore mieux, plus long-temps, des tirades entires o elle sent la fois une fraternit et une distance. Alors elle se mfie, renifle lexcs de thtre, la pose rudite, la vanit de qui veut passer pour tre pris dabsolu quand il est juste capable den apprendre par cur le code. Racine peut aussi susciter la fatuit.

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    Ou bien, elle pose des piges. Peut-tre vivrai-je si longtemps que je finirai par loublier. On lui demande o se trouve ce vers, on remarque que ce nest pas un alexandrin, elle compte sur ses doigts, dit quelle cite mal, quelle a d en oublier un mor-ceau mais que si, bien sr, cen est un. En fait, cest une citation dOrson Welles propos de Rita Hayworth quelle agglomre son nouveau cor-pus. Au fil des jours, elle rassemble les bribes de la langue dans laquelle elle veut parler son chagrin, une langue parle par dautres avant elle et laquelle elle veut joindre sa voix. Elle pourrait y glisser aussi du Duras, des phrases glaces sur des femmes blesses, emportes, dautres lieux de tragdie, Hiroshima ou Calcutta, mais elle ne va pas jusque-l. Duras est une femme du XXe sicle, constante, cohrente, une sur dvidence. Duras ne laidera en rien.

    Ce nest pas une ardeur dans mes veines cache : Cest Vnus tout entire sa proie attache. Des jours et des jours, elle tourne avec ces deux vers comme laigle au-dessus du champ. La proie finit par se confondre avec les deux vers, avec la possibilit mme de les avoir conus. Elle veut comprendre do viennent cette rage, ce dsir brut. On lui rpond des Grecs, des Latins, de lpoque, tout le monde crivait comme a. Elle dit, non, pas uniquement.

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    Ne va pas timaginer des choses sur lui ! La prvient -on quand elle se demande qui au fond tait ce type qui a si bien su dcrire lamour des femmes. Rien, elle nimagine rien, sinon quil avait tout pour vivre sans crer Brnice mais quil la cre. Eh bien quoi, Brnice ? Tu ne vas quand mme pas te prendre pour elle ? Elle rougit, se contente davouer quelle voudrait se faire de Racine un frre de douleur, que a laiderait. On sourit, on stonne. Elle y va de sa devise, tout ce qui peut apaiser le chagrin est bon prendre. On est daccord, on lencourage.

    Elle recense les adjectifs que lui rapportent ses premires recherches. Racine tait jansniste, cour-tisan, pote tragique, acadmicien, historiographe, bourgeois, ambitieux, voluptueux, chrtien, disgraci.

    Puis elle tente de rsumer les intrigues de ses pices : Phdre aime Hippolyte qui aime Aricie. Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector. Nron aime Junie qui aime Britannicus. Roxane aime Bajazet qui aime Atalide. Il lui arrive de se tromper, de confondre les protagonistes ou dhsiter. Antiochus aime Brnice qui aime Titus qui aime Elle finit par mettre le nom de Rome, avec dans sa main la sensation dune fata-lit obscure, qui tte dans le noir, nattrape rien, ne tient rien.

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  • A ne peut jamais aimer B et en tre aim en retour. Cet acharnement contre la rciprocit la console certains jours comme sil proclamait le contraire impossible, incompatible avec la nature humaine. Son malheur prend place dans un cortge millnaire quand son bonheur et fait delle une exception, un monstre : Brnice aime Titus qui aime Brnice.

    Allez, arrte, ne touche pas Racine. On la met encore en garde avec gravit. Tu ty casseras les dents. Tes pauvres petites mains nempoigneront jamais ce marbre. Racine ne tappartient pas, Racine, cest la France. Mais elle veut y toucher, y mettre les mains justement. Cest un dfi plein de dpit. Cest un pari. Si elle comprend comment ce bourgeois de province a pu crire des vers aussi poignants sur lamour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus la quitte. Cest absurde, illogique, mais elle devine en Racine lendroit o le masculin sapproche au plus prs du fminin, rocher de Gibraltar entre les sexes. Mais cela, elle ne lavoue pas. Officiellement, elle veut quitter son temps, son poque, construire un objet alternatif son chagrin, sculpter une forme travers son rideau de larmes.

    Elle dcide de commencer par le commence-ment. Arrtons un moment, se dit-elle.

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    vingt kilomtres du chteau de Versailles se trouve un vallon. Cent marches y creusent le sol jusquen son point le plus bas, labbaye de Port-Royal. Sur les contreforts, autrefois, une grange, une ferme, quelques boules de buis, un verger, des arbres immenses. Au plus grand faste franais de tous les temps, le vallon oppose son calme, son dnuement, un sentiment de rclusion aussi salutaire que celui dun refuge. Elle met une hypothse : toute la vie de Racine se tient dans lcartlement que provoquent en lui ces deux lieux.

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    Les btiments sont vides. Les moniales ont dsert labbaye pour sinstaller Paris. cause de lhumi-dit, de linsalubrit. De temps en temps, il schappe de lcole. Il dvale les marches, descend dans le val-lon. Il arpente le clotre, va jusqu la Solitude, un cercle de bancs nich sous les arbres o il imagine des scnes, des conversations. Parfois son esprit entrevoit les jeunes filles en train de crier, jacasser, rire gorge dploye en croyant chapper la surveillance de leur suprieure. Mais Dieu ne voit-il pas tout ? Quand il vient y rciter une petite ode quil a compose en latin, les arbres deviennent des hommes. On le regarde et on ladmire. Les feuilles comme des mains battent pour le fliciter. Les larmes lui montent aux yeux. Mais la cloche retentit. Il court vers le clotre, colle son dos une colonne frache, calme sa panique.

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    Quand il remonte, il lui semble de nouveau quelles sont en bas, dans son dos, que leurs robes effleurent les pierres, que leurs prires bourdonnent au loin. Parfois il redescend toute vitesse et constate un silence parfait. Il commence par tre du puis ferme les yeux, coute le silence comme on respire un air pur, esquisse un sourire.

    Sa mre est morte quand il tait trs jeune, deux ans peine. Son pre, peu aprs. Deux, il ne se rappelle rien. Il se souvient plutt des nombreuses femmes de La Fert, ce giron qui laccueillait, le soi-gnait, versait de temps autre un souffle chaud sur sa joue. Parmi elles, sa jeune tante, qui lui deman-dait parfois de sapprocher, de poser sa tte sur son paule. Il sentait alors ses cheveux doux se mler aux siens, les vibrations de sa voix former comme un halo, un nid de sons dans lequel il pouvait se glisser sans avoir parler puisquelle tait l, capable de dire tout ce dont il avait besoin, tout ce quil voulait, jusqu ce jour o elle sest penche dun air dsol. Elle est reste sans voix mais il a lu sur ses lvres quelle sen allait, quelle le quittait. Elle la serr un peu plus fort que les autres fois, sest redresse puis sest loi-gne. Dans la pnombre, il croit avoir vu ses lvres reprendre leurs mouvements muets et former les deux syllabes presque jumelles du mot tris-tesse , mais aussi bien elle a pu vouloir dire autre chose. Il le lui

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    demandera quand il la reverra car, comme dautres membres de la famille avant elle, sa grand-mre, ses cousins, elle la quitt pour venir ici, Port-Royal des Champs. Comme lui quelques annes plus tard parce que lducation des jeunes messieurs y est rpute si excellente.

    Il a t du dapprendre quelle ntait pas l lorsquil est arriv, quavec les autres moniales on lavait envoye Paris, le temps dasscher les cellules. Mais elle reviendra et ils se retrouveront au milieu du vallon, leur nouvelle maison. Il pourrait presque dire quil passe toutes ses journes lattendre mais il nprouve ni douleur ni impatience depuis quil a dcouvert la grammaire.

    Les hommes ont appel noms propres ceux qui conviennent aux ides singulires, comme le nom de Socrate, qui convient un certain philosophe appel Socrate ; le nom de Paris, qui convient la ville de Paris. Et ils ont appel noms gnraux ou appella-tifs ceux qui signifient les ides communes ; comme le nom dhomme, qui convient tous les hommes en gnral ; et de mme du nom de lion, chien, cheval, dit Lancelot.

    Jean coute la leon comme une explication du monde, simple et tranquille. Il note tout. Il aime sen-tir le respect absolu que les rgles veillent en lui. Les rgles sparent, ordonnent et nomment. La voix du

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    matre est si douce, si bienveillante. La grammaire coule sur lui comme un serment daffection, plus doux et plus nourrissant que tous les sermons.

    Jean a dix ans. Cest son premier automne labbaye de Port-Royal des Champs. Il regarde lon-guement la terre brune reluire au milieu des bandes de verdure. Il na jamais vu les labours de si prs. La terre reluit tant quelle en devient presque rouge. Le rouge et le vert sallient merveille. Un peintre devrait peindre cela, pense-t-il, lui qui ne connat de la pein-ture que les quelques portraits svres qui ornent la galerie du rfectoire. Quelquun devrait juger impor-tant de rendre cette alliance de couleurs qui raconte le dynamisme organique de la terre, les semis, les repousses, la vie des hommes dans la nature. Hamon lui apprend que le sang a parfois ce mme aspect gras, quil change de couleur selon lendroit o on va le chercher dans le corps.

    Si jtais peintre, ose dire Jean, je peindrais ce contraste, je peindrais la terre en rouge.

    Le sang est rouge, les labours marron, rpond Hamon, on ne change pas la perception gnrale que Dieu a donne aux hommes, cest source de dsordre.

    Jean acquiesce. Cest dommage, pense-t-il. Sil tait peintre, il prendrait le risque de peindre les labours rouge sang.

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    Hamon a plus de trente ans. Il est mdecin mais en attendant que la charge se libre, il officie dans le jardin de labbaye. Il sappelle Jean aussi mais aucun des deux ne prnomme lautre. La biensance exige de remplacer le nom propre par un nom gnral, monsieur . Jean aimerait quil en soit autrement, sadresser lui en prononant son propre prnom, lui parler comme un reflet, se voir, se comprendre en lui, tablir ce dialogue en miroir. Jean, pourquoi ? Jean, coutez-moi Au milieu des questions et des divergences, ce serait chaque fois le signe dun accord, dune harmonie.

