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Traduit de l’anglais (États- Rights Reserved. HarperTeen

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Traduit de l’anglais (États-Unis) par Aude Lemoine

Photo de couverture/KeyArtwork :

© 2011 Warner Bros.Entertainment Inc. All

Rights Reserved.

L’édition originale de cetouvrage a paru en langue

anglaise chezHarperTeen, an imprint of

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HarperCollins Publishers,sous le titre :

Stefan’s Diaries: BloodlustPublished by arrangement

with Rights People, London.

© 2010 by AlloyEntertainment and L.

J. Smith.© Hachette Livre, 2011,

pour la traduction française.Hachette Livre, 43 quai de

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Grenelle, 75015 Paris.ISBN : 978-2-01-202260-7

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Les poètes et les philosophes quej’affectionnais tant autrefois avaienttort. La mort ne vient pas à nous sansexception, de même que le temps quipasse n’endort notre mémoire ni neréduit notre corps en poussière. Parcequ’on avait beau m’avoir pris pourmort, avoir planté dans le sol dur etfroid une pierre tombale gravée de monnom afin de symboliser ma fin sur cetteterre, en vérité ma vie ne faisait que

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commencer. C’est comme si toutes cesannées j’avais dormi, sommeillant dansla nuit la plus sombre qui soit, pourfinalement me réveiller dans un mondeoù tout était plus éclatant, plussauvage, plus exaltant que tout ce quej’avais pu imaginer.

Les humains que j’ai connuspoursuivaient leur quotidien, toutcomme moi auparavant, et dépensaientleurs jours comptés à faire le marché,travailler aux champs, se voler desbaisers une fois le soleil couché. Pourmoi, ils n’étaient plus que des ombres àprésent, aussi insignifiants que lesécureuils ou les lapins quigambadaient dans la forêt, insouciants

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ou presque face au monde qui lesentourait.

Moi, en revanche, je n’avais riend’une ombre. J’étais entier… etimperméable à leurs pires cauchemars.J’avais conquis la mort. Mon séjourdans ce monde était fait pour durer. Et,en tant que son maître, je disposais del’éternité pour le plier à ma volonté…

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C’était le mois d’octobre. Les arbres ducimetière avaient viré au brun défraîchiet un vent froid s’était levé sur la région,détrônant la chaleur étouffante de l’étéen Virginie. Toutefois, je percevais àpeine ce changement de température. Entant que vampire, je ne détectais que latempérature corporelle de ma prochainevictime alors que mon propre corps seréchauffait à la perspective du sangchaud et frais qui circulerait dans mesveines.

La victime en question se tenait à

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quelques mètres seulement : une fille auxcheveux châtains occupée à escalader lagrille de la propriété des Hartnett quibordait le cimetière.

— Clementine Haverford, que faites-vous ailleurs que dans votre lit à uneheure pareille ?

Mon approche taquine et détachéeétait en contradiction totale avec la soifqui me rongeait de l’intérieur.Clementine n’était pas censée être ici,mais Matt Hartnett avait toujours eu unfaible pour elle. Et, bien qu’elle soitfiancée à Randall Haverford, son cousinde Charleston, la réciprocité dusentiment semblait évidente. La fillejouait déjà à un jeu dangereux, mais elle

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ne pouvait se douter que celui-ci serévélerait fatal.

Clementine plissa les yeux dans lapénombre. Je me rendis compte, à sespaupières lourdes et à ses dents tachéesde vin, que la nuit avait été longue.

— Stefan Salvatore ? s’exclama-t-elleavec un sursaut de surprise. Mais vousêtes mort !

Je fis un pas vers elle.— Vraiment. Là, tout de suite ?— Oui, je suis allée à votre

enterrement.Elle pencha la tête sur le côté, pas si

inquiète que ça en apparence,finalement, car enivrée par un trop-plein

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de baisers et d’alcool.— Suis-je en train de rêver ?— Non, ce n’est pas un rêve,

répondis-je d’une voix voilée.Je l’attrapai par les épaules pour

l’attirer vers moi. Elle s’abattit contremon torse et l’écho des battements deson cœur résonna violemment contremes tympans. Elle sentait le jasmin,comme l’été passé, le jour où ma mainavait effleuré le corset de sa robe alorsque, sous le pont Wickery, nous jouionsà un des jeux de Damon dans lequel ilfallait s’embrasser.

Je caressai sa joue du bout du doigt.Clementine était la première fille pourlaquelle j’avais eu un faible et je m’étais

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souvent demandé ce que je ressentirais àla tenir ainsi, dans mes bras.J’approchai mes lèvres de son oreille.

— Disons plutôt… un cauchemar.Avant qu’elle ait le temps de réagir,

j’enfonçai mes dents dans sa jugulaire etpoussai un soupir de contentement aumoment où le premier jet de sangrecouvrit mes gencives. Contrairement àce que son prénom aurait pu laisserprésager, le sang de Clementine étaitloin d’être sucré. Son goût, fumé etamer, faisait davantage penser à du cafébrûlé à cause d’un fourneau trop chaud.Néanmoins je bus avidement, jusqu’à ceque, sous l’effet de mes aspirationsgoulues, ses bruits plaintifs cessent et

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son pouls se fonde dans un murmure.Entre mes bras, son corps s’avachit et,dans mes veines et mon ventre, le feus’éteignit.

Toute la semaine, j’avais chassépendant mes périodes d’oisiveté, ayantdécouvert que mon corps requérait deuxrepas quotidiens. La plupart du temps, jeme contentais d’écouter le flux du sangdes habitants de Mystic Falls, fascinépar la facilité avec laquelle je pouvaisle prélever au besoin. Lorsque j’étaispassé à l’attaque, j’avais pris milleprécautions, choisissant pour proies despensionnaires, de passage en ville, oudes soldats basés à Leestown.Clementine était la première de mes

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victimes à avoir figuré parmi mes amis –la première qui manquerait aux habitantsde Mystic Falls.

Je sortis mes crocs de son cou et meléchai les lèvres, prenant le temps desavourer chaque goutte. Ensuite, je latraînai en dehors du cimetière jusqu’à lacarrière où mon frère et moi nous étionsinstallés après notre transformation.

Le soleil pointait tout juste à l’horizonet Damon, assis mollement au bord del’eau, scrutait ses profondeurs comme sielles renfermaient le secret de l’Univers.C’est tout ce qu’il faisait, jour aprèsjour, depuis que nous étions devenus desvampires, une semaine plus tôt. Il ne seremettait pas de la mort de Katherine, la

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femme vampire qui nous avaittransformés. Bien qu’elle m’ait changéen créature toute-puissante, je célébraissa mort, au contraire de mon frère. Elles’était jouée de moi, me prenant pour unimbécile, et penser à elle me rappelait àquel point j’avais été vulnérable.

Alors que j’observais Damon,Clementine gémit entre mes bras. Sil’encolure en dentelle bleue de sa robeen tulle froncé n’avait pas été tachée desang, on aurait pu croire qu’elle dormait,tout simplement.

— Chhh… lui murmurai-je en passantquelques mèches derrière son oreille.

Une voix, quelque part dans monesprit, me disait que je devrais éprouver

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des remords de lui avoir ôté la vie, maisje ne ressentais absolument rien. Au lieude cela, je rajustai sa position entre mesbras et, d’une étreinte plus ferme, lapassai par-dessus mon épaule, tel unvulgaire sac d’avoine, avant de mediriger vers l’eau.

— Grand frère !Sans cérémonie, je laissai tomber par

terre, aux pieds de Damon, le corpspresque sans vie de Clementine. Celui-ci refusa mon invitation en secouant latête. Ses lèvres affichaient une teinteblanche qui rappelait celle de la craie.Les nœuds de ses vaisseaux sanguinsressortaient avec force sur son visage ;ils faisaient penser à des craquelures

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dans un bloc de marbre. Dans la lumièreblafarde du matin, Damon ressemblait àl’une de ces statues brisées dont lecimetière regorgeait.

— Il faut que tu boives ! dis-je avecbrutalité en le poussant à terre, surprispar ma force.

Ses narines frémirent mais, de lamême façon que l’odeur du sang agissaitsur moi, elle éveilla les sens du corpslas de mon frère et, très vite, ses lèvresrencontrèrent la peau de ma victime. Ilcommença à boire, d’abord lentementpuis à grandes lampées, à l’instar d’uncheval assoiffé.

— Pourquoi m’obliges-tu à continuerde boire ? se plaignit-il après s’être

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essuyé d’un revers de la main, unegrimace déformant ses traits.

— Il faut que tu reprennes des forces.De la pointe de ma botte couverte de

terre séchée, je poussai Clementine. Ellegrogna faiblement, toujours en vie, siincroyable que cela paraisse. Sa vie,toutefois, était entre mes mains. Ceconstat me fit bouillir de l’intérieur,comme si mon corps tout entier s’étaitsubitement enflammé. Tout ceci – lachasse, les conquêtes, le sentiment desatiété et l’envie de dormir quisuccédaient toujours au fait de boire –parfumait l’éternité qui s’offrait à nousd’un air d’aventure infinie. PourquoiDamon ne pouvait-il pas le mesurer ?

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— Rien à voir avec la force ; c’est defaiblesse qu’on parle ici, siffla Damonalors qu’il se mettait debout. C’estl’Enfer sur terre ; ça ne pourrait pas êtrepire.

— Pas pire ? Tu préférerais être mort,comme Père ? (Je secouai la tête avecincrédulité.) Toi, tu as une secondechance.

— Je n’ai rien demandé, rétorquaaussitôt Damon. Je n’ai pas voulu toutça. Tout ce que je voulais, c’étaitKatherine. Et elle a disparu, alors autantme tuer maintenant, qu’on en finisse. (Ilme tendit une branche de chêne.) Tiens.Vas-y !

Il écarta les bras au maximum,

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exposant son torse. Il suffisait d’un coupen plein cœur pour que son vœu soitexaucé.

Un flot de souvenirs surgit dans matête : Katherine, ses boucles brunes sidouces sous mes doigts, ses crocsluisant au clair de lune, sa tête rejetée enarrière alors qu’elle s’apprêtait àmordre mon cou, son pendentif en lapis-lazuli lové chaque jour dans le creux desa gorge. Je comprenais à présentpourquoi elle avait tué ma fiancéeRosalyn, pourquoi elle nous avaitcondamnés à notre sort, Damon et moi,pourquoi elle usait de sa beauté et deson visage innocent pour que les gensaient envie de la croire et de la protéger.

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C’était dans sa nature. Et dans la nôtre,maintenant. Mais, au lieu de l’accepterpour ce que c’était – un cadeau – ainsique je l’envisageais, Damon semblaitprendre cela pour une malédiction.

Je cassai la branche en deux sur mongenou et en jetai les morceaux dans larivière.

— Non, répondis-je.Je ne l’aurais admis pour rien au

monde, mais la perspective de vivreseul pour l’éternité m’effrayait. Jevoulais que Damon et moi apprenionsensemble à devenir des vampires à partentière.

— Non ? releva Damon, les yeuxsubitement grands ouverts. Tu as le cran

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de tuer la première fille pour laquelle tuas eu le béguin, mais pas ton frère ?

D’un coup, il me jeta à terre ets’approcha d’un air menaçant, les lèvresrétractées sur ses crocs, avant decracher sur mon cou.

— Inutile de te tourner en ridicule,répliquai-je en me relevant. (Damonétait fort, mais je l’étais plus encoregrâce à mes repas réguliers.) Ne me dispas que tu es assez stupide pour penserque Katherine t’aimait, grondai-je. Cequ’elle aimait, c’était son pouvoir et lafaçon dont elle en abusait pour nousmanipuler. Nous ? Elle ne nous a jamaisaimés.

Les pupilles de mon frère

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s’embrasèrent. Il se jeta littéralement surmoi. Son épaule, dure comme de lapierre, me heurta, m’envoyant contre unarbre. Le tronc se brisa dans un grandbruit.

— Moi ! Moi, elle m’aimait.— Alors pourquoi m’avoir changé en

vampire moi aussi ? lui lançai-je aumoment de me relever.

Mon argument eut l’effet escompté :les épaules de Damon s’affaissèrent et ilrecula en chancelant.

— Entendu. Je ferai ça moi-même,décida-t-il à mi-voix.

Il empoigna un autre bâton et en fitcourir l’extrémité la plus pointue le long

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de sa poitrine. Je le lui arrachai desmains et lui tordis les bras dans le dos.

— Tu es mon frère. Ma chair, monsang. Et, tant que je reste en vie, toiaussi. Allez, viens !

Je le poussai en direction des bois.— Où allons-nous ? s’enquit-il en se

laissant traîner sans résistance aucune.— Au cimetière. Pour un enterrement.Les yeux de Damon s’animèrent

légèrement.— Qui est-ce qu’on enterre ?— Père. Tu n’as pas envie de dire au

revoir à l’homme qui nous a assassinés ?

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Avec Damon, nous nous accroupîmesdans le bosquet de sapins ciguës ducimetière, derrière le mausolée quiabritait les restes des fondateurs deMystic Falls. Bien qu’il ait été encoretôt, les habitants de la ville étaient déjàattroupés, le dos voûté, autour du troubéant. Des petits nuages de fuméeblanche s’élevaient en tourbillonnantvers le ciel d’un bleu azur à chaqueexpiration de la foule – à croire quechacun des membres de l’assembléefumait un cigare en hommage au défuntplutôt que d’essayer d’arrêter de claquer

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des dents.Tous les sens en alerte, j’examinai la

scène. Une odeur écœurante deverveine, cette herbe qui restreignait lespouvoirs des vampires, saturait l’air.Une couche de rosée recouvrait l’herbeet je pouvais entendre chaque goutted’eau lorsqu’elle heurtait le tapis terreuxen émettant un son argentin. Plus loin,les cloches de l’église carillonnaient.Même à cette distance, je distinguais lalarme au coin de l’œil d’Honoria Fells.

Derrière son pupitre, le maireLockwood se dandinait d’un pied surl’autre, visiblement impatient derecueillir l’attention de l’assistance.J’arrivais tout juste à discerner la forme

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ailée au-dessus de lui – une statued’ange qui indiquait l’endroit où mamère reposait. Deux emplacements videss’étendaient derrière, là où Damon etmoi aurions dû être inhumés.

La voix du maire trancha l’air glacé,si forte à mes oreilles que j’aurais pucroire qu’il parlait à quelquescentimètres de moi.

— Nous sommes réunis ici pour fairenos adieux à l’un des plus valeureux filsde Mystic Falls, Giuseppe Salvatore, unhomme pour qui la communauté et lafamille passaient avant tout.

Damon frappa du pied par terre.— La famille qu’il a tuée, l’amour

qu’il a détruit, les vies qu’il a brisées,

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chuchota-t-il.— Chhh… dis-je en retour, ma main

pressée contre son front.— Si je devais peindre un tableau de

la vie de ce grand homme, poursuivitLockwood en couvrant les reniflementset les soupirs de son auditoire, GiuseppeSalvatore serait représenté aux côtés defeu ses deux fils, Damon et Stefan, hérosde la bataille de Willow Creek.Puissions-nous prendre Giuseppe pourexemple et nous en inspirer dans notrelutte contre le mal qui ronge cette ville,qu’il soit visible ou non.

Damon laissa échapper un grognementsourd et moqueur.

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— À ce portrait, on devrait ajouterl’éclair du canon de fusil de Père.

Il frotta l’endroit, sur sa poitrine, oùla balle de notre père l’avait transpercéune semaine seulement auparavant. Il neportait aucune cicatrice, notretransformation ayant effacé toutes nosblessures, mais la trace mentale laisséepar la trahison de notre père, elle, étaitindélébile.

— Chhh… répétai-je alors queJonathan Gilbert venait d’un pas décidése poster près du maire, un grand cadrerecouvert d’un voile à la main.

On aurait dit qu’il avait vieilli de dixans en sept jours : des rides parcouraientson front tandis que des boucles

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blanches avaient envahi ses cheveuxbruns. Je me demandai si samétamorphose avait un rapport avecPearl, la femme vampire dont il avait étéépris mais qu’il avait condamnée à morten découvrant sa véritable nature.

Dans la foule, je repérai les parentsde Clementine agrippés l’un à l’autre,ignorant encore que leur fille manquait àl’appel du groupe de jeunes femmes auxmines sombres qui se tenaient à l’arrièrede l’assemblée.

Ils s’en apercevraient bien assez tôt.Le fil de mes pensées fut interrompu

par un cliquetis continu, semblable aubruit des aiguilles d’une montre ou d’unongle qui tapoterait sur une surface dure.

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Je scrutai la foule à la recherche de lasource du bruit. Lent, régulier etmécanique, mieux rythmé que lesbattements d’un cœur et moins rapidequ’un métronome, il semblait provenirdirectement de la main de Jonathan. Lesang de Clementine me monta à la tête.

La boussole.À l’époque où Père avait commencé à

avoir des soupçons quant à la présencede vampires, il avait créé un comitépour débarrasser la ville de ce fléau.J’avais assisté à l’une des réunions quis’étaient déroulées dans le grenier deJonathan Gilbert, lequel avait élaboré unplan pour fabriquer un appareilpermettant d’identifier les vampires ; je

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l’avais même surpris en pleine actionalors qu’il s’en servait, une semaineplus tôt. C’est ainsi qu’il avait découvertla véritable nature de Pearl.

Je donnai un coup de coude à Damon.— Il faut qu’on y aille, dis-je entre

mes dents.À cet instant précis, Jonathan leva la

tête et ses yeux croisèrent les miens.Il poussa un cri sauvage tout en

pointant du doigt le mausolée derrièrelequel nous étions cachés.

— Démons !Dans le même élan, les membres de

l’assemblée se tournèrent vers nous etnous poignardèrent de leurs regards à

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travers le brouillard ambiant. Ensuite,quelque chose me frôla et le mur,derrière, explosa. Un nuage de poudres’éleva autour de nous et des éclats demarbre me tailladèrent la joue.

Je découvris mes crocs et grognai –un son guttural, primitif, redoutable. Lamoitié des habitants quitta le cimetièredans la plus grande précipitation tandisque l’autre moitié restait sans bouger.

— Tuez-les ! Tuez les démons ! hurlaJonathan en brandissant une arbalète.

— Je pense qu’ils veulent parler denous, petit frère, commenta Damon avecun rire sarcastique.

Je l’empoignai et partis en courantavec lui.

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Damon sur les talons, je traversai lebosquet à toute allure, sautant par-dessusles branches tombées et les pierres.J’enjambai la grille du cimetière, hauted’un mètre environ, et jetai un rapidecoup d’œil par-dessus mon épaule pourm’assurer que mon frère me suivaittoujours. Nous nous enfonçâmes dans laforêt en slalomant au son des coups defeu qui résonnaient dans mes oreillestels des pétards, des cris stridents deshabitants qui rappelaient le verre brisé,de leur souffle lourd comme le

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grondement sourd du tonnerre.J’entendais même les bruits de pas denos poursuivants ; leurs vibrations merattrapaient en passant sous la surface dusol. En silence, je maudissais Damonpour son entêtement. S’il avait consentià boire avant aujourd’hui, sa force auraitété maximale et notre nouvelle vitessesurhumaine couplée à notre agilité nousaurait permis d’être déjà hors de danger.

Alors que nous fendions les fourrés,des écureuils et des campagnols sedispersèrent dans les sous-bois. Jepercevais leur flux sanguin accéléré parla présence de prédateurs. J’entendis unhennissement et un ébrouement àl’extrémité opposée du cimetière.

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— Allez ! (J’attrapai Damon par lataille pour le hisser sur ses jambes.) Ilfaut qu’on avance.

Rien ne m’échappait : ni lesbattements des muscles cardiaques, nil’odeur du fer, ni la moindre secousse dusol. Je savais que la meute à nostrousses avait davantage peur de moique l’inverse. Toutefois, le bruit descanons de fusil m’inquiétait et mepoussait à aller toujours de l’avant. Monfrère était faible, mais je ne pouvais plusle porter.

Un autre coup de feu retentit. Plusproche cette fois. Damon se raidit.

La voix de Jonathan Gilbert s’éleva àtravers les bois :

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— Démons !Une nouvelle balle m’effleura au

niveau de l’épaule. Mon frère s’affaissaentre mes bras.

— Damon ! (L’écho de son prénomrésonna dans ma tête et la ressemblanceavec le mot « démon », pour la premièrefois, me frappa.) Grand frère !

Je me mis à le secouer puis à letraîner maladroitement derrière moi, endirection du bruit des chevaux. J’avaisbeau m’être nourri peu de tempsauparavant, ma force ne durerait paséternellement. Les pas, dans notre dos,se rapprochaient de plus en plus.

Nous atteignîmes enfin l’extrémité du

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cimetière, où plusieurs chevaux étaientattachés aux poteaux en fer prévus à ceteffet. Ils piaffaient, tirant sur leurscordes avec une vigueur telle que leurscous ressortaient, tout gonflés. Parmieux, je reconnus un cheval ébène quin’était autre que ma jument Mezzanotte.Je la fixai : je n’en revenais pas de ladétermination avec laquelle elle tentaitde s’éloigner de moi alors que, quelquesjours plus tôt seulement, j’étais le seulcavalier en qui elle avait confiance.

Les bruits de pas résonnèrent de plusbelle et je détachai mon regard del’animal, secouant la tête d’étonnementface à tant de sentimentalisme. Je sortisle vieux couteau de chasse de Père que

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j’avais glissé dans le haut de ma botte.C’était la seule chose que j’avaisemportée avec moi le jour où j’avaisquitté définitivement Veritas. Mon pèrene s’en séparait jamais, bien que je nel’aie jamais vu s’en servir. Ce n’étaitpas un homme très doué de ses mains.Pourtant, à mes yeux, le couteausymbolisait la puissance et l’autorité quetout le monde associait autrefois à Père.

J’appuyai la lame contre la corde quiretenait Mezzanotte, mais elle neproduisit pas même une légère entaille.En baissant les yeux, je me rendiscompte que le couteau n’était rien deplus qu’une lame polie pour paraîtrejolie et impressionnante, mais qui

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n’aurait pu couper un vulgaire bout deficelle. Elle convenait parfaitement àPère, songeai-je avec dégoût, jetant lecouteau par terre pour m’attaquer à lacorde à mains nues. Les bruits de pass’amplifièrent ; je jetai des regardsaffolés derrière moi. Je voulais détachertous les chevaux afin que Jonathan et seshommes ne puissent les monter,seulement je manquais de temps.

— Gentille fille, chuchotai-je àMezzanotte en caressant son cou élancé.(Elle frappa le sol du sabot, le cœurbattant.) C’est moi.

Sur ces paroles, je sautai sur son dos– mais elle se cabra tant que, pris parsurprise, je lui flanquai un coup de talon

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si violent qu’il lui brisa une côte.Aussitôt, elle fléchit en signe desoumission et je réussis à la faireavancer vers Damon au petit trot.

— Viens, le pressai-je dans un cri.Une lueur de doute passa dans les

yeux de mon frère, mais l’instant d’aprèsil s’agrippa à la large croupe deMezzanotte et se hissa sur elle. Qu’ils’agisse d’un réflexe de peur ou d’uninstinct de survie, son désir de fuir meredonna l’espoir qu’il n’était malgré toutpas déterminé à en finir.

— Tuez-les ! s’écria une voix alorsqu’on nous jetait une torche enflammée.

Après avoir dessiné un arc de cercledans les airs, elle atterrit aux pieds de

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Mezzanotte dans l’herbe, qui prit feusur-le-champ. Mon cheval partit dansune cadence folle en direction inverse.Le martèlement des sabots sur le sols’éleva derrière nous : nos assaillantsavaient bondi sur les autres chevaux etnous suivaient au grand galop.

Un nouveau coup de feu retentit, suividu bruit de la vibration d’une flèche.Mezzanotte se cabra dans unhennissement retentissant. Damon glissaet tenta de se rattraper en saisissant sonencolure tandis que je tirais sur lessangles en cuir afin de rétablir notreéquilibre. Après avoir fait quelques pasen arrière, notre monture reposa sesquatre fers au sol. Pendant que mon frère

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se redressait, je remarquai une flèche enbois qui dépassait de l’arrière-train deMezzanotte. C’était rusé commetactique : à distance, la meute avait debien meilleures chances de ralentir notrecheval plutôt que d’atteindre l’un denous deux en plein cœur.

Penchés, presque couchés, sur notremonture, nous poursuivîmes notre coursesous la voûte de branchages. Mezzanotteétait une jument puissante, mais son côtégauche primait d’ordinaire en force, làprécisément où la flèche l’avait blessée.Un filet de sang coulait de ma tempe surma chemise. Je sentais Damon relâcherdangereusement son étreinte autour dema taille.

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Je continuai cependant à presserMezzanotte, n’écoutant que mon instinct,sans souci de logique ni réel pland’action. Comme si un parfum de libertéet de possibles venait me chatouiller lesnarines et qu’il me suffisait d’avoir foien moi et en ma capacité à nous mener àsa source pour que tout aille bien. Jetirai sur les rênes pour sortir des bois etrejoindre le champ qui s’étendait enarrière de notre propriété.

Il y a peu de temps encore, par unematinée pluvieuse comme celle-ci, deslumières auraient brillé derrière lesfenêtres de notre ancienne maison, leslampes conférant au verre soufflé lateinte jaune orangé d’un coucher de

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soleil. Notre domestique, Cordelia,aurait chanté dans la cuisine pendant quele cocher de Père, Alfred, aurait montéla garde, assis, près de la porte d’entrée.Mon père et moi aurions pris notre petit-déjeuner ensemble, dans une intimitécomplice qui dispense de parler. Mais, àprésent, le domaine n’était plus quel’ombre de ce qu’il avait jadis été : unecoquille vide, avec ses fenêtres sombreset ses champs condamnés au silence.Cela ne faisait pas plus d’une semaineque la propriété avait été désertée, etVeritas semblait à l’abandon depuis dessiècles.

Mezzanotte enjamba la clôture etatterrit péniblement de l’autre côté. Je

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parvins de justesse à nous stabiliserd’un coup sec sur les rênes qui fitclaquer le mors contre les dents de moncheval. Ensuite, nous nous dirigeâmesvers le côté de la maison, ma peau secouvrant brusquement d’une sueur moitealors que nous dépassions le petit carréde verveine de Cordelia, dont les tigesmontaient à hauteur de chevilles.

— Où va-t-on, petit frère ? voulutsavoir Damon.

J’entendis trois chevaux galoperderrière nous : Jonathan Gilbert, lemaire Lockwood et le shérif Forbescoupaient à travers la propriété enlongeant l’étang. Mezzanotte haletaitfortement, une moustache d’écume

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couleur pêche sur les babines ; je savaisque nous ne les sèmerions pas.

Soudain, la sirène rauque d’unelocomotive hurla dans l’air du matin,couvrant le fracas des sabots, le souffledu vent et le son métallique d’un fusilqu’on recharge.

— Allez, il faut que nous l’attrapions,dis-je en talonnant les flancs deMezzanotte.

Tête en avant, elle s’élança au-dessusdu mur de pierres qui séparait lapropriété de la route principale.

— Vas-y, ma fille, l’encourageai-je.Le regard sauvage, marqué par la

terreur, elle ne ralentit pas pour autant

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au moment d’aborder la rue principale.L’église calcinée se profila tout à coup,ses briques noircies rappelant desmolaires sorties d’une terre cendrée. Lapharmacie avait elle aussi été ravagéepar les flammes. On avait accroché descrucifix à toutes les portes des maisonstandis que des guirlandes de verveinependaient au-dessus de la plupartd’entre elles. Je reconnaissais à peine laville où j’avais passé les dix-septpremières années de ma vie. MysticFalls n’était plus chez moi. Plusmaintenant.

Derrière nous, les chevaux deJonathan Gilbert et du maire noustalonnaient dangereusement. En face, le

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train à l’approche crissait sur les rails.L’écume, au bord des lèvres de moncheval, s’était colorée de rose à causedu sang. Mes crocs étaient secs, meslèvres tout autant – je les humectai, medemandant si cette soif de sang allait depair avec mon statut de vampire toutrécent ou bien s’il en serait toujoursainsi.

— Prêt, grand frère ? lui lançai-je entirant sur les rênes de notre monture.

Elle s’arrêta net et j’eus tout juste letemps de sauter à terre avant qu’elles’effondre, la bouche ensanglantée.

Un coup de fusil fendit l’air et duliquide carmin gicla du flanc deMezzanotte. Je saisis Damon par les

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poignets et bondis avec lui dans lewagon juste au moment où la locomotivequittait la gare en vrombissant poursemer le concert enragé où se mêlaientles cris de Jonathan Gilbert et du maireLockwood.

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Le wagon était plongé dans l’obscuritétotale, mais, grâce à nos yeux capablesde voir de nuit depuis notretransformation, nous pûmes nous frayerun chemin entre les piles de charbon.Enfin, nous atteignîmes une porte et cequi ressemblait à un wagon-lit depremière classe. À l’abri des regards,nous volâmes quelques chemises etpantalons dans une malle laissée sanssurveillance ; dans la foulée, nous lesenfilâmes. Ces vêtements ne nousallaient pas très bien, mais ils feraient

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l’affaire.Alors que, sur fond du grondement

sourd du train, nous nous hasardionsdans l’allée d’un wagon pour passagersvoyageant assis, une main me saisit parl’épaule. Automatiquement, je flanquaiun coup au responsable en grognant. Unhomme en uniforme de chef de train futprojeté vers l’arrière et heurta la cloisondans un grand bruit.

Je serrai les mâchoires pourempêcher mes crocs de s’allonger.

— Désolé ! Vous m’avez pris parsurprise et…

Ma voix, à la tonalité soudain si peufamilière, se tut. Au cours de la semaineprécédente, la plupart de mes échanges

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verbaux avaient consisté en desmurmures rauques et je m’étonnais àprésent de pouvoir m’exprimer de façonsi humaine. Seulement, j’étais bien pluspuissant que ma voix ne le laissaitpenser. Je hissai l’homme sur sesjambes et redressai sa casquette bleumarine.

— Ça va ?— Je crois, répondit le contrôleur,

l’air hébété, alors qu’il tâtait ses brascomme pour vérifier qu’ils étaienttoujours là. (Je lui aurais donné lavingtaine. Il avait le teint cireux et lescheveux blond-roux.) Je peux voir votrebillet ?

— Ah oui ! Nos billets, intervint

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Damon d’une voix posée qui netrahissait en rien le fait que nous avionsfui à perdre haleine juste quelquesminutes plus tôt. C’est mon frère quiles a.

Je lui lançai un regard noir et il merenvoya un sourire à la fois détendu etcynique. Je le scrutai de la tête auxpieds, ses bottes délacées et boueuses,sa chemise en lin qui sortait de sonpantalon. Pourtant, il y avait en luiquelque chose, en plus de son nezaquilin et ses mâchoires aristocratiques,qui lui conférait un semblant de majesté.Sur le moment, je le reconnus à peine :ce n’était pas le Damon avec lequelj’avais grandi ni même celui que j’avais

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appris à connaître la semaine passée.Maintenant que nous quittions MysticFalls sur les chapeaux de roues endirection d’un horizon invisible, monfrère dégageait autre chose, d’à la foisserein et imprévisible. Dans le contexteétrange de cet environnement, je n’auraissu dire avec certitude si j’étais lecomplice de mon frère ou au contraireson ennemi juré.

Le chef de train reporta son attentionvers moi : il fit la moue en découvrantma tenue débraillée. Aussitôt, je rentraima chemise dans mon pantalon.

— On était pressés et… expliquai-jed’une voix traînante, avec l’espoir quemon accent du Sud donnerait à mon

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discours une tonalité véridique et…humaine.

Il écarquilla de plus belle ses yeux depoisson – preuve de son scepticisme – etc’est alors que je me souvins d’un despouvoirs dont Katherine s’était serviesur moi avec beaucoup de succès : laforce de persuasion.

— … et je vous ai déjà montré monbillet, finis-je lentement en priant pourqu’il me croie.

Le contrôleur plissa le front.— Absolument pas, répliqua-t-il avec

la même lenteur, veillant à articulerchaque mot comme s’il s’adressait à unpassager particulièrement stupide.

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Dans ma tête, je lâchai un juron etm’approchai encore plus de lui.

— Mais je vous l’ai montré tout àl’heure.

Je plongeai mes yeux dans les siensau point de loucher ou presque.

L’homme recula d’un pas et clignades yeux.

— Tous les passagers doivent garderleur billet sur eux en toutescirconstances.

Mes épaules s’affaissèrent.— Eh bien… euh…Damon s’interposa entre nous deux.— Nos billets sont dans le wagon-lit.

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C’est notre faute, assura-t-il d’une voixgrave, apaisante.

Pas une seule fois ses paupières nebattirent alors qu’il fixait celles,tombantes, du contrôleur.

Les traits du visage de l’homme sedétendirent et il s’écarta pour nouslaisser passer.

— Au temps pour moi. Allez-y,messieurs. Désolé pour la confusion.

Il parlait d’une voix lointaine. Puis ilnous salua d’une pichenette sur sacasquette et s’écarta pour nous laisserpoursuivre en direction de la voiture-restaurant réservée aux gentlemen.

À la seconde où la porte se referma

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derrière nous, j’empoignai mon frère parle bras.

— Comment tu as fait ça ?Katherine lui avait-elle appris à

affecter une voix grave et à regarder savictime dans les yeux pour la manipulerà sa guise ? Je serrai les mâchoires àl’idée que, peut-être, elle avait raconté àDamon avec quelle facilité elle m’avait,moi, envoûté. Des images défilèrentdans mon esprit : Katherine, les yeuxgrands ouverts, me suppliant de garderson secret, d’empêcher que Père ne lachasse. Je secouai la tête, comme pouren chasser ces souvenirs.

— C’est qui le chef, à présent, petitfrère ? lança Damon d’une voix traînante

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en se laissant tomber sur un siège encuir.

Il bâilla et étira ses mains au-dessusde sa tête, comme s’il s’apprêtait àentamer une longue sieste.

— Tu comptes dormir maintenant ?m’exclamai-je. Tu choisis bien tonmoment !

— Pourquoi pas ?— Pourquoi pas ? répétai-je

bêtement.J’écartai les bras pour désigner ce qui

nous entourait. Nous nous assîmes parmides passagers élégants, en haut-de-formeet costume trois-pièces, qui, en dépit del’heure, avaient pris d’assaut le

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comptoir en bois du bar, situé dans unretranchement. Un groupe d’hommesplus âgés jouaient au poker tandis que dejeunes voyageurs en uniforme decapitaine chuchotaient, penchés au-dessus de leur verre de whisky. Nouspassâmes inaperçus dans cette foule.Aucune boussole pour repérer lesvampires qui aurait révélé notre identitéau grand jour, et personne ne fitdavantage que de nous adresser unrapide coup d’œil alors que nous nousasseyions.

Je pris place sur l’ottomane face àmon frère.

— Tu ne vois donc pas ? Personne nesait qui nous sommes, ici. C’est

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l’occasion ou jamais.— C’est toi qui ne vois rien. (Damon

inspira profondément.) Tu sens ?Les effluves épicés du sang emplirent

mes narines et le battement des cœurspénétra mes oreilles à la manière d’unchant de cigales par un soir d’été.Aussitôt, une douleur fulgurante sedéclara dans ma mâchoire. Je couvrisma bouche de ma main et jetai desregards de tous côtés afin de vérifier quepersonne n’avait remarqué les canineseffilées qui venaient de percer mesgencives.

Damon laissa échapper un ricanementplein d’ironie.

— Tu ne seras jamais libre, petit

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frère. Tu es lié au sang à jamais, et auxhumains. Ils te rongent de désespoir etd’un désir insatiable, te condamnent aucrime.

En entendant le mot « crime », unhomme barbu, roux, aux jouescramoisies par le soleil, nous lança unregard de mépris depuis l’autre côté del’allée. Je me forçai à esquisser unsourire innocent.

— Tu vas nous attirer des ennuis,soufflai-je entre les dents.

— Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, rétorqua Damon.

Il ferma les paupières en guise depoint final à notre conversation.

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Je poussai un soupir et jetai un œilpar la fenêtre. Nous n’étionsprobablement pas à plus d’unecinquantaine de kilomètres de MysticFalls, mais j’avais la sensation que toutce que j’avais connu jusque-là avaitsubitement cessé d’exister. Même leclimat semblait altéré : la pluie battanteavait laissé place à un soleil automnalqui filtrait au travers des nuages épars ettransperçait la frontière de verreséparant le train du monde extérieur.C’était curieux : tandis que nos baguesnous protégeaient de la lumière solaire,l’empêchant de nous brûler la peau, lesoleil lui-même provoquait chez moi unétat étrange, à la limite de la

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somnolence.Me relevant d’un coup, je me réfugiai

dans les couloirs sombres du train quireliaient les wagons. Je passai ainsi desluxueux sièges en velours de la premièreclasse aux bancs en bois de la seconde.

Finalement, je m’installaiconfortablement dans un compartimentvide dont je tirai les rideaux avant defermer les yeux et d’ouvrir les oreilles.

J’espère que ces gamins desyndicalistes débarrasseront leplancher de La Nouvelle-Orléans etnous laisseront nous charger de…

Une fois que tu auras découvert lesbeautés sur Bourbon Street, tu neverras plus ta pucelle de Virginie

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pareil…Vous devez faire attention. Il y a des

sorciers vaudous là-bas et, de l’avis decertains, c’est là que les démonsviennent se divertir…

Je souris. La Nouvelle-Orléans nousconviendrait parfaitement.

Je pris mes aises dans la couchette,pas mécontent de pouvoir me détendre,et laissai le roulis du train me bercerd’un sommeil profond. Je m’étais aperçuqu’après un bon somme je n’appréciaisque davantage mes repas.

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Le lendemain, le train fit halte dans uncrissement de freins.

— Baton Rouge ! cria un employé deschemins de fer, au loin.

Nous nous rapprochions de LaNouvelle-Orléans, mais pas assez vite àmon goût. Je m’adossai au mur, suivantdu regard les passagers qui se pressaientde rassembler leurs affaires avant dequitter leur place, lorsque mon œils’arrêta tout à coup sur un billet vert oùétait inscrit en larges lettres : M. RemyPicard, de Richmond à La Nouvelle-

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Orléans.Je le fourrai dans ma poche et

rebroussai chemin d’un pas guilleretdans le train jusqu’à ce que je sentepeser un regard insistant sur moi. Jepivotai sur moi-même : deux sœurs mesouriaient derrière la vitre de leurcompartiment privé, une expression deperplexité sur le visage. L’une brodaitune pièce de tissu, l’autre écrivait dansun journal à la reliure en cuir. À côtéd’elles, une femme de petite taille,potelée, ayant la soixantaine et vêtue denoir des pieds à la tête, ne les quittaitpas des yeux. Ce devait être leur tante ouleur tutrice.

J’ouvris la porte.

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— Monsieur ? m’interpella la femmeen se tournant vers moi.

Je plongeai mes yeux dans les siens,bleus et larmoyants.

— Je pense que vous avez oubliéquelque chose dans le wagon-restaurant,dis-je. Vous pourriez en avoir besoin,continuai-je en imitant la voix profondeet ferme de mon frère.

