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Q UADRIVIUM Une œuvre magistrale pour un art libéral 1 Composé en 1969 et créé au Festival de Royan, Quadrivium fait partie de ce que l’on a pris l’habitude de nommer la dernière période créatrice 2 du compositeur prolifique, trop injustement réduit à un chef d’orchestre qui composait aussi, qu’était Bruno Maderna. Ce n’était pourtant pas un homme que l’on pouvait réduire à quoi que ce soit ou à quelque fonction que ce soit. Avant tout musicien, il était doté de dons multiples, composant, dirigeant ou organisant tout à la fois. De ce point de vue, Quadrivium est une partition qui représente bien le musicien Maderna : un homme à la culture immense, qui savait orga- niser cette microsociété du grand orchestre et dont la musique possède, outre ses qualités musicales indéniables, des vertus pédagogiques non négligeables. Ces vertus pédagogiques ne sont en aucun cas à consi- dérer avec condescendance, mais au contraire dénotent bien, chez le moderne Maderna, qu’il y avait toujours en lui un désir de transmettre, de faire goûter les bonheurs d’une musique dite contemporaine, hélas toujours considérée comme un monstre austère et ennuyeux. Maderna était inquiet de la transmission de la musique, qu’elle fût moderne, clas- sique, de la Renaissance ou romantique. Et c’est cette inquiétude qui a fait qu’il est devenu chef, un chef atypique. Comment faire entendre, comment développer l’écoute ? Ce sont, à l’analyse de Quadrivium, les questions que semble se poser Maderna, compositeur et chef d’orchestre, chef d’orchestre et compositeur. Et tout dans cette partition, que ce soit du point de vue du langage, de la forme ou de l’organisation scénique, tout est pensé pour que l’auditeur, les instrumentistes de l’orchestre et les chefs d’orchestre (qui devront, après lui, diriger l’œuvre) puissent appréhender cette œuvre généreuse qui se donne sans détour. * MadernaVol2-2.indd 143 26/08/09 14:56:38

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Page 1: uadrivium Une œuvre magistrale pour un art libéralPartie IV, de la mesure 148 à la page 42 : – Première section, mesures 148 à 183 – Deuxième section, pages 24 A et 24 B

Qu a d r i v i u mUne œuvre magistrale pour un art libéral1

Composé en 1969 et créé au Festival de Royan, Quadrivium fait partie de ce que l’on a pris l’habitude de nommer la dernière période créatrice2 du compositeur prolifique, trop injustement réduit à un chef d’orchestre qui composait aussi, qu’était Bruno Maderna. Ce n’était pourtant pas un homme que l’on pouvait réduire à quoi que ce soit ou à quelque fonction que ce soit. Avant tout musicien, il était doté de dons multiples, composant, dirigeant ou organisant tout à la fois. De ce point de vue, Quadrivium est une partition qui représente bien le musicien Maderna : un homme à la culture immense, qui savait orga-niser cette microsociété du grand orchestre et dont la musique possède, outre ses qualités musicales indéniables, des vertus pédagogiques non négligeables. Ces vertus pédagogiques ne sont en aucun cas à consi-dérer avec condescendance, mais au contraire dénotent bien, chez le moderne Maderna, qu’il y avait toujours en lui un désir de transmettre, de faire goûter les bonheurs d’une musique dite contemporaine, hélas toujours considérée comme un monstre austère et ennuyeux. Maderna était inquiet de la transmission de la musique, qu’elle fût moderne, clas-sique, de la Renaissance ou romantique. Et c’est cette inquiétude qui a fait qu’il est devenu chef, un chef atypique. Comment faire entendre, comment développer l’écoute ? Ce sont, à l’analyse de Quadrivium, les questions que semble se poser Maderna, compositeur et chef d’orchestre, chef d’orchestre et compositeur. Et tout dans cette partition, que ce soit du point de vue du langage, de la forme ou de l’organisation scénique, tout est pensé pour que l’auditeur, les instrumentistes de l’orchestre et les chefs d’orchestre (qui devront, après lui, diriger l’œuvre) puissent appréhender cette œuvre généreuse qui se donne sans détour.

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Quadrivium (Milan, Ricordi, 131477) est composé pour « quatre percussionnistes et quatre groupes d’orchestre », ainsi que le précise l’auteur en exergue de la partition. Les quatre percussionnistes se ré-partissent soixante-sept instruments. Parmi ceux-ci, on dénombre un groupe important d’instruments à hauteurs déterminées (deux xylo-phones, deux vibraphones, deux marimbas, deux glockenspiels, deux jeux de cloches tubulaires et deux jeux de cloches de vache), ainsi qu’un nombre conséquent d’instruments à hauteurs indéterminées (peaux, bois et métaux) et six timbales. Chaque percussionniste dispose d’un set d’instruments qui comprend à la fois des claviers et des instruments à hauteurs indéterminées. Par exemple, le Percussionniste I : xylophone, glockenspiel, jeu de cloches tubulaires, recoreco, tambour de basque, jeu de blocs chinois, jeu de woodblocks, tam tam, deux cymbales sus-pendues, deux petits bongos, deux tambours militaires, wood-chime, jeu de sonnailles, deux castagnettes et une paire de cymbales frappées. Pour chacun des percussionnistes, le matériel sera à peu de choses près équivalent. Outre les percussionnistes, la nomenclature de l’orchestre se compose de trois flûtes, deux hautbois et un cor anglais, trois clari-nettes et deux clarinettes basses, trois bassons et un contrebasson, pour les bois ; de quatre cors en fa, quatre trompettes en ut et quatre trom-bones, pour les cuivres ; d’un célesta et trois harpes ; de vingt-quatre violons, huit altos, huit violoncelles et huit contrebasses. Soit un total de quatre-vingt-trois instrumentistes, avec les percussionnistes.

Comme dans nombre de partitions de la dernière période de Maderna, l’effectif orchestral et les percussionnistes sont divisés en groupes, ici au nombre de quatre, comme le laisse entendre le titre de l’œuvre (j’y re-viendrai ci-dessous). Ces groupes sont répartis comme il est noté dans les pages de garde de la partition (Exemple 1 page suivante).

Ces groupes sont de densité quasi égale : vingt et un instrumentistes pour les Groupes I, II et IV, et vingt instrumentistes pour le Groupe III. De même, chacun de ces groupes est composé d’un ensemble, qui comprendra un percussionniste, douze cordes (six violons, deux altos, deux violoncelles et deux contrebasses), quatre ou trois bois, et trois cuivres (un cor, une trompette et un trombone), ainsi qu’une harpe (Groupes I, II et III) ou un célesta (Groupe IV).

