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UFR droit Année universitaire 2019/2020 Droit constitutionnel et institutions politiques – La V e République Cours de M. Tourbe

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UFR droit Année universitaire 2019/2020

Droit constitutionnel et institutions politiques – La Ve République Cours de M. Tourbe

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UFR droit Année universitaire 2019/2020

Droit constitutionnel et institutions politiques – La Ve République Plan du cours et indications bibliographiques

Professeur : Maxime Tourbe

I. Plan du cours Introduction : Naissance et évolution de la Ve République

Section 1 : L’adoption de la Constitution de 1958 Section 2 : Aperçu d’histoire institutionnelle et politique de la Ve République

Titre I : La souveraineté Chapitre I : Les modes d’exercice de la souveraineté Section 1 : L’exercice de la souveraineté par les représentants

§1. Représentés et représentants §2. Le rôle des partis politiques

Section 2 : L’expression directe de la souveraineté : le référendum

§1. La restauration du référendum en 1958 §2. La marginalisation du référendum dans la pratique

Chapitre II : Le partage de la souveraineté

Section 1 : L’organisation décentralisée de la République Section 2 : La participation de la République à l’Union européenne Titre II : Les pouvoirs constitués Chapitre I : L’Exécutif

Section 1 : Le statut de l’Exécutif sous la Ve République

§1. Le Président de la République A. Le mode de désignation B. L’exercice des fonctions C. La responsabilité du Président de la République

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§2. Le Gouvernement A. Le mode de désignation B. L’organisation du Gouvernement C. La responsabilité des membres du Gouvernement

Section 2 : Les pouvoirs de l’Exécutif sous la Ve République

§1. Les pouvoirs du Président de la République A. La définition de la fonction présidentielle (art. 5C) B. Les attributions constitutionnelles du Président de la République

§2. Les pouvoirs du Premier ministre et du Gouvernement A. La responsabilité de la politique de la nation B. L’exercice du pouvoir réglementaire C. La direction de l’Administration

Chapitre II : Le Parlement Section 1 : L’institution parlementaire

§1. Le statut des parlementaires A. Le mode de désignation B. Les conditions d’exercice du mandat

§2. Les fonctions du Parlement

A. Le vote de la loi B. Le contrôle de l’action du Gouvernement C. L’évaluation des politiques publiques

Section 2 : Un Parlement rabaissé

§1. La réussite du parlementarisme rationalisé A. La limitation des compétences du Parlement B. La maîtrise par le Gouvernement du travail parlementaire C. L’intervention du peuple

§2. Les tentatives de revalorisation du Parlement

A. La révision constitutionnelle de 1995 B. La révision constitutionnelle de 2008

Chapitre III : Le pouvoir juridictionnel

Section 1 : Le Conseil constitutionnel

§1. Présentation du Conseil constitutionnel A. L’organisation du Conseil constitutionnel B. L’évolution du Conseil constitutionnel

§2. Les fonctions du Conseil constitutionnel A. Les fonctions autres que le contrôle des lois B. Le contrôle de constitutionnalité des lois

Section 2 : Les juridictions « ordinaires »

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II. Indications bibliographiques

Rappel : le cours de droit constitutionnel est un cours annuel. Par conséquent, se référer aux indications bibliographiques mentionnées dans le fascicule de travaux dirigés du premier semestre. S’agissant plus spécifiquement de la Ve République, on peut notamment ajouter à ces références :

• Histoire constitutionnelle de la Ve République CHEVALLIER J.-J., CARCASSONNE G., DUHAMEL O., BENETTI J., Histoire de la Ve République : 1958-2015, Dalloz, 16e éd., 2017

• Texte constitutionnel commenté CARCASSONNE G., GUILLAUME M., La Constitution, Seuil, 15e éd., 2019

RENOUX T., DE VILLIERS M., MAGNON X., Code constitutionnel, LexisNexis, 9e éd., 2018

• Revues spécialisées - Revue française de droit constitutionnel (PUF - trimestriel) - Constitutions (Dalloz – trimestriel) - Titre VII (revue du Conseil constitutionnel en ligne – semestriel. Ancien titre : Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel)

• Ressources électroniques Quelques blogs de spécialistes de droit constitutionnel :

- blog.juspoliticum.com (le blog de la revue Jus Politicum, revue internationale de droit constitutionnel) - laconstitution.fr (Pr. Pascal Jan) - constitutiondecodee.blog.lemonde.fr (« La Constitution décodée », Pr. Jean-Philippe Derosier)

III. Explications méthodologiques V. le fascicule de travaux dirigés du premier semestre (méthodologie de la dissertation et du commentaire de texte).

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Droit constitutionnel et institutions politiques – La Ve République

Cours de M. Tourbe

Séance n° 1 :

Présentation générale

• Présentation du programme des séances de travaux dirigés • Présentation des règles du jeu et des modalités de contrôle des connaissances

� TRAVAIL DEMANDÉ :

- Relire les indications méthodologiques contenues dans les documents du 1er semestre

- Lire attentivement les documents fournis. - Réaliser un travail d’analyse des documents 2 et 3 à la lumière des Constitutions

de 1875 et de 1946, afin de formuler une appréciation sur la lecture par Jules Grévy et Vincent Auriol de la logique institutionnelle issue de ces textes. Ce travail dont la restitution sera orale n’en est pas moins obligatoire

� DOCUMENTS Thème général : la présidence de la République à travers l’histoire constitutionnelle française1

• Document 1 : Discours de Jules Grévy devant l’Assemblée nationale constituante, 6 octobre 1848

• Document 2 : Message du Président Jules Grévy au Sénat, 6 février 1879 • Document 3 : Déclaration du Président Vincent Auriol, 15 novembre 1951

1 Ce bref échantillon est conçu comme une piqûre de rappel à l’attention des étudiants sur le caractère annuel de ce cours de droit constitutionnel. Autrement dit, le cours dispensé au premier semestre est supposé acquis. Le programme de ce deuxième semestre relatif au système constitutionnel de la Ve République serait proprement incompréhensible sans les connaissances élémentaires relatives à la théorie générale de l’État et à l’histoire constitutionnelle française.

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• Document 1 : Discours de Jules Grévy devant l’Assemblée nationale constituante, 6 octobre 1848, prononcé à l’occasion de l’examen de sa proposition d’amendement au projet de Constitution

Texte de l’amendement : « L'Assemblée nationale délègue le pouvoir exécutif à un citoyen qui prend le titre de président du conseil des ministres, élu pour un temps limité et qui est toujours révocable. » Discours : « [...] Le président de la République a tous les pouvoirs de la royauté : il dispose de la force armée ; il nomme aux emplois civils et militaires ; il dispense toutes les faveurs ; il a tous les moyens d'action, toutes les forces actives qu'avait le dernier roi. Mais ce que n'avait pas le roi, et qui mettra le président de la République dans une position bien autrement formidable, c'est qu'il sera l'élu du suffrage universel ; c'est qu'il aura la force immense que donnent des millions de voix. Il aura de plus, dans l'Assemblée, un parti plus ou moins considérable. Il aura donc toute le force matérielle dont disposait l'ancien roi et il aura de plus une force morale prodigieuse ; en somme il sera bien plus puissant que n'était Louis-Philippe. Je dis que le seul fait de l'élection populaire donnera au président de la République une force excessive. Oubliez-vous que ce sont les élections de l'an X qui ont donné à Bonaparte la force de relever le trône et de s'y asseoir ? Voilà le pouvoir que vous élevez ! Et vous dites que vous voulez fonder une république démocratique ? Que feriez-vous de plus, si vous vouliez, sous un nom différent, restaurer la monarchie ? Un semblable pouvoir, conféré à un seul, quelque nom qu'on lui donne, roi ou président, est un pouvoir monarchique ; et celui que vous élevez est plus considérable que celui qui a été renversé. Il est vrai que ce pouvoir, au lieu d'être héréditaire, sera temporaire et électif, mais il n'en sera que plus dangereux pour la liberté. Êtes-vous bien sûrs que, dans cette série de personnages qui se succéderont tous les quatre ans au trône de la présidence, il n'y a aura que de purs républicains empressés d'en descendre ? Êtes-vous bien sûrs qu'il ne se trouvera jamais un ambitieux tenté de s'y perpétuer ? Et si cet ambitieux est un homme qui a su se rendre populaire, si c'est un général victorieux, entouré de ce prestige de la gloire militaire auquel les Français ne savent pas résister ; si c'est le rejeton d'une des familles qui ont régné sur la France, et s'il n'a jamais renoncé expressément à ce qu'il appelle ses droits ; si le commerce languit, si le peuple souffre, s'il est dans un de ces moments de crise où la misère et la déception le livrent à ceux qui cachent, sous des promesses, des projets contre sa liberté, répondez-vous que cet ambitieux ne parviendra pas à renverser la République ? »

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• Document 2 : Message du Président Jules Grévy au Sénat, 6 février 1879 « Messieurs les sénateurs, L'Assemblée nationale, en m'élevant à la présidence de la République, m'a imposé de grands devoirs. Je m'appliquerai sans relâche à les accomplir, heureux si je puis, avec le concours sympathique du Sénat et de la Chambre des députés, ne pas rester au-dessous de ce que la France est en droit d'attendre de mes efforts et de mon dévouement. Soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire, je n'entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels. Dans les projets de loi qu'il présentera au vote des Chambres et dans les questions soulevées par l'initiative parlementaire, le Gouvernement s'inspirera des besoins réels, des voeux certains du pays, d'un esprit de progrès et d'apaisement ; il se préoccupera surtout du maintien de la tranquillité, de la sécurité, de la confiance, le plus ardent des voeux de la France, le plus impérieux de ses besoins. Dans l'application des lois, qui donne à la politique générale son caractère et sa direction, il se pénétrera de la pensée qui les a dictées ; il sera libéral, juste pour tous, protecteur de tous les intérêts légitimes, défenseur résolu de ceux de l'État. Dans sa sollicitude pour les grandes institutions qui sont les colonnes de l'édifice social, il fera une large part à notre armée, dont l'honneur et les intérêts seront l'objet constant de ses plus chères préoccupations. Tout en tenant un juste compte des droits acquis et des services rendus, aujourd'hui que les deux grands pouvoirs sont animés du même esprit, qui est celui de la France, il veillera à ce que la République soit servie par des fonctionnaires qui ne soient ni ses ennemis, ni ses détracteurs. Il continuera à entretenir et à développer les bons rapports qui existent entre la France et les puissances étrangères, et à contribuer ainsi à l'affermissement de la paix générale. C'est par cette politique libérale et vraiment conservatrice que les grands pouvoirs de la République, toujours unis, toujours animés du même esprit, marchant toujours avec sagesse, feront porter ses fruits naturels au gouvernement que la France, instruite par ses malheurs, s'est donné comme le seul qui puisse assurer son repos et travailler utilement au développement de sa prospérité, de sa force et de sa grandeur.

• Document 3 : Déclaration du Président Vincent Auriol, 15 novembre 1951 « Je regrette de contrarier ceux qui voudraient faire de la Présidence de la République une magistrature passive, silencieuse, de pure présentation. Mais la constitution m’a confié des responsabilités que j’entends assurer scrupuleusement et complètement. J’ai déclaré, dès mon installation, que je ne serais ni un Président-soliveau, ni un Président personnel. Entre le mutisme, le laisser-aller et la décision, l’action effective réservée au gouvernement responsable, il y a place pour une magistrature morale dont on a parlé, pour ce pouvoir de conseil, d’avertissement, de conciliation qui doit être celui du chef de l’État, sensible et attentif – au-delà des courants superficiels et passagers et au-dessus des heurts des partis – à la volonté profonde et permanente du pays. Défendre l’État, la constitution, ses institutions et en même temps les intérêts permanents de la France que cet État représente, c’est ainsi que je conçois mon rôle. »

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Droit constitutionnel et institutions politiques – La Ve République

Cours de M. Tourbe

Séance n° 2 : Les origines de la Ve République

DOCUMENTS JOINTS :

• Document 1 : Charles de Gaulle, Discours prononcé à Bayeux le 16 juin 1946 • Document 2 : Loi constitutionnelle du 3 juin 1958 portant dérogation transitoire

aux dispositions de l’article 90 de la Constitution • Document 3 : Michel Debré, Discours devant le Conseil d'État, 27 août 1958

• Document 4 : Didier Maus, « La genèse de la Constitution de 1958 » (source : ancien site internet du Conseil constitutionnel)

• Document 5 : Nicolas Rousselier, « La Constitution de 1958 allait-elle dans le “sens de l’Histoire” ? », Titre VII, n° 1, septembre 2018

TRAVAIL DEMANDÉ :

Ø Dissertation : « Les conditions d’adoption de la Constitution de 1958 »

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• Document 1 : Charles De Gaulle, Discours prononcé à Bayeux le 16 juin 1946 (extraits)

[…] Au cours d'une période de temps qui ne dépasse pas deux fois la vie d'un homme, la France fut envahie sept fois et a pratiqué treize régimes, car tout se tient dans les malheurs d'un peuple. […] Il y a là un fait patent, qui tient au tempérament national, aux péripéties de l'Histoire et aux ébranlements du présent, mais dont il est indispensable à l'avenir du pays et de la démocratie que nos institutions tiennent compte et se gardent, afin de préserver le crédit des lois, la cohésion des gouvernements, l'efficience des administrations, le prestige et l'autorité de l'État. […] Certes, il est de l'essence même de la démocratie que les opinions s'expriment et qu'elles s'efforcent, par le suffrage, d'orienter suivant leurs conceptions l'action publique et la législation. Mais aussi tous les principes et toutes les expériences exigent que les pouvoirs publics : législatif, exécutif, judiciaire, soient nettement séparés et fortement équilibrés et, qu'au-dessus des contingences politiques, soit établi un arbitrage national qui fasse valoir la continuité au milieu des combinaisons. Il est clair et il est entendu que le vote définitif des lois et des budgets revient à une Assemblée élue au suffrage universel et direct. Mais le premier mouvement d'une telle Assemblée ne comporte pas nécessairement une clairvoyance et une sérénité entières. Il faut donc attribuer à une deuxième Assemblée, élue et composée d'une autre manière, la fonction d'examiner publiquement ce que la première a pris en considération, de formuler des amendements, de proposer des projets. Or, si les grands courants de politique générale sont naturellement reproduits dans le sein de la Chambre des Députés, la vie locale, elle aussi, a ses tendances et ses droits. Elle les a dans la Métropole. Elle les a, au premier chef, dans les territoires d'outre-mer, qui se rattachent à l'Union Française par des liens très divers. Elle les a dans cette Sarre à qui la nature des choses, découverte par notre victoire, désigne une fois de plus sa place auprès de nous, les fils des Francs. L'avenir des 110 millions d'hommes et de femmes qui vivent sous notre drapeau est dans une organisation de forme fédérative, que le temps précisera peu à peu, mais dont notre Constitution nouvelle doit marquer le début et ménager le développement. Tout nous conduit donc à instituer une deuxième Chambre dont, pour l'essentiel, nos Conseils généraux et municipaux éliront les membres. Cette Chambre complétera la première en l'amenant, s'il y a lieu, soit à réviser ses propres projets, soit à en examiner d'autres, et en faisant valoir dans la confection des lois ce facteur d'ordre administratif qu'un collège purement politique a forcément tendance à négliger. Il sera normal d'y introduire, d'autre part, des représentants, des organisations économiques, familiales, intellectuelles, pour que se fasse entendre, au-dedans même de l'État, la voix des grandes activités du pays. Réunis aux élus des assemblée locales des territoires d'outre-mer, les membres de cette Assemblée formeront le grand Conseil de l'Union française, qualifié pour délibérer des lois et des problèmes intéressant l'Union, budgets, relations extérieures, rapports intérieurs, défense nationale, économie, communications. Du Parlement, composé de deux Chambres et exerçant le pouvoir législatif, il va de soi que le pouvoir exécutif ne saurait procéder, sous peine d'aboutir à cette confusion des pouvoirs dans laquelle le Gouvernement ne serait bientôt plus rien qu'un assemblage de délégations. Sans doute aura-t-il fallu, pendant la période transitoire où nous sommes, faire élire par l'Assemblée nationale constituante le président du Gouvernement provisoire, puisque, sur la table rase, il n'y avait aucun autre procédé acceptable de

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désignation. Mais il ne peut y avoir là qu'une disposition du moment. En vérité, l'unité, la cohésion, la discipline intérieure du Gouvernement de la France doivent être des choses sacrées, sous peine de voir rapidement la direction même du pays impuissante et disqualifiée. Or, comment cette unité, cette cohésion, cette discipline, seraient-elles maintenues à la longue si le pouvoir exécutif émanait de l'autre pouvoir auquel il doit faire équilibre, et si chacun des membres du Gouvernement, lequel est collectivement responsable devant la représentation nationale tout entière, n'était, à son poste, que le mandataire d'un parti? C'est donc du chef de l'État, placé au-dessus des partis, élu par un collège qui englobe le Parlement mais beaucoup plus large et composé de manière à faire de lui le président de l'Union française en même temps que celui de la République, que doit procéder le pouvoir exécutif. Au chef de l'État la charge d'accorder l'intérêt général quant au choix des hommes avec l'orientation qui se dégage du Parlement. À lui la mission de nommer les ministres et, d'abord, bien entendu, le Premier, qui devra diriger la politique et le travail du Gouvernement. Au chef de l'État la fonction de promulguer les lois et de prendre les décrets, car c'est envers l'État tout entier que ceux-ci et celles-là engagent les citoyens. À lui la tâche de présider les Conseils du Gouvernement et d'y exercer cette influence de la continuité dont une nation ne se passe pas. À lui l'attribution de servir d'arbitre au-dessus des contingences politiques, soit normalement par le conseil, soit, dans les moments de grave confusion, en invitant le pays à faire connaître par des élections sa décision souveraine. À lui, s'il devait arriver que la patrie fût en péril, le devoir d'être le garant de l'indépendance nationale et des traités conclus par la France. […]

• Document 2 : Loi constitutionnelle du 3 juin 1958 portant dérogation transitoire aux dispositions de l’article 90 de la Constitution

L'Assemblée nationale et le Conseil de la République ont délibéré, L'Assemblée nationale a adopté, Le président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :

Article unique Par dérogation aux dispositions de son article 90, la Constitution sera révisée par le gouvernement investi le 1er juin 1958 et ce, dans les formes suivantes : Le Gouvernement de la République établit un projet de loi constitutionnelle mettant en oeuvre les principes ci-après : 1° Seul le suffrage universel est la source du pouvoir. C'est du suffrage universel ou des instances élues par lui que dérivent le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ; 2° Le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif doivent être effectivement séparés de façon que le Gouvernement et le Parlement assument chacun pour sa part et sous sa responsabilité la plénitude de leurs attributions ; 3° Le Gouvernement doit être responsable devant le Parlement ; 4° L'autorité judiciaire doit demeurer indépendante pour être à même d'assurer le respect des libertés essentielles telles qu'elles sont définies par le préambule de la Constitution de 1946 et par la Déclaration des droits de l'homme à laquelle il se réfère ;

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5° La Constitution doit permettre d'organiser les rapports de la République avec les peuples qui lui sont associés. Pour établir le projet, le Gouvernement recueille l'avis d'un comité consultatif ou siègent notamment des membres du Parlement désignés par les commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Conseil de la République. Le nombre des membres du comité consultatif désignés par chacune des commissions est au moins égal au tiers du nombre des membres de ces commissions ; le nombre total des membres du comité consultatif désignés par les commissions est égal aux deux tiers des membres du comité. Le projet de loi arrêté en Conseil des ministres, après avis du Conseil d'État, est soumis au référendum. La loi constitutionnelle portant révision de la Constitution est promulguée par le président de la République dans les huit jours de son adoption. La présente loi sera exécutée comme loi de l'État. Fait à Paris, le 3 juin 1958.

• Document 3 : Michel Debré, Discours devant le Conseil d'État, 27 août 1958 (extraits)

Avec une rapidité inouïe, au cours des dernières années, l'unité et la force de la France se sont dégradées, nos intérêts essentiels ont été gravement menacés, notre existence en tant que nation indépendante et libre mise en cause. A cette crise politique majeure, bien des causes ont contribué. La défaillance de nos institutions est, doublement, une de ces causes ; nos institutions n'étaient plus adaptées, c'est le moins qu'on puisse dire, et leur inadaptation était aggravée par de mauvaises moeurs politiques qu'elles n'arrivaient point à corriger. L'objet de la réforme constitutionnelle est donc clair. Il est d'abord, et avant tout, d'essayer de reconstruire un pouvoir sans lequel il n'est ni État, ni démocratie, c'est-à-dire, en ce qui nous concerne, ni France, ni République. Il est ensuite, dans l'intérêt supérieur de notre sécurité et de l'équilibre du monde, de sauvegarder et de rénover cet ensemble que nous appelons traditionnellement la France d'outre-mer. Ces deux objectifs, à elle seule la Constitution ne permet pas de les atteindre. Mais elle doit être construite de telle sorte qu'elle ne soit pas un obstacle et qu'au contraire elle y aide puissamment. Une première volonté a dominé ce projet : refaire le régime parlementaire de la République. Une seconde volonté à conduit à préciser comment, autour de la France, on pouvait établir une Communauté. I. Donner à la France un régime parlementaire Le Gouvernement a voulu rénover le régime parlementaire. Je serai même tenté de dire qu'il veut l'établir, car pour de nombreuses raisons, la République n'a jamais réussi à l'instaurer. La raison de ce choix est simple. Le régime d'assemblée, ou régime conventionnel, est impraticable et dangereux. Le régime présidentiel est présentement hors d'état de fonctionner en France.