Son regard s’altéra mais je sentis que,cette fois, c’était différent de la manièredont le conducteur avait répondu à mesparoles. Lorsque j’avais essayéd’influencer l’homme, tout s’était passécomme si mes pensées étaient entrées encollision avec de l’acier tandis que là,j’avais la sensation qu’elles

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transperçaient un rideau de fumée. Lafemme pencha la tête, clairementattentive à mes propos.

— J’ai laissé quelque chose…commença-t-elle sans finir, l’airdéconcerté.

Mais, dans ma tête, je sentais sespensées fusionner avec les miennes et jesavais qu’elle ne s’opposerait pas àmoi.

Aussitôt, la femme, corpulente,changea de position et se leva de sonsiège.

— Eh bien… euh… c’est sûrementvrai, en effet, annonça-t-elle en tournantles talons pour avancer dans le couloirsans un regard en arrière.

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La porte en métal du wagon sereferma dans un clic et je tirai les lourdsrideaux de la vitre qui donnait surl’allée centrale du train.

— Ravi de faire votre connaissance,dis-je aux filles en leur faisant larévérence. Je m’appelle Remy Picard,ajoutai-je après un coup d’œil furtif aubillet de l’homme qui dépassait de lapoche de mon veston.

— Remy, répéta posément la plusgrande des deux, laissant croire qu’elletentait d’apprendre mon nom par cœur.

Je sentis mes canines prêtes à percermes gencives. J’avais si soif et ellesemblait si délicieuse… De toutes mes

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forces, je pressai mes lèvres l’unecontre l’autre et me forçai à restertranquille. « Trop tôt »¸ songeai-je.

— Enfin ! Tante Millie ne nous quittepas d’un pouce ! s’exclama la plus âgéedes sœurs. (Elle devait avoir dans lesseize ans.) Elle ne nous fait pasconfiance.

— N’a-t-elle pas raison, à cetinstant ? relevai-je pour la taquinerautant que pour la séduire.

À l’époque où j’étais humain, j’auraisespéré qu’un tel échange soit scellé parune poignée de main qui s’attarde ou unbaiser frôlé contre une joue. Mais, à cemoment-là, tout ce qui me venait àl’esprit était le sang qui coulait dans les

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veines des filles.Je m’assis près de l’aînée, couvé

pendant ce temps d’un regard plein decuriosité par la cadette. Elle sentait legardénia et le pain chaud tout juste sortidu four. De sa sœur – impossiblequ’elles n’aient pas été parentes, avecleurs cheveux d’un brun fauve identiqueet leurs mêmes yeux bleus perçants – sedégageait un parfum plus capiteux.Muscade et feuilles fraîchementtombées.

— Je m’appelle Lavinia. Et voiciSarah Jane. Nous déménageons à LaNouvelle-Orléans, expliqua la fille enposant sa broderie sur ses genoux. Vousconnaissez ? J’ai peur que Richmond ne

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me manque atrocement, termina-t-elled’une voix plaintive.

— Notre père est mort, m’appritSarah Jane, dont la lèvre inférieuretremblait.

Je hochai la tête et passai ma languesur mes dents pour sentir celles quis’allongeaient. Le cœur de Laviniabattait considérablement plus vite quecelui de sa sœur.

— Tante Millie veut me trouver unmari. Voudriez-vous me dire à quoi jedois m’attendre, Remy ?

Lavinia pointa du doigt la bague àmon annulaire. Comment aurait-elle pusavoir que l’anneau en question n’avaitrien à voir avec le mariage et tout à voir

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avec le fait d’être capable de chasserdes filles telles qu’elle de jour commede nuit ?

— Le mariage est merveilleuxlorsqu’on rencontre la bonne personne.Pensez-vous rencontrer l’homme qu’ilvous faut ? lui lançai-je en plantant mesyeux dans les siens.

— Je… n’en sais rien. Je supposeque, s’il vous ressemble, je devraiconsidérer que j’ai de la chance.

Son souffle déposait sur ma joue unecaresse chaude ; je savais que je nepourrais me retenir encore longtemps.

— Sarah Jane, j’ai comme lepressentiment que votre tante a besoin

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d’aide, dis-je en soutenant le regardsaphir de l’intéressée.

Elle marqua d’abord une brève pause,puis s’excusa pour partir chercher satante. J’ignorais totalement si jel’envoûtais ou si elle ne faisait rien deplus qu’obéir, elle, l’enfant, à l’adulteque j’étais.

— Vous êtes malin, n’est-ce pas ?constata Lavinia, dont les pupillesdansaient au-dessus d’une bouchesouriante.

— Oui, acquiesçai-je avecbrusquerie. Vous ne croyez pas si biendire, ma chère.

Je découvris mes dents, impatient dela voir ouvrir de grands yeux terrifiés.

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C’était le moment que je préférais quandje me nourrissais : regarder ma victimese mettre à trembler, complètementvulnérable, mienne. Lentement, je mepenchai vers elle, savourant chaqueseconde. Mes lèvres finirent pareffleurer sa douce peau.

— Non ! haleta-t-elle.— Chhh ! murmurai-je en retour.Je l’attirai à moi et me laissai aller au

plaisir du contact de mes dents contre sachair, doucement pour commencer, puisavec plus de force jusqu’à les enfoncer.Ses gémissements se changèrent enhurlements et je dus plaquer ma main sursa bouche pour la faire taire tandis quej’aspirai le succulent liquide sucré. Elle

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poussa une plainte légère, mais sessoupirs eurent tôt fait d’évoluer en petitsmiaulements.

— La Nouvelle-Orléans, prochainarrêt ! annonça le chef de train dans uncri qui me sortit de ma rêverie.

Je jetai un coup d’œil par la fenêtre :le soleil s’affaissait dans le ciel. Dansmes bras, le poids du corps presque sansvie de Lavinia pesait lourdement. Autravers de la vitre, La Nouvelle-Orléansémergeait tel un paysage féerique surfond de l’océan qui s’étendait à perte devue. C’est ainsi que ma vie se profilait :une infinité d’années, une infinité derepas, une infinité de jolies filles auxdélicieux soupirs et au sang encore plus

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divin.« À jamais haletant, à jamais

jeune »1, chuchotai-je, satisfait de lamanière dont les vers de Keatss’appliquaient à ma nouvelle existence.

— Monsieur !Le contrôleur frappa à la porte ; je

bondis hors de la couchette, essuyant mabouche d’un revers de la main. C’était lemême homme qui nous avait interpellés,Damon et moi, au départ de MysticFalls. Je vis un voile de soupçon seposer sur son visage.

— Ah, nous sommes arrivés à LaNouvelle-Orléans ? demandai-je, le goûtdu sang de Lavinia au fond de la gorge.

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L’homme à la chevelure rousseconfirma d’un signe de tête.

— Et les dames ? Elles sont aucourant ?

— Oh oui, elles savent ! lui assurai-jesans le quitter des yeux, au moment desortir mon billet de ma poche. Maiselles ont demandé à ce qu’on ne lesdérange pas. Et moi aussi, d’ailleurs.Vous ne m’avez jamais vu. Vous n’avezjamais contrôlé ce compartiment. Plustard, si jamais on vous pose la question,vous direz qu’il y a peut-être eu desvoleurs, montés à bord du train près deRichmond. Ils avaient l’air suspect. Desnordistes, inventai-je pour finir.

— Des soldats nordistes ? répéta

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l’employé, visiblement perturbé.Je poussai un soupir. En attendant de

maîtriser l’envoûtement, il faudrait quej’aie recours à une méthode plusradicale d’effacement de la mémoire. Enun éclair, j’empoignai le contrôleur parle cou et le lui brisai aussi facilementque s’il s’était agi d’une cosse de petitpois. Ensuite, je le jetai à l’intérieur ducompartiment avec Lavinia, puisrefermai la porte derrière moi.

— Eh oui, il faut toujours que lesnordistes déclenchent un massacrepartout où ils passent, formulai-je defaçon rhétorique.

Ensuite, sans cesser de siffler, jeparcourus le chemin qui me séparait de

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Damon, resté dans le wagon-restaurantréservé aux hommes.

1- Traduit de l’anglais par Paul Gallimard, inPoèmes et poésies, John Keats, Gallimard,« Collection Poésie », 1996.

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Damon était affalé à l’endroit où jel’avais laissé, un verre de whisky pleinet suintant posé devant lui sur la table enchêne.

— Allez, dis-je brutalement en tirantmon frère par le bras pour qu’il se lève.

Le train ralentissait et, tout autour, lespassagers rangeaient leurs affaires ets’alignaient derrière un employé deschemins de fer, debout devant les portesen métal noir qui menaient au-dehors.Mais, étant donné que nous voyagionssans bagages et que nous bénéficiions

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d’une force peu ordinaire, je savais quenotre meilleure option consisterait àquitter le train de la même façon quenous y étions montés : en sautant depuisle wagon de queue. Je tenais absolumentà ce que nous soyons tous deux déjà loinquand on remarquerait que quelquechose ne tournait pas rond.

— Tu as bonne mine, petit frère.Il parlait sur un ton léger, mais la

pâleur de son teint et les cernes violacéssous ses yeux trahissaient sa réellefatigue et sa faim intense. Pendant uninstant, je regrettai de ne pas lui avoirlaissé un reste du sang de Lavinia, maisje chassai sans attendre cette idée. Unemain de fer dans un gant de velours :

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c’est ainsi que Père dressait leschevaux, leur refusant toute nourriturejusqu’à ce qu’ils cessent enfin de tirersur leurs rênes et qu’ils se laissentdiriger. Même chose avec Damon : ilavait besoin d’être maté.

— Il faut bien que l’un de nous gardeses forces, me justifiai-je auprès deDamon, alors que je lui tournais le dospour ouvrir la voie vers l’arrière dutrain.

La locomotive continuait à glisser, sesroues crissant sur les rails. Nousn’avions pas beaucoup de temps. Nousnous dépêchâmes de traverser le wagonde charbon pour rejoindre l’ultimeporte, que j’ouvris sans peine.

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— À trois ! Un… deux…Je l’attrapai par le poignet et sautai.

Ensemble, nos genoux heurtèrent le solen terre avec un bruit sourd.

— Il faut toujours que tu te donnes enspectacle, n’est-ce pas, petit frère ?commenta Damon en grimaçant.

Je remarquai que son pantalon s’étaitdéchiré à mi-jambes lors de la chute.Ses mains étaient couvertes de marquescreuses à cause du gravier. De mon côté,j’étais indemne, exception faite d’uneégratignure au coude.

— Tu n’avais qu’à boire, le blâmai-jeavec un haussement d’épaules.

La locomotive se mit à siffler tandis

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que j’examinai les alentours. Nousétions en bordure de La Nouvelle-Orléans, ville bouillonnante et enfuméed’où nous parvenait une odeur debeurre, de feu de bois et d’eau boueuse.En taille, elle dépassait de loinRichmond, la plus grande agglomérationque j’aie jamais connue. Seulement, cen’était pas tout : on y était aussi gagnépar le sentiment que le danger flottait àtous les coins de rue. Je souris à pleinesdents. Dans un endroit pareil, nouspourrions passer inaperçus.

Je commençai à marcher vers lecentre à la vitesse surnaturelle à laquelleje ne m’étais toujours pas habitué,Damon sur mes pas, la démarche lourde

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et maladroite mais régulière. Nousempruntâmes Garden Street, quim’apparut comme l’une des principalesartères de la ville. Tout le longs’alignaient des demeures aussi bienentretenues et colorées que des maisonsde poupée. L’air était dense et humide,chargé d’un brouhaha de voix parlantfrançais, anglais et d’autres langues queje ne connaissais pas.

De tous côtés partaient des ruelles quimenaient à l’eau. Sur le trottoir, desmarchands se succédaient : ils vendaienttout et n’importe quoi, notamment destortues fraîchement capturées et despierres précieuses importées d’Afrique.Même la présence à chaque coin de rue

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de soldats en uniforme bleu, mousquet àla ceinture, avait, étrangement, un air defête. C’était une scène carnavalesquedans tous les sens du terme, le genredont raffolait Damon quand nous étionsenfants. En me tournant pour regarderpar-dessus mon épaule, je constatai sanssurprise que mon frère souriait du boutdes lèvres ; ses pupilles, en revanche,flamboyaient avec une intensité que je neleur avais pas vue depuis une éternité.Nous nous étions embarqués dans cetteaventure ensemble et à présent, loin dusouvenir de Katherine, du cadavre dePère ou de Veritas, Damon pourraitpeut-être enfin accepter et vivrepleinement son nouveau statut.

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— Tu te rappelles quand on parlait departir à la conquête du monde ? luidemandai-je, tourné vers lui. Le voici,notre monde.

Damon répondit avec un légermouvement de tête :

— Katherine m’a parlé de LaNouvelle-Orléans. Elle y a habité.

— Et si elle était encore parmi nous,elle voudrait que tu te sentes chez toidans cette ville : pour y vivre, y être,tout simplement, mais aussi pour trouverta place dans ce monde.

— Stefan, l’éternel poète, raillaDamon sans pour autant cesser de mesuivre.

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— Peut-être. N’empêche que c’est lavérité : tout ceci nous appartient, lançai-je en écartant les bras.

Mon frère hocha la tête comme pourlui-même, pour se persuader.

— Alors d’accord.— D’accord ? répétai-je, osant à

peine en croire mes oreilles.C’était la première fois depuis notre

dispute dans la clairière qu’il daignaitsoutenir mon regard.

— Oui, je te suis. (Il fit un tour surlui-même et désigna du doigt lesdifférents bâtiments alentour.) Bon, oùallons-nous loger ? Que faisons-nous ?Montre-moi ce fameux monde inconnu.

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Les lèvres de mon frère se tordirenten un sourire, et je n’aurais pu dire s’ilse moquait ou s’il était sérieux. Dans ledoute, j’optais pour la deuxièmesolution.

J’humai l’air et détectai aussitôt uneodeur de citron et de gingembre.Katherine ! Les épaules de Damon secrispèrent : il avait dû la sentir lui aussi.Sans un mot, nous pivotâmes dans unmême élan pour nous diriger vers unpassage étroit, sur la trace d’une femmeen robe de satin violette, une largecapeline posée sur sa chevelure foncée.

— Madame ! l’interpellai-je.Elle se retourna. Ses joues blanches

étaient abondamment fardées de rouge,

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ses yeux ceints d’un trait de khôl. Elledevait avoir dans les trente ans. Sur sonfront au teint clair, des rides s’étaientcreusées. Ses cheveux tombaient enboucles le long de son visage et la coupede sa robe était si ajustée qu’ellerévélait une partie de son décolletéparsemé de taches de rousseur à des finsqui n’étaient pas strictement décoratives.Je sus aussitôt que c’était une femme peufréquentable, semblable à celles quifaisaient parler d’elles à demi-mot ouque l’on montrait du doigt à la tavernede Mystic Falls.

— Envie de passer du bon temps, lesgarçons ? lança-t-elle langoureusement,son regard allant de Damon à moi et

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vice versa.Ce n’était pas Katherine – loin de là

–, pour autant je surpris un éclair dansles yeux de mon frère.

— Je ne pense pas que trouver unendroit où loger pose problème,commentai-je dans ma barbe.

— Ne la tue pas, rétorqua Damonentre ses dents.

— Suivez-moi. Je connais des fillesqui seraient ravies de faire votreconnaissance. Vous m’avez l’air d’avoirbesoin d’un peu d’aventure. J’ai raison ?

Elle nous décocha un clin d’œil. Unorage approchait et je pouvaisvaguement entendre des coups de

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tonnerre au loin.— Nous ne déclinons jamais l’offre

d’une jolie dame de partir à l’aventure,répliquai-je.

Du coin de l’œil, je vis la mâchoirede Damon se tendre. Je savais qu’illuttait pour ne pas succomber à sonbesoin de se nourrir. « Ne résiste pas »,pensai-je, espérant ardemment que monfrère se rassasie alors que nous lasuivions dans les ruelles pavées.

— On habite juste ici, annonça-t-elleen sortant une grande clé pourdéverrouiller la porte en fer forgé d’unedemeure bleu pervenche située au fondd’un cul-de-sac.

La maison était bien entretenue, mais

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les bâtiments de chaque côté semblaientà l’abandon : leurs peintures s’effritaientet leurs jardins étaient envahis par lesmauvaises herbes. De l’intérieurs’échappaient les notes enjouées d’unpiano.

— C’est ma pension. La pensionMolly. Sauf, bien évidemment, qu’ici onfait preuve d’une hospitalité digne de cenom si le cœur vous en dit, expliqua-t-elle entre deux battements de cils. Vousvenez ?

— Oui, madame.Je poussai Damon à l’intérieur et

refermai la porte derrière nous.

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Le lendemain soir, je contemplais avecsatisfaction le spectacle du soleil secouchant sur le port. Mlle Molly n’avaitpas exagéré : les filles de sa pensionavaient le sens de l’hospitalité. Au petit-déjeuner, je m’étais régalé d’unedemoiselle aux longs cheveux soyeux etaux yeux bleus couverts d’un voilehumide. Sur mes lèvres, je pouvaisencore déceler le goût de son sangmélangé à celui du vin.

Avec Damon, nous avions passé la

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journée à explorer la ville, ses balconsen fer forgé dans le Vieux Carré –depuis lesquels des filles nous saluaientde la main –, ses vitrines de tailleurs oùs’empilaient des rouleaux de soiesomptueux, sans oublier les boutiques decigares aux effluves entêtants où deshommes au ventre protubérantconcluaient des accords.

Mais, de tous les paysages urbains,c’était le port que je préférais. Ilrenfermait l’âme de la ville, lieu detransit de bateaux chargés de produits etmarchandises exotiques en tous genres.Privée de son port, La Nouvelle-Orléansn’était plus La Nouvelle-Orléans – elleredevenait aussi vulnérable et

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insignifiante que cette fille chez Molly,le matin.

Damon observait les bateaux luiaussi, se frottant le menton, perdu dansses pensées. Sa bague en lapis-lazuliscintillait sous les rayons de fin dejournée.

— J’aurais presque pu la sauver.— Qui ? (Je me tournai brusquement

vers lui, le cœur soudain pleind’espoir.) Tu t’es glissé dans une deschambres pour boire ?

Le regard de mon frère resta rivé surl’horizon.

— Bien sûr que non. Je parlais deKatherine.

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Évidemment. Je poussai un soupir. Lanuit passée, pour Damon, n’avait serviqu’à une chose et une seule : lemécontenter. Tandis que j’appréciais lacompagnie et la douceur du sang d’uneblonde dont je ne connaîtrais jamais lenom, mon frère s’était retiré dans lasolitude de sa chambre, traitantl’établissement comme s’il n’était riende plus que la pension qu’il prétendaitêtre.

— Tu devrais te nourrir, dis-je pourla centième fois ce jour-là. Tu avaisl’embarras du choix hier.

— Tu ne comprends donc pas,Stefan ? rétorqua Damon d’une voixéteinte. Je ne veux pas choisir. Je veux

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ce que j’avais avant… un monde quifaisait sens, pas un monde qui soit à mamerci.

— Mais pourquoi ? voulus-je savoir,perplexe.

Le vent vira, portant jusqu’à mesnarines un mélange d’odeurs de fer, detabac, de talc et de coton.

— L’heure de ton prochain repas ?Déjà ? lança Damon avec sarcasme. Tune crois pas que tu as fait assez dedégâts ?

— Quelle importance, une catin dansun hôtel crasseux ? m’écriai-je, frustré.(Je fis un geste en direction de la mer.)Le monde est rempli d’humains : à laseconde où l’un d’entre eux meurt, un

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autre naît. Je ne vois pas ce qu’il y a degrave à libérer une âme de plus de samisérable existence.

— Tu n’as pas de cœur. Tu t’en rendscompte ? grogna mon frère. (Il sortit salangue de sa bouche pour humecter seslèvres sèches et gercées.) À te nourrircomme tu le fais, à la moindre envie.Katherine ne s’est jamais comportée decette façon.

— Oui, eh bien Katherine est morte,pas vrai ? commentai-je sur un ton bienplus sec que je ne le voulais.

— Elle aurait détesté ce que tu esdevenu.

Damon descendit de la barrière pour

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se placer à côté de moi. L’odeurferreuse redoublait, m’enveloppant telleune couverture.

— C’est toi qu’elle aurait détesté !rétorquai-je. Effrayé par ton ombre,incapable de suivre tes désirs, gaspillantton pouvoir.

Je m’attendais à ce que Damonréagisse, à ce qu’il me frappe, même. Ilse contenta au contraire de secouer latête, la pointe de ses canines rétractéestout juste visible derrière ses lèvresentrouvertes.

— Je me déteste et je ne vois pascomment elle pourrait avoir une autreopinion de moi, dit-il simplement.

Déçu, je tentai d’insister :

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— Que t’est-il arrivé ? Tu étais siplein de vie avant, toujours prêt pour denouvelles aventures. Il ne nous estjamais rien arrivé de mieux. C’est uncadeau merveilleux… et qui vient deKatherine, qui plus est.

De l’autre côté de la rue, je vis unvieil homme avancer en boitillant puis,quelques instants après, un garçon decourse se précipiter en sens inverse.

— Prends-en un et bois ! N’importequi ! Ce sera toujours mieux que derester assis sans rien faire d’autre quede regarder le monde passer.

Sur ces paroles, je me levai poursuivre l’odeur de fer et de tabac. Je

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sentais mes crocs s’allonger à lapromesse de ce nouveau breuvage. Jesaisis Damon qui traînait, quelques pasen arrière. Nous pénétrâmes dans unevoie en pente, hors de portée des lampesà gaz. Le seul point de lumière serésumait à la silhouette d’une infirmièreen uniforme blanc qui, adossée à un murde briques, fumait une cigarette.

La femme leva les yeux et sonexpression de surprise fit lentementplace à un sourire lorsqu’elle repéraDamon. Réaction typique. Même envampire anémié, mon frère, avec sachevelure noire, ses longs cils et sacarrure large, ne laissait pas la gentféminine indifférente.

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— Cigarette ? proposa-t-elle entredeux cercles de fumée concentriquesqu’elle exhalait dans le brouillardambiant.

— Non, s’empressa de refuserl’intéressé. Viens, petit frère.

J’ignorai son ordre et m’approchaid’elle, de sa tenue maculée de sang. Jene parvenais pas à en détacher les yeux,fasciné par l’intensité avec laquelle lerouge ressortait sur le tissu d’un blancimpeccable. Peu importe le nombre defois où j’avais vu du sang de près depuisma transformation, sa beauté continuait àm’inspirer une admiration sans bornes.

— Dure nuit ? demandai-je enm’adossant au mur près d’elle.

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Damon m’empoigna le bras pour metirer vers les lumières de l’hôpital.

— Allez, petit frère ! Il faut qu’onparte.

Tout mon corps se tendit.— Non !Je dégageai mon bras et le poussai

contre le mur. L’infirmière jeta sacigarette. La saillie de mes canines se fitsentir contre mes lèvres. Plus qu’unequestion de temps, à présent. Damonlutta pour se redresser, les épaulesrentrées comme s’il s’attendait à unnouvel assaut de ma part.

— Ne compte pas sur moi pour teregarder passer à l’acte. Je te jure que,

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si tu fais ça, je ne te le pardonneraijamais.

— Je dois reprendre mon service,marmonna la femme en s’éloignant demoi d’un pas.

Je l’attrapai par le bras et l’attiraivers moi. Elle eut le temps de laisseréchapper un petit glapissement avant queje plaque ma main sur sa bouche.

— Inutile de vous inquiéter encoreavec ça, sifflai-je juste avant d’enfoncermes crocs dans la chair de son cou.

Son sang avait un goût de feuillespourries et d’antiseptique, à croire quela mort et la putréfaction de l’hôpitals’étaient insinuées dans son corps. Jerecrachai le liquide encore chaud dans

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l’égout et jetai l’infirmière par terre.Elle était défigurée par une grimace depeur.

Quelle fille stupide. Elle aurait dûflairer le danger et prendre ses jambes àson cou quand elle le pouvait encore.Elle m’avait privé de mon plaisir en neluttant pas. Quel gâchis. Elle émit ungémissement ; j’enroulai mes doigtsautour de sa gorge. Ensuite, je serraijusqu’à entendre le craquement d’osattendu. Sa tête se figea selon un angleanormal tandis que le sang continuait àcouler de la plaie.

Elle était totalement silencieuse àprésent.

Je fis face à Damon, qui me fixait

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d’un regard horrifié.— Les vampires tuent. C’est notre

destin, grand frère, commentai-je aveccalme, les yeux dans ceux de Damon,d’un bleu profond.

— C’est ton destin, rectifia-t-il enôtant son manteau pour en recouvrir lecorps de l’infirmière. Je refuse de vivrecomme ça. Comme toi.

La colère se mit à battre en moi, àl’instar d’un pouls puissant.

— Tu n’es qu’un lâche, hurlai-je.— Ça se peut. Mais, à choisir, je

préfère ça plutôt que d’être un monstre.(Sa voix s’éleva soudain.) Je neprendrai pas part à ton massacre. Et, si

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nos chemins se croisent à nouveau, je tepromets que je vengerai toutes tesvictimes.

Puis il tourna les talons et s’enfonçaen trombe dans l’allée, où l’enveloppainstantanément un tourbillon de brume.

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Le 4 octobre 1864

Lorsque j’étais encore humain,je pensais que c’était le décès denotre mère qui avait façonné leshommes que nous allions devenir,Damon et moi. Les premiers joursqui avaient suivi sa disparition, jeme décrétai semi-orphelin etm’enfermai dans ma chambre, avecle sentiment que ma vie venait deprendre fin à l’âge précoce de dixans. Père était d’avis que le deuilappartenait aux faibles, aux

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femmelettes, et Damon avait doncpersonnellement veillé à meconsoler. Il m’accompagnait lorsde balades à cheval, me laissaitprendre part aux jeux de ses amisplus âgés et régla leur compte auxfrères Giffin le jour où ils semoquèrent de moi parce que j’avaispleuré à cause de Mère pendant unmatch de base-ball. Damon avaittoujours été le plus fort de nousdeux, celui qui me protégeait.

Seulement, j’avais tort. Si unemort m’avait influencé dans ce quej’allais devenir, c’était la mienne.

À présent, la roue a tourné et leplus fort, c’est moi. Mais, bien que

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j’aie toujours été reconnaissantenvers mon frère, il me méprise etme rend responsable de ce qu’il estdevenu. Certes, je l’ai forcé à boirele sang d’Alice, la serveuse de lataverne, ce qui a achevé satransformation. Mais suis-je leméchant pour autant ? Ce n’est pasmon opinion, surtout sachant quece geste lui a sauvé la vie.

Je finis par voir Damon commePère le voyait : exagérémentimpérieux, obstiné, trop prompt àprendre des décisions et trop lent ày déroger.

Et alors que, plus tôt dans lasoirée, je me tenais debout, en

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bordure du faible halo de la lampeà gaz, la dépouille de l’infirmière àmes pieds, j’avais compris unechose : j’étais seul. Un orphelin àpart entière, maintenant. À l’instarde Katherine lorsqu’elle étaitarrivée à Mystic Falls pour logerchez nous.

C’est donc ainsi que lesvampires procèdent. Ils exploitentla vulnérabilité des humains,veillent à ce que ces derniers leurfassent confiance et, une fois leurssentiments solidement assis, ilspassent à l’attaque.

Eh bien je procéderai de cettemanière. J’ignore comment je

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choisirai ma prochaine victime,mais je sais, mieux que tout, que laseule personne sur laquelle je doisveiller et que je dois protéger, c’estmoi-même. Damon ne peut compterque sur lui. Et il en va de mêmepour moi.À l’oreille, je suivis mon frère tandis

qu’il parcourait la ville à un rythmeeffréné. À un moment, il marqua unepause et se mit à murmurerinlassablement le prénom de Katherine,comme s’il s’agissait d’une prière. Etpuis, plus rien…

Était-il mort ? S’était-il suicidé parnoyade ? Ou bien était-il toutsimplement trop loin pour que je

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l’entende ?Quoi qu’il en soit, le résultat était le

même. J’étais seul, j’avais perdu toutcontact avec ce qui restait de l’hommeque j’avais été autrefois : StefanSalvatore, le fils obéissant, l’amateur depoésie, toujours prêt à servir les causesjustes.

Je me demandais si cela signifiait queStefan Salvatore, dont personne nedevait plus se souvenir aujourd’hui, étaitbel et bien mort… ce qui me condamnaità n’être plus… personne.

Je pouvais déménager de ville enville chaque année, partir à ladécouverte du monde. Je pourraisusurper l’identité d’autrui autant de fois

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que je le voudrais. Me faire passer pourun soldat nordiste. Ou un hommed’affaires italien.

Ou même encore Damon.Le soleil disparut sous la ligne

d’horizon, pareil à un boulet de canonqui s’écrase au sol, et la ville futplongée dans l’obscurité. Je quittai unerue pour une autre, au son des semellesde mes bottes sur les pavés. Une feuillede papier journal vola vers moi. D’unpas lourd, je la clouai et examinai laphoto imprimée d’une fille aux longscheveux foncés et aux yeux clairs.

Son visage m’était vaguementfamilier. S’agissait-il d’une parented’une habitante de Mystic Falls ? Ou

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bien de l’une des cousines sans nom quiavaient assisté à l’un de nos nombreuxbarbecues à Veritas. À ce moment-là, jelus le titre de l’article : « Attaquesanglante à bord de l’Atlantic Express ».

Lavinia. Bien sûr.Je l’avais déjà oubliée. Je me baissai

pour ramasser le papier et le chiffonneravant de le jeter dans le Mississippi leplus loin possible. La surface de l’eauétait trouble, agitée de remous quicharriaient de la boue et mouchetée parle clair de lune. Je ne voyais pas monreflet, la vue se limitant à un gouffresans fond aussi sombre que mon avenir,tout à coup. Pourrais-je continuer cecycle pour toujours : boire, tuer, oublier

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et recommencer ?Oui. Instinctivement, de tout mon être,

de toute mon âme, je criai « oui ».La joie triomphale née de la capture

de mes victimes, puis le plaisir detoucher de mes canines la peau de leurcou, fine comme du papier, de sentir leurcœur ralentir jusqu’à un ultime battementsourd et leur corps devenir mou entremes bras… Lorsque je chassais et que jebuvais leur sang, je me sentais en vie etpleinement moi. J’avais une raison devivre en ce monde.

Après tout, c’était dans l’ordre natureldes choses. Les animaux les plus fortstuaient les plus faibles. Puis venait letour des hommes de les tuer. Et moi, je

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tuais les hommes. Chaque espèce avaitson ennemi. La perspective qu’il puisseexister un monstre suffisamment puissantpour me chasser moi me fit frémir.

La brise saline qui s’élevait du fleuvese fondait dans l’odeur de corpscrasseux et de nourriture pourrissante –rien à voir avec le parfum quiembaumait la ville, où des senteursflorales et des effluves de talcemplissaient l’air des avenues. Là-bas,les ombres de couples enlacés seprofilaient à tous les coins de rue tandisque des rumeurs circulaient au gré desflots du Mississippi, interrompues ici etlà par des hoquets d’ivrognes. Celasentait le danger, ici. Le mal.

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Ce qui n’était pas pour me déplaire.Au contraire.

Je tournai dans une rue, guidé par monflair tel un limier sur la piste d’unebiche. Je fléchis les bras, prêt à saisirma prochaine victime : ivrogne imbibéde gin, soldat, femme sortie seule, troptard – peu importait.

J’empruntai une nouvelle artère etl’odeur ferreuse du sang se rapprocha.Elle était sucrée et fumée en mêmetemps. Je me concentrai, anticipai lemoment de planter mes crocs dans uncou sans savoir quel sang je buvais,quelle vie je volais.

Je poursuivis ma marche, accélérantla cadence et remontant vers l’odeur

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jusqu’à une ruelle où se succédaient unepharmacie, une épicerie et la boutiqued’un tailleur. On aurait dit la réplique dela rue principale de Mystic Falls. Mais,contrairement à notre ville qui n’avaitqu’une artère commerçante, LaNouvelle-Orléans devait en compter desdizaines, peut-être même des centaines.

Le parfum de rouille du sang necessait de se renforcer. Alors que jesuivais les méandres du chemin, ma faimaugmentait et me dévorait de l’intérieur,me brûlant les boyaux. Enfin, je parvinsà un bâtiment désaffecté, couleur pêche.En voyant l’enseigne peinte au-dessus dela porte, je m’arrêtai net. Des saucissesaccrochées à un chambranle pendaient

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dans la vitrine mal nettoyée du magasin ;des pavés de viande séchée sebalançaient à des crochets fixés auplafond, évoquant un mobile grotesquepour enfants. Des côtes de porc étaientdisposées en couches sur de la glacederrière un présentoir et, tout au fond,des carcasses entières étaientsuspendues au-dessus de larges cuvesdans lesquelles leur sang tombait goutteà goutte.

Une boucherie ?Je laissai échapper un soupir de

frustration mais, poussé par la faim,j’ouvris tout de même la porte. Lachaîne en métal se cassa facilement,n’offrant pas plus de résistance qu’un fil.

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Une fois à l’intérieur, j’étudiai lescarcasses ensanglantées, captivé pendantun moment par le sang qui coulait dansles bacs.

Par-dessus cette étrange mélodiesanglante, je discernais le moindre bruit,aussi discret qu’un mouvement demoustaches de souris. S’y mêla soudainle léger frottement de pieds quimarchaient sur le ciment.

Je reculai et jetai des regards de touscôtés. Des souris se mirent à courir sousle plancher de bois et la montre dequelqu’un sonna dans le bâtiment voisin.À part cela, c’était le silence. Pourtant,l’air ambiant sembla subitements’épaissir et les murs se refermer sur

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moi, surtout lorsque je m’aperçus qu’iln’y avait pas de sortie par-derrière danscet antre de la mort.

— Qui va là ? appelai-je dans lapénombre en tournant sur moi-même,toutes dents dehors.

Quelque chose remua. Des crocs, desyeux, des bruits de pas qui serapprochaient dangereusement.

Un long grognement guttural seréverbéra contre les cloisons de la pièceet je compris aussitôt, dans un sursautd’horreur, que j’étais cerné par unebande de vampires qui ne semblaientattendre qu’une chose : le moment debondir sur moi.

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Je m’accroupis au maximum. L’odeur desang s’infiltrait par tous les coins de lapièce et me tournait la tête. Impossiblede savoir où frapper en premier.

Les vampires émirent un nouveaugrognement ; je répondis par ungrondement lent et sourd. Le cercle sereferma peu à peu sur moi. Ils étaienttrois : j’étais pris au piège, tel unpoisson dans un filet.

— Tu te crois où ? me provoqua l’und’eux.

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Il devait avoir une vingtaine d’années,et une cicatrice courait le long de sonvisage de l’œil gauche jusqu’au coin deslèvres.

— Je suis l’un des vôtres, dis-je unefois debout, les crocs sortis.

— Oh ! L’un des nôtres ! répéta undes vampires plus âgés avec une voixchantante.

Il portait des lunettes et une veste entweed sur une chemise à col blanc.Exception faite de ses dents effilées etde ses yeux rouges, il aurait pu passerpour un comptable ou un ami de monpère.

Je restai impassible.

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— Je ne vous veux pas de mal, mesfrères.

— Nous ne sommes pas tes frères, ditun autre, qui avait des cheveux couleurfauve.

Je lui donnais quinze ans au grandmaximum. Sa peau était lisse, ses yeuxverts, en revanche, étaient durs.

Le plus âgé avança d’un pas et metapa la poitrine de son doigt osseuxcomme il aurait fait avec un pieu enbois.

— Alors, frérot, c’est un bon soirpour dîner ou… pour mourir ? Qu’enpenses-tu ?

Le jeune vampire s’agenouilla à mes

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côtés et leva les yeux vers moi.— Moi, je dirais que le veinard va

faire les deux !Il ébouriffa mes cheveux. Je tentai de

l’écarter d’un coup de pied, mais mabotte sembla ne battre que l’air.

— Non, non, non.Alors que le vampire à la cicatrice

observait sans piper mot, le garçonm’empoigna les bras et les tordit si fortdans mon dos que j’émis un hoquet desurprise.

— Un peu de respect. Nous sommestes aînés. Et, à en juger par ce qui s’estpassé à la pension Molly, ton manque derespect ne date pas d’hier.

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Il prononça le nom de la femme d’unevoix traînante, à la manière d’ungentilhomme du Sud, inoffensif etdistingué. Seulement, sa poigne d’acierle trahissait.

— Je n’ai rien fait, me défendis-je enassénant un nouveau coup de pied.

Quitte à mourir, autant que ce soit enme débattant.

— En es-tu bien sûr ? insista-t-il enme toisant avec une mine dégoûtée.

J’essayai une nouvelle fois de medégager, mais mes efforts ne servirent àrien.

Le vampire plus âgé gloussa.— Il ne peut pas contrôler ses

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pulsions. C’est l’impulsivité incarnée,celui-là. Si on lui rendait la monnaie desa pièce ?

D’un geste théâtral, il me libéra et mepoussa vers l’avant avec une force quejamais auparavant je n’avais rencontrée.Je heurtai la cloison en plâtre et tombaisur l’épaule, ma tête cognant le plancheravec fracas.

Je me recroquevillai derrière mesassaillants, me rendant compte que, si jesortais vivant de cette confrontation, cene serait pas grâce à ma puissance.

— Je ne voulais pas. Je suis désolé.Ma voix se brisa sur ce dernier mot.— Tu penses ce que tu dis ? voulut

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savoir le jeune vampire, un éclair dansles yeux.

Le bruit d’un morceau de bois qu’oncasse me déchira les tympans et jetressaillis. Des vampires pouvaient-ilss’entretuer à coups de pieu ? Je n’avaisaucune envie d’obtenir de réponse à laquestion à mes dépens.

— Oui. Oui ! Je suis venu ici parhasard. J’ignorais qu’il y avaitquelqu’un. Je viens d’arriver à LaNouvelle-Orléans.

— Silence ! m’ordonna-t-il ens’approchant de moi, un morceau debois à la main.

J’appuyai ma colonne vertébralecontre le mur endommagé. Alors c’était

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ainsi que tout finirait : moi, empalé surun simulacre de pieu dressé par mespairs.

Deux mains écrasèrent les miennestandis que deux autres m’immobilisaientles chevilles ensemble avec une forcetelle que j’eus la sensation d’être coincésous un bloc de roche. Je fermai lespaupières. Une image de Père, couché àplat ventre dans son bureau, fit sonchemin jusque dans mon esprit ; jesecouai la tête de terreur, revoyant sonvisage couvert de sueur, marqué parl’effroi. Naturellement, j’avais essayéde le sauver, mais il ne l’avait jamaissu. S’il était en train de regarder, sous laforme d’un ange, d’un démon ou d’un

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simple spectre condamné à hanter lemonde, le dénouement de cette scène leravirait sans nul doute au plus haut point.