En examinant les effectifs de chaque groupe, ainsi que le schéma de répartition indiqué dans la partition, je crois qu’il est bon de s’inter-roger sur les volontés de Maderna. À la différence de la partition de la Grande aulodia ou de celle du Concerto pour hautbois n° 3, Maderna n’indique pas si la répartition des groupes doit se faire sur scène, face au

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Exemple 1

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public, ou si cette répartition peut aussi être organisée en disposant les groupes autour du public, le chef se trouvant au centre de la salle. En effet, le podium du chef n’est pas spécifié sur le schéma de la partition. Est-ce un oubli du compositeur ? Une lacune éditoriale ? Toujours est-il que l’on peut se poser la question, quand on écoute cette partition tout en la lisant et en imaginant les différents groupes orchestraux, les enregistrements stéréophoniques ne rendant que fort mal la spatialisa-tion de ces groupes. À de nombreuses reprises, des familles homogènes d’instruments s’interpellent d’un groupe à l’autre ou déploient dans l’espace des figures qui dessinent des trajets. Pour prendre un exem-ple simple, analysons les mesures 9 et 10, durant lesquelles les quatre percussionnistes enchaînent des figures qui suivent un trajet en arc de cercle, de gauche (Percussionniste I) à droite (Percussionniste IV) – le choix du timbre unique des blocs chinois renforçant la perception du déplacement dans l’espace :

Exemple 2

Les mesures 73 à 76 sont un exemple, parmi d’autres, de l’écriture polyphonique qui, d’un groupe de timbre à un autre, imbrique les fi-gures et les intervalles se répondant à l’intérieur d’un espace qui sem-ble entourer l’auditeur :

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Exemple 3

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Les trois trombones ténors et le trombone-basse, ainsi que les tim-bales des Percussionnistes II et III superposent des mètres différents ou échangent des figures d’intervalles, tandis que les Percussionnistes I et IV intercalent leurs interventions durant les silences des trombo-nes et timbales. Cette écriture vient tout droit de la polyphonie franco-flamande dont Maderna était un fin connaisseur (je reviendrai sur cet aspect essentiel3).

Que voulait donc Maderna ? Que sa partition puisse être jouée uni-quement de façon frontale dans une salle à l’italienne ou, selon la si-tuation, que l’on puisse aussi l’exécuter dans une salle qui permettrait la spatialisation des groupes instrumentaux ? Pour ma part, je ne sais que répondre4. Bien sûr, l’effectif important de cette partition ne fa-cilite pas de prime abord une spatialisation qui ferait que le chef, en étant trop éloigné des instrumentistes, risquerait de détériorer la qua-lité de l’exécution – ce que Maderna redoutait par-dessus tout5. Pour autant, une lecture attentive de la partition met en évidence les préoc-cupations du compositeur : la polyphonie se révèle dans l’espace, au moyen de groupes de timbres qui se répondent ou s’opposent. Il n’est pas exclu de penser qu’une exécution de Quadrivium dans une salle qui permettrait de spatialiser les groupes orchestraux, sans nuire à la précision de l’écriture rythmique de l’œuvre, révélerait davantage l’or-ganisation polyphonique de la partition.

*

Pour une partition de plus de trente-cinq minutes, d’un seul tenant, je crois qu’il est nécessaire d’examiner en premier lieu la forme. Si, de-puis la fin du règne des formes classées, on peut opposer les œuvres qui s’organisent autour de structures mémorielles et celles qui sont bâties sur des structures évolutives, Quadrivium semble appartenir à la seconde catégorie, même si certaines sections de la partition ont des caractéris-tiques communes. À une première écoute, l’œuvre donne l’impression de ne pas se retourner sur elle-même. Le discours musical avance sans cesse, d’une situation sonore à une autre. Aucun des moments de la partition n’étant statique, chacune des parties évolue vers une tension, une détente ou une rupture qui permet de passer à l’étape suivante. Après plusieurs écoutes, la forme de cette œuvre apparaît nettement moins simple : si l’énergie déployée ainsi que les nombreux passages à l’écriture directionnelle détournent l’attention première, l’analyse dé-voile une structure formelle plus complexe.

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La forme générale de Quadrivium peut se résumer comme suit :

Partie I, de la mesure 1 à la mesure 93 incluse :– Première section, mesures 1 à 52– Seconde section, mesures 53 à 93

Partie II, des pages 9 A et 9 B jusqu’à la mesure 118 incluse :– Première section, pages 9A et 9B– Seconde section, mesures 94 à 117

Partie III, de la mesure 118 à la page 20 incluse :– Première section, mesures 118 à 133– Deuxième section, mesures 134 à 147– Troisième section, page 20

Partie IV, de la mesure 148 à la page 42 :– Première section, mesures 148 à 183– Deuxième section, pages 24 A et 24 B– Troisième section, mesures 184 à 223– Quatrième section, pages 33 à 42 (Coda)

La première partie peut être considérée comme une présentation des groupes instrumentaux, ainsi que de certains principes d’écriture récurrents adoptés au fil de la partition. C’est avec les quatre percus-sionnistes solistes que débute Quadrivium. La fonction des percussions à ce début est double : dévoiler la spatialisation, ainsi que nous l’avons remarqué avec l’Exemple 1, mais aussi passer des hauteurs indétermi-nées pp des cymbales et autres tam tam pour progressivement accom-pagner, de manière polyphonique, quelques instruments de l’orchestre. La première section de cette première partie est construite en arche, en partant de sons indistincts pour aller vers les hauteurs indéterminées mais claires des claves et du guiro. Entre-temps, quelques instruments à hauteurs déterminées de l’orchestre feront leur apparition pp : deux flûtes et une clarinette en mib, trois violons solistes et un xylophone pour le registre aigu ; deux violoncelles en pizzicato et une contrebasse solo arco, ainsi qu’un marimba pour le registre grave. La seconde section est basée sur un processus d’intensification. Les quatre percussionnistes installent le nouveau tempo avec des instruments à hauteurs indéter-minées (bongos, caisse claire et caisse claire, cymbales, triangles), avant l’entrée des quatre trombones (mesures 69 et suivantes, voir Exemple 3).

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L’intensification des échanges entre les quatre trombones et les quatre percussionnistes ira croissante, jusqu’à la rupture soudaine de la fin de la mesure 93. Selon le désir du chef, ce « happening » (dixit Maderna) durera de « deux à sept-huit minutes ».