    Ds quil le peut, il retrouve Hamon genoux dans la terre et sagenouille prs de lui. Il sait quil ne devrait pas, que cette attitude est rserve la prire, quil pourrait se contenter de saccroupir sans salir ses bas et sa culotte mais le soir, quand il se change, il aime retrouver, dans le pli qui se forme entre les deux, quelques grains de terre brune encore humide. Dans la chambre, le matre le rprimande parfois et lui demande de ramasser. Jean se remet genoux sur la pierre froide et recueille doucement les grains de terre sche. Il les dpose discrtement dans une petite coupe sous son lit en songeant quun jour elle sera suffisamment pleine pour y faire pousser quelque chose.

    Ensuite, il sallonge. Dans lobscurit, les cou-leurs lui reviennent, grasses, luisantes, le rouge et le

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  • vert dposs lun prs de lautre, apposs. Jean songe que la plupart des choses qui ont du sens saffirment et se lient de cette faon. ct et ensemble. Il aimerait parler avec la mme densit, poser ses mots comme on pose ses couleurs, avant tout mlange. Car les mots sont pareils la terre, ils schent quand ils sont trop remus, perdent en sens et en force, ont besoin de toujours plus de mots entre eux pour signi-fier. Il se demande ce que seraient des mots frais puis, las de tant de confusion, enfouit cette question dans un coin de son esprit et sendort.

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    Les journes se ressemblent toutes mais cette routine lui plat. Le lever sonne cinq heures dans la chambre. Jean et les six autres mergent de rves qui se verrouillent aux premires lueurs de laube, des rondes de femmes, des bras doux, la chaleur dun foyer, la grosse voix de Dieu qui tonne ou les flammes de lenfer. Mais les garons se prosternent, sans hsi-ter. Certains somnolent encore. Puis on se relve, on se peigne, on shabille pour rviser la leon de la veille. Chaque lve passe son tour et en restitue une partie. la fin, le matre rassemble leurs mor-ceaux et reconstitue la leon dans son entier. Il tient ce que chacun mesure son apport et sa valeur, que leffort individuel nourrisse luvre commune.

    sept heures, on rcite la nouvelle leon la table du matre puis on djeune dans la chambre, en silence.

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    On se regarde, on boit, on mche lentement, on se dtend avant dattaquer le gros morceau, la version latine de neuf heures. Le matre choisit souvent Ovide et Virgile, des auteurs qui ne connaissaient pas Dieu. Lesprit de Jean a demble t frapp par les images de Virgile, inattendues, simples, aussi modestes que sai-sissantes. Lun des garons a dit une fois quil le trou-vait indcent. Le matre a rpondu quavant le Christ, beaucoup dauteurs taient indcents, ce qui ne les empchait pas dtre grands. Dans la foule, il a dit pal-lida morte futura. Jean prouve un sentiment particulier, comme devant le rouge et le vert. Le franais montre ses articulations comme un chien ses dents, exhibe un squelette aux os noueux tandis que le latin dissimule ses jointures. Et dans ces ellipses, le sens pousse, afflue comme des odeurs sexhalent de la terre humide.

    Ple cause de la mort qui sapproche, dit un lve.

    Non, dit le matre.Ple dune mort prochaine, propose Jean.Mais cela ne veut rien dire ! On nest pas ple de

    quelque chose !Cest vrai mais la traduction de Jean me parat

    pourtant plus juste.On le fusille du regard mais il est dj lanc sur la

    traduction daprs, acclre, mne la classe.Aprs la version, les enfants sont fatigus. Jean

    a mal la tte, un peu de nause. Le matre a beau

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    savoir que ce sont des enfants, il dteste voir leurs regards vagabonder, glisser dun objet lautre, se dtacher de leur pense.

    Une dernire chose, tonne-t-il, remarquez le datif, pourquoi le datif cet endroit ?

    Tandis que plus personne na la force de lui rpondre, Jean cherche quelque chose. Le matre est infatigable, il pourrait traduire pendant des heures. Jean lui apporte la rponse quil veut entendre. Le matre se dtend.

    Trs bien, Jean, le cours est fini.

    Le djeuner a lieu dans le rfectoire. Chaque chambre avance en silence. Les petits cortges suivent le matre jusqu leur table, sassoient aprs lui. On sadresse quelques regards, on se repose en coutant distraitement le chant des versets. Berces, les penses enfin se desserrent, se dilatent jusqu lheure de la rcration. Ce repos dessine des sou-rires niais sur quelques visages qui agacent Jean. Il voudrait filer mais il doit brider son impatience, ne pas montrer cette bougeotte qui saisit ses jambes, les presse daller retrouver le mdecin-jardinier.

    Les deux genoux dans la terre, Jean et Hamon parlent sans se regarder. quelques centimtres lun de lautre, Jean se dit que sil perdait lquilibre, il tom-berait flanc flanc contre le mdecin, quil pourrait

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    mettre plusieurs secondes se redresser, que, malgr leurs attitudes parallles, au fond, ils se rejoignent, se croisent en un point dcisif.

    Ils voquent des choses invisibles et avres, comme la circulation du sang. Jean aime ce dcalage, cette faon dtre deux choses en mme temps, ou plutt de dissocier les choses et les mots, celles quon voit et celles quon dit. Les mains dans la terre brune, les yeux rivs aux racines, aux feuilles, lherbe verte, tout en ayant lesprit absorb par un rouge profond.

    lcart des autres, ils confectionnent un nid de mots secret. Quand quelquun sapproche, le mdecin se tait. Il na pas le droit de dire tout ce quil dit. Jean est fascin. Quand il stonne de la puissante orga-nisation des choses que lui dcrit Hamon, il russit mme sexclamer sans lever la voix. Cest le genre de contradiction qui sapprend ici, lenthousiasme et la discipline, une contradiction toute relative puisque la foi parvient toujours modrer ltonnement :

    Il ny a aucune raison de vous tonner puisque tant de perfection a pour cause unique la volont de Dieu, dit Hamon.

    Son savoir est immense. Devant lui, Jean a le sentiment que son propre corps devient corps de verre, sans opacit, sans secrets. Cette transparence le trouble, lui donne envie de multiplier ses couches de vtements, mais quoi quil fasse, Hamon saura tou-jours ce qui se trame sous sa peau. Jean se rassure en

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    songeant quil a une me et quelle le recouvre comme un rideau pais. Mettre mon me en Dieu, se dit-il, est le manteau le plus noble dont je puis disposer.

    Dans le jardin, il y a peu de fleurs, beaucoup de buis et surtout des arbres immenses.

    Ailleurs des forts de chnes sont abattues pour alimenter la construction des bateaux de larsenal royal, dit Hamon. Prions pour que le roi ne vienne pas dnuder notre jardin.

    Il connat toutes les espces, nomme les charmes, les ormes, les trembles. Il dtaille ce qui les distingue, explique les proprits, les tymologies. Jean pourrait lcouter des heures. Lorme a la mme racine que laulne, dit-il, ou, cest en bois de htre quon a fait la traverse de la croix du Christ. Le tremble tient son nom de ses feuilles qui tremblent au moindre souffle de vent.

    Et cest tout ? stonne Jean.Oui, larbre est moins remarquable que le nom

    quil porte.Tant mieux, pense Jean, rassur lide que les

    noms puissent tre plus grands que les choses.Quand il traverse le parc tout seul, il regarde les

    arbres comme des vigies silencieuses, une fort de bras graciles auprs desquels se blottir, se rfugier quand le soleil ou la pluie tape trop fort. Il y chu-chote aussi parfois les mots quil crit en cachette

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    sa tante jusqu ce que lun des matres lui ordonne de rejoindre le groupe. Les noms des arbres lui deviennent si familiers quil les transforme en noms propres, comme ceux de camarades, y compris pen-dant la leon de grammaire.

    Tremble penche sous le vent du nord, dit-il.Non ! Que vous preniez le tremble, lorme ou le

    htre, ce sont des noms communs, tranche le matre. Et le franais exige que le nom commun soit toujours introduit par un article.

    Soit, admet Jean, mais il ne tient qu moi de lenle ver et dappeler un chien Monastre ou Carrosse.

    Certainement pas ! Il y a dautres noms pour cela, tonne le matre.

    Malgr lagacement de ce dernier, dautres observations saugrenues viennent Jean constam-ment. Quand la leon porte sur lusage du singulier et du pluriel, Jean parvient se taire mais imagine des usages tiers, des pluriels invraisemblables qui voilent un instant son regard. Et sans quil ait besoin de dire un mot, le matre le rappelle lordre :

    La grammaire a des usages auxquels vous devez strictement vous conformer.

    Certainement, monsieur, rpond Jean qui aime se sentir corset, prouver dans sa chair et dans sa bouche la puissance des liens imposs.

    Il nempche. Le corset cde un peu plus encore quand commence la leon de posie. Poumons

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  • droits et ouverts, Jean rcite, dclame comme on res-pire. Devant lui, lespace slargit, lair devient plus piquant, plus bois. Le matre nose pas dire que les rcitations de Jean sont diffrentes des autres mais quand il lcoute, il est comme happ par un vent de coton.

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    Un matin, Lancelot a parl de dissquer les textes. Il najoute pas comme des corps mais, bien sr, cest ce que Jean entend.

    Les autres collges ne trouvent gure que ce soit important mais si vous tes ici, cest aussi pour cela. crire, rcrire, dis-s-quer.

    Jean, ce jour-l, se prcipite aux cts du mde-cin et dpose le mot ses pieds.

    Dites-moi, monsieur.Et celui-ci de rpondre que la dissection est une

    procdure bnfique mais quil trouve un peu trange quon enseigne tant de posie de petits messieurs quon devrait exclusivement lever dans lamour de Dieu et de la charit.

    Certains pomes nous sont tout de mme inter-dits, ajoute Jean.

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    Cest heureux. Sils vous sont interdits, rpond Hamon, cest pour votre bien. En lisant les livres des hommes, nous nous remplissons insensiblement de leurs vices.

    Vous menseignez bien des choses illicites, ose Jean.

    Jamais rien qui puisse entamer la grandeur de Dieu.