Je plissai davantage les yeux, avecl’espoir de convoquer d’autressouvenirs dans mon esprit, des souvenirsd’un autre endroit, d’une autre époque.Mais tout ce qui me revenait, c’était mesvictimes au moment où mes caninesperçaient leur peau, leurs gémissementsplaintifs qui laissaient finalement placeau silence, le sang qui gouttait de mabouche jusque sur mon menton. Bientôt,tout le sang que je leur avais ravi seraitlibéré ; il quitterait mon corps pourrejoindre la terre, où j’allais mourir seulet pour de bon cette fois, sur ce plancher

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en bois.— Ça suffit ! coupa une voix féminine

qui fit voler en éclats ce scénario.Les vampires me lâchèrent

instantanément les mains et les pieds.J’ouvris grands les yeux, juste à tempspour apercevoir une femme se glisserpar une petite porte en bois, au fond. Sachevelure blonde descendait dans sondos en une longue tresse. Elle portait unpantalon d’homme noir et des bretelles.Quoique grande, elle avait un airenfantin. Pourtant, elle semblait imposersa loi aux autres, qui serecroquevillèrent devant elle.

— Toi, m’interpella-t-elle, alorsqu’elle s’agenouillait près de moi. Tu es

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qui ?Ses yeux ambre sondèrent les miens.

Leur couleur était claire et étrange, maisil y avait autre chose – une noirceur dansles pupilles – qui exprimait la sagesse etle savoir, tranchant avec ses jouesrosées sur un visage dépourvu de rides.

— Stefan Salvatore, lui répondis-je.— Stefan Salvatore, répéta-t-elle

avec un accent italien parfait.Taquine, sa voix ne semblait pas

hostile. Du doigt, elle suivit doucementla ligne de mes mâchoires, puis elleposa une main sur mon torse pour mepousser avec vigueur contre le mur. Lasoudaineté de son geste me surprit mais,alors que je restai assis, immobilisé et

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impuissant, elle porta son autre main àsa bouche et, au niveau du poignet,s’ouvrit une veine d’un coup de dents.Elle créa ainsi une petite coupure donts’échappa un filet de sang.

— Bois, me commanda-t-elle commeelle approchait son poignet de meslèvres.

Je m’exécutai, le temps de fairedescendre quelques gouttes le long dema gorge avant qu’elle retirebrusquement sa main.

— Ça suffira. Pour guérir tesblessures en tout cas.

— Lui et son frère ont fait des ravagespartout où ils sont passés, déclara le

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vampire à la large carrure, son pieu defortune pointé vers moi à la façon d’unearme à feu.

— C’était moi, m’empressai-je derectifier. Mon frère n’a rien à voir là-dedans.

Damon ne surmonterait jamais lacolère de ces démons. Pas dans l’état defaiblesse dans lequel il était.

La vampire blonde fronça le nez ens’approchant de moi.

— Quel âge as-tu ? Une semaine ?— Presque deux, répondis-je sur un

ton de défi, le menton relevé.Elle hocha la tête, un piètre sourire

aux lèvres, et se releva pour examiner la

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boutique. Le mur de plâtre était en partieenfoncé et du sang avait taché le sol etéclaboussé les murs, comme si un enfant,au centre de la pièce, l’avait aspergéecelle-ci en tournant sur lui-même avecun pinceau gorgé de peinture. La femmelaissa échapper un « tttt » réprobateur etles trois hommes reculèrent d’un pasdans un même élan tandis que, dans moncoin, je frissonnai.

— Percy, viens ici. Apporte-moi cecouteau, exigea-t-elle.

Dans un soupir, le plus jeune vampire,hésitant, sortit un long couteau àdécouper de derrière son dos.

— Il ne suivait pas les règles, sejustifia-t-il avec irritation.

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Il me rappela les frères Giffin, àMystic Falls. À eux deux, ils formaientune belle paire de brutes, toujours prêtsà rosser un enfant dans la cour d’écoleavant de tenir tête à un enseignant auquelils affirmaient : « C’est pas nous ! »

Elle prit le couteau et l’examina,passant son index sur la lame luisante.Ensuite, elle le tendit à Percy. Il hésitaun instant, mais finit par s’avancer pourle reprendre. Au même moment, lescanines de la fille s’allongèrent et sesyeux s’injectèrent de sang. Dans ungrognement terrible, elle frappa Percy enpleine poitrine. Il tomba à genoux, pliéen deux, le souffle coupé.

— Tu accuses ce vampire d’avoir

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semé la zizanie en ville, commença-t-elle avec une rage bouillonnante. (Elleenfonça le couteau plus avant.) Etpourtant, tu tentes de lui régler soncompte dans un lieu public : cetteboutique ?! Tu ne vaux pas mieux quelui.

Le jeune vampire tituba vers l’arrière.Le sang qui avait coulé sur le devant desa chemise rappelait une tache de café.Il grimaça au moment de ressortir lalame dans un bruit de succion.

— Je m’excuse, dit-il d’une voixhaletante.

— Merci.La femme présenta son poignet à

Percy. En dépit de son physique jeune et

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de son tempérament de feu, ellepossédait une sorte d’instinct maternelque les autres vampires semblaientaccepter pour ce qu’il était, comme sises coups étaient pour eux aussi naturelsqu’une tape reçue par un enfant tropplein d’entrain.

Elle me fit face.— Désolée qu’on t’ait ennuyé, Stefan.

Puis-je t’aider à retrouver ton chemin ?me proposa-t-elle.

Je jetai des regards autour de moi. Àpart à un moyen de m’échapper d’ici, jen’avais pas vraiment réfléchi.

— Je…— Tu n’as nulle part où aller, finit-

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elle à ma place en soupirant.Elle observa les autres vampires qui

s’étaient regroupés dans un coin de lapièce, la tête baissée, en pleineconversation.

— Je vais vous laisser, annonçai-jeen me relevant avec peine.

Mes jambes étaient intactes mais mesbras tremblaient et je respirai avecdifficulté, de manière saccadée. Sachantque les vampires de la villesurveillaient mes moindres faits etgestes, où pourrais-je aller ? Commentferais-je pour me nourrir ?

— Ne dis pas de sottises ! Tu viensavec nous, décréta-t-elle en tournant lestalons pour sortir dans la rue.

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(Elle pointa du doigt le vampire lemoins âgé et celui qui portait deslunettes.) Percy et Hugo, vous, vousnettoyez.

Je dus presque courir pour ne pas lesperdre, elle et le grand vampire à lacicatrice, témoin silencieux de matorture.

— Il va te falloir un guide dans cetteville, décida-t-elle sans s’arrêter. Je teprésente Buxton.

Elle attrapa l’intéressé par le coude.Nous parcourûmes un nombreincalculable de rues avant d’atteindreles environs d’une église avec unclocher qui montait en flèche.

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— On est arrivés.Elle s’arrêta net devant une grille en

fer forgé. Ses bottes résonnèrent sur lechemin en ardoise qui menait à l’arrièred’une maison. Dès qu’elle ouvrit laporte, une odeur de renfermé s’endégagea. Sans attendre, Buxton traversaun boudoir pour monter un escalier, nouslaissant seuls, la femme vampire et moi,dans l’obscurité.

— Tu es ici chez toi. (Elle écarta lesbras.) Il y a plein de chambres libres àl’étage. Choisis celle que tu veux.

— Merci.Alors que mes yeux s’habituaient à la

pénombre, j’examinai les lieux. Des

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rideaux de velours noir retenus par descordons dorés masquaient toutes lesfenêtres. Dans l’air flottaient desparticules de poussière. Aux murspendaient des tableaux aux cadresrecouverts de feuilles d’or. Le mobilierétait usé ; je distinguai seulement deuxescaliers avec ce qui ressemblait à destapis orientaux en guise de chemin et,dans la pièce d’à côté, un piano. Cettedemeure avait sûrement eu son heure degloire, mais à présent ses murs décrépiss’effritaient tandis que des toilesd’araignée recouvraient le gigantesquelustre en or et cristal au-dessus de nous.

— Entre toujours par-derrière.N’ouvre jamais les rideaux et n’amène

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personne ici, sous aucun prétexte. C’estbien compris, Stefan ?

Elle plongea ses yeux dans les miensen insistant.

— Oui.Je passai un doigt sur la cheminée en

marbre, où je laissai une trace dans unecouche de poussière de deuxcentimètres.

— Je pense que tu vas te plaire ici.Je pivotai vers elle, hochant la tête en

signe d’approbation. Ma panique avaitdisparu et mes bras ne tremblaient plus.

— Je m’appelle Lexi. (Elle me tenditla main. Je la portai à mes lèvres pourl’embrasser.) J’ai comme l’impression

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que toi et moi allons être amis pendantlongtemps.

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Je me réveillai alors que la nuit tombaitsur la ville. De ma fenêtre j’apercevaisle soleil, pastille rouge orangé, seglisser derrière un clocher blanc. Toutela maison baignait dans le silence et,l’espace d’un instant, je me demandai oùj’étais. Puis tout revint soudain : laboucherie, les vampires, moi qu’onprojetait contre un mur.

Lexi.Comme si elle avait entendu mes

pensées, elle pénétra alors dans lachambre après avoir ouvert la porte sans

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faire de bruit. Sa chevelure blonde,détachée, tombait sur ses épaules. Elleportait une robe noire toute simple. Enregardant vite, on aurait pu la prendrepour une enfant. Seulement, je voyaisbien, aux petits plis aux coins de sesyeux et à ses lèvres charnues, qu’elleavait atteint une certaine maturité,qu’elle devait avoir dans les vingt ans.Quant à savoir depuis combien d’annéeselle avait cet âge, je n’en avais pas lamoindre idée.

Elle s’assit au bord de mon lit et,d’une main, me dégagea les cheveux desyeux.

— Bonsoir, Stefan, dit-elle, une lueurmalicieuse dans le regard. (Entre ses

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doigts, elle tenait un gobelet rempli d’unliquide foncé.) Tu as réussi à dormir,constata-t-elle.

Je confirmai en hochant la tête.Jusqu’au moment où je m’étais écroulésur le matelas en plumes, au deuxièmeétage de la maison, je ne m’étais pasrendu compte que j’avais à peine dormiau cours de la semaine précédente.Même dans le train, j’avais eu unsommeil agité et superficiel, conscientdu moindre soupir ou ronflement desautres passagers, sans oublier lamélodie de leur flot sanguin quiretentissait perpétuellement à mesoreilles. Ici, aucun battement de cœur nem’avait empêché de sombrer dans un

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sommeil profond.— Je t’ai apporté ça.Elle me tendit le verre, mais je le

repoussai ; l’odeur du sang indiquaitqu’il avait tourné.

— Il faut que tu boives.En disant cela, elle me fit tellement

penser à moi-même lorsque jesermonnais Damon que je ne pusréprimer un sentiment d’irritation… etde peine. Je levai le gobelet et y trempaimes lèvres en luttant pour ne pasrecracher. Comme je m’y attendais, leliquide avait un goût d’eaux usées et sonodeur me donnait des haut-le-cœur.

Lexi sourit comme pour elle-même.

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— C’est du sang de chèvre. C’est bonpour toi. Tu allais te rendre malade, àforce de te nourrir comme tu le faisais.Un régime constitué exclusivement desang humain est redoutable pour ladigestion. Même chose pour ce qui estde l’âme.

— L’âme ? Quelle âme ? me moquai-je.

Toutefois, je portai le verre à mabouche une fois de plus.

Lexi poussa un soupir et me prit legobelet des mains pour le placer sur latable de chevet, à côté.

— Toute ton éducation reste à faire,murmura-t-elle.

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— Mais nous avons l’éternité devantnous, n’est-ce pas ?

Elle me gratifia d’un éclat de rire,étonnamment puissant et rauque comptetenu de sa corpulence famélique.

— Tu comprends vite. Viens. Lève-toi. Il est temps de te faire visiter notreville.

Elle me donna une chemise blanche,unie, et un pantalon.

Une fois changé, je lui emboîtai le pasdans l’escalier en bois grinçant pourrejoindre une vaste pièce semblable àune salle de bal où une foule d’autresvampires s’était assemblée. Ils étaientvêtus avec élégance, mais tous

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affichaient la même allure démodée,comme s’ils étaient sortis tout droit d’undes portraits qui recouvraient les murs.Hugo, assis au piano désaccordé, encape de velours bleu, jouait un morceaude Mozart. Buxton, le vampire imposantau tempérament de feu, portait unechemise blanche trop grande et froissée.Percy, dans son haut-de-chausses usé,avec ses bretelles, donnait l’impressiond’être en retard à un match de footballen compagnie de ses camarades d’école.

En me voyant, les vampires sefigèrent. Hugo m’adressa un signe detête forcé tandis que les autres medévisageaient dans un silence de mort.

— Allons-y ! ordonna Lexi, qui

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franchit la porte en premier, puisemprunta le petit chemin en ardoisejusqu’à, passé un dédale de ruelles, unerue marquée comme Bourbon Street.

Tout du long, des portes s’ouvraientsur des bars mal éclairés d’où sortaitune clientèle ivre qui trébuchait dansl’air de la nuit. Des femmes aux tenuessuggestives s’attroupaient sous desauvents alors que des hommes en étatd’ébriété avancé attendaient la premièreoccasion de se lancer dans un fou rire oudans une bagarre, au choix. Je compristout de suite pour quelle raison Lexinous avait amenés ici. En dépit de notreaccoutrement étrange, nous n’attirionspas davantage l’attention que les

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turbulents ivrognes du coin.Je marchais aux côtés des autres

vampires, qui veillaient à ce que je resteencerclé, bien au centre de leur groupe.Je sentais leurs regards peser sur moi etfaisais mon possible pour feindrel’indifférence face à l’odeur du sang etaux battements rythmés des cœursétrangers.

— Là ! s’exclama Lexi sans prendrela peine de consulter qui que ce soit.

Déjà elle poussait la porte d’unsaloon sur laquelle était inscrit« Miladies » dans une typographiepleine d’enjolivures. Son audacem’impressionnait : à Mystic Falls,seules les femmes de piètre réputation

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allaient au bar. Seulement, La Nouvelle-Orléans n’avait rien à voir avec MysticFalls.

Le plancher du Miladies était couvertde sciure ; son odeur, mélange écœurantet âcre de transpiration, de whisky etd’eau de Cologne, m’arracha unegrimace. Les tables avaient été prisesd’assaut par des hommes, qui, épaulecontre épaule, jouaient aux cartes,pariaient ou entretenaient des ragots. Uncoin entier de la salle était rempli desoldats nordistes et, dans un autre, ungroupe hétéroclite, composé d’unaccordéoniste, de deux violonistes etd’un flûtiste, interprétait une versionenjouée de The Battle Hymn of the

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Republic.— Qu’en penses-tu ? me lança Lexi

en m’escortant en direction du bar.— C’est un bar de nordistes ?Les nordistes avaient mis la main sur

la ville plusieurs mois auparavant, etdes soldats étaient en faction dans tousles coins ou presque afin de ramenerl’ordre, si nécessaire, et de rappeler aupremier sudiste qui passait que la guerrequ’il menait était perdue d’avance.

— Oui. Tu sais ce que ça signifie,n’est-ce pas ?

Je balayai la salle du regard. Hormisles soldats, la clientèle était composéed’âmes solitaires. Des hommes noyaient

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leur solitude assis à des tables en boissans prêter attention à leurs voisins. Lesserveurs remplissaient les verres telsdes automates, ne levant pas même unœil sur leurs clients.

Je saisis immédiatement le tableau.— Tout le monde, ici, est un inconnu

de passage.— Exactement, confirma Lexi avec un

sourire, enchantée à l’idée que j’aie toutcompris.

Buxton se racla la gorge pour marquerson désaccord. Je devinais qu’il nem’aimait pas, qu’il n’attendait qu’unechose : que je fasse un faux pas afinqu’il puisse m’enfoncer un pieu dans lecœur sans s’exposer à la fureur de Lexi.

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— Hugo, trouve-nous une table !ordonna cette dernière.

L’intéressé approcha d’une table malfinie près des musiciens. Avant mêmequ’il ait le temps d’ouvrir la bouche, lessoldats en manteau bleu échangèrent desregards et se levèrent, laissant derrièreeux des gobelets encore à moitié pleins.

Lexi écarta deux chaises.— Stefan, assieds-toi à côté de moi.Je lui obéis, un peu gêné tout de même

par tant de docilité, qui rappelait celled’un enfant. Puis je me souvins quemême Hugo l’écoutait. Lexi avait uncertain pouvoir ; surtout, elle savaitcomment s’en servir.

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Percy, Hugo et Buxton se joignirent ànous.

— Maintenant, commença Lexi enempoignant l’un des verres de bière quirestaient sur la table pour l’agiter enl’air sous le regard d’une serveuse quis’approchait, on va te montrer commentte comporter en public.

Mes joues s’empourprèrent sousl’effet de la colère.

— Je sais comment me tenir, laissai-je échapper entre mes mâchoiresfermées. En dépit de la foule et du faitqu’il est pratiquement impossible derester concentré.

Percy et Hugo se mirent à ricaner.

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— Il n’est pas prêt… constata Buxtonsur un ton grincheux.

— Mais si, rétorqua Lexi d’une voixgrave, à deux doigts d’être menaçante.

Buxton serra les dents, tentant enapparence de se maîtriser. Sur machaise, je changeai de position. J’avaisl’impression d’être retombé en enfance,à l’époque où j’avais dix ans, tout auplus, quand Damon me protégeait desfrères Giffin. Sauf que, cette fois, c’étaitune fille qui me défendait. Jem’apprêtais à lui dire que je n’avaisnullement besoin qu’elle formule lesréponses à ma place lorsqu’elle posaune main sur mon genou. Son contact,doux, me calma.

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— Tu verras, plus ça va, plus c’estfacile. (Elle me regarda droit dans lesyeux.) Alors, leçon numéro un… (Elles’adressait au groupe entier – un signede délicatesse de sa part sachant quej’étais le seul de la tablée à ne pasconnaître les mœurs liées au statut devampire.) D’abord, il faut apprendrecomment contrôler les pensées dequelqu’un en passant inaperçu. (Elle sepencha en avant et scruta le groupe demusiciens.) Je n’aime pas cette chanson.Stefan, qu’est-ce qui te ferait plaisird’entendre ?

— Euh…Je jetai des regards perplexes autour

de la table. Percy ricana une nouvelle

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fois, mais s’arrêta aussi sec lorsque Lexile foudroya des yeux.

— God Save the South1 ? dis-je dubout des lèvres.

C’était la première chose qui m’étaitvenue à l’esprit : une chanson queDamon avait l’habitude de siffloter lorsde ses permissions. Lexi racla sa chaisevers l’arrière, soulevant au passage unecouche de sciure. D’un pas nonchalant,elle rejoignit les musiciens et les fixadroit dans les yeux un par un, tout endisant quelque chose que je ne parvinspas à entendre.

Le groupe s’arrêta au milieu d’unemesure et entama immédiatement GodSave the South.

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— Hé ! cria l’un des soldats.Ses camarades se regardèrent, se

demandant, de toute évidence, pourquoil’orchestre d’un bar pro-nordiste avaitsoudain eu l’idée de jouer un morceauen faveur des sudistes.

Lexi souriait à pleines dents,enchantée par son tour de magie.

— Ça t’impressionne ?— Beaucoup, répondis-je en toute

honnêteté.Même Hugo et Percy montrèrent leur

approbation en opinant du chef.Lexi avala une gorgée de sa bière.— À ton tour. Choisis quelqu’un, me

défia-t-elle.

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J’examinai le bar et repérai uneserveuse aux cheveux noirs. Elle avaitles yeux d’un marron très profond, lescheveux ramassés en chignon bas dans lanuque et la bouche entrouverte. Contresa gorge pendait un camée. Elle me fittout de suite penser à Katherine. Je mesouvins de la première fois que j’avaisvu Mlle Molly et qu’elle m’avait, elleaussi, rappelé Katherine. À croire quecelle qui m’avait transformé avaitl’intention de revenir me hanter jusqu’àLa Nouvelle-Orléans.

— Elle, annonçai-je en indiquant lafille d’un coup de menton.

Lexi m’adressa un regard sévère,comme si elle avait deviné que ma

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décision n’était pas innocente, mais ellese retint de creuser la question, préférantme conseiller :

— Fais le vide dans ton esprit ; laisseton énergie pénétrer en elle.

J’acquiesçai et revis le moment, àbord du train, où mes pensées étaiententrées en contact avec celles deLavinia. Je couvai la fille des yeux : elleriait à gorge déployée, la tête rejetéevers l’arrière, mais, au fur et à mesureque je me concentrai sur elle, elle baissason regard sur moi.

— Bien, approuva Lexi dans unmurmure. À présent, fais-lui passer tesinstructions mentalement.

C’est cette partie-là qui m’avait

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manqué. Lorsque j’avais essayé demaîtriser le contrôleur du train, unmillier de pensées avaient fusé dans moncerveau à cause de tous les scénariospossibles, mais, dans cette profusion, jen’avais rien demandé de précis.

« Venez ici, lui ordonnai-jeintérieurement, mes yeux dans les siens,dont la teinte rappelait celle du chocolatfondu. Venez à moi. »

Pendant un moment, elle ne quitta passa position, derrière le comptoir.Ensuite, néanmoins, elle avança d’un pashésitant. « Oui, continuez. Approchez. »

Elle reprit sa marche, plus décidéecette fois, dans ma direction. J’avaisimaginé qu’elle aurait l’air hébété, à

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l’instar d’une somnambule, mais elle nesemblait pas le moins du monde entranse. N’importe quel témoin quipassait par là aurait juré qu’elle venaitsimplement prendre notre commande.

— Bonjour, la saluai-je lorsqu’ellefut à notre hauteur.

— Soutiens bien son regard, mechuchota Lexi. Maintenant, dis-lui ceque tu veux.

« Asseyez-vous », pensai-je. Presqueen même temps, la fille se cala entreBuxton et moi, sa cuisse tiède contre lamienne.

— Bonsoir, dit-elle sans ciller. Çapeut paraître étrange, mais j’ai eu lacertitude soudaine que je devais

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m’asseoir ici, entre vous.— Je m’appelle Stefan, me présentai-

je avant de lui donner une poignée demain.

Mes canines, derrière mes lèvres,s’allongèrent tandis que mon estomac senouait d’envie. Je la voulais. Il me lafallait absolument.

— Ne nous fais pas honte, furent lesdernières paroles de Lexi alors qu’elledétachait son regard du mien pour lereporter vers les musiciens.

Je venais d’avoir la confirmation que,si elle n’excusait pas mes actes à venir,elle ne les condamnait pas pour autant.

« Proposez-moi de vous suivre

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dehors », commandai-je en pensée à lafille, une main sur sa cuisse. Mais, enprononçant mentalement la phrase, jejetai un œil à Lexi et perdis le contactvisuel avec elle.

Elle changea de position, releva sescheveux puis les laissa retomber dansson dos. Elle adressa un rapide coupd’œil au groupe, frottant de son index lebord d’un verre.

« Proposez-moi de vous suivredehors », répétai-je dans ma tête, monattention pleinement redirigée vers elle.Des gouttes de sueur perlèrent au niveaude mes tempes. Avais-je définitivementperdu le contrôle sur elle ?

Non. Elle finit par hocher faiblement

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la tête.— Vous savez, il y a beaucoup trop

de bruit ici et je voudrais vous parler.Ça vous dérange si on sort ? medemanda-t-elle en me fixant.

Je me levai dans un bruit de chaise.— Bien au contraire.Je lui offris mon bras.— Ramène-la vivante, gamin, ou tu

auras affaire à moi, me menaça une voix,si bas que je m’interrogeai sur lapossibilité de l’avoir inventée.

En me tournant, je vis Lexi quisouriait en toute simplicité etm’adressait un signe de la main.

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1- Littéralement, « Que Dieu protège le Sud ».(Note de la traductrice.)

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Dehors, je laissai la fille m’entraîner àdistance de la foule d’ivrognes jusquedans une ruelle, derrière un bar du nomde Calhoun’s.

— Je suis désolée, dit-elle enhaletant. Je ne sais pas ce qui m’a pris.Habituellement, je ne suis pas du genreeffrontée, mais là, c’est juste que…

— Ne vous excusez pas, surtout,l’interrompis-je.

Un frisson la parcourut et j’enlaçaison corps menu. Elle se dégagea sur-le-champ.

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— Ce que vous êtes froid !s’exclama-t-elle sur un ton de reproche.

— Ah vraiment ? relevai-je avecnonchalance.

« Vous avez envie de m’embrasser »,lui imposai-je mentalement.

Elle haussa les épaules.— Ça ne fait rien. Je suis sensible aux

écarts de température. Par contre, jeconnais un moyen pour qu’on seréchauffe, tous les deux.

Elle esquissa un sourire timide puisse hissa sur la pointe des pieds. Seslèvres se pressèrent contre les mienneset, l’espace d’un instant, je savourai leurcaresse chaude tout en sentant le sang de

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la fille couler dans ses veines alorsqu’elle s’offrait à moi.

Ensuite, je fis un mouvement brusquevers son cou.

— Ahou ! protesta-t-elle. (Elle tentade me repousser.) Arrêtez !

« Laissez-vous faire et alors je vouslaisserai la vie sauve », songeai-je enusant de tout mon pouvoir pour contrôlerses pensées à ce moment crucial. Elleleva sur moi un regard plein deperplexité avant de se laisser à nouveaualler à mon étreinte, un masque d’intensesatisfaction – qu’on aurait pu prendrepour un air endormi – sur le visage.

J’aspirai encore un peu de son sangsans oublier une seule seconde que Lexi

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et les autres m’attendaient tout près,dans le bar. Après, je remis la fille surses jambes. J’avais fait attention : lestrous dans son cou étaient minuscules,presque invisibles pour un humain.Pourtant, j’ajustai son foulard pour lesrecouvrir.

— Réveillez-vous, murmurai-je à sonoreille.

Ses paupières s’ouvrirent, mais sonregard resta vide.

— Qu’est… Où suis-je ?Je sentais son cœur s’accélérer alors

qu’elle hésitait à pousser un cri.— Vous êtes sortie aider un client qui

avait trop bu, lui racontai-je. Vous

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pouvez retourner à l’intérieur. Je voulaissimplement vérifier que tout allait bien.

Elle reprit ses esprits et son corps sedétendit.

— Je vous prie de m’excuser,monsieur. D’ordinaire, la clientèle duMiladies ne cherche pas la bagarre.Merci de m’avoir assistée. Je vous sersun verre, aux frais de la maison.

Elle m’adressa un clin d’œil.Je pénétrai dans le bar à sa suite et fus

récompensé par un sourire de Lexi,assise à la table du coin.

Bon travail, mon garçon.Je suivis la serveuse jusqu’à ce

qu’elle ait regagné la sécurité de son

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comptoir en bois verni.— C’est quoi, votre poison, à vous ?

voulut-elle savoir, une bouteille dewhisky à la main.

Elle paraissait pâle, comme quelqu’unqui couve un rhume. Dans mon ventre, enrevanche, son sang était chaud.

— Je pense que j’ai mon compte pourla soirée, mademoiselle. Merci.

Je pris sa main pour la baiser avec lamême douceur que celle avec laquellej’avais marqué son cou.

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Le lendemain soir, Lexi frappa à la portede ma chambre. Elle portait un manteaunoir sur un pantalon assorti. Unecasquette dissimulait la majeure partiede ses cheveux, exception faite dequelques boucles blondes qui tombaientde chaque côté de son visage.

— Je suis fière de ce que tu as faithier, me complimenta-t-elle.

Je ne pus réprimer un sourire,m’étonnant moi-même de la rapiditéavec laquelle je m’étais mis à chercherl’assentiment de Lexi.

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— Tu as beaucoup bu de cette fille ?— Non, pas beaucoup. Je me suis

retenu, avouai-je.Un voile passa sur son visage, que je

n’arrivai pas à interpréter avecprécision.

— Tu sais, j’étais comme toi, avant.Mais plus on boit de sang humain, pluson a soif. C’est une calamité. Cela dit, ilexiste des solutions. As-tu envisagé deboire exclusivement du sang animal ?

Je répondis non de la tête.— Tu as de la chance, je pars

justement chasser. Et tu m’accompagnes.Mets des vêtements de couleur foncée etrejoins-moi en bas dans cinq minutes.

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J’enfilai la veste de style militaireque j’avais trouvée dans le placard etdévalai l’escalier. Autant lescommentaires de Buxton sur monmanque total d’expérience mehérissaient, autant les cours magistrauxde Lexi sur la façon dont notre clandevait se nourrir pour survivre meréjouissaient.

Nous sortîmes sous un ciel de suie.J’humai l’air, cherchant à localiserl’humain le plus proche, mais m’arrêtainet en voyant le regard entendu de Lexi.

Au lieu de prendre à gauche, versBourbon Street et son animation, elletourna à droite, serpentant dans desallées adjacentes jusqu’à atteindre une

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forêt. Au-dessus de nos têtes, les arbres,dénudés et fantomatiques, grattaient leciel noir où brillait notre seule sourcede lumière : la lune.

— Il y a des cerfs, ici, m’apprit Lexi.Des écureuils, des ours, des lapins. Etaussi une tanière de renards par là, jecrois, ajouta-t-elle. (Elle marchait enmême temps dans les bois épais,couverts d’un tapis de mousse.) Leursang a une odeur caractéristique de terreet leur cœur bat beaucoup plusrapidement que celui des humains.

Je la suivis à la trace. En silence et àtoute vitesse, nous passions des arbresaux buissons sans gêner la vie qu’ilsabritaient. D’une certaine façon, on

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aurait pu penser qu’on jouait à cache-cache ou simplement à un jeu de course-poursuite comme ceux auxquels seprêtent les garçons dans les coursd’école.

Lexi leva une main. Je m’arrêtai enplein élan, jetant des regards partout. Jene remarquai rien d’autre que des troncsépais et des fourmilières, nichées dansdes souches déracinées. Là, sans criergare, Lexi bondit vers l’avant.Lorsqu’elle se releva, du sang gouttaitde ses canines et elle affichait un sourirede contentement. Une bête était allongéesur les feuilles, par terre, ses pattespliées comme si elle était encore enpleine course.

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Lexi indiqua d’un geste la boule depoils roux inerte.

— Pas mauvais, le renard ; tu veuxessayer ?

Je m’agenouillai, les lèvresdéformées par une moue alors qu’ellesentraient en contact avec la fourrurerêche. Je me forçai néanmoins à boireavec précaution une gorgée du liquide,sachant que c’était ce que Lexi attendaitde moi. J’avalai et le sang me brûlaimmédiatement la langue. Je le recrachaivivement.

— Je suppose qu’on finit par yprendre goût, commenta Lexi, à genouxprès de moi. Au moins, ça en fera pluspour moi !

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Pendant qu’elle buvait, je m’adossai àun tronc d’arbre et tendis l’oreille àl’affût des bruissements de la forêt. Levent tourna et, soudain, l’odeur ferreusedu sang emplit tout. Une odeur sucrée,épicée. Et elle ne venait pas du renardde Lexi.

Quelque part, non loin, battait un cœurhumain. Soixante-douze fois par minute.

Sur la pointe des pieds, je passai àcôté de Lexi et m’aventurai au-delà àl’orée du bois. Niché au bord d’un lacse trouvait un campement de fortune.Des tentes s’y dressaient, tirées soustous les angles, tandis que de vulgairescordes à linge étaient tendues entre despoteaux en bois. Le décor dans son

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ensemble semblait avoir été installé aupetit bonheur la chance, comme si lesoccupants savaient pertinemment qu’ilspourraient devoir plier bagage à toutmoment.

L’endroit avait l’air désert, àl’exception d’une femme qui prenait unbain, sous un clair de lune qui illuminaitsa peau ivoire. Elle fredonnait ennettoyant la crasse sèche de ses mains etde son visage.

Je me cachai derrière un gros chêne,prêt à prendre la femme par surprise.Mais là, une grande affiche coloréeépinglée sur un arbre, à côté, attira monregard. Je m’approchai d’un pas. Unebranche craqua et la femme pivota sur

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elle-même. Dans mon dos, je sentis laprésence de Lexi.

— Stefan, chuchota-t-elle, conscientede ce qui se passait.

Seulement, cette fois, c’est moi quibrandis la main pour la faire taire. Unnuage de brume passa devant l’affiche,mais je parvins à lire sans difficulté cequi était écrit : « La troupe de monstresde Patrick Gallagher vous invite aucombat à mort du siècle : le vampirecontre la bête sauvage ! Rendez-vous le8 octobre. »

Je clignai des yeux et le portrait sematérialisa : il représentait un hommeaux cheveux foncés, au visage ciselé etaux yeux bleu pâle. Sa bouche

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découvrait des canines allongées alorsqu’il se tenait tapi face à un pumarugissant.

Ce visage, sur la photo… je leconnaissais mieux que le mien.

C’était celui de Damon.

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Damon. À mort.Les mots résonnaient dans ma tête

tandis que je tentais de donner sens à ceque je voyais. Damon était vivant. Maispour combien de temps ? S’il avait étécapturé, il devait certainement être trèsaffaibli. Comment pouvait-il affronterune bête affamée lors d’un combat etsurvivre quand même ?

La rage jaillit en moi, mêlée àl’habituelle douleur de sentir mescanines s’allonger. J’arrachai l’afficheen poussant un terrible grognement.

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— De quoi s’agit-il ? m’interrogeaLexi, ses crocs également découverts.

Je lui présentai le papier.— C’est mon frère, répondis-je,

portant un regard d’incompréhension surl’affiche. (Sur la photographie, il avaitl’air d’un monstre. Un de mes yeux futpris d’un tic nerveux.) Le combat a lieudans deux jours.

Lexi hocha la tête en étudiant lapublicité.

— Gallagher l’a trouvé, constata-t-elle, presque pour elle-même.

Je me tournai vers elle d’un airinterrogateur.

Elle laissa échapper un gros soupir.

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— C’est un homme d’affairesimportant. Il possède un grand nombred’établissements locaux, y compris uncirque de pacotille où sont exhibés desphénomènes de foire. Il est toujours à larecherche de bêtes curieuses à montreret les gens semblent toujours avoirsuffisamment d’argent pour aller lesvoir. Ton frère…

— Damon, la coupai-je. Il s’appelleDamon…

— Damon, répéta doucement Lexi ensuivant du doigt son profil sur l’affiche.

— Il ne mérite pas ça. Je dois l’aider.Seulement…

Seulement quoi ? Je n’allais tout de

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même pas croire que je pouvais lesauver ?

— Commençons par le trouver,décida Lexi. (Elle épousseta sonpantalon couvert de feuilles et de terre.)Tu me fais confiance ?

Avais-je le choix ? Oubliant ma faim,je la suivis à travers la forêt jusque dansles larges rues silencieuses.

— Gallagher vit quelque part dans leGarden District, le quartier desnouveaux riches. Sur Laurel Street, si jene m’abuse, expliqua-t-elle à voix bassealors que nous approchions du cœur dela ville. Ce genre d’incident s’est déjàproduit, peu de temps après l’arrivée deGallagher ici, il y a cinq ans.

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— Que s’est-il passé ? m’enquis-je enla talonnant de près dans l’ombre.

— Il a trouvé un vampire. Il a un donpour nous mettre la main dessus. Àmoins que ce ne soit l’inverse. L’autrevampire, en revanche, ne faisait paspartie de ma famille et…

Elle s’interrompit brusquement.— Que lui est-il arrivé ?Pour seule réponse, elle haussa les

épaules. Nous étions parvenus auGarden District, avec ses vastes avenueset ses pelouses luxuriantes qui bordaientdes maisons victoriennes aux couleurspastel, autant de signes extérieurs derichesse.

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— Nous y voilà !Elle s’arrêta devant une maison

pistache, entourée d’une clôture en ferforgé restée ouverte. Des magnolias etdes lys calla ployaient par-dessus lagrille, et dans l’air flottait un parfum dementhe. De l’autre côté, j’apercevais unimmense parterre d’herbe qui couvraitun cinquième de la superficie de lapropriété. J’eus un mouvement de reculalors que nous approchions, car dans lejardin de la verveine poussait en grandequantité.

Lexi fronça le nez.— Il connaît tous les trucs, reconnut-

elle avec amertume.

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Nous franchîmes la grille. Sous nospieds, le gravier du chemin quiencerclait la maison crissa légèrement.Des cigales chantaient dans les cimesdes platanes. Depuis les écuries nousparvenait le bruit de chevaux battantleurs fers par terre.

Soudain, j’entendis un gémissement.— Il est là-bas, derrière, déclarai-je.Lexi jeta un coup d’œil au ciel. Des

traînées orange commençaient àapparaître à l’horizon. Encore une heure,tout au plus, et l’aube serait là.

— Il va bientôt faire jour : on n’a pasassez de temps. Je ne me suis pas renducompte de l’heure. Il faut que j’y aille.

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Je lui lançai un regard noir.— Je n’ai aucune protection.D’un geste rapide elle désigna ma

bague, sur laquelle je posai un regardgêné. Mon accessoire en lapis-lazulifaisait tellement partie de moi à présentque j’oubliais qu’il me distinguait dureste des vampires et me permettaitd’aller et venir même en plein jour.Katherine avait veillé à ce que Damon etmoi bénéficiions de ce pouvoir.

— On reviendra demain, décida Lexi.Les autres pourront nous aider.

Je refusai.— Je ne peux pas le laisser.Des oiseaux se mirent à pépier, et,

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tout à coup, un bruit de verre briséretentit. La teinte d’orange, dans le ciel,devint plus soutenue, sa surface plusépaisse.

— Je comprends, conclut finalementLexi. Fais attention. Ne joue pas auhéros.

Je promis d’un mouvement de tête etscrutai le terrain à la recherche d’ungarde ou d’un animal prêt à attaquer.Lorsque je relevai la tête, Lexi était déjàpartie. J’étais livré à moi-même.

Je gagnai rapidement l’arrière de lamaison et les écuries blanchies à lachaux. Des chevaux frappaient le solavec nervosité ; ils devaient sentir maprésence. Les portes du bâtiment étaient

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cadenassées au moyen d’une chaîne enfer. Je tirai sur celle-ci pour la tester.Bien que j’aie à peine eu l’occasion deme nourrir depuis la veille, je n’auraiseu aucun mal à faire sauter les anneaux àmains nues. Pourtant, quelque chosem’en empêcha. Ne joue pas au héros.Les paroles de Lexi résonnèrent dans matête. Au cours des jours précédents, elleétait devenue une sorte de mentor et jesavais que j’avais tout intérêt àl’écouter. Mieux valait ne pas laisser detraces d’effraction et tâter le terrainavant de faire quoi que ce soit deprécipité.

Je parvins je ne sais comment àdétacher la chaîne, qui tomba contre la

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porte dans un grand bruit sec etmétallique. Un cheval poussa unhennissement. Je marchai jusqu’àl’extrémité opposée de l’écurie, où unefenêtre poussiéreuse était fêlée.

— Grand frère ? murmurai-je d’unevoix rauque par l’ouverture.

Les effluves écœurants de verveineemplissaient l’air et me donnaient lanausée. Dans un coin, une silhouettecrasseuse lutta pour se redresser.Damon. Il était retenu par des chaînesaux poignets et aux chevilles, et sa peauétait couverte de vilaines zébruresrouges. Les anneaux avaient dû êtreimprégnés de verveine. Je compatis à sadouleur en grimaçant moi-même.