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L'impossible régime d'assemblée Le régime d'assemblée, ou conventionnel, est celui où la totalité du pouvoir, en droit et en fait, appartient à un Parlement, et plus précisément, à une Assemblée. L'Assemblée n'est pas seulement le pouvoir législatif et le contrôle budgétaire. Elle est la politique et le Gouvernement, qui tient d'elle l'origine de son autorité et qui, dépendant de son arbitraire, n'est que son commis. Ses décisions ne peuvent être critiquées par personne, fussent-elles contraires à la Constitution. Leur domaine est illimité et l'ensemble des pouvoirs publics est à leur discrétion. Le fonctionnement de l'Assemblée la met en mesure d'exercer cette tâche : sessions qui n'ont pratiquement pas de fin ; commissions multiples et puissantes ; système de vote par délégation qui permet de multiplier les séances et les scrutins. Ai-je besoin de continuer la description ? Ce régime est celui que nous avons connu. On a tenté de corriger ses défauts en modifiant le règlement de l'Assemblée. Peine perdue ! Celles des modifications contraires au fonctionnement du régime conventionnel ne sont pas appliquées, ou elles sont impuissantes. On a tenté un nouveau remède en augmentant les pouvoirs de la deuxième assemblée. Peine également perdue ! La division en deux chambres est une bonne règle du régime parlementaire, car elle permet à un gouvernement indépendant de trouver, par la deuxième assemblée, un secours utile contre la première ; en régime conventionnel, on neutralise ou plutôt on diminue l'arbitraire d'une assemblée par l'autre sans créer l'autorité. On a tenté enfin un remède par des coalitions ou contrats entre partis. Peine toujours perdue ! L'entente entre fractions ne résiste pas au sentiment d'irresponsabilité que donne à chacune d'entre elles et à ses membres le fonctionnement du régime d'assemblée. Les difficultés majeures du régime présidentiel Le régime présidentiel est la forme du régime démocratique qui est à l'opposé du régime d'assemblée. Sa marque est faite de l'importance du pouvoir donné en droit et en fait à un chef d'État élu au suffrage universel. Les pouvoirs, dans un tel régime, ne sont pas confondus. Ils sont au contraire fort rigoureusement séparés. Les assemblées législatives sont dépourvues de toute influence gouvernementale : leur domaine est celui de la loi, et c'est un domaine bien défini. Elles approuvent également le budget et, normalement, les traités. En cas de conflit, le Président, pour le résoudre, dispose d'armes telles que le veto ou la promulgation d'office. La justice occupe une place à part et d'ordinaire privilégiée afin d'assurer la défense des individus contre ce chef très puissant et contre les conséquences d'une entente entre ce chef et les assemblées. Les qualités du régime présidentiel sont évidentes. L'État a un chef, la démocratie un pouvoir et la tentation est grande, après avoir pâti de l'anarchie et de l'impuissance, résultats d'un régime conventionnel, de chercher refuge dans l'ordre et l'autorité du régime présidentiel. Ni le Parlement dans sa volonté de réforme manifestée par la loi du 3 juin, ni le Gouvernement lorsqu'il a présenté, puis appliqué cette loi, n'ont succombé à cette tentation, et c'est, je crois, sagesse. La démocratie en France suppose un Parlement doté de pouvoirs politiques. On peut imaginer deux assemblées législatives et budgétaires uniquement, c'est-à-dire subordonnées. Mais nous devons constater que cette conception ne coïncide pas avec l'image traditionnelle et, à bien des égards, légitime, de la République. A cette raison de droit, s'ajoutent deux raisons de fait qui sont, l'une et l'autre, décisives. Le Président de la République a des responsabilités outre-mer ; il est également le président de la Communauté. Envisage-t-on un corps électoral comprenant,

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universellement, tous les hommes, toutes les femmes de la France métropolitaine, de l'Algérie, de l'Afrique noire, de Madagascar, des îles du Pacifique ? Cela ne serait pas raisonnable et serait gravement de nature à nuire à l'unité de l'ensemble comme à la considération que l'on doit au chef de l'État. Regardons, d'autre part, la situation intérieure française et parlons politique. Nous voulons une forte France. Est-il possible d'asseoir l'autorité sur un suffrage si profondément divisé ? Doit-on oublier qu'une part importante de ce suffrage, saisie par les difficultés des années passées, adopte, à l'égard de la souveraineté nationale, une attitude de révolte qu'un certain parti encadre avec force pour des objectifs que des hommes d'État et de gouvernement ne peuvent accepter ? La cause me paraît entendue. Le régime présidentiel est actuellement dangereux à mettre en oeuvre. Les conditions du régime parlementaire Pas de régime conventionnel, pas de régime présidentiel : la voie devant nous est étroite, c'est celle du régime parlementaire. A la confusion des pouvoirs dans une seule assemblée, à la stricte séparation des pouvoirs avec priorité au chef de l'État, il convient de préférer la collaboration des pouvoirs : un chef de l'État et un Parlement séparés, encadrant un Gouvernement issu du premier et responsable devant le second, entre eux un partage des attributions donnant à chacun une semblable importance dans la marche de l'État et assurant les moyens de résoudre les conflits qui sont, dans tout système démocratique, la rançon de la liberté. […] III. Le Président de la République Si vous me permettez une image empruntée à l'architecture, je dirai qu'à ce régime parlementaire neuf, et à cette Communauté qui commence à s'ébaucher, il faut une clef de voûte. Cette clef de voûte, c'est le Président de la République.

Ses pouvoirs Chaque fois, vous le savez, qu'il est question, dans notre histoire constitutionnelle, des pouvoirs du Président de la République, un curieux mouvement a pu être observé : une certaine conception de la démocratie voit, a priori, dans tout Président de la République, chef de l'État, un danger et une menace pour la République. Ce mouvement existe encore de nos jours. N'épiloguons pas et admirons plutôt la permanence des idéologies constitutionnelles. Le Président de la République doit être la clef de voûte de notre régime parlementaire. Faute d'un vrai chef d'État, le Gouvernement, en l'état actuel de notre opinion, en fonction de nos querelles historiques, manque d'un soutien qui lui est normalement nécessaire. C'est dire que le Président de notre République ne peut être seulement, comme en tout régime parlementaire, le chef d'État qui désigne le Premier ministre, voire les autres ministres, au nom de qui les négociations internationales sont conduites et les traités signés, sous l'autorité duquel sont placées l'armée et l'administration. Il est, dans notre France, où les divisions intestines ont un tel pouvoir sur la scène politique, le juge supérieur de l'intérêt national. A ce titre, il demande, s'il estime utile, une deuxième lecture des lois dans le délai de leur promulgation (disposition déjà prévue et désormais classique) ; il peut également (et ces pouvoirs nouveaux sont d'un intérêt considérable) saisir le Comité constitutionnel s'il a des doutes sur la valeur de la loi au regard de la Constitution. Il peut apprécier si le référendum, qui doit lui être demandé par le Premier

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ministre ou les présidents des assemblées, correspond à une exigence nationale. Enfin, il dispose de cette arme capitale de tout régime parlementaire qui est la dissolution. Est-il besoin d'insister sur ce que représente la dissolution ? Elle est l'instrument de la stabilité gouvernementale. Elle peut être la récompense d'un Gouvernement qui paraît avoir réussi, la sanction d'un Gouvernement qui paraît avoir échoué. Elle permet entre le chef de l'État et la nation un bref dialogue qui peut régler un conflit ou faire entendre la voix du peuple à une heure décisive. Ce tableau rapidement esquissé montre que le Président de la République, comme il se doit, n'a pas d'autre pouvoir que celui de solliciter un autre pouvoir : il sollicite le Parlement, il sollicite le Comité constitutionnel, il sollicite le suffrage universel. Mais cette possibilité de solliciter est fondamentale. En tant que Président de la Communauté, le Président de la République dispose de pouvoirs qui ne sont pas de même nature, car il n'est plus, là, le chef d'un État parlementaire. Il est le chef d'un régime politique collégial, destiné par l'autorité de son Président, et par l'autorité des gouvernements membres, à faciliter la création d'une politique commune. Le Président de la Communauté représente toute la Communauté et c'est à cet égard que son autorité en matière de défense nationale et d'affaires étrangères est essentielle. Il préside le Conseil exécutif, il saisit le Sénat de la Communauté. A ces pouvoirs normaux de chef de l'État, soit en tant que Président de la République parlementaire, soit en tant que Président de la Communauté, le projet de Constitution ajoute des pouvoirs exceptionnels. On en a tant parlé qu'on n'en parle plus, car, sans doute, certains esprits s'étaient un peu hâtés de critiquer avant de lire attentivement. Quand des circonstances graves, intérieures ou extérieures, et nettement définies par un texte précis, empêchent le fonctionnement des pouvoirs publics, il est normal à notre époque dramatique, de chercher à donner une base légitime à l'action de celui qui représente la légitimité. Il est également normal, il est même indispensable, de fixer à l'avance certaines responsabilités fondamentales. A propos de cet article on a beaucoup parlé du passé. On a moins parlé de l'avenir, et c'est pourtant pour l'avenir qu'il est fait. Doit-on, en 1958, faire abstraction des formes modernes de guerre ? A cette question la réponse est claire : on n'a pas le droit, ni pour ce cas ni pour d'autres, d'éliminer l'hypothèse de troubles profonds dans notre vie constitutionnelle. C'est pour l'hypothèse de ces troubles profonds qu'il faut solennellement marquer où sont les responsabilités, c'est-à-dire les possibilités d'action.

• Document 4 : Didier Maus, « La genèse de la Constitution de 1958 » (source : site Internet du Conseil constitutionnel, rubrique « La Constitution en 20 questions »)

Alors que les Lois de 1875 et la Constitution de 1946 avaient été élaborées par des assemblées parlementaires à travers des travaux de commissions et des débats publics, donc une publicité des discussions, les travaux d'élaboration de la Constitution de la Ve République se déroulent dans une ambiance quasi confidentielle. Par nature, les délibérations du Gouvernement du début juin à fin juillet 1958, les conseils gouvernementaux ultérieurs ainsi que les réunions d'experts et de commissaires du Gouvernement destinés à préparer les réunions interministérielles, les conseils de cabinet ou les Conseils des ministres, respectent la notion de secret des délibérations gouvernementales. La Constitution de 1958 a été élaborée en trois temps, chaque stade demeurant secret.

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Les travaux du Comité consultatif constitutionnel, pendant la première moitié d'août 1958, se déroulent également de manière discrète ; s'il est tenu un double procès-verbal, analytique et sténographique, celui-ci n'est pas distribué au jour le jour, les membres du Comité ne pouvant même pas obtenir une copie du compte rendu analytique. En ce qui concerne les délibérations du Conseil d'État, entre le 20 et le 28 août 1958, elles font également l'objet de la discrétion réglementaire qui entoure les travaux de l'institution. De manière classique, les délibérations du Conseil d'État, qu'il s'agisse de sa commission spéciale, de son assemblée générale ou de son avis final, ne sont pas rendues publiques, mais destinées simplement à alimenter les réflexions et décisions ultérieures du Gouvernement. La volonté du général de Gaulle de présenter la nouvelle Constitution le jour anniversaire de la proclamation de la République explique, en partie, le très court délai au Conseil d'État (une semaine) pour donner son avis. La consultation de la presse de l'été 1958 montre bien les difficultés auxquelles se heurtent les commentateurs pour tenir leurs lecteurs informés de l'évolution du processus constitutionnel. Les seuls éléments publics sont la diffusion de l'avant-projet de texte mis au point par le Gouvernement fin juillet et transmis au Comité consultatif constitutionnel le 29 juillet. Par la suite, l'avis du Comité consultatif constitutionnel, sous la double forme d'une lettre de son président Paul Reynaud au président du Conseil des ministres et les propositions de modifications adoptées par le Comité seront publiés au Journal officiel du 20 août, c'est-à-dire une semaine après leur adoption par le Comité. Il n'y a donc point à la disposition des analystes, qu'ils soient journalistes, hommes politiques, chercheurs ou professeurs, de travaux préparatoires publics susceptibles d'expliquer le cheminement des rédactions, de caractériser les enjeux ou de délimiter les oppositions. Cette situation n'empêche pas, bien évidemment, la publication de commentaires et de prises de position, spécialement à partir des éléments rendus publics ou d'indiscrétions, mais à aucun moment il n'y a l'équivalent des débats parlementaires préparatoires de 1875 ou de 1946. 3 / Le rôle du Gouvernement résulte des termes mêmes de la loi constitutionnelle du 3 juin 1958. Dans son alinéa premier, celle-ci précise que « la Constitution sera révisée par le Gouvernement investi le 1er juin et ce dans les formes suivantes : le Gouvernement de la République établit un projet de loi constitutionnelle mettant en œuvre les principes ci-après... ». Il n'y a donc pas lieu de s'étonner du rôle central joué par le Gouvernement dans cette affaire ; ceci, néanmoins, constitue une véritable rupture par rapport aux deux constitutions antérieures et même par rapport à la plupart de celles qui se sont succédées depuis 1791. Il était généralement admis que, dans un régime représentatif, l'élaboration d'un texte constitutionnel revenait à une assemblée, élue soit spécialement à cet unique effet, soit combinant la vocation constituante et la vocation législative. Les travaux préparatoires des Lois de 1875 ou de la Constitution de 1946 soulignent la part prépondérante, voire exclusive, jouée par le milieu parlementaire et par conséquent l'importance réduite accordée au Gouvernement. Celui-ci étant, de plus, le représentant – certains diront le commis – des assemblées, ne pouvait disposer d'une légitimité politique susceptible de lui permettre d'influencer l'élaboration des constitutions. La situation de 1958 se présente de manière totalement différente : non seulement la loi du 3 juin 1958 donne mission au Gouvernement de préparer la Constitution, mais la session du Parlement est suspendue dès l'adoption de cette loi et toutes les tentatives pour insérer, par exemple, les commissions parlementaires dans la procédure d'élaboration de la Constitution, échoueront. Il n'en résultera que le Comité consultatif constitutionnel, composé pour les deux tiers de députés et de sénateurs, mais qu'il n'est en aucun cas possible d'assimiler à une représentation parlementaire structurée. De bout en bout le processus sera conduit et animé par le Gouvernement sous l'impulsion quotidienne de Michel Debré, sous la direction régulière du général de Gaulle, avec des méthodes de travail qui s'inspirent plus du travail d'état-major que de la délibération parlementaire. Les uns et les autres ont l'œil fixé sur les échéances de l'automne. Il était en effet indispensable que la nouvelle Constitution soit adoptée avant le premier mardi d'octobre 1958, date à laquelle

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l'Assemblée nationale devait se réunir en application de l'article 9 de la Constitution de 1946. Nul ne peut donc s'étonner de ce que la Constitution de 1958, à la différence de ses devancières, soit plus favorable à la fonction exécutive qu'à la fonction législative : il s'agissait pour le Gouvernement de donner à l'exécutif les bases nécessaires à son action et à sa durée.

• Document 5 : Nicolas Rousselier, « La Constitution de 1958 allait-elle dans le “sens de l’Histoire” ? », Titre VII, n° 1, septembre 2018

Que peut-on dire de la Constitution de 1958 quand on cherche à la replacer dans le « sens de l'Histoire » ? Le nouveau régime fondé par le général de Gaulle peut-il être considéré comme un régime attendu, prévisible même, porté par la logique d'une évolution et d'une nécessité ? Est-il donc purement et simplement le produit du « sens de l'Histoire » ? Répondait-il aux besoins apparus au cours des décennies voire du siècle précédent ? Peut-on dire qu'il était un aboutissement plutôt qu'une création ? A cette question une réponse simple a souvent été proposée : l'avènement de la Cinquième République serait en bonne partie la réponse donnée à la longue crise qui frappait le régime républicain-parlementaire des Troisième et Quatrième République. La Constitution de 1958 apparaît comme un dénouement logique déjà contenu dans son histoire. Après des décennies de crises ministérielles, d'impossible stabilisation des majorités parlementaires, d'instabilité ou d'incapacité gouvernementale ; et surtout après une dramatique série de défaites diplomatiques et militaires, entre les années 1930 et les années 1950, le régime de 1958 se présente comme un épilogue pratiquement inévitable. Avant même sa dimension présidentielle, la principale caractéristique nouvelle du régime serait cette capacité à construire sur la durée une stabilité des gouvernements (Pompidou, Premier ministre entre 1962 et 1968) et une diminution drastique du risque de divisions lié au poids des assemblées parlementaires. Si la Constitution de la Cinquième République marque ainsi la fin d'un premier « modèle républicain » à bout de souffle (le régime républicain identifié à la « nation assemblée »), alors on pourrait effectivement le considérer comme placé dans le « sens de l'Histoire », porté par l'empire de la nécessité et par la force des choses. Le poids et le rôle des circonstances Pourtant, on s'en doute, les choses ne sont pas si simples. Le général de Gaulle lui-même, père de la Constitution, n'aurait probablement pas adhéré à une telle vision. Cela reviendrait à réduire son rôle personnel dans le cours des événements. Ce serait même identifier son action à une sorte de syndic de faillite du régime parlementaire. A l'encontre d'une telle conception, de Gaulle fut le premier à souligner le rôle crucial des circonstances, surtout les plus immédiates et les plus urgentes. Ce rôle s'applique à tous les ordres d'action, aussi bien le domaine militaire que le domaine politique et la fabrique des constitutions. Toute constitution, selon lui, devait s'adapter à un contexte particulier et se présenter en quelque sorte comme le fruit de son environnement historique immédiat. Or, en 1958, on le sait, le passage brutal de la Quatrième République à la Cinquième République était fondamentalement lié au contexte de la guerre en Algérie. Cette guerre imposait des conditions d'urgence et de tension maximale. Elle n'offrait pas seulement une série d'événements qui étaient imbriqués les uns dans les autres, entre Alger et Paris et qui permirent le « retour de De Gaulle » au pouvoir. Entre 1958 et 1962, elle proposait aussi au nouveau régime un terrain d'expérience à travers lequel il pourrait prendre de plus en plus de consistance. Le « sens » de la Constitution se révélait donc « ex post » plutôt que « ex ante » ; de manière progressive plutôt que donné d'avance par la logique de l'Histoire. Circonstance après circonstance, l'affaire algérienne permettait en effet de définir et de faire advenir la « logique » de la Constitution. Cette guerre était bien un terrain d'expérience pour imposer, par exemple, la

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prépondérance du président de la République vis-à-vis du Premier ministre. Elle levait ainsi en partie l'ambiguïté que le texte de la Constitution de 1958 avait laissée en suspens à ce sujet. Plus globalement, elle était un terrain d'expérience qui permettait de démontrer la supériorité politique de l'Exécutif sur le Législatif : De Gaulle réussissait à imposer une politique de l'autodétermination puis de l'indépendance de l'Algérie alors qu'une telle position était loin de faire l'unanimité aussi bien dans l'opinion qu'au sein de sa propre majorité politique. Elle était un terrain d'expérience pour associer dans un lien de « démocratie directe » le président et le peuple tout entier : par le premier référendum « algérien » de janvier 1961, puis le second d'avril 1962 qui ratifiait l'indépendance de l'Algérie. Elle était un terrain d'expérience enfin pour donner un sens concret à la dimension militaire et politico-militaire du pouvoir du président de la République. Dans la Constitution mais surtout dans la nouvelle réalité imposée entre 1958 et 1962, le président devenait le « chef des armées » dans la lettre comme dans la pratique. Il s'imposait à la fois aux généraux félons (contre la tentative de putsch d'avril 1961) et à la tête de la nouvelle chaîne de commandement qui reliait le pouvoir civil au pouvoir militaire. Pas de guerre d'Algérie, pas de circonstances exceptionnelles, et donc pas de Constitution de 1958. Pas de guerre d'Algérie, pas d'inflexion, pas de « sens » présidentiel ou présidentialiste du nouveau régime. L'importance de l'impact des circonstances particulières peut être souligné si on introduit ici un exercice d'histoire contrefactuelle. On peut en effet tenter de repenser le sens de la Constitution en le détachant de ses circonstances brutales et exceptionnelles. Si on retire le facteur algérien du scénario, si on remonte même à 1946 et que l'on tente d'imaginer la Quatrième République sans les guerres de décolonisation et sans les tensions multiples qu'elles ont générées, une autre réalité semble se dégager. Que se serait-il passé ? Du point de vue de l'opinion, la Quatrième République aurait probablement bénéficié d'une manière beaucoup plus positive des effets de la Reconstruction, de l'impact des réformes sociales de la Libération (confirmées et prolongées dans les années 1950) et des débuts des Trente glorieuses. Du point de vue constitutionnel et politique, elle aurait pu mener à bien une réforme en continuité et non pas « à chaud » de son parlementarisme rationalisé. La réforme du Parlement avait été introduite en 1946 et en partie annulée par la pratique de la double investiture et le retour des vieilles habitudes parlementaires (la primauté de la « nation assemblée » sur un Exécutif dont on continue de se méfier). Mais, par la suite, de nouveaux projets avaient été mis sur la table, ils étaient clairement conçus et acceptés par plusieurs des leaders de la Quatrième, à droite comme à gauche ou au centre, de Guy Mollet à Pierre Pflimlin en passant par Vincent Auriol, jusqu'à la veille de la crise algérienne du mois de mai 1958. Certaines modifications étaient même intervenues dans un sens favorable au rôle de l'Exécutif1. Aussi, rien ne dit que la Quatrième République n'aurait pas pu trouver son salut, par la voie d'une révision plus « amiable », plus graduelle, plus consensuelle et surtout plus parlementaire de sa Constitution. La modernisation nécessaire du parlementarisme aurait pris une allure certainement moins radicale : moins radicale que celle finalement menée par Michel Debré et les hommes du Conseil d'État au cours de l'été 1958. Elle n'aurait peut-être pas débouché sur l'émergence d'un « fait majoritaire » comme celui que l'on voit surgir au cours des années 1960 (majorité gouvernementale disciplinée) mais, au moins, le « modèle républicain », avec son attachement à la dignité des assemblées parlementaires, avec le principe de la délibération auraient pu évoluer sous la forme d'une transition plutôt que sous l'allure d'une brutale rupture. Le « sens de la Constitution » est donc, au moins pour une part importante, de lier très fortement la Constitution au poids des circonstances. On peut d'ailleurs entendre le terme de « circonstances » dans un sens objectif qui renvoie à l'accumulation des risques de déstabilisation

1 Le décret-loi organique du 19 juin 1956, pris après consultation des commissions des Finances des deux assemblées tend à renforcer les pouvoirs de l'exécutif en matière de préparation et d'exécution du budget. Il vise à accélérer la procédure budgétaire pour permettre un vote du budget avant le 1 er janvier (et éviter ainsi la pratique des « douzièmes provisoires »). Le contenu de ce décret a été en grande partie repris dans l'ordonnance du 2 janvier 1959 soulignant par là ce travail continu de réforme du travail parlementaire entre les deux régimes. Voir : Roland Drago, « Droit et sciences administratives. Histoire des services votées », La Revue administrative, 280, juillet-aout 1994, p. 367.

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politique qui se fait à Alger et qui impose l'urgence de la solution De Gaulle à Paris. Il peut aussi être entendu dans un sens subjectif : comment De Gaulle lui-même transforme les « circonstances » en instruments politiques, comment il parvient à forcer la dramatisation des enjeux et transformer ces derniers en autant d'arguments favorables à la nouvelle pratique des pouvoirs. « Je mise sur la catastrophe et non sur les élections » avait-il déjà déclaré à Pompidou du temps du gaullisme d'opposition. Le « sens de la Constitution » de 1958 est donc bien d'être née des circonstances et d'une crise nationale majeure. Elle est aussi de pouvoir se nourrir de toute crise qui surgit à nouveau à l'horizon, de toute nouvelle période d'intensité dramatique qui lui permette de renouer le « sens » originel du régime. Ce fut le cas en 1961 contre les putschistes d'Alger (avec le recours aux « pleins pouvoirs » prévus à l'article 16). Ce fut le cas en 1962 pour imposer Pompidou comme Premier ministre (en dépit du vote d'une motion de censure à l'Assemblée nationale) et faire passer la révision de la Constitution (l'élection du président au suffrage universel direct). Ce fut le cas en 1968, au moins à court terme avec la manifestation de masse du 30 mai sur les Champs-Élysées puis la victoire gaulliste aux élections législatives du mois de juin. Ce fut le cas ensuite pour des présidents qui retrouvaient une popularité inespérée dans des contextes militaires où l'appel à l'unité nationale a toujours des chances de réussir (de Mitterrand à Hollande en passant par Chirac). Il ne faut d'ailleurs jamais oublier la dimension militaire que l'on trouve à la fois dans la « philosophie De Gaulle » et dans la conception de la Constitution. Le général de Gaulle avait lui-même vécu, comme tous les militaires de sa génération, les changements accélérés des doctrines stratégiques -- la doctrine de 1914 qu'il avait fallu abandonner à partir de 1917, la doctrine de la Victoire de 1918 qui se révèle inadaptée en 1940, la doctrine qui est issue de la Deuxième guerre mondiale et qu'il faut à nouveau remettre en cause de fond en comble avec l'arrivée de l'arme nucléaire. Les « circonstances » ne cessent de se renouveler et elles commandent les changements de systèmes. Certains militaires considèrent même que la durée de vie d'une « doctrine stratégique » ne dépasse pas cinq ans et doit donc être soumis à une remise en cause permanente1. S'il est vrai que De Gaulle pense les constitutions un peu comme l'équivalent en politique de ce que sont les doctrines stratégiques dans le domaine militaire, alors il faut comprendre le « sens de la Constitution » vu par De Gaulle d'une manière particulière : c'est une Constitution qui n'est pas seulement associée ou favorisée par des circonstances spéciales mais qui est ontologiquement conçue par et pour des circonstances exceptionnelles. La Constitution de 1958 : les héritages En raison des aspects spectaculaires du drame algérien, le « sens de la Constitution » a souvent été placé par un grand nombre d'historiens à l'intérieur d'un récit politique qui a privilégié la dimension événementielle de la période à travers tout l'imbroglio de ces « circonstances ». On a pris ainsi le risque de s'enfermer dans une perspective de court terme. Or, replacée dans la longue durée, la Constitution de 1958 dévoile une autre dimension et un autre « sens ». Elle n'est pas seulement le produit de circonstances aussi marquantes et graves soient-elles ; elle devient le fruit d'un processus de modernisation qui précède la Constitution de plusieurs décennies. En ce sens, les pères de la Constitution de 1958, De Gaulle et Michel Debré, ont incontestablement bénéficié d'un facteur « chance ». Un peu comme pour le contexte de croissance et de modernisation économique entamée depuis une bonne décennie, le dispositif constitutionnel et politique qui se met en place en 1958 doit beaucoup à des évolutions antérieures. En fait, certains cadres, pratiques ou mécanismes qui sont considérés comme les caractéristiques de la Cinquième République sont déjà en grande partie en place avant 1958. Certains se trouvent même en parfait état de marche. Par exemple, quand De Gaulle (dernier président du Conseil de la Quatrième

1 Voir l'analyse du général André Beaufre dans son : Introduction à la stratégie (1963), Paris, Hachette, Pluriel, 1998, p. 98. Le général Beaufre évoque surtout la période allant de 1940 au début des années 1960 et utilise le concept de « l'escrime stratégique » pour indiquer la variabilité des doctrines et la nécessité d'une adaptation permanente et rapide.