    Il ny a vraiment que lorsquil dclame quau tournant de certains vers se soulve un grand vent, un souffle qui pourrait le prcipiter bien au-del du parc, dans un autre ciel que celui de Dieu. Il saccroche , se cramponne aux mots, la mlodie. Et de nouveau, il rentre dans le rang, redevient un lve parmi les autres. Jamais trs longtemps cependant car il est le seul oser demander au matre le titre des livres quon leur interdit.

    Le chant IV de lnide ne sied pas des enfants chrtiens, dit Lancelot.

    Il me semble pourtant que nous en avons tudi un passage lautre jour, stonne Jean.

    Cest vrai car il y a dans ce chant quelques illus-trations tout fait exemplaires du gnie latin, comme vous lavez vu. Mais a narrivera plus. Dailleurs, vous me rendrez tous les volumes ds demain matin.

    Dans la nuit qui suit, Jean ne trouve pas le som-meil. La chambre tout entire mouline ses souffles

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    tranquilles. Le sien est plus saccad. Sans faire de bruit, il allume sa bougie et attrape le volume pros-crit. Il laurait ouvert plus tt sil avait su. Ses mains tremblent. Il sattend des choses terribles mais rien, part la plainte de la reine Didon qui scoule comme un miel pais. Ses yeux sy laissent prendre comme des insectes, ne saisissent rien. Du, il referme le livre, teint sa bougie, caresse vaguement lide quil a dbusqu une sorte de monstre au pied de son lit.

    Hamon lui offre un recueil des Vies parallles de Plutarque. Ce cadeau vient sceller leur complicit. Au dbut, Jean lit en tournant les pages sans oser pincer vraiment le papier entre ses doigts, puis finit par sy sentir comme chez lui, en droit dy porter ses mains mais aussi ses propres mots. De sa grosse criture dcolier, il na pas peur dapposer dans les marges de ce texte non chrtien ses commentaires dvots Grce , Providence de Dieu , Il ny a point dhomme parfait , selon le principe que, de toute criture, ce qui compte, cest la lecture quon en fait. Jour aprs jour, il ouvre un peu plus le texte, le fouille, dtache les phrases comme sil les pelait. Ses pages deviennent aussi lgendes que des planches danato-mie. Il en est si fier quun aprs-midi, il emporte son livre dans le jardin, le montre Hamon.

    Chacun se fait ses propres cicatrices, dit celui-ci.

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    Jean se dcontenance : alors quil attend de lui des phrases simples et claires, Hamon lui dcoche parfois des devises si sibyllines. Pourtant les jours sui-vants, plus il annote Plutarque, plus il lui semble com-prendre : que fait-il dautre que dcoudre et recoudre des pans de texte ? Si la lecture est une dissection, alors le commentaire ne peut tre quune cicatrice.

    Deux semaines plus tard, un matin, des hordes de jeunes gens jettent des pierres aux coliers du val-lon en les accusant de soutenir le roi de France envers et contre tout. Dbords de toutes parts, les matres narrivent pas sinterposer. Cest la premire fois que Jean prouve une telle rage dans ses jambes, ses bras. Si tous les gestes quil a faits jusque-l dans sa vie taient parfois fbriles ou tendus, jamais il nen a commis de si larges, anims dune telle force. Il a eu peur mais il na pas dtest sentir cette force.

    Au bout de quelques heures, les jeunes frondeurs repartent. Jean est bless au front. Ce nest pas son me qui souffre cet instant mais son corps. Malgr sa douleur, il se rjouit de constater que lme et le corps sont capables de briser la rigoureuse superpo-sition dans laquelle on les maintient mais il assiste ce corps qui soudain dpasse sans savoir quoi faire ni penser. Hamon nettoie sa plaie. Sa main est douce au-dessus des yeux de Jean. De sa voix tranquille, il commente ses soins, les solutions quil utilise. Il

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    rpte que chaque corps se fait ses propres cicatrices. Comme devant un choix de pierres prcieuses, Jean se plat imaginer la sienne petite et nacre.

    Ai-je raison ? demande-t-il.Cest trop tt pour le dire, rpond Hamon, mais

    quel que soit son aspect, elle restera le signe de votre fidlit au roi de France.

    ces mots, son corps seffarouche et se rtracte. Il ny a pas les cicatrices du corps dun ct et de lautre celles de lme, se dit-il. Toute cicatrice du corps est cicatrice de lme. Puisquil aime tellement le roi, puisque le roi est Dieu sur terre et quil compte servir sa gloire dune manire ou dune autre, alors sa cicatrice reluira comme une bonne toile sur son front, autour de laquelle les vnements futurs dessi-neront un diadme. Indiffrent la douleur prsente, il sourit. Mais pourquoi certains des jeunes gens dans la bagarre huaient-ils le nom de Hamon ? Ne disaient-ils pas quil tait des leurs, quil ne dfendait pas le roi ? Quelquun a mme cri que larchevque avait envoy des gardes pour le surveiller.

    Et vous, quel est le signe de votre fidlit ? Pourquoi dit-on que vous lui tes infidle ? risque Jean.

    Hamon se contente de lui sourire et linvite ne plus parler. La peau de son visage doit se dtendre, son front devenir entirement lisse.

    Le lendemain, Jean ne rsiste pas lenvie de fixer son reflet au carreau dune fentre. Il commence par

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    cacher sa blessure sous une mche de cheveux mais il aime la symtrie qui se forme entre la pointe de son nez et la marque sur son front. Tandis quil repousse la mche, un matre le surprend, blme son oisivet, sa coquetterie. Jean rougit, serre les mchoires sur lide quil se trouve beau en esprant la broyer entre ses dents.

    Une nouvelle mthode latine parat. Les rgles y sont exclusivement formules en octosyllabes et en franais. Cest une rvolution quon sefforce de trouver naturelle. Quand il sendort, entrelacs aux souffles de la chambre, Jean entend dsormais les vers de huit syllabes qui sordonnent et se dposent en lui. Cette rgularit lenchante et le berce. Son monde soudain semplit de musique. De cette rvo-lution, il gardera longtemps le souvenir dune langue qui, du jour au lendemain, sest mise chanter dans la nuit. Les matres constatent des progrs fulgurants. Cette mthode est une providence.

    Est-ce dire que toute langue est musique ? demande Jean un matin dans la chambre.

    Vous ntes pas l pour apprendre chanter, cingle le matre.

    Dautres questions fusent. Incidemment, un lve demande pourquoi on ne leur donne jamais de thme latin.

    quoi nous servirait de remplacer une langue vivante par une langue morte ?

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    Jean trouve lexpression cruelle. Comment une langue peut-elle mourir ? Il aimerait quitter instan-tanment la leon pour aller demander son avis Hamon, lui seul connat la diffrence entre la vie et la mort, mais il ne bouge pas. Il tempre sa frayeur, ne constate aucun trouble chez les autres enfants, espre que les mots comme les mes sont capables dimmor-talit.

    Ce qui compte, reprend le matre, cest de faire voyager les anciens jusqu nous, de profiter de ce quils ont nous apporter, de les connatre de lint-rieur et de fouiller leurs textes comme de la matire. Cest ainsi quon apprend modeler la ntre. pr-sent, revenons sur cet exemple bien connu : Ibant obscuri sola sub nocte per umbram.

    Jean rflchit puis, dune voix claire, propose :Ils avanaient seuls dans la nuit sombre.Non, ce nest pas juste, Virgile ne dit pas exacte-

    ment cela.Jean relit une fois, deux fois, haute voix puis

    dix fois pour lui-mme. Il voit des ombres qui se dplacent, des silhouettes qui se coulent dans la nuit.

    Le matre dit :Ils avanaient, travers lombre, obscurs dans la

    nuit solitaire.Jean narrive pas se figurer cette nuit solitaire.

    Il devine une grande ombre qui absorberait toute la solitude des hommes, mais lide reste brouille,

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    incertaine. Puis, pour reposer son esprit, il compte le nombre de mots, il y en a onze quand le latin se suf-fit de sept. Pourquoi le franais est-il toujours oblig den rajouter ? On doit pouvoir faire aussi compact, aussi dense. Il tente nouveau :

    Ils allaient obscurs dans la nuit seule.Cest parfait, pense-t-il en constatant que sa

    phrase compte exactement sept mots bien quil ne soit pas trs sr de la comprendre, quil y ait ce flotte-ment entre les adjectifs. Il la rpte en silence, ne sen lasse pas. Cest une phrase coriace, limpide comme un diamant, pas comme une eau claire.

    Le matre rflchit, hoche la tte, sourit.Cest fidle, dit-il.Mais a ne veut strictement rien dire, proteste un

    autre lve. Quest-ce quune nuit seule ?Jean nessaie ni de lui expliquer ni de le

    convaincre. Il comprend que pour en arriver l, il a d lui-mme renoncer un segment de comprhension, sen remettre seulement lharmonie des blocs, des syllabes. La traduction est trop de conditions, se dit-il, comme les gomtres qui simposent de devoir faire passer un cercle par quatre points donns au hasard et qui ne parviennent le faire passer que par trois, tout en approchant le quatrime au plus prs. Pourtant, il se promet dhonorer un jour les quatre points obligs.

    Un vent de dcouragement balaie la pice si bien qu la fin de la sance, Jean se contente de glisser

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    loreille de Lancelot quune langue vraiment morte ne leur causerait ni tant de mal ni tant de dissensions.

    Cest tout le contraire, cest parce que le fran-ais est vivant quil dpose au pied du latin toutes ces possibilits. Ne loubliez jamais. Prenez au latin ce que bon vous semble, ne soyez jamais ptrifi, puisez, servez-vous.

    Cette ide rjouit Jean. Il aime que les langues se parlent en sous-main, quelles tissent des dialogues impalpables, invisibles lil qui ne les traduit pas. Quon ne distingue plus les affluents du fleuve prin-cipal. Plus que tout, il aime ce vent dirrvrence que le matre fait souffler dans la classe.

    Un matin, on annonce que les moniales sont enfin revenues aux Champs. Aprs le djeuner, Jean dvale les cent marches. Il est dabord bloui par tous ces manteaux de drap blanc qui grattent les pierres du sol et des murs. Les toffes plisses se confondent avec les colonnes du clotre. Ce pourrait tre un mirage, mais heureusement, il discerne des croix carlates brodes sur les scapulaires blancs. Il ne rve pas, elles sont l.