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Damon plongea ses yeux dans lesmiens.

— Tu m’as retrouvé, constata-t-il, levisage dénué d’expression. Content devoir que je suis à deux doigts de mourir,petit frère ?

— Je suis venu te délivrer, mecontentai-je de répondre.

Les chevaux, agités, faisaient voler lasciure de leurs coups de patte. Jedisposais de peu de temps avant quequelqu’un, dans la maison, s’aperçoivede quelque chose.

Damon haussa les épaules – un gestequi consomma clairement toute sonénergie. Ses yeux étaient vitreux et

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injectés de sang. Une coupure traversaitson front en passant par son sourcil. Ilavait l’air affreux et émacié, il avaitsûrement été privé de nourriture depuisplusieurs jours.

Je jetai des regards autour de moidans l’espoir de trouver une petite bête– écureuil, lapin, tamia – pour la tuer etla lui donner.

— C’est donc celui qui tue de sang-froid qui va me sauver ?

Damon se força à sourire. Il s’adossaau mur, ses chaînes s’entrechoquant dansun bruit de ferraille.

— Oui, il faut qu’on…Tout à coup, j’entendis une porte

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claquer, puis un chien aboyer. Je pivotaisur moi-même en direction de larésidence.

— Qu’est-ce que vous faites ici ?s’écria une voix.

Debout, les mains en l’air, je mefigeai, incapable d’identifier aveccertitude qui ou ce qui m’avait trouvécette fois.

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Sans baisser les mains, je serrai lesdents. J’avais déjà remarqué que,chaque fois que je ressentais la moindrecontrariété, mes canines s’allongeaientet mes pupilles se dilataient ; or, je nevoulais pas passer à l’attaque sanssavoir exactement à qui j’avais à faire.

— Jake ? Charley ? appela une voixféminine tandis que deux hommes largesd’épaules accouraient vers moi depuisle bâtiment principal de la résidence.

Ils étaient humains, c’était sûr, mais

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ils faisaient le double de moi. Ensemble,ils me saisirent par les bras même s’ilne me fallut qu’un instant avant decalculer froidement que je pourrais medégager sans difficulté et m’en prendre àeux à mon tour.

Seulement, je luttai de toutes mesforces pour rester calme, les mainstoujours en l’air, caressant l’espoir queje passerais pour un simple vagabond. Iln’y avait aucune garantie qu’une bagarretournerait en faveur de Damon et seraitsynonyme d’évasion.

Une fille marcha vers moi depuis lavéranda et s’arrêta à moins de un mètre.

— Je vous prie de m’excuser, lui dis-je. (Je fis semblant d’être essoufflé.) Je

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ne m’étais pas rendu compte que c’étaitune propriété privée. Je viens d’arriveren ville et je suis allé à la taverne et…enfin…

J’hésitai à poursuivre, ne sachant passi mes mensonges me sauveraient ounon.

— Vous pensiez me voler ?La fille avança d’un pas. Sa chevelure

s’étendait dans son dos en bouclesflamboyantes, et elle portait sur la têtece que je soupçonnais être une couronnede verveine. Vêtue d’une chemise denuit blanche, elle avait en revanche desbottes d’homme aux pieds. Ses mainsétaient calleuses, signe que, bienqu’issue d’une famille aisée, elle n’était

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pas une fille à papa, trop gâtée.— Non ! Pas du tout ! Je n’étais pas

en train de voler. Je cherchais juste levampire.

Elle fronça les sourcils.— Pour le voler ? lança-t-elle, mains

sur les hanches.— Non ! répétai-je en tirant malgré

moi sur le bras de l’homme qui meretenait prisonnier.

Étonné, il lâcha prise.— Non, poursuivis-je en me forçant à

ne plus bouger. J’ai vu l’affiche pour lespectacle près du lac et puis… poussépar la curiosité, je n’ai pas pum’empêcher…

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Je ponctuai ma tirade d’un haussementd’épaules. Un coq chanta. Les premiersrayons du soleil inondèrent le jardin, àl’arrière. Je jetai un œil à ma bague,soulagé que Lexi ne soit pas restée.

— Entendu. (La fille claqua desdoigts et les deux brutes me lâchèrent.)Vous avez dit que vous étiez nouveaudans la région : d’où venez-vous ?

— Mys… Mississippi, brodai-je. Del’autre côté du fleuve.

Elle ouvrit la bouche comme pourparler, puis se ravisa.

— Bienvenue à La Nouvelle-Orléans,alors. Je ne sais pas ce qu’il en est dansle Mississippi, mais ici vous ne pouvez

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pas vous introduire de cette façon chezles gens pour aller inspecter leurs bêtes.Si vous recommencez, rien ne dit quevous tomberez sur quelqu’un d’aussiaccueillant que moi.

Je résistai à l’envie de railler sa soi-disant hospitalité, surtout à en juger parl’état pitoyable dans lequel était monfrère.

— Dites-moi comment vous vousappelez, l’étranger.

— Stefan. Et vous êtes…mademoiselle Gallagher ?

— Malin, réagit-elle avec sarcasme.En effet. Callie Gallagher. C’est moi !

L’un des hommes fit un pas vers elle

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dans un réflexe de protection.— Laissez-nous, commanda-t-elle. Je

raccompagnerai monsieur Stefan.— Merci, dis-je avant de la suivre

d’une mine contrite sur le long cheminde gravier, devant la véranda de lamaison, jusqu’à la grille. Merci dem’avoir fait confiance, ajoutai-je à cetendroit.

— Qui a dit que je vous faisaisconfiance ? releva-t-elle sèchement.

Un sourire amusé passa néanmoins surses lèvres.

— Alors disons que je vous suisreconnaissant de ne pas avoir laissé vosdeux molosses me tuer.

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Elle sourit, plus franchement cettefois, révélant des dents d’un blanc nacrédont une, sur l’avant, était légèrement detravers. Des taches de rousseurcouvraient son nez retroussé. Elledégageait un parfum sucré qui me faisaitpenser à une orange. Je m’aperçus que ladernière fois que j’avais trouvé unefemme belle pour une autre raison queson nectar sanguin remontait àlongtemps. Pourtant, la cruautétransparaissait derrière son apparentebeauté : cette femme était après toutimpliquée dans la capture de mon frère.

— Vous êtes peut-être trop beau pourêtre tué. Et puis, tout le monde a droit àun peu de gentillesse, ne croyez-vous

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pas ?Je jetai un coup d’œil à ses mains

abîmées et une idée me vint à l’esprit.— Serait-il trop cavalier de ma part

de requérir plus que votre gentillesse ?Callie plissa le front.— Ça dépend. De quoi s’agit-il ?— Je cherche un emploi, déclarai-je,

les épaules soudainement raides.La fille secoua la tête d’un air

incrédule.— Vous voulez que je vous

embauche ? Après avoir pénétré sur mapropriété par effraction ?

— Voyez cela comme l’expression demon enthousiasme pour les…

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phénomènes de foire, racontai-je,n’ayant plus aucun mal à mentir àprésent. Du fait que je viens dem’installer, j’ai de la peine à trouver dutravail et, pour être tout à fait honnête, jevous avoue que j’ai toujours voulu fairepartie d’une troupe de cirque.

Elle serra les mâchoires et je redoutaitout à coup qu’elle ne rappelle seshommes de main. Au lieu de cela, elleobserva mon pantalon usé de haut en baset soupira.

— Quelque chose me dit que je vaisle regretter, mais venez à Lake Roaddemain soir. On a besoin d’un nouvelouvreur. Le dernier est parti avec l’undes membres de notre numéro de

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femmes obèses. Soyez là tôt. Mais jevous préviens, vous finirez tard : lasoirée s’annonce longue, à cause ducombat.

— Ah oui, le combat…Je résistai à un nouvel accès de

colère, les poings fermés, tournant septfois ma langue dans ma bouche pour nepas me trahir.

— Oui. (Elle sourit avec uneexpression de regret étrange.) Ce seral’occasion pour vous de voir votrevampire en action.

— Vous avez raison.Je sortis par la grille. Mais, si les

choses se passaient selon mon plan,

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personne ne verrait le « vampire enaction », car Damon et moi serionspartis depuis longtemps, bien avant ledébut du combat.

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Le 7 octobre 1864

Quelque chose a changé. C’estpeut-être simplement lié à l’âge devampire adulte, une sorte dematuration accélérée jusqu’à cestade. Ou peut-être est-ce dû à latutelle de Lexi ? Ou alors, celatient au fait que je suis confronté àun véritable défi, face à la mort, etque je sais maintenant que je nepourrai étendre mon énergie entuant pour le plaisir. Quelle qu’en

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soit la cause, le résultat est lemême. Bien que l’odeur du sangsoit omniprésente, je ne me sensplus attiré par la chasse pour leplaisir. C’est un sport distrayant.Mais ma faim, elle, doit êtreassouvie dans la rapidité plutôt quedans le plaisir.

Bien évidemment, la questionest : comment vais-je libérerDamon ? En attaquant tout ce quibouge ? En créant un mouvementde foule ? En convainquant Calliede retirer sa couronne de verveineafin de pouvoir la faire agir selonmes ordres ?

Seulement, Callie semble détenir

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un pouvoir qui lui est propre. Seshommes de main et moi-mêmel’avons bien compris.

Naturellement, je suis plus fort.Et je n’ai aucun doute qu’enpersévérant j’arriverai à mes fins.Je sauverai Damon, et marécompense ultime sera la gorgéede sang que j’irai quérir dans lecou de Callie.Je passai la journée entière à faire les

cent pas dans ma chambre, créant unsillon dans la couche de poussière quirecouvrait le plancher en bois. Tous mesplans pour secourir Damon sesuccédaient dans ma tête à la vitesse del’éclair, et à peine prenaient-ils forme

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que je les écartai parce qu’ils étaienttrop ambitieux, trop risqués, tropdestructeurs. J’avais déjà appris, lors dusiège de Mystic Falls, qu’un fauxmouvement pouvait causer un effetdomino dans lequel la violence et ledésespoir culminaient.

— On dirait un animal en cage,commenta Lexi, qui venait d’apparaîtredans l’encadrement de ma porte.

Elle s’exprimait d’une voix légèremais les plis, sur son front, trahissaientson inquiétude. Je laissai échapper unlong rugissement et enfonçai mes mainsdans mes cheveux.

— Je me sens comme un animal encage.

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— Tu as réfléchi à un plan ?— Non ! répondis-je dans un souffle,

furieux. Et franchement, je ne vois mêmepas pourquoi j’essaie. Il me déteste. (Jebaissai les yeux, honteux tout à coup.) Ilm’en veut et me tient pour responsablede ce que nous sommes devenus.

Lexi soupira et s’approcha pour meprendre la main.

— Suis-moi.Elle me tira hors de la chambre et

nous descendîmes lentement l’escaliertandis qu’elle touchait de sa main pâle,au passage, les tableaux accrochés auxmurs. Une épaisseur de crasserecouvrait tous les portraits. Je me

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demandai depuis combien de temps ilspendaient ici et si l’un de leurs modèleshantait toujours les lieux, qu’il soitvivant ou mort-vivant.

Sur la dernière marche, en bas, Lexis’arrêta et décrocha un cadre du mur.Doré, il paraissait plus récent que lesautres, avec son verre étincelant depropreté. Un garçon blond au regardsérieux semblait me fixer. Dans ses yeuxbleus, je lisais une sorte de tristesse,même si son menton en galocheaccentuait une attitude de défi. J’avaisl’impression de l’avoir déjà vu quelquepart.

— C’est ton…— … frère, confirma Lexi. Oui.

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— Est-ce qu’il est…Je n’osai pas terminer ma phrase.— Non, il n’est plus de ce monde, dit-

elle en suivant de l’index le tracé dumenton du garçon sur le portrait.

— Comment est-il mort ?— Quelle importance ? répliqua-t-

elle sur un ton brusque.— Aucune, j’imagine. (Je touchai le

bord du cadre.) Pourquoi le garder ?Elle laissa échapper un soupir.— C’est un lien avec le passé et avec

ce que j’étais avant de… (D’un geste dela main, elle engloba son corps.) Avantque je devienne ça. C’est important dene pas rompre le dernier fil qui nous

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rattache à notre humanité.Son regard se teinta de sérieux. Je

comprenais ce qu’elle voulait dire. Lafaçon dont elle restait en contact avecson ascendance humaine était son moyenà elle de garder le contrôle et d’honorersa promesse de ne boire que du sanganimal.

— Alors, tu es prêt à le sauver ?Comme à l’accoutumée, Lexi

n’attendit pas ma réponse pour sortir etje dus me presser de lui emboîter le pas.Ensemble, nous marchâmes en silencejusque chez Gallagher sous un cielcouleur d’encre de Chine.

Quinze minutes plus tard, noustournâmes au coin de Laurel Street et la

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maison se profila sous nos yeux. Unhomme de grande taille aux cheveuxpoivre et sel gravissait les marches duperron du bâtiment blanc, frappantchacune d’elles de sa canne au boutdoré. Deux hommes en complet noir lesuivaient, et tous trois semblaientplongés dans une conversation animée.

Lexi posa sa main sur la mienne.— Gallagher.Les hommes marquèrent une pause

sous le porche.— Je vous assure que le vampire que

j’ai en ma possession est authentique. Jepourrais le faire abattre et vous vendreson sang ; vous amasseriez une fortune

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en le vendant comme bain de jouvenceou élixir de vie, déclara grossièrementGallagher.

Mon estomac se retourna telle unecarpe privée d’air. On s’arrachait lesparties du corps de Damon avant mêmequ’il soit mort.

— Du sang, réfléchit à voix haute unhomme trapu en frottant son crânechauve comme s’il s’était agi d’uneboule de cristal. Je ne suis pas certainque les gens auraient envie d’essayer.Par contre, combien voudriez-vous pourses crocs ?

Les hommes pénétrèrent dans la vastedemeure, claquant la porte dans un grandbruit sourd. J’inspirai à pleins

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poumons : l’odeur de verveine,écœurante, me brûla les narines, mais jene détectai la présence de Damon nullepart aux alentours.

Lexi poussa la grille puis pénétra surla pelouse.

— Qu’est-ce que tu fais ? sifflai-jeentre mes dents. Damon n’est plus icid’après moi.

— Reste que tu dois découvrir à quitu as à faire et à quoi t’attendreexactement. Plus tu en sauras, plus tuseras en mesure d’évaluer la meilleuremarche à suivre.

J’approuvai d’un signe de tête et filaivers la maison à la suite de Lexi,dissimulé par les ombres. Nous nous

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cachâmes sous un rebord de fenêtre, àgenoux. D’où nous étions, nous arrivionstout juste à voir les trois hommes, ausalon, dans le fond. L’écho de la voix deGallagher sortait par la fenêtre ouvertealors que, assis dans un fauteuil en cuirbrun, les pieds surélevés, il tenait déjàun verre de porto à la main. Il portaitune grosse bague en or.

Dans un coin, Callie Gallagher avaitpris place, vêtue d’un bleu de travailabîmé sur une chemise en lin blanche. Sachevelure rousse descendait dans sondos en une tresse nouée autour de brinsde verveine. La tête baissée, elle étaitabsorbée dans un grand livre decomptes. Un chapelet de verveine

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courait sur toute la longueur de latablette en marbre de la cheminée et jeremarquai plusieurs muselières pourvampire – du même type que celle quemon père avait utilisée pour maîtriserKatherine – jetées en travers d’unetable, à l’extrémité d’un canapé.

— J’ai quelque chose d’autre quipourrait vous intéresser, annonçaGallagher en plongeant son regard danscelui du plus âgé des hommes tandis quel’autre demeurait assis sans rien dire. Jen’ai pas voulu en parler dehors.

— Oui ? l’encouragea l’homme, sepenchant soudain vers l’avant.

Il affectait une voix neutre, maisfrottait ses doigts boudinés les uns

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contre les autres avec empressement.— Le monstre porte une bague

inhabituelle. Je n’en ai jamais vu detelle : en argent, avec une pierre bleue.Visiblement, elle lui confère un pouvoirsupplémentaire. Aucun de mes hommesn’est parvenu à la lui retirer, mais,lorsqu’il sera mort…

— Père ! le coupa Callie.Les deux hommes la dévisagèrent.— Oui, ma fille ? demanda Gallagher

sur un ton grave.— J’ai examiné les livres de comptes

et nous allons gagner une fortune en legardant vivant. C’est ce qu’il y a demieux pour le spectacle.

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Bien qu’elle ait parlé affaires, elle nes’exprimait pas du tout avec un airintéressé.

— Oui, chef. (Gallagher se mit à riremais, à la manière dont sa veine battaitau niveau de la tempe, je savais qu’iln’appréciait pas l’intervention deCallie.) Sers-nous donc un peu debrandy, ma fille.

Elle se leva et quitta la pièce d’un pasprécipité. Je me surpris à ressentir unepointe de compassion, voire à me sentirproche d’elle. Je ne connaissais que tropbien les pères entêtés. Je n’avais jamaisvoulu que satisfaire le mien, maisGiuseppe Salvatore croyait toujours toutsavoir mieux que tout le monde. Une

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fois. Une fois seulement, je lui avais faitl’affront de lui désobéir, et il m’avait tuépour me punir.

— Comme je le disais, la bague…reprit Gallagher.

Instantanément, je reportai monattention sur la conversation.

— Tuez ce monstre et j’achète tout.Les crocs, le sang, la bague. Tout. Jevous en donnerai un excellent prix,promit le vieil homme d’une voixtremblante, sans vraiment cacher sa joie.

Juste comme je m’apprêtais à bondirpour faire voler en éclats la vitre meséparant de l’homme qui envisageait devendre mon frère morceau par morceau,deux mains fermes se refermèrent sur

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moi pour me tordre les bras dans le doset me pousser jusque dans la rue.

— Stefan, ressaisis-toi ! m’ordonnaLexi dans un souffle alors qu’ellecontinuait à me traîner sur le trottoir.

Ce n’est que lorsque nous fûmesparvenus au coin de Laurel Streetqu’elle me lâcha.

— Cet homme… est un sadique !m’exclamai-je, plein de rage.

— C’est un homme d’affaires. Il veuttuer ton frère et, s’ils découvrent tonexistence, ils voudront certainement teréserver le même sort, rétorqua Lexi enrejetant sa longue tresse blonde par-dessus son épaule.

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Mille pensées fusèrent dans monesprit.

— Et la fille ? lançai-je.Lexi laissa échapper un grognement

moqueur.— Quoi, la fille ?— Elle pense qu’il faut garder Damon

en vie. Elle convaincra peut-être sonpère, avançai-je avec l’énergie dudésespoir.

— N’y pense même pas. Elle esthumaine ; elle écoutera son père jusqu’àla fin de ses jours, expliqua Lexi d’unevoix quasi inaudible car un couplepassait à côté de nous.

L’homme nous salua d’une inclinaison

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de chapeau et Lexi répondit d’unecourbette. Aux yeux d’autrui, nousformions un jeune couple sorti secompter fleurette au clair de lune.

— La vie de Damon est en jeu,rappelai-je avec frustration. (Lexi avaitproposé son aide, mais en réalité avaitparu ne servir qu’une fin : me dissuaderd’agir.) On ne va pas rester sans rienfaire !

— Je sais que tu trouveras un moyende le sauver, dit-elle fermement.

Nous empruntâmes une nouvelle rue etla flèche de l’église faisant face à lamaison de Lexi apparut.

— Stefan, il faut que tu te rappellesque te contrôler lorsque tu es avec des

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êtres humains dépasse de beaucoup lesimple fait de ne pas les attaquer.(Lorsque nous atteignîmes le porche, àl’arrière, elle s’arrêta et posa ses mainssur mes épaules pour me forcer àregarder au fond de ses yeux ambreclair.) Sais-tu pourquoi, en vérité, on neboit pas de sang humain ?

— Pourquoi ?— Parce que si on ne boit pas de leur

sang, on n’a pas besoin d’eux, justifia-t-elle d’une voix ténue.

Elle ouvrit la porte. Buxton, Hugo etPercy étaient rassemblés autour de latable basse, en pleine partie de poker. Ànotre entrée, ils levèrent les yeux etBuxton plissa les siens dans ma

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direction.— Les garçons, nous sortons danser

ce soir. Un peu de légèreté nous fera leplus grand bien, décréta Lexi en seservant un verre de sang de la carafe quitrônait sur une table, près du canapé.(Elle balaya la pièce du regard. Lestrois intéressés approuvèrent d’unhochement de tête.) Stefan, tu te joins ànous ?

Je fis signe que non. Je n’étais pasd’humeur légère. Je rejoignis la solitudede ma chambre, où je comptaisdéterminer la meilleure façon dedélivrer Damon.

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En vain, je tentai de trouver la paix dansle sommeil : jamais je ne m’endormis.Chaque fois que je fermai les yeux, jevoyais le visage de mon frère, sesjambes attachées à une chaise en boisinconfortable, ses bras tailladés par descordes. Il saignait – un liquide d’unrouge-brun – là où les cordes imbibéesde verveine entraient dans sa chair.

Ensuite me venaient des images deCallie, de sa chevelure rousse flottantderrière elle, de ses pupilles brillantd’une passion à faire froid dans le dos.

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Avec son père, elle dansait autour deDamon, allongé par terre. Ils tendaientles mains vers le ciel, serrées autour depieux si aiguisés qu’ils se terminaient enune minuscule pointe. Au fur et à mesurequ’ils refermaient le cercle sur monfrère, leurs mouvements devenaient plusfrénétiques, la pression autour de leursarmes plus réelle, menaçante…

Mais le pire, c’était les visions deKatherine. Je la voyais parée de sonéternelle beauté, son visage au teint deporcelaine penché sur le mien, sacrinière blonde me chatouillant lesépaules. Avec un sourire faussementtimide et complice, elle s’approchaitavant d’ouvrir la bouche. Ses crocs

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étincelaient sous la lumière blafarde aumoment de s’enfoncer dans la chair demon cou.

J’ouvris soudain les paupières. Lesommeil paisible se refusait à moi. Jeme remémorais d’autres images deKatherine. L’humain en moi – du moinsce qui en restait – la détestait de toutesses forces. Sans faire exprès, je fermaima main dans un poing en songeant àelle et à la façon dont elle avait détruitma famille.

En revanche, le vampire en moi selanguissait de ce qu’elle avaitreprésenté : la stabilité et l’amour. Et, àl’instar de cette partie de mon âme quivivrait à jamais, le fait qu’elle me

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manquait pour ces raisons était éternel.J’aurais voulu qu’elle soit là maintenant,près de moi, enroulée dans mes draps.J’aurais voulu qu’appuyée contre lerebord de fenêtre elle m’écoute luiparler de Damon et me dise calmement,voire avec froideur et prosaïsme, quoifaire. Avoir Katherine à mes côtés avaitanéanti mes peurs, m’avait doté d’uneconfiance à toute épreuve. Avec elle,tout devenait possible.

J’avais beau avoir foi en Lexi, jen’étais pas sans savoir qu’elle ne mefaisait pas confiance pour gérer leschoses… Elle doutait qu’un de mesplans puisse fonctionner. C’est pourcette raison qu’elle me rappelait sans

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cesse les nombreux obstacles qui sedressaient sur mon chemin. La Katherinequi me manquait et dont j’étais tombéamoureux, elle, n’avait peur de rien, etsurtout elle croyait en moi. J’aurais toutdonné pour qu’elle soit près de moi à cetinstant, pour qu’elle abolisse masolitude. Pourtant, je savais que c’étaitimpossible. Et que cette Katherinen’avait jamais réellement existé. Enoutre, elle avait disparu. À jamais.

La porte s’ouvrit sur Lexi, un verre desang d’animal à la main. Elle le porta àmes lèvres, et j’en bus plusieurs longuesgorgées en dépit de la répulsion qu’ilm’inspirait.

Le verre vidé, elle le posa sur la table

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de chevet et dégagea les mèches de monfront.

— Tu comptes toujours aller assisterau combat ce soir ?

— Tu as pour ambition de m’enempêcher ?

— Non. (Elle se mordit la lèvre.) Passi tu t’en tiens à libérer ton frère. Larevanche est une affaire d’hommes, et cen’est pas en tuant Gallagher que tudonneras une leçon aux êtres humains.

J’acquiesçai d’un mouvement de têtetout en sachant que je ne reculeraisdevant aucune brutalité pour sauver monfrère.

— Je préfère ça.

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Lexi se tourna pour partir. À mi-parcours, elle pivota et plongea ses yeuxdans les miens, et son regard s’adoucit.

— Tu as échappé à la mort une fois.J’espère que tu y échapperas encore.

Après m’être habillé, je me rendis àLake Road à la cadence normale d’unhumain. Lorsque j’arrivai, la nuit étaitdéjà tombée. Des lanternes et destorches balisaient le périmètre de la fêteforaine au point qu’on se serait cru enplein jour. Le chapiteau était rayé derouge et de blanc, et entouré de jeux etde stands individuels.

« La bonne aventure ! » annonçait uneaffiche au-dessus de l’un d’eux.« N’ayez pas froid aux yeux : venez voir

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la femme la plus laide du monde ! »provoquait une autre. J’entendais despetits bruits d’animaux dans un coinreculé, mais je ne sentais pas laprésence de Damon. Au même moment,Callie surgit de la tente principale,suivie de son père et de ses deuxhommes de main. Elle portait le mêmehabit de travail que la veille sur unechemise en lin pour homme. Sescheveux, détachés, tombaient sur sesépaules. Une trace de crasse bordait unde ses yeux, en dessous. Je fus prisd’une soudaine envie de l’essuyer, maisme retins en enfonçant mes mains dansmes poches.

— Stefan ! m’appela-t-elle en

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souriant. Vous êtes arrivé. Père, voicil’homme dont je vous ai parlé.

M. Gallagher était encore plusimpressionnant vu de près. En taille, ilme dominait et m’observait sous dessourcils sombres froncés. Je restai pourma part ouvert, avec une expression deneutralité innocente. D’après Lexi,l’homme était doué pour chasser lesvampires. Serait-il capable de découvrirmon secret rien qu’en m’observant ?

— Ma fille prétend que vous vousintéressez aux vampires. Eh bien,prouvez-moi votre sérieux en vendantles billets et ensuite nous parlerons.

— Oui, monsieur.Je hochai la tête, ayant soudain renfilé

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le costume de Stefan, le fils obéissant.— Hé, garçon ?Gallagher s’était retourné vers moi.— Oui ?— Tu veux parier sur le combat de ce

soir ? Le vainqueur remportera un groslot. Ça pourrait faire ta fortune.

Il leva un sourcil interrogateur. Jeplissai les yeux. Dans mes veines, lesang s’était mis à bouillonner. Commentcet individu osait-il me proposer deparier sur la vie de mon frère ? Pour quise prenait-il avec ses grands airs, alorsqu’il ne me faudrait pas plus d’uneseconde pour l’égorger ?

— Stefan ? m’interpella sa fille avec

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prudence.J’usai de toutes mes forces pour me

calmer et enfonçai les mains dans lespoches de mon pantalon usé pour lesretourner.

— J’ai bien peur de ne pas avoird’argent, monsieur. C’est bien pour celaque je vous suis si reconnaissant depouvoir travailler ici.

Gallagher fit un pas vers moi.— Tu dis que tu viens du Mississippi,

mon garçon ? (Il m’examina aveccuriosité.) Ton accent semble pourtantde plus au nord… De Virginie peut-être ?

— Mes parents étaient originaires de

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Virginie. Leur accent a dû déteindre surmoi, répondis-je avec autant dedécontraction que possible.

Après un long moment, il hocha latête.

— Eh bien, quand tu auras rempli tespoches, viens me voir. En attendant,Callie te montrera ce que tu dois savoir.Et, garçon… ajouta-t-il par-dessus sonépaule.

— Oui, monsieur ?— Je t’ai à l’œil !

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— Ne vous en faites pas, me conseillaCallie, une fois son père à une distanceraisonnable.

— Je ne m’en fais pas, mentis-je.Ses yeux verts m’examinèrent derrière

des paupières papillonnantes, et onaurait dit qu’elle ne me croyait pas. Ellene releva pas pour autant.

— Je vais vous faire visiter, offrit-elle en m’escortant à l’intérieur d’unedes plus petites tentes.

Dans un coin, une femme était courbée

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au-dessus d’un miroir. Elle se tourna etje reculai d’un pas. Son visage étaitcouvert de tatouages qui, à y regarder deplus près, avaient été faits au moyend’une encre de Chine à séchage rapide.

— La femme tatouée, annonça Callie,et les frères siamois.

Tous trois nous firent un signe de lamain. Les siamois étaient reliés auniveau de la taille. Ils étaient superbes,avec leurs cheveux blonds et uneexpression de tristesse sur le visage. Unhomme avec des nageoires à la placedes bras leur murmura quelque chose àl’oreille, et ils échangèrent un brefregard avant d’éclater de rire.

— Voici le spectacle, m’apprit Callie

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en écartant les bras et, pour la premièrefois, je remarquai un pieu en bois quipendait à un bracelet en argent à sonpoignet.

Derrière l’oreille, elle avaitégalement un brin de verveine.

— Mademoiselle Callie !Une sorte de géant se pencha pour

passer dans l’ouverture de la tente etmarcha vers nous. Il prit Callie par lataille et la fit virevolter dans les airs.

— Arnold ! dit-elle joyeusement.L’homme le plus fort du monde. Il estmarié à la femme à barbe, m’expliqua-t-elle avant de reporter son attention surl’intéressé. Comment va Caroline ?

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Le géant haussa les épaules.— Bien. Elle est impatiente de

revenir et de présenter les bébés à toutle monde.

— Ils viennent d’avoir des jumeaux,m’informa Callie avec tendresse.

Je saluai l’homme d’un signe de têteet jetai un œil par-dessus l’épaule deCallie. Où pouvaient-ils retenirDamon ?

— Tout va bien ? voulut savoirCallie.

Elle m’effleura le bras et je tressaillisau contact de la verveine.

— Besoin d’air, c’est tout, déclarai-jeen sortant de la tente à grandes

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enjambées.Callie me courut après.— Je suis désolée, Stefan, commença-

t-elle d’une voix froide. Certainespersonnes n’aiment pas venir ici. Ellesse sentent mal à l’aise. Mais, je ne saispas pourquoi, j’ai pensé que vous seriezdifférent.

— Il ne s’agit pas de ça. (Mêmeentouré de ces curiosités humaines, jerestai le plus étrange d’entre tous : moi,le vampire qui se faisait passer pour unhumain.) C’est juste que… j’ai beaucoupde choses en tête pour l’instant. Croyez-moi : j’aime bien cet endroit.

— Entendu, répondit-elle d’un ton quin’exprimait pas la conviction.

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Elle continua néanmoins à me fairefaire le tour du propriétaire. Nouspassâmes devant un chat à deux têtes, unsinge au regard triste qui jouait Old TomDooley à l’harmonica et le squeletted’une créature désignée par un écriteaucomme un monstre des mers. Certainsdes personnages de numéro quigrouillaient dans ces lieux jouaient lacomédie – c’était évident – et s’étaientcousu des manches en tissu remplies depaille pour simuler des membressupplémentaires ; d’autres, en revanche,étaient nés ainsi.

— Venez, dit Callie en me tirant parle bras.

Mais je ne bougeai pas. Un chariot en

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fer noir remontait vers la tente,semblable à celui que Père avait utilisépour y entasser les vampires durant lesiège de Mystic Falls. Le véhicules’arrêta et le conducteur sauta à terre.Aussitôt, cinq hommes à forte carrure seprécipitèrent vers l’engin, armés depieux. Une fois qu’ils eurent pris placetout autour, le chauffeur déverrouillal’arrière. Le parfum de verveine quiflottait dans l’air rendait mesarticulations douloureuses.

Damon.— Voici justement votre vampire,

commenta Callie.Elle pinça les lèvres tandis que les

cinq hommes tiraient mon frère hors du

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chariot. L’un d’eux, particulièrementlarge, les manches de son tee-shirttrempé de sueur roulées jusqu’auxcoudes, gardait un pieu fermement pointécontre son cœur.

— Tout doux, Jasper ! On a besoin delui vivant pour le combat ! s’écria lafille du patron d’une voix acerbe.

Damon tourna sur lui-même, révélantses crocs à notre intention, et je lus lasurprise dans ses yeux, laquelle sechangea rapidement en mépris.

— Mon petit frère, le Bon Samaritain,dit-il entre ses dents.

Par chance, il murmura si bas que jefus le seul à percevoir ses mots. Enl’entendant, mon corps fut parcouru de

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frissons. Callie pencha la tête et jem’aperçus soudain des risques que jeprenais en étant si près de Damon. Samalveillance le pousserait-elle à medénoncer comme un autre vampire ?

— Vous êtes certaine que je ne peuxrien faire pour vous aider avec levampire ? demandai-je à Callie.

— Vous avez entendu mon père. Onva commencer par vous faire travailler àla billetterie. Si quelqu’un essaied’entrer sans payer, avertissez Buck et ils’en chargera.

Elle indiqua la brute qui la suivaitpartout comme son ombre, une ombredisproportionnée.

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Du brouhaha s’éleva devant lechapiteau. Callie siffla alors que nousapprochions. Le battant d’entrée étaitbien fermé. Le guichet, en bois, avait étépris d’assaut par la foule. Une partie, enpantalons tout déchirés, avec des mainssales, venait à n’en pas douter des basquartiers qui entouraient le lac. D’autrespersonnes, au contraire, étaient vêtuesde leurs plus beaux atours : les hommesen vestons de soie, coiffés de hauts-de-forme, les femmes en robes soyeuses etchapeaux parés de plumes, des visonsautour du cou.

Callie se tourna pour me faire face ;ses yeux pétillaient.

— On n’a jamais eu autant de monde.

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Père va être tellement content ! (Ellebattit des mains.) Maintenant, allez aiderBuck, me commanda-t-elle avant departir en courant vers l’autre côté duchapiteau.

Debout devant la billetterie, je tendisl’oreille à l’affût d’un signal sonore deDamon, mais seules des bribes deconversations entre humains meparvinrent.

— J’ai misé cent dollars sur l’animal.— Non, le vampire. Les monstres

l’emportent toujours sur les bêtes.— J’ai dit à cette jolie dame ici

présente qu’elle me devrait un baiser sila bête gagne.

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L’homme, ivre selon toutevraisemblance, fut pris d’une violentecrise de hoquet. Je serrai les dents,luttant contre l’envie de leur sauterdessus, de leur arracher la tête et tousles membres, de leur donner une bonneleçon. Mais je repensai aux paroles deLexi sur la vengeance. Tuer ces gensn’aiderait pas Damon.

Une main me tapa sur l’épaule. Dansune volte-face, je m’apprêtai àdécouvrir mes crocs.

C’était Gallagher, le visage rougid’excitation.

— Pressons-nous, fiston ! Le combatest sur le point de commencer et plus onen fait entrer, meilleure la paie sera.

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Il sauta sur un cageot de pommesrenversé qui se trouvait juste à côté del’entrée.

— Avancez, braves gens ! Bienvenuedans mon curiosarium ! Venez voir lafemme la plus laide au monde et vousémerveiller devant l’homme le plus fortque la terre ait jamais porté ! Mais il nes’agit que d’une mise en bouche. Car cesoir nous avons droit à un combat royalentre des adversaires jamais vus. Lemonstre contre la bête. Qui val’emporter, d’après vous ? Qui veutparier ? Ce face-à-face, en effet,pourrait assurer la fortune à certainsd’entre vous.

La foule se resserra autour de moi,

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grouillant comme un essaim d’abeilles.Gallagher m’adressa un large sourire.— Fais-les entrer ! Et fais-les parier

surtout !Je tendis donc la main en vue de

collecter pièces de monnaie et morceauxde papier orange, me forçant chaque foisà ne pas allonger encore un peu le braspour leur tordre le cou avec la mêmefacilité que s’il était agi d’une branchemorte, avant de m’y abreuver.

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Après avoir vendu le dernier billetd’entrée et pris toutes les mises endollars qu’on me tendait, je me glissaisous le chapiteau, derrière un hommeobèse qui tenait dans ses poingsramassés deux liasses de billets pleinsde sueur. L’air était saturé d’odeurs detranspiration, de sciure et, bienévidemment, de sang.

Les curieux affluaient, dépensanttoujours plus pour se pâmer devantl’homme le plus fort du monde et lafemme tatouée, tous alignés à intervalles

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réguliers le long du chapiteau. Lamajeure partie de la foule vociféraitnéanmoins autour de Jasper. On pariaitde grosses sommes à grand renfort decris, de gestes nerveux de la main, ontroquait des liasses de billets graisseuxdans tous les sens. Jasper, la minejoyeuse, mastiquait son cigare trempé etobservait la scène en riant.

Des marins sortaient des devisesétrangères de leur portefeuille tandisqu’une poignée d’adolescents mettaienten commun leurs pièces de monnaie.Des hommes vêtus de beaux habitsagitaient, eux, des pièces d’or.

— Le combat ! Le combat ! Lecombat ! se mit à hurler un spectateur au

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visage rougeaud.Aussitôt, les gens, debout à côté de

lui, se mirent à scander ces paroles àleur tour. Trois femmes richementvêtues, les boucles de leurs cheveuxramenés sur le haut de leur tête,échangeaient des regards en gloussant etfaisaient écho aux acclamations, leursvoix de contralto contrastant avec cellesde baryton des hommes.

Gallagher pénétra dans le chapiteau àgrands pas ; derrière lui, sa canne traçaun sillon dans la sciure. Les spectateurspivotaient de tous côtés et se tordaient lecou pour l’entrevoir. Sous le chapiteau,il devenait une attraction aussiimportante que les phénomènes de foire

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qu’il possédait. Après tout, il s’agissaitde l’homme qui avait réussi à capturerun vampire.

« Sois fort, grand frère »,l’encourageai-je dans ma barbe ensongeant à toutes les batailles queDamon et moi avions gagnées à MysticFalls.

Mon frère n’avait initié aucun de cescombats mais avait toujours été douépour la bagarre ; souvent, il assénait lepremier coup de poing alors quel’affrontement commençait seulement.C’est pour cette raison qu’on lerespectait autant à l’armée. Seulementaujourd’hui, dans une lutte contre unpuma, sachant, surtout, qu’il ne s’était

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pas nourri depuis plusieurs jours… J’entremblai.

— Grand frère ? tentai-je, d’une voixsi basse que seules ses oreillespourraient percevoir.

J’espérais que, d’une façon ou d’uneautre, il me réponde même si je n’étaispas certain qu’il m’ait entendu. Si c’étaitle cas, il ne répondit rien.

— Et maintenant il est temps de faireles présentations !

La grosse voix de Gallagher me sortitde ma rêverie. Deux dresseurs, portantdes gants de cuir et des bottes quiremontaient jusqu’au-dessus des genoux,pénétrèrent sur le ring avec un pumagaleux enfermé dans une cage. L’animal

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avait une fourrure rayée d’un gris fauvefatigué, et des dents jaunies par le tartre.Malgré son corps amaigri, il avait l’airféroce. Et affamé. Comme par hasard, ilpoussa un rugissement juste à cemoment.