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République) puis Michel Debré (le premier des Premiers ministres de la Cinquième République) arrivent à la tête de « Matignon », ils trouvent là un outil de gouvernement en pleine croissance. Depuis 1935, ce qu'on avait appelé à l'époque la « présidence du Conseil organisée » impose son rythme de modernisation des méthodes du travail gouvernemental. Grâce à une équipe de conseillers spécialisés qui forment un super cabinet à Matignon, le président du Conseil, devenu un Premier ministre, dispose de moyens d'information et de préparation des décisions qui en font le chef véritable du gouvernement, notamment inspiré par le modèle britannique. Il n'est plus le primus inter pares d'autrefois. Le modèle Matignon impose la logique du travail interministériel contre l'ancienne tradition de l'autonomisme jaloux entretenue par les grands ministères régaliens (les Finances, l'Intérieur, les Affaires étrangères). Matignon depuis le milieu des années 1930, puis à nouveau pendant toute la durée de la Quatrième République, est le lieu où peuvent s'élaborer et se coordonner les nouvelles politiques économiques et ce qu'on n'appelle pas encore les « politiques publiques ». Cette force constituait la face cachée de la réussite du régime né en 1946. Les succès remportés par la modernisation de l'appareil gouvernemental -- Machinery of Government disent les Anglais -- ont été peu aperçus par l'opinion publique compte tenu du rythme effréné des crises ministérielles qui occupaient le devant de la scène et accaparaient l'attention des journaux. Mais c'était pourtant un élément qui aurait pu et qui aurait dû être porté à l'actif du régime de la Quatrième République. Ce legs modernisateur que la double décennie précédente offrait comme sur un plateau à la République gaullienne avait d'autant plus de force qu'il était associé à la modernisation plus générale de l'État, et notamment de la haute administration (avec comme date importante la création de l'École nationale d'administration en 1945). Si, par exemple, les discussions qui ont eu lieu au cours de l'été 1958 dans le cadre de l'élaboration de la nouvelle Constitution ont souligné à de nombreuses reprises la prépondérance acquise par le pouvoir réglementaire, c'est que le recours aux décrets pour mener les politiques publiques (notamment économique ou sociale) avait été justifié et pratiqué de longue date. Ici, le « sens de la Constitution » est d'avoir réemployé et repeint avec de nouvelles couleurs ce qui existait déjà. Les décrets-lois ou les habilitations à prendre des mesures par décrets dans un secteur donné ont directement préparé le dispositif des ordonnances présent dans la Constitution de 1958. Mieux que la seule dimension juridique et technique, les périodes précédentes avaient aussi converti sur le plan intellectuel et politique, aussi bien la droite que la gauche, à la nécessité d'un « gouvernement législateur », d'un gouvernement qui peut dans une large mesure court-circuiter les discussions parlementaires dorénavant jugées trop longues et mener ainsi une politique dans tel ou tel domaine. Léon Blum l'avait fait en 1936 avec le modèle de la « loi-cadre ». Mendès France avait fondé ses mesures économiques prises par décrets sur une loi d'habilitation votée par l'Assemblée nationale. La Constitution de 1958 allait donc ici dans un certain « sens de l'Histoire », dans l'acception classique du terme. Elle n'inventait pas, elle consacrait une tendance. On le voit avec le développement d'une machinerie centrale du gouvernement, les techniques de dessaisissement du Parlement et la « crise de la loi », le développement de politiques publiques s'appuyant largement sur le pouvoir réglementaire et le rôle de nouveaux hauts fonctionnaires, mieux formés aux questions économiques et sociales. On peut d'ailleurs aller plus loin : la modernisation « technique » (mais en réalité très politique) de l'Élysée et donc de la présidence de la République avait, elle aussi, précédé l'avènement de De Gaulle en 1958. Pour ne remonter qu'à la présidence de Vincent Auriol, on peut attester de la nouvelle force d'influence acquise par le président dans les arcanes des processus de décision, notamment dans les discussions du conseil des ministres, grâce à son équipe de conseillers à l'Élysée. Pouvant s'appuyer sur un expert pour chaque domaine gouvernemental, le président peut enfin bénéficier de notes de synthèse ou mémorandums qui lui permettent de préparer les conseils des ministres et d'y intervenir de manière efficace. Vincent Auriol ose ainsi critiquer les projets présentés par les ministres et il n'hésite pas à se placer en position de conseiller et de mentor de nouveaux présidents du Conseil en leur proposant un programme de mesures à prendre. Là encore, le « sens de la Constitution » de 1958 est d'avoir recueilli la logique d'un processus de modernisation déjà bien entamé et non d'avoir introduit un modèle nouveau et de rupture. La Cinquième République, ici, a été bien héritière plutôt que créatrice.

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Le sens de la Constitution : quelle fut la part de « surprise » ?

Beaucoup de choses étaient donc acquises ou en cours d'acquisition avant 1958. Malgré cela, la Constitution de 1958 garde de manière incontestable un caractère spécial et même inattendu, qui ne peut être réduit au mouvement de mutation de l'Exécutif entamé trois décennies plus tôt. L'impossibilité de classer la Cinquième République entre régime dit parlementaire et régime dit présidentiel témoigne d'ailleurs de ce caractère original. En suivant le courant général de modernisation et de transformation des démocraties européennes, la France de 1958 aurait pu se contenter, si l'on ose dire, d'une réforme de son parlementarisme dans le sens d'un renforcement et d'une stabilité du gouvernement (en direction du modèle britannique d'un « gouvernement de législature »). Et une telle évolution pouvait très bien être compatible avec un rôle renforcé du président de la République : un président que l'on peut identifier à une « clef de voûte », certes, mais dans un rôle à la fois suprême et arbitral. Mais le sens de la Constitution de 1958 n'a pas été une simple modernisation de la tradition républicaine et parlementaire, ni une Quatrième République qui aurait réussi sa réforme (quoique de manière brutale). La fonction historique de la Constitution n'a pas été seulement de mener à bien la transformation du régime parlementaire. Le « sens de la Constitution » a aussi été d'instaurer un type d'autorité très original, quasi unique, au moins en Europe, et centré sur la présidence de la République. Si la modernisation du gouvernement via le « modèle Matignon », si le renforcement de l'Exécutif par un État administratif moderne, si l'aggravation du parlementarisme rationalisé peuvent être considérés comme allant dans le « sens de l'Histoire », notamment parce que la droite comme la gauche de la fin de la Troisième République puis de la Quatrième République s'y étaient ralliées, il n'en va pas de même du présidentialisme que le général de Gaulle est venu comme « ficher » ou encastrer au cœur de la nouvelle Constitution. Dans cette histoire politique et constitutionnelle, c'est un peu l'équivalent de ce qu'on appelle dans le domaine militaire une « surprise stratégique ». On sait que la tradition républicaine formée au 19e siècle rejetait de manière radicale la solution du « pouvoir personnel ». Le rejet viscéral chez à peu près tous les républicains visait un monarque dans la lignée des Bourbons et, plus encore, un chef de l'État utilisant et manipulant le suffrage universel dans la manière des Bonaparte. Ajoutons aussi que les principaux courants favorables à la révision et à la modernisation constitutionnelle privilégiaient la réforme parlementaire, le renforcement du rôle du président du Conseil, l'avènement d'un exécutif gouvernemental selon un scénario proche de l'évolution britannique. Mais la voie d'un renforcement de l'Exécutif par le président de la République n'était défendue que par un courant minoritaire, comme on le vérifie encore dans la panoplie des projets constitutionnels de la Résistance. Seuls les mouvements Organisation civile militaire (O.C.M.) et Défense de la France allaient dans le sens présidentiel. Le facteur présidentiel gaullien se présente donc bien comme la surprise du chef. En imposant la pratique du référendum à dimension plébiscitaire puis en faisant voter le passage à l'élection directe du président de la République (1962), De Gaulle donnait au « sens de la Constitution » son aspect le plus inattendu. Fort de la légitimité tirée de l'élection populaire, le président ne se contentait pas d'être un arbitre ; il n'était d'ailleurs même plus libre de l'être. Il n'était pas un Vincent Auriol qui aurait simplement doublé ou triplé son pouvoir d'influence à l'intérieur de la sphère exécutive. Il était celui qui dirigeait l'Exécutif et qui, par l'intermédiaire de celui-ci, contrôlait aussi le fait majoritaire et le travail des assemblées. Il concentrait un pouvoir de décision, notamment en matière diplomatique et militaire. La place occupée par l'élection présidentielle, l'importance prise par le programme du candidat vont d'ailleurs au-delà de ce que De Gaulle envisageait lui-même ; comme si la Constitution de 1958 avait le double sens d'achever le mouvement antérieur de la mutation du pouvoir exécutif mais aussi d'ouvrir un processus nouveau de présidentialisation, de personnalisation et de concentration des pouvoirs qui n'a été démenti ni sous François Mitterrand ni dans les années récentes ni sous l'expérience présidentielle actuelle. En résumé, la notion de « sens de la Constitution » confrontée au « sens de l'Histoire » renvoie à deux conceptions assez nettement contrastées. D'un premier point de vue, la Constitution de 1958 peut être placée dans la « logique » de l'Histoire ; elle parachève un mouvement qu'elle n'a pas créé et qui se retrouve dans les autres démocraties occidentales, celui d'une transformation des

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techniques gouvernementales et d'une remise en question de la centralité du rôle des assemblées parlementaires au profit d'une sphère exécutive de mieux en mieux armée et de mieux en mieux organisée. Mais, d'un second point de vue, la Constitution de 1958 est aussi un événement : elle marque le point de départ d'une logique présidentielle qui n'a pas vraiment de précédent et qui fait de l'élection présidentielle le centre absolu de la nouvelle vie politique (au point d'assécher le sens et la capacité de mobilisation des autres élections). La rupture ainsi créée est telle qu'elle dépasse même le sens d'un président national, placé au-dessus des partis et qui aurait dû être, selon le vœu et l'utopie initiale du général de Gaulle, la transposition en politique du grand chef militaire : celui qui dispose d'une autorité qui transcende les divisions et la « discorde » et qui peut ainsi se consacrer entièrement à la gestion des circonstances. Il y a ainsi une part de la Constitution qui échappe à la stricte logique de l'Histoire mais aussi à l'intention de son principal fondateur.

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UFR droit Année universitaire 2019/2020

Droit constitutionnel et institutions politiques – La Ve République

Cours de M. Tourbe

Séance n° 3 :

Le référendum DOCUMENTS JOINTS:

• Document 1a et 1b : Textes des articles 11 et 89 de la Constitution • Document 2 : Liste des référendums nationaux sous la Ve République • Document 3 : Conseil constitutionnel, décision n° 62-20 DC du 6 novembre

1962, Loi relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962

• Document 4 : Conseil constitutionnel, décision n° 92-313 DC du 23 septembre 1992, Loi autorisant la ratification du traité sur l’Union européenne

• Document 5 : Loi organique n° 2013-1114 du 6 décembre 2013 portant application de l’article 11 de la Constitution

• Document 6 : Conseil constitutionnel, décision n° 2019-1 RIP du 9 mai 2019, Proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de l’exploitation des aérodromes de Paris

• Document 7 : Olivier Duhamel et Nicolas Molfessis, « ADP : le Conseil constitutionnel joue avec le feu », Le Monde, 15 mai 2019

• Document 8 : Paul Cassia et Patrick Weil, « Sur ADP, le Conseil constitutionnel n’a pas commis de faute », Le Monde, 17 mai 2019

TRAVAIL DEMANDÉ :

Ø Commentaire du document 71

1 Les questions soulevées dans ce document renvoient à une problématique plus générale dont les contours ont été étudiés au premier semestre. Ne pourra qu’être bénéfique, à ce titre, la relecture du billet du Pr. Bruno Daugeron, reproduit dans le fascicule de documents du premier semestre (séance 6, p. 97-98). De l’unité fondamentale des deux semestres…

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• Document 1a : Article 11 de la Constitution

[en italiques : dispositions ajoutées par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008]

Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux Assemblées, publiées au Journal Officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d'un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions. Lorsque le référendum est organisé sur proposition du Gouvernement, celui-ci fait, devant chaque assemblée, une déclaration qui est suivie d'un débat. Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an.

Les conditions de sa présentation et celles dans lesquelles le Conseil constitutionnel contrôle le respect des dispositions de l'alinéa précédent sont déterminées par une loi organique.

Si la proposition de loi n'a pas été examinée par les deux assemblées dans un délai fixé par la loi organique, le Président de la République la soumet au référendum.

Lorsque la proposition de loi n'est pas adoptée par le peuple français, aucune nouvelle proposition de référendum portant sur le même sujet ne peut être présentée avant l'expiration d'un délai de deux ans suivant la date du scrutin. Lorsque le référendum a conclu à l'adoption du projet ou de la proposition de loi, le Président de la République promulgue la loi dans les quinze jours qui suivent la proclamation des résultats de la consultation.

• Document 1b : Article 89 de la Constitution

L'initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement. Le projet ou la proposition de révision doit être examiné dans les conditions de délai fixées au troisième alinéa de l'article 42 et voté par les deux assemblées en termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum. Toutefois, le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n'est approuvé que s'il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du Congrès est celui de l'Assemblée nationale. Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire. La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision.

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• Document 2 : Liste des référendums nationaux sous la Ve République

Date Objet et fondement juridique

% des inscrits % des exprimés Président de la République

Abstentions Blancs et nuls

Oui Non

28 septembre 1958

Constitution de la Vème République (Loi constitutionnelle du 3 juin 1958)

17,37 0,89 82,6 17,4 René COTY

8 janvier 1961

Autodétermination de l'Algérie (art. 11C)

26,24 2,22 74,99 25,01 Charles

DE GAULLE

8 avril 1962 Accords d'Evian sur l'indépendance de l'Algérie (art. 11C)

24,66 4,00 90,81 9,19 Charles

DE GAULLE

28 octobre 1962

Election du Président de la République au suffrage universel direct (art. 11C)

23,03 2,02 62,25 37,75 Charles

DE GAULLE

27 avril 1969 Réforme du Sénat et régionalisation (art. 11C)

19,87 2,19 47,59 52,41 Charles

DE GAULLE

23 avril 1972 Elargissement de la Communauté économique européenne (art. 11C)

39,76 7,00 68,32 31,68 Georges

POMPIDOU

6 novembre 1988

Statut de la Nouvelle Calédonie (art. 11C)

63,11 4,36 79,99 20,00 François

MITTERRAND

20 septembre 1992

Ratification du traité de Maastricht sur l'Union européenne (art. 11C)

30,30 2,37 51,04 48,95 François

MITTERRAND

24 septembre 2000

Quinquennat (art. 89C)

69,81 4,86 73,21 26,79 Jacques CHIRAC

29 mai 2005 Ratification du traité établissant une Constitution pour l’Europe (art. 11C)

30,63 2,52 45,33 54,67 Jacques CHIRAC

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• Document 3 : Conseil constitutionnel, décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962

Le Conseil constitutionnel, Saisi par le Président du Sénat, sur la base de l'article 61 2e alinéa, de la Constitution, du texte de la loi relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel direct et adoptée par le Peuple dans le référendum du 28 octobre 1962, aux fins d'appréciation de la conformité de ce texte à la Constitution ; Vu la Constitution ; Vu l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ; 1. Considérant que la compétence du Conseil constitutionnel est strictement délimitée par la Constitution ainsi que par les dispositions de la loi organique du 7 novembre 1958 sur le Conseil constitutionnel prise pour l'application du titre VII de celle-ci ; que le Conseil ne saurait donc être appelé à se prononcer sur d'autres cas que ceux qui sont limitativement prévus par ces textes ; 2. Considérant que, si l'article 61 de la Constitution donne au Conseil constitutionnel mission d'apprécier la conformité à la Constitution des lois organiques et des lois ordinaires qui, respectivement, doivent ou peuvent être soumises à son examen, sans préciser si cette compétence s'étend à l'ensemble des textes de caractère législatif, qu'ils aient été adoptés par le peuple à la suite d'un référendum ou qu'ils aient été votés par le Parlement, ou si, au contraire, elle est limitée seulement à cette dernière catégorie, il résulte de l'esprit de la Constitution qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur de l'activité des pouvoirs publics que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d'un référendum, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale ; [...] Décide : Article premier : Le Conseil constitutionnel n'a pas compétence pour se prononcer sur la demande susvisée du Président du Sénat. [...]

• Document 4 : Conseil constitutionnel, décision n° 92-313 DC du 23 septembre 1992, Loi autorisant la ratification du traité sur l’Union européenne

Le Conseil constitutionnel, Vu la Constitution ; Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, modifiée par l'ordonnance n° 59-223 du 4 février 1959 et par les lois organiques n° 74-1101 du 26 décembre 1974 et n° 90-383 du 10 mai 1990 ; Vu le code électoral, notamment ses articles LO 136, LO 136-1, LO 150, LO 151, LO 296 et LO 297 ;

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Le rapporteur ayant été entendu ; 1. Considérant que la compétence du Conseil constitutionnel est strictement délimitée par la Constitution ; qu'elle n'est susceptible d'être précisée et complétée par voie de loi organique que dans le respect des principes posés par le texte constitutionnel ; que le Conseil constitutionnel ne saurait être appelé à se prononcer au titre d'autres chefs de compétence que ceux qui sont expressément prévus par la Constitution ou la loi organique ; 2. Considérant que l'article 61 de la Constitution donne au Conseil constitutionnel mission d'apprécier la conformité à la Constitution des lois organiques et des lois ordinaires qui, respectivement, doivent ou peuvent être soumises à son examen, sans préciser si cette compétence s'étend à l'ensemble des textes de caractère législatif, qu'ils aient été adoptés par le peuple à la suite d'un référendum ou qu'ils aient été votés par le Parlement, ou si, au contraire, elle est limitée seulement à cette dernière catégorie ; que, toutefois, au regard de l'équilibre des pouvoirs établi par la Constitution, les lois que celle-ci a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple français à la suite d'un référendum contrôlé par le Conseil constitutionnel au titre de l'article 60, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale ; 3. Considérant, au demeurant, que ni l'article 60 de la Constitution, qui détermine le rôle du Conseil constitutionnel en matière de référendum, ni l'article 11 ne prévoient de formalité entre l'adoption d'un projet de loi par le peuple et sa promulgation par le Président de la République ; 4. Considérant, au surplus, que les dispositions de l'article 17 de l'ordonnance portant loi organique susmentionnée du 7 novembre 1958 ne font état que des " lois adoptées par le Parlement " ; que l'article 23 de la même ordonnance dispose que : " Dans le cas où le Conseil constitutionnel déclare que la loi dont il est saisi contient une disposition contraire à la Constitution sans constater en même temps qu'elle est inséparable de l'ensemble de la loi, le Président de la République peut soit promulguer la loi à l'exception de cette disposition, soit demander aux chambres une nouvelle lecture " ; 5. Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'aucune disposition de la Constitution, non plus d'ailleurs que d'une loi organique prise sur son fondement, ne donne compétence au Conseil constitutionnel pour se prononcer sur la demande susvisée concernant la loi adoptée par le Peuple français par voie de référendum le 20 septembre 1992, Décide : Article premier : Le Conseil constitutionnel n'a pas compétence pour se prononcer sur la demande susvisée. [...]

• Document 5 : Loi organique n° 2013-1114 du 6 décembre 2013 portant application de l’article 11 de la Constitution

L'Assemblée nationale et le Sénat ont adopté, Le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution ; Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :

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Chapitre Ier : Dispositions relatives aux propositions de loi présentées en application de l'article 11 de la Constitution Article 1 Une proposition de loi présentée par des membres du Parlement en application du troisième alinéa de l'article 11 de la Constitution est déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale ou du Sénat en vue de sa transmission au Conseil constitutionnel. La proposition de loi est transmise au Conseil constitutionnel par le président de l'assemblée saisie. Aucune signature ne peut plus être ajoutée ou retirée. [...] Chapitre III : Dispositions relatives au recueil des soutiens Article 3 Le ministre de l'intérieur met en œuvre, sous le contrôle du Conseil constitutionnel, le recueil des soutiens apportés à une proposition de loi présentée en application de l'article 11 de la Constitution. Article 4 I. – L'ouverture de la période de recueil des soutiens intervient dans le mois suivant la publication de la décision par laquelle le Conseil constitutionnel déclare que la proposition de loi présentée en application de l'article 11 de la Constitution satisfait aux dispositions de l'article 45-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, à une date fixée par décret. II. – La durée de la période de recueil des soutiens est de neuf mois. III. – Si une élection présidentielle ou des élections législatives générales sont prévues dans les six mois qui suivent la décision du Conseil constitutionnel, la période de recueil des soutiens débute le premier jour du deuxième mois qui suit le déroulement des dernières élections prévues ou intervenues. IV. – En cas de dissolution de l'Assemblée nationale, de vacance de la présidence de la République ou d'empêchement définitif du Président de la République constaté par le Conseil constitutionnel, la période de recueil des soutiens est suspendue à compter de la publication du décret de convocation des électeurs. Cette période reprend à compter du premier jour du deuxième mois qui suit le déroulement des élections. Article 5 Les électeurs inscrits sur les listes électorales peuvent apporter leur soutien à une proposition de loi présentée en application de l'article 11 de la Constitution. Ce soutien est recueilli sous forme électronique. Un soutien ne peut être retiré. Les électeurs sont réputés consentir à l'enregistrement de leur soutien aux seules fins définies par la présente loi organique.