    Il naperoit pas sa tante. Comment pourrait-il la reconnatre ? Cest elle qui, quelques heures plus tard, demande le voir. Dans le silence du parloir, il savance dun pas fbrile mais quand il comprend que plus jamais il ne sentira la douceur de leurs deux

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    chevelures mlanges, il se raidit. Sa voix pourtant na pas chang. Elle linterroge avec prcision sur ses apprentissages, demande des dtails, lexhorte au respect absolu envers ses matres. Il aimerait que, dans ce flot ininterrompu, la voix soudain vienne lui manquer, sefface au profit de syllabes muettes sur ses lvres, mais, comme ses cheveux, sa tendresse reste enfouie. Il renonce lui demander ce quautre-fois elle a grimac en le quittant.

    Il fait valoir sa cicatrice, raconte comment il sest battu au nom du roi de France. Elle rpond que les rois passent mais que Dieu reste. Tout lui donne rai-son mais Jean aime lide quun enfant dun an son an dirige un vaste royaume. Sa tante rpond que cest une image fantasque, que le roi na de roi que le nom sans se douter de leffet que les noms ont sur Jean. Si elle pose sur lui un regard bienveillant, cest un regard sans bras ni mains pour le toucher et, pour Jean, cest un clou quon enfonce dans son cur.

    Jamais les moniales ne montent, jamais les lves ne descendent. Ce sont deux mondes spars, des frres et des surs qui ne grandissent plus ensemble. Un soir, Jean se demande si on peut encore parler de filles et de garons pour dsigner les habitants du val-lon. Les mots ne sont-ils pas inappropris ? Le matre hsite, rpond quils sont avant tout les enfants de Dieu.

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  • Au sujet des religieuses, Jean entend pourtant des choses terribles. Hamon lui dit, par exemple, quelles versent leur sang comme le Christ, un sang qui se voit, notamment le jeudi soir dans la crmonie du sanglant regret, ou lors des saignes auxquelles elles se soumettent sans arrt. Mais surtout, un sang de vierge, qui scoule en secret tous les mois. Jean est choqu dentendre une chose pareille. Il voudrait que le mdecin sen tienne l, quil najoute plus rien.

    La gloire des filles de Port-Royal, ces vierges sages, vient du sang du Christ, poursuit-il.

    Je ne comprends pas, dit Jean.Dieu les a dotes par cette saigne spontane

    dune comprhension suprieure la ntre. Elles savent chaque mois ce que signifie perdre son sang. Pas nous.

    Jean est stupfait. Lui qui les regardait comme des tres fragiles les considre dun tout autre il prsent. Le lien qui les rattache Dieu est dune puissance quaucune prire ni aucun savoir ngale-ront. Et chaque fois quil apercevra danser au loin leurs croix carlates, ce sera comme de renifler ce tor-rent de sang. Il chasse de son esprit la silhouette de sa tante, lampute dfinitivement de ses jambes, ne retient que son visage. Dans la nuit qui suit, Jean rve que Hamon savance vers lui, une lancette la main. Il fouille son bras, palpe sa veine, la perce en souriant puis clate de rire en voyant que le sang de Jean est aussi blanc que du lait.

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    La veille de ses quatorze ans, on dcide denvoyer Jean au collge de Beauvais, trente kilomtres de l. On lui explique que cest le vu de sa famille qui se soucie de lui donner le meilleur. Mais pour Jean, le meilleur est labbaye. La mort dans lme, il sex-cute, souponne quon le punit pour les audaces quil manifeste en classe et en dehors. Il a moins de peine quitter sa tante que Hamon, constate que les tres et les treintes se remplacent.

    Beauvais, les btiments sont moins humides et les chambres plus vastes, mais tout lui manque : ses matres, ses arbres, la silhouette de Hamon, les scapulaires rouges au loin. Pour se consoler, Jean simmerge dans Virgile comme jamais. La discipline tant moins stricte, il na qu dire quil travaille son

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    latin pour quon le laisse tranquille. On ne cherche mme pas savoir quels textes il sadonne.

    Il lit presque exclusivement le chant IV. La pros-cription tend un voile entre le texte et lui, mais jour aprs jour ses yeux shabituent lire travers.

    Caeco carpitur igni.La reine Didon se consume dun feu aveugle. Ce

    nest pas le feu qui est aveugle mais ceux qui devraient le voir et qui ne le voient pas. Pour traduire caeco, Jean hsite entre secret et cach. Virgile adore revoir les attributions, dplacer les qualits.

    Caeco carpitur igni. Quoi quil fasse, o quil soit, les trois mots lui reviennent. Il les voit comme gravs dans la pierre, les prononce dans les longs couloirs, en se couchant, le matin au rveil.

    Caeco carpitur igni. Pourquoi le sang de la reine coule-t-il comme une lave ?

    De ses rflexions il ne parle personne, mais il traduit encore et encore, sans cesse, parfois jusque tard dans la nuit. force, il dompte le courant, atteint le lit du texte. Il y trouve un battement, une pulsation, celle dun chagrin, dune impossible consolation. Jean a le sentiment dentrer dans un pays o les guerres, les batailles, la construction des ports ne sont rien ct dune femme qui pleure. Et soudain cette tristesse lui parat aussi fondamentale que la naissance ou la mort.

    Caeco carpitur igni. Chaque fois quil fait cla-quer la phrase dans sa bouche, il admire la souplesse

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    du latin. Si seulement le franais donnait aux mots la mme libert ; si seulement il pouvait les doter de dsinences invisibles, caches. Mais le franais est si plat, se dsespre Jean. Il samuse chambouler lordre de toutes les phrases jusquaux sermons de la messe. Si le prtre dit nous devons Dieu , Jean rectifie aussitt Dieu nous devons et vice versa. Dans ses remaniements, parfois il dcroche, perd le fil, se sent entran dans des phrases sans queue ni tte, mais o il sent souffler un vent nomade, nou-veau et qui le grise. Dieu nous devons de disperser nos vux contraires des penses. Il pose alors ses deux mains sur le rebord du banc devant lui, calme son ver-tige et retrouve le fil du sermon. Nous devons Dieu de disperser des penses contraires nos vux. Mais la minute daprs, il recommence. Dans cette gymnas-tique trange, les mots sexercent comme des muscles et assouplissent leurs rsistances.

    Un jour, aprs une messe particulirement longue, il sort non seulement puis mais surtout effray lide que son esprit puisse tre drang, atteint dun syndrome particulier qui lempche dad-hrer une syntaxe claire et logique. Il se dpche de lcrire Hamon qui lui rpond quune telle maladie nexiste pas et qui linvite pratiquer moins de latin pendant quelque temps. Jean lui renvoie une deuxime lettre o, en plus de le remercier, il lui demande des prcisions physiologiques sur le mal de Didon. Caeco

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    carpitur igni. Est-ce possible selon vous ? demande-t-il. A quelle temprature peut slever le sang dune femme ? Le mdecin lui rpond que le sang du Christ comme celui des femmes na rien voir avec le feu, que dy songer en soi est un blasphme.

    Il est Beauvais sans y tre, se lie peu, ne pense quau chant de Didon et au retour labbaye quon lui promet. Ses condisciples le regardent comme un prisonnier impatient de retrouver sa prison. Ils incriminent la discipline exagrment svre, la foi intraitable, les perscutions, mais Jean nessaie pas de les convaincre, ils ne savent pas de quoi il parle. Du chant, en revanche, il ne dit absolument rien. Jour aprs jour, se prcise un trac qui mord sur une paroi coup de visions cinglantes et crues, des lits vides et immenses, des vtements tremps de larmes. Jean senferme dans les volutes de sa traduction, reformule sans cesse, change un mot, un adjectif, comme pour refroidir le texte mais immanquablement la mme ardeur insiste, trpigne au fond des phrases de Virgile.

    Caeco carpitur igni.Parfois il rpte haute voix un segment de

    phrase avant de lentendre vraiment, notamment les expressions courantes, quil dpouille pour revenir une valeur enfouie sous lusage. Comme lorsque Virgile crit de Didon : resistitque in media voce Jean commence par noter ce qui vient couramment, elle

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    sinterrompt puis reste sans voix , mais a ne va pas. Il finit par crire, et sarrte au milieu de sa parole . Cest trange mais cest ainsi que Virgile la conu : Didon sarrte de parler parce quelle semptre dans la boue de ses propres mots.

    Cette nuit-l, quand il sendort, Jean croit entendre la voix rauque et charge de la reine, se demande quoi ressemblent celles des moniales quand elles prient. Si bien quau matin, pendant le cours de latin, tandis que le matre leur dicte un pas-sage de Snque, il laisse venir sous sa plume une autre phrase de Virgile. Il relve la tte, regarde les autres sappliquer, se dpche den noter la traduc-tion, mais il na pas vu le matre, pench au-dessus de son paule.

    Peut-on savoir pourquoi vous traduisez autre chose que ce que je demande ?

    JeRpondez ma question.Tous les regards se tournent vers lui. Jean sent le

    bas de son dos se durcir. Il rature les mots de Virgile, les siens, et prsente au professeur un visage rouge de honte. Celui-ci le toise et lui arrache sa feuille. Jean le regarde remonter rageusement lalle avec le papier roul en boule dans sa main. Mais il se souvient de ses derniers mots comme sil les avait encore devant les yeux. La plaie qui la perce siffle dans sa poitrine. Le vers nexige aucun effort de mmoire tant il est

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  • souple, plus fluide que tout ce quil a dj traduit, impossible oublier. Il se le rpte encore et encore. La plaie qui la perce siffle dans sa poitrine. La plaie qui la perce siffle dans sa poitrine. Sur la pente de llgie, Jean vient de faire pour la premire fois une foule de douze pas. Il se demande si lalexandrin garantit lexcellence. Il nen sait rien, mais tous les jours qui suivent, il ritre lexprience et conclut qu dfaut de chiffrer la beaut, on peut chiffrer la musique.