— D’un côté, le puma. Mais il nes’agit pas d’un félin ordinaire. C’est leVengeur de l’Alberta ! Il a traversé lafrontière canadienne à la recherche duchasseur qui avait abattu sa femelle. Il aéventré le chasseur, sa femme et tousleurs enfants à l’exception du plus jeune,dont il a mangé les jambes, lui laissantla vie sauve pour qu’il puisse rapportercette histoire. Depuis lors, vous avez pusuivre les aventures du puma dans les

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journaux car il s’est délecté de la vied’innocents, au Nord comme au Sud,sans préjudice. Si ce soir il est parminous, c’est parce que nous avons réussià le capturer alors qu’il s’apprêtait àembarquer clandestinement sur un bateauen direction des Andes, en Amériquelatine. Mesdames et messieurs, le puma !hurla Gallagher, au paroxysme de lamise en scène.

La foule exprima son enthousiasmepar des salves d’applaudissements.Certains spectateurs allèrent jusqu’àpousser des acclamations.

— Face à lui, un vampire légendairequi terrifie les enfants et leurs famillesdepuis des siècles. Viktor le Cruel est né

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en 1589 et fut l’héritier de l’empireHabsbourg jusqu’à ce qu’il goûte ausang pour la première fois – celui de sasœur, plus précisément – et se lancedans une quête sanglante longue de troissiècles, laissant derrière lui, à travers lemonde, des milliers de corps vidés deleur sang. À raison de deux par jourselon les estimations, le total desvictimes de Viktor se porte à un millionet demi. Ce soir, cette soif de sangintarissable continue sous vos yeux !

Les applaudissements reprirent deplus belle, avec une nervositécroissante, et les acclamationsredoublèrent. Gallagher écarta les brasau maximum et Damon fit son entrée sur

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le ring, cerné par quatre hommes. Il étaitenchaîné au niveau des poignets et deschevilles tandis que son visage était enpartie masqué par une muselière. Sapeau saignait à cause de la verveine, sesyeux étaient injectés de sang et ilaffichait une expression qui m’étaitinconnue.

Je comprenais sa haine ;personnellement, je devais résister detoutes mes forces à l’irrépressible enviede massacrer toutes les personnesresponsables de sa capture. Mais sadétention l’avait changé. Damon m’avaittraité d’assassin au sang-froid,seulement, au fond de ses yeux, jedécelai quelque chose qui n’avait rien à

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voir avec le fait de tuer pour le plaisirou pour sa propre survie. Ce que jelisais, c’était une soif de sang. Pure etdure.

Le silence se fit sous le chapiteau. Lepuma s’agita violemment dans sa cagependant que Damon se contentait derester debout dans son coin du ring,comme s’il n’était pas conscient de cequi l’attendait tout de suite après.

— Et… c’est parti ! annonçaGallagher dans un cri.

Aussitôt, l’escorte de Damon défit seschaînes puis ouvrit la porte de la cagedu puma et quitta le podium en courant.Le félin bondit sur Damon, le heurtant auniveau de la poitrine. Mon frère laissa

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échapper une plainte douloureuse ettomba en arrière. Ensuite, avec la mêmerapidité, il se releva et poussa unrugissement, son visage soudain rougi etses crocs sortis. Je savais que c’étaitune réaction instinctive la puissance demon frère affleurait à la surface car ilavait été attaqué. Je l’avais appris aucours des semaines précédentes : notrecondition nous entraînait à faire deschoses avant même que nous nous enapercevions. En dépit de la faiblesseapparente de Damon, son pouvoir restaitintact.

Le puma se propulsa à nouveau surmon frère, qui esquiva en se baissant ; ilpassa ainsi sous les griffes de l’animal

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et se redressa juste à temps pour planterses mains dans le cou de la bête. Celle-ci se dégagea et Damon accomplitplusieurs roulades avant d’allers’écraser contre le filet du ring.

Il émit une nouvelle plainte et restaétendu à terre. Le puma s’approcha de saproie avec l’assurance du vainqueur.

La foule, en liesse, se déchaîna. Desamis se tapaient dans les mains commes’ils avaient personnellement gagné lecombat.

L’un des hommes qui avaientaccompagné Damon sur le ring lui donnaun coup pour le faire réagir. Mon frèrese releva sans regarder et projetal’homme dans les gradins. Alors que ce

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dernier peinait à se remettre debout, lesdeux spectateurs qui se trouvaient à côtéle rouèrent de coups de pied dans leventre puis le laissèrent tomber par-dessus la rambarde arrière, hors de vue.

Damon ne prêta aucune attention àl’échauffourée ; il se rapprocha aucontraire du centre du ring, où il laissale puma lui tourner lentement autour.

Après un long silence, Damonproduisit un grognement sauvage, puis seprécipita sur l’animal. Celui-ci rugit enréponse et chargea. Cette fois, Damon fitune feinte de côté et, lorsque le puma lerata, il le saisit par le cou. Avec unepoigne que personne n’anticipait, Damonretourna la bête sur le dos. Il s’apprêtait

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à sauter sur elle pour lui porter le coupfatal lorsqu’elle se remit sur ses pattes,juste avant de planter ses griffes dans lebras de mon frère.

Le puma fit virevolter Damon dans lesairs, telle une mouche sur le fil d’unecanne à pêche. La chair finit par céder etDamon, une traînée de sang derrière lui,s’abattit par terre.

Damon lutta pour se redresser, unemain sur son bras blessé. Il ne guérissaitpas à la vitesse normale des vampires –un effet de la verveine, peut-être ?

Il avait besoin de sang ; c’étaitévident. Son instinct de survie et ladécharge électrique déclinaient. J’étaissur le point de fondre sur le ring pour

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offrir en guise de repas à mon frèrel’homme obèse devant moi, lorsqu’unemain chaude se posa sur mon bras.

Callie.— C’est affreux. (Elle serrait sa robe

si fort dans sa main que ses jointuresavaient perdu toute couleur.Entrouvertes, ses lèvres tremblaient.) Jene peux plus supporter ce spectacle :c’est de la barbarie.

— Alors dites à votre père d’arrêterle combat.

Dans les gradins en bois, le publicbattait des pieds de plus en plus vite,pour accompagner l’accélération de sonrythme cardiaque. Les éclaboussures desang sur la sciure ne leur suffisaient

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pas : c’est une véritable mise à mortqu’ils voulaient voir.

À présent, Damon avançait à pasfeutrés vers la bête, accomplissant descercles autour d’elle tandis qu’enrouléesur elle-même, voûtée, elle le suivaitdes yeux. Tout à coup, mon frère passa àl’attaque à la vitesse de l’éclair, si bienque le puma tourna puis se retourna tantde fois qu’il donna l’impression de sepourchasser lui-même.

La foule devint soudain silencieuse etseuls les halètements bruyants de Damonet de l’animal se firent entendre sous letoit du chapiteau. Mon frère continua àtourner autour de sa proie, trop vite pourqu’elle puisse suivre.

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Un hoquet de surprise s’éleva parmiles spectateurs au moment où Damonassaillit le puma, qui, avant de pouvoircomprendre d’où il venait, reçut un coupde mâchoire au niveau de la gorge.Damon mordait de toutes ses forces,tenant bon malgré les coups de pattefurieux du puma.

Callie se cramponna à mon bras. Lesyeux rivés sur le ring et le corps tendu,j’étais prêt à bondir vers la cage si jedevais intervenir.

Les mouvements du pumaralentissaient de plus en plus. Chaquefois qu’il essayait de se rebiffer, unnombre croissant de jets de sangmouchetaient la sciure au sol. Sa patte

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arrière gauche montrait des signes defaiblesse ; tremblante, elle commençait àtraîner par terre. Damon découvrit sescrocs et recula pour prendre de l’élan aumoment de viser une des jugulaires del’animal.

Au même instant, le puma agitaviolemment son arrière-train et se libérade l’emprise de Damon. Alors quecelui-ci s’efforçait de se hisser sur sesjambes, la bête avança et referma sesmâchoires dans son flanc.

La foule haleta une nouvelle fois puishua.

Poings fermés le long du corps, jem’adressai par la pensée à mon frère :« Bats-toi ! »

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Damon, devenu soudain inerte dans lagueule de l’animal, rappelait unchausson qu’un chien aurait agité entreses crocs. Le puma l’envoya percuter lesol puis rejeta la tête en arrière,mâchoires tout ouvertes. Mais, juste aumoment où il se propulsait vers l’avant,Damon s’écarta en roulant. Il revintensuite à la charge d’un coup d’épauledans le flanc de la bête, la renversantpar la même occasion et exposant lespoils courts et blancs de son cou.

Damon perça la veine d’un coup decanines. Après quelques convulsions, lepuma cessa de bouger tandis que la marede sang sur le ring continuait à s’étendre.Au centre, mon frère se tenait à genoux

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au-dessus du puma mort.Il se leva et recula d’un pas, titubant.

Lorsqu’il leva les yeux vers la foule despectateurs, il souriait à pleines dents.Les crocs toujours sortis, il était couvertde sang de la tête aux pieds. Le publicémit, en proportions égales, hourras ethuées sous le regard de Damon quitournait lentement sur lui-même, seléchant les lèvres de temps à autre.

Gallagher frappa dans ses mainsboudinées. Ceux qui avaient gagné leurpari sautèrent de joie et s’étreignirent.Les autres jetèrent leur chapeau à terreou restèrent le regard perdu dans levide.

Je m’élançai vers le ring, tentant de

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me frayer un passage pour rejoindre monfrère, mais les gardes, plus rapides,étaient déjà sur place, armés de pieux etde filets imbibés de verveine. Damon,qui montrait des signes d’ébriété aprèstout le sang qu’il avait ingurgité, nesembla pas les remarquer. Avant quej’aie le temps de le mettre en garde encriant, les hommes l’enfermèrent dans unfilet et le traînèrent hors du ring.

J’eus beau aller aussi vite quepossible, je fus incapable de fendre lafoule qui s’était amassée dans leur sillonet me barrait à présent la route. Quantaux spectateurs grisés, qui criaient, quis’extasiaient, ils me bloquaient l’accès àla sortie. Lorsque, enfin, j’émergeai du

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chapiteau au coude à coude, le chariotquittait déjà la foire en cahotant.

Un fouet fendit l’air. Des sabotsbattirent le sol. Et, sans que je puisserien faire, Damon disparut sous mesyeux.

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Dans ma course, je laissai derrière moiles cabanes qui entouraient le cirquepour m’enfoncer dans les bois et suivreles traces du chariot. À un moment, auxabords de la ville, je perdis tout signalolfactif du véhicule. Un ivrogne, appuyécontre un bâtiment en briques, sifflait unair discordant.

Aveuglé par la rage, je tombai àgenoux et l’attirai dans ma chute pourplanter mes crocs dans son cou et luiaspirer le sang avant même qu’il ait le

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temps d’émettre le moindre hoquet desurprise. Le goût était amer, mais il nem’empêcha pas de poursuivre jusqu’àsatiété.

Appuyé sur mes talons, je m’essuyaila bouche d’un revers de la main etbalayai les environs du regard. Laperplexité et la hargne coulaient dansmes veines. Pourquoi n’avais-je pusauver Damon ? Pourquoi étais-je restésans rien faire, à regarder, tandis queGallagher excitait la foule pour qu’elleparie encore davantage ? Même chosequand le puma avait fondu sur monfrère ? Et pourquoi Damon s’était-illaissé capturer, me mettant par la mêmeoccasion dans cette horrible position ?

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Je regrettais d’avoir insisté pour lechanger en vampire. Sans lui, seul danscette ville, tout serait plus facile. Etmaintenant que j’essayais d’être un bonfrère et un vampire modèle, toutes mestentatives échouaient.

Je gravis avec maladresse les

marches du perron de Lexi. Je claquai laporte et les gonds résonnèrent dans unbruit de ferraille. Un des tableaux duboudoir tomba même au sol dans ungrand fracas.

Au même moment, Buxton me lança unregard noir depuis le coin opposé de lapièce ; dans la pénombre, ses pupilles

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scintillaient.— Cette pauvre porte t’a fait quelque

chose ? demanda-t-il entre sesmâchoires serrées.

Je me risquai à passer près de lui enl’ignorant, mais il me bloqua le passage.

— Pardon, marmonnai-je en lepoussant.

— Pardon, répéta Buxton, brascroisés. Tu rentres ici comme sil’endroit t’appartenait. Tu pues commeun humain. Je ne suis pas du genre àremettre en cause les choix de Lexi,mais je suis d’avis qu’il est temps que tumontres un peu plus de considérationpour sa maison, mon frère.

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Le mot « frère » réveilla quelquechose en moi.

— Fais attention à ce que tu dis, lemenaçai-je dans un sifflement, enretroussant les lèvres.

Buxton se contenta de ricaner.— Je ferai attention à ce que je dis

quand tu réfléchiras à tes actes.— Les garçons ? appela Lexi depuis

l’étage.Sa voix mélodieuse contrastait avec

la tension de la scène. Elle nousrejoignit en bas d’un pas feutré et sesyeux s’adoucirent sous l’effet del’inquiétude quand ils se posèrent surmoi.

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— Damon est-il… ?— Il est vivant, répondis-je, mais je

n’ai pas pu l’approcher.Lexi se percha sur l’accoudoir d’un

rocking-chair branlant, le regard enalerte et compatissant.

— Buxton, tu veux bien aller nouschercher du sang de chèvre ?

L’intéressé plissa les yeux, mais ilquitta le boudoir d’une démarchetraînante pour rejoindre la cuisine. Dansle salon adjacent, Hugo jouait unemarche française enjouée au piano.

— Merci, dis-je en me laissanttomber sur une causeuse rembourrée.

Je n’avais pas la moindre envie de

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boire du sang de chèvre. Ce que jevoulais, c’était me gorger de sanghumain jusqu’à m’en rendre malade etperdre connaissance pour oublier.

— N’oublie pas qu’il est fort, meprévint Lexi.

— Je ne m’en fais pas pour Buxton.— Je parlais de ton frère. S’il te

ressemble, alors il doit être fort.Je levai les yeux vers elle. Elle

s’approcha et prit mon menton entre sesmains.

— C’est ce qu’il faut que tu croies.C’est ce que je crois, moi. Le problèmeavec toi, c’est que tu veux tout, tout desuite. Tu es impatient.

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Je poussai un soupir. La dernièrechose dont j’avais besoin était une autreleçon de morale à propos de monignorance totale des us et coutumes denotre peuple. En outre, je n’étais pasimpatient, mais désespéré.

— Il faut simplement que turéfléchisses à un autre plan. Un plandans lequel on peut t’aider.

Lexi jeta un œil à Buxton, qui revenaitavec un plateau en argent sur lequelétaient posées deux tasses.

Buxton marqua une pause à mi-chemin.

— Il faut l’aider ?Il formula sa question en français.

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— Oui, nous allons l’aider, affirmaLexi dans la même langue.

Ni l’un ni l’autre ne savaient quej’avais appris le français au berceau,grâce à ma mère. Cela semblait étrangede les écouter débattre de la pertinencede m’aider à secourir Damon.J’observai mes mains encore couvertesdu sang séché de ma victime, plus tôtdans la soirée.

Buxton cogna le plateau contre latable en cerisier verni.

— Tu ne vas pas nous mettre endanger, rugit Buxton, ses canines àquelques centimètres de mon cou.

De toutes ses forces, il me poussa en

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avant et je sentis les os de ma nuquecraquer lorsqu’ils heurtèrent la tabletteen marbre de la cheminée.

Dans le feu de l’action, je lerepoussai violemment au niveau desépaules. Seulement, Buxton était plusvieux et plus puissant, et il me tenaitcloué au mur grâce à ses mainsfermement appuyées sur ma poitrine. Jesentais le sang commencer à couler demon crâne, là où ma tête avait tapé lemarbre.

— Espèce de sale petit égoïste,murmura Buxton, de la rage dans la voix.Des vampires comme toi, j’en ai déjàvu. Vous pensez que le monde vousappartient, que tout vous est dû, vous

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n’avez aucune considération pour ceuxqui vous entourent. Vous vous fichez dequi vous tuez. Vous nous faites unemauvaise réputation.

Je me tournai et me tortillai dans tousles sens pour tenter d’échapper à sonemprise quand je sentis soudain lapression sur ma poitrine se dissiper puisun grand crac au moment où Buxtons’écroula sur le sol.

— Buxton, le sermonna Lexi, combiende siècles te faudra-t-il encore avantd’apprendre à traiter un hôte comme ilse doit ? Et toi, Stefan, tu n’es pasd’accord avec moi quand je dis que lesang humain ne te convient pas du tout ?On aurait parfaitement pu éviter un tel

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comportement. (Lexi secoua la tête à lafaçon d’une maîtresse d’écolecontrariée.) Maintenant, j’aimerais boiredans le calme, alors soyez gentils, lesgarçons.

Sur ce, elle quitta la pièce, sa tasse desang à la main. Comment pouvait-elles’en aller et faire preuve de pareilledésinvolture pendant qu’on torturait monfrère ? Je dépendais de Lexi pour tant dechoses à présent, et trouver du soutien etde l’aide pour délivrer mon frère étaitma priorité absolue.

Comme si elle avait lu dans mespensées, elle s’arrêta au bout du couloirqui menait à ses quartiers et nousexamina à tour de rôle.

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— Si je dis qu’on aidera Damon, onl’aidera. C’est clair pour vous deux ?

— Oui, mademoiselle Lexi, commentaBuxton alors qu’il se mettait lentement àgenoux pour se relever.

Je hochai la tête, dissimulant à peinemon air renfrogné.

Si ?Buxton quitta la pièce en claudiquant,

mais non sans jeter un dernier regardmenaçant dans ma direction. Tout àcoup, la maison me parut trop petite,comme si ses murs, ses planchers et sesplafonds se refermaient sur moi. Aprèsun ultime grognement, je filai à traversle boudoir et sortis par la porte de

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derrière afin de regagner Lake Road.

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Le lendemain, je fus réveillé parquelqu’un qui me secouait par l’épaule.

— Allez-vous-en, murmurai-je.Mais la personne persista. J’ouvris

brusquement les paupières et m’aperçusque j’étais roulé en boule, par terre,contre l’un des chapiteaux du cirque deGallagher.

— Vous avez dormi ici ? demandaCallie en croisant les bras.

Je m’assis et me frottai les yeux touten réfléchissant à la soirée de la veille.J’étais retourné au campement des

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forains, ne sachant pas où aller sinon, etje m’étais endormi sur place.

— Bonjour, mademoiselle Callie, lasaluai-je au lieu de répondre à saquestion. (Je me levai et époussetail’arrière de mon pantalon pour que lestraces de terre disparaissent.) Que puis-je faire pour vous ?

Elle haussa les épaules. Elle avaitenfilé une robe en coton rose quirévélait sa taille de guêpe et ses brascouverts de taches de rousseur. Cettecouleur tranchait avec le roux de sachevelure flottante ; Callie me fitsoudain penser à une rose sauvage.

— On va interrompre lesreprésentations quelques jours. Père a

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empoché tellement d’argent qu’il veutque le prochain spectacle soit encoreplus grandiose. (Elle sourit.) C’est larègle numéro un dans le monde duspectacle : faire en sorte que le publicen veuille toujours plus.

— Comment va Da… le vampire ?m’enquis-je, les mains en visière pourme protéger du soleil.

Ma bague me protégeait de l’agoniequ’auraient autrement provoquée lesrayons, mais le soleil en lui-même merendait vulnérable et malhabile. La nuitne dissimulait pas que mes crocs et, dejour, je devais en permanence faireattention à ne pas me déplacer à lavitesse de l’éclair, à ne pas répondre à

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des questions que je n’étais pas censéavoir entendues ou à mon envieinsatiable de boire le sang des humainsque je côtoyais.

Callie passa une de ses bouclesrousses derrière son oreille.

— Le vampire va bien. Enfin, jecrois. Père a ordonné à ses hommes dele veiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il ne veut pas qu’il meure. Entout cas, pas maintenant.

« Pas maintenant » était une piètreconsolation, mais c’était mieux que rien.Cela signifiait que j’avais encore un peude temps devant moi.

Callie fronça légèrement les sourcils.

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— Bien sûr, je ne pense pas,personnellement, qu’ils devraient lelaisser mourir. Ce qu’on lui fait subir,ainsi qu’aux animaux qu’il combat, estcomplètement barbare, commenta-t-elletout bas, presque pour elle-même.

Je m’empressai d’analyser sesparoles. Avait-elle davantage decompassion vis-à-vis du sort de Damonque je ne l’avais imaginé ?

— Je peux le voir ? demandai-je avecune intrépidité qui me surprit moi-même.

Callie me donna une tape sur le bras.— Non ! À moins que vous ne payiez,

comme tout le monde. En plus, il n’estpas ici.

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— Oh.— Oh, répéta-t-elle pour se moquer.

(Alors, Son regard s’adoucit.) Jen’arrive toujours pas à croire que vousayez dormi ici. Vous n’avez donc pas dechez-vous ?

Je la fixai droit dans les yeux.— Je suis… fâché avec ma famille.Ce n’était pas complètement faux. Les

membres de la troupe commençaient à seréveiller. L’homme le plus fort dumonde, le regard encore endormi, sortitd’une tente. Il se laissa brusquementtomber par terre et entama une série depompes. La cartomancienne se retiravers le coin le plus tranquille du lac, à

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la main une serviette qui lui serviraitsans nul doute à s’essuyer après sonbain. Tout ce temps, les deux éternelscolosses chargés de la sécurité ne nousavaient pas quittés des yeux, Callie etmoi.

Celle-ci remarqua elle aussi qu’ilsnous regardaient bizarrement.

— Ça vous dirait que nous allionsnous promener ?

Elle m’entraîna vers un chemin deterre en direction d’une des extrémitésdu lac, hors de vue du cirque. Là, elleramassa un caillou et le jeta dans l’eau,où il s’enfonça.

— Je n’ai jamais été douée pour lesricochets, admit-elle d’une voix si triste

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que je ne pus m’empêcher d’éclater derire. Qu’y a-t-il de si drôle ? ajouta-t-elle en me flanquant une nouvelle tapesur le bras.

La tape en soi était joueuse, mais lesbracelets à son poignet étaient tressés deverveine et, à leur contact, une douleurvive se déclara dans mon bras puisremonta. Elle posa sa main sur monépaule, le front plissé par l’inquiétude.

— Ça va ?Malgré ma grimace, je mentis en

répondant par l’affirmative.— Bon…Elle m’adressa tout de même un

regard sceptique.

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Elle se pencha pour prendre un autrecaillou et leva un sourcil châtain clairvers moi avant de le lancer en directionde l’eau. Il tomba avec un clapotementinoffensif.

— Pathétique !À mon tour, je ramassai une pierre et

visai la surface de l’eau. La pierreheurta cette dernière cinq fois et sombra.

Callie éclata de rire en battant desmains.

— Il faut que vous m’appreniez !— D’abord on choisit une pierre

plate, et puis tout est dans le poignet : unpetit coup sec et ça marche. (Je repéraiun caillou brun et lisse avec une ligne

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blanche dessus.) Tenez. (Je le plaçaidans sa main.) Maintenant, le petit coupde poignet.

J’effleurai sa peau en veillant à ne pastoucher les bracelets de verveine. Elleferma les yeux et lança la pierre, quiricocha une fois puis tomba dans l’eau.Callie leva les bras en l’air, ravie.

— Merci, Stefan, dit-elle, les yeuxpétillants.

— Je n’ai plus droit à « l’étranger »alors ?

— Vous m’avez appris quelquechose. Cela signifie que nous sommesamis.

— Ah bon, nous sommes amis

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maintenant ?Je pris une autre pierre et la lançai

vers le lac. Autrefois avec Damon, onjouait aux ricochets sur l’étang près dechez nous. On faisait un vœu et, si onréussissait à deviner le nombre dericochets que ferait chaque pierre, notrevœu se réaliserait.

Je fermai brièvement les yeux. « Si lecaillou ricoche cinq fois, j’aurai unechance de sauver Damon », pensai-je.Seulement, cette pierre, plus lourde, netoucha qu’à deux reprises la surface del’eau avant de couler. Je secouai la tête,fâché d’avoir joué à un jeu aussi puéril.

— C’est donc ce qui vous inquiétaitle plus dans la vie ? Ne pas savoir faire

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des ricochets ? taquinai-je Callie pourtenter de redonner à notre balade salégèreté d’origine.

Ma remarque la fit sourire, mais sesyeux restaient tristes.

— Non. Mais ne trouvez-vous pas queles problèmes qu’on s’invente sontbeaucoup plus faciles à gérer que lesvrais problèmes ?

— Je suis d’accord, acquiesçai-jed’une voix posée.

Le soleil pointait dans le ciel et paraitle lac d’une teinte orangée. Plusieurspetites embarcations glissaient déjà surl’eau afin de jeter leurs filets. À nosoreilles soufflait un vent qui nousrappelait que, malgré la chaleur du

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soleil, l’hiver approchait à grands pas.— Je ne m’étais encore jamais

confiée de cette façon auparavant. Règlenuméro deux dans notre famille et notreentreprise : ne faire confiance àpersonne, me raconta Callie.

— Votre père a l’air dur, me risquai-je, devinant sa frustration. Trop dur,peut-être ?

— Mon père est très bien comme ilest, rétorqua-t-elle brutalement.

Elle me considéra un instant, sourcilsfroncés, poings sur les hanches.

— Je suis désolé. (Je levai les bras,en signe de capitulation, me rendantcompte que j’avais dépassé les bornes.)

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C’était déplacé de ma part.Callie laissa retomber ses mains de

chaque côté.— C’est moi qui suis désolée. J’ai

tendance à trop vouloir le protéger. Jen’ai que lui.

— Et votre mère ?— Morte quand j’avais six ans,

termina simplement Callie.— Je sais ce que c’est, dis-je en

pensant à ma propre mère. C’estdouloureux, n’est-ce pas ?

Callie arracha un brin d’herbe et semit à le déchiqueter en petits morceaux.

— J’essaie d’être forte. Depuis lamort de ma mère, pour noyer son

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chagrin, mon père, au contraire, s’estjeté à corps perdu dans le travail.

— Vous donnez l’impression d’enfaire autant.

— Maintenant que le numéro duvampire est bien lancé, je pense que çava s’arranger. Mon père est soupe au laitde nature, mais quand on manqued’argent c’est pire.

En l’entendant mentionner le numérodu vampire, je me mis à flanquer descoups de pied dans les cailloux au bordde l’eau. Un bouquet de pierres voladans les airs et atterrit à plusieursmètres de là, en plein lac, dans un grandbruit d’éclaboussures.

— C’était quoi, ça ? voulut savoir

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Callie, soudain alarmée.Je me forçai à sourire et à arborer un

air calme… humain. Dans ma colère,j’avais oublié de cacher mon pouvoir.

— Des ricochets de pointe,plaisantai-je.

Callie leva un sourcil vers moicomme pour me mettre au défi, mais ellese contenta finalement de dire :

— On ferait mieux de rentrer. Pèreveut qu’on nettoie le campement.

J’approuvai d’un signe de tête.— Bonne idée.Seul à seule, ici, avec Callie, j’avais

failli perdre le contrôle de la situation.

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— Stefan, commença-t-elle. Je medisais… Étant donné qu’on n’a pas dereprésentations programmées avantplusieurs soirs, est-ce que vous voudriezbien me montrer un peu la ville ?

— Mais je ne connais pas bien laville, relevai-je. Vous habitez ici depuisplus longtemps que moi.

Les joues de Callie s’enflammèrent.— Père ne me laisse pas sortir de la

maison, sauf pour le travail. Mais il y atant de choses à découvrir à LaNouvelle-Orléans. (Elle m’adressa unregard, sous ses beaux cils allongés.)S’il vous plaît ? Avec vous, je mesentirai en sécurité.

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Je manquai d’éclater de rire face àl’ironie d’une telle déclaration, mais leson resta bloqué dans ma gorge. Callieavait tort : elle ne serait pasnécessairement en sécurité avec moi ; enrevanche, je pouvais m’en servir pourgarantir la sécurité de mon frère. Aprèstout, elle connaissait le cirque deGallagher mieux que quiconque, hormisson père ; notamment, elle savait où cedernier gardait Damon prisonnier.

— C’est entendu, acceptai-je.— Oh, on va bien s’amuser ! (Callie

me saisit les mains pour me fairetourner.) Rendez-vous au parc au boutde ma rue à neuf heures ce soir.

Sur la pointe des pieds, elle déposa

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un baiser sur ma joue. Si près, jepouvais presque sentir son cœur battrecontre ma poitrine. Je me dégageaivivement, une douleur lancinante dans lecrâne et dans les mâchoires. Je luitournai le dos alors que mes caniness’allongeaient dans un petit bruit sec. Ilfallait que j’inspire cinq fois,longuement, avant qu’elles se rétractent.

— Ça ne va pas ?Elle posa une main sur mon épaule.

J’affichai un sourire feint et pivotai pourlui faire face.

— Si, si. Juste l’excitation quand jepense à ce soir.

— Merveilleux.

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Tout le long du chemin qui nousramenait à la foire, Callie fredonna. Jepassai ma langue sur mes dents : c’étaitla vérité, j’étais excité à l’idée de lasoirée qui s’annonçait. Cependant,l’excitation était proche du désir et,ainsi que je l’avais appris depuis marencontre avec Katherine, le désirn’apportait jamais rien de positif.

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En arrivant à la maison à la nuittombante, je trouvai Lexi assise au borddu canapé, bras croisés, en train de taperfrénétiquement du pied. On aurait dit unemère poule à la mine renfrognée. Hugoet Percy se prélassaient, allongés de toutleur long dans des méridiennes tels deschats, dans un coin au fond de la pièce.Buxton, constatai-je avec soulagement,n’était pas là. Je me demandai depuiscombien de temps ils m’attendaient.

— Enfin, tu t’es décidé à revenir,commenta Lexi en me faisant les gros

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yeux.— En effet.Je dus lutter pour ne pas sourire.— Il s’est passé quelque chose,

constata-t-elle en humant l’air. Mais tun’as pas bu. Une bonne chose.

Elle fronça à nouveau les sourcils.— Bonjour, dis-je à l’intention

d’Hugo et de Percy sans réagir aucommentaire de Lexi.

Ils me dévisagèrent avec étonnement :jusqu’à maintenant, je n’avais jamais faitle moindre effort pour engager laconversation.

— B’jour, grogna Percy.Hugo, lui, en resta au simple regard.

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Lexi ne me quittait pas des yeux, lesmains calées sur les hanches.

— Parle, Stefan. Il n’y a pas de secretdans cette maison.

— J’ai un plan pour libérer Damon,annonçai-je avec une grimace enentendant ma voix idiote.

— C’est une excellente nouvelle ! seréjouit Lexi. Comment comptes-tu t’yprendre ?

— Euh… eh bien, pour commencer, jedois aller à un rendez-vous, confessai-je.

— Un rendez-vous ? (Les sourcils deLexi bondirent sur son front.) Avec qui ?

Je m’éclaircis la voix et affichai un

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air penaud.— La fille de Gallagher, Callie.— Tu vas sortir avec une humaine ?

s’étonna Percy au moment où Lexilançait :

— Tu as un rendez-vous galant avecCallie Gallagher ?

Je levai les mains comme pour medéfendre.

— Elle veut que je l’emmène faire untour en ville ce soir. Pendant ce temps,je vais lui extorquer des informationssur Damon. Je ne peux agir sur sonesprit à cause de l’effet de la verveine,mais il existe d’autres moyens de faireparler une femme, n’est-ce pas ?

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Percy et Hugo n’attendirent pas pourafficher leur désaccord et fixèrent leciel.

— Si j’étais toi, je m’abstiendrais,conseilla Hugo.

Je le foudroyai du regard. Exceptionfaite de la nuit où ils m’avaient trouvé,c’était la première fois que j’entendaisle son de sa voix.

— Je suis d’accord. Tu as envie soitde la tuer, soit de l’embrasser. Dans uncas comme dans l’autre, ça va mal seterminer pour toi, intervint Percy.

Venant de quelqu’un avec un visageaussi enfantin et maigrichon, la remarquesemblait déplacée.

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— Ils ont raison, insista Lexi sur unton d’urgence. Ils en ont eux-mêmes faitles frais. Qui sait ce que tu feras une foisseul avec cette fille ? Sans parler de cequ’elle te fera à toi. Tu as vu samaison… et les armes qu’elle possède.Je crains seulement…

— Je sais, je sais. Je suis immature,incapable de contrôler mes pulsions, etje finirai forcément par commettre uneerreur, la coupai-je, irrité.

Lexi se leva et me toisa un bonmoment.

— C’est exact. Sur toute la ligne. Tues fort, mais je redoute que tu ne laissestes émotions prendre le pas sur le reste.

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— C’est faux, protestai-je. Si je sorsavec elle, c’est uniquement pour voir sije peux découvrir quoi que ce soitd’autre au sujet de Damon. Si je comptele délivrer – dans le calme –, c’est mameilleure option.

Les mâchoires de Lexi se crispèrent,mais seul un soupir s’en échappa.

— Sois prudent, c’est tout ce que je tedemande, conclut-elle.

— Bon. Si tu as rendez-vous, tu nepeux pas porter ça. (Hugo s’extirpamaladroitement de sa méridienne.)Percy, trouve-lui quelque chose de joli àmettre.

L’intéressé supplia Lexi du regard,

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mais celle-ci croisa les bras.— Quoi ? Tu as entendu le monsieur ?Percy se leva à son tour de sa

méridienne et monta l’escalier d’un paslourd.

— Quand on sort avec une dame, ondoit être présentable, déclara Hugo surun ton bourru. Et toi, Lexi, tu doisl’emmener faire des emplettes.

— Oui, on ira demain soir, Stefan.— Pourquoi m’aides-tu tout à coup ?

lançai-je à Hugo avec suspicion.Derrière son léger sourire, j’aperçus

ses dents en pointes.— Si tu libères Damon avec l’aide de

l’humaine, tu n’auras pas besoin de

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nous. Maintenant, va t’habiller !Je lui jetai un regard noir mais suivis

Percy à l’étage, où il me donna unechemise en lin blanche et un pantalonnoir.

L’espace d’un instant, je regrettai dene pas avoir d’habits tout neufs ni depommade pour me lisser les cheveuxvers l’arrière. Mais soudain je merappelai mes paroles à Lexi : pour lemoment, je devais me concentrer surCallie Gallagher, apprendre à laconnaître et, ensuite, découvrir ce quimotivait Patrick Gallagher.

Pourtant, même si je persistais àessayer de me convaincre que j’allais àce rendez-vous pour Damon et personne

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d’autre, je ne pouvais m’empêcher deconstater que le souvenir du baiser deCallie sur ma joue revenaitinlassablement me hanter.

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Je tirai sur le bas des manches de machemise blanche bien repassée etboutonnai mon pardessus. Les boutonscuivrés scintillèrent sous le faisceaulumineux du réverbère alors que jetournai au coin de Laurel Street.

Je m’essuyai le visage pour effacertoute trace éventuelle de sang. J’avaisrendu visite à ma serveuse de chezMiladies, histoire d’étancher ma soifavant ma soirée en ville en compagniede Callie. Le sang de la fille avait ungoût sucré, comme si on avait trempédes lys dans du miel. À la seconde où le

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liquide chaud avait tapissé ma langue,tous mes sens s’étaient éveillés etchaque détail de mon environnementm’était apparu avec une vivacité accrue.

À présent, le chant des cigalesrésonnait à mes oreilles et l’odeur desroses emplissait mes narines, mais monestomac était au repos et mes veinesbien pleines. J’étais fin prêt pour monrendez-vous.

Le parc, au bout de la rue, regorgeaitde magnolias et d’ormes centenaires. Aucentre, une fontaine en marbre étaitornée d’une statue de femme nue. Malgréle glouglou de la fontaine, je détectai lesbattements d’un cœur humain.

— Il y a quelqu’un ? appelai-je.

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— Stefan !Callie sortit de derrière un ange en

pierre et pénétra dans le faible halod’une lampe à gaz. Ses cheveux roux,qui s’enflammaient sous la lumièrevacillante, tombaient librement enboucles sur ses épaules. Elle portait unerobe toute simple de couleur crème,constituée d’un corsage en dentelle etd’une jupe en froufrou épousant ses fineshanches.

Le flux du sang, dans mes veines,devint saccadé.

— Qu’y a-t-il ? demanda Callie, quiavait rougi en voyant que je l’étudiaisavec insistance.

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— Vous avez… l’air d’une fille.Une fille très belle, même.— Ouah ! Eh bien, merci. (Callie leva

les yeux au ciel et me donna un légercoup dans l’épaule.) C’est parce quevous avez l’habitude de me voir en tenuede travail. (Elle me fixa un longmoment.) Vous êtes plutôt élégant dansvotre genre.

Je me raclai la gorge et rajustai moncol. Mes vêtements me paraissaientsoudain trop étroits ; je manquais d’air.Je ne pus m’empêcher de me demandersi le sang de la serveuse contenaitquelque chose que je n’aurais pasdigéré.

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— Merci, finis-je par dire en touteformalité.

— Stefan ?Callie leva le bras pour me signifier

qu’elle attendait quelque chose.— Mais oui, bien sûr.Je pris son bras sous le mien. Sa main

aux taches de son effleura ma paume ; jetressaillis et bougeai légèrement de tellesorte que sa main repose sur le tissusoyeux de ma veste.

— Où allons-nous, mademoiselleGallagher ?

Elle tourna vers moi un visagesouriant.

— À Bourbon Street, évidemment.

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Callie me guida par des ruellespavées où des gardénias gouttaientdepuis des balcons. Sans réfléchir, j’enattrapai un et le passai derrière sonoreille. D’où je venais, c’était lacoutume d’apporter des fleurs ou ungage d’affection lorsqu’on rendait visiteà une dame.

— Vous voulez que je vous confie unsecret ? chuchota Callie.

— Lequel ? demandai-je, ma curiositépiquée au vif.

Personnellement, je m’estimaisdétenteur d’un trop grand nombre desecrets. Mais peut-être que celui deCallie me conduirait à Damon…

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Elle se dressa sur la pointe des piedset entoura mon oreille de sa main. Lamélodie de son flux sanguin, sous sapeau, décupla. Je serrai les mâchoirestant que je pus pour empêcher mescanines de s’allonger.

— Votre chemise est sortie de votrepantalon, me dit-elle à voix basse.

— Oh ! (Je me reculottai, gêné.)Merci.

— Vous savez où j’aimerais vraimentaller ? lança-t-elle en me pressant lebras.

— Où ?Je m’efforçai de canaliser toute mon

énergie sur une chose autre que le

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rythme régulier de son sang.— Au théâtre burlesque de Madame

X. Tout le monde en parle, expliqua-t-elle.

Nous traversâmes la ville brasdessus, bras dessous, dépassant unefoule animée et des tramways quicahotaient sur leurs voies, pour finirdans un quartier bien entretenu où trônaitune sorte de manoir immaculé auxproportions parfaites. Près de la porte,une modeste pancarte indiquait« Madame X » en lettres noires. Lachaude lumière des lampes intérieuresse diffusait derrière les fenêtres ; descalèches remontaient l’allée les unesaprès les autres jusqu’à la grille de

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devant ; des passagers dans leurs plusbeaux atours en descendaient pours’enfoncer dans les profondeurs du clubd’initiés.