La première section de la deuxième partie est notée en écriture mo-bile. Elle occupe quatre pages de la partition (deux doubles pages 9A et deux doubles pages 9B). Pour interpréter cette section, Maderna délivre une série d’instructions en avant-propos de la partition. Il précise tout d’abord que ces pages « doivent être considérées comme un tout6 », le chef d’orchestre établissant, durant les répétitions, « une articulation à partir des éléments musicaux de ce tout, selon son plaisir. Cette arti-culation doit toujours être différente à chaque exécution. » La notice prévoit ensuite une série de conventions qui permettent au chef d’in-diquer les départs et les arrêts des différentes interventions. Précisons que certains instrumentistes, une fois le signal de départ donné par le chef, dirigent un petit groupe qui devient autonome jusqu’à ce que le chef indique à ce groupe de s’interrompre. Pour cette section, Maderna demande que le chef dirige sans baguette, et qu’il signale les différents départs avec les doigts. Le chef se tourne vers l’un des groupes orches-traux qu’il choisit et indique avec un, deux, trois ou quatre doigts, le sous-groupe qu’il désire entendre et/ou mixer avec tel autre sous-groupe déjà en action. Lorsque le chef reprend sa baguette, cela signifie qu’il faut, après une courte pause, enchaîner avec la mesure 94, qui débute la seconde section de la deuxième partie. Cette seconde section est une sorte de pendant de la seconde section de la première partie. On re-trouve certains éléments communs : prédominance des cuivres (cette fois trompettes, cors et trombones) et des percussions (quasiment les mêmes instruments), écriture polyphonique, intensification des inter-ventions instrumentales et de la dynamique, qui s’interrompt sur l’ac-cord des cordes de la mesure 118.

La troisième partie est une sorte de nocturne qui fait office de mou-vement lent. Le style de cette partie est symptomatique des œuvres tar-dives de Maderna et peut être rapproché de certains passages similaires dans Aura (1972), Biogramma (1972) ou le Concerto pour hautbois n° 3 (1973). La première section est entièrement dévolue aux cordes. Chaque groupe de cordes des quatre groupes orchestraux épelle des accords dans une sorte d’arpège très lent, puis passe le relais à un autre groupe de cordes, qui reprendra le même processus avec d’autres accords dispo-sés dans un autre registre, et ainsi de suite jusqu’à la deuxième section. Celle-ci poursuit le caractère nocturne de la première section en super-

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posant aux accords des cordes (qui suivent la battue à 4/4 de la main droite du chef ) des interventions notées en écriture mobile des bois, des harpes et du célesta (qui suivront les signes des doigts de la main gauche du chef, ces interventions étant notées de 1 à 5, en chiffres ara-bes). Après une courte respiration, la troisième section s’enchaîne. Elle conserve le caractère nocturne des deux premières sections et poursuit les mixtures orchestrales de la section précédente, auxquelles s’ajoutent les trois harpes et le célesta, le discours étant moins continu toutefois. La main droite du chef indique une succession de vingt-cinq accords aux cordes ; selon la nature du signe, l’accord sera bref, semi-long ou prolongé. La main gauche indique les départs des bois, des harpes et du célesta. Cette section peut être reprise, intégralement ou partielle-ment, selon une convention qui sera décidée lors des répétitions, ce que Maderna précise dans sa notice.

La quatrième partie, la plus longue, est découpée en quatre sections qui forment une sorte de synthèse des composantes mises en œuvre de-puis le début. La première section est réservée aux quatre percussionnis-tes solistes qui jouent exclusivement du xylophone (Percussionnistes I et IV) et du marimba (Percussionnistes II et III). Comme au début de la partition, les quatre percussionnistes se répondent en espaçant leurs interventions, puis, peu à peu, l’écriture devient plus homorythmique et collective. La deuxième section s’enchaîne sans interruption : la no-tation de ces pages 24A et 24B est mobile et, en ce sens, se rapproche de la première section de la deuxième partie. Cette deuxième section doit être considérée, selon la notice, comme une unité qui « nécessite d’être construite par le chef », et dont la figuration peut être trompeu-se si l’on n’y prend pas garde : en effet, la correspondance des mesures des cordes (page 24A), puis des bois (page 24B), n’est qu’indicative et ne correspond qu’à une des éventualités d’exécution. Les quatre per-cussionnistes poursuivent, indépendamment les uns des autres, et du reste de l’orchestre, une série de figures sempre ppp, issues de la sec-tion précédente. Ces figures seront reprises da capo, puis interrom-pues, avant de disparaître progressivement, morendo. Sur ce fond so-nore, les cordes des quatre groupes orchestraux vont greffer, selon les signes du chef, des accords trillés sff subito. Le chef peut choisir de superposer l’ensemble des groupes de cordes dans un jeu simultané, ou superposer certains groupes suivis par d’autres, espacés ou non de silences. Une fois ce processus mis en action, le chef laisse les cordes poursuivre leurs figures (celles-ci étant reprises da capo) et greffe, sur les figures des percussions et des cordes, des accords trillés des bois, selon

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les mêmes principes de regroupement et de variabilité qu’aux cordes. Les percussions disparaissent en premier, suivies des cordes, puis des bois, et la troisième section s’enchaîne attacca. Cette section poursuit les mêmes principes que ceux mis en œuvre dans la seconde section de la première partie et dans la seconde section de la deuxième partie (crescendo progressif, densification des figures des bois, accélération rythmique, cuivres prédominants) et se projette dans la section finale, sorte de vaste coda. La densification de la troisième section, associée au crescendo, puis l’immense plage hiératique, decrescendo, que consti-tue la quatrième et dernière section, soulignent le geste cadentiel que forment ces deux sections finales. La quatrième section est notée de façon semi-mobile. Pages 33 à 41, sont indiqués des repères en secon-des (257’’, précisément), inscrites sur le matériel des percussionnistes et sur la partition du chef. Les percussionnistes exécutent des figures plus ou moins dessinées (pour les instruments à hauteurs indéterminées) ou notées sans rigueur (pour les instruments à hauteurs déterminées). Une telle figuration fait appel à un investissement des quatre solistes, qui mettent ainsi en action leur « imagination » (dixit Maderna dans sa notice), et ces interventions doivent conserver leur autonomie, les secondes indiquées servant de point de repère tout au plus. Durant ce que Maderna appelle des « actions sur les instruments » de percussion, le chef indique avec ses doigts des battues (de 1 à 10) qui correspon-dent aux cent soixante accords qui vont se succéder aux cordes. Pour des raisons pratiques, tous les dix accords, le chef battra des deux mains simultanément, comme une grande battue à 1. À partir du soixante-huitième accord des cordes (vers 116’’), les trois harpes et le célesta dé-butent une série d’interventions elles aussi assez librement figurées. Ces figures autonomes seront reprises da capo (sauf pour le célesta) et iront progressivement decrescendo e morendo jusqu’au signe d’interruption du chef. Afin de coordonner la fin de l’œuvre, Maderna précise que le chef marquera une suite de battues à 1/4 (la noire à 52 environ), après 257’’. Cette battue, à la main gauche, signalera aux percussionnistes qu’ils doivent terminer leurs interventions et indiquera aux deux cla-rinettes basses des Groupes II et IV, puis aux quatre violons solistes de chacun des quatre groupes, de placer les dernières figures. Pendant ce temps, les trois harpes, puis les autres cordes s’interrompront sur les signes de la main droite du chef.