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    Deux ans plus tard, Jean revient labbaye. Il a seize ans passs. Cest un retour en fanfare car il reoit alors lenseignement conjoint des trois matres les plus renomms de France : Antoine Le Matre, Claude Lancelot, Pierre Nicole. Ce sont aussi les plus solitaires dentre les solitaires. On a dailleurs construit des ermitages dans le parc pour quils ne se mlangent pas. Sa tante loge prsent dans les nou-velles cellules du monastre car, malgr les perscu-tions, les moniales sont de plus en plus nombreuses. Ainsi tout son monde se repeuple-t-il autour de lui. lexception de Hamon qui est devenu le mdecin officiel de labbaye et ne soccupe plus du parc. Jean ne pourra plus le regarder jardiner, ni sentretenir avec lui des merveilles de la nature. Il lui faudra tou-jours des prtextes ou des maladies pour le retrouver,

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    larracher aux religieuses qui demandent des soins constants cause de lhumidit, de la frugalit, du dnuement. Jamais Jean nen avait pris la mesure comme son retour. Il ne sait si le phnomne sest amplifi ou si cest parce qu Beauvais, il a eu lhabi-tude de vivre dans plus de confort.

    Hamon est le seul homme autoris franchir la clture. Jean lenvie. Et, comme lorsquil tait petit, il reprend lhabitude de schapper, de dvaler les marches et de se nicher dans un coin pour observer. Il peut attendre de longues minutes avant quune sil-houette blanche dambule dans le clotre ou bien, au contraire, ne plus savoir o donner de la tte. Elles marchent, sarrtent, changent des paroles, regardent le ciel, dautres arrivent, se joignent au groupe, sen sparent. Il capte des gestes, des embras-sades, plus rarement quelques rires. On dit quelles sont prs dune centaine prsent. Il se demande si, comme Didon, il leur arrive de pleurer sur une chose quelles ont perdue, leur vie davant, leur famille, il nose pas leur imaginer dautres pertes. Mais elles ne sont pas comme Didon puisquelles ont Dieu. Dieu rduit toutes les tristesses, comme une terre spongieuse capable dabsorber tous les torrents de larmes. Pauvre Didon qui net jamais t si triste en Dieu.

    De quel mal souffre la reine Didon ? demande-t-il un jour sa tante.

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    Je nen sais strictement rien, rpond-elle sans hsiter.

    Il la croit et comprend ds lors quil est travers de questions inconnues delle. Il ritre sa demande auprs de Hamon.

    De quel mal souffre la reine Didon ?Dun mal dont vous ne voulez rien savoir et qui

    nexiste plus depuis que le Seigneur sest rvl.Le mdecin lui raconte alors une histoire sur-

    venue en son absence, celle de la petite Marguerite, affecte dun mal tenace, une noisette dure et malo-dorante au coin de lil, qui lui provoquait des dou-leurs, de la fivre, et que la mdecine ne gurissait pas.

    On a fait venir une sainte pine, dtache de la couronne du Christ. Les chirurgiens lont place sur le canal lacrymal. En quelques heures peine, le mal et les douleurs ont disparu. Nous avons attendu huit jours avant de nous en laisser convaincre mais nous navons jamais cri au triomphe. Nous aurions pu puisque la petite nest autre que la nice du grand Pascal.

    Jean glisse qu Beauvais, il nen a mme pas entendu parler.

    Le roi sen serait offusqu, poursuit Hamon, mais les certificats ont tout de mme circul.

    Quels certificats ?Ceux qui attestent lintervention divine.

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    Quelle main les a signs ? demande Jean.Celle de Dieu.Votre main ny est pour rien ?Je vous dis que cest la main de Dieu.Jean est bahi. Il y a donc des papiers qui certi-

    fient lexistence et la toute-puissance de Dieu. Une plume les a couches sur un vlin. Dieu existe. Dieu fait des miracles. Dieu surpasse la science et dtient tous les savoirs. Dieu surpasse le roi de France. Et qui plus est, Dieu crit. Tour tour, Jean sexalte et se ptrifie. Au hasard des mouvements de sa plume sur ses cahiers, il sent la pointe se durcir et transpercer le papier comme une pine une peau trop fine.

    Plus Hamon lui parle des miracles de Dieu, plus la rumeur enfle son sujet. Il ne peut plus franchir la clture quaccompagn dune tourire et il arrive de plus en plus souvent Jean dapercevoir des gardes dans le parc. On a peur quil ne fomente des actions contre le roi. Quand Jean sinquite trop son sujet, il demande voir sa tante. Comme toujours, dans la pnombre du parloir, il trouve son visage parfaite-ment rond, telle une lune pleine niche dans lamour de Dieu. On nous envie nos grands esprits, lui dit-elle un jour. Lhostilit contre nous est terrible, mesurez votre chance, remerciez Dieu dtre l, a ne durera peut-tre pas

    Ce jour-l, Jean lui en veut davoir accru son inquitude. Lui a-t-il dplu ou fait honte ? Qui vou-

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    drait donc autant de mal labbaye ? Quand il remonte vers les Granges, il a le sentiment de devoir marcher contre le chagrin, de sentir autour de ses chevilles, de ses mollets, des cercles grimpants et pineux, des frondaisons de malheur. Il peut bien avoir envie de lire ce quon lui dfend, cet endroit, cest sa famille, son cur, son enclos. Il maudit les sombres proph-ties de sa tante, lodeur de sa peau quand elle plaque son visage contre la grille, acide, piquante comme la mie dun mauvais pain.

    Heureusement, un nouveau livre entre dans sa vie qui le distrait de ses peurs. Cest lInstitution ora-toire de Quintilien. Il ouvre les volumes que Le Matre lui a prts avec prudence et gratitude. Il smeut lide de tourner les mmes pages, de caresser le mme papier, lempreinte du regard qui sy est pos avant le sien, tous les regards avant le sien. Un juge doit savoir manier les preuves et le raisonnement mais il doit aussi apprendre mouvoir lauditoire.

    Chaque conseil que donne Quintilien est une manire de pntrer lesprit humain, de dbus-quer dans ses plis les arrire-penses, les intentions secondes, les mobiles cachs. Il ne sy attendait pas. Outre lloquence, le droit va lui apprendre dchif-frer lme.

    Avant de se retirer aux Champs, Le Matre tait un glorieux avocat. On dit quil a pour Jean de grandes

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    ambitions, quil veut en faire le futur dfenseur de Port-Royal, mais aussi quil laime comme son fils. Il enseigne aux enfants toutes les figures, tous les effets, sanime, les entrane avec fougue, ne compte pas ses heures. Il a un penchant particulier pour le syllogisme. Il prononce les trois propositions en cascade, dune faon grandiloquente et ludique la fois. Les lves sen entichent, limitent, organisent des concours jusque tard dans la nuit. Mais Jean prfre une autre des figures chries par le matre, lhypo ty pose.

    Limage des choses est si bien reprsente par la parole, explique celui-ci, que lauditeur croit plutt la voir que lentendre. Or lil a tout pouvoir sur notre me.

    De tous les exemples quil donne, Jean retient la robe ensanglante de Csar, toute dgouttante de son sang , insiste le matre, un linge humide et rouge qui, plus que nimporte quel exorde, excite le dsir de vengeance de la foule romaine.

    Jean ferme les yeux pour mieux couter et se laisse embarquer dans une atmosphre trange, entre chien et loup, dans un moment qui nest ni le jour ni la nuit, ni le sommeil ni la veille, une sorte dhallucination tranquille et conviviale pendant laquelle les esprits schauffent et brlent comme des torches. Une nuit noire o reluisent des drames et des carnages, des rou-geoiements de braises plus vifs que de larges tableaux. Une voix calme slve alors qui raconte la stupeur,

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    rythme le scandale, la cruaut des hommes entre eux. Jean est souvent oblig de crocheter ses pouces dans son dos pour ne pas applaudir tant la voix du matre est belle et forte. Alors ds quil est seul, il limite. Les mots deviennent de la matire quon pourrait tou-cher, attraper, remodeler. Si la langue se forme dans lesprit, se dit-il, elle ne doit pas sy confiner, elle doit sortir, se projeter dans lespace, vibrer dans lair.

    Le matre explique un jour que Quintilien consi-dre les tragdies indispensables la formation de lorateur. Jean stonne puisqu labbaye, on dteste si fort le thtre. Le matre se trouble un instant avant de rpliquer quil y a bien entendu une raison cela : Quintilien ne se sert des auteurs que pour les criti-quer, dplorer leur manire de sabandonner leur talent plutt que de le matriser.

    coutez donc ce vers dOvide. Servare potui, per-dere an possim rogas.

    Un lve traduit :Celui qui peut conserver peut perdre ; or je tai

    pu conserver ; donc je te pourrai perdre.Jean se retient de rire tant la traduction est mau-

    vaise.Oui, cest cela, mais vous ne rendez pas toute la

    concision, dit Le Matre.Jai pu te conserver, je te pourrai donc perdre,

    propose Jean.Il en manque un morceau, proteste llve.

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    Non, tout y est, adjuge le matre. Cest de la po-sie et cest dune logique implacable. Cest parce quil y a la logique que la posie est belle.

    Llve cherche des soutiens autour de lui, mais personne nose tenir tte au matre.

    Do est extrait ce vers ? demande Jean.De la seule tragdie quOvide ait crite.Nous est-il permis de la lire ?Non, dit le matre, cest une tragdie perdue

    dont il ne reste quun seul vers.Tout laisse Jean perplexe : lexemple choisi par le

    matre, que luvre dun si grand pote puisse se perdre, et quil puisse nen rester quun seul vers. Il consigne son tonnement dans le grand cahier o, depuis quil a une chambre individuelle, il a pris lhabi tude de noter ce qui lui vient pendant la journe. En marge de ses commentaires rguliers, il en crit dautres, plus dcousus, plus intempestifs, qui, surpris par des yeux trangers, paratraient aussi impudiques que des draps dfaits. Des remarques qui laissent le droit en chemin, des passages de Quintilien, mais aussi de Tacite, Virgile, Plutarque, quil annote comme sils taient chrtiens, en invoquant Dieu, la grce, sans souci dadquation. On lui a appris dissquer alors il dissque, mais plus que des sentences, ce sont des phrases qui dclenchent dautres phrases, presque son insu.