La panique m’envahit soudain : jen’avais pas un sou. Et je portai desvêtements d’écolier démodés depuis ledébut du siècle.

— Callie, je crois que…Je me mis à réfléchir activement à une

autre activité pour notre soirée lorsquela porte d’entrée s’ouvrit en grand pournous accueillir.

— Bonsoir. Vous êtes invités ?L’homme jeta un rapide coup d’œil à

mes vieux vêtements. J’étais loin d’être

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habillé à la hauteur de l’événement et jem’en rendais compte. Callie, enrevanche, était radieuse.

— Oui, ne tarda-t-elle pas à répondre,en se redressant.

— Vos noms, s’il vous plaît ?À la moue que formèrent les lèvres de

Callie, je voyais bien qu’elle n’avait passongé au fait qu’il devait y avoir uneliste d’invités officielle. Je me plaçaidevant elle, pris d’une inspirationsoudaine.

— Nous sommes les Picard. Remy, etvoici ma femme, Calliope.

— Un instant, je vous prie, monsieur.L’homme se dandina jusqu’à un

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pupitre sur lequel était posée une listed’invités qui, bien évidemment, necontenait pas le nom de Remy Picard. Iltourna une page puis revint en arrière.

— Stefan, que faites-vous ? me lançaCallie à mi-voix.

— Tout est sous contrôle, ne vousinquiétez pas. Souriez et tout ira bien.

L’employé revint, l’air sincèrementgêné.

— Je suis désolé, monsieur, maisvotre nom ne figure pas sur la liste pourla soirée.

Il jeta un œil autour de lui, comme s’ilcherchait des yeux un garde auquel ilferait signe si nous résistions.

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« Je veux que vous nous laissiezentrer sans poser davantage dequestions », pensai-je en rassemblanttoute mon énergie.

— Nous aimerions beaucoup entrer,dis-je à voix haute, en regardant moninterlocuteur droit dans les yeux. (Dansmon dos, je sentais peser le regardperplexe de Callie.) Vous êtes certainque nos noms sont absents de la liste ?

Les paupières de l’homme clignèrentdans une sorte de tic nerveux.

« Laissez-nous entrer sans regardervotre liste. »

— Vous savez, je crois bien avoir vuvos noms. En fait, j’en suis sûr à

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présent. Picard ! Picard ! Je vous prie dem’excuser. C’est moi qui me suistrompé. Par ici, nous invita-t-il le regardvide.

Il nous escorta au travers de vastesdoubles portes jusque dans un salonmajestueux. Au plafond pendaient deslustres en cristal et dans l’air flottait unparfum de jasmin, de magnolia et defreesia.

— Je vous souhaite une bonne soiréechez Madame X. Et, si je peux vous êtreutile à l’un comme à l’autre, n’hésitezpas à faire appel à moi, nous informal’homme juste avant de tourner lestalons.

— Merci, répondis-je.

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Callie restait debout sans bouger,bouche bée.

— Comment avez-vous fait ?Je haussai les épaules.— J’ai juste semé le doute dans son

esprit. Il ne pouvait plus rien refuser auxPicard, peu importe qui ils étaient. Enoutre, si nos noms avaient bel et bienfiguré sur la liste et qu’il nous avaitrefusé l’entrée, nous serions allés nousplaindre au propriétaire.

Constatant que mon pouvoir croissait,je jubilais intérieurement.

— Je dois en déduire que ce n’est pasla première fois que vous allez quelquepart sans être officiellement invité ?

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Je lui lançai un regard espiègle.— Vous êtes mieux que quiconque à

même d’en juger.Elle rit et, sans crier gare, je la fis

valser. Les gens, autour de nous, nousjetèrent des regards de reproche. Bienqu’un pianiste jouât un air enlevé dansun coin de la pièce, ce n’étaitvisiblement pas le genre d’endroit oùl’on dansait. Les hôtes préféraientconverser, passant d’un sujet à un autreen un éclair en tirant sur leurs cigares,quand ils ne vidaient pas leurs coupesde champagne à grands traits.

— Vous connaissez quelqu’un ici ?interrogeai-je Callie alors que nouspassions auprès de couples tous mieux

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vêtus les uns que les autres.Les épaules de Callie tressaillirent

tandis qu’elle balayait la pièce duregard, avec les sourcils légèrementfroncés.

— Ce sont tous des ennemis de Père.Ils disent que c’est un nordiste quiprofite de La Nouvelle-Orléans pourfaire de l’argent. Ils ont peut-être raisonmais, au moins, il ne vend pas sonspectacle pour ce qu’il n’est pas,conclut-elle en levant fièrement lementon.

Je changeai de position. N’était-cepas précisément ce que j’étais en trainde faire ? Semblant d’être quelqu’un queje n’étais pas ? Je n’osais soutenir son

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regard, redoutant qu’elle n’y discernel’étendue de mes mensonges.

Un serveur s’approcha avec unplateau rempli de coupes de champagne.J’en saisis deux.

— Santé, annonçai-je, et je tendis sonverre à Callie.

Pendant que nous sirotions l’alcoolpétillant, les conversations battaient leurplein autour de nous, de plus en plusfortes et animées au fur et à mesurequ’arrivaient les plateaux de coupes dechampagne. Les hommes effectuaient desmouvements alanguis, les femmes riaientplus volontiers.

— Le nouveau spectacle de votrepère est-il prêt ? m’enquis-je en

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m’efforçant de prendre un ton détaché.— Je ne crois pas, non.— Qui va combattre le vampire, cette

fois ?— Je ne sais pas. (Ses épaules se

soulevèrent.) Un crocodile ? Un tigre,peut-être ? Tout dépend de ce que Pèrepeut dénicher en si peu de temps.Pourquoi ?

Après un haussement d’épaulesévasif, je déclarai :

— Je voudrais parier.— Père veut que cela reste bon

marché. Il craint que les gens ne soientplus prêts à parier autant d’argent pourun combat d’animaux. Il semble que le

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monstre soit plus fort que n’importequelle bête.

— Oh, commentai-je, essayant dedigérer les informations en même temps.

— Évitons de parler travail, vousvoulez bien ? Nous sommes ici pournous détendre ! Et Dieu sait qu’il nenous est pas souvent donné de pouvoir lefaire au quotidien. (La voix de Callie seteinta de mélancolie.) En parlant des’amuser, je pense que le spectacle vacommencer.

Elle pointait du doigt un petit groupequi quittait la pièce par une double porteà l’arrière de la salle.

— Mademoiselle, si vous mepermettez ? dis-je comme j’offrais mon

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bras à Callie.Dans la pièce en question, pourtant

bien plus étroite que la première,s’entassaient un nombre incalculable detables en bois faiblement éclairées pardes bougies. À l’avant, une estrade avaitété installée. Plutôt que de nous mêler àla foule vers l’avant, Callie et moi nousassîmes sur un banc bas recouvert d’untissu en velours rouge, sous un grandmiroir, dans les derniers de la salle.

Une fois tout le monde installé, lemaître de cérémonie fit son apparitionsur scène. Je fus surpris de constaterqu’il portait un complet sous une cape.J’avais imaginé qu’un théâtre burlesqueserait plus bruyant, plus grandiose, avec

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une explosion de musique et des femmesen tenue légère.

— Bonsoir ! Vous l’avez tous entenducomme moi, il semblerait que nousayons un vampire parmi nous ce soir,déclara-t-il sur un ton dramatique.

Dans le public, les gens émirent desgloussements nerveux. Du coin de l’œil,je jaugeai Callie. S’agissait-il d’unpiège ? Avait-elle découvert monidentité ? Penchée vers l’avant, ellebuvait cependant les paroles del’homme, comme hypnotisée.

Le maître de cérémonie sourit,savourant le suspense.

— En effet, un vampire. Au cirque depacotille, près du lac.

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Des huées s’élevèrent dans la foule.Callie n’avait pas menti en expliquantque son père était conspué dans cetteville. Je me tournai vers elle : ses jouesavaient beau rivaliser avec leflamboyant de ses cheveux, elleregardait droit devant elle, les coudessur les genoux.

— Et on raconte que Gallagher a dûenchaîner le sien pour l’empêcher des’échapper. Mais ici, chez Madame X,notre vampire est venu nous rendrevisite de son plein gré.

— Nous pouvons partir si vouspréférez, proposai-je.

Callie refusa de la tête et me prit la

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main. Au contact de ma peau froide, lasienne paraissait chaude. Cette fois,pourtant, je ne la repoussai pas.

— Non, je veux rester.Un homme élancé entra en scène, vêtu

d’une cape noire. Son visage étaitpoudré tandis que du faux sang partait ducoin de ses lèvres en minces filets. Ilsourit à l’assistance, révélant des crocsfactices. Sur mon siège, je changeai deposition.

— Je suis un vampire et vous êtestous mes proies ! Venez, petits, petits !caqueta-t-il d’une voix si mielleuse quej’en eus honte pour lui.

Le pseudo-vampire arpenta l’estrade,lèvres retroussées, yeux rivés sur les

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spectateurs. Au premier rang, une femmeen robe incrustée de perles se leva pourse diriger vers lui comme si elle avaitété en transe, chacun de ses pas marquépar un faible gémissement.

— Le vampire est doté d’une vueexceptionnelle : il peut voir à travers lesvêtements. Et à l’heure qu’il est,mesdames et messieurs, je peux vousassurer que la vue lui plaît !

Le maître de cérémonie lorgna lepublic, qui se mit à battre des mainsavec enthousiasme. Je jetai un nouveaucoup d’œil à Callie. Savait-elle, avantde venir, que le spectacle porterait surles vampires ?

— À présent, toutefois, j’ai bien peur

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que nous n’ayons ouvert l’appétit duvampire et vous ne croirez pas ce dont ilest capable pour assouvir sa faim, récitale maître de cérémonie alors que, surscène, le vampire agitait les bras endirection de la spectatrice à la façond’un chef d’orchestre menant sesmusiciens.

Pendant ce temps, un joueur detrompette entama un morceau triste etlent. La femme commença à remuer leshanches. Au ralenti d’abord, puis deplus en plus vite jusqu’à ce qu’elledonne l’impression d’être sur le point detomber à la renverse.

— Père devrait songer à donner descours de danse à notre vampire,

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murmura Callie à mon oreille, sonsouffle chaud sur ma peau.

Soudain, le vampire cessa d’agiter lesbras, la musique s’interrompit, et lafemme fit de même. Le vampire sepencha vers elle d’un pas chancelant etl’attrapa par la manche de sa robe qu’ilarracha, révélant sa peau au teint de lait.

— Sentez-vous le vice en vous, cesoir ? lança le vampire à l’assistance enagitant le morceau d’étoffe vers la salle.

D’un grand coup, il détacha l’autremanche. Mon estomac se souleva.

— Je vous ai demandé si vous étiezenclins au vice, ce soir, insista l’acteuren jetant la manche dans le public.

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La foule se mit à pousser desacclamations alors que la danseuse seremettait à onduler des hanches, frottantdésormais son dos contre le soi-disantvampire. Un à un, elle ôta ses vêtements,projetant un bas de soie ou un jupondans l’assistance jusqu’à ce que lamajeure partie de son corps soitexposée.

Lorsque le tempo de la musiqueaccéléra, elle frôlait la nudité.Finalement, elle s’assit sur une chaisesur le podium et le maître de cérémonielui retira son soutien-gorge, ce qui laforça à se couvrir de ses mains.

— Pour arrêter une bête sortie toutdroit de l’Enfer telle qu’un vampire, il

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n’y a qu’une manière : lui enfoncer unpieu dans le cœur. Sinon, on peutégalement le tenir à distance au moyend’un crucifix…

Sur ces paroles, la danseuse mima legeste de fouiller dans ses poches à larecherche d’un pieu ou d’un crucifix. Jem’affaissai sur ma chaise, en repensantaux attaques dont j’avais moi-même étécoupable. Alice, Lavinia, l’infirmièredont je ne connaîtrais jamais le nom. Iln’y avait ni romantisme ni beauté dansces assauts. Tous avaient été rapides,violents, sanglants… fatals. J’avais misfin à ces vies sans le moindre étatd’âme, voire en en redemandant.

— Tout va bien ? s’inquiéta Callie.

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Je me rendis subitement compte de lavigueur avec laquelle j’avais, pour lapremière fois, serré sa main. Je relâchaimon étreinte et aussitôt elle se blottitcontre moi sur le banc. Son sang battaitau son d’une suave mélodie dans toutson corps. En sentir la chaleur apaisa macolère. Je me détendis à ses côtés tandisque la pièce lui tirait des éclats de rire.Callie était si douce, si chaleureuse et sivivante. J’aurais voulu pouvoir figer letemps, que cet instant dure pour toujours– rien que moi, Callie et son cœur quibattait. Je n’avais besoin de rien de plusà ce moment précis : ni de sang, ni depouvoir, ni de D…

Mon corps se crispa ; je me redressai

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brusquement. À quoi jouais-je ? Avais-je oublié mon frère ? Que lui avais-jefait ? Et avec quelle rapidité ?

Je quittai mon siège.— Assis, devant ! aboya une voix

furieuse deux rangs derrière.— Dé… désolé, je dois y aller,

m’excusai-je avant de partir vers laporte en manquant de trébucher.

— Stefan, attendez ! m’appela Callie.Mais je ne m’arrêtai pas et, une fois

dans la rue, je partis en courant, laissantderrière moi le tumulte nocturne de laville pour rejoindre les berges dufleuve. Alors que j’observais mon refletdans les eaux tourbillonnantes, l’écho

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des paroles de Percy me revint : « Tu asenvie soit de la tuer, soit de l’embrasser.Dans un cas comme dans l’autre, ça vamal se terminer pour toi. »

Il avait raison. Car je savais avecexactitude si je voulais embrasser Callieou la mordre, je savais que je voulaisqu’elle soit mienne.

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Le 9 octobre 1864

Je ne suis pas censé avoir decœur. Une balle l’a transpercé il yaura bientôt trois semaines et monsang jamais plus ne passera parlui. Le seul sang qui désormaiscourt dans mes veines est celui dela personne, quelle qu’elle soit, quej’attaque. Et pourtant, quelquechose chez Callie fait battre moncœur mort et circuler le sangd’autrui dans mon corps.

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Est-ce réel ? Ou s’agit-il dusimple souvenir de quelque chosequi fut mais qui n’est plus ? Damonm’a dit un jour que, sur le champde bataille, les soldats amputésd’un membre continuaient à seréveiller en se plaignant dedouleurs atroces dans la jambe ouen pleurant parce que leur mainleur faisait trop mal, bien que cesparties de leur anatomie aientdisparu. Si ces garçons avaient desmembres fantômes,personnellement, c’est un cœurfantôme que j’ai.

Depuis le début de mon séjour,même court, à La Nouvelle-

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Orléans, j’ai appris à connaître maforce. C’est elle qui me guide, elledont je me nourris – elle fait de moiun vampire. Mais j’ai un autretalent. Il n’est ni exaltant, nipassionnant, ni dangereux. Il estordinaire, voire ennuyeux : c’estl’exercice du contrôle sur cetteforce. J’ai dû apprendre à ménagermes ardeurs pour réussir àm’intégrer et me faire accepter deLexi.

Pourtant, au théâtre, avecCallie, c’est comme si ces deuxfacultés avaient été aux antipodesl’un de l’autre et qu’ils essayaientde se détruire mutuellement dans

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mon cerveau.À présent, elle ne quitte plus mes

pensées. Je revois les dessins deses taches de rousseur sur sa peau,ses longs cils, son sourire éclatantde vie. Je ne peux m’empêcherd’admirer la manière dont elle usede son propre pouvoir. Cette façonqu’elle a de forcer l’attention et lerespect des employés de son père,tout en se montrant douce quandelle est avec moi, lovée au plusprès lorsqu’elle croit que personnene nous voit.

Je pense à nos doigts entrelacés.Et, chaque fois qu’une image de

Callie me revient en tête, je me

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maudis. Je devrais faire preuve dedavantage de volonté. Je devrais nepas penser à elle et la sortir demon esprit, elle, la petite idiote quia de la chance d’être encore en vie.

Seulement, en mon for intérieur,malgré mon pouvoir, je sais quenous sommes sous le contrôle deCallie, moi et mon cœur fantôme.Le lendemain, je retournai au cirque

avec une idée en tête et une seule :libérer Damon.

— Holà, l’ami ! me salua Arnold,l’homme au numéro de force, alors queje passais la grille du terrain de la fêteforaine.

— Bonjour, maugréai-je.

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La femme tatouée vint se placerderrière lui et me toisa d’un airnarquois. Sans ses dessins à l’encre deChine, elle était plutôt jolie avec sespommettes saillantes et ses grands yeuxpleins de questions.

— Qu’est-ce que vous faites ici ?grognai-je.

— À ta place, j’irais m’excuserauprès de Callie.

Elle montra du doigt le côté duchapiteau. Callie avait donc déjàinformé ses amis de notre désastreusesoirée. C’est bien ce que je craignais. Jecontournai le chapiteau jusqu’à ce que jel’aperçoive, agenouillée au-dessus

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d’une souche de bouleau. Deséclaboussures de peinture partout sur sasalopette, elle avait relevé sa chevelurerousse sur le haut de sa tête, entortilléeautour d’un pinceau fin au long manche.L’écriteau disait : « Un penny parpersonne. Venez voir le vampire, bienvivant et affamé. Enfin, si vous osez ! »

Sous le texte figurait un dessingrossier de vampire, les crocs sortis, lespaupières à demi closes, deux filets desang partant de chaque côté de labouche. Les traits rappelaient ceux deDamon, mais il apparaissait sans douteaucun que Callie s’était largementinspirée du théâtre burlesque de laveille.

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Callie leva les yeux et, me surprenantà l’épier, fit un « o » avec sa bouche enlâchant son pinceau. Une grosse tachenoire se matérialisa soudain sur levisage de Damon.

— Regardez ce que j’ai fait à causede vous ! s’exclama-t-elle, furieuse.

J’enfonçai mes mains dans mespoches et humai discrètement l’air, à larecherche d’une trace de Damon.

— Désolé.Callie laissa échapper un soupir

exaspéré.— Je n’ai pas besoin de vos excuses.

J’ai juste besoin que vous arrêtiez de medistraire, pour pouvoir travailler.

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— Vous voulez que je vous aide àrattraper votre dessin ?

Les mots m’échappèrent et je terminaima phrase avant même d’avoir eu letemps d’y penser. Ils flottèrent unmoment entre nous, alors que maproposition d’aider Callie semblait nousétonner autant l’un que l’autre.

— Rattraper mon dessin ? répéta-t-elle, les mains sur les hanches. J’ai bienentendu ? Rattraper mon dessin ?

— Oui ? insistai-je avec maladresse.— Vous vous rendez compte que vous

m’avez laissée rentrer toute seule chezmoi hier soir, sans un motd’explication ?

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Son menton, levé, me défiait, et lereste de son corps était figé dans uneposture d’agressivité ; sa lèvreinférieure, pourtant, tremblait et jevoyais bien qu’elle avait de la peine.

— Callie, commençai-je…Dans ma tête fusèrent toutes sortes

d’excuses : « Je travaille pour votrepère. On ne devrait pas sortir encachette. Vous n’êtes qu’une… fille etmoi… un vampire… » Bien qu’unepartie de moi soit furieuse contre elleparce qu’elle laissait son père exhiberDamon comme du bétail, le forcer à sebattre et risquer sa vie, une autre partiede moi savait qu’elle avait un peud’influence sur son père comme j’en

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avais eu sur le mien. Et, à cet instant, ceque je souhaitais plus que tout, c’était defaire cesser le tremblement de cettelèvre.

— C’est mieux ainsi, dis-je en faisanttourner ma bague autour de mon doigt.

Elle secoua la tête et plantal’extrémité pointue de son pinceau dansla terre. Elle le laissa où il était, tel unminuscule drapeau blanc sur un champde bataille après la bagarre.

— Inutile de vous justifier. On seconnaît depuis une semaine. Vous ne medevez rien. C’est tout l’intérêt, entreétrangers : on ne se doit rien, déclara-t-elle sur un ton acerbe.

Je m’inclinai vers l’arrière, tout mon

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poids sur mes talons. Un silences’installa entre nous. On aurait dit quel’image de Damon me regardait par-dessous, comme s’il se moquait de monincapacité à redresser la situation.

— Eh bien, qu’attendez-vous pourvous mettre au travail ? On ne vous paiepas à ne rien faire.

Avant que j’aie le temps de tournersur moi-même pour prendre congé,Jasper bondit hors d’une petite tentenoire, en marge de la propriété.

— On a besoin d’un coup de main !Un homme efflanqué le suivait d’un

pas traînant, serrant son avant-brascontre lui. Callie sauta sur ses pieds.

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— Que s’est-il passé ?Le blessé tendit la main et le sang

coula le long de son bras sur le sol. Jedétournai les yeux, mais il était troptard : un flot de douleur courut le long demes gencives, percées de mes caninesgrandissantes.

— Le vampire a un combataujourd’hui. Il nous faut plus d’hommes,expliqua Jasper hors d’haleine alorsqu’il posait les yeux sur moi.

— Stefan.Callie prononça mon nom sur un ton

qui n’était pas celui de la question.Jasper et l’homme trapu medévisageaient.

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— Alors, tu viens, le nouveau ?Montre-nous que tu es de la trempe deshommes de Gallagher, me provoquaJasper en indiquant le chapiteau d’uncoup de menton.

— J’arrive, répondis-je avec lenteur,réfléchissant déjà à un plan.

Je détectai quatre battements de cœurdistincts sous la tente. La verveineabondait, naturellement, mais je m’étaisalimenté de façon régulière, ce quidevrait me permettre de faire face auxhommes. Quatre, cela passerait. Maiscinq… Je me tournai vers Jasper.

— Et si, avec Callie, vous vousoccupiez de ce pauvre homme icipendant que je me joins aux autres sous

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le chapiteau ?« J’arrive, grand frère », ajoutai-je

dans ma barbe.Callie plissa les yeux.— Vous avez dit quelque chose ?— Non, m’empressai-je de nier.Jasper se dandinait d’un pied sur

l’autre tout en me jaugeant de l’œil.— Callie va s’occuper de Charley

pendant que je t’apprends les ficelles dumétier de dompteur de monstre.

Il me flanqua une grande tape dans ledos, me poussant en direction de lagrande tente. À chacun de mes pas,l’odeur de verveine s’amplifiait etfaisait tourner le sang dans mes veines.

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Nous pénétrâmes ensemble sous lechapiteau. À l’intérieur, il faisait noir etchaud. Les effluves de la plantem’asphyxiaient. Je dus rassembler toutesmes forces pour ne pas me plier en deuxet hurler, à l’agonie. Je m’obligeai àgarder les yeux ouverts pour regarder enface mon frère, enchaîné dans un coin.Quatre hommes tiraient sur ses chaînesdans une tentative vaine de l’empêcherde bouger.

À l’instant où Damon posa les yeuxsur moi, son visage s’éclaira.

— Bienvenue en Enfer, petit frère,dit-il entre ses lèvres serrées quasiimmobiles. (Il se tourna ensuite versJasper.) Alors, Jasp, l’interpella-t-il sur

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le ton de la conversation, à l’instar d’unhomme qui parlerait à son voisin detable, à la taverne, tu as trouvé une autrebonne poire pour faire ton sale boulot.Bienvenue à toi, vieux frère. Voyonsvoir si tu vas pouvoir m’empaler.

— Il aboie plus fort qu’il ne mord, meprévint Jasper en me présentant un pieu.

À l’odeur qu’il dégageait, je devinaiqu’il avait été imprégné de verveine.

— Donnez-moi vos gants,commandai-je avec autorité.

Si je touchais le bois, je me trahiraissur-le-champ.

— Ce n’est pas ça qui va te protéger.Ses crocs sont capables de passer à

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travers n’importe quoi, rétorqual’intéressé.

— Passez-les-moi quand même,insistai-je entre mes dents.

Damon suivait la scène, complètementabsorbé et savourant le plaisir de mevoir dans un si mauvais pas.

— Enfin, si tu préfères les porter…Jasper me tendit ses gants en cuir

avec un haussement d’épaules. Après lesavoir enfilés, je lui retirai le pieu desmains. Les miennes tremblaientlégèrement. Comment un objet aussiléger pouvait-il être aussi dangereux ?

Damon rit tout bas.— Jasper, tu aurais pu dénicher

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mieux ! Le pauvre gosse a l’air prêt às’évanouir.

Je foudroyai mon frère du regard.« Je suis en train d’essayer de te

sortir de là, murmurai-je. (Damonpouffa.) S’il te plaît. »

« S’il te plaît, quoi ? » releva-t-il enenroulant ses chaînes autour de sespoignets.

« Laisse-moi te libérer. »« Désolé, je ne peux rien faire pour

ça. »Il tira sur ses chaînes. Deux de ses

gardes, pris par surprise, tombèrent àterre.

— Fais quelque chose ! m’ordonna

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Jasper avec brusquerie. Plante-lui uncoup de pieu. Montre-lui qui est le chef !

« Entends la voix de ton maître, raillaDamon avec mépris. Sois un homme.Transperce-moi de ton pieu. Un hommedigne de ce nom n’a pas peur du sang,n’est-ce pas ? »

Jasper se pencha et ramassa un pieupar terre.

— Vas-y, mon garçon, prouve-nousqu’on a eu raison de t’embaucher, dit-il.

Avec un côté de son pieu, il mepoussa vers l’avant, ce qui m’arracha unhoquet de surprise. La douleur mefrappa de plein fouet, comme si onm’avait brûlé avec un tisonnier.

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Damon se remit à ricaner.Un des rabats de la tente s’ouvrit et

Callie passa la tête par l’ouverture.Je lui jetai des regards affolés.— Callie, vous ne devriez pas être

ici !Elle et Damon me considérèrent d’un

air interrogateur. Une sorte de douleurnauséeuse m’envahit. La verveine, lachaleur, les pieux…

À cet instant, d’une simple secoussesur ses chaînes, Damon se détacha et serua sur Callie. Elle émit un cri terribletandis que Jasper se jetait sur elle pourla protéger.

Le temps sembla ralentir. Sans même

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songer à ce que je faisais, je plantaiviolemment mon pieu dans l’estomac deDamon. Il tomba en arrière, le soufflecourt : des jets de sang sortaient de sablessure.

« J’ai dit s’il te plaît ! » soufflai-je,furieux, à un volume que seul Damonpouvait percevoir.

Callie se tapit près de l’entrée, lesyeux écarquillés, nous regardantalternativement mon frère et moi.

Celui-ci leva la tête dans ma directionet laissa échapper une expirationsifflante au moment de déloger le pieude son corps. Là, sous les cris de Jasperet des autres hommes qui s’approchaientpour remettre ses chaînes à Damon,

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j’entendis un murmure rauque, des plusténus, qui me promit :

« Sache que ton enfer vient à peine decommencer, petit frère. »

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Je m’élançai vers le lac, l’écho du pieuqui perforait la chair de Damon mebattant les tympans. Une fois sur lerivage, j’observai mon reflet où desyeux noisette me fixaient au-dessus delèvres pincées. Quelle image d’abrutifâché ! Je jetai un caillou dans l’eaupour la disperser en un millier devagues.

D’un côté, j’avais envie de plongerpour rejoindre la rive opposée et ne plusjamais revenir. Que Damon aille au

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diable puisqu’il semblait vouloir mourirà tout prix. J’avais beau espérer qu’ilsoit mort, impossible cependant de merésoudre à le tuer. Nous restions, endépit de tout, des frères, et je voulais –devais – faire tout ce qui était en monpouvoir pour le sauver. Les liens desang étaient indéfectibles. Ils étaientégalement compliqués, destructeurs etdouloureux.

Assis sur mes talons, je m’enfonçaidans le sable saumâtre et poussai unsoupir, le visage tourné vers le pâlesoleil de novembre. J’ignore combien detemps je restai dans cette positionquand, tout à coup, la terre vibra sousmoi, secouée par des pas étouffés.

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De déception, je vidai mes poumonsen une fois. Qu’avais-je espéré endescendant jusqu’au lac ? Ma paix et matranquillité prirent fin avec l’arrivée deCallie. Elle s’assit près de moi.

— Tout va bien ? m’interrogea-t-elleen lançant une petite pierre dans l’eausans se tourner pour me regarder.

— C’est juste que… j’aimerais restertout seul. S’il vous plaît ?

— Non.Je me redressai pour la dévisager.— Pourquoi non ?Elle pinça les lèvres et plissa le front,

donnant l’image de quelqu’unréfléchissant à un problème compliqué.

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Puis, timidement, elle tendit le petitdoigt pour suivre le contour de ma bagueen lapis-lazuli.

— Le monstre a la même.Horrifié, je retirai brutalement ma

main. Comment avais-je pu oublier undétail aussi évident : nos bagues !

Callie s’éclaircit la voix :— Le vampire… c’est… votre frère ?Mon sang se glaça. Je bondis

instantanément sur mes jambes.— Non, Stefan ! Restez. (Ses iris

verts s’élargirent et ses jouess’empourprèrent.) S’il vous plaît. Nepartez pas. Je sais ce que vous êtes ; jen’ai pas peur.

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Je reculai d’un pas. J’avais le soufflecourt et le vertige. Ma nausée mereprenait.

— Comment pouvez-vous savoir ceque je suis et ne pas être effrayée ?

— Vous n’êtes pas un monstre,répondit-elle simplement.

Elle se mit debout à son tour. Nousrestâmes quelque temps immobiles, sansparler, osant à peine respirer. Sur lasurface du lac, un canard dessina un arcde cercle. Un cheval hennit au loin etune odeur de pin vint me chatouiller lesnarines. À cet instant précis, jeremarquai que Callie avait détressétoute la verveine de sa chevelure.

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— Comment pouvez-vous dire celaalors que je pourrais vous tuer en moinsde temps qu’il n’en faut pour le dire ?

— Je sais. (Elle plongea ses yeuxdans les miens – signe qu’elle sondaitquelque chose. Mon âme, peut-être ?)Alors pourquoi ne pas l’avoir fait ? Niavant ni maintenant ?

— Parce que je vous aime bien,avouai-je, surpris moi-même par mesparoles.

Un sourire furtif courba ses lèvres.— Moi aussi, je vous aime bien.— Vous en êtes certaine ? (J’entourai

ses poignets de mes mains, et elle eut unléger mouvement de recul.) Parce que,

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lorsque je vous touche, j’ignore si j’aienvie de vous embrasser ou de…vous…

— Embrassez-moi, m’enjoignit-elle,hors d’haleine. Sans penser àl’alternative.

— Impossible. Si je commence…cela ne s’arrêtera pas là.

Callie s’approcha de moi.— Mais vous m’avez sauvée. Quand

votre… frère m’a sauté dessus, vousl’avez frappé avec le pieu. Vous avezenfoncé une arme dans le corps de votrepropre frère. Pour moi.

— J’ai visé l’estomac. Pas le cœur,soulignai-je.

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— Quand même.Elle posa la main sur mon torse, juste

à l’endroit où se trouvait auparavantmon cœur. Je me raidis, bouchant mesnarines pour ne pas sentir son parfum.

Avant que j’aie le temps de réagir,elle sortit une aiguille de sa poche ets’en piqua l’index. Je me figeai net.

Du sang.La goutte, semblable à un rubis, tenait

en équilibre sur l’extrémité de son doigt.Mon dieu ! Le sang de Callie. Il

sentait le cèdre et le vin sucré. Desgouttes de sueur se formèrent sur monvisage et ma respiration devint haletante.Mes sens s’éveillèrent. Mes crocs

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s’allongèrent. La peur s’installa dans leregard de Callie puis émana de soncorps tout entier.

Instantanément, mes canines serétractèrent. Je tombai en arrière, lesouffle court.

— Vous voyez… vous n’êtes pas unmonstre, affirma-t-elle. Pas comme lui.

Le vent se leva et les mèches deCallie se mirent à onduler derrière elle,telles les vagues du lac. Elle frissonna etje me relevai pour l’attirer à moi.

— Peut-être, lui chuchotai-je àl’oreille, envoûté par son parfum, labouche à quelques centimètres seulementde son cou. (Je ne pouvais me résoudreà lui confesser le nombre de vies que

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j’avais volées, raison pour laquelleDamon estimait que le monstre, c’étaitmoi.) Mais c’est mon frère. Et s’il est là,c’est ma faute.

— Voulez-vous que je vous aide à lelibérer ? proposa-t-elle gravement,comme si elle avait deviné depuis ledébut que c’est ici que notreconversation nous mènerait.

— Oui, acceptai-je sans détour.Callie se mordit la joue tout en jouant

avec une mèche de cheveux enrouléeautour de son doigt, une fois, deux fois,dix fois.

— Mais ne vous sentez pas obligée.J’évitai de croiser son regard afin

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d’être sûr de ne pas l’influencer. Elleme fixait, attentive. On aurait dit qu’elleétait face à un code qu’il lui fallaitdéchiffrer.

— Rendez-vous dans deux jours, àminuit. C’est là que Damon seratransféré au grenier.

— Vous en êtes certaine ?Elle hocha la tête et ajouta :— Oui.— Merci.Je pris son visage dans mes mains en

coupe et pressai mon front contre lesien. Ensuite, je l’embrassai.

Debout, sa paume contre ma paume,sa poitrine contre la mienne, j’aurai juré

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que mon cœur reprenait vie et qu’ilbattait à l’unisson du sien.

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À mon retour à la maison des vampires,la lune brillait haut dans le ciel. Lexiétait affalée de tout son long sur lecanapé ; les yeux fermés, elle écoutaitHugo au piano. L’instrument était sidésaccordé que la mélodie qui s’enéchappait, censée être une marchemilitaire entraînante, ressemblaitdavantage à un hymne funèbre.Néanmoins, je ne résistai pas au désir deprendre Lexi par la main pour la fairevirevolter dans une danse improvisée.

— Tu es en retard, commenta-t-elle

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en se libérant de mon étreinte. Unnouveau rendez-vous galant, peut-être ?

— Ou bien tu étais occupé à ajouterquelques humains à ton tableau dechasse ? lança Buxton, qui entrait dansla pièce.

— Tu es amoureux ? voulut savoirPercy, les genoux posés sur les coudes.

Il me toisait avec jalousie depuis latable, dans le coin, où il jouait ausolitaire.

Percy aimait, à n’en pas douter, lesfemmes ; seulement, à voir son visageenfantin, on lui donnait quinze ans etsouvent les femmes qui l’attiraient leplus prenaient Lexi pour sa mère. J’étaisheureux d’avoir été changé en vampire à

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l’âge de dix-sept ans.Je niai d’un mouvement de tête.— Je ne suis pas amoureux, répondis-

je. (Mais était-ce moi que j’essayais deconvaincre ?) Je prends mes marques aucirque. Et je crois que La Nouvelle-Orléans commence à me plaire.

— Tu nous en diras tant ! sifflaBuxton avec sarcasme.

— Buxton ! (Lexi lui adressa unregard de reproche avant de se tournervers moi.) Tu as oublié nos plans ?

Je me creusai les méninges et finis parsecouer la tête.

— Je suis désolé.Lexi soupira.

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— Souviens-toi. Je t’emmène faire lesboutiques. J’ai beau être un vampire, jen’en suis pas pour autant dépourvue decoquetterie et je ne supporte pas d’êtreentourée d’hommes mal habillés. Quevont penser les voisins ?

Elle rit de sa propre plaisanterie.— Ah oui. (Je fis un pas en direction

de l’escalier.) Peut-être pourrions-nousremettre cela à demain ? Je suis exténué.

— Je suis sérieuse, Stefan. (Lexi meprit le bras.) Tu as besoin de vêtements,et c’est un genre de tradition ici. J’aipersonnellement convié ces deuxgentilshommes à une séance d’essayageet regarde le résultat.

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D’un coup de menton, elle indiquaBuxton et Hugo avec un aird’extraordinaire satisfaction. Elle avaitraison. Avec un manteau bleu marine àcol haut pour l’un et un pantalon taillésur mesure pour l’autre, les deuxvampires avaient beaucoup d’allure.

— De toute manière, tu n’as pas lechoix, conclut-elle avec malice.

— Ah non ?— Non. (Lexi ouvrit la porte d’un

geste théâtral.) Les garçons, nous yallons. Lorsque nous rentrerons, Stefansera si beau que vous ne le reconnaîtrezpas !

— Au revoir, beau brun ! se moqua

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Buxton à voix haute alors que la porte serefermait dans un clic.

Lexi secoua la tête. Personnellement,cela ne m’atteignait pas. Étrangement, jem’étais habitué à Buxton. D’une certainefaçon, je le considérais comme un frère.Un frère au tempérament irascible etpotentiellement mortel, mais dont j’avaisappris à gérer les emportements.

Tels deux amis, Lexi et moicheminâmes dans l’air frais de la nuit. Jel’apercevais qui me toisait du coin del’œil et m’interrogeais sur ce qu’ellepouvait bien voir en moi.

J’avais l’impression d’avoir troisvies différentes : dans l’une, je tenais lerôle du frère loyal, dans une autre,

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j’étais membre d’un club dont je n’étaispas persuadé de saisir pleinement lesens et, dans la troisième, je mettais maconfiance de jeune homme entre lesmains d’une femme humaine – unefemme pour laquelle j’avais assailli machair et mon sang. L’ennui, c’est que jen’étais pas certain de savoir commentmener ces trois existences de front aveccohérence.

— Tu n’es pas bavard, constata Lexi.Et… (Elle renifla.) Tu n’as pas bu desang humain ces derniers temps. Je suisfière de toi, Stefan.

— Merci, murmurai-je.Je savais que sa fierté ne durerait pas

si je lui faisais part de la conversation

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que Callie et moi avions eue. Elle mejugerait trop impulsif, me traiterait denaïf et estimerait que j’avais commis unegrossière erreur en mettant Callie dansla confidence. Bien qu’en réalité je n’aiepas dit grand-chose qui ait confirmé lessoupçons très forts qu’elle avait déjà.

— Nous y sommes.Lexi s’arrêta devant une porte en bois

quelconque sur Delphine Street. Ellesortit un crochet métallique de sa pocheet le glissa dans la serrure, où ellel’agita par à-coups. Passé quelquesinstants, le loquet céda.

— Voilà. La boutique est désormaisouverte aux clients. (Lexi, perchée surune ottomane rigide en cuir, ouvrit

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grands les bras.) Il ne te reste qu’àchoisir.