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Article 6 Des points d'accès à un service de communication au public en ligne permettant aux électeurs d'apporter leur soutien à la proposition de loi présentée en application de l'article 11 de la Constitution par voie électronique sont mis à leur disposition au moins dans la commune la plus peuplée de chaque canton ou au niveau d'une circonscription administrative équivalente et dans les consulats. Pour l'application du premier alinéa, tout électeur peut, à sa demande, faire enregistrer électroniquement par un agent de la commune ou du consulat son soutien présenté sur papier. Article 7 La liste des soutiens apportés à une proposition de loi peut être consultée par toute personne. A l'issue d'un délai de deux mois à compter de la publication au Journal officiel de la décision du Conseil constitutionnel déclarant si la proposition de loi a obtenu le soutien d'au moins un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales, les données collectées dans le cadre des opérations de recueil des soutiens sont détruites. Article 8 Les modalités d'application du présent chapitre sont fixées par décret en Conseil d'Etat, pris après avis motivé et publié de la Commission nationale de l'informatique et des libertés lorsqu'elles sont relatives aux traitements de données à caractère personnel. Chapitre IV : Dispositions relatives à la procédure référendaire Article 9 Si la proposition de loi n'a pas été examinée au moins une fois par chacune des deux assemblées parlementaires dans un délai de six mois à compter de la publication au Journal officiel de la décision du Conseil constitutionnel déclarant qu'elle a obtenu le soutien d'au moins un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales, le Président de la République la soumet au référendum. Ce délai est suspendu entre deux sessions ordinaires. Pour l'application du premier alinéa, en cas de rejet de la proposition de loi en première lecture par la première assemblée saisie, son président en avise le président de l'autre assemblée et lui transmet le texte initial de la proposition de loi. [...] La présente loi sera exécutée comme loi de l'Etat. Fait à Paris, le 6 décembre 2013. François Hollande Par le Président de la République : Le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault La garde des sceaux, ministre de la justice, Christiane Taubira Le ministre de l'intérieur, Manuel Valls Le ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement, Alain Vidalies

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• Document 6 : Conseil constitutionnel, décisions n° 2019-1 RIP du 9 mai 2019, Proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de l’exploitation des aérodromes de Paris

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI, le 10 avril 2019, par le président de l'Assemblée nationale, sous le n° 2019-1 RIP, conformément au quatrième alinéa de l'article 11 et au premier alinéa de l'article 61 de la Constitution, de la proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de l'exploitation des aérodromes de Paris.

Au vu des textes suivants : • la Constitution, notamment ses articles 11 et 40 ; • l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil

constitutionnel, notamment son article 45-2 ; • la loi organique n° 2013-1114 du 6 décembre 2013 portant application de l'article

11 de la Constitution, ensemble la décision du Conseil constitutionnel n° 2013-681 DC du 5 décembre 2013 ;

Au vu des pièces suivantes : • les observations du Gouvernement, enregistrées les 23 avril 2019 ; • les observations de M. Sébastien Nadot, député, enregistrées le même jour ; • les observations en réponse de Mme Valérie Rabault et plusieurs autres députés,

enregistrées le 29 avril 2019 ; • les observations en réponse de M. Gilles Carrez, député, enregistrées le même

jour ; • les observations en réponse de M. Patrick Kanner, sénateur, enregistrées le même

jour ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT : 1. La proposition de loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel a été déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale, en application du troisième alinéa de l'article 11 de la Constitution. 2. Aux termes des premier, troisième, quatrième et sixième alinéas de l'article 11 de la Constitution : « Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d'un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions. » « Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l'initiative d'un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d'une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an ». « Les conditions de sa présentation et celles dans lesquelles le Conseil constitutionnel

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contrôle le respect des dispositions de l'alinéa précédent sont déterminées par une loi organique. » « Lorsque la proposition de loi n'est pas adoptée par le peuple français, aucune nouvelle proposition de référendum portant sur le même sujet ne peut être présentée avant l'expiration d'un délai de deux ans suivant la date du scrutin ». 3. Aux termes de l'article 45-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 mentionnée ci-dessus : « Le Conseil constitutionnel vérifie, dans le délai d'un mois à compter de la transmission de la proposition de loi :« 1° Que la proposition de loi est présentée par au moins un cinquième des membres du Parlement, ce cinquième étant calculé sur le nombre des sièges effectivement pourvus à la date d'enregistrement de la saisine par le Conseil constitutionnel, arrondi au chiffre immédiatement supérieur en cas de fraction ; « 2° Que son objet respecte les conditions posées aux troisième et sixième alinéas de l'article 11 de la Constitution, les délais qui y sont mentionnés étant calculés à la date d'enregistrement de la saisine par le Conseil constitutionnel ; « 3° Et qu'aucune disposition de la proposition de loi n'est contraire à la Constitution ». 4. En premier lieu, la proposition de loi a été présentée par au moins un cinquième des membres du Parlement à la date d'enregistrement de la saisine du Conseil constitutionnel. 5. En deuxième lieu, elle a pour objet de prévoir que « l'aménagement, l'exploitation et le développement des aérodromes de Paris-Charles-de-Gaulle, Paris-Orly et de Paris-Le Bourget revêtent le caractère d'un service public national au sens du neuvième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ». 6. Il en résulte que cette proposition de loi porte sur la politique économique de la nation et les services publics qui y concourent. Elle relève donc bien d'un des objets mentionnés au premier alinéa de l'article 11 de la Constitution. 7. Par ailleurs, à la date d'enregistrement de la saisine, elle n'avait pas pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an. Et aucune proposition de loi portant sur le même sujet n'avait été soumise au référendum depuis deux ans. 8. En dernier lieu, aux termes du neuvième alinéa du Préambule de 1946 : « Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Si la nécessité de certains services publics nationaux découle de principes ou de règles de valeur constitutionnelle, la détermination des autres activités qui doivent être érigées en service public national est laissée à l'appréciation du législateur ou de l'autorité réglementaire selon les cas. 9. L'aménagement, l'exploitation et le développement des aérodromes de Paris-Charles-de-Gaulle, Paris-Orly et Paris-Le Bourget ne constituent pas un service public national dont la nécessité découlerait de principes ou de règles de valeur constitutionnelle. La proposition de loi, qui a pour objet d'ériger ces activités en service public national, ne comporte pas par elle-même d'erreur manifeste d'appréciation au regard du neuvième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. 10. Il résulte de tout ce qui précède que la proposition de loi est conforme aux conditions fixées par l'article 11 de la Constitution et par l'article 45-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 tels qu'ils sont rédigés. 11. Dès lors, l'ouverture de la période de recueil des soutiens des électeurs à la proposition de loi doit intervenir dans le mois suivant la publication au Journal officiel de la

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République française de la présente décision. Le nombre de soutiens d'électeurs inscrits sur les listes électorales à recueillir est de 4 717 396. LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE : Article 1er. - La proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de l'exploitation des aérodromes de Paris est conforme aux conditions fixées par l'article 11 de la Constitution et par l'article 45-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. […]

• Document 7 : Olivier Duhamel et Nicolas Molfessis, « ADP : le Conseil constitutionnel joue avec le feu », Le Monde, 15 mai 2019

Le Conseil constitutionnel a rendu jeudi 9 mai sa décision sur la proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de l'exploitation des aéroports de Paris (Paris Aéroport, Groupe ADP). C'est la première fois qu'il était saisi dans le cadre du référendum d'initiative partagée (RIP), introduit dans la Constitution en 2008. Sa décision juge recevable cette proposition de loi. Elle pourrait bien constituer une double faute, juridique et démocratique.

Rappelons la procédure de ce RIP, qui figure à l'article 11 de la Constitution : un cinquième des parlementaires prend l'initiative d'une proposition de loi; le Conseil constitutionnel vérifie alors si elle est conforme à la Constitution; en ce cas, le soutien d'un dixième des électeurs est recherché pendant neuf mois avant que le texte ne soit soumis à référendum par le président de la République, s'il n'a pas été examiné par l'Assemblée nationale et le Sénat. Pour combiner démocraties représentative et participative, le constituant a imposé que la proposition de loi pouvant conduire au référendum n'ait pas pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an. Il s'agit d'éviter la déstabilisation du Parlement par une procédure référendaire concurrente. Toute la question est là, quelle que soit l'opinion que l'on ait de la privatisation de Paris Aéroport.

En l'espèce, les auteurs de la proposition de loi l'ont préparée avant le vote final de la loi Pacte [Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises], dans laquelle figurent les dispositions de privatisation auxquelles ils entendent faire obstacle. La loi Pacte a été adoptée le 11 avril, mais elle n'a pu être encore promulguée pour cause de saisine du Conseil constitutionnel. Sa décision sur cette loi est attendue dans la semaine. Tirant argument de cette séquence, le Conseil, dans sa décision du 9 mai, a jugé qu' « à la date d'enregistrement de la saisine » la proposition de loi enclenchant la procédure référendaire n'avait pas pour objet d'abroger une dis position législative promulguée depuis moins d'un an, puisque la loi Pacte, en instance au Conseil constitutionnel, ne l'est toujours pas. Il en a donc conclu qu'elle était conforme à l'article 11 de la Constitution, ce qui en autorise le cheminement.

Risque pour la démocratie représentative

Le raisonnement tenu par le Conseil constitutionnel semble reposer sur une chronologie indiscutable, d'une simplicité confondante. Il est pourtant juridiquement infondé. Dans sa sagesse, le texte constitutionnel ferme la voie du référendum dès lors que l'initiative « a pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an ».

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En ayant pour seule finalité de faire échec aux dispositions de la loi Pacte, par hypothèse lorsqu'elle sera promulguée, la proposition de loi méconnaît l'esprit même de l'article 11 de la Constitution. Son dépôt la veille de l'adoption de la loi Pacte marque en réalité clairement le détournement de la procédure référendaire, ce qui aurait dû suffire à la rendre irrecevable : un détournement de procédure, dans toutes les branches du droit, vaut empêchement d'action. Le nihil obstat du Conseil constitutionnel revient à fermer les yeux sur ce qui est une évidence, puisque les partisans du RIP revendiquent expressément de faire échec à la loi.

Aussi, alors que le constituant a entendu, en 2008, éviter toute interférence entre procédure référendaire et loi, et faire primer la seconde toutes les fois où elle risquerait d'être remise en cause par la première, le Conseil constitutionnel valide une démarche opposée en s'en tenant à une lecture étriquée de l'article 11 de la Constitution.

Ce qui entraîne une seconde erreur, de nature politique et, à ce titre, autrement plus lourde de conséquences. Le Conseil constitutionnel donne cours, ici, à une opposition des deux expressions de la souveraineté nationale que sont le vote des représentants du peuple et le référendum. Au risque de dépôts, demain, de propositions de loi référendaire pendant que le Parlement légifère sur des textes qui déplairaient à une minorité. Car là est le problème démocratique : il suffit, rappelons-le, d'un cinquième des parlementaires pour mettre en branle une procédure dont le seul lancement pourrait conduire à faire obstacle à la loi votée par la majorité. Un même stratagème aurait ainsi pu être utilisé hier pour empêcher le mariage pour tous par ceux qui manifestaient dans la rue, et pourrait l'être demain à l'encontre de toute loi qu'une minorité voudrait combattre. A ce compte, ne voit-on pas le risque mortifère pour la démocratie représentative que recèle une telle confrontation ?

Le Conseil constitutionnel joue donc ici avec le feu, qui brûle déjà depuis plusieurs mois sur les ronds-points et que la Constitution ne permettait pas d'attiser. Son légalisme à courte vue n'est pas la marque d'une simple naïveté; il pourrait mettre en mouvement une bombe à retardement.

Seule une hypothèse peut empêcher un tel imbroglio : le Conseil doit affirmer, dans sa décision à venir sur la loi Pacte, que sa promulgation rendra caduque la procédure référendaire, dont le seul objet est de s'y opposer. Cette fois tant l'esprit que la lettre de l'article 11 le justifient. C'est la condition pour que les équilibres constitutionnels et avec eux les fondements de notre démocratie représentative soient préservés.

Olivier Duhamel est professeur émérite de droit public. Ex-conseiller des présidents du Conseil constitutionnel Daniel Mayer et Robert Badinter, il est l'auteur de nombreux essais parmi lesquels « Droit constitutionnel et institutions politiques » (avec Guillaume Tusseau, Seuil, 2009 et 2016 rééd.), « Les Mots de Macron » (Dalloz, 2018) ou « Colette et Jacques » (Plon, 250 p.). Nicolas Molfessis est professeur de droit privé à l'université Panthéon-Assas, secrétaire général du think tank juridique Le Club des juristes.

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• Document 8 : Paul Cassia et Patrick Weil, « Sur ADP, le Conseil constitutionnel n’a pas commis de faute », Le Monde, 17 mai 2019

Olivier Duhamel et Nicolas Molfessis se sont insurgés [dans une tribune publiée dans Le Monde du 15 mai] contre la décision rendue le 9 mai 2019 dans l'affaire « 2019-1 RIP », par laquelle le Conseil constitutionnel a jugé recevable et conforme à la Constitution la proposition de loi envisageant un référendum d'initiative partagée (RIP) sur l'attribution du label de service public national aux aérodromes de Paris.

Ils ont exhorté le Conseil constitutionnel à juger, dans l'affaire « 2019-781 DC » par laquelle il était appelé à se prononcer le 16 mai sur la constitutionnalité des articles 130 à 136 de la loi Pacte qui organisent la privatisation de Groupe ADP (ex-Aéroports de Paris), que la promulgation de cette loi « rendra caduque la procédure référendaire, dont le seul objet est de s'y opposer ». Ce point de vue ne résiste pas à l'analyse.

Il est d'abord soutenu que le Conseil constitutionnel, saisi le 10 avril de la proposition de loi RIP, aurait commis rien de moins qu'une « faute juridique » en jugeant qu'elle était recevable car, dès le 11 avril, l'Assemblée nationale avait voté en lecture définitive le projet de loi Pacte. Or, l'article 45-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 sur le Conseil constitutionnel ne lui laisse à cet égard aucune marge d'appréciation : il indique expressément qu'un RIP peut être organisé à condition qu'il n'ait pas pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an « à la date d'enregistrement de la saisine par le Conseil constitutionnel », soit en l'occurrence le 10 avril 2019.

C'est à cette date que le Conseil doit, impérativement et irrévocablement, se placer pour apprécier la recevabilité du RIP, et aucun événement juridique ou matériel postérieur au 10 avril 2019 ne peut affecter, de quelque façon que ce soit, cette recevabilité, y compris si la loi Pacte avait été promulguée par le président de la République dès le 12 avril. A la date du 10 avril 2019, la proposition de loi RIP n'avait pas pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis le 10 avril 2018 : à l'inverse même, elle vise à consolider le statut juridique applicable à la société ADP tel qu'il résulte d'une loi du 20 avril 2005 relative aux aéroports. Au demeurant, il était indispensable que le Conseil constitutionnel saisi du RIP ne tienne aucun cas de la loi Pacte, car la constitutionnalité de cette dernière est contestée en tant qu'elle privatise ADP, de sorte qu'il est théoriquement possible qu'elle soit censurée, ce qui empêcherait sa promulgation.

Les auteurs opposent ensuite démocratie représentative et démocratie participative, en donnant, on ne sait pourquoi, prévalence à la première sur la seconde. Ici, c'est la « faute politique » commise par le Conseil constitutionnel qui est fustigée, car en validant le RIP, il aurait empêché la privatisation de la société ADP votée par le Parlement et, partant, cautionné la manœuvre des 248 parlementaires.

Mais, d'une part, le Conseil constitutionnel saisi d'un RIP n'est heureusement pas habilité à porter de telles appréciations d'ordre partisan : il doit uniquement vérifier si la proposition de loi est ou non contraire à la Constitution, ce que n'est pas celle tendant à conférer le caractère de service public national aux aérodromes de Paris. D'autre part, en droit, si d'aventure la loi Pacte était jugée conforme à la Constitution en tant qu'elle permet la privatisation d'ADP, le gouvernement serait tout à fait habilité à engager ce

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processus de privatisation à l'instant même où cette loi est promulguée par le président de la République, quel que soit l'avenir très incertain de la proposition de loi RIP.

Possibilité de verrouillage

Enfin, il faut avoir à l'esprit que le recueil, d'ici à mars 2020, d'au moins 4 717 396 soutiens en faveur d'un référendum [10 % des électeurs], ne conduira à sa mise en place que sous la réserve que ni l'Assemblée nationale ni le Sénat n'aient préalablement « examiné » la proposition de loi dans un délai de six mois suivant la fermeture de la période de recueil des signatures. Il y a là matière pour le gouvernement comme pour les parlementaires à verrouiller sinon à couler le RIP : si, y compris sur demande du gouvernement ou d'un groupe minoritaire, la proposition de loi est inscrite à l'ordre du jour de l'une et de l'autre des chambres, seule l'adoption d'une motion de rejet en commission par la majorité des parlementaires de la chambre concernée permettra la tenue du référendum sur la proposition de loi RIP, ce qui laisse entre les mains des parlementaires un rôle décisionnel dans la procédure.

Non, 248 députés et sénateurs n'ont pas commis un « détournement de la procédure référendaire » en faisant usage d'un instrument mis à leur disposition par la Constitution pour consulter l'ensemble des citoyens. Les mots et procédures inscrits dans la Constitution et dans la loi organique ne sauraient être malléables ou inversables à merci, selon les majorités politiques du moment : c'est une des conditions de la confiance dans nos institutions. En revanche, MM. Duhamel et Molfessis cherchent à détourner la procédure d'examen par le Conseil constitutionnel de la constitutionnalité de la loi Pacte pour en faire une session de rattrapage contre le référendum d'initiative citoyenne (RIC), alors pourtant que ces deux procédures constitutionnelles sont étanches, que la décision sur le RIP est intangible et que les textes ne prévoient pas de cessation anticipée de la période de neuf mois de recueil des soutiens irrévocablement ouverte par la décision du 9 mai.

Souhaitons que, par sa décision imminente relative à la loi Pacte, le Conseil constitutionnel applique sereinement les textes, ainsi qu'il l'a fait par sa décision du 9 mai, et prenne position uniquement sur ce dont il est saisi, c'est-à-dire la conformité à la Constitution de la privatisation de la société ADP, sans revenir, en quelque manière que ce soit, sur le caractère définitif de l'ouverture de la période de neuf mois du recueil des soutiens des électeurs à la proposition de loi RIP. Débutera alors le temps du débat public et de la participation citoyenne, qui renforceront nos institutions démocratiques et républicaines.

Paul Cassia est professeur de droit à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Il est l'auteur de « La République en miettes. L'échec de la start-up nation » (Libre & solidaire, 310 p.). Patrick Weil est historien spécialiste des questions d'immigration et de citoyenneté, directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre d'histoire sociale du XXe siècle de l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.

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UFR droit Année universitaire 2019/2020

Droit constitutionnel et institutions politiques – La Ve République

Cours de M. Tourbe

Séance n° 4 :

La révision de la Constitution

DOCUMENTS JOINTS : • Document 1a : « Les révisions réussies », (extrait de Ph. Ardant, B. Mathieu,

Droit constitutionnel, 24e éd., p. 93-94)

• Document 1b : Guy Carcassonne, La Constitution, 11e éd., 2013, extrait du commentaire de l’article 89C (p. 400-401)

• Document 2 : Discours prononcé devant le Sénat par Gaston Monerville, président du Sénat, 9 octobre 1962 (extraits)

• Document 3 : Intervention de M. Georges Pompidou, Premier ministre, lors du débat de l’Assemblée nationale du 4 octobre 1962 relatif à l’utilisation de l’article 11 pour procéder à une révision de la Constitution (extrait issu de Didier Maus, Les grands textes de la pratique institutionnelle de la Ve République, La Documentation Française, 1998)

• Document 4 : Rapport du Comité consultatif pour une révision de la Constitution, présidé par le doyen Georges Vedel, remis au Président de la République le 15 février 1993, extrait (p. 59-61)

• Document 5 : « Une Ve République plus démocratique », rapport du comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République (présidé par E. Balladur), remis au Président de la République le 29 octobre 2007, extrait (p. 6-7)

• Document 6 : « Révision constitutionnelle : des nouveautés, des inchangés et des retraits », Le Monde, 31 mai 2019

� TRAVAIL DEMANDÉ : Dissertation : « Les procédures de révision de la Constitution »

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• Document 1a : « Les révisions réussies » - En 1960 : dispositions (art. 85) concernant la Communauté française.

- En 1962 : procédure d’élection du Président de la République.

- En 1963 : régime des sessions parlementaires.

- En 1974 : règles de saisine du Conseil constitutionnel.

- En 1976 : modalités de l’élection du Président.

- En 1992 : révision rendue nécessaire par la construction de l’Union européenne à la suite du traité de Maastricht.

- 27 juillet 1993 : concernant le Conseil supérieur de la magistrature et organisant la responsabilité pénale des ministres.

- 25 novembre 1993 : révision relative aux traités internationaux en matière de droit d’asile.

- 4 août 1995 : révision étendue qui institue en particulier une session parlementaire unique, élargit le champ du référendum et modifie le régime de l’inviolabilité des parlementaires.

- 22 février 1996 : financement de la Sécurité sociale.

- 20 juillet 1998 : évolution du statut de la Nouvelle-Calédonie.

- 25 janvier 1999 : révision destinée à permettre la ratification du traité d’Amsterdam.

- 28 juin 1999 : introduction de la parité hommes-femmes, art. 3 ; reconnaissance de la juridiction de la Cour pénale internationale, art. 53-2.

- 2 octobre 2000 : substitution du quinquennat au mandat de 7 ans du Président de la République adopté jusqu’alors, art. 6.

- 25 mars 2003 : mandat d’arrêt européen.

- 28 mars 2003 : organisation de la décentralisation.

- 1er mars 2005 : entrée dans l’Union européenne, ainsi que Charte de l’environnement.

- 23 février 2007 : « cristallisation » du corps électoral de la Nouvelle-Calédonie, statut pénal du Président de la République et interdiction de la peine de mort.

- 21 juillet 2008 : révision d’ensemble : renforcement des pouvoirs du Parlement, question prioritaire de constitutionnalité, défenseur des droits fondamentaux, réforme du Conseil supérieur de la magistrature.

Toutes [les révisions] n’ont pas le même sens et la même importance. Les quatre plus importantes sont celles de 1962 introduisant l’élection du Président au suffrage universel direct, celle de 1974 ouvrant la saisine du Conseil constitutionnel aux Parlementaires, celle de 1992 parce qu’elle introduit pour la première fois l’Europe dans la Constitution et celle de 2000 relative au quinquennat. Mais la seule réforme d’ensemble est celle de 2008.

Si l’on tente de dresser une typologie de ces révisions, en les regroupant selon leurs objectifs, on peut distinguer : - celles rendues nécessaires par l’évolution des relations internationales : disparition de la Communauté, construction de l’Europe, droit d’asil, mandat d’arrêt européen ;

- celles correspondant à des retouches techniques :

• minimes : régime des sessions parlementaires, modalités d’élection du Président (1976), inviolabilité des parlementaires, extension du champ du référendum, financement de la Sécurité sociale…

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• plus importantes : statut du Conseil supérieur de la magistrature, responsabilité pénale des ministres, parité, statut pénal du Président de la République ;

- celles apportant des modifications profondes aux institutions : élection du Président au suffrage direct, extension de la saisine du Conseil constitutionnel, quinquennat, décentralisation, Charte de l’environnement ;

- celle traduisant une révision de la Constitution à la suite d’une réflexion d’ensemble.

La procédure de révision tombée en sommeil – à une exception près – depuis 1976, a connu un renouveau spectaculaire depuis 1992 : dix-sept révisions adoptées en quinze ans ! On est tombé dans l’excès inverse ; c’est beaucoup, c’est trop. Les institutions ont besoin de stabilité.