Après cette description de l’articulation formelle, je voudrais souli-gner quelques aspects structurels. Quadrivium est une œuvre d’un seul tenant : de la première mesure à la dernière page, on perçoit comme

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une grande forme en arche, contenant plusieurs groupes de tensions et de détentes, dont le Höhepunkt, la culmination, serait le premier accord fff de l’ultime section ; toute l’œuvre semble tendre vers ce point qui précède la résolution finale. Si l’on compare la seconde section de la première partie, la seconde section de la deuxième partie et la troisième section de la quatrième partie, des similitudes et des prolongements apparaissent. Toutes ces sections sont bâties selon les mêmes principes : intensification des figures, augmentation de la dynamique, prédomi-nance des cuivres. À chaque fois, ces passages, qui sont ce que j’appelle des structures thématiques, se projettent dans la section suivante. Qui plus est, ces trois sections semblent poursuivre et amplifier une même directionnalité commune : le tempo va en augmentant, la noire pas-sant de 72 à 100, puis à 126-132, et l’instrumentation, en s’amplifiant : quatre trombones + quatre percussions ; quatre cors, quatre trompettes, quatre trombones + quatre percussions ; quatorze bois, seize cuivres + quatre percussions. Ces sections séparées dans le temps ont donc une orientation commune et poursuivent un même projet.

Partie I, section 2 Partie II, section 2 Partie IV, section 3

Mesures 53-93Tempo : = 724 perc. solistes

4 trombones

Mesures 94-117Tempo : = 1004 perc. solistes

4 cors4 trompettes4 trombones

Mesures 184-223Tempo : = 1264 perc. solistes

3 flûtes2 hautbois + 1 cor anglais1 clarinette mib, 2 clarinettes sib, 2 clarinettes basses2 bassons + 1 contrebasson

4 cors4 trompettes4 trombones

pp / p<mf / f pp / mf<ff pp<fff

Exemple 4

Il est également intéressant de comparer les deux sections à écriture mobile de l’œuvre (II-1 et IV-2). Ces sections possèdent, là encore, des ressemblances et des prolongations. Tout d’abord, à la différence des sections directionnelles que nous venons d’étudier, les sections mobiles s’inscrivent dans un temps flottant, non directionnel. La section II-1 est comme immobile : la dynamique reste pp aux quelques cuivres qui jouent ; il en va de même pour les bois, les trois harpes et le célesta (mal-gré quelques fp aux bois ou f aux harpes et célesta). Les percussionnistes,

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solistes, ont une plus grande marge de manœuvre pour les dynami-ques, ainsi que pour l’exécution d’actions (pour reprendre le terme de Maderna), qui sont dessinées plus que véritablement écrites. Le chef puise dans des réservoirs de figures des pages 9A et 9B, qu’il disposera selon son désir et en mixant ces interventions en fonc-tion de l’acoustique, comme Maderna le demande. L’écoute se fait contemplation, le temps est immobile et l’espace devient une di-mension palpable. La situation de la section IV-2 conserve le même caractère d’immuabilité, tout en amplifiant et en prolongeant les caractéristiques de la section II-1. Les silences qui espaçaient les in-terventions disposées parcimonieusement dans la section II-1 sont remplacés par le continuum des xylophones et des marimbas sempre pp. Sur ce fond sonore, les cordes greffent des accords trillés sff qui s’interrompent sur les indications du chef. Les bois interviennent à leur tour, le chef laissant les cordes autonomes, avant d’indiquer le decrescendo général. Il ne faut pas se méprendre sur la vigueur des figures des cordes et des bois de cette section, pas plus que sur la nature des dynamiques énergiques et sur le decrescendo final. Les figures sont statiques et tournent sur elles-mêmes, en rond. Et c’est parce qu’il en est ainsi que la seule sortie possible de cette situation sera ce fade out, tout droit importé de la musique électronique, qui a tant marqué Maderna comme nombre de compositeurs de sa gé-nération. Donc, même s’il y a une sorte d’amplification dynamique et une opposition franche des percussions, des cordes et des bois, cette section reste flottante, et l’écoute, contemplative.

Je voudrais maintenant examiner les spécificités de la quatrième et dernière partie en les rapportant à la forme générale de Quadrivium (Exemple 5 page suivante).

Comme je le soulignais ci-dessus, cette partie est une sorte de ré-sumé de l’ensemble de l’œuvre, un résumé qui a pour fonction non la simple réitération, mais une reprise transformée et conclusive tout à la fois. En effet, la première section (IV-1) correspond à la pre-mière partie : le rôle principal des quatre percussionnistes solistes et la dynamique évolutive de cette section (pp à fff, puis retour au pp) sont identiques. La deuxième section (IV-2), nous venons de le voir, est comme un prolongement de la section II-1. La section IV-3, qui conduit à la culmination de la partition, poursuit et amplifie les sections I-1 et II-2. Enfin la dernière section, IV-4, conclut par un immense ff sostenuto, qui ira progressivement decrescendo. Dans cette ultime section, on retrouve la prédominance des percussion-nistes. Comme souvent au cours de l’œuvre, une notation souple est

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Exemple 5

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laissée à la discrétion du chef, l’indication en secondes sur la partition n’étant là que pour donner des repères, non pour contraindre. Enfin, le lent et long decrescendo final, outre sa fonction cadentielle évidente, est à rapprocher de celui de la section IV-2 (écriture semi-mobile et decrescendo cadentiel progressif ). Seule la troisième partie de la parti-tion semble isolée, presque repliée sur elle-même. Bien sûr, l’écoute de l’espace et la contemplation auditive à laquelle invite cette partie lente évoquent d’autres moments de l’œuvre. Pour autant, je crois que cette troisième partie a une fonction de repos, qui permet une respiration après les deux premières parties entendues et avant la dernière partie, récapitulative et cadentielle.

En résumé, voici un schéma de l’ensemble de la forme de Quadrivium (Exemple 6 page suivante).

Enfin, et pour conclure l’étude de la forme, je voudrais aussi attirer l’attention sur la façon dont Maderna aide notre écoute, mais aussi no-tre perception de l’articulation formelle, au moyen de l’instrumentation. Chaque section possède son instrumentation spécifique, toujours diffé-rente de celle de la section suivante et/ou de celle qui précède. Précisons que les quatre percussionnistes solistes interviennent dans toutes les parties – à l’exception de la troisième. Cette absence, véritable signal sonore, permet de souligner la particularité de cette troisième partie et de « réserver », comme on dit en cuisine, le quatuor de claviers de la section suivante (Exemple 7 page 158).