Une dizaine de mannequins, le torsebombé, prenaient des poses diversesdans le magasin. L’un, vêtu d’une vesteen tweed, avait le bras levé comme s’ilsaluait une connaissance tandis qu’unautre, coiffé d’une casquette de marin,mettait sa main en visière, comme pourcontempler la mer depuis son bateau.Des rouleaux de tissu de qualités’alignaient contre le mur du fond et unerangée de boutons de manchettesluisaient dans une vitrine. Des piles dechemises prêt-à-porter montaient lagarde en silence dans la boutiqueplongée dans la pénombre. D’un tiroir

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s’échappait une poignée de cravates.Sous ses jupes, Lexi croisa les

chevilles et me fixa, un éclair de fiertédans les yeux alors que je prenais unmanteau couleur fauve en poil dechameau pour l’enfiler.

Aussi raide qu’un piquet, j’attendisson approbation, de la même façon queje l’avais fait à l’époque où ma mèrem’emmenait acheter des habits.

— Comment veux-tu que je meprononce si tu restes planté là à imiterles mannequins autour de toi. Marche unpeu. Vois ce que tu en penses,commanda Lexi d’un geste impatient dela main.

Je levai les yeux au plafond mais fis

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le tour du magasin, imitant les riches queCallie et moi avions vus au théâtreburlesque. Je tendis la main à Lexi avecune mimique affectée.

— Madame ? Vous dansez ? l’invitai-je en adoptant un fort accent anglais.

Lexi secoua la tête, visiblementamusée.

— D’accord. J’ai compris. Un peutrop dandy. Et celui-là ?

Elle désigna un mannequin enpantalon noir et manteau gris avec unpassepoil rouge. J’ôtai ma veste etenfilai le manteau. Lexi approuva d’unsigne de tête, le regard lointain tout àcoup.

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— À quoi penses-tu ? lui demandai-je.

— À mon frère.Je repensai au garçon du portrait, à

ses yeux si semblables à ceux de Lexi.— Et ?Lexi saisit une cravate en soie qu’elle

joua à faire passer entre ses doigts. Elleprit la parole sans me regarder :

— À la mort de nos parents, j’aicommencé à fréquenter un vampire.Nous avions l’habitude d’aller nouspromener, tous les deux. Un jour, il m’ademandé si je voulais vivre pourtoujours. Évidemment, j’ai répondu oui.J’étais jeune. Et qui ne rêverait pas de

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rester jeune et belle pour l’éternité ? Enoutre, si je me transformais, celasignifiait que je n’aurais pas à quitterColin. Il avait déjà tant perdu, je medisais que, eh bien, il pourrait avoirl’assurance de ne jamais me perdre moi.

— Colin était-il un vampire luiaussi ?

Lexi jeta violemment la cravate, lafaisant claquer tel un fouet.

— Jamais je n’infligerai ça àquelqu’un que j’aime.

Le souvenir du jour où j’avais forcéDamon à boire le sang d’Alice me revintà l’esprit avec force. Je fixai mes pieds,de peur que Lexi ne devine ce quej’avais fait subir, moi, à une personne

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que j’aimais.— Alors, que s’est-il passé ?— Les gens ont commencé à avoir des

soupçons. En ce temps-là, je ne medoutais pas qu’il faudrait redoubler deprudence. Mon frère vieillissait, maismoi je ne changeais pas. Autour de nous,on se posait des questions. Puis onencercla notre maison et on y mit le feuavec des torches. Ironie du sort, jeparvins à m’échapper. Au contraire deColin, pourtant innocent. Il n’avait queseize ans.

— Je suis sincèrement désolé.Je tentai de me représenter Lexi

pendue au bras de l’homme qui lui avait

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promis monts et merveilles, à l’instar deKatherine avec moi. Je l’imaginais entrain de la mener dans une allée sombre,ne prenant qu’un peu de sang pourcommencer, lui demandant de boire lesien avant de lui transpercer le cœurpour achever la transformation.

D’un geste de la main, Lexi chassal’image d’elle jeune fille.

— Ne sois pas désolé. Cela remonte àplus d’un siècle. Aujourd’hui, il seraitmort de toute façon. (Elle me jaugea duregard.) Cette veste te va bien.

— Merci. (Soudain, le poids de maconversation avec Callie sembla peserdavantage sur mon estomac.) J’ai unplan pour sauver Damon, annonçai-je

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sans transition.Lexi leva brusquement la tête, les

pupilles dilatées.— Quoi ?— Demain soir. Callie va m’aider.

(J’osai enfin croiser le regard de Lexi.)Ils ont ramené Damon à Laurel Street.Son père va sortir pour aller à une partiede cartes et nous libérerons alorsDamon.

— As-tu dévoilé à Callie ta véritablenature ? m’interrogea Lexi d’une voixgrave et sèche.

Je mordillai mon pouce et finis parrépondre :

— Non.

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— Stefan !— Elle a deviné ! me défendis-je. Qui

plus est, j’ai confiance en elle.— Confiance ! cracha Lexi. (Elle se

releva avec une vigueur telle quel’ottomane bascula.) Tu ne connaismême pas la définition de ce mot. Callieest la fille de Patrick Gallagher,l’homme qui vient d’obliger ton frère àmener un combat à mort contre un puma.Comment peux-tu savoir qu’il ne s’agitpas d’un plan savamment élaboré pour tecapturer à ton tour ?

— Tu me prends vraiment pour unimbécile ? (Je m’approchai d’elle dansune attitude de défi.) Je suis peut-êtrejeune, mais j’ai un bon instinct.

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Lexi pouffa de rire.— Tu veux parler de l’instinct qui t’a

poussé à te jeter tête la première dansles griffes de trois vampires ? Ou decelui qui t’a conduit à assassiner cettefille dans le train ?

— Je suis toujours en vie, n’est-cepas ?

— Grâce à moi, oui ! Et aux garçons.En revanche, ne compte pas sur moipour te laisser nous attirer dans unpiège. Face à Patrick Gallagher qui plusest.

— Je ne t’oblige pas ! hurlai-je,frustré. Ce n’est pas parce que tu aslaissé ton frère mourir que je vais en

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faire autant avec le mien ! Je lui doisbien ça.

— Tu n’es qu’un ingrat !De toutes ses forces, elle me poussa

contre un miroir cerné d’un cadre doré.Je tombai et le miroir vola en éclats.L’un d’entre eux m’entaillaprofondément le bras, mais je sentis àpeine la douleur. C’était plutôt lapuissance de Lexi qui me choquait. Jel’avais déjà vue à l’œuvre, mais je n’enavais jamais fait les frais.

Lexi me toisa de haut, ses iris jetantdes éclairs.

— Il est temps que tu assumes ce quetu es, et le plus tôt sera le mieux. Tu esun vampire. Les vampires ne pactisent

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pas avec les humains.Dans un bond, je me relevai et la

repoussai violemment. Elle atterritbrutalement sur les rouleaux de tissu, àl’opposé du magasin.

— Avec elle, si, puisqu’elle peut mepermettre de sauver Damon, rugis-je.

Sur ces paroles, je quittai la boutiqued’un air furieux et m’enfonçai dans lenoir de suie de la nuit.

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Je passai de nouveau la nuit au lac, sansdormir cette fois. Assis au bord durivage, j’écoutais le monde fredonnerautour de moi tel un spectateur à unereprésentation musicale. Les grenouillescoassaient mélodieusement, gonflant leurpoitrine avec fierté. Des poissonsremontaient à la surface pour avaler lesinsectes d’eau qui voltigeaient avant dereplonger vers les profondeurs grâce àun doux battement de queue. Dans leciel, des oiseaux volaient dans uneprocession en forme de V tandisqu’entre les roseaux de petits animaux se

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pourchassaient, furetant à la recherchede leur prochain repas dans un bruit defroufrou.

Le clou du spectacle survint lorsquele soleil, énorme globe baigné de brume,s’éleva, majestueux, tout en haut – signequ’il prenait sa place royale face à laterre, son sujet.

Depuis mon poste d’observation,j’examinai l’astre qui aurait pu m’êtrefatal en quelques secondes si je n’avaisporté la bague offerte par Katherine etune sensation de calme monta peu à peuen moi. Le monde était merveilleux,magique, et je m’estimais heureux d’yavoir encore ma place.

Je saisis une pierre parfaitement

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ronde et plate ; je me relevai, les yeuxfixes, vers la surface de l’eau. Je fermailes paupières. « Quatre ricochets et toutirait bien », pensai-je. Je regardaiensuite la pierre prendre son envol. Ellericocha une fois, deux fois, trois fois…

— Quatre ricochets ! Trèsimpressionnant ! dit une voix avecenthousiasme, suivie de battements demains.

Juste comme je me retournai, Calliebondit dans mes bras.

— Bonjour ! la saluai-je dans un rireen la faisant tournoyer dans les airs.

— Vous êtes de bonne humeur,constata-t-elle avec un sourire.

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— En effet. Et c’est grâce à vous.Elle glissa son bras sous le mien.— Dans ce cas, je sais comment vous

pourriez me remercier !À travers mon manteau, je sentais son

pouls battre. Son sang dégageait uneodeur quasi irrésistible. Mais ma pierreavait ricoché quatre fois et je me laissaidonc aller à me pencher pourl’embrasser.

Je passai toute la journée en

compagnie de Callie et la nuit au lac. Àmon retour à la maison, le lendemain aucrépuscule, je découvris par terre,devant ma chambre, une pile de

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vêtements avec, notamment, le pantalonnoir et le manteau gris que j’avaisessayés pour Lexi. Sur le dessus, unmessage écrit à la main, en lettresmajuscules, disait :

Suis ton cœur. Estime-toi heureuxd’en avoir encore un.

Je ramassais le paquet de linge, à lafois touché, soulagé et un peu triste.

J’enfilai une chemise bleue enchambray et un pantalon blanc. Je melissai ensuite les cheveux vers l’arrière.J’avais l’air d’un jeune homme qui sepréparait pour un rendez-vous avec unejolie fille. Si seulement les chosesavaient été aussi simples.

Sur la pointe des pieds, je descendis

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l’escalier, m’attendant à tout moment àce qu’on surgisse de l’obscurité pourm’arrêter et me convaincre que mon planétait voué à l’échec. Pourtant, une foisau bas des marches, je traversai lacuisine et empruntai la porte de derrièresans qu’aucune de mes craintes devienneréalité.

Dehors, je parcourus les troiskilomètres jusqu’à Laurel Street, mainsdans les poches, sifflotant les accords deGod Save the South. Devant une vastedemeure à la façade couleur pêchesituée en contrebas de la rue de Callie,je m’arrêtai pour cueillir dans unbuisson une fleur de magnolia blanche.

— Stefan ! entendis-je murmurer avec

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urgence depuis un arbre au bord del’allée des Gallagher.

Callie sortit de sa cachette ; sescheveux, détachés, flottaient dans sondos et elle était vêtue d’une chemise denuit blanche ornée de dentelle à œilletcomme la première fois que je l’avaisvue. Si ce n’est que ce soir-là elle étaitsuffisamment proche pour que jem’aperçoive, en dépit du gros châle enlaine gris qu’elle portait, qu’elle n’avaitpas enfilé de combinaison. Je détournaile regard, envahi d’une timidité subite.

— Stefan, chuchota-t-elle eneffleurant mon bras. Vous êtes prêt ?

— Oui.Je glissai la fleur derrière son oreille,

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ce qui la fit sourire.— Quel gentleman vous faites.— Et vous, quelle beauté !Je dégageai une mèche de ses cheveux

derrière son lobe. Ses boucles, doucescomme des pétales de rose, sentaient lemiel. J’aurais voulu rester ici pourtoujours, à admirer les petits nuagesblancs qu’elle exhalait en respirant.

— Callie… commençai-je tandisqu’au loin le carillon d’une égliseemplissait l’air glacé.

Les douze coups de minuit. L’heurefatale.

— C’est l’heure, annonça Callie. Lequart de Jasper se termine à minuit et

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demi, mais je peux lui dire que vous êtesici pour le libérer plus tôt. Ainsi, nousgagnerons du temps. Et, quand la relèvearrivera pour le tour de garde suivant,vous serez parti depuis longtemps.Seulement, il faut se dépêcher.

Elle semblait très sûre d’elle, mêmesi ses lèvres tremblantes la trahissaient.J’aurais voulu la prendre dans mes bras,la porter jusqu’à son lit et la border enlui murmurant de faire de beaux rêves. Àl’inverse pourtant, moi, le vampire, jeme reposais sur cette enfant pour assurerma protection.

Callie joignit ses mains en signe deprière silencieuse. Ensuite, elle hocha latête et m’adressa un vague sourire.

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— N’ayez pas peur.Elle pressa sa paume contre la mienne

et je sentis son cœur battre la chamade ;aux points de contact avec sa main, jedécelais son pouls.

Elle m’accompagna de l’autre côté dela grille en fer et le long du chemin degravier. Sur le côté de la maison, elleouvrit une modeste porte.

— Pas de bruit, me commanda-t-ellealors que mes pupilles s’adaptaient àl’obscurité ambiante.

Contrairement au reste de la demeure,où luisaient marbre poli et chêne ciré,cette entrée avait une fonction purementutilitaire : destinée aux domestiques,

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elle leur donnait accès à la réserve, dansle grenier, sans qu’ils aient besoin dedéranger les autres résidents de lamaison. Un escalier raide, construit àbase de poutres de noyer maldégrossies, apparut sous nos yeux.Callie pencha la tête de côté, à l’affûtd’un bruit suspect. Je l’imitai, même simon cerveau bouillonnait tant qu’ilm’aurait été impossible de discernerclairement la moindre conversation.

Tout à coup, j’entendis un bruit degrattement sous nos pieds. Callie me jetaun œil : elle avait entendu elle aussi.

— Jasper, expliqua-t-elle. Nousferions mieux de monter.

Elle gravit les marches branlantes et

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je lui emboîtai le pas. Une fois devant laporte en cérusé craquelée, Calliefrappa : deux fois brièvement, puis,après une pause, une troisième fois pluslonguement.

Un verrou s’ouvrit, puis le bruitcaractéristique de deux pièces de métalretentit alors que Jasper tournait la clédans la serrure. Enfin, il entrouvrit laporte et s’appuya contre son cadre afinde nous boucher la vue à l’intérieur.

— Eh bien, eh bien, mais c’est Callieet l’homme qui a empalé le vampireavant de prendre ses jambes à son cou.Que me vaut l’honneur ? nous provoquaJasper avec un regard méchant.

Mal à l’aise, je m’appuyai sur une

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jambe puis sur l’autre et tentaid’entrevoir la pièce.

— Bonjour, Jasper, dit Callie enentrant.

Elle me fit signe de la suivre. Dans lapénombre, je ne discernai qu’une cagede grande taille, dans un coin. Unegrosse forme immobile gisait àl’intérieur.

— Père voudrait vous voir dans sonbureau. Stefan prendra le relais enattendant le prochain quart.

— Voir Jasper dans le bureau ? (Unegrosse voix s’éleva.) Mais je suis justeici.

Je me figeai sur place. Gallagher.

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Le père de Callie était assis à unetable bancale, derrière la porte, unemain de cartes posée devant lui. Aucentre du meuble brûlait une bougie.

— Oh ! Père. (Sa fille ricana – un rireforcé, en décalage avec la situation.)J’ai dû mal comprendre. Je savais quevous vouliez jouer aux cartes ce soir etje suppose que j’ai cru que vous seriezmieux installé dans le bureau ou…

Sa voix faiblit. Elle s’humecta leslèvres et prit place sur une chaise face àGallagher.

— C’est gentil de penser à moi, fille,commenta l’homme d’un ton bourru.

— Monsieur Gallagher, le saluai-je

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en m’inclinant légèrement. On m’a dit deme présenter au travail pour prendremon service, mais j’ai pu me tromper…

Inutile de feindre la perplexité quandCallie avait juré que son père ne seraitpas chez lui.

— Est-ce exact, Jasper ? voulutsavoir Gallagher.

— J’imagine que oui. L’est pasmauvais, celui-ci. Un peu nerveux mais,quand il frappe, il n’y va pas de mainmorte.

Le patron du cirque approuva d’unmouvement de tête alors qu’ilréfléchissait à ces informations.

— Et c’est à ce garçon que vous faites

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confiance, mademoiselle Callie ?demanda l’homme à sa fille.

Elle répondit par l’affirmative, lesjoues empourprées sous ses taches derousseur. Pour finir, heureusement,Gallagher se mit debout en raclant sachaise par terre.

— Alors, je vous laisse discuter de çaentre vous, déclara ce dernier en prenantson whisky pour suivre sa fille quiredescendait.

— Gallagher t’a à la bonne, ondirait ?

Jasper me fourra un pieu imbibé deverveine entre les mains ; ma peau mebrûla et une douleur terrible remonta lelong de mes bras. Je résistai à l’envie de

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rugir et mordis ma langue pour ne riendire. Crispé, je tenais le pieu à deuxdoigts, m’efforçant de réduire auminimum le contact de mon corps avecle bois empoisonné.

— Bon, inutile que je fasse de vieuxos ici, alors, reprit Jasper. Le vampire afaim ce soir. J’espère qu’il te mangera.Pendant ce temps, je serai avecmademoiselle Callie et son père. Je vaisleur montrer, moi, que tu n’es pas le seulcapable de jouer les gentilshommesdistingués.

Les mouvements de Jasper étaientapproximatifs et, à son haleine, je savaisqu’il avait bu du whisky. Dès que sesbruits de pas s’estompèrent, je laissai

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tomber le pieu au sol en mugissant dedouleur. Ensuite, je m’approchaiprudemment de la large cage située dansun renfoncement. Damon, tel un animalblessé, était couché, en boule, dans uncoin.

— Grand frère ? l’appelai-je tout bas.Il se redressa, crocs sortis, et me fit

sursauter. Il se mit à rire d’un étrangegloussement rauque avant de se laisserretomber sur le côté de la cage, épuisépar l’effort.

— Et alors, petit frère ? Tu as peurd’un vampire ?

J’ignorai son sarcasme, préférant meconcentrer sur un moyen de le sortir desa prison. Je me débattais avec la porte

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sous le regard étonné de Damon. Ilrampa lentement jusqu’à moi. Alorsqu’il tendait le bras, je sentis unedouleur fulgurante irradier depuis macolonne vertébrale dans tout mon corps.

— Je t’ai eu ! s’écria une voix.Le sol sembla se dérober sous moi

alors que je tombais face contre terre. Jeheurtai brutalement une surface dure –Damon ? – juste au moment oùretentissait l’écho de la porte métalliquede la cage se refermant derrière moi.

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Mes paupières étaient si lourdes : ilparaissait impossible de pouvoir ouvrirles yeux. Je ne savais pas combien detemps j’étais resté inconscient. Unenuit ? Deux ? Une semaine ? Quoi qu’ilen soit, il faisait noir. Je percevaisvaguement des bruits de pas et des cris ;une fois, il me sembla aussi que Calliem’appelait. Un jour, pourtant, je meréveillai pour de bon, sans reperdreconnaissance. En levant les bras, jem’aperçus que j’étais enchaîné au mur.Mes bras et mes jambes portaient des

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marques de brûlure à cause de laverveine. Mon corps était couvert desang séché et je n’aurais pu détermineravec certitude de quelle blessure il avaitcoulé. Près de moi, Damon était assis,ses genoux ramenés contre lui. Soncorps était lui aussi baigné de sang etson visage était émacié. Des cernesnoirs bordaient ses yeux creux, mais seslèvres dessinaient un sourire fabriqué.

— Plus si fort, maintenant, n’est-cepas, petit frère ?

Je luttai pour me redresser. J’avaismal partout. Le grenier était baignéd’une lumière blafarde tirant sur le grisqui filtrait par une fenêtre crasseuse.Quelque part, à l’opposé de la pièce, je

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sentais une souris faire son nid etrenifler. L’odeur m’ouvrit l’appétit et jeme rendis compte que, depuis que j’étaisici, je n’avais rien mangé. À l’écart,dans une autre partie du grenier, deuxgardes, assis, n’étaient pas conscients denotre échange quasi silencieux.

De dégoût, je secouai la tête.Comment avais-je pu être aussi stupide ?Lexi avait vu juste. Bien sûr qu’elleavait eu raison. Callie m’avait trahie.Elle avait dû planifier cela depuis ledébut, à la seconde où elle avaitremarqué ma bague identique à celle deDamon. J’aurais dû comprendre envoyant son père dans la pièce. Commentavais-je pu me jeter tête la première

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dans un piège aussi grossier ? Jeméritais qu’on m’enchaîne tel un animal.

— Tu l’aimais ? me demanda monfrère, comme s’il avait lu dans mespensées.

Le regard fixe, droit devant, je nebougeai pas.

— Elle n’est pas venue nous rendreune petite visite, si jamais tu te posais laquestion, poursuivit Damon sur le ton dela conversation. Elle est jolie, mais, si tuveux mon avis, tu peux trouver mieux.

Un accès de colère déclenchal’allongement de mes canines.

— Tu peux me dire où tu veux envenir, là ? grognai-je.

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Damon fit un geste en direction desbarreaux.

— Nulle part, visiblement. Parfait,ton plan d’évasion, au fait !

— Au moins, j’ai essayé, répondis-je,ma rage se dissipant pour laisser place àun sentiment de résignation.

— Pourquoi t’être donné tout ce mal,je me demande ? (Les yeux de Damonlançaient des éclairs.) N’ai-je pas étéassez clair en ce qui concerne l’opinionque j’ai de toi ?

— Je… commençai-je, quand jem’aperçus que je n’avais aucunargument à avancer.

Comment lui dire que la perspective

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de le sauver n’était pas une option pourmoi ? Que le même sang coulait dansnos veines et que nous étions doncindissolublement liés l’un à l’autre.

— Cela n’a pas d’importance,conclus-je finalement.

— Non. Aucune, répliqua Damon,philosophe tout à coup. Bientôt nousserons morts, de toute manière. Mais laquestion, c’est : seras-tu tué par uncrocodile ou par un tigre ? J’ai entenduGallagher raconter que les crocodilessont les meilleurs adversaires dans uncombat parce qu’ils ne portent pas decoup fatal : ils font durer le plaisir etlaissent leurs adversaires mourir defatigue.

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Au même moment, on ouvrit la portedu grenier en grand. Gallagher fit sonentrée et s’avança d’un pas décidé dansla pièce, ses bottes résonnant sur leplancher.

— Les vampires sont réveillés !s’écria-t-il.

Les deux gardes sursautèrent et firentsemblant de s’affairer, comme s’ils nenous avaient pas quittés des yeux.Gallagher, d’une démarche volontaire,approcha de notre cage et s’agenouillapour être à notre hauteur. Son costumetrois-pièces était impeccable, et onaurait pu croire qu’il avait bâti safortune dans la finance et non entorturant des vampires.

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— Eh bien… la ressemblance sauteaux yeux maintenant. Je me sens honteuxde ne pas m’en être rendu compte plustôt.

D’une main passée à travers lesbarreaux, il empoigna ma chemise etm’attira vers lui, écrasant mon visagecontre la cage. Un objet en boism’arracha une grimace quand il perçama poitrine.

Un pieu.— Et dire que tu as presque réussi à

nous convaincre que tu étais humain !La tête soudain rejetée en arrière,

l’homme éclata de rire, comme amusépar une plaisanterie des plus drôles.

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— Vous ne vous en sortirez pas aussifacilement ! sifflai-je.

Une douleur jaillit partout en moialors que Gallagher enfonçait le pieuplus profond.

— Fais attention, vampire ! menaça-t-il. (Sa bouche se crispa dans une mouerageuse.) Tu sais, je pense parier contretoi lors de ton combat. Oui, je pense quec’est une excellente idée. (Il se tournavers les gardes.) Vous avez entendu ça ?Un conseil du patron. Pariez sur le brun.(Il fit pivoter le pieu dans ma chair.) Jepense que son frère a plus de haine dansles tripes.

Je ne pouvais voir Damon d’oùj’étais, mais je n’avais aucun mal à

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imaginer son sourire suffisant.Gallagher pouffa de rire et laissa

tomber le pieu par terre.— À propos, je vous interdis

d’utiliser encore les pieux contre lesvampires pour le plaisir, dit-il endirection des gardes.

Le plus robuste des deux baissa la têtepour contempler ses pieds avec unemine coupable.

— Pourquoi pas ? s’indigna l’autre.Ça leur fait du bien ; ça les remet à leurplace.

— Parce que nous voulons qu’ilssoient en pleine forme pour leur combat,expliqua le patron d’une voix qui

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feignait la patience. (Il nous sourit àDamon et à moi.) C’est exact, lesgarçons. Vous allez vous battre l’uncontr e l’autre jusqu’à ce que morts’ensuive. C’est la solution idéale.J’aurai à disposition un vampire mort àvendre morceau par morceau et un autrevivant pour les spectacles. Les bénéficesamassés dépasseront mes rêves les plusfous. Vous savez, c’est peut-être unsacrilège, mais personnellement je dis :Dieu merci, nous avons les vampires !

Sur ce, Gallagher tourna les talons etclaqua la porte du grenier derrière lui.J’appuyai mon dos contre les barreaux,imité par mon frère, paupières closes,sous le regard des gardes, bouche bée.

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— Je sais que le patron a parlé dubrun, là, mais tu ne trouves pas qu’il al’air d’un freluquet ? Moi, je parie surcelui-ci.

— Moi j’écoute toujours le patron. Enplus, y a pas que la taille qui compte,intervint l’autre, efflanqué, pour lequelles paroles tout juste prononcéesdevaient représenter un affront.

Je m’effondrai, dos au mur, les yeuxfermés. La haine qu’éprouvait Damon àmon égard suffirait sans nul doute à cequ’il m’inflige la mort. Mais le ferait-ilpour autant ?

— Je suis plus féroce qu’uncrocodile, petit frère, décréta-t-il sansrelever les paupières. Et c’est la

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meilleure nouvelle que j’aie entenduedepuis que nous sommes des vampires !

Il se mit à rire, longtemps et fort,jusqu’à ce qu’un des gardes s’approchede la cage et, en dépit des ordres deGallagher, lui donne un coup de pieuentouré de brins de verveine. Mêmealors, Damon continua à rigoler.

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— Tu te souviens du jour où on a casséla coupe en cristal de Mère ? demandai-je. J’étais si inquiet de sa réaction que jeme suis mis à pleurer.

— Oui. Et Père a décrété que c’étaitma faute. Il m’a fouetté et m’a traité devilain, se remémora Damon en parlantd’une voix terne. J’ai essayé de tesimplifier la vie, petit frère. Seulement,c’est fini. Cette fois, je veux que turécoltes exactement ce que tu as mérité.

— Qu’attends-tu que je te dise,Damon ? lançai-je sur un ton furieux, si

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fort que les deux gardes levèrent la têtede surprise.

Mon frère marqua une pause, lespaupières à moitié fermées.

— Je vais te dire précisément ce queje souhaite t’entendre dire… juste avantde te tuer.

Je levai les yeux au ciel, furieux etfrustré.

— Je croyais que c’était toi quivoulais mourir. Et maintenant, tumenaces de me tuer.

Damon gloussa.— Tu sais, maintenant que j’y pense,

je me dis qu’être une bête de l’Enfern’est pas si terrible après tout.

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D’ailleurs, je pense que c’est un rôle quipourrait me plaire énormément. Cen’était peut-être pas mon nouveau statutque je méprisais, mais plutôt toi. Enrevanche, si tu n’es plus là…

— Si je ne suis plus là, tu feras partiedu cirque de Patrick Gallagher pour lerestant de tes jours.

— Mais reconnais-le, petit frère : netrouves-tu pas que le cirque deGallagher est plus drôle qu’il n’estinfernal ? Et, une fois que j’aurairécupéré des forces, je pense que jepourrai préparer mon évasion sansproblème.

— Et alors je suis sûr que tu te ferascapturer, comme la première fois,

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commentai-je avec répulsion.J’appuyai l’arrière de ma tête contre

les barreaux. Le début du combat n’étaitplus qu’à une petite heure ; je n’avaistoujours pas perdu espoir de convaincreDamon et de raviver la dernière petiteétincelle de lien fraternel. Pourtant, quoique je dise, il me raillait ou m’ignorait.

Il était impossible de savoir avecexactitude combien de temps nousavions été ainsi enfermés. Depuis quej’étais devenu un vampire, le tempsavait pris une tout autre dimension. Lessecondes et les minutes n’importaientplus. Le fait d’être emprisonnés,toutefois, redonnait au temps sa valeurcar chaque seconde qui passait nous

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rapprochait de l’échéance de notreaffrontement. Pendant que j’attendais,j’imaginais les différentes tournures quepouvait prendre le combat. Je voyaisDamon me rompre le cou et pousser unrugissement de triomphe pour le plusgrand plaisir de la foule. Je mereprésentais en train de succomber à lacolère, ravissant sans le vouloir la viede mon frère… une fois encore.

Mais que se passerait-il si nousrefusions tous les deux de nous battre ?Pourrions-nous nous défendre contretous les spectateurs ? Serait-il possible,d’une façon ou d’une autre, de nouséchapper ? Certes, les laquais deGallagher étaient armés de pieux et de

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verveine, mais nous, nous avions lepouvoir. Si seulement Callie était demon côté…

Mon cœur se serra au souvenir de latrahison de Callie. La vision de sachevelure de feu et de ses yeux luisantsme revenait sans cesse à l’esprit,ravivait ma colère, attisait ma douleur,toujours plus.

Je fermai les poings. J’aurais mieuxfait d’écouter Lexi. Et de ne pas faireconfiance à un être humain.

Tout ce que j’espérais du combat étaitque, si je devais mourir, ce serait avecles yeux clos, sans balayer la foule duregard à la recherche de son visage.

— Allons-y, les garçons ! cria

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Gallagher en ouvrant la porte commes’il venait réveiller deux enfants pourpartir en randonnée dans le soleiléclatant du petit matin.

Il portait un gilet noir et une montre enor flambant neuve qui étincelait sous lesfaibles rayons de soleil. Il claqua desdoigts et, aussitôt, les gardes bondirentsur leurs jambes et peinèrent à enfilerleurs pseudo-costumes de dompteurs devampires : des gants, des bottes et descouronnes tressées de verveine.

La porte de la cage s’ouvrit plusgrand encore pour permettre aux gardesde nous sortir afin de nous plaquer desmuselières sur la bouche et de nousenchaîner les mains dans le dos. Les

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yeux bandés, on nous escorta hors dugrenier jusqu’à l’arrière d’un chariot. Levéhicule démarra pour se diriger vers lelac en cahotant.

Une fois arrivés au chapiteau, on noussépara. J’entendis les artistes des autresnuméros siffler alors que l’on meconduisait dans les coulisses :

— Booou !— Monstre ! entendis-je les artistes

des autres numéros siffler alors que l’onme conduisait dans les coulisses.

Je serrai les dents et pensai à Lexi :se demandait-elle où j’étais ? Mecroyait-elle déjà mort ?

Malgré mon bandeau sur les yeux, je

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connaissais tous les recoins de cechapiteau par cœur. Sur la gauche setrouvait la femme tatouée et à ma droiteCaroline, la femme la plus laide dumonde. Le plancher s’inclina vers lehaut, signe que j’étais sur la scène.

Je sentis quelque chose me toucher lebras.

— J’ai raconté à tout le monde quelvieux renard vous faites, mais ne vousdonnez pas trop de mal pour moi,monsieur Salvatore. J’ai misé sur votrefrère, déclara Jasper avec allégresse.

On retira enfin le morceau de tissu quime cachait la vue. Le chapiteau baignaitdans une lumière vive ; ses gradinsétaient pleins à craquer. Au centre du

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ring, Gallagher avait installé une tablede paris. Les spectateurs, amassés toutautour, brandissaient leurs billets demanière frénétique. Les notes demusique d’un orgue emplissaient toutl’espace tandis que l’air était saturéd’une odeur de pommes d’amour et depunch au rhum.

Là, du coin de l’œil, je l’aperçussoudain.

Callie se frayait un chemin parmi lepublic, suivie de Buck, une boîte en fer-blanc à la main. Ses cheveux entremêlésde verveine encadraient son visage auteint pâle. De toute évidence, on l’avaitchargée de récolter les mises dansl’assistance. C’était sans conteste la fille

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de son père ; elle remplissait ses tâchesavec brio.

Pas une fois elle ne m’adressa unregard.

Je me forçai à détacher le mien d’ellepour le reporter vers Damon, de l’autrecôté du ring. Mon frère avait toujours étédoué pour ce qui est de se battre et sesrécents combats n’avaient fait que lerenforcer. Si sa volonté consistait àm’achever, rien ne pourrait l’enempêcher.

Surtout pas moi. Je lui devais biencela.

Jasper sonna la cloche indiquant ledébut du combat et le silence se fit dansla foule. Gallagher se leva de son poste

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dans l’arène où avaient eu lieu les pariset s’exprima d’une voix tonitruante :

— Mesdames et messieurs, je voussouhaite la bienvenue à cette nouvellesoirée de divertissement sportif dequalité, gracieusement organisée parmoi-même, Patrick Gallagher. Il y aquelques jours seulement, nous vousavons présenté le tout premieraffrontement entre un vampire et unpuma. Ce soir, nous sommes fiers devous proposer un spectacle tout aussiinédit : la lutte entre deux vampires, l’und’eux étant le vainqueur du précédentcombat. Et ce n’est pas tout, ajouta-t-ilen baissant d’un ton, ce qui attisa lacuriosité des spectateurs, muets et

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penchés vers l’avant, il se trouve que lesdeux monstres en question sont frères.Ils ont été enfantés par la même mère et,aujourd’hui, l’un d’eux ira directementen Enfer.

Une pierre me frappa à l’arrière de latête et j’effectuai une rotation sur moi.La verveine abondait et conférait auxvisages de cette marée humaine un air dekaléidoscope affreux composé d’yeux,de nez et de bouches ouvertes.

— Frère, je te présente mes excusespour tout ce que j’ai fait. Je t’en supplie.Si nous devons mourir, qu’au moins cene soit pas dans la haine. Je n’ai plusque toi et inversement, murmurai-je,mâchoires crispées, pour tenter de

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toucher Damon une ultime fois.Il leva les yeux et secoua la tête, mais

son expression demeura impassible. Aucentre du ring, Gallagher continuait àcapter l’attention du public.

— Les paris restent ouverts pendantencore cinq minutes. Cependant ! (Unemain en l’air, il imposa le silence àl’assistance. Sous le chapiteau, le bruits’atténua, mais légèrement seulement.)Ne partez pas aussitôt le combatterminé : nous vendrons le sang duperdant. Même le sang d’un vampiremort a des vertus thérapeutiques ; ilguérit toutes les infections.

Gallagher cligna de l’œil avecostentation. La foule siffla et poussa des

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acclamations. Je me crispai, medemandant si le public croyait à unnuméro monté de toutes pièces : quenous étions des acteurs sur le déclin etque le sang mis en vente par Gallagheraprès le spectacle serait une sorte decordial à la cerise. Y avait-il seulementquelqu’un dans l’assemblée au courantdu fait que la moindre goutte de sangserait vraie, que le perdant, au centre during, ne se relèverait pas pour rentrerchez lui une fois le chapiteau déserté ?

Callie savait. Elle savait et avaitdécidé que tel serait mon sort. Je serraià nouveau les dents, prêt au combat,préparé à offrir au public ce pour quoi ilétait venu. Tout à coup, Jasper me fit

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tourner autour du ring afin de donner auxspectateurs une dernière occasiond’évaluer ma force avant qu’ils lèventleurs pieux. Des bribes de conversationme parvenaient de tous les coins de latente :

— Celui-là fait trois centimètres deplus. Je vais changer sur qui je parie.

— Ça plairait à ta femme d’en avoirpour votre anniversaire de mariage ?

— Je me demande comment ils s’ensortiraient face à un vrai lion.

Un homme vêtu d’une robe de prêtrese tenait aux côtés de Gallagher, braslevés pour faire taire la foule. Je lereconnus : c’était le charmeur deserpents d’une des attractions du cirque.

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— Que la lumière rejaillisse sur cecombat et qu’elle renvoie l’âme duperdant aux flammes purifiantes del’Enfer ! s’exclama-t-il, ce qui provoquaun tollé général.

Un coup de sifflet retentit, signalantque le combat était lancé.

Damon se mit à tourner autour de moi,son centre de gravité bas, commelorsque nous étions enfants et que nousjouions à la boxe. Je pris la mêmeposition.

— Du sang ! lança un homme ivre,pendu ou presque au garde-fou du ring.

— Du sang, du sang, du sang ! semblaensuite scander toute l’assemblée tandis

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que mon frère et moi continuions à noussuivre dans une ronde.

— Arrêtons tout maintenant ! dis-je.Refusons ce combat. Que peuvent-ilscontre nous dans ce cas ?

— Nous avons dépassé ce stade, petitfrère, répondit Damon. Toi et moi nepouvons coexister dans ce monde.

La colère rejaillit en moi. Pourquoi nele pouvions-nous pas ? Et pourquoiDamon était-il incapable de mepardonner ? D’après moi, le souvenir deKatherine avait fini de le hanter. Etc’était moi qui l’avais remplacée. Jel’obsédais. Pas celui que j’étais enréalité, mais celui qu’il pensait quej’étais : un monstre qui tuait sans rien

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craindre ni mesurer les conséquences deses actes. Comment osait-il aller jusqu’àignorer tout le chemin que j’avaisparcouru pour tenter de le rendreheureux, de le sauver ? Je fis volte-faceet touchai Damon à la joue. Du sanggicla sous son œil. La foule hurla.

Mon frère se releva et, dans un demi-tour, me frappa à l’épaule. Je tombai parterre.

— Pourquoi as-tu fait ça ? siffla-t-ilen découvrant ses crocs, ce qui ravitl’assistance.

— C’est ce que tu voulais, non ?sifflai-je à mon tour, mes propres crocsapparents.

Je le renversai, accomplissant la prise

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de la cravate.Il se dégagea rapidement et retourna

dans son coin. Chacun de notre côté during, les yeux dans les yeux, nous étionsplongés dans la perplexité, rongés par lacolère et par un sentiment de solitude.

— Battez-vous ! rugit à nouveau lafoule.

Gallagher nous foudroya du regard, nesachant pas quoi faire. D’un claquementde doigts, il commanda à Jasper et àBuck de s’élancer vers nous, pieux enmain, pour nous contraindre à nousbattre. Ils nous poussèrent jusqu’à ceque nos corps ne soient plus qu’àquelques centimètres l’un de l’autre,tandis que nous levions les deux poings,

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lorsqu’un énorme « crac » donnantl’impression que le ciel, au-dessus denos têtes, se déchirait retentit et résonnaviolemment. Un vent froid s’engouffradans le chapiteau et nous fouetta tout enformant un nuage de sciure et de déchetsà nos pieds. Je détectai une odeur defumée.

— Au feu ! cria une voix paniquée.Je lançai des regards affolés autour de

moi. Une partie du chapiteau s’étaitenflammée ; les spectateurs couraientdans tous les sens.

— Venez !Je sentis des mains m’empoigner les

épaules pour me pousser. Callie.J’écarquillai les yeux de surprise.

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— Allez, allez ! s’écria-t-elle en mefaisant avancer.

Elle avait une hache à la main. Peu àpeu, je compris ce qui s’était passé. Elleavait dû sectionner les éléments quisoutenaient la structure et mettre le feu àla toile du chapiteau.