• Document 1b : Extrait du commentaire de l’article 89 de la Constitution par Guy Carcassonne

535. Au total, par rapport aux 92 articles initiaux de la Constitution,

- 30 sont demeurés sans changement à ce jour (8, 9, 10, 14, 15, 19, 20, 21, 22, 23, 27, 29, 30, 31, 32, 33, 36, 37, 40, 50, 52, 53, 55, 57, 58, 59, 63, 64, 66 et 75) ;

- 47 ont été, peu ou prou, modifiés (1 [trois fois], 2 [deux fois], 3 [deux fois], 4 [deux fois], 5, 6 [trois fois], 7 [trois fois], 11 [deux fois], 12, 13, 16, 17, 18, 24, 25, 26, 28 [deux fois], 34 [quatre fois], 35, 38, 39 [trois fois], 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 62, 65 [deux fois], 67, 68 [deux fois], 69, 70, 71, 72, 73 [deux fois], 74 [deux fois], 88, 89), à quoi il faut encore ajouter que les 47-1, 72-3, 74-1, 77, 88-1 à 88-5 ont tous été déjà modifiés depuis leur insertion ;

- 15 ont été abrogés (76 à 87, 90 à 92)

- 3 sont ressuscités (76, 77 et 87)

- 28 ont été ajoutés (34-1, 37-1, 47-1, 47-2, 50-1, 51-1, 51-2, 53-1, 53-2, 61-1, 66-1, 68-1, 68-2, 68-3, 71-1, 72-1, 72-2, 72-3, 72-4, 74-1, 75-1, 88-1, 88-2, 88-3, 88-4, 88-5, 88-6 et 88-7) ;

Enfin, la seconde révision du 1er mars 2005 a, pour la première fois, modifié le préambule, non sans fatuité (infra, Charte).

Comptant aujourd’hui 108 articles, ce dispositif constitutionnel reste assez laconique.

Pour autant, l’on ne peut qu’être frappé de ce que la qualité rédactionnelle et la précision se soient dégradées, comme l’a déjà montré la révision sur la décentralisation et comme l’a corroboré celle sur la Charte de l’environnement.

Ces chiffres ne doivent pas donner une fausse idée de l’importance des révisions. Quantitativement, elle est bien moindre qu’en Allemagne, par exemple, où la Loi fondamentale a été modifiée à plus d’une cinquantaine de reprises depuis 1949.

Qualitativement, si certaines révisions ont révélé à l’usage une importance majeure, en modifiant significativement les conditions d’exercice du pouvoir (notamment par l’élargissement, en 1974, de la saisine du Conseil constitutionnel), d’autres, comme celle de 1976 sur l’élection présidentielle, n’ont encore jamais connu d’application.

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• Document 2 : Discours prononcé devant le Sénat par Gaston Monerville, président du Sénat, 9 octobre 1962 (extraits)

Une réforme constitutionnelle est engagée, qui bouleverse les esprits. Depuis trois semaines environ, la situation politique est obscurcie par une équivoque qui trouble tous les Français; équivoque qui aurait pu, qui aurait dû être évitée car, dans un pays de démocratie, tout peut être résolu, lorsque les problèmes sont posés clairement; mais, pour cela, il faut observer le jeu naturel des institutions dans le sens de la justice et de la liberté.

Est-ce le cas aujourd'hui? Je ne le pense pas. Le jeu normal des institutions est faussé, la Constitution est violée ouvertement, le peuple est abusé.

Que la Constitution soit violée, nul doute ne subsiste plus à cet égard depuis qu'a été publié le projet de loi soumis au référendum, depuis qu'a été choisie la procédure non constitutionnelle de l'article 11, depuis que les juristes de France, le Conseil d'Etat, le Conseil constitutionnel - chacun le sait aujourd'hui - l'ayant examiné, l'ont condamné. Au surplus, comment ne pas remarquer que le texte publié au Journal officiel n'est même pas intitulé: « projet de loi constitutionnelle » ou « projet de loi portant révision de la Constitution », mais simplement « projet de loi relatif à l'élection du Président de la République au suffrage universel ». C'est que ses auteurs savent parfaitement que, comme projet de loi tendant à une révision constitutionnelle, il ne peut pas être présenté sous le couvert de l'article 11 ; mais ils persévèrent néanmoins. Cela m'incite à considérer comme fondée - et j'appelle votre vigilance particulière là-dessus - la crainte maintes fois exprimée depuis quelques jours que ce texte, une fois voté par référendum, ne soit considéré par le pouvoir comme une loi ordinaire, bien qu'en fait elle aurait modifié la Constitution. […]

Pour justifier l'entorse ainsi faite à la Constitution, et à son article 89, l'on invoque le pouvoir constituant du peuple français : c'est lui, nous dit-on, qui, par référendum, a adopté, en 1958, l'actuelle Constitution, il peut donc la modifier également par un nouveau référendum. L'argument est particulièrement spécieux. Nul ne songe à nier le pouvoir constituant du peuple français; mais il est nécessaire de rappeler qu'en votant la Constitution de 1958 le peuple, en vertu de son pouvoir constituant, a voté du même coup l'article 89 qui y est contenu et qui précise les conditions obligatoires à remplir, la procédure obligatoire à suivre pour que soit opérée une révision valable de la Constitution.

Loin de contester ses pouvoirs, nous les défendons, et nous exigeons le respect de sa volonté si clairement exprimée.

Enfin, pour en terminer sur ce point - capital, comme l'on voit - rappelons que, toujours selon l'article 89, le référendum peut avoir lieu après l'examen et le vote du texte par le Parlement. L'éventualité en est laissée à l'exécutif, qui peut l'utiliser pleinement. Ainsi le peuple peut être appelé à ratifier le vote de ses représentants; mais son intervention, pour légitime qu'elle soit, ne saurait remplacer la discussion, l'affrontement des thèses diverses, l'examen approfondi des conséquences probables des décisions prises, méthode sans laquelle il n'y a ni démocratie véritable, ni stabilité possible des institutions.

Telle est l'orthodoxie en la matière. Toute autre méthode n'aboutit qu'à la violation délibérée de la Constitution française. [...]

Dans sa récente allocution télévisée, le Président de la République a dit: « J'ai le droit ! ». Avec la haute considération due à ses fonctions, mais avec gravité, avec fermeté, je réponds: « Non, monsieur le Président de la République, vous n'avez pas le droit. Vous le prenez ».

Et c'est cela, mesdames et messieurs, qui n'est pas admissible; car, nous ne le répéterons jamais assez, violer la Constitution, c'est attenter aux droits mêmes des citoyens.

Tous les mouvements de liberté et de démocratie, à travers les temps et les pays, revêtent la même forme : l'instauration ou le respect de la loi. Pourquoi ? Parce que la loi concrétise les garanties

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données aux hommes de la cité. Et cela est vrai surtout dans les pays méditerranéens, pays de droit écrit, telle Rome, telle la France. La liberté consiste à ne dépendre que des lois, et les hommes de pensée ont proclamé, depuis longtemps, que les deux grandes conquêtes de la civilisation sont la loi écrite et la responsabilité individuelle.

C'est un fait d'expérience que, dans une République, lorsque la majorité veut étouffer les minorités, il se développe un esprit factieux incompatible avec la démocratie. Aussi les démocraties édictent-elles des formes constitutionnelles qui enlèvent au pouvoir exécutif - et même parfois au pouvoir législatif - le droit de prendre des dispositions contraires à la nature des institutions libres.

Certes, nous n'avons pas le fétichisme des constitutions. Mais, si nous réclamons le respect de celle que le peuple a votée, il y a quatre ans, c'est parce qu'elle règle le mode de délégation de la souveraineté nationale, la forme, les attributions, le fonctionnement de chacun des pouvoirs, en un mot l'équilibre des pouvoirs, contrepoids fondamental à toute tentative de pouvoir personnel.

Or, l'élection du Président de la République au suffrage universel, sans que soit organisé au préalable le mécanisme de cet équilibre indispensable, ne fera que créer la confusion des pouvoirs, et au profit d'un seul. Elle donnera naissance à un pouvoir personnel, omnipotent, incontrôlable; et en même temps - paradoxe insensé - irresponsable : car, aux termes de la présente Constitution qui resterait inchangée sur ce point, le chef de l'Etat n'est pas responsable devant le Parlement.

La question est donc grave. C'est la confusion ou la juste distribution des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, qui distingue les gouvernements tyranniques des gouvernements libres. Réunir en une seule main, sur une seule tête, tous les pouvoirs, sans nul contrepoids, c'est proprement abolir la démocratie; c'est pourtant ce qu'on demande au peuple français de faire, d'urgence, sans examen, simplement par confiance en un homme.

Si la réforme présentée est votée, le chef l'Etat, irresponsable, disposera de l'arme de la dissolution contre l'Assemblée nationale, élue comme lui au suffrage universel, et le16 mai risquera de resurgir du fond de l'HistoireIl pourra user du référendum quand bon lui semblera, sur des sujets qui lui conviendront, au moment qu'il aura choisi, selon la procédure qu'il aura arrêtée - celle-là même que nous combattons aujourd'hui. L'opinion publique, mal avertie, ne pourra se prononcer que par oui ou par non; plutôt par oui car la manière dont la question est généralement posée dans un référendum plébiscitaire emporte toujours le vote affirmatif; l'Histoire est là pour en porter témoignage.

Je dis: ce n'est pas cela, la démocratie. En démocratie, on ne gouverne pas par le monologue. Et surtout on a l'obligation morale, impérieuse, de respecter les lois du pays.

C'est une règle qui s'impose à tous les citoyens de France, et d'abord, et surtout, au premier d'entre eux, celui qui a la charge de veiller à l'intangibilité de la Constitution.

C'est pourquoi je m'élève avec force contre la violation de notre Charte nationale. Loin de rénover le régime démocratique en France, la réforme proposée le compromet, puisqu'elle tend à détruire l'équilibre des pouvoirs politiques, qui est l'essence et le fondement même de la démocratie.

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• Document 3 : Intervention de M. Georges Pompidou, Premier ministre, lors du débat de l’Assemblée nationale du 4 octobre 1962 relatif à l’utilisation de l’article 11 pour procéder à une révision de la Constitution (extrait issu de Didier Maus, Les grands textes de la pratique institutionnelle de la Ve République, La Documentation Française, 1998)

Essayons, mesdames, messieurs, d'analyser notre Constitution. A la base, il y a la souveraineté du peuple. L'article 2 définit le principe de la République: gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Cette souveraineté ne peut être abdiquée. Autrement dit, le peuple ne peut en aucun cas s'en dessaisir dans des conditions telles qu'il lui soit impossible de s'en servir s'il le juge nécessaire. A une époque où la souveraineté, dans notre droit constitutionnel, s'exerçait uniquement par délégation au Parlement, c'est en vertu de ces principes que le pays a condamné le dessaisissement de 1940 au profit du maréchal Pétain. Dans notre Constitution, l'article 3 prévoit que le peuple exerce sa souveraineté par deux voies : par ses représentants et par le référendum. C'est à la lumière de cette règle générale que doivent être examinées les dispositions particulières, avec une double préoccupation, à savoir que le lieu des textes et leur interprétation ne puisse en aucun cas, ni les conduire à une paralysie absurde des institutions, ni vider telle ou telle disposition expresse de toute signification. Or je dois dire que, à mon avis, l'interprétation que beaucoup ont donnée des articles 11 et 89 de la Constitution me paraît conduire fatalement à ces deux inconvénients majeurs. Tout d'abord, le premier. Admettons, mesdames, messieurs, que le Président de la République, le Gouvernement, l'Assemblée issue du suffrage universel soient d'accord sur la nécessité de modifier telle ou telle disposition de la Constitution, il suffirait que le Sénat, assemblée à laquelle la Constitution n'a pas voulu permettre qu'elle pût s'opposer à l'aboutissement d'une loi, même ordinaire, il suffirait, dis-je, que le Sénat fasse obstacle pour qu'aucune réforme constitutionnelle ne puisse jamais aboutir. Une telle situation serait si absurde, elle résisterait si peu à la réalité des faits qu'on voit mal comment on pourrait même la défendre, à moins de recourir à la notion de «Sénat conservateur », gardien de la Constitution, notion qui appartient aux régimes napoléoniens. [...] Le deuxième inconvénient, mesdames, messieurs, est de vider de tout sens une disposition expresse et importante de notre Constitution. Je fais ici allusion à l'article 11 de la Constitution qui confie au Président de la République, sur proposition soit du Gouvernement, soit des deux assemblées, la possibilité de « soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics ». Que peut-on appeler « organisation des pouvoirs publics» si l'ensemble des dispositions incluses dans la Constitution en est exclu ? Vous le savez, la loi constitutionnelle de 1875, qui réglait notamment l'élection du Président de la République, s'appelait «loi sur l'organisation des pouvoirs publics ». J'entends bien que les titres n'ont pas de valeur juridique en eux-mêmes. C'est un argument qui se retourne, notez-le, contre l'exégèse, par exemple, faite si abondamment, du titre XIV de notre Constitution. On ne peut tirer du titre qu'une présomption; je l'admets pour la loi de 1875 comme pour le titre XIV. Mais, quoi qu'il en soit, qu'appelle-t-on organisation des pouvoirs publics? Si l'article 89 exclut toutes les dispositions constitutionnelles quelles qu'elles soient du domaine de l'article 11, que restera-t-il à ce dernier ? Le domaine des lois organiques ? Mais l'article 46 a prévu une procédure législative spéciale, aussi précise que celle de l'article 89, sinon plus. Et

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d'ailleurs, j'entendais tout à l'heure invoquer des autorités selon lesquelles il ne s'agit pas non plus de lois organiques. Dès lors, mesdames, messieurs, cet article 11 qui se trouve parmi les tout premiers de notre Constitution, ce qui n'est pas sans signification, qui constitue une innovation considérable puisque, pour la première fois depuis 1793, il fait dans nos institutions une place à la démocratie directe... ... cet article 11, qui a été un des plus discutés devant ce comité, cet article 11 qui fut voulu expressément par le Président du conseil de l'époque dont vous voudrez bien m'accorder qu'il est l'un des auteurs de la Constitution, cet article 11 se trouverait vide de toute substance, dépourvu de toute signification. Comment alors auriez-vous pu l'accepter lors des deux référendums sur l'affaire algérienne? En tout cas, comment pourriez-vous soutenir que, alors que la Constitution remplaçait dans des conditions dramatiques et avec la signification historique que l'on sait, la Constitution de la IVe République, les auteurs de la Constitution et d'abord le premier auraient voulu ou accepté d'y introduire une disposition aussi nouvelle pour la vider ensuite de tout son sens? Pour l'instant, permettez-moi de reprendre cet article 11, que l'on a dépouillé de toute vigueur, et cet article 89 au nom duquel on le dépouille. N'y a-t-il pas une pétition de principe à décider que l'article 89 domine l'article 11, ce que leur place respective dans la Constitution, je le répète, ne justifie pas. Ne pourrait-on aussi bien soutenir, surtout par référence à l'article 3, que l'article 11 et l'article 89 sont sur le même plan et ne peuvent s'exclure mutuellement à moins de précision expresse? On a objecté, il est vrai, que le référendum est prévu à l'article 89. Sur ce point, je dirai en passant que la thèse vaguement ébauchée dans la motion de censure et selon laquelle le « peuple français, avant référendum, devrait être éclairé par les débats parlementaires» est en tant qu'interprétation de l'article 89 proprement insoutenable. Permettez-moi d'observer, d'ailleurs, que si notre peuple a besoin d'être éclairé par des débats parlementaires, vous êtes en train de le faire amplement et qu'il n'y a pas besoin pour cela de la procédure de l'article 89. [...] Mais, pour en venir à une interprétation plus sérieuse de l'article 89, on a soutenu qu'en introduisant le référendum après le vote d'une révision constitutionnelle par les deux assemblées le constituant aurait par là même fixé les limites du référendum en la matière. Cet argument a son poids mais je le crois faux. L'article 89 - il suffit de le lire - n'a pas entendu, en introduisant le référendum, limiter l'usage de celui-ci. C'est le pouvoir des assemblées en matière constitutionnelle qu'il a entendu borner. Si les assemblées sont d'accord pour voter dans les mêmes termes un texte de révision constitutionnelle, ce texte n'a néanmoins aucune valeur tant qu'il n'a pas été ratifié par référendum. Et ce même article 89 sous-entend expressément qu'en la matière le Président de la République a des responsabilités particulières, car, si ce dernier estime qu'un projet de révision est conforme à la volonté et à la nécessité nationales, il peut, en convoquant les chambres en Congrès, dispenser leur projet de la ratification par référendum. C'est dire que l'article 89 n'entend nullement abandonner au seul Parlement la possibilité d'une révision constitutionnelle, et que le Président de la République est juge de la possibilité qu'il y a de se passer de référendum. Il ressort donc de l'article 89 - et ce raisonnement a été fait par des juristes avant moi - que ses rédacteurs ont voulu que la révision constitutionnelle pût intervenir soit sans référendum par accord du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, soit, s'il y a désaccord entre les deux et que le pouvoir législatif seul soit favorable à la révision, avec l'obligation du référendum, qui joue ainsi le rôle d'arbitrage dont je viens de parler.

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• Document 4 : Rapport du Comité consultatif pour une révision de la Constitution, présidé par le doyen Georges Vedel, remis au Président de la République le 15 février 1993, extrait (pp. 59-61)

À la lumière des difficultés et controverses, les conditions de la révision constitutionnelle doivent être assouplies.

Le texte proposé apporte à l'article 89 des modifications diverses dont chacune a son objet propre mais dont l'ensemble tend, en liaison avec les modifications proposées pour l'article 11, à un rééquilibrage des compétences réparties, en matière de révision constitutionnelle, entre le chef de l'État, les deux chambres et la nation dont la réunion forme le pouvoir suprême de la République, c'est-à-dire le pouvoir constituant.

Tout d'abord, selon le texte proposé, rien ne serait changé en matière d'initiative de la révision constitutionnelle : elle appartiendrait toujours, comme maintenant, « au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement ».

Mais une première modification intervient dans l'hypothèse prévue par l'article 89 actuel, où les deux assemblées votent le même texte. En ce cas, l'option du Président de la République entre l'approbation par voie de référendum et l'approbation par le congrès à la majorité des trois cinquièmes n'est ouverte que pour les projets de révision, c'est-à-dire pour les textes présentés par le chef de l'État. Le texte du comité tend à ouvrir cette option également pour les propositions de révision, c'est-à-dire les textes d'origine parlementaire. Ceux-ci pourraient, en place du référendum, faire, selon le choix du Président de la République, l'objet d'une approbation par le congrès tout comme les textes d'origine présidentielle. La justification de cette modification est simple : la dispense du référendum est raisonnable dès lors que l'on peut escompter une majorité des trois cinquièmes au congrès. Cette considération est valable quelle que soit l'origine, présidentielle ou parlementaire, de la révision proposée.

La seconde modification est beaucoup plus importante. Elle vise à la fois à une plus grande facilité donnée aux procédures de révision et à la prévention de blocages possibles.

L'hypothèse visée est celle où un projet ou une proposition de révision n'est pas, après deux lectures par chaque assemblée, voté en termes identiques par chacune d'elles, mais où l'une des deux chambres lui a apporté trois cinquièmes des suffrages exprimés. En ce cas, le Président de la République peut demander à la nation de décider en soumettant le texte voté à un référendum.

Ces dispositions qui, en elles-mêmes, améliorent le système existant ont, d'un point de vue plus général, l'avantage d'un rééquilibrage des composantes du pouvoir constituant.

Quatre considérations illustrent cette affirmation.

En premier lieu, si une constitution, pacte fondamental, doit être moins facile à modifier que la législation ordinaire, sa rigidité ne doit pas aller jusqu'à permettre le blocage indéfini des institutions. Notre histoire constitutionnelle ne manque pas d'exemples regrettables de constitutions abolies, violées ou tournées avec l'assentiment tacite des citoyens ou du moins sans en émouvoir la majorité parce que leur révision était de fait impossible. Comme on l'a déjà dit, la révision de l'article 11 proposée ci-dessus, qui interdit l'usage de ce texte pour opérer une révision constitutionnelle, ne se justifie pleinement que si les risques de blocage que comporte l'article 89 actuel sont supprimés.

En second lieu, il en est d'autant plus ainsi que le respect de la Constitution est assuré de manière efficace par le juge constitutionnel. Mais celui-ci n'est lui-même qu'un pouvoir constitué. Quand il censure une loi, il ne prétend pas interdire l'édiction de telle ou telle règle. Il se borne à censurer une incompétence qui a consisté à vouloir prescrire en forme législative ce qui n'aurait pu être prescrit qu'en forme de révision constitutionnelle. Pour que cette analyse - qui donne sa légitimité au juge constitutionnel subordonné au pouvoir constituant - ne soit pas un leurre, il faut que la voie de la révision constitutionnelle demeure raisonnablement accessible.

En troisième lieu, comme le veut l'esprit de la Constitution, en matière de révision les deux

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assemblées ont des pouvoirs égaux. Mais cette égalité n'implique pas que chacune d'elles ait un droit de veto sur les décisions de l'autre. Aussi, lorsqu'une divergence persistante se manifeste, il est sage que le Président de la République puisse, pourvu que l'une des assemblées se décide à une majorité des trois cinquièmes, demander au peuple de se prononcer.

Enfin, le texte proposé procède d'une prise en compte des principes démocratiques. Il se ramène pour l'essentiel à ceci :

La révision du pacte fondamental ne peut pas se faire aussi simplement que celle de la loi ordinaire par la manifestation de la volonté d'un seul des organes parlant au nom de la nation ; on ne peut, sous peine d'un immobilisme irréaliste et périlleux, exiger leur unanimité. Mais si l'on institue des procédures - au pluriel - dont la variété assure qu'aucune révision ne peut être imposée ni empêchée par un seul des organes de la représentation (le Président de la République, l'une et l'autre assemblée) et si en cas de désaccord la nation est arbitre, on a fait droit à la philosophie de l'État démocratique et à l'idée de Constitution.

L'article 89 de la Constitution, devenu dans le cadre des modifications proposées dans le présent rapport, l'article 82 serait ainsi rédigé :

« Article 82

« L'initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement.

« Lorsque le projet ou la proposition de révision a été voté par les deux assemblées en termes identiques, la révision est définitive après avoir été approuvée par référendum. Toutefois, le projet ou la proposition de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide d'en soumettre le texte au Parlement convoqué en congrès : dans ce cas, le projet ou la proposition de révision n'est approuvé que s'il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du congrès est celui de l'Assemblée nationale.

« Lorsque le projet ou la proposition n'a pas été voté en termes identiques après deux lectures par chaque assemblée, le Président de la République peut soumettre au référendum le texte adopté à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés par l'une ou l'autre des assemblées.

« Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire. « La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision. »

• Document 5 : « Une Ve République plus démocratique », rapport du comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République (présidé par E. Balladur), remis au Président de la République le 29 octobre 2007, extrait (pp. 6-7)

3 – Rendre plus démocratique l’exercice des pouvoirs du chef de l’Etat Après la clarification des rapports entre le Président de la République et le Parlement et l’encadrement du pouvoir de nomination, c’est, en troisième lieu, l’exercice, par le chef de l’Etat, de ses attributions, que le Comité s’est efforcé de moderniser.

A cet effet, il a souhaité qu’il soit mis fin à un certain nombre d’anomalies.

[...]

La troisième de ces anomalies concerne la procédure de révision de la Constitution prévue à l’article 89 de celle-ci. Si un projet ou une proposition de révision de la Constitution a été adopté dans les mêmes termes par les deux assemblées, il est aujourd’hui admis que le Président de la

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République peut ne pas provoquer le référendum ou, à défaut, la réunion du Congrès nécessaires à l’adoption définitive du texte de la révision. En d’autres termes, la pratique observée a conduit à conférer au chef de l’Etat un véritable droit de veto en matière de révision de la Constitution, alors que celle-ci ne le prévoit pas. Dans un souci de démocratisation des institutions, le Comité souhaite qu’il soit mis fin à cette situation et que le chef de l’Etat ne puisse pas faire obstacle, par sa seule inertie, à la volonté du pouvoir constituant. Aussi propose-t-il que le deuxième alinéa de l’article 89 soit ainsi rédigé : « Lorsque le projet ou la proposition de révision a été voté par les deux assemblées en termes identiques, la révision est définitive après avoir été approuvée par un référendum organisé dans les six mois par le Président de la République » (Proposition n° 12). [...]

Proposition du Comité _____ Article 89 L’initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement.