    Dune page lautre, il change de langue, passe du grec au latin, sans mme sen rendre compte.

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    Dsormais il connat aussi lespagnol et litalien grce Lancelot. Il est le seul matriser cinq langues. Avec toutes ces langues vivantes en lui, il repousse les frontires, cre une gographie nouvelle, dmesu-re, sa guise. ct de ses condisciples, son thorax souvre plus large et plus fier, riche de tous les sons quil accueille, module, de tous les chos quil ren-voie. Quand il rcite ou dclame, il sent le soulve-ment de ses ctes, sa cage thoracique qui monte et descend, vibre sous les enchres dune tour de Babel qui srige en lui sans cacophonie. Souvent, lors des aprs-dnes, runis autour de grandes cartes, les lves font courir des btons de bois sur les mon-tagnes, les ocans. Si Jean se joint eux parfois, il prfre ouvrir ses cahiers, y voyager sans escorte, conduire seul cette arche o sinvitent les plus grands auteurs.

    Un matin, sans prvenir, on leur distribue de nouvelles plumes. Elles sont grises et mtalliques. Le matre passe entre les tables et explique :

    Elles sont un peu moins souples que les pennes mais elles vous permettront dcrire plus longtemps, plus abondamment.

    Les lves se regardent sans oser les utiliser, lexce ption de Jean qui crit comme on plonge. Sa plume accroche la surface du papier mais sa main dompte les rugosits, exerce une emprise de plus en

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    plus forte. Jean a dj noirci plus dune demi-page quand les autres se dcident enfin commencer. Muni de son trave de fer, il se sent capable de fendre les eaux les plus dures.

    On organise des concours de rcitation pour encourager et exercer les mmoires. Malgr ses faci-lits, Jean ne fait pas partie des meilleurs. Il visualise parfois sa mmoire comme une ponge incapable de rendre autant quelle a absorb.

    Un matin, il prtexte un violent mal de gorge pour aller se confier Hamon.

    Vous navez rien de mchant, conclut le mdecin en lexaminant.

    En fait, je voulais vous direMe dire ?Ma mmoire, comment pourrais-je encore

    ltendre ?Apprenez, apprenez, gorgez-vous de textes,

    exercez- la comme un muscle.Est-ce ce que vous avez fait vous-mme ?Oui. Jai lu, jai appris, beaucoup entendu. Vous

    nimaginez pas toutes les histoires quun mdecin recueille.

    Pourquoi vouloir vous les rappeler ?Parce que toutes me prouvent que le Seigneur

    rpand ses bndictions et les dons de sa grce sur les gens de rien.

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    En sortant de la salle de soins, Jean prouve une sensation grisante. La nature ne dote pas les hommes de chances gales. Il y a des parties de son corps qui se hissent au-dessus des autres et qui font les grands hommes. Sa mmoire peut devenir un attribut conqurant, triomphant. Si le sexe est une chose dont on ne parle pas, la mmoire, elle, ne souffre daucun interdit. Il rejoint sa chambre dun pas lger, exalt. Sa mmoire va devenir son empire.

    Cette mulation joueuse contrevient parfois lesprit de srieux des matres, mais ils laissent faire les enfants. Jean ne boude pas son plaisir parce quil constate ses progrs jour aprs jour et quindniable-ment il commence faire partie des meilleurs.

    Lancelot vient de composer une mthode de grec qui utilise de nouveaux auteurs comme Sophocle et Euripide. On dit quil est le seul avoir une connais-sance directe de leurs uvres. On dit aussi que ces uvres sont dangereuses parce quelles exposent les travers des hommes et leur orgueil dmesur, dans une langue composite, capable de la plus grande noblesse et de la plus grande trivialit. Jets dans le dsespoir, ses personnages voquent leurs poumons, leur corps, leur sang. Encore plus crment que chez Virgile on dirait, car ce sont des paroles directes quils sadressent sur une scne de thtre. Chaque fois, le matre tempre de sa voix calme et srieuse, dit que

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    ce sont des images, des figures, mais Jean devine des-sous des chairs tremblantes, des souffles chauds, des liquides imptueux.

    Il fait comme dhabitude : il apprend, il rcite, de plus en plus long, de plus en plus vite, se met remporter toutes les joutes organises pendant les classes et en dehors. Mais au bout de quelques semaines, les petits concours le lassent. La voix et la diction des autres le gnent, encombrent le tte--tte dans lequel il a envie dentendre ces nouveaux textes. Il dlaisse mme son meilleur adversaire, Thomas, pour senfoncer seul dans le bois. Il marche autour de ltang ou sassoit sur la rive. Il lit, relit, module diffremment. Les phrases sont simples, sans galanterie, mais elles tonnent, font gronder des orages dans sa tte, des ciels zbrs par la violence des hommes et des dieux. Sans parler de la rage des femmes. Pour Jean qui ne connat delles que leur teint blanc, leurs douces bndictions et leur corps enfoui sous la serge, lectre, Antigone ou Jocaste semblent plus violentes encore que la reine Didon. Elles lui font changer de climat, de latitude et des-pce. Dans ce nouveau monde, mme les arbres pourraient se mettre hurler.

    Son ami Thomas le dbusque parfois dans ses cachettes.

    Regardez, cest un livre dfendu, lance-t-il.

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    Adoss contre un chne, Jean sursaute. Ses yeux nont pas le temps de se relever jusquau visage de Thomas quils avisent une reliure brune entre ses mains.

    Montrez-moi.Il sempare du livre, feuillette et commence lire

    haute voix : Ds quils saperurent, les deux jeunes gens

    saimrent, comme si leur me, leur premire ren-contre, avait reconnu son semblable et stait lance chacune vers ce qui mritait de lui appartenir.

    Arrtez ! Pas si fort ! proteste Thomas.Jean continue. Et leurs yeux se fixrent longuement de

    lun sur lautre, comme sils cherchaient dans leur mmoire sils se connaissaient dj ou sils staient dj vus.

    Les deux adolescents se dfient du regard. Jean sent que sa gorge sest un peu rtrcie mais il pour-suit :

    Et, tout de suite, ils eurent comme honte de ce qui venait de se passer et ils rougirent, mais bientt, tandis que la passion, apparemment, pntrait longs flots dans leur cur, ils plirent, bref en quelques ins-tants, leur visage tous deux prsenta mille aspects diffrents, et ces changements de couleur et dexpres-sion trahissaient lagitation de leur me.

    Cest impie, dit Thomas, rentrons.

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    La passion rend leurs visages blancs, on dirait des arbres foudroys.

    Les arbres foudroys sont noirs.Ils sont blancs avant dtre noirs.Je ne crois pas.Cest en tout cas comme a que moi, je les vois,

    insiste Jean.Sur le chemin du retour, ils ne sadressent pas

    la parole. Une nouvelle pense tonne dans lesprit de Jean : les cratures de Dieu se battent, sentre-tuent pour des villes et des royaumes, mais elles peuvent galement sattirer violemment comme les roches de Magnsie.

    Arrivs prs des btiments, Thomas senquiert :Vous avez honte, nest-ce pas ?Oui, rpond Jean pour le rassurer.

    Deux jours plus tard, Lancelot dcouvre le roman dfendu dans les affaires de Jean. Un roman ! Un roman ! scrie-t-il dans les couloirs. Jean le trouve ridicule mais ne proteste pas. On le lui confisque, on le sermonne publiquement et on dcide que le livre dHliodore prira dans les flammes. Tous les garons sont convis regarder.

    Les joues de Jean sont brlantes. Il sent sa cica-trice chauffe blanc, comme un morceau de mtal, prte fondre au milieu de son front, son visage sur le point de couler. Thomas est exactement en

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    face de lui. Les reflets des flammes dansent sur ses joues larges. Jean cueille dans ce camaeu orang une douceur apaisante. Il ne lira plus rien dinterdit, se conformera strictement aux rgles de labbaye, comme Thomas. Il mnera dsormais une existence calme et docile, dvoue au seul amour de Dieu. Plus question de braver qui ou quoi que ce soit. Mais le soir mme, avant de se coucher, il est pris de terribles vomissements.

    Jean parle au-dessus du rcipient que Hamon a dispos sur ses draps. Sa voix faible rsonne contre les parois dmail.

    Si je suis ici, cest la preuve que les agitations de lme et du corps concident.

    Certainement, votre pch de lecture vous aura affect au plus haut point.

    De la mme faon que lamour entre les person-nages du roman.

    Ce roman est inepte.Vous ne croyez pas que le visage dune femme

    puisse rougir ou plir cause de lamour ?Bien sr, sil sagit de lamour de Dieu.Croyez-vous que le visage de ma tante puisse

    soudain devenir rouge comme une fleur ?Si sa prire est fervente, le sang lui montera aux

    joues.Vous ne pensez pas que deux cratures de Dieu

    puissent saimer avec ferveur ?

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  • Cette ferveur est un leurre. Seul lamour de Dieu mrite le nom damour. Vos cratures ne peuvent saimer quen Dieu.

    puis, Jean finit par fermer les yeux. Un moment encore, il peroit les mouvements de Hamon dans la pice, le bruit des instruments quil manipule tandis que les phrases dHliodore steignent peu peu. Dieu lui donnera certaine-ment la force de les oublier.

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    Huit jours plus tard, non seulement il sen sou-vient encore, mais il se met consigner un nouveau type de notes dans ses cahiers. Des phrases qui ne cherchent ni comprendre ni raisonner mais qui dcrivent des paysages, des ciels changeants, des soleils tantt radieux, tantt voils. Mais il na pas laudace dHliodore, il nose voquer ni les visages ni les corps. Il sen tient aux variations du temps quil fait.

    De fil en aiguille, Jean se dcouvre une envie de raconter qui na plus rien voir avec lhypoty-pose parce quelle ne concerne ni des batailles ni des meurtres mais le vallon fleuri, les fruits du verger, le jardin, les oiseaux, ltang.

    trop vanter les merveilles de la nature, on finit par y prendre du plaisir, lavertit Lancelot.