S’il fallait trouver un modèle à l’organisation formelle de Quadrivium, je crois qu’il serait à chercher du côté de Jeux de Debussy. En effet, d’un strict point de vue formel, l’œuvre de Maderna possède certaines ca-ractéristiques communes avec celle de Debussy. Jeux progresse des pp initiaux vers la culmination de la valse, avant de se refermer mysté-rieusement. De même, la partition de Debussy, d’un seul tenant, est construite selon le principe de panneaux musicaux qui évoluent sans cesse par le biais de développements continus et s’interrompent pour laisser libre cours à un autre matériau avant de revenir, transformés, poursuivant leur évolution. Certes, l’esthétique et l’écriture de Debussy n’ont rien de comparable avec celles de Maderna. Jeux est une œuvre féline, mobile, dont l’orchestration dose les divisi avec une maestria rarement égalée ; Quadrivium est une œuvre plus massive, plus simple d’écriture par certains aspects, ne serait-ce que parce que la spatialisa-tion exige une certaine simplification de la notation pour la précision de l’exécution. Mais d’un point de vue formel, Jeux et Quadrivium jouent sur une sorte de développement continu, irrigué de moments dont les

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caractéristiques communes créent un réseau mémoriel. Qui plus est, Maderna a été un grand défenseur de la partition de Debussy qu’il a exécutée fréquemment et avec talent7 ; et il était trop musicien pour ne pas avoir été saisi par la modernité formelle de ce chef-d’œuvre de Debussy et pour que ses propres œuvres n’en portent pas trace.

*

Je voudrais étudier, brièvement, quelques aspects du traitement des hauteurs dans Quadrivium. Lorsqu’il compose sa partition, en 1969, Maderna n’en est plus, comme ses collègues Berio, Nono, Stockhausen ou Boulez, à une vision sérielle de l’écriture musicale. Le temps et les expériences ont passé. Surtout pour Maderna qui, comme chef, a créé nombre d’œuvres d’avant-garde. Comme la série généralisée n’est plus de mise, on peut se demander ce qui lui reste de cette expérience. En analysant Quadrivium, on constate assez vite qu’une écriture faite de paramètres traités séparément, puis agglutinés après coup, n’est plus une réalité. Une figure, un bloc sonore, un passage sont des composés de paramètres immédiatement pensés en un tout, et non un assem-blage dont on pourrait retravailler indépendamment l’un des para-mètres a posteriori. Pour autant, Maderna conserve certains acquis de l’écriture sérielle.

Qu’est ce que la musique sérielle aujourd’hui ? Surtout une forma mentis. Ce qui était hier système grammatical, instrument d’organisation, est devenu maintenant une conception du monde de la musique. La notion de sériel se charge de sens multiples et vastes ; elle doit néanmoins demeurer. Car le prin-cipe sériel reste le principe fondamental de la musique actuelle. Il est le seul à se substituer d’une façon profondément convaincante au principe tonal ; il est le seul capable de réaliser une synthèse linguistique intégrale. Et nous le manipulons avec autant de naturel et de liberté, nous le vivons avec autant de force que les Flamands vivaient leurs propres principes d’expression. Est-ce que j’écris pour autant des séries dans le sens « classique » du mot ? Certes, non : j’ai mon propre système grammatical, qui relève du principe sériel, et qui est suffisamment souple, surtout suffisamment abstrait, pour me laisser toute liberté d’y incarner de mille manières mon imagination musicale, qui n’est nullement abstraite. Le système – et chaque compositeur d’aujourd’hui possède le sien propre – doit fournir une base logique à la pensée ; il féconde cette pensée, ne la brime nullement. Voilà bien, au reste, une constante his-torique – je dirais même, une évidence8…

Ces propos de Maderna, tout à fait éclairants, expriment au mieux sa « philosophie compositionnelle ». Une fois acquise la manipulation

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sérielle, puis la série généralisée, Maderna « pense » sériel et peut dès lors organiser, au fur et à mesure de son évolution et de son expérience, une grammaire qui lui est propre, fût-ce d’origine sérielle. Précisons tout de même que Maderna, comme Nono, pense la série non comme une structure immuable, tributaire de la règle de l’éternel retour, mais comme une structure évolutive, qui peut et doit se transformer au fil du parcours de l’œuvre. Cette dernière est une odyssée, et si l’on revient au point de départ, ce n’est qu’après avoir été transformé par le temps9. Prenons quelques exemples afin de préciser la manière du compositeur dans le traitement des hauteurs (Exemple 9 page suivante).

Les mesures 29 à 32 sont significatives d’un mode de traitement des hauteurs, que l’on retrouvera à maintes reprises dans l’ultime manière de Maderna. Comme Berio et Boulez, Maderna fixe les douze sons de la gamme chromatique en un gel qui détermine un « espace harmoni-que ». Les Flûtes 1 et 2 ainsi que la clarinette en mib (indiquée à l’al-lemande, Eskl., dans la partition) interviennent dans un registre que l’on peut réduire ainsi :

Exemple �

Une telle manière de figer les hauteurs va au-delà de l’ordre sériel. Il n’y a pas de son 1, de son 2, etc. L’espace fixe des hauteurs se suffit à lui-même, il est signifiant en tant que tel. Cette technique, très simple au demeurant, n’est pas une invention madernienne. L’analyse d’œuvres

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Exemple �

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de Berg (Suite lyrique) et surtout de Webern (Symphonie op. 21) per-met de trouver de nombreuses situations similaires. Chez Maderna, le gel des registres est en revanche très mouvant et évolutif. Par exemple, si l’on examine ce que joue le xylophone (noté en octave réelle, préci-sons-le) aux mesures 31 et 32, on pourra constater que les notes de sa partie sont fixées à l’intérieur d’une autre répartition des hauteurs que celle des flûtes et de la clarinette.

Exemple 10

Cette nouvelle répartition complète chromatiquement les derniè-res notes jouées par les bois et ne fait entendre aucune hauteur octa-viée. Les gels évolutifs des hauteurs seront constants au cours de l’œu-vre, et Maderna confronte plusieurs types de répartition des hauteurs. Quelquefois, un gel fixe des hauteurs sera entendu en même temps qu’un gel différent, ou qu’une répartition mobile des hauteurs, les oc-taves étant alors inévitables mais non perceptibles, car Maderna a pris soin de répartir les différentes organisations de hauteurs qui se super-posent en différenciant bien les registres (grave, aigu, médium) et/ou les groupes instrumentaux (cuivres, percussions et cordes, par exemple). À cela s’ajoutent une polyphonie et une polyrythmie qui permettent de séparer les strates du discours. À titre d’exemple, voici les mesures 33 à 36 (Exemple 11 page suivante).

L’Exemple 3, examiné ci-dessus, montre une situation complémen-taire de celle de l’Exemple 11. Mesures 73 et 74, les Trombones 1 et 2 jouent des figures en imitation, le Trombone 3 complète ces figures par une sorte de hoquetus. Mesures 75-76, les trombones commen-cent à jouer des accords dans le registre grave de l’instrument – le Trombone 4 est un trombone-basse. De la mesure 73 à la mesure 74, les Percussionnistes II et III jouent chacun trois sons aux timbales. Ces six sons fixes s’opposent aux hauteurs mobiles des quatre trombones ; l’écriture polyphonique et la répartition des timbres (à laquelle il faut ajouter les interventions des Percussionnistes I et IV) permettent la superposition de ces différentes couches sans qu’aucune impression d’anarchie sonore ne se fasse ressentir.