Lorsque le projet ou la proposition de révision a été voté par les deux assemblées en termes identiques, la révision est définitive après avoir été approuvée par un référendum organisé dans les six mois par le Président de la République.

[...]

4 – Démocratiser la procédure de révision de la Constitution L’article 89 de la Constitution prévoit actuellement qu’un projet ou une proposition de révision de la Constitution doit être voté par les deux assemblées dans les mêmes termes et que la révision est définitive après avoir été approuvée par référendum, sauf si, s’agissant d’un projet de loi constitutionnelle, le Président de la République décide de le soumettre au vote du Congrès, auquel cas le texte doit être adopté à la majorité des trois cinquièmes.

Il résulte de ces dispositions que chacune des deux assemblées dispose, en dehors du cas où une révision de la Constitution emprunterait la voie de l’article 11, d’un pouvoir de blocage de toute révision constitutionnelle.

Par cohérence avec les propositions formulées plus haut (voir Proposition n° 12) qui tendent à obliger le chef de l’Etat à organiser, dans les six mois, un référendum portant révision de la Constitution lorsque le projet ou la proposition de loi constitutionnelle a été adopté dans les mêmes termes par les deux assemblées, le Comité souhaite que l’article 89 de la Constitution soit également modifié pour permettre qu’en cas de refus d’une révision constitutionnelle par l’une des deux assemblées tandis que l’autre a adopté le texte à la majorité des trois cinquièmes, il soit organisé un référendum, de telle sorte que le peuple souverain soit appelé à trancher (Proposition n° 68). [...] _____

Proposition du Comité _____ Article 89 L’initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement.

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Lorsque le projet ou la proposition de révision a été voté par les deux assemblées en termes identiques, la révision est définitive après avoir été approuvée par un référendum organisé dans les six mois par le Président de la République [proposition n° 12]. Toutefois, le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n'est approuvé que s'il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du Congrès est celui de l'Assemblée nationale.

Lorsque le projet ou la proposition de révision n’a pas été voté en termes identiques après deux lectures dans chaque assemblée, le Président de la République peut soumettre au référendum le texte adopté à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés par l’une ou l’autre des assemblées. Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire.

La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision.

• Document 6 : « Révision constitutionnelle : des nouveautés, des inchangés et des retraits », Le Monde, 31 mai 2019

Le Monde dévoile en exclusivité le nouveau projet de loi constitutionnelle « pour un renouveau de la vie démocratique » qui sera présenté fin juin, début juillet en conseil des ministres. Plus resserré que celui qui avait été présenté en mai 2018 et dont l’examen avait été stoppé à la suite de l’« affaire Benalla » – il a été expurgé de toute la partie concernant l’organisation des débats parlementaires –, il est accompagné d’un projet de loi organique, comportant notamment les dispositions relatives à la réduction du nombre de parlementaires, et d’un projet de loi ordinaire tenant compte de l’introduction de la proportionnelle pour l’élection des députés. L’écologie érigée en priorité Le projet de loi constitutionnelle consacre la dimension écologique en inscrivant à l’article 1er de la Constitution, qui définit les principes de la République française, qu’« elle agit pour la préservation de l’environnement et de la diversité biologique et contre les changements climatiques » . C’est là un geste fort qui va au-delà de la Charte de l’environnement, rattachée à la Constitution en 2004, et du simple ajout à l’article 34, concernant l’objet des lois, de l’« action contre les changements climatiques » , comme cela était prévu dans le précédent projet, avant que les députés de la commission des lois le réécrivent. Le gouvernement reprend ainsi à son compte un point qui avait longuement agité les rangs de la majorité et de l’exécutif au printemps 2018. Nicolas Hulot, alors ministre de la transition écologique et solidaire, qui plaidait pour l’inscription de la préservation de l’environnement et de la biodiversité à l’article 1, avait perdu plusieurs arbitrages face au premier ministre, Edouard Philippe, plus que réticent à cet égard. A quelques jours de l’examen du projet de loi en commission, toutefois, il avait finalement obtenu gain de cause. Emmanuel Macron avait donné son feu vert et c’est sur un amendement de Richard Ferrand, alors président du groupe La République en marche (LRM) de l’Assemblée nationale et rapporteur général du texte, que cette nouvelle formulation avait été adoptée. Nicolas Hulot avait pu crier victoire avant de claquer la porte du gouvernement, deux mois plus tard.

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Un référendum élargi, un RIP facilité mais mieux encadré Dans son article 2, le nouveau texte définit l’extension du champ du référendum. Le président de la République pourra soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics « nationaux ou territoriaux » ainsi que sur « des réformes relatives aux questions de société ». Le champ d’application du référendum avait déjà été élargi par la révision constitutionnelle du 4 août 1995, mais sans aller jusqu’à y inclure les sujets de société. Le texte lève ce verrou. La partie consacrée au référendum d’initiative partagée (RIP), instauré par la révision constitutionnelle de juillet 2008, fait désormais l’objet d’un nouveau titre à part entière – le titre XI – consacré à la « participation citoyenne ». Alors qu’actuellement il peut être déclenché à l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement et doit être soutenu par un dixième des électeurs – environ 4,7 millions –, il ne requerra plus désormais qu’un dixième des membres du Parlement et un million d’électeurs, ce qui en facilitera la mise en œuvre. La loi organique devrait en outre préciser que l’initiative peut être soit d’origine parlementaire, soit d’origine citoyenne. Le référendum reste donc bien d’initiative partagée, mais c’est là une réponse significative aux demandes de « démocratie citoyenne » qui ont émergé au cours des derniers mois, notamment depuis la crise des « gilets jaunes ». Toutefois, le nouveau RIP ne pourra pas avoir pour objet l’abrogation d’une disposition promulguée « depuis moins de trois ans », au lieu d’un an dans la rédaction actuelle, ni d’« une disposition en cours de discussion au Parlement » . L’exécutif – et il a sur ce point l’appui total des présidents des deux assemblées – veut éviter que se reproduise l’épisode de la proposition de loi référendaire déposée avant que soit définitivement adopté le projet de loi prévoyant la privatisation de Groupe ADP (ex-Aéroports de Paris). Une initiative considérée par le gouvernement comme un « détournement » de la procédure. Le risque, après la décision du Conseil constitutionnel ayant jugé recevable la proposition de loi référendaire, était que le référendum d’initiative partagée « devienne un instrument de contestation de la légitimité parlementaire », ont souligné plusieurs juristes. « Un risque mortifère pour la démocratie représentative », écrivaient les constitutionnalistes Olivier Duhamel et Nicolas Molfessis dans Le Monde du 15 mai. Le gouvernement entend y remédier. La participation citoyenne renforcée C’est également dans ce titre XI que figure la transformation du Conseil économique, social et environnemental (CESE) en Conseil de la participation citoyenne (CPC) et non plus en Chambre de la société civile, comme il était prévu dans le précédent projet. Le nombre de ses membres passe de 233 à 155, soit une réduction d’un tiers, alors que le gouvernement prévoit désormais de réduire d’un quart celui de l’Assemblée nationale et du Sénat. Son rôle est cependant considérablement élargi puisque lui reviendra désormais d’organiser, à son initiative ou à celle du gouvernement, la consultation du public en organisant des conventions de citoyens tirés au sort. Là aussi, ce projet de loi constitutionnelle entend renforcer les dispositifs de participation citoyenne, sans pour autant instaurer une section permanente de citoyens tirés au sort, comme l’aurait souhaité le président du CESE, Patrick Bernasconi. C’est également ce CPC qui assurera « la participation du public au processus d’élaboration des projets d’aménagement ou d’équipement d’intérêt national », ce qui signe, en quelque sorte, l’arrêt de mort de la Commission nationale du débat public, dont la présidente, Chantal Jouanno, avait finalement refusé de prendre en charge l’organisation du « grand débat national » voulu par Emmanuel Macron, estimant que ce n’était pas du ressort de son autorité.

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Les inchangés par rapport à la version de 2018 Les autres dispositions du projet de loi constitutionnelle reprennent à l’identique celles qui figuraient dans le précédent projet. Que ce soit sur la différenciation territoriale, qui permettra à des collectivités territoriales d’exercer des compétences spécifiques et d’appliquer des dispositions législatives ou réglementaires dérogatoires. Que ce soit l’article inséré après l’article 72-4 de la Constitution portant reconnaissance de la spécificité de la Corse et ouvrant à cette collectivité à statut particulier des facultés d’adaptation des lois et règlements dans des domaines dont le champ sera précisé par une loi organique. Que ce soit, aussi, sur la différenciation territoriale outre-mer. Restent également inchangées les dispositions mettant fin à la présence des anciens présidents de la République au Conseil constitutionnel, prévoyant que les magistrats du parquet seront dorénavant nommés sur avis conforme de la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature, qui statuera également comme conseil de discipline des magistrats du parquet. De même qu’est maintenu l’article de suppression de la Cour de justice de la République. La procédure parlementaire épargnée En revanche, c’est un pan entier du précédent projet qui disparaît, celui touchant à la procédure parlementaire. Au nom d’une meilleure « efficacité » et d’une « rationalisation » du travail parlementaire, le gouvernement avait rédigé un paquet de sept articles qui avaient soulevé de fortes contestations. Il souhaitait ainsi mieux encadrer le dépôt des amendements ou des propositions de loi. Il proposait d’étendre la possibilité d’examen en commission d’un certain nombre de textes, en présence du gouvernement, pour lesquels le droit d’amendement ne s’exercerait qu’en commission et non plus en séance. Il réduisait les durées d’examen des projets de loi de finances et de financement de la Sécurité sociale. Il donnait plus de latitude au gouvernement dans la maîtrise de l’ordre du jour. Surtout, dans sa volonté de réduire le nombre et la durée des « navettes » entre les deux assemblées, le gouvernement entendait, en cas d’échec de la commission mixte paritaire à adopter un texte commun, pouvoir demander à l’Assemblée nationale de statuer définitivement. Une disposition considérée comme un casus belli par le Sénat. Autant de dispositions qui irritaient les parlementaires – y compris dans la majorité –, qui y voyaient une volonté du gouvernement de contraindre les droits du Parlement et de limiter le droit d’amendement. Même François de Rugy, alors président de l’Assemblée nationale, avait publiquement fait part de son opposition à une limitation du droit d’amendement, y voyant « une fausse solution ». Soucieux de ne pas multiplier les champs de friction avec les parlementaires, en particulier avec le Sénat, le gouvernement a préféré abandonner cette partie. En espérant ainsi rendre son projet de révision constitutionnelle plus acceptable et faire en sorte qu’il arrive, cette fois, à son terme. Ce qui est encore loin d’être gagné.

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Droit constitutionnel et institutions politiques – La Ve République

Cours de M. Tourbe

Séance n° 5 : La responsabilité du Président de la République

DOCUMENTS JOINTS :

• Document 1 : Francis Delpérée, « La responsabilité du chef de l’État. Brèves observations comparatives », RFDC, 2002/1, n° 49, p. 31-41

• Document 2 : Articles 67 et 68 de la Constitution (versions antérieure à 2007 et actuelle)

• Document 3 : Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République (présidée par Pierre Avril), décembre 2002, extraits, p. 8-9 et 35-371

• Document 4 : « Pour un renouveau démocratique », rapport remis par la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique (présidée par Lionel Jospin) au Président de la République, 9 novembre 2012, p. 69-70

• Document 5 : Loi organique n° 2014-1392 du 24 novembre 2014 portant application de l'article 68 de la Constitution2

TRAVAIL DEMANDÉ :

Ø Commentaire : version actuelle des articles 67 et 68 de la Constitution (document 2)

1 Pour prolonger la réflexion sur les suites immédiates du rapport Avril, v. O. Beaud et Ph. Lauvaux, « Sur le prétendu “impeachment” à la française. Réflexions sur le projet de loi constitutionnelle instaurant une responsabilité politique du Président de la République », Recueil Dalloz, 2003, p. 2646. 2 Pour les étudiants souhaitant approfondir la réflexion sur le processus d’adoption de cette loi organique, la lecture de la décision du Conseil constitutionnel n° 2014-703 DC du 19 novembre 2014 (disponible sur son site internet) ne pourra être que bénéfique.

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• Document 1 : Francis Delpérée, « La responsabilité du chef de l’État. Brèves observations comparatives », RFDC, 2002/1, n° 49, p. 31-41

Pendant près d’un siècle et demi, le chef de l’État a été considéré comme une autorité et, souvent même, comme une personnalité qui méritait de rester hors débat. Cette époque est révolue. Le voici aujourd’hui au cœur de la mêlée.

Ici, c’est l’institution qui est mise en cause – à l’heure de la démocratie, la monarchie n’est-elle pas passée de mode ? Là, c’est la personne du chef de l’État qui est contestée – l’hérédité procure-t-elle toujours de bons résultats ? Le peuple ou ses représentants ont-ils fait le bon choix ? Là encore, ce sont les agissements du chef de l’État qui sont livrés à la vindicte publique et soumis à l’attention du juge – pourquoi celui-ci ne rendrait-il pas sur-le-champ un verdict, sous forme d’une condamnation pénale ou civile ? Parfois même, le débat débouche sur le terrain de la morale politique, mais, ici comme ailleurs, les conseilleurs ne sont pas les payeurs – la déontologie n’exige-t-elle pas que le Roi abdique ou que le Président se retire ?

Ces interrogations sont monnaie courante. Elles peuvent alimenter le dernier jeu à la mode, celui qui est pratiqué dans les salons, dans les officines de parti ou sur les plateaux de télévision. La règle est simple. Il s’agit de mettre en cause, d’une manière ou d’une autre, le chef de l’État. Il faut se prononcer illico sur sa responsabilité, pour ce qu’il a fait ou pour ce qu’il aurait dû faire. Mieux encore, il faut essayer d’obtenir d’un juge, et spécialement du juge répressif, un résultat qu’il n’a pas été possible de réaliser par la voie politique.

Bref, l’objectif est d’éliminer celui qui, à un moment ou à un autre, peut apparaître comme « le maillon faible ». Voire « le maillon fort », celui que ses amis, mais y a-t-il des amis en politique ?, souhaitent écarter parce qu’il leur fait de l’ombre.

Faut-il entrer dans cette logique éliminatoire ? Convient-il plutôt d’analyser les réalités institutionnelles à l’échelle européenne et de rappeler quelques-unes des règles qui commandent traditionnellement le statut du chef de l’État ? L’exercice, j’en conviens aisément, a une portée limitée. Ce qui se fait ailleurs ou ce qui se fait depuis toujours n’est pas nécessairement bon. Il y a peut-être lieu de procéder, en cette matière comme en d’autres, à un aggiornamento institutionnel. Mais, au moins, faut-il savoir dans quel contexte le débat mérite d’être ouvert et quelles solutions d’autres États européens retiennent ou préconisent.

Des mythes institutionnels circulent. Les rois, y compris ceux d’Europe, disposeraient, dit-on, d’une immunité absolue pour leurs faits et gestes. Les présidents, eux, devraient être traités dans une société égalitaire comme de simples citoyens. Pourquoi, dans ces conditions, faire un sort particulier au Président de la République française ? Pourquoi lui bâtir un statut privilégié qui rappellerait peu ou prou celui des monarques d’ancien ou de nouveau régime ?

Ces quelques lignes ont pour objet de montrer que le point de départ du raisonnement est erroné et que les réalités institutionnelles sont plus nuancées qu’on ne le dit. Il est exact que le roi et le président disposent d’un statut distinct (I). Mais il est tout aussi vrai que, dans la plupart des États européens, ils bénéficient tous deux d’un statut proche au regard de l’action répressive et de l’action civile (II).

Les légendes dussent-elles être contredites, il faut convenir que les ressemblances l’emportent largement sur les différences et que, sur ce point, en tout cas, la France ne fait pas cavalier seul. Sans s’en apercevoir, l’Europe des chefs d’État se construit.

I – LE STATUT DISTINCT DU ROI ET DU PRÉSIDENT

Les monarchies et les républiques vivent sous des régimes, et même selon des rythmes, différents. Un chef d’État désigné par le procédé de l’hérédité ne peut revendiquer les mêmes attributions qu’un président choisi, de manière directe ou médiate, par le corps électoral. Certes, il y a place,

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selon l’expression consacrée, pour des républiques couronnées ou pour des monarchies républicaines. Les réalités politiques peuvent aussi gommer quelques-unes des différences inscrites dans les constitutions. Il n’empêche. Le statut personnel qui revient au chef de l’État n’est pas, en tout point, comparable dans l’un et l’autre systèmes.

A – L’ATTRIBUTION DE LA FONCTION

La monarchie s’inscrit, par définition, dans la continuité  [1]. Le roi n’est qu’un dans une lignée.

La continuité se comprend de manière fonctionnelle La fonction royale s’exerce à vie. Au surplus, les règles de succession au trône ont cette finalité précise : éviter le vide du pouvoir. Mise à part la période de l’interrègne, qui est requise pour assurer l’installation du nouveau roi et pour entendre sa prestation de serment – « je jure d’observer la Constitution… » –, l’adage reste d’application. Le roi est mort, vive le roi.

La continuité s’entend aussi de manière plus personnelle – on serait tenté d’écrire : plus physique. En cours de règne, la personne du roi est mise à l’abri des événements qui pourraient compromettre, d’une manière ou d’une autre, l’exercice permanent de ses activités. La fonction royale ne connaît pas d’éclipses. Le roi ne doit pas être empêché d’assurer les tâches que la constitution lui réserve. Lui-même ne doit pas se placer dans une situation telle qu’il se trouverait dans l’impossibilité de régner.

Dans cette perspective de continuité dynastique, la question de la responsabilité du chef de l’État ne se pose guère. Le roi ne peut mal faire. La personne du roi est inviolable. Elle est même sacrée, comme le précisent certaines constitutions au vocabulaire suranné. L’immunité constitutionnelle qui profite au roi est absolue. Les enquêtes, les auditions, la détention préventive, l’arrestation, le jugement, l’emprisonnement… – toutes mesures qui pourraient compromettre l’exercice continu de la fonction – sont à proscrire  [2].

La République, elle, ménage, sinon la rupture, du moins l’alternance.

Elle assure, cela va sans dire, la permanence des institutions publiques, en ce compris celle de chef d’État. Mais elle permet, voire organise la discontinuité des titulaires du pouvoir suprême. Les règles constitutionnelles qui permettent d’atteindre cet objectif sont connues. La durée du mandat présidentiel, les aléas du scrutin, les règles de non-renouvel-lement, les limites d’âge, les possibilités de destitution…

Les moyens importent peu. Ce sont les conséquences qui comptent le plus. Pour le président, il y a nécessairement un avant, un pendant et un après. L’homme politique qui accède à la magistrature présidentielle n’est pas vierge. Il n’a pas toujours été chef d’État. Il ne le sera pas indéfiniment. Il bénéficie d’une investiture qui est forcément temporaire.

Le président peut, comme on dit, être rattrapé par des affaires qui remontent à une période durant laquelle il n’était pas en charge de la République. Ou bien il est accusé d’avoir commis, pendant son mandat, l’une ou l’autre infraction, qu’elle se rapporte ou non à l’exercice de la fonction présidentielle. Ou encore, troisième cas de figure, il est, à l’issue de son mandat, mis en cause pour des agissements qui remontent soit à une période au cours de laquelle il n’était pas encore président, soit à une période qui coïncide avec celle de ses fonctions.

En République, les situations de fait et de droit sont plus complexes. Il peut s’imposer de concevoir des régimes plus élaborés de mise en cause de la responsabilité du chef de l’État.

B – L’EXERCICE DE LA FONCTION

Le contexte institutionnel ne peut non plus être négligé. Il peut inciter à souligner de plus grandes différenciations encore.

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Le roi n’est pas seulement inviolable. Il est irresponsable. En tout cas, il ne répond jamais personnellement de ses actes. Les ministres qu’il a désignés supportent seuls la responsabilité politique. Les règles du régime parlementaire, écrivait déjà René Capitant, sont celles d’un « gouvernement par des ministres responsables ».

Si, à l’occasion d’un débat parlementaire, l’action personnelle du roi est contestée, il revient au président de l’assemblée de rappeler à l’ordre l’intervenant ou de solliciter d’un ministre qu’il réponde aux critiques formulées à l’encontre d’actes dont il assume, par principe, la responsabilité.

Comment admettre qu’une assemblée politique doive déclarer forfait lorsqu’elle entend mettre en cause la responsabilité du roi mais qu’un tribunal puisse agir sans entrave pour statuer sur les infractions ou les fautes que le chef de l’État aurait commises dans l’exercice de ses fonctions ?

La logique institutionnelle va dans le sens d’une irresponsabilité absolue, tant politique que pénale ou civile, du roi. Ce raisonnement ne vaut pas pour le président.

Là spécialement où il est l’élu direct de la Nation, le chef de l’État a été désigné après avoir fait campagne sur un programme politique. Il a bénéficié des suffrages d’une part significative du corps électoral. Si nécessaire, il est en mesure de vérifier, en cours de mandat, que la confiance de l’opinion publique lui est toujours acquise. Les élections législatives ou les référendums, quand ce ne sont pas les sondages, peuvent servir d’instruments de mesure de sa popularité, et même de sa légitimité.

Le président s’engage. Il s’expose à la critique du corps électoral et à celle des milieux politiques. Pourquoi, dans ces conditions, le juge renoncerait-il à intervenir ? Pourquoi ne participerait-il pas, à son tour, aux opérations qui visent à censurer les comportements présidentiels qui paraissent répréhensibles ou dommageables ?

Le dogme de l’irresponsabilité ne s’impose pas avec la même évidence. Le contrôle des tribunaux judiciaires ou celui de juridictions ad hoc apparaissent comme des contrôles parmi d’autres.

C – LA CESSATION DE FONCTIONS

Le roi est protégé par la règle de l’inviolabilité pour les actes qu’il accomplit durant son règne. Cette immunité est perpétuelle. Elle lui profite alors même qu’il aurait abdiqué. En contrepartie, le roi déchu peut prendre l’engagement de ne pas s’expliquer sur les événements qui ont marqué son règne et spécialement sur ceux qui l’ont conduit à se retirer  [3].

Imagine-t-on que le même statut profite à l’ancien président ? C’est sur ce terrain que les différences les plus marquantes se font sentir.

Pendant son mandat, le Président est, d’une certaine manière, intouchable. En fait, sinon en droit. Tout bascule le jour où il sort de charge et où il est amené à céder la place à un successeur. Ce dernier peut notamment être tenté de procéder à l’inventaire de l’héritage, comme on dit. Il ouvre « les placards ». Il s’ingénie à découvrir les irrégularités ou les imprudences qui auraient pu être commises dans le traitement de certains dossiers. Il peut être tenté de les monter en épingle. Il se dépêche de dénoncer les faits constatés, dans la crainte de devoir endosser la responsabilité des actes de son prédécesseur.

Mises à part ces manœuvres politiques, une réalité s’impose. L’ancien président a perdu la qualité de chef de l’État. Il n’est plus investi de la magistrature suprême. Les scrupules constitutionnels que nourrissaient les juges s’évanouissent comme par enchantement. L’action publique a été différée dans le temps. Elle peut désormais être activée ou repartir de plus belle. L’ancien chef d’État n’a pas seulement abandonné le pouvoir. Il a surtout perdu le bouclier constitutionnel qui le protégeait  [4]. Il s’expose désormais à des jours plus difficiles  [5]. Pour utiliser une expression du langage populaire, on résume la situation en une phrase. Jusque-là, il a « mangé son pain blanc ». Le plus dur reste à venir.

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II – LES STATUTS PROCHES DU ROI ET DU PRÉSIDENT

La doctrine constitutionnaliste présente une singularité. Il est des sujets qu’elle laisse délibérément en friche. La question du chef de l’État fait partie de ceux-là. Certes, les auteurs s’interrogent sur les modes de désignation de celui qui, dans l’État, assure les tâches les plus éminentes de représentation de la Nation. Elle se demande quelles sont les attributions qui reviennent à tel roi ou à tel président dans un système constitutionnel déterminé. Par contre, elle ne se préoccupe guère de définir les traits généraux de la fonction que le chef de l’État est amené à remplir.