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    Jean insiste donc sur le silence, le recueillement, la pit des lieux, mais ses matres critiquent encore ses compositions. Ils se runissent, dlibrent et rendent leur verdict : le problme ne concerne pas ce quil chante mais comment il le chante. En dautres termes, mieux vaut tout simplement viter la posie. Et pour mieux len convaincre, Lancelot nhsite pas le blesser :

    La posie nest point votre talent.Jean est orgueilleux mais il sait masquer son

    dpit.Il ne sagit pas de posie mais de peinture, mon-

    sieur.Ne jouez pas sur les mots.Je ne joue pas. Ce qui me plat, cest lobservation.Il ne croit pas si bien dire. quelques jours de l,

    dans le parc, il aperoit un enfant assis, un grand livre ouvert sur les genoux. Cest un nouveau venu, plus beau que les autres, quil a cru apercevoir dans les coursives du chteau de Vaumurier o il loge dsor-mais. Jean sapproche, avise des gravures sur les pages du livre.

    Je suis le marquis dAlbert, dit linconnu. Connaissez-vous le tableau dont on parle partout depuis 1642 ?

    Certainement pas.Cest celui dun peintre hollandais dont on dit

    quil sait peindre la nuit comme personne.

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    Jean se penche et regarde. Il hoche la tte devant le foisonnement deffets. Les personnages se frayent un chemin de lumire, ils avancent, rament, pagaient dans la nuit. Mais les yeux fixs sur la gravure, il ne pense dj plus ce quil voit. Dehors, dans dautres contres, se dit-il, des hommes sont donc en train de crer, dcrire, de peindre librement.

    Vous feriez mieux de renoncer ce livre si vous ne voulez pas dennuis, dit-il.

    Je peux faire venir tous les livres que je veux, se vante lenfant. Et vous verrez, je naurai pas dennuis.

    Jean hsite puis lui commande un nouvel exem-plaire du roman dHliodore. Sa voix a le grain du scrupule, mais sil en est l, aprs tout, cest cause des contradictions qui animent ses matres : pourquoi lui interdit-on ce quon lui enseigne ?

    Les jours suivants, chaque matin, il fait le tra-jet qui spare le chteau des Petites coles avec le nouveau qui lui raconte le faste et les alliances de sa famille, la manire dont il a entendu parler de lui : un lve brillant, un esprit singulier, minemment dou. La flatterie a raison de sa mfiance. Jean finit par le convier secrtement une fois, deux fois, puis tous les soirs dans sa chambre pour lui faire part de ses lectures et de ses traductions. Il sexprime en an et en petit-matre, linforme des effets et des ruses connatre pour traduire au mieux, au plus prs.

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    Mais vous ne traduisez jamais entirement, dit le marquis.

    Si, tout y est.Jai parfois du mal vous suivre.Cest exprs, sourit Jean.Entre les deux garons sinstalle une sorte de mar-

    chandage tacite entre le savoir de lun et la noblesse de lautre, mais, si les sept ans qui les sparent suffisent expliquer la supriorit de Jean, celle du marquis ne doit rien au temps. Et lenfant le sait qui boit les paroles de Jean sans jamais se dpartir de cet air satis-fait, de cette certitude que la naissance attire le gnie.

    Le petit marquis lui procure un deuxime exem-plaire du roman grec quil garde au fond dune cachette mais quil consulte chaque fois quil a un moment, dont il apprend des pages par cur, dans le texte ou en franais, dans les traductions existantes, dans celles quil corrige, rcrit, invente. Pour les deux hros, se voir et saimer ne font quun. Peut-on aimer passionnment quelquun quon voit alors que Dieu ne se montre personne ? se demande Jean constam-ment. Entre ses rflexions et ses questions, il prend un plaisir fou suivre les aventures des personnages, se prendre pour eux. Gardez votre hauteur, votre sens critique, ne vous laissez jamais abuser par le drame et la narration, lui rptent pourtant ses matres, mais Jean se laisse abuser parce quil a seize ans, mais sur-

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    tout parce quil lui semble que ces pripties sont fon-des sur des sentiments vridiques dont personne ne veut lui parler. Tant et si bien que dix jours plus tard, aprs une sance o sa voix a plusieurs fois vacill sous le scrupule, Lancelot linterpelle durement. la rougeur qui le saisit, le matre lui ordonne la confes-sion immdiate.

    Dans le confessionnal, Jean raconte son plaisir de lecteur et son pch dorgueil. Il avoue que le rcit la sduit, que linterdiction des matres na fait que renforcer son enttement. Mais il ne dit pas lessen-tiel, la possibilit dun autre type damour. Le confes-seur labsout.

    Le sentiment de lgret quil prouve en sortant se dissipe aussitt quand, revenu dans sa chambre, il constate que ses affaires ont t fouilles de nouveau. Le deuxime exemplaire du roman finit comme le premier, dans les flammes.

    Lorgueil de Jean passe ltat de dpit. Et aus-sitt la punition termine, dun clin dil, il fait signe son nouvel ami de lui en commander un troisime exemplaire. Mais il ne se laissera plus surprendre ; il ira lui-mme porter au matre lobjet dlictueux.

    Quand ? demande le marquis.Quand je le connatrai entirement par cur.Le petit marquis le fait rciter des soirs durant

    des pages entires. Quand Jean flanche, il le pique, le

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    tance, le dfie. Il samuse de ses erreurs, de ses oublis, mais rien noffense Jean qui suit son cap, cote que cote. Quand cest chose faite, il dit tout simplement :

    Jirai me dnoncer demain matin.Vous tes sr ?Nous navons quand mme pas fait tout a pour

    rien.La rponse de Jean scelle une amiti qui lui repr-

    sente trs clairement la diffrence entre le dedans et le dehors, eux et les autres, la transparence et le secret.

    De part et dautre du troisime bcher, le matre et llve se dfient. Mais Jean ne baisse pas les yeux. Au-del du visage de Lancelot, il avise un avenir o aucune confession, aucune absolution, ne sera plus jamais capable de ltreindre corps et me.

    Et ce soir-l, cest Hamon qui vient le trouver dans sa chambre, tonn de ne pas lavoir vu paratre dans la salle de soins aprs lpreuve subie.

    Vous tes sr que vous vous sentez bien ? demande-t-il.

    Parfaitement bien.La confession vous aura apais ?Non.Je ne comprends pas.Laissez-moi, je suis fatigu, dit Jean.Le mdecin ninsiste pas et tourne dj les talons

    quand Jean linterpelle :Dieu a form toutes les cratures, nest-ce pas ?

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    Oui.Cest lui qui a nous a dot de nos organes et de

    nos viscres.Bien sr.Alors pourquoi ne pouvons-nous jamais rien

    crire l-dessus ?Nous le faisons dans nos manuels de mdecine.Mais nous naurions pas le droit de le faire en

    dehors ?Ce serait inconvenant.Virgile et Eschyle le font sans arrt.Eschyle et Virgile ne sont pas des auteurs chr-

    tiens, comme vous savez.Mais ce sont de grands auteurs, nest-ce pas ?Certainement.Jcrirai comme eux, en latin ou en grec.Ce nest pas ce que lon attend de vous. Vos

    matres prescrivent le franais envers et contre tout.Une fois encore, mes matres menseignent ce

    quensuite ils minterdisent. Cette fois, laissez-moi, je suis trs fatigu.

    Le mdecin hsite. Un lan daffection soulve son regard sans parvenir jusqu ses bras.

    On lui a appris ne pas se fier aux statuts que donne le monde, mais le seul nom de marquis a mis son oreille un bourdonnement durable. Dans ce bourdonnement, il peroit des festivits de chteau,

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    des attelages de cour et le tintement des fortunes. Cest vague, cest lointain, mais contrairement tout ce quil entend, cest le bruit du temps prsent. Jean est orphelin, et sa seule vritable maison, cest ici. Des amis de la famille, des cousins subviendront ses besoins, mais qui lancrera suffisamment sil veut stablir hors de ce dsert ? Stablir, grandir. Jean veut pousser comme lun des arbres du parc. Il veut tre droit, glorieux, et atteindre le ciel sans se priver de racines profondment enfouies dans la terre du royaume de France. Il pourrait conqurir des charges davocat ou de commis, mais aucune delles ne fera jamais de lui autre chose quun bourgeois.

    Du roi, il ne connat que la fidlit dont sa cica-trice est la marque, mais les rcits du petit marquis commencent hisser devant ses yeux de nouveaux tendards.

    Mon pre dit que lorsque lon est en prsence du roi, on devient lumineux soi-mme.

    Ou bien :Mon pre dit que lorsque le roi porte les yeux sur

    vous, cest le soleil qui vous claire.Ou encore :Il nest pas de plus beau spectacle que de voir le

    roi descendre dans la cour du Louvre pour assortir ses attelages de carrosse.

    Les premires fois, Jean se contente dobserver que le roi na quun an de plus que lui puis cesse de

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    le dire. Cest si plat ct des phrases du marquis qui sonnent comme des oracles o Dieu ne fait plus ton-ner son courroux ni ses ordres de pnitence. Parfois, mme, les deux garons miment des courbettes en cascade, des grimaces et des rvrences exagres qui les font rire. Dans la chambre de Jean, ils samusent de rimes galantes en latin ou en franais selon leur humeur. La plupart du temps, cest Jean qui dclame devant le marquis qui lapplaudit en sautillant sur place. Tout y passe : le chien Rabotin qui garde la cour, lhiver, les petits oiseaux qui survolent le jar-din. Tout en continuant recevoir les enseignements de ses trois matres et les respecter, Jean dcouvre lcume du monde, les rires qui blanchissent la commissure des lvres, la mousse lgre que les mots peuvent crer autour des choses.

    Au moment de sendormir, il regrette parfois ltat dagitation dans lequel ses jeux avec le marquis lont mis puis il pense au grand Pascal dont on dit quil a eu son heure de galanterie, nen dplaise Lancelot. La vie des hommes peut tourner comme le vent. Il ny a qu le voir lui, changeant au fil des heures, tantt fervent, tantt galant, tour tour pas-sionn par la langue grave de Virgile, et linstant daprs par des odes futiles.