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Exemple 11

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L’écriture des blocs sonores obéit à une même souplesse de com-plémentarité chromatique et de notes communes. Les mesures 110 à 113 présentent une situation caractéristique de l’œuvre. L’Exemple 12 montre la réduction des accords entendus durant ces mesures. Chaque bloc de trois sons est distribué (de bas en haut) à un trom-bone, à un cor et à une trompette. Les chiffres romains indiquent l’appartenance des cuivres à tel ou tel groupe orchestral (page sui-vante).

Ni la réduction chromatique (notes entre crochets, Exemple 12), ni l’étude des esquisses de Maderna ne m’ont permis de retrou-ver les déductions par lesquelles Maderna a construit ces accords. Mais, même sans retrouver la méthode exacte, on peut constater deux choses :

1. Certains accords sont construits sur une même suite d’inter-valles, quand bien même transposés (voir réduction des accords 1 et 16, 5 et 10, 14 et 20, etc.) ;

2. Si l’on suit la ligne supérieure de ces accords (jouée par les Trompettes 1, 2, 3 et 4 alternativement), on s’aperçoit que celle-ci est organisée selon un gel fixe des hauteurs qui ne changera qu’au trente et unième accord, à la mesure 113. Il est donc probable que Maderna a pensé cette « crête supérieure » comme une ligne de per-ception sous laquelle se greffent des sons régis sinon selon une rè-gle post-sérielle, du moins par un empirisme atonal, marque de la forma mentis évoquée plus haut.

Un autre aspect de l’écriture verticale se rencontre aux bois dans la double page 9A (Exemple 13 page 166).

J’ai retranscrit dans cet exemple quelques-unes des figures-fu-sées que l’on trouve dans ces pages. Je crois que cette écriture, tou-te en mixtures faussement parallèles, est assez caractéristique de la fin des années 1960. Boulez (Figure-Doubles-Prismes, version de 1964-1968), Berio (Sinfonia, 1968), Maderna (celui de la dernière manière) et Stockhausen (Trans, 1971) sont parmi les premiers à utiliser cette technique de façon récurrente10.

Souvent Maderna mélange contrepoint et harmonie d’une maniè-re tout à fait originale. La section III-1 est ainsi construite à partir de blocs harmoniques qui se font et se défont pour chaque groupe de cordes, l’ensemble de ces groupes étant régi par des règles contra-puntiques. Voici la réduction des mesures 119 à 123, confiées aux cordes des Groupes I et II (Exemple 14 pages 167 et 168).

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Exemple 12

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Exemple 13

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Au Groupe I, trois blocs harmoniques se construisent progressi-vement, comme un arpège égrainé lentement. Le premier, mesures 119 et 120, est un cluster chromatique. Placé sur un registre plus large, le deuxième, déployé tout aussi progressivement, mesures 121 et 122, n’est pas construit sur un total chromatique. Le troisième, mesure 123 avec sa levée, correspond au premier accord par sa répartition dans le registre et son chromatisme intégral. L’épellation des hauteurs est dif-férente, même si les registres des notes sont identiques. À l’examen des blocs harmoniques du Groupe II, on constate que les mêmes principes de présentation sont employés (épellation, jeu de registres) ; on remar-quera néanmoins que les gels des hauteurs sont différents de ceux du Groupe I, même s’il y a quelques notes communes aux deux groupes.

Exemple 14a

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Les mêmes principes d’orga-nisation seront mis en œuvre aux Groupes III et IV, et je ne crois pas nécessaire de poursuivre le relevé. En revanche, il me semble impor-tant de préciser que les quatre blocs sont régis par le contrepoint. En ef-fet, la section III-1 est un immense canon : les mesures 119 à 123 du Groupe I seront reprises mesures 128-132 au Groupe III ; les mesu-res 120 à 128 du Groupe II, aux me-sures 129-137 du Groupe IV ; les mesures 121 à 127 du Groupe III, aux mesures 130-136 du Groupe I ; enfin, les mesures 124 à 126 du Groupe IV, aux mesures 139-141 du Groupe II. Voici un schéma qui résume l’ensemble du processus :

Exemple 15Partie III, Section 1

Les groupes instrumentaux sont spatialisés et cette spatialisation per-met, surtout si les groupes sont bien séparés les uns des autres, de mieux révéler le contrepoint mis en œu-vre.

Pour conclure cette étude ra-pide et forcément incomplète de l’organisation des hauteurs dans Quadrivium, notons que l’ultime section de la partition sera aussi structurée selon des règles contra-puntiques. Quarante blocs sonores se succèdent durant cette section. Tous formés de douze sons, ces blocs sont enchaînés en une suite de cent soixante battues. Voici une M

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Exemple 1� Partie IV, section 4

*La présentation d’une œuvre

comme Quadrivium dépasse le cadre qui nous est imparti. Une telle partition, infiniment riche et complexe, prouve bien que Bruno Maderna n’est pas ce compositeur brouillon et peu accompli que beaucoup voudraient voir en lui. Comme nombre de ses collègues, il a composé des œuvres plus ou moins intéressantes, c’est certain. Mais celles qui sont abouties (et elles sont nombreuses) démon-trent combien Maderna est un compositeur de tout premier or-dre. L’urgence de la maladie dont il se savait atteint l’a même incité à brûler ses derniers feux de créateur avec une énergie farouche qui force l’admiration. Et les chefs-d’œuvre qui se succèdent de 1969 à sa mort sont tous empreints d’une puissan-ce et d’une générosité lumineuse qui étonnent, venant d’un hom-me qui se savait condamné. Pour autant, je ne voudrais pas conclure sur une note biographique quel-que peu larmoyante. Cela ne ren-drait pas justice à un compositeur que je crois particulièrement ins-piré et novateur. Cela ne rendrait

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pas non plus hommage à un homme qui a su aussi servir la musique des autres, pour la faire connaître, en dirigeant infatigablement, jusqu’au bout de son existence, de nombreux concerts. Cet homme qui savait, dans ses œuvres et durant les concerts qu’il dirigeait, donner sans comp-ter, mérite plus que l’estime et le respect. Il force l’admiration.

Comment, au moment de conclure, donner un ultime regard sur Quadrivium ?