Ce défaut d’analyse hypothèque la réflexion qui doit se poursuivre sur les responsabilités, pénale et civile, qui incombent au chef de l’État. Une hypothèse est formulée. Si, sur des points essentiels, la fonction du roi et celle du président se ressemblent, comment leurs statuts n’au-raient-ils pas tendance à se rapprocher ? L’histoire, le présent et l’avenir permettent de vérifier le bien-fondé de ce présupposé.

A – LA CONTINUITÉ DE LA FONCTION

L’histoire a ses raisons. Elle apprend que nulle institution n’est assurée de la pérennité. Ici, c’est le cas le plus fréquent, la monarchie a été abolie. Un président a succédé à un roi. Là, c’est plus exceptionnel, la monarchie a été restaurée. Un roi a succédé à un président. La société politique n’est pas plus ou moins démocratique pour autant. Seule a changé la manière de désigner le chef de l’État.

Et alors de deux choses l’une.

Ou bien l’inviolabilité et l’irresponsabilité tiennent à la personne du roi. L’abolition de la monarchie et la destitution du dernier monarque privent, c’est normal, le président de la nouvelle république des oripeaux de son prédécesseur. Le voici, lui, sans protection contre l’action pénale ou contre l’action civile. Variante. L’absence de privilèges et d’immunités tient à la personne du président, citoyen parmi d’autres. La restauration rétablit le monarque dans ses droits immémoriaux. Le voici à nouveau protégé des interventions du juge.

Ou bien les immunités ne peuvent être envisagées dans une perspective personnaliste. Dans une société démocratique, un régime particulier de responsabilité – qu’il vaille pour le chef de l’État, pour un membre du gouvernement, pour un parlementaire ou pour un magistrat – ne peut être prescrit que dans l’intérêt de la fonction qu’il assume. La protection ne va pas, en premier lieu, à la personne physique. Par nature, les immunités sont fonctionnelles.

Si l’on inscrit la réflexion dans la seconde perspective, l’on considérera aisément que le chef de l’État, quelle que soit la manière dont il a été choisi, doit être mis en situation d’exercer convenablement sa charge. Il ne doit pas être dérangé dans l’exercice de ses responsabilités. Il doit être en mesure d’exercer sans entraves la fonction royale ou le mandat présidentiel. Les interventions de justice ne doivent pas l’affecter. Elles ne peuvent le distraire, au sens propre comme au sens figuré du terme, de l’exercice de ses responsabilités éminentes.

Que signifierait l’exercice de la fonction royale ou de la fonction présidentielle – dans le cadre de la politique intérieure, de la politique européenne ou de la politique internationale – pour quelqu’un qui devrait s’occuper, au même moment, des mille et un détails de sa comparution ou de sa défense en justice ?

A fonction identique, protection identique. De ce point de vue, le statut du roi et du président tendent à se rapprocher. Une conséquence précise en résulte. Elle est exprimée en toutes lettres dans l’article 130, alinéa 4, de la Constitution portugaise : « Le Président de la République répond des crimes qu’il commettrait en dehors de l’exercice de ses fonctions devant les tribunaux

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ordinaires ». Il ne le fait, cependant, qu’ « une fois son mandat terminé ». Elle trouve aussi son expression dans l’article 49, alinéa 1er, de la Constitution grecque : « Pour ce qui est des actes qui n’ont pas de rapport avec l’exercice de ses fonctions (celles du Président de la République), la poursuite pénale » peut se développer. Elle est néanmoins « suspendue jusqu’à l’expiration du mandat présidentiel ».

Il y a là un système ingénieux qui permet de concilier les impératifs de la continuité des fonctions, de la séparation des pouvoirs et de la responsabilité pénale des personnes investies d’un mandat public.

B – LA PROTECTION DE LA FONCTION

Est-ce à dire qu’en République, la responsabilité pénale ou civile du président ne sera jamais mise en œuvre, au cours de son mandat ? C’est une réponse nuancée que le droit public comparé apporte à cette question.

Des distinctions s’imposent, en effet. On les emprunte au Président B. Genevois qui s’est efforcé, dans plusieurs travaux  [6], de mettre un peu d’ordre dans un droit constitutionnel imparfait, incomplet et parfois incohérent, dans un droit public qui éprouve quelque peine à sérier les hypothèses et à fournir les solutions de droit appropriées. Ce droit reste en développement.

Une grille de lecture peut être établie au départ de trois situations qui méritent à tout le moins d’être distinguées.

Il y a, d’abord, les situations exceptionnelles. Ce sont celles qui naissent de la « haute trahison » (France, Grèce), de la violation délibérée de la Constitution (Autriche, Grèce), de la Loi fondamentale ou d’une autre loi fédérale (République fédérale d’Allemagne) ou encore, selon une formulation plus restrictive, de « l’attentat à la Constitution » (Italie).

Le Président a été conduit à commettre une « infraction contre nature ». Dans certains États, là notamment où le Président est tenu de prêter un serment de fidélité à la République et de respect à la Constitution, l’infraction commise s’apparente à une forme de parjure.

Il paraît indiqué de poursuivre sans désemparer le Président qui va jusqu’à trahir la confiance que la République et les citoyens ont placé en lui et de le déférer devant une juridiction particulière constituée à cet effet. Encore faut-il constater que nombre d’États prescrivent ici des filtres parlementaires. Ce qui peut paraître logique. Dans un certain nombre de ces pays, c’est devant l’assemblée, au singulier ou au pluriel, que le président a prêté le serment constitutionnel.

Les majorités peuvent varier : les deux tiers des membres en Grèce et au Portugal, la moitié des membres du Parlement réuni en séance commune en Italie, la moitié des membres de l’une et l’autre assemblées en France, la moitié des membres de l’Assemblée fédérale, saisie par le Conseil national, en Autriche.

Il y a, ensuite, les situations ordinaires, sinon banales. Elles naissent, par exemple, d’infractions qui sont commises en cours de mandat mais qui ne relèvent pas de l’exercice de la fonction présidentielle – cela va de la fraude fiscale jusqu’à l’accident de circulation.

Il y a, enfin, les situations intermédiaires. Elles ne sont ni exceptionnelles, ni ordinaires mais elles naissent d’infractions que le Président peut commettre dans l’exercice de ses fonctions. Certaines d’entre elles figurent dans les lois pénales, d’autres sont plus spécifiques à l’accomplissement des tâches présidentielles et ne sauraient donc être commises par d’autres personnes ou d’autres autorités.

Il est permis de se demander si ces deux catégories d’infractions ne doivent pas voir leur traitement différé dans le temps. Il ne s’agit pas, comme pour un roi, de consacrer la règle de l’inviolabilité absolue. Il s’agit seulement d’établir un cadre chronologique à l’intervention des autorités de justice. L’exercice des poursuites et le procès éventuel sont différés dans le temps.

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C – LA REMISE EN CAUSE DE LA FONCTION

Les textes constitutionnels peuvent être anciens. Les décisions de justice rares. Les analyses doctrinales partagées. Faut-il se satisfaire de ces éléments disparates ou n’y a-t-il pas lieu de procéder à une définition plus rigoureuse du statut du chef de l’État, qu’il soit monarque ou président ? Cette nouvelle écriture de la Constitution s’impose sans doute pour des raisons d’ordre interne. Elle se justifie aussi à raison de l’évolution du droit international. Celui-ci ne fait aucune différence entre un roi et un Président de République.

Le droit pénal international interpelle à cet égard le droit constitutionnel. Le roi des Belges est inviolable et il ne peut être déféré devant un tribunal belge. Le Président de la République française n’est pas inviolable mais, en cours de mandat, il ne peut être traduit devant la Haute cour de justice qu’en cas de haute trahison. Mais si le même roi des Belges ou le même Président de la République peuvent, du jour au lendemain, être renvoyés devant la Cour pénale internationale, y gagnent-ils au change ? Leur personne et leur fonction sont-elles encore protégées ?

Le statut de Rome fait œuvre on ne peut plus généralisatrice. Il ne fait pas de distinction selon qu’une personne recherchée est une personne privée ou une personne publique. Au contraire, même. Elle montre du doigt un certain nombre d’autorités publiques et leur tient à peu près ce langage : « Plus que d’autres, vous êtes susceptibles d’être justiciables de la Cour pénale internationale ».

Le chef de l’État se trouve ici en première ligne. « Le statut s’applique à tous de manière égale, sans aucune distinction fondée sur la qualité officielle » des personnes concernées, est-il précisé sans équivoque. Autrement dit : « Le chef de l’État n’est plus inviolable, ni pour un temps, ni a fortiori à perpétuité. Il peut être incriminé comme tout le monde ».

Pour ceux qui douteraient des intentions des auteurs du statut, celui-ci met les points sur les i : « en particulier, (il n’y a pas lieu d’avoir égard à) la qualité officielle de chef d’État » d’une personne. Cette qualité n’exonère, en effet, « en aucun cas de la responsabilité pénale au regard du présent statut ». Elle ne constitue pas non plus un motif de réduction de la peine.

Pour ceux qui resteraient sourds à ce type de considérations, le statut précise, dans l’alinéa 2, de l’article 27, que les immunités ou privilèges de juridiction qui existent soit en vertu du droit national, soit en vertu du droit international « n’empêchent pas la Cour d’exercer sa compétence à l’égard de cette personne ».

Comment mieux exprimer l’idée que le droit international pénal entend faire prévaloir ses solutions sur celles du droit constitutionnel ou sur celles du droit pénal national qui s’y opposeraient ? Il ne sert à rien de vouloir développer à ce sujet des interprétations lénifiantes et d’essayer coûte que coûte d’harmoniser les solutions du droit national et du droit international. Les solutions sont contradictoires. La collision est frontale.

Certains États ont modifié leur Constitution aux fins de ratifier le statut de Rome  [7]. Mais ne faut-il pas aller plus loin ? A quoi bon inscrire dans la Constitution deux solutions contradictoires ? Sur ce terrain les monarchies et les républiques sont logées à la même enseigne.

La franchise est un devoir de l’amitié.

A l’étranger, les milieux constitutionnalistes n’ont pas compris le remue-ménage, et même le remue-méninges, qu’ont pu susciter la décision du Conseil constitutionnel du 22 janvier 1999 et l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 10 octobre 2001  [8].

Les solutions, pour une bonne part concordantes, que ces hautes juridictions ont retenues sont celles qui prévalent dans d’autres États européens, dans des monarchies mais aussi dans des républiques, hier comme aujourd’hui.

Le droit public comparé ne conduit pas à copier servilement les solutions qui sont en vigueur à l’étranger. Mais il apprend le sens du relatif. Il invite à ne pas considérer comme exceptionnel ce

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qui se fait communément ailleurs. Il peut aussi rappeler les leçons d’un bon sens commun. Le droit constitutionnel, en douterait-on ?, est aussi affaire de bon sens.

Certes, ce sens commun gagne à s’inscrire dans des textes constitutionnels mis à jour – et pas seulement dans des documents qui apparaissent comme autant de reliques d’ancien régime. Il mérite de s’exprimer de manière détaillée sur les hypothèses à prendre en compte, sur les procédures à mettre en œuvre, sur les sanctions à envisager.

Le silence ou le laconisme de nombreuses constitutions actuelles contrastent avec la prolixité du statut de la Cour pénale internationale. Si les constitutions européennes veulent garder un sens, elles doivent prendre position sur chacun de ces sujets. Est-il excessif de demander qu’elles le fassent avec clarté, avec précision et avec bon sens ?

Elles auront intérêt à ne le faire qu’après s’être interrogées sur la manière dont les autres constitutions européennes envisagent la même problématique.

Notes [1] La monarchie est l’expression tangible de la pérennité de l’État (F. Delpérée, « Six monarques à Maastricht », Le Monde des débats, février 1993).

[2] L’observation ne porte pas préjudice à la possibilité de mettre en cause le roi « en ce qui concerne les obligations de droit privé qui ont trait à son patrimoine ». Elle n’exclut pas non plus que le chef de l’État porte lui-même une action en justice pour défendre des intérêts qui lui sont propres. Dans ces deux cas, il y a lieu d’appliquer la règle selon laquelle « nul ne plaide par procureur, hormis le roi ». Celui-ci sera représenté en justice par l’intendant de la liste civile.

[3] La publication en 2001 d’un livre posthume de Léopold III (Pour l’histoire. Sur quelques épisodes de mon règne, Bruxelles, éd. Racine) m’amène à constater ce qui suit : « Il n’est pas bon qu’un roi écrive des mémoires… Au pire, c’est une bombe à retardement sous le trône de son successeur. Dans le meilleur des cas, ce n’est qu’un plaidoyer pro domo » (La Libre Belgique, 9-10 juin 2001).

[4] Il semble indiqué, cependant, de considérer que, si les infractions commises se rapportent à l’exercice des fonctions présidentielles, elles doivent être déférées à un juge particulier, celui qui connaît par exemple, de la haute trahison ou de la violation de la Constitution (infra).

[5] Un commentateur ne peut s’empêcher d’évoquer « l’image d’un Président glorieux tant qu’il est en fonction, (mais) menacé par la fin de son immunité, sitôt qu’il aura été raccompagné par son successeur sur le perron de l’Élysée », in O. Jouanjan et P. Wachsman, « La Cour de cassation, le Conseil constitutionnel et le statut pénal du chef de l’État », RFD Adm., 2001, p. 1169 s.

[6] B. Genevois, « Le Conseil constitutionnel et le droit pénal international », RFD Adm, 1999, p. 285 s.; « Le Conseil constitutionnel et le droit pénal international. Quelques observations complémentaires », RFD Adm, 1999, p. 717; « Les immunités prévues par la Constitution et le contrôle juridictionnel », RFD Adm, 2000, p. 511 s.; « Immunités constitutionnelles et privilèges de juridiction. France », AIJC, 2001 (à paraître).

[7] Sans procéder à une révision préalable de l’article 88 – ni non plus des articles 58 et 103 – de la Constitution, l’État belge a procuré assentiment au statut de Rome de la Cour pénale internationale. Il expose ainsi le roi, les ministres et les parlementaires à des mesures de poursuites, voire à un jugement, en dehors des conditions prescrites par la Constitution. Le Conseil d’État n’a pas manqué de relever que cette façon de faire était inappropriée (L. 28.936/2,21 avril 1999). Pour harmoniser les engagements constitutionnels et internationaux de la Belgique (F. Delpérée, « Les rapports entre le droit constitutionnel et le droit international. Développements récents », cette Revue, 1998, p. 730; idem, Le fédéralisme en Europe, Paris, PUF, 2000, coll. Que sais-je ?, n° 1953, p. 92), il serait judicieux d’introduire une clause particulière dans le texte constitutionnel, par exemple un article l68bis nouveau qui serait ainsi conçu : « L’État adhère au Statut de la Cour pénale internationale, fait à Rome le 17 juillet 1998 ». Pareille disposition couvrirait les adaptations qui en résultent dans l’ordre juridique constitutionnel.

[8] On trouvera notamment dans les études d’O. Jouanjan et P. Wachsmann (op. cit.) et d’O. Beaud (« Pour une autre interprétation de l’article 68 de la Constitution », RFD Adm., 2001, p. 1187 s.) un relevé des principales études publiées à ce sujet.

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• Document 2 : Articles 67 et 68 de la Constitution (versions antérieure à 2007 et actuelle)

Version antérieure à la loi constitutionnelle du 23 février 2007 Article 67 Il est institué une Haute Cour de Justice. Elle est composée de membres élus, en leur sein et en nombre égal, par l'Assemblée nationale et par le Sénat après chaque renouvellement général ou partiel de ces assemblées. Elle élit son Président parmi ses membres. Une loi organique fixe la composition de la Haute Cour, les règles de son fonctionnement ainsi que la procédure applicable devant elle. Article 68 Le Président de la République n'est responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison. Il ne peut être mis en accusation que par les deux assemblées statuant par un vote identique au scrutin public et à la majorité absolue des membres les composant ; il est jugé par la Haute Cour de Justice.

Version actuelle Article 67 Le Président de la République n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité, sous réserve des dispositions des articles 53-23 et 68. Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite. Tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu. Les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l'expiration d'un délai d'un mois suivant la cessation des fonctions. Article 68 Le Président de la République ne peut être destitué qu'en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat. La destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour. La proposition de réunion de la Haute Cour adoptée par une des assemblées du Parlement est aussitôt transmise à l'autre qui se prononce dans les quinze jours. La Haute Cour est présidée par le président de l'Assemblée nationale. Elle statue dans un délai d'un mois, à bulletins secrets, sur la destitution. Sa décision est d'effet immédiat. Les décisions prises en application du présent article le sont à la majorité des deux tiers des membres composant l'assemblée concernée ou la Haute Cour. Toute délégation de vote est interdite. Seuls sont recensés les votes favorables à la proposition de réunion de la Haute Cour ou à la destitution. Une loi organique fixe les conditions d'application du présent article.

3 Article 53-2 C (créé par la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999) : « La République peut connaître la juridiction de la Cour pénale internationale dans les conditions prévues par le traité signé le 18 juillet 1998 ».

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• Document 3 : Rapport de la Commission de réflexion sur le statut pénal du Président de la République (présidée par Pierre Avril), décembre 2002, extraits, p. 8-9 et 35-37

S’agissant de la destitution, la commission a voulu rompre avec la mauvaise pratique par laquelle des procédures en réalité politiques tentent de parodier les procédures judiciaires, au besoin en créant des juridictions d’exception.

Choquante en soi en même temps qu’inutile, cette tentation va aussi à l’encontre des principes fondamentaux de la représentation politique. En vertu de ces principes, le titulaire d’un mandat représentatif ne peut être privé de celui-ci (hors les cas où il a pu l’acquérir ou le conserver frauduleusement) que par d’autres titulaires d’un mandat représentatif. Ces derniers, alors, n’ont nul besoin de se travestir en juges qu’ils ne sont pas.

Ils doivent siéger pour ce qu’ils sont – des représentants – et assumer leurs décisions pour ce qu’elles sont – des décisions à caractère politique et non juridictionnel .

Sur les faits, il est proposé de ne pas les enfermer dans une définition a priori tenant à leur nature (pénalement répréhensibles ou constitutifs d’une « haute trahison ». . . ) ou à leur degré (graves, très graves, exceptionnellement graves. . .). Le seul critère qui doive être retenu est celui de l’incompatibilité manifeste avec la dignité de la fonction, car lui seul, qui relève d’une appréciation évidemment politique, peut justifier, voire exiger, que le mandat prenne fin. De plus, cette formulation présente l’avantage de pouvoir être évolutive : des comportements admis ou tolérés hier ne le sont plus aujourd’hui ; des comportements admis ou tolérés aujourd’hui peuvent ne plus l’être demain ; la rédaction proposée laisse toute sa place à l’évolution inévitable des mœurs et des mentalités.

Sur la procédure, elle peut être lancée par l’Assemblée nationale ou le Sénat, indifféremment. La proposition adoptée par l’une est aussitôt transmise à l’autre qui peut choisir de l’adopter ou non.

Si elle la refuse, la procédure s’arrête, mais le débat, public, s’est tenu dans les deux assemblées du Parlement et a donné lieu à des votes, également publics, par lesquels tous les élus de la nation ont été invités à se prononcer.

Si, au contraire, la seconde assemblée adopte la proposition de réunion de la Haute Cour qui lui est soumise, cela provoque deux conséquences automatiques. Premièrement, le Président de la République, mis en cause par un vote des deux assemblées, est considéré comme empêché, ce qui signifie que ses fonctions lui échappent provisoirement et sont exercées, ainsi qu’il est prévu à l’article 7 de la Constitution, par le président du Sénat.

Deuxièmement , la Haute Cour (qui n’est plus « de Justice ») est appelée à se réunir. Elle est formée par tous les députés et sénateurs siégeant conjointement et doit, dans les deux mois et à bulletins secrets, se prononcer par oui ou par non sur la destitution.

Si cette dernière est décidée, elle prend effet immédiatement, en conséquence de quoi une élection présidentielle est organisée (à laquelle, au demeurant, le président destitué peut être candidat). Si la destitution est rejetée, le chef de l ’État exerce à nouveau la plénitude de ses pouvoirs.

[…] Éviter de confondre la logique judiciaire et la logique politique 1. La Commission est arrivée à la conclusion, au vu notamment des exemples étrangers, que la responsabilité du Président de la République, mise en cause devant la Haute Cour, ne peut être une responsabilité pénale. Plus exactement, si elle peut avoir à l’origine une approche pénale, elle se transforme rapidement en une responsabilité d’une autre nature, dès qu’est enclenché le processus de jugement par la représentation nationale.

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C’est ce qu’ont montré les procédures engagées contre les présidents Clinton aux États- Unis ou Collor au Brésil. Il a donc paru plus sain, à la fois pour la justice et pour la politique, de distinguer les deux registres et de situer d’abord la responsabilité du chef de l’État dans le registre politique.

La question qui est posée à la représentation nationale est alors celle de savoir si le chef de l’État doit ou non le rester : ce qui est essentiel n’est pas de le condamner pour des infractions qu’il aurait commises mais d’apprécier si, compte tenu de son comportement ou de ses agissements – que ceux-ci soient pénalement répréhensibles ou non – il reste en mesure d’exercer dignement ses fonctions. C’est en quelque sorte une « soupape de sûreté » qui, dans des cas exceptionnels et graves, préserve la continuité de l’État en mettant fin, par des mécanismes présentant toutes garanties, à une situation devenue intenable.

2. Dans le système actuel, cette « soupape de sûreté » ne peut jouer qu’en cas de « haute trahison », formule qui n’a jamais été définie clairement, bien qu’elle prenne souvent une tonalité pénale.

En fait, cette expression est soit trop restrictive, soit trop large.

Trop restrictive, en ce sens qu’évidemment, on ne peut limiter la mise en cause du Président de la République au cas de trahison au profit d’une puissance étrangère ; trop large, en revanche, si l’on y englobe tout agissement politique pouvant être regardé comme un cas de violation de la Constitution par omission ou par action. Il importe, en effet, de ne pas entamer, de quelque façon que ce soit, le principe d’irresponsabilité du chef de l’État pour les actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions (hors la compétence de la Cour pénale internationale) afin de préserver son indépendance et sa liberté d’action.

Il est utile de rappeler, à cet égard, d’une part, que la responsabilité du Gouvernement est, de toute façon, engagée par la proposition ou le contreseing qui lui reviennent dans la plupart des cas, d’autre part, qu’il serait sans doute souhaitable qu’un jour soit examinée la possibilité de soumettre au Conseil constitutionnel ce qu’il est convenu d’appeler, en droit constitutionnel comparé, les « conflits de compétence entre organes ».

Enfin, il en va de même des décisions prises en matière internationale, qui engagent la responsabilité du Gouvernement .

Dans toutes ces hypothèses, point n’est besoin d’envisager la compétence de la Haute Cour.

3. Ne pourront être reprochés au chef de l’État que des actes ou comportements accomplis ou révélés pendant son mandat, qui apparaissent à la représentation nationale comme manifestement incompatibles avec la dignité de sa fonction au point de rendre impossible la poursuite de son exercice.

Ainsi, par exemple : le cas souvent évoqué de meurtre ou autre crime grave ou d’autres comportements contraires à la dignité de la fonction ; l’utilisation manifestement abusive de prérogatives constitutionnelles aboutissant au blocage des institutions comme les refus cumulés de promulguer les lois, de convoquer le Conseil des ministres, de signer les décrets en Conseil des ministres, de ratifier les traités, voire la décision de mettre en œuvre l’article 16 alors que les conditions n’en seraient pas réunies, etc.