    Il lui arrive de se relever. Il crit en appuyant sur sa plume de fer des sentences quil jettera au feu ds le lendemain, mais quimporte. Lcriture lallge

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    quand elle est prcise. Sil ne devait retenir quune seule chose de toutes ses annes ici, ce serait cela : la prcision est une chose que les hommes doivent Dieu. Certains soirs, il se relit, trouve ses phrases mal dgrossies, plagies, jette violemment sa plume. Lui revient alors le verdict de Lancelot : La posie nest point votre talent. Et cependant chaque matin, une fois sa prire acheve, il se relve avec le mme lan vers la tche qui lattend : prendre un bloc de langue et tailler dedans. Cest devenu une habitude, un entranement, il versifie comme on cisle, avec application, patience.

    Il imite Ronsard, dautres potes profanes qui lui servent chanter les louanges de ce lieu sacr, tan-tt dsert, tantt port, quil baptise de tous les noms possibles pour oublier quil nen connat pas dautres.

    Saintes demeures du silence,Lieux pleins de charmes et dattraits,Port o, dans le sein de la paix,Rgne la Grce et lInnocence.

    Cest dun ennui, lui dit son camarade. Trouvez autre chose.

    Jean stonne de cette svrit soudaine. Jusque-l, le marquis tait son meilleur public, son alli le plus cher, en dehors de son cousin Antoine avec qui il change de plus en plus de lettres depuis

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    que ce dernier tudie sa philosophie Paris. Des lettres quil lit parfois en marchant dans les courantes du chteau et auxquelles il rpond ardemment tandis que le marquis est assis dans son dos, parfois mme devant lui.

    Que voulez-vous dire ?Vos oiseaux, vos eaux cristallines ! De grce,

    trouvez autre chose, rpte le marquis.Mais Jean a beau chercher, il ne lui vient que

    ce quil a dj lu sous dautres plumes, des figures, des images quil cueille sans les former. Il pourrait au moins parler de ce qui le touche vraiment, la beaut de ce jardin autrefois si morbide et dont Hamon a fait des merveilles.

    Mes yeux, pourrai-je bien vous croire ?Suis-je veill ? Vois-je un jardin ?Nest-ce point quelque songe vainQui me place en ce lieu de gloire ?

    Mais l encore, le marquis lcoute en billant. Un soir cependant, il ose lui dire quil a dabord besoin de sexercer et quil ne cherche pas lui tre agrable.

    Vous exercer pour quoi faire ? a ne vous mnera nulle part, ces odes !

    Je ne sais pas, jaime voir la prose se transformer en vers.

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    Si la posie ne tient qu cela, je nen donne pas cher.

    Il rflchit, un peu contrari.Mais voyez ce que jai dabord crit, explique-

    t-il, ce jardin est-il un rve ou une ralit ? Et voyez quoi cela ma men !

    Soit, rpond le marquis sans conviction.Mais Jean ninsiste pas. En quelques jours, il

    compose six odes. Toutes plus champtres les unes que les autres. Sil namuse pas son camarade, il samuse beaucoup lui-mme. Quoi quil fasse, quoi quil regarde, un pome lui vient, des rimes. Il en maille toutes ses lettres, jusquaux visites quil fait sa tante et qui deviennent des conversations rimes, presque chantes. Elle sourit ses effets tout en lui disant de ne jamais perdre de vue lesprit de srieux et le respect de Dieu.

    Jai un grand plaisir chanter les louanges du Seigneur, rpond Jean.

    Je ne vous parle pas de plaisir mais de respect, mon enfant.

    Mais les mots secs et durs prononcs derrire la grille ne latteignent plus comme avant. Et sitt quil quitte le parloir, le roulis des vers recommence dans sa tte.

    Un soir, las dtre nglig au profit du cousin Antoine, le marquis subtilise lune de ses lettres. Il ny est question que de Paris, de promenades et de libelles

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  • 78

    interdits que le cousin raconte en y mettant lesprit de laventure. Avec son jeune ge, le marquis na aucune chance dexercer le mme ascendant sur Jean et devra trouver autre chose pour conserver son attention.

    Il sessaie et sapprend concentrer sa colre dans ses cornes, en luttant contre un tronc darbre ; il harcle de ses coups les vents et prlude au combat en faisant voler le sable. Puis, quand il a rassembl sa vigueur et rtabli ses forces, il entre en guerre, et fond tte baisse sur son ennemi qui la oubli. Telle la vague qui commence blanchir au milieu de la mer haute, puis, mesure quelle sloigne du large, se creuse de plus en plus, puis, roulant vers la terre se brise contre les rochers avec un bruit affreux, et retombe de toute sa hauteur ; cependant londe bouillonne jusquau fond du gouffre, et de ses profondeurs soulve un sable noir.

    Cest un passage dune Gorgique de Virgile que Lancelot leur lit un matin. La noirceur du sable impressionne Jean.

    Mettez donc un taureau dans le parc ! suggre le marquis en riant.

    Ce serait invraisemblable, rpond Jean dun ton sec.

    Oui, mais au moins, ce serait drle.Il faut que les vers aient un sens, non ? Que vien-

    drait faire un taureau par chez nous ?

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    Nos vaches en ont toujours besoin que je sache.Cest un besoin dont nous ne pouvons parler.Virgile le fait bienLe matre leur a expliqu quil avait une bonne

    raison puisquil fallait encenser le travail de la terre pour exalter la vigueur romaine. Jean se demande sil doit continuer prendre conseil auprs de ce jeune homme un peu trop sr de lui. Son humeur change, se trouble et, sans prvenir, il demande au marquis de le laisser seul.

    Je men vais mais vous me ferez lire votre ode au taureau demain, nest-ce pas ? insiste-t-il.

    Pendant des heures, Jean gratte, rature, essaie dimaginer le sort dune grosse bte froce gare dans labbaye sans se soucier du ridicule. Mais rien de bien ne lui vient. Le matin qui suit, il ose peine croiser le regard de son camarade. Et ainsi des trois jours suivants.

    Aprs quatre nuits blanches, il tient enfin quelque chose. Il fait signe au marquis de le suivre juste aprs lheure du rfectoire et, dune voix hsitante, com-mence :

    Ses pattes sengluent dans la boueNoires, elles noircissent et reluisentTel le sang de son profond courrouxDont le rouge puissant saiguise.

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    Cest lugubre. Je crois que je prfrais encore vos petits oiseaux ! sexclame le marquis. Soyez plus dra-matique.

    Vous me fatiguez, soupire Jean. Essayez donc vous-mme !

    Vous voudriez que je sois aussi pote que vous ?Certainement pas.Ctait peut-tre une mauvaise ide, cette his-

    toire de taureau, trop rustique.La conclusion du marquis le soulage. Mais le soir

    mme, au hasard dune autre page des Gorgiques, il tombe sur ces lignes :

    Toute la race sur terre et des hommes et des btes, ainsi que la race marine, les troupeaux, les oiseaux peints de mille couleurs, se ruent ces furies et ce feu : lamour est le mme pour tous.

    Et il comprend que Virgile est tout sauf rustique. Il dcide de changer de mthode : il ne montrera plus ses odes au marquis mais les rservera aux lettres son cousin. Il ne se prive pas pour autant de sa conversa-tion, de sa vivacit, parce quavec lui il ne sagit plus seulement de rpondre mais toujours de rpartir, de manier les mots comme des flches menaant sans cesse de blesser, comme si la faon de les combiner et de les dcocher pouvait les rendre plus lgres que des bulles. Dans ses lettres, Antoine voque de plus

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  • 81

    en plus souvent les surnoms galants quon donne aux dames de Paris, le got des pointes et des pastorales. Il y est question de pices o hommes et femmes se tiennent ensemble jusque tard dans la nuit, o le nom de Dieu nest jamais prononc, o lon sert des frian-dises. De ruelles, de salons, dhtels. Jean commence puiser dans ces rcits pour nourrir ses compositions secrtes. Et la tte lui tourne parfois tellement quil doit quitter inopinment la classe.

    Que vous arrive-t-il ? demande Hamon.Je ne sais pas, je crois que je fais trop de rimes,

    a mtourdit.Cest ce que jentends dire de vous. Revenez

    plus de logique, de rigueur, suivez les conseils de vos matres.

    Je voudrais aller vivre Paris.La main du mdecin accroche le mur devant lui.Lennui des lieux conduit lennui des choses,

    rpond-il. Vivez en Dieu.Hamon sapproche, pose sur son front un linge

    humide sur lequel il dpose quelques gouttes odo-rantes.

    Jai moi-mme souvent le dsir de faire une retraite plus pousse, plus pnitente, ailleurs quici.

    cette ide, Jean sassombrit. Il ne supporterait pas labsence de Hamon. Il prend appui sur sa propre peine pour imaginer celle quil vient de lui causer. Il ferme les yeux mais ses remords ne lui rendent pas les

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    gestes du mdecin plus doux. Pour la premire fois, il le regarde comme un vieil homme sec qui ne se nour-rit que deau et de pain de son, pris dans la gamelle des chiens pour pouvoir donner sa propre ration aux pauvres. Quil aille la Trappe, quil aille au Diable, lui ira Paris ! Hamon ne sent pas sa colre. Sa main reste un moment au-dessus du visage de Jean, les doigts carts, lgrement tremblants.

    Laissez-moi vous raconter une histoire, dit-il.Son souffle acide suffoque Jean, qui refoule une

    nause.Jtais enfant dans ma maison quand soudain le

    pignon sest croul et toute la maison avec. Je navais pas cinq ans, et pourtant chaque jour les images de ce dsastre menvironnent, celles de mon lit tout abm. Tout sest bris autour de moi et jaurais d prir. Je devrai toujours Dieu mon existence providentielle. Je ne peux vivre quen lui. Mais ce nest pas l lessen-tiel. Lessentiel, cest ce que si javais pri ce matin-l, jaurais pri coupable.

    Coupable ? Mais de quoi ?Ce drame eut lieu le jour des Rois, et la veille

    javais fait excs de bonne chre.Ah, dit Jean, sidr.Ce quil aime avec les histoires que Hamon lui

    raconte, ce sont les mtamorphoses qui sabattent sur les hommes. Comme dans les mythes. Comme Dana se change en pluie dor, il imagine le corps

    Service de presse

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    sec de Hamon senvelopper brusqu