Maderna est un personnage complexe, multiple et contradictoire, comme le sont souvent les personnalités riches. Son œuvre ne peut se réduire à un modernisme échevelé et radical qui ferait table rase du passé. Dans l’avant-propos de sa partition, Maderna écrit : « L’intention du compositeur est d’intéresser et de divertir l’auditeur, pas d’épater le bourgeois » (nous soulignons). Ayant créé nombre d’œuvres de ses collègues contemporains, Maderna semble s’être lassé des attitudes de certains, de leurs discours et de leur modernisme criard. Véritable connaisseur d’un vaste répertoire, praticien hors norme (même si quel-quefois désinvolte à force de vouloir tout faire), il était trop attaché au fait musical pour jouer à l’artiste, lancer des propos faussement révolu-tionnaires ou feindre de croire qu’une ère nouvelle se créait à partir de son œuvre11. Dans un article, Maderna déclarait : « Il ne peut y avoir de brèches, de ruptures dans une civilisation : c’est une impossibilité ontologique. Les cultures ne sont pas des abstractions ni des choses : ce sont des faits humains. Les révolutions sont elles-mêmes enraci-nées dans la continuité, et si elles brisent le cours des choses, dans le même temps, elles confirment cette continuité12. » Maderna serait-il pour autant un créateur prudent, adepte d’une modernité tiède et en demi-teinte ? Rien ne serait plus inexact. Maderna ne croit pas à cette rupture mythique qui voudrait que la musique atonale, puis sérielle, soit radicalement différente de celle des siècles passés – cette vision erronée n’étant partagée que par les réactionnaires qui ne veulent pas entendre la musique contemporaine (de Schoenberg à aujourd’hui) et par les radicaux qui pensent que l’on n’est pas allé assez loin dans l’élimination de toute trace d’un passé forcément anti-moderne (autre mythe stérile et destructeur). Après avoir pratiqué le sérialisme inté-gral, Maderna est convaincu que la tabula rasa est une utopie et que c’est dans la culture musicale, et à partir d’elle, que se créent de nou-velles formes de langage, et donc d’expression13. Dans l’article déjà cité, Maderna déclarait : « Quant aux bouleversements qu’a connus l’histoire moderne de la musique, est-il besoin de rappeler leurs raci-nes profondes, leur logique interne, leur lent mûrissement, leurs signes

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avant-coureurs chez un Wagner, un Debussy, chez lesquels le système tonal se trouve déjà condamné à mort14 ? » Tout est résumé dans cette déclaration qui aurait pu être prononcée par Berio, par Boulez et sans doute, aujourd’hui, par Lachenmann.

Si la musique de l’école sérielle viennoise de la première moitié du xxe siècle a été déterminante, le studio électro-acoustique ne le fut pas moins pour Maderna, comme pour la plupart de ses collègues de la même génération. Une fois de plus, ses propos sont éclairants : « La rencontre avec les moyens électroniques a véritablement bouleversé mes rapports avec le matériau musical. À tel point que je dus réorga-niser totalement mon métabolisme intellectuel de compositeur. » La pratique d’une forme de combinatoire sérielle, puis de la manipula-tion de matériaux sonores que l’on façonne en studio, un peu comme les artistes plasticiens travaillent la matière, ont transformé la relation que les compositeurs nés dans les années 1920 pouvaient avoir avec le phénomène sonore. Le travail sur le matériau musical, tout d’abord préparé puis organisé, avant d’être combiné, leur a permis de prendre conscience de la relativité de ce matériau ; c’est à chacun, en fonction de l’organisation choisie, d’en révéler les qualités par une figuration et une disposition temporelle. Les relations structurelles ne sont pas fi-gées et se définissent selon des critères mobiles et variants. Une prise de conscience progressive de la nature profonde d’un matériau pluriel, de la relativité des rapports et des structures, amène des compositeurs comme Maderna à concevoir des œuvres mobiles et variables. Ouvertes, pour reprendre le terme d’Umberto Ecco (l’opera aperta). « Ouverture nécessaire de la pensée créatrice de notre temps, à laquelle on devait logiquement aboutir », écrivait Maderna15. Et le compositeur prend soin de préciser immédiatement que la pratique des formes ouvertes est une « acquisition importante, voire périlleuse, car cette manipulation de l’imprévisible doit conduire à l’éclosion, à la floraison de beautés que le compositeur a voulues multiples et sans cesse nouvelles ; à une glorification de la forme donc, et non à sa négation16 ». Cette mise au point aboutit même à cette boutade : « Je suis contre les formes qui sont contre les formes17. » Donc, il ne s’agit pas pour Maderna, lors-qu’il mélange dans Quadrivium différents modes de notation, d’opposer une écriture structurée à une autre qui serait aléatoire. La nature pro-fonde, la logique d’une syntaxe que je qualifierai, pour faire simple, de post-sérielle, l’essence de ce matériau, conduit logiquement Maderna à pratiquer différentes formes de notations, que celles-ci soient fixes ou mobiles. Il n’y a ni contradiction ni hasard, mais au contraire une

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pensée conséquente, qui fait aboutir les logiques d’un matériau mis en action.

En conclusion, je voudrais me pencher sur le titre Quadrivium, tant il traduit une part importante de l’homme et du musicien Maderna. Si la définition latine du mot signifie le lieu où quatre chemins abou-tissent, un carrefour, dans l’enseignement antique puis médiéval, le quadrivium désignait également les quatre arts dits mathématiques : l’arithmétique (la science des nombres), la géométrie (la science des formes), l’astrologie et plus tardivement l’astronomie (la science des corps célestes en action), ainsi que la musique (la science des nombres en action, en harmonie).

Exemple 1�Symboles du quadrivium (xvie siècle)

Le quadrivium se distingue du trivium qui comprend l’enseignement de la grammaire, de la logique (ou de la dialectique) et de la rhétorique. Ces deux domaines d’enseignement, issus de la Grèce antique, visaient à former un esprit libre, capable de penser par lui-même, au-delà de tout dogme et de tout sentimentalisme, lesquels ne peuvent que réduire les capacités de jugement et d’élaboration. Trivium et quadrivium sont donc des domaines qui croisent des enseignements pour les mettre en relation, ils forment ce qu’on appelle les arts libéraux. Plus on se rap-

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proche de la Renaissance, plus les marques de l’enseignement du qua-drivium sont perceptibles dans les arts visuels, l’architecture et la mu-sique. Des cathédrales ou des bâtiments ont été calculés et construits selon des intervalles musicaux jugés harmonieux. De même, des œu-vres ont été composées selon des configurations arithmétiques ou se-lon les proportions de bâtiments. Maderna ne pouvait ignorer le motet Nuper rosarum flores que Guillaume Dufay a composé selon les propor-tions de la cathédrale de Florence, à laquelle l’œuvre est dédiée et où elle fut créée18. Le titre Quadrivium est donc un hommage évident de Maderna aux compositeurs franco-flamands, polyphonistes adeptes de la transcription du nombre en musique. Qui plus est, l’écriture souvent polyphonique de la partition rend hommage à ces compositeurs aux-quels il vouait une admiration indéfectible. Pour preuve, je me dois de mentionner la transcription par Maderna, pour chœurs et orchestre, du Magnificat quarti toni à quatre voix de Josquin Desprez.