— Dépêchez-vous !Une fois de plus, elle me poussa avec

une force étonnante pour une humaine.Passé quelques secondes où je restaidebout, sans bouger si ce n’est mespaupières battantes, je tirai Damon parle poignet et nous partîmes en courant, lecirque et le fleuve dans notre dos,toujours plus vite en direction de chez

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moi.

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Damon et moi courûmes dans les rues deLa Nouvelle-Orléans à la vitesse éclairdes vampires. Contrairement à lapremière fois où nous avions foulé le solde cette ville, quand mon frère mesuivait à contrecœur, nous courions àprésent côte à côte, les murs d’adobe etde briques des maisons se fondant dansune tache floue sur notre passage.

Sur ce ring, quelque chose, entre nous,s’était produit : je le sentais au plusprofond de moi. Lorsque mon frèrem’avait regardé, refusant d’attaquer en

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dépit des huées de la foule, le reflet,dans son œil, s’était altéré. Je medemandais comment le combat se seraitterminé si le chapiteau ne s’était pasenflammé. Nous en serions-nous pris auxhumains, un par un, ou bien l’un desfrères Salvatore aurait-il péri et étéabandonné, en sang, sur le tapis depoussière au sol ?

L’image de l’église de Mystic Fallsse consumant telle une torche géanteresurgit brusquement dans mon esprit.Les villageois avaient mis le feu àl’église et condamné les vampires quis’y trouvaient enfermés, la nuit où monpère nous avait abattus…

Seulement, mon frère et moi étions

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toujours là, semblables à des phénixrenaissant des cendres de nosprédécesseurs vampiriques. Peut-êtreque hors des flammes de ce cirque, dansnotre ville d’adoption, une nouvellerelation de complicité naîtrait entrenous, à l’instar de la vie qui reprenaitses droits dans les prairies épuisées parles récoltes de l’année précédente.

Damon et moi poursuivîmes notrecourse, nos pieds battant les pavés enparfaite harmonie, le long des ruelles etdes plus vastes artères que j’avaisappris à connaître sur le bout des doigtsdepuis mon installation ici, quelquessemaines plus tôt. Mais, alors que noustournions au coin de Delphine Street,

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celle où Lexi m’avait emmené faire desemplettes, je m’arrêtai net. Placardéesur la vitrine du tailleur, une affichenous représentait, mon frère et moi, entraits grossiers, tous crocs dehors,accroupis. « Le combat du siècle »,promettait le papier. Je me demandai siles dessins étaient de Callie. J’auraispenché pour un oui.

Mon frère s’approcha pour examinerl’affiche.

— Tu as l’air un peu dodu et pluslarge d’épaules qu’en réalité, là-dessus,petit frère. Il serait peut-être tempsd’arrêter le régime serveuse.

— Ah, ah, dis-je en riant jaune.Je jetai des regards autour de nous.

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Derrière, en direction du cirque, des crisretentirent. Nous avions une bonnelongueur d’avance, mais, si Callie avaitdistribué autant d’affiches comme celle-ci que pour le combat de Damon, celasignifiait que nous ne serions en sécuritéqu’une fois à l’abri d’un toit.

La flèche de l’église – celle situéedans le prolongement de chez Lexi –s’élevait au loin.

— Viens !Je poussai mon frère en direction de

l’édifice, et lui et moi n’échangeâmesplus un mot jusqu’à ce que nous soyonsparvenus à la maison de guingois.

— C’est ici que tu vis ?

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Damon fit la moue en embrassant duregard la véranda affaissée, blanchie àla chaux, puis les fenêtres sombres, au-dessus.

— Eh bien, je comprends que celapuisse ne pas être assez bien pour toi,mais, de temps en temps, nous sommestous contraints de revoir nos critères à labaisse, commentai-je sur le ton dusarcasme pendant que je le menais versla porte de derrière.

La porte s’ouvrit en grand, découpantun triangle de lumière dans l’herbe noiredu jardin.

Lexi apparut dans l’encadrement et jehaussai aussitôt les mains.

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— Je sais que tu as dit « pas devisiteurs » mais…

— Entrez. Dépêchez-vous !Elle referma la porte à la seconde où

nous passions le seuil. Dans la pièceprincipale, Buxton, Hugo et Percyavaient pris place sur des chaises ou descanapés, donnant l’impression d’être enpleine réunion.

— Tu dois être Damon. (Lexi hochalégèrement la tête vers lui.) Bienvenuechez nous.

Je sentais le regard de mon frèrepeser sur elle et m’interrogeais sur lafaçon de l’interpréter.

— Oui, madame. (Damon sourit de

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toutes ses dents, décontracté.) Et j’aibien peur que, pendant notre captivité,mon frère ait omis de mentionner votrenom et ceux de votre… (Il jeta un coupd’œil à Percy et à Buxton.) famille.

Percy se redressa lorsque Lexi posaune main sur lui pour l’arrêter.

— Je m’appelle Lexi. Et, étant donnéque tu es le frère de Stefan, tu es ici cheztoi.

— Nous avons réussi à nouséchapper, racontai-je.

Lexi hocha la tête.— Je sais. Buxton était sur place.— Vraiment ? (Je pivotai sur moi-

même, étonné.) Tu as parié sur moi ou

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contre moi ?Damon poussa un petit grognement de

mépris. Lexi me toucha l’avant-bras.— Sois gentil. Il est allé là-bas pour

t’aider.J’écarquillai les yeux.— Tu avais l’intention de me donner

un coup de main ?Buxton cala à nouveau son dos au

fond de sa chaise.— C’est ce que j’étais censé faire

jusqu’à ce que quelqu’un ait la brillanteidée de mettre le feu au chapiteau, alorsje suis parti.

Il croisa les bras, l’air satisfaitd’avoir pris part à l’action.

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— C’était Callie. C’est elle qui adéclenché l’incendie.

Le regard de Lexi se voila desurprise.

— Je me suis trompée, dit-ellesimplement. Parfois, ça m’arrive.

— Pardonnez ma grossièreté, maisvous n’auriez pas quelque chose àmanger ? réclama Damon sans lever lesyeux du portrait d’une vieille dame qu’ilétait en train d’étudier. Je sors deplusieurs semaines de vaches maigres.

Pour la première fois depuis notreévasion, j’observai mon frère avecattention. Il s’exprimait d’une voixrauque, comme s’il était resté longtemps

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sans parler. Des entailles couvertes desang couvraient ses bras et ses jambes,ses vêtements n’étaient plus que deshaillons. Ses cheveux noirs, crasseux,tombaient dans une masse terne contreson cou pâle. Ses yeux étaient injectésde sang, ses mains, tremblantes.

— Bien sûr. Vous devez être affamés,tous les deux, s’excusa aussitôt Lexi.Buxton, emmène-le à la boucherie etlaisse-le boire tant qu’il veut. Je doutequ’il y ait assez d’humains à LaNouvelle-Orléans pour étancher sa soif.Mais ce soir, au moins, il mérite defestoyer tel un roi.

— Oui, chef, approuva Buxton d’unelégère courbette alors qu’il se levait de

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sa chaise.— Je l’accompagne, annonçai-je en

me dirigeant vers la porte.— Non. (Lexi fit non de la tête et me

retint par le bras avec force.) Pour toi,j’ai du thé.

— Mais… protestai-je, perplexe etagacé.

Je pouvais presque sentir le sang decochon sur ma langue.

— Il n’y a pas de mais, répliquasèchement Lexi, qui me rappela alorsétonnamment ma mère.

Buxton ouvrit la porte à Damon, quileva un sourcil comme pour mesignifier : « Pauvre garçon ! »

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Lexi, si elle avait été témoin de lascène, fit semblant de n’avoir rien vu ets’affaira auprès de la bouilloire tandisque je m’écroulais sur l’une des chaisesbranlantes qui entouraient la table, latête dans les mains.

— Lorsqu’on devient un vampire, iln’y a pas que les canines et le régimealimentaire qui changent, commençaLexi en ravivant le feu du poêle, le dostourné.

— C’est-à-dire ? demandai-je sur ladéfensive.

— Cela signifie que ton frère et toin’êtes plus les mêmes. Vous avez tousles deux changé et il se peut que tu neconnaisses plus Damon aussi bien que tu

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le penses, expliqua Lexi, deux tasses àthé fumantes dans les mains. Du sang dechèvre.

— Je n’aime pas le sang de chèvre.(Je repoussai la tasse, furieux. Je merendais compte que je passais pour unsale gamin de mauvaise humeur, maiscela m’était égal.) Et personne neconnaît Damon mieux que moi.

— Oh, Stefan. (Elle m’adressa unregard plein de gentillesse.) Je sais,mais promets-moi d’être prudent. Lestemps sont dangereux. Pour tout lemonde.

Le mot « dangereux » provoqua undéclic dans mon esprit.

— Callie ! Je dois la retrouver !

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— Non. (Lexi me força à me rasseoirsur ma chaise.) Son père ne lui fera pasde mal ; en revanche, il te tuera toi à lapremière occasion, et tu n’es pas en étatde te défendre.

J’ouvris la bouche pour protester,mais Lexi me coupa dans mon élan.

— Callie ne risque rien. Tu la verrasdemain si tu veux. Pour l’heure, bois cesang et va dormir. À ton réveil, tu serascomplètement remis de tes blessures et,avec Damon et Callie, vous pourrezfaire le point.

Lexi quitta la pièce, puis elle éteignitla lampe.

Sans crier gare, une intense fatigue

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m’envahit, aussi pesante qu’une chapede plomb, toute envie de riposterm’abandonna. Dans un soupir, je portaila tasse à mes lèvres et j’avalai unepetite gorgée. Le liquide était chaud,velouté et, je dus me résoudre àl’admettre, bon.

Lexi avait raison. J’irais faire mesadieux à Callie le lendemain. Avantcela, j’avais besoin de repos. Tout moncorps me faisait mal. Y compris moncœur.

« Estime-toi heureux d’en avoirencore un » : c’était certainement lecommentaire que ferait Lexi. Je sourisdans la pénombre à cette pensée.

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Le 19 octobre 1864

Je suis hors de danger, mais jene me sens pas en sécurité. Je medemande si j’éprouverai à nouveauce sentiment un jour. Ou bien suis-je condamné à être dévoré par undésir éternellement inassouvi ?M’habituerai-je à la douleur ?Dans vingt ans, deux cents ans,deux mille ans, me souviendrai-jemême de ces semaines ? Aurai-jegardé en mémoire Callie, sachevelure rousse, son rire ?

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Oui. Il le faut. Callie m’a sauvé ;elle m’a donné une nouvellechance. D’une certaine façon, c’estle rayon de soleil qui a détrôné lenuage qui planait sur monexistence depuis Katherine. Celle-ci m’a transformé en monstre ;Callie, elle, m’a permis de renoueravec le Stefan Salvatore que je suisfier d’être.

Je lui souhaite de trouverl’amour. Je ne veux rien d’autreque son bonheur, ce qu’il y a demeilleur pour elle. J’aimeraisqu’elle vive dans la lumière etqu’elle trouve un homme – unhumain – qui l’appréciera à sa

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juste valeur, qui l’adorera etl’emmènera loin de chez Gallagher,dans une maison tranquille au bordd’un lac où elle pourra apprendreà ses enfants à faire des ricochets.

Peut-être est-ce le souvenirqu’elle gardera de moi : non pascelui d’un monstre, mais celui dequelqu’un avec qui elle a partagéune chaude matinée d’été et qui luia enseigné que tout l’art desricochets tient dans un simple coupde poignet. J’aime à penser qu’unjour nous songerons à ce souvenirau même instant. Et peut-être bienqu’elle parlera à ses enfants et,pourquoi pas, à ses petits-enfants

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de l’homme qui lui a appriscomment lancer des cailloux surl’eau. C’est un espoir mince, maisc’est mieux que rien. Car, tant queCallie me gardera en mémoire,nous resterons elle et moi encontact. Et peut-être qu’avec letemps le fait d’être liés par ce filténu, dans nos souvenirs, suffira.Je fus réveillé au milieu de la nuit par

un bruit qui rappelait celui de grêlonscontre une vitre. En dépit du règlementde Lexi, je jetai un œil par la fenteétroite des rideaux et plissai les yeuxdans l’obscurité. Les arbres étaientmorts, leurs branches nues semblablesaux membres de fantômes s’étirant vers

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le ciel. Bien qu’il n’y ait pas eu de lune,j’aperçus un raton laveur qui traversaitle jardin en gambadant. Et puis lasilhouette d’une personne se tenantdebout, timide, derrière l’une descolonnes du portique.

Callie.À la hâte, j’enfilai une chemise et me

glissai au bas des marches sans faire debruit. La dernière chose dont j’avaisbesoin était que Buxton ou Lexiapprenne qu’un humain m’avait suivijusqu’ici.

La porte se referma dans un bruitsourd derrière moi. Callie sursauta.

— Je suis là, chuchotai-je, dévoré parun sentiment confus mêlé de désarroi et

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d’excitation.— Bonjour, me salua-t-elle du bout

des lèvres.Elle était vêtue d’une robe bleue et

portait un vison autour du cou. Elle avaitenfoncé sur sa tête un chapeau où étaientramassées la plupart de ses boucles.Par-dessus son épaule, elle avait jeté ungrand sac de voyage. Elle hocha la têteen frissonnant. J’aurais tout donné pourpouvoir l’emmener en haut, dans machambre ; sous les couvertures, nousaurions pu nous réchauffer l’un l’autre.

— Vous allez quelque part ?J’indiquai son sac.— C’est ce que j’espère. (Elle serra

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ma main dans la sienne.) Stefan, celam’est égal ce que vous êtes. Je ne m’ensuis jamais préoccupée. Ce que je veux,c’est être avec vous. (Elle plongea sesyeux dans les miens.) Je… je vous aime.

Je fixai le sol, une boule dans lagorge. À l’époque où j’étais humain,j’avais cru être amoureux de Katherinejusqu’au jour où je l’avais vueenchaînée, muselée, de l’écume auxlèvres. À cette vision, je n’avaiséprouvé que du dégoût. Pourtant, Callie,elle, m’avait vu inconscient, couvert deblessures qui saignaient à cause de laverveine, attaché à un piquet par mesravisseurs et martelant mon propre frèrede coups de poing sur un ring. Malgré

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tout cela, elle continuait à m’aimer.Comment était-ce possible ?

— Inutile de répondre, s’empressa-t-elle d’ajouter. J’avais simplementbesoin de vous le dire, mais je pars quoiqu’il en soit. Je ne peux pas rester iciavec Père. Pas après tout ce qui s’estpassé. Je vais prendre le train. Vouspouvez venir avec moi. Enfin, ce n’estpas une obligation. Même si j’aimeraisbeaucoup, bafouilla-t-elle pour terminer.

— Callie !Je l’interrompis en posant un doigt sur

ses lèvres. Elle ouvrit grands les yeux,entre espoir et crainte.

— Je vous suivrai partout. Je vousaime aussi et je vous aimerai jusqu’à la

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fin de mes jours.Son visage se détendit tout à coup et

se para de gaieté.— Vous voulez dire la fin de vos

nuits, corrigea-t-elle, les pupillesrieuses.

— Comment saviez-vous oùj’habitais ? l’interrogeai-je, sous le coupd’un accès de timidité.

Callie rougit.— Je vous ai suivi. Le soir du

premier combat de vampire, quand vousvous êtes enfui. Je voulais tout savoir devous.

— Eh bien, à présent, c’est le cas.Incapable de résister à la tentation, je

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l’attirai vers moi et déposai un baisersur ses lèvres. J’avais cessé de redouterd’entendre le sang couler dans sesveines ou encore son cœur accélérersous l’effet de l’émotion. Elle resserrason étreinte et nos bouches setouchèrent. Je l’embrassai avec ferveur,sentant la caresse de ses lèvres contreles miennes. Mes canines nes’allongèrent pas ; j’étais tout à elle tellequ’elle était, respectueux de sonhumanité.

Elle était douce, sa peau chaude avaitun goût de mandarine. Dans cet instant,je me représentai notre avenir. Nousprendrions le train pour nous éloigneraussi loin que possible de La Nouvelle-

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Orléans. Jusqu’en Californie, pourquoipas ? À moins que nous n’embarquions àbord d’un bateau en partance pourl’Europe. Nous nous installerions dansune petite maison, à la campagne, oùnous élèverions quelques bêtes qui mepermettraient de me nourrir. Callie etmoi passerions nos journées ensemble,loin des regards indiscrets de la société.

Une pensée, toutefois, ne cessait derevenir me hanter : en ferais-je unvampire ? Je détestais y penser,imaginer planter mes crocs dans la chairde son cou à la peau blanche, lacontraindre à vivre une vie rythmée parun désir insatiable de boire du sang etpar le besoin de fuir les rayons du

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soleil, mais je ne supportais pas nonplus l’image d’elle en train de vieillirpuis mourir sous mes yeux. Je secouai latête pour tenter de dissiper ces pensées.Je m’en préoccuperais plus tard. Nousferions cela ensemble.

— Stefan, murmura-t-elle.Mais, rapidement, le murmure se

changea en hoquet de surprise tandisqu’elle glissait entre mes bras. Uncouteau de boucher planté dans le dos,elle se vidait de son sang, qui formaitune mare grandissant à vue d’œil.

— Callie ! hurlai-je, à genoux.Callie !

Affolé, je m’ouvris une veine dupoignet et m’efforçai de donner mon

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sang à boire à Callie pour la soigner.Mais, avant que je puisse presser monbras contre sa bouche haletante, unemain invisible me tira par le collet.

Un gloussement ténu et familier fenditl’air de la nuit :

— Pas si vite, petit frère !

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Je fis volte-face, prêt à frapper, mainlevée et crocs sortis. Cependant, Damonne me laissa pas le temps de réagir : ilm’agrippa par les épaules pour me jeterdans la rue. Mon corps heurta le sol,dur, tandis que mon bras se tordit dansun angle anormal. Je me hâtai de merelever. Callie était couchée dansl’herbe, ses boucles rousses étalées surses épaules ; elle baignait dans une marede sang qui noircissait à vue d’œil. Ellepoussa une plainte discrète, mais jedevinais son agonie.

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Je m’élançai pour la rejoindre,aspirant le sang au niveau de mablessure pour qu’elle puisse le boireplus facilement. Damon, néanmoins,m’intercepta et, d’un coup d’épaule dansla poitrine, me renversa.

Je luttai pour me remettre debout.— Ça suffit, maintenant ! vociférai-je,

prêt à bondir.Je me ruai sur lui pour le réduire en

miettes, pour lui régler son compte unebonne fois pour toutes – ce qu’il avaittoujours voulu.

— Ça suffit ? Mais on n’a pas encoredîné ! lança mon frère, un sourire sedessinant peu à peu sur ses lèvres.

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Horrifié, je regardai Damons’agenouiller et montrer ses dents pourles planter dans le cou de Callie et boireà longs traits. J’essayai de le repousser,mais il était bien trop fort. De combiende personnes avait-il bu le sang depuisnotre évasion ?

Je persistai à tirer sur lui pour tenterde dégager Callie. Pour autant, Damonne bougea pas d’un pouce, pareil à unestatue de marbre.

— Au secours ! Lexi ! hurlai-je.Damon, d’un violent coup de coude,

m’éjecta vers l’arrière.J’atterris lourdement dans l’herbe.

Pendant ce temps, mon frère continuait à

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boire. Je me rendis soudain compte del’atroce réalité : les gémissements deCallie avaient cessé. De même que leflux régulier du sang dans ses veines,auquel j’avais fini par m’habituer en saprésence. Je tombai, genoux à terre.

Mon frère se tourna vers moi, levisage maculé de sang. Le sang deCallie. Je blêmis à cette vue. Damon semit à glousser :

— C’est toi qui avais raison, petitfrère. Les vampires sont nés pour tuer.Merci de m’avoir donné cette leçon.

— Je te tuerai ! promis-je en meprécipitant une nouvelle fois vers lui.

Je le plaquai au sol, mais il profita dufait que j’étais blessé au bras pour me

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faire tomber et m’immobiliser, doscontre terre, à côté de Callie.

— Je ne pense pas que je vais mourirce soir, merci. C’est fini, tu ne prendrasplus toutes les décisions en matière devie et de mort, siffla-t-il.

Il se leva, en apparence prêt à s’enaller. Je rampai jusqu’à Callie, les yeuxécarquillés et vitreux, le visage livide.Sa poitrine continuait à se soulever,mais très légèrement.

« S’il vous plaît, ne mourez pas »,pensai-je, les yeux rivés aux siens,immobiles, dans une vaine tentatived’exercer un contrôle sur elle.

Ses paupières battirent tout à coup. Se

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pouvait-il que mon plan ait fonctionné ?« Je veux que vous viviez. Je veux

pouvoir vous aimer tant que vous êtes envie », priai-je dans ma tête, pressant mesblessures pour en faire couler le sangau-dessus de sa bouche.

Puis, alors que le sang gouttait sur sonvisage, je sentis une douleur terribleirradier à la hauteur de l’estomac. Jem’effondrai sur l’herbe tandis queDamon me rouait de coups de pied dansle ventre, un reflet démoniaque dans lespupilles.

Rassemblant le peu de forces qui merestait, je m’élançai hors de portée deDamon. Sous mes pieds, je sentais laterre baignée de rosée.

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— Au secours ! criai-je à nouveau endirection de la maison.

— Au secours ! se moqua Damond’une voix chantante. Alors, on a fini dejouer les gros bras, petit frère ? Où estpassé le discours sur notre conquête dumonde ? Tu as été trop occupé à prendrele thé avec tes nouveaux amis et àtomber amoureux d’humains ?

Il afficha une mine dégoûtée.En moi, quelque chose se brisa. Sans

savoir comment, je me hissai à nouveausur mes jambes et bondis sur Damon,toutes dents dehors. Je le fis basculer ausol et mes crocs creusèrent une longueentaille irrégulière le long de sajugulaire. Couché par terre, sa plaie,

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dans le cou, saignant abondamment, ilferma les paupières.

L’espace d’un instant, il retrouval’apparence de mon frère. Plus d’iriscernés de sang, plus de trace de hainedans la voix. Rien que la forte carrure etles cheveux noirs qui avaient toujourssymbolisé Damon. Pourtant ce dernieravait disparu, faisant place à un monstredéterminé à tout détruire sur son passageet qui ne reculait devant rien pour que samenace de faire de ma vie un enferdevienne réalité.

J’examinai les alentours et repéraifinalement une branche d’arbre, à deuxou trois mètres de distance, qui avait dûtomber suite à un orage. Je rampai

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jusque-là et levai ensuite la branche bienau-dessus de sa poitrine.

— Va au diable ! lui souhaitai-je dansun murmure, pesant chacun de mes mots.

Mais, alors que ceux-ci passaient lafrontière de mes lèvres, Damon seredressa brusquement, les yeux injectésde sang et les crocs sortis.

— En voilà des façons de parler à safamille. (Il me fit tomber à terre.) Et detenir un pieu !

Il s’empara de la branche pour lapointer sur mon torse.

— Voici la mort que tu m’as refusée.Lente et douloureuse. Je vais ensavourer chaque seconde, jusqu’à la

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dernière, décréta Damon en gloussantjuste avant d’abattre de toutes ses forcesle pieu sur ma poitrine.

Après cela, tout se fondit dans le noir.

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— Stefan, appela dans un murmure unevoix désincarnée.

Je me trouvais dans le labyrinthe cheznous, à Mystic Falls. Les haies vertes etluxuriantes dépassaient ma tête tandisque le soleil tapait sur mes épaules. Moncol me grattait, me serrait. J’ignorepourquoi j’étais en tenue du dimanche.

Dans un des coudes du dédale apparutsubitement Damon. Il avançait dans madirection, ses yeux bleus grands ouverts,pleins d’innocence.

— On fait la course, petit frère ? me

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défia-t-il.Naturellement, j’acceptai.Nous courûmes jusqu’à perdre

haleine, les poumons en feu, tant à causedu manque d’oxygène que de nos éclatsde rire. Damon me souriait, l’airheureux, jusqu’à ce qu’un nuage sedéplace et nous plonge dans l’obscurité.Ses traits se muèrent soudain en unevision d’effroi : ses pupilless’assombrirent, ses lèvres prirent lateinte du sang. L’instant d’après, il avaitfondu sur moi pour me plaquer au sol,mais dans une attitude qui n’avait rien àvoir avec le jeu. Il fourra la main danssa poche comme s’il cherchait quelquechose, puis me frappa à la poitrine. Je

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restai étendu sur l’herbe douce et rendismon dernier souffle.

L’image d’après, nous étions assis surla balancelle du porche, Katherine biencalée entre nous, avec son regardespiègle, alors qu’elle effeuillait unepâquerette. Sa jambe était si prochequ’elle frôlait la mienne. Alors que sonregard passait de mon frère à moi, jecompris enfin à quel jeu elle jouait : lafleur était censée déterminer lequeld’entre nous elle choisirait. Lorsqu’elleparvint au dernier pétale, elle me fixasoudain – j’avais gagné. Elle se penchapour m’embrasser ; je fermai les yeux,anticipant la douceur de ses lèvres aucontact des miennes.

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Mais c’est au contraire un pieu que jesentis s’enfoncer dans mon cœur. Jesortis de ma rêverie, clignai des yeux etdécouvris mon frère debout, riant etappuyant sur le pieu dans ma chair. Sousmon dos, par terre, gisaient les pétalesde fleur écrasés.

Ma tête roula sur le côté et monattention fut captée par le spectacle de lafille qui se vidait de son sang près demoi, dans l’herbe. Sa chevelureflamboyante était rousse, sa peau, pâlecomme un clair de lune, sous uneconstellation de taches de rousseur.

— Callie ! tentai-je de crier, maisDamon me fit taire d’un coup de poingjuste avant d’asséner plusieurs coups de

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couteau à Callie, dans le dos.— Stefan ! retentit à nouveau une

voix, plus fort cette fois.Je reconnus la voix d’alto mélodieuse

de Lexi.— Nooon ! gémis-je. (Je ne laisserais

pas Damon la tuer, elle aussi.) Va-t’en.— Stefan…Elle s’approcha malgré tout et

s’agenouilla à mes côtés pour porter unverre à ma bouche.

— Non, insistai-je.Elle me secoua vivement par les

épaules et j’écarquillai les yeux. Toutautour, les murs étaient couverts d’unepeinture qui s’écaillait. Face à moi

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pendait un portrait au cadre doré. Je meredressai en position assise, touchai monvisage, puis baissai les yeux : ma bagueétait toujours à sa place. Je caressai lapierre du doigt ; elle avait l’air bienréel.

— Lexi ? demandai-je d’une voixpâteuse.

— Oui ! (Elle sourit, visiblementsoulagée.) Tu es réveillé.

J’examinai le reste de mon corps.Mon bras continuait à me faire souffrir ;du sang avait séché sous mes ongles.

— Je suis en vie ?Elle confirma d’un mouvement de

tête.

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— Tout juste.— Damon ?— Il nous a échappé, expliqua-t-elle

avec une mine sombre.— Callie ?Je n’avais pas envie d’entendre la

réponse à la question. D’un autre côté, ilfallait que je sache.

Lexi étudia les ongles de ses mainspendant un long moment avant de leverses yeux d’ambre sur moi.

— Je suis désolée, Stefan. Nousavons essayé… Même Buxton a tenté dela sauver…

— Mais elle avait passé le point denon-retour, finis-je pour elle. (Ma tête

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me lançait.) Où est-elle à présent ?Lexi dégagea de ma tempe les mèches

emmêlées. La fraîcheur de ses doigtscontrastait avec la température brûlantede ma peau.

— Dans le fleuve. Toute la ville est àsa recherche…

Lexi ne poursuivit pas. C’était inutile.J’avais deviné.

Les membres de la troupe savaientque nous étions amis, Callie et moi.Autrement dit, si on me cherchait, celasignifiait aussi que je représentais undanger pour Lexi et ses compagnons.

Bien que mes jours ici n’aient pas étécomptés, je ne pourrais pas rester. La

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Nouvelle-Orléans étaient trop pleine desouvenirs, dont certains atrocementdouloureux que je n’avais même pasencore commencé à appréhender.

Je laissai ma tête retomber sur mesoreillers.

— Avant de te rendormir, tu doisboire, susurra Lexi en m’aidant à merelever. C’est ta boisson préférée : dusang de chèvre.

Elle sourit avec tristesse.Je pris une gorgée du gobelet. Le

liquide saumâtre n’avait rien du goûtsucré ou corsé du sang humain, mais aumoins il était chaud. De plus, ilrenfermait quelque chose que n’auraitjamais le sang des hommes : une vague

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étincelle de rédemption. Plus j’enbuvais, moins le sang humain transiteraitpar mes veines.

Je n’étais pas naïf pour autant. Laculpabilité continuerait à m’habiter.J’avais d’ores et déjà fait trop devictimes au cours de ma brève existenceen tant que vampire ; j’avais brisé tropde vies. Et, que j’aie bu le sang deCallie ou non, j’étais responsable de samort aussi. J’aurais dû lui tourner ledos, lui dire que je ne voulais plusjamais la revoir. Seulement, j’avais agiavec faiblesse.

— Bien. Très bien, me félicita toutbas Lexi une fois ma dernière gorgéebue.

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Je ne me sentais pas mieux. Aucontraire, j’étais nauséeux ; la peur auventre, j’ignorais quoi faire. Damon étaittoujours en liberté, quelque part dans cemonde. Dans ses veines coulait le sangde Callie. Mon estomac se retourna àcette pensée.

— Je me demande ce que je doisfaire, admis-je en sondant les yeux deLexi afin qu’ils m’aident à trouver uneréponse.

Je n’en trouvai aucune.Lexi finit par rompre le silence :— Je ne sais pas quoi te dire. Ce que

je sais, en revanche, c’est que tu esquelqu’un de bien.

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Je soupirai, prêt à souligner le faitque j’étais au contraire un monstre. MaisLexi se leva et ramassa les tasses sur latable de chevet.

— Fini le bavardage. Il faut tereposer. (Elle appliqua ses lèvres contremon front.) Et essaie, mon cher Stefan,de ne pas rêver.

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À mon réveil, je vis aux filets delumière qui filtraient par les fentes desrideaux qu’il faisait jour. Je posai mespieds sur le parquet et saisis la pile debeaux habits que Lexi et moi avionschoisis ensemble. Cette journée semblaitdéjà si lointaine.

J’enfilai la chemise, me lissai lescheveux en arrière et plaçai le reste desvêtements dans un étui de fortune formépar la chemise en loques que je portais àMystic Falls – la seule chose du passéque je possédais encore.

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Je balayai la pièce du regard etreconnus les couches de poussièrefamilières dans les coins. Jem’interrogeai sur le nombre de vampiresqui avaient pu passer par cette maison etsur la possibilité que Lexi prenne unautre jeune vampire sous son aile.J’espérais pour lui, comme pour elle,que son séjour dans cette ville dedépravation serait meilleur que le mien.

Je trouvai Lexi assise dans le boudoiravec, entre ses mains, le portrait de sonfrère. Dès mon arrivée, elle leva lesyeux.

— Stefan.— Je suis désolé.

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Et c’était vrai. Je regrettais. Tant dechoses : d’être venu à La Nouvelle-Orléans, pour commencer, d’avoir seméle trouble dans sa vie, d’avoir exposé lafragile forteresse derrière le rempart queles vampires avaient réussi à ériger.

— Je ne suis pas désolée. C’était unhonneur de t’avoir avec nous. (Elleafficha soudain un air grave.) Je suis enrevanche désolée au sujet de Callie… etde ton frère…

— Ce n’est plus mon frère,m’empressai-je de rectifier.

Lexi posa le portrait sur la tablebasse.

— Peut-être plus maintenant. Mais,

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comme tu l’as dit toi-même, il l’a ététout le temps que tu étais humain.Pourrais-tu t’accrocher à ce souvenir etoublier le reste ?

Je répondis d’un haussementd’épaules. Je ne voulais pas penser àDamon. Ni maintenant ni jamais.

Lexi traversa la pièce et posa sa mainsur mon bras.

— Stefan, je comprends que les gensque tu as connus et que ta vie en tantqu’être humain te manquent et que celafasse mal, mais je t’assure que cela vas’arranger.

— Quand ? me risquai-je et ma voixse brisa légèrement.

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Elle jeta un œil au tableau sur latable.

— Difficile à dire avec précision. Çase fait petit à petit. (Elle s’interrompit,se mit à rire – un rire si innocent etenjoué que j’aurais voulu rester ici,assis, pour toujours.) Laisse-moideviner. Tu voudrais que ça se produisetout de suite.

Je souris.— Tu me connais bien.Lexi fronça les sourcils.— Tu dois apprendre à être patient,

Stefan. Tu as l’éternité devant toi.Un silence s’installa, le mot

« éternité » résonnant dans ma tête.

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J’attirai brusquement Lexi contre moipour la serrer, m’enivrant du parfumrassurant de notre amitié une dernièrefois avant de m’élancer hors de lamaison sans un regard en arrière.

Une fois dehors, je me réprimandaimoi-même pour mon excès desentimentalisme. J’avais tant de fautes àexpier ; m’apitoyer sur mon sort étaitsynonyme de complaisance dans lemalheur. Dans la rue, je m’arrêtai àl’endroit exact où Callie avait perdu lavie. Pas de tache de sang ; aucun indicemarquant le simple fait qu’elle ait existé.Je m’agenouillai, jetai un œil par-dessusmon épaule et embrassai le trottoir.

Ensuite, je me levai et commençai à

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courir, de plus en plus vite. C’était lepoint du jour et la ville s’éveillaitdoucement. Des coursiers passaient àvive allure sur leur vélo de livraison etdes soldats de l’Union défilaient dansles avenues, leurs fusils nichés au creuxde leur bras tels des nouveau-nés. Desmarchands prenaient déjà place sur letrottoir ; l’air sentait le sucre et le tabac.

Sans oublier, évidemment, l’odeur desang, ferreuse et entêtante.

Je parvins vite à la gare, oùl’agitation régnait sur le quai. Deshommes en queue-de-pie, assis sur desbancs en bois usés dans la salled’attente, lisaient le journal tandis queles femmes s’agrippaient nerveusement à

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leur sac à main. Le bâtiment tout entierbaignait dans une ambiance de fêtepassagère. C’était le terrain de chasseidéal. Sans que je puisse rien y faire,mes canines percèrent plus avant mesgencives.

Le visage enfoui dans mes mains, jecomptai jusqu’à dix, luttant contre lafaim qui s’emparait de moi dans l’attenteque mes dents reprennent leur formehumaine.

Pour finir, je suivis un groupe depersonnes qui se dirigeaient vers le quaiet examinai l’extrémité de ce dernier.Près de moi, un couple s’enlaçait ; lesoldat passa sa main dans les cheveuxblond vénitien de la femme pendant

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qu’elle, sur la pointe des pieds, sependait à ses épaules comme si elle nepouvait se résoudre à le laisser partir.

Je les observai pendant un certaintemps. Une question m’obsédait : dansune autre vie, Callie et moi aurions-nouspu jouer la même scène ? M’aurait-elleembrassé à l’aube de mon départ à laguerre et attendu, fébrile, sur ce mêmequai le jour de mon retour ?

Le coup de sifflet retentit, annonçantl’arrivée quasi simultanée de lalocomotive, vrombissante. Elle soulevaun nuage de poussière et m’arracha à marêverie éveillée.

J’imitai le soldat qui montait sur laplate-forme du train. Je me demandai si

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son amie et lui connaîtraient une histoireheureuse. Je trouvai un certain réconfortà l’idée que, dans le cas contraire, je n’yserais pour rien.

Je pénétrai dans un wagon.— Votre billet, monsieur ? me pria le

contrôleur, la main tendue vers moi.Je soutins son regard, répugné à la

perspective de devoir me servir de monpouvoir.

Laissez-moi passer.— Je vous l’ai montré, mentis-je tout

haut. Vous avez dû oublier.L’homme approuva d’un hochement

de tête et se décala pour me laisserpasser. La locomotive sortit de la gare

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par à-coups, m’emportant vers maprochaine vie. Une vie où je n’auraispas à influencer les gens à moins d’yêtre vraiment obligé et où jamais plus jene goûterais de sang humain.

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En arrêtant de boire du sang humain,je devins encore meilleur pouridentifier les battements de cœur : jesavais en un instant, rien qu’au rythmede son pouls, si un homme était triste,énervé ou amoureux. Je ne côtoyaispourtant que peu les hommes. Aprèsmon départ de La Nouvelle-Orléans, jeme changeai littéralement en créaturede la nuit, dormant le jour etm’aventurant au dehors après lecoucher du soleil, quand les humains,

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en sécurité dans leur lit, dormaient àpoings fermés. De temps à autre,néanmoins, voleur, malgré moi, de cesquelques instants d’intimité, jesurprenais un battement de cœur quim’indiquait que quelqu’un était entrain de sortir en douce par une fenêtreou de se glisser par une porte dederrière pour aller retrouver un amant.

C’était le son le plus dur à entendre.Chaque fois il me rappelait Callie, soncœur palpitant et son sourire généreux.Son amour de la vie, son abandon totalau moment de m’aimer, sans peur, endépit de ma véritable nature.Aujourd’hui, quand je repense à notreprojet de nous échapper, je ne peux me

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retenir de rire amèrement de moi-mêmepour l’avoir ne serait-ce qu’envisagé.J’avais commis la même grossièreerreur à l’époque où j’étais tombéamoureux de Katherine et où j’avaisimaginé que les vampires et leshumains pouvaient s’aimer malgréleurs différences, des détails mineursfacilement réglés. Seulement, je netomberais pas dans ce piège unetroisième fois. Chaque fois que lesvampires et les hommes osaients’aimer, la mort et la destructionétaient assurées de survenir. En outre,j’avais suffisamment de sang sur lesmains pour l’éternité.

Je ne connaîtrais jamais l’ampleur

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des dommages que Damon causait dansle monde. Parfois, je tombais sur unarticle de journal ou j’entendais desbribes de conversation au sujet d’unmystérieux décès et je pensaisinstantanément à mon frère. Je tendaiségalement l’oreille, à l’affût du « petitfrère » qu’il prononcerait avec sa voixtraînante, forcée.

La majeure partie du temps, enrevanche, c’est moi que j’écoutais.Plus ma période de subsistance à partirde sang animal s’allongeait – quand jeme nourrissais d’écureuils ou derenards, tués dans la forêt –, plus mespouvoirs s’amenuisaient, se réduisaientà des vibrations étouffées au plus

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profond de mon être. Privé de mespouvoirs, je perdais la sensationgrisante d’être en vie, mais laculpabilité que je porterais jusqu’à lafin de mes jours s’était émoussée elleaussi. C’était un compromis, un de plusparmi la quantité extrême que j’avaisnon seulement appris à faire, mais queje devrais également continuer àentretenir pendant l’éternité quis’étendait devant moi.

Je me fis donc la promesse de nejamais m’arrêter, de ne jamais restertrop longtemps au même endroit, de nem’attacher à un autre être humain.C’était ma seule garantie de ne pasfaire souffrir autrui. Dieu me préserve

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de retomber amoureux d’une femme…

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