Il s’agit en quelque sorte de savoir si celui qui incarne un pouvoir politique en est arrivé à rompre le lien qui l’identifiait à ce pouvoir.

La réponse ne peut être donnée par un enchaînement de déductions logiques, tant les bases de ces déductions peuvent faire l’objet d’appréciations différentes adaptées au mouvement de la vie politique.

4. C’est pourquoi l’appréciation du comportement du Président de la République ne peut être faite que par l’autre autorité constitutionnelle également issue du suffrage universel : le Parlement siégeant en Haute Cour.

Ce ne peut être la Haute Cour de Justice telle qu’elle est composée actuellement, compte tenu de l’orientation générale retenue : dans la mesure, en effet, où il ne s’agit plus d’une procédure

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juridictionnelle, point n’est besoin de continuer à imiter les institutions juridictionnelles. C’est la raison pour laquelle la Commission n’a pas souhaité faire sienne la solution de la proposition de loi constitutionnelle n. 3091 adoptée par l’Assemblée nationale, le 19 juin 2001.

La Haute Cour sera donc composée des deux assemblées réunies. Le caractère exceptionnel et la solennité de cette réunion des deux assemblées sont à la mesure de la gravité de la décision à prendre : destituer ou ne pas destituer celui qui a été élu par l’ensemble du peuple français. Les représentants de la nation sont appelés à prendre leurs responsabilités, en toute clarté, devant l’opinion.

La procédure doit être aménagée de telle manière qu’elle ne puisse être utilisée pour engager la responsabilité du Président de la République à des fins partisanes. C’est en ce sens que sont exigés les consentements de la majorité des membres composant chacune des assemblées pour renvoyer le président devant la Haute Cour et la majorité des membres composant la Haute Cour pour prononcer la destitution.

Des précautions devront être prises dans la loi organique pour que, d’une part , la procédure se déroule dans de brefs délais – cela afin d’éviter que ne dure trop longtemps la période de mise en cause du chef de l ’État – et , d’autre part, pour que celui-ci puisse assurer sa défense.

5. Le Président de la République est élu par le peuple pour assurer, notamment, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État (article 5 de la Constitution). Justifiant la protection du Président de la République pendant la durée du mandat, cette mission doit, si elle est mise en péril, pouvoir être protégée, y compris contre son titulaire. C’est de cela, et uniquement de cela, que les parlementaires constitués en Haute Cour doivent débattre, quelle que soit la nature des faits constitutifs du manquement reproché au Président de la République.

Politique, la procédure de destitution ne constitue pas une condamnation de l’homme, mais une mesure de protection de la fonction dont celui-ci a mis la dignité en cause. C’est la raison pour laquelle la Haute Cour se prononce par oui ou par non sur l’incompatibilité manifeste du manquement avec l’exercice de la fonction présidentielle.

6. La décision de la Haute Cour est d’effet immédiat. Deux hypothèses sont donc envisageables.

Dans la première hypothèse, la majorité absolue des voix n’est pas atteinte et la destitution n’est pas décidée. L’empêchement du Président de la République prend fin aussi tôt. La méthode retenue pour le décompte des voix permet de mettre un terme définitif au débat. Le vote des représentants de la nation rétablit donc l’autorité et la dignité de la fonction exercée par le président élu au suffrage universel direct .

Dans la seconde hypothèse, la majorité absolue des voix est atteinte, et la destitution est décidée. Il est donc mis fin au mandat en cours du Président de la République qui, par le fait même, redevient un justiciable ordinaire. Si le manquement manifestement incompatible avec l’exercice de la fonction qui a justifié la destitution est susceptible de donner lieu à une procédure devant une juridiction ou une autorité administrative, celle-ci pourra être engagée dans les conditions du droit commun, la Haute Cour n’ayant, à aucun titre, eu à se prononcer sur ce sujet. Si, en revanche, le manquement n’est pas de nature à donner lieu à des poursuites ultérieures, la destitution, protectrice de la dignité de la fonction présidentielle, en sera la seule sanction. À la différence du système actuel, la Haute Cour n’a pas à se prononcer sur la « culpabilité » du Président de la République, non plus que sur la détermination et l’application d’une peine.

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• Document 4 : « Pour un renouveau démocratique », rapport remis par la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique (présidée par Lionel Jospin) au Président de la République, 9 novembre 2012, p. 69-70

Proposition n° 16 Mieux affirmer le caractère politique de la procédure de destitution du Président de la République Tout en jugeant nécessaire de maintenir la procédure, prévue à l’article 68 de la Constitution, de destitution du Président de la République par le Parlement en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », la Commission estime que son caractère politique pourrait être mieux affirmé. Conçue comme une « soupape de sûreté » et comme l’indispensable exception au principe de l’immunité fonctionnelle reconnue au chef de l’État, cette procédure constitue le principal moyen de protéger la fonction présidentielle contre son titulaire lui-même, en permettant au Parlement de démettre le chef de l’État dans les cas où il se serait rendu manifestement indigne de poursuivre l’exercice de son mandat, du fait d’un comportement relatif à son rôle institutionnel ou du fait d’un comportement privé. En plein accord avec cette conception, la Commission estime qu’il n’est nullement justifié de modifier cette procédure en vue de lui conférer un caractère juridictionnel, comme certains ont pu le proposer en se référant aux stipulations de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle juge au contraire nécessaire d’affirmer le caractère exclusivement politique de cette procédure, en levant une ambiguïté résultant du texte même de la Constitution. La création, lors de la révision constitutionnelle du 23 février 2007, de la « Haute Cour », appelée à se substituer à la « Haute Cour de justice » qui avait été instituée en 1958, a pu faire naître un doute sur l’intention réelle du constituant, qui était pourtant, ainsi qu’en témoignent les travaux parlementaires, de donner à la procédure devant cette nouvelle instance un caractère purement politique, que n’avait pas la procédure devant la Haute Cour de justice. Il serait donc souhaitable de traduire pleinement cette intention dans le texte constitutionnel et, poussant la logique jusqu’à son terme, de renoncer à toute référence à une « cour », fût-elle « haute ». Dans cet esprit, la Commission propose de remplacer les expressions : « Haute Cour » et « Parlement constitué en Haute Cour », qui figurent actuellement à l’article 68 de la Constitution, par les mots : « Congrès » et « Parlement réuni en Congrès », qui figurent déjà aux articles 18 et 89 de la Constitution. Il serait alors nécessaire de modifier, par voie de conséquence, l’intitulé du Titre IX de la Constitution (« La Haute Cour »), qui pourrait devenir : « Du statut du Président de la République ».

• Document 5 : Loi organique n° 2014-1392 du 24 novembre 2014 portant application de l'article 68 de la Constitution

L'Assemblée nationale et le Sénat ont adopté, Le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution, Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :

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Article 1 La décision de réunir la Haute Cour résulte de l'adoption d'une proposition de résolution par les deux assemblées du Parlement, dans les conditions fixées par l'article 68 de la Constitution. La proposition de résolution est motivée. Elle justifie des motifs susceptibles de caractériser un manquement au sens du premier alinéa de l'article 68 de la Constitution. Elle est signée par au moins un dixième des membres de l'assemblée devant laquelle elle est déposée. La proposition de résolution est communiquée sans délai par le Président de cette assemblée au Président de la République et au Premier ministre. Aucun amendement n'est recevable à aucun stade de son examen dans l'une ou l'autre assemblée. L'examen de la proposition de résolution ne peut faire l'objet de plus d'une lecture dans chaque assemblée.

Article 2

Le Bureau de l'assemblée devant laquelle la proposition de résolution a été déposée vérifie sa recevabilité au regard des conditions posées à l'article 1er. Si le Bureau constate que ces conditions ne sont pas réunies, la proposition de résolution ne peut être mise en discussion. Si le Bureau constate que ces conditions sont réunies, la proposition de résolution est envoyée pour examen à la commission permanente compétente en matière de lois constitutionnelles, qui conclut à son adoption ou à son rejet. Sans préjudice des dispositions de l'article 48 de la Constitution, la proposition de résolution est inscrite à l'ordre du jour de l'assemblée au plus tard le treizième jour suivant les conclusions de la commission. Le vote intervient au plus tard le quinzième jour. Lorsque la clôture de la session du Parlement fait obstacle à l'application des deux dernières phrases de l'avant-dernier alinéa du présent article, l'inscription à l'ordre du jour intervient au plus tard le premier jour de la session ordinaire suivante.

Article 3

La proposition de résolution adoptée par une assemblée est immédiatement transmise à l'autre assemblée. Elle est envoyée pour examen à la commission permanente compétente en matière de lois constitutionnelles, qui conclut à son adoption ou à son rejet. La proposition de résolution est inscrite de droit à l'ordre du jour de l'assemblée au plus tard le treizième jour suivant sa transmission. Le vote intervient de droit au plus tard le quinzième jour. Lorsque la clôture de la session du Parlement fait obstacle à l'application du deuxième alinéa, l'inscription à l'ordre du jour intervient au plus tard le premier jour de la session ordinaire suivante.

Article 4

Le rejet de la proposition de résolution par l'une des deux assemblées met un terme à la procédure.

Article 5 Lorsqu'une proposition de résolution tendant à la réunion de la Haute Cour a été adoptée par chacune des assemblées, le Bureau de la Haute Cour se réunit aussitôt. Le Bureau de la Haute Cour est composé de vingt-deux membres désignés, en leur sein et en nombre égal, par le Bureau de l'Assemblée nationale et par celui du Sénat, en s'efforçant de reproduire la configuration politique de chaque assemblée. Il est présidé par le Président de la Haute Cour. Le Bureau prend les dispositions nécessaires pour organiser les travaux de la Haute Cour.

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Article 6 Une commission constituée de six vice-présidents de l'Assemblée nationale et de six vice-présidents du Sénat est chargée de recueillir toute information nécessaire à l'accomplissement de sa mission par la Haute Cour. La composition de la commission s'efforce de reproduire la configuration politique de chaque assemblée. La commission dispose des prérogatives reconnues aux commissions d'enquête aux II à IV de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires dans les mêmes limites que celles fixées au deuxième alinéa de l'article 67 de la Constitution. Sur sa demande, le Président de la République ou son représentant est entendu par la commission. Il peut se faire assister par toute personne de son choix. La commission élabore, dans les quinze jours suivant l'adoption de la résolution, un rapport qui est distribué aux membres de la Haute Cour, communiqué au Président de la République et au Premier ministre et rendu public.

Article 7 Les débats de la Haute Cour sont publics. Outre les membres de la Haute Cour, peut seul y prendre part le Président de la République. Le temps de parole est limité [Dispositions déclarées non conformes à la Constitution par la décision du Conseil constitutionnel n° 2014-703 DC du 19 novembre 2014]. Le Président de la République peut prendre ou reprendre la parole en dernier. Pour l'application des deuxième et troisième alinéas, le Président de la République peut, à tout moment, se faire assister ou représenter par toute personne de son choix. La Haute Cour est dessaisie si elle n'a pas statué dans le délai d'un mois prévu au troisième alinéa de l'article 68 de la Constitution.

Article 8 L'ordonnance n° 59-1 du 2 janvier 1959 portant loi organique sur la Haute Cour de justice est abrogée. La présente loi sera exécutée comme loi de l'Etat. Fait à Paris, le 24 novembre 2014.

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UFR droit Année universitaire 2019/2020

Droit constitutionnel et institutions politiques – La Ve République

Cours de M. Tourbe

Séance n° 6 :

Les pouvoirs du Président de la République DOCUMENTS JOINTS:

• Document 1 : Titre II de la Constitution du 4 octobre 1958 (« Le Président de la République »)

• Document 2 : Michel Debré, Discours devant le Conseil d’État, 27 août 1958, extraits

• Document 3 : Charles De Gaulle, Conférence de presse du 31 janvier 1964, extraits • Document 4a : Valéry Giscard d’Estaing, Discours prononcé à Verdun-sur-le-

Doubs, 27 janvier 1978

• Document 4b : François Mitterrand, message adressé au Parlement le 8 avril 1986 • Document 5 : Édouard Balladur, « Ne nous trompons pas d’élection reine », Le

Monde, 12 janvier 2000

Ø TRAVAIL DEMANDÉ :

Dissertation : « L’étendue des pouvoirs du Président de la République est-elle légitime ? »

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• Document 1 : Titre II de la Constitution du 4 octobre 1958 (« Le Président de la République »)

Article 5. Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État. Il est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités. Article 6. Le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs. Les modalités d'application du présent article sont fixées par une loi organique Article 7. Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages exprimés. Si celle-ci n'est pas obtenue au premier tour de scrutin, il est procédé, le quatorzième jour suivant, à un second tour. Seuls peuvent s'y présenter les deux candidats qui, le cas échéant après retrait de candidats plus favorisés, se trouvent avoir recueilli le plus grand nombre de suffrages au premier tour. Le scrutin est ouvert sur convocation du Gouvernement. L'élection du nouveau Président a lieu vingt jours au moins et trente-cinq jours au plus avant l'expiration des pouvoirs du président en exercice. En cas de vacance de la Présidence de la République pour quelque cause que ce soit, ou d'empêchement constaté par le Conseil constitutionnel saisi par le Gouvernement et statuant à la majorité absolue de ses membres, les fonctions du Président de la République, à l'exception de celles prévues aux articles 11 et 12 ci-dessous, sont provisoirement exercées par le président du Sénat et, si celui-ci est à son tour empêché d'exercer ces fonctions, par le Gouvernement. En cas de vacance ou lorsque l'empêchement est déclaré définitif par le Conseil constitutionnel, le scrutin pour l'élection du nouveau Président a lieu, sauf cas de force majeure constaté par le Conseil constitutionnel, vingt jours au moins et trente-cinq jours au plus après l'ouverture de la vacance ou la déclaration du caractère définitif de l'empêchement. Si, dans les sept jours précédant la date limite du dépôt des présentations de candidatures, une des personnes ayant, moins de trente jours avant cette date, annoncé publiquement sa décision d'être candidate décède ou se trouve empêchée, le Conseil constitutionnel peut décider de reporter l'élection. Si, avant le premier tour, un des candidats décède ou se trouve empêché, le Conseil constitutionnel prononce le report de l'élection. En cas de décès ou d'empêchement de l'un des deux candidats les plus favorisés au premier tour avant les retraits éventuels, le Conseil constitutionnel déclare qu'il doit être procédé de nouveau à l'ensemble des opérations électorales ; il en est de même en cas de décès ou d'empêchement de l'un des deux candidats restés en présence en vue du second tour. Dans tous les cas, le Conseil constitutionnel est saisi dans les conditions fixées au deuxième alinéa de l'article 61 ci-dessous ou dans celles déterminées pour la présentation d'un candidat par la loi organique prévue à l'article 6 ci-dessus. Le Conseil constitutionnel peut proroger les délais prévus aux troisième et cinquième alinéas sans que le scrutin puisse avoir lieu plus de trente-cinq jours après la date de la décision du Conseil constitutionnel. Si l'application des dispositions du présent alinéa a eu pour effet de reporter l'élection à une date postérieure à l'expiration des pouvoirs du Président en exercice, celui-ci demeure en fonction jusqu'à la proclamation de son successeur.

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Il ne peut être fait application ni des articles 49 et 50 ni de l'article 89 de la Constitution durant la vacance de la Présidence de la République ou durant la période qui s'écoule entre la déclaration du caractère définitif de l'empêchement du Président de la République et l'élection de son successeur. Article 8. Le Président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement. Sur la proposition du Premier ministre, il nomme les autres membres du Gouvernement et met fin à leurs fonctions. Article 9. Le Président de la République préside le conseil des ministres. Article 10. Le Président de la République promulgue les lois dans les quinze jours qui suivent la transmission au Gouvernement de la loi définitivement adoptée. Il peut, avant l'expiration de ce délai, demander au Parlement une nouvelle délibération de la loi ou de certains de ses articles. Cette nouvelle délibération ne peut être refusée. Article 11. [v. fiche n° 3] Article 12. Le Président de la République peut, après consultation du Premier ministre et des présidents des assemblées, prononcer la dissolution de l'Assemblée nationale. Les élections générales ont lieu vingt jours au moins et quarante jours au plus après la dissolution. L'Assemblée nationale se réunit de plein droit le deuxième jeudi qui suit son élection. Si cette réunion a lieu en dehors de la période prévue pour la session ordinaire, une session est ouverte de droit pour une durée de quinze jours. Il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l'année qui suit ces élections. Article 13. Le Président de la République signe les ordonnances et les décrets délibérés en conseil des ministres. Il nomme aux emplois civils et militaires de l'État. Les conseillers d'État, le grand chancelier de la Légion d'honneur, les ambassadeurs et envoyés extraordinaires, les conseillers maîtres à la Cour des comptes, les préfets, les représentants de l'État dans les collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 et en Nouvelle-Calédonie, les officiers généraux, les recteurs des académies, les directeurs des administrations centrales sont nommés en conseil des ministres. Une loi organique détermine les autres emplois auxquels il est pourvu en conseil des ministres ainsi que les conditions dans lesquelles le pouvoir de nomination du Président de la République peut être par lui délégué pour être exercé en son nom. Une loi organique détermine les emplois ou fonctions, autres que ceux mentionnés au troisième alinéa, pour lesquels, en raison de leur importance pour la garantie des droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation, le pouvoir de nomination du Président de la République s'exerce après avis public de la commission permanente compétente de chaque assemblée. Le Président de la République ne peut procéder à une nomination lorsque l'addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions. La loi détermine les commissions permanentes compétentes selon les emplois ou fonctions concernés.

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Article 14. Le Président de la République accrédite les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires auprès des puissances étrangères ; les ambassadeurs et les envoyés extraordinaires étrangers sont accrédités auprès de lui. Article 15. Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et les comités supérieurs de la défense nationale. Article 16. Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacées d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel. Il en informe la nation par un message. Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet. Le Parlement se réunit de plein droit. L'Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l'exercice des pouvoirs exceptionnels. Après trente jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le Président de l'Assemblée nationale, le Président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d'examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d'exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée. Article 17. Le Président de la République a le droit de faire grâce à titre individuel. Article 18. Le Président de la République communique avec les deux assemblées du Parlement par des messages qu'il fait lire et qui ne donnent lieu à aucun débat. Il peut prendre la parole devant le Parlement réuni à cet effet en Congrès. Sa déclaration peut donner lieu, hors sa présence, à un débat qui ne fait l'objet d'aucun vote. Hors session, les assemblées parlementaires sont réunies spécialement à cet effet. Article 19. Les actes du Président de la République autres que ceux prévus aux articles 8 (1er alinéa), 11, 12, 16, 18, 54, 56 et 61 sont contresignés par le Premier ministre et, le cas échéant, par les ministres responsables.

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• Document 2 : Michel Debré, Discours devant le Conseil d’État, 27 août 1958, extraits

III. Le Président de la République Si vous me permettez une image empruntée à l'architecture, je dirai qu'à ce régime parlementaire neuf, et à cette Communauté qui commence à s'ébaucher, il faut une clef de voûte. Cette clef de voûte, c'est le Président de la République.

Ses pouvoirs

Chaque fois, vous le savez, qu'il est question, dans notre histoire constitutionnelle, des pouvoirs du Président de la République, un curieux mouvement a pu être observé : une certaine conception de la démocratie voit, a priori, dans tout Président de la République, chef de l'État, un danger et une menace pour la République. Ce mouvement existe encore de nos jours. N'épiloguons pas et admirons plutôt la permanence des idéologies constitutionnelles.

Le Président de la République doit être la clef de voûte de notre régime parlementaire. Faute d'un vrai chef d'État, le Gouvernement, en l'état actuel de notre opinion, en fonction de nos querelles historiques, manque d'un soutien qui lui est normalement nécessaire. C'est dire que le Président de notre République ne peut être seulement, comme en tout régime parlementaire, le chef d'État qui désigne le Premier ministre, voire les autres ministres, au nom de qui les négociations internationales sont conduites et les traités signés, sous l'autorité duquel sont placées l'armée et l'administration. Il est, dans notre France, où les divisions intestines ont un tel pouvoir sur la scène politique, le juge supérieur de l'intérêt national. A ce titre, il demande, s'il estime utile, une deuxième lecture des lois dans le délai de leur promulgation (disposition déjà prévue et désormais classique) ; il peut également (et ces pouvoirs nouveaux sont d'un intérêt considérable) saisir le Comité constitutionnel s'il a des doutes sur la valeur de la loi au regard de la Constitution. Il peut apprécier si le référendum, qui doit lui être demandé par le Premier ministre ou les présidents des assemblées, correspond à une exigence nationale. Enfin, il dispose de cette arme capitale de tout régime parlementaire qui est la dissolution.

Est-il besoin d'insister sur ce que représente la dissolution ? Elle est l'instrument de la stabilité gouvernementale. Elle peut être la récompense d'un Gouvernement qui paraît avoir réussi, la sanction d'un Gouvernement qui paraît avoir échoué. Elle permet entre le chef de l'État et la nation un bref dialogue qui peut régler un conflit ou faire entendre la voix du peuple à une heure décisive.

Ce tableau rapidement esquissé montre que le Président de la République, comme il se doit, n'a pas d'autre pouvoir que celui de solliciter un autre pouvoir : il sollicite le Parlement, il sollicite le Comité constitutionnel, il sollicite le suffrage universel. Mais cette possibilité de solliciter est fondamentale.

En tant que Président de la Communauté, le Président de la République dispose de pouvoirs qui ne sont pas de même nature, car il n'est plus, là, le chef d'un État parlementaire. Il est le chef d'un régime politique collégial, destiné par l'autorité de son Président, et par l'autorité des gouvernements membres, à faciliter la création d'une politique commune. Le Président de la Communauté représente toute la Communauté et c'est à cet égard que son autorité en matière de défense nationale et d'affaires étrangères est essentielle. Il préside le Conseil exécutif, il saisit le Sénat de la Communauté.

A ces pouvoirs normaux de chef de l'État, soit en tant que Président de la République parlementaire, soit en tant que Président de la Communauté, le projet de Constitution ajoute des pouvoirs exceptionnels. On en a tant parlé qu'on n'en parle plus, car, sans doute, certains esprits s'étaient un peu hâtés de critiquer avant de lire attentivement. Quand des circonstances graves, intérieures ou extérieures, et nettement définies par un texte précis, empêchent le fonctionnement

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des pouvoirs publics, il est normal à notre époque dramatique, de chercher à donner une base légitime à l'action de celui qui représente la légitimité. Il est également normal, il est même indispensable, de fixer à l'avance certaines responsabilités fondamentales. A propos de cet article on a beaucoup parlé du passé. On a moins parlé de l'avenir, et c'est pourtant pour l'avenir qu'il est fait. Doit-on, en 1958, faire abstraction des formes modernes de guerre ? A cette question la réponse est claire : on n'a pas le droit, ni pour ce cas ni pour d'autres, d'éliminer l'hypothèse de troubles profonds dans notre vie constitutionnelle. C'est pour l'hypothèse de ces troubles profonds qu'il faut solennellement marquer où sont les responsabilités, c'est-à-dire les possibilités d'action.

Sa désignation

Cette responsabilité normale du chef de l'État en régime parlementaire, cette responsabilité normale du chef de l'État à la tête de la Communauté, cette responsabilité exceptionnelle du chef de l'État en période tragique, voilà qui exige que sa désignation soit entourée de soins particuliers.

Peut-on continuer, selon la tradition depuis 1875, de le faire désigner par les deux chambres du Parlement ? Nous savons où mène un tel collège électoral : le Président de la République est un arbitre entre les partis membres du Parlement, et cet arbitre, quelle que soit sa valeur morale, éprouve beaucoup de mal à sortir de l'étroit domaine où il est enfermé moins par les textes que par son mode d'élection. Il faut à la