La figure du carré, qui symbolise le carrefour des connaissances que constitue le quadrivium, est une figure géométrique familière à Maderna19. À plusieurs reprises, celui-ci a dit combien cette figure et le chiffre 4 lui semblaient « magiques ». Une telle fascination l’a amené à concevoir une œuvre qui rendrait pleinement hommage à ce chiffre, non plus seulement, comme dans les Vier Briefe, du point de vue des structures sérielles organisées en carrés, mais en utilisant le 4 comme Gestalt. Dans Quadrivium, le chiffre 4 se retrouve à tous les niveaux d’organisation : la nomenclature – quatre familles instrumentales : bois, cuivres, percussions (auxquelles harpes et célesta sont affiliés) et cor-des –, le nombre des solistes (quatre percussionnistes), les quatre grou-pes instrumentaux répartis dans la salle ou sur scène, les quatre parties de la forme… Il y a quelque chose qui relève du jeu dans cette omni-présence du chiffre 4, un peu à la manière d’un Italo Calvino, qui savait jouer des contraintes qu’il avait créées pour, paradoxalement, mieux libérer et développer son imagination.

La référence de Maderna aux arts libéraux me semble tout à fait re-présentative du personnage. L’homme, pétri d’une vaste culture, doué de talents multiples, ne se voulait inféodé à personne ni à quoi que ce fût. Esprit libre, comme le prouve la manière très originale avec laquelle il concevait le sérialisme, Maderna était un indépendant. Certes, il avait des principes (ses œuvres l’attestent), mais il n’était pas pour autant un dogmatique. Il se réclamait du plaisir des sens et de l’intelligence, de la culture et de la spontanéité. Dirigeant lui-même ses propres com-positions, il a pu développer son catalogue de manière indépendante,

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sans avoir à en référer à personne, et ne voulait surtout pas cautionner ses œuvres par une quelconque justification. Le prix à payer est lourd aujourd’hui car, comme tous ses collègues qui sont à la fois chefs et compositeurs, peu d’interprètes se risquent dans l’étude et l’exécution de son œuvre. Qui plus est, les partitions de Maderna apparaissent aujourd’hui trop complexes, surtout à une époque où les temps de ré-pétitions se réduisent pour des raisons budgétaires. Bien sûr, une par-tition comme Quadrivium demande un investissement différent, hors des habitudes et de la routine. Mais ses indications sont pragmatiques, simples et applicables telles quelles. Monter une telle partition ne de-mande que de la bonne volonté, un esprit curieux ainsi qu’une simple ouverture d’esprit. Aussi éloigné des réalisations hautaines se refusant à l’auditeur que de celles qui se contentent de rabâcher les vieilles lunes néoconsonantes, Quadrivium est une œuvre généreuse qui sait donner tout en conservant la part de secret qui invite à d’autres écoutes. C’est une œuvre magistrale, éclatante, qui délivre un espace foisonnant et dynamique. C’est aussi l’œuvre d’un homme libre qui avait su dévelop-per son univers et qui voulait nous le faire partager. Quand j’entends Quadrivium, j’entends la musique d’un homme qui nous accueille les bras ouverts. Un homme de partage et de générosité. Pour cet hom-me, la modernité est une chance de découverte, un plaisir à partager en commun. Un tel homme est rare et ses œuvres nous le font revivre. C’est une chance.

Frédéric Durieux

Notes

1. Pour cet article, j’ai bénéficié de l’aide des Archives Bruno Maderna de l’Univer-sité de Bologne. J’ai pu avoir accès aux esquisses de Quadrivium qui sont regroupées sous la cote M 49. Je tiens à remercier les Archives Bruno Maderna pour leur aide et tout particulièrement Nicola Verzina pour les renseignements fournis.

2. Cette période recouvre les années 1967-1969 à 1973.3. « Je ne cesse d’étudier, pour ma joie personnelle, pour mes concerts et, surtout

pour l’enrichissement de ma pensée de compositeur, les œuvres de mes vrais maî-tres, les polyphonistes flamands », déclarait Bruno Maderna, in « La révolution dans la continuité » (1965), en réponse à une enquête d’André Boucourechliev sur le sérialisme. Les propos de Maderna sont regroupés et repris dans le programme du Festival d’Automne à Paris, Bruno Maderna / Heinz Holliger, Paris/Genève, Festival d’Automne/Contrechamps, 1991, p. 35-36.

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4. À ma connaissance, l’œuvre n’a jamais été donnée avec une spatialisation des groupes orchestraux autour du public, que l’œuvre fût dirigée par Maderna ou par un autre chef.

5. « Une mauvaise exécution de musique contemporaine laisse des traces plus pro-fondes que quatre belles exécutions » (« Una conversazione di Bruno Maderna con George Stone e Alan Stout » (1970), in Bruno Maderna, documenti, Milan, Suvini Zerboni, 1985, p. 96).

�. Précisons que ces pages sont regroupées sous le numéro de mesure 93 bis.�. L’Ina possède dans ses archives un enregistrement d’un concert dirigé par

Maderna dans les années 1960, à la tête de l’Orchestre national de Radio-France. L’exécution de Maderna de Jeux durant ce concert est tout à fait frappante. Pourquoi ce concert ne serait-il pas édité en CD ?

�. Maderna Bruno, « La révolution dans la continuité », op. cit., p. 35.�. Pour éclairer cet aspect de l’écriture de Maderna, je ne peux que renvoyer le

lecteur à l’excellent ouvrage de Nicola Verzina, Bruno Maderna, Étude historique et critique, Paris, L’Harmattan, 2003.

10. Rappelons que ces figures en blocs vifs parallèles seront l’une des figures cen-trales de Rituel in memoriam Bruno Maderna (1974-1975).

11. Maderna devait bien souvent s’amuser, ou être agacé, par les poses de révolu-tionnaire, prises par certains, lui qui avait participé à la résistance italienne contre le fascisme, durant les années 1943-1944. Sur le plan de l’engagement moral et intel-lectuel, Maderna n’avait de leçon à recevoir de personne. Précisons que cette note ne vise en rien Luigi Nono.

12. Maderna Bruno, « La révolution dans la continuité », op. cit., p. 35.13. Attention, que l’on me comprenne bien : je ne considère pas le sérialisme inté-

gral comme une rupture. Celui-ci est une remise à plat, un moment donné de l’his-toire musicale. Un passage qui permet de reconsidérer l’écriture et l’écoute musicale. Ce n’est certainement pas une éradication.

14. Maderna Bruno, « La révolution dans la continuité », op. cit., p. 35.15. Ibid., p. 36.1�. Id.1�. Id.1�. Voir la note 3.1�. Voir l’analyse très complète des Vier Briefe, in Verzina Nicola, Bruno Maderna,

Étude historique et critique, op. cit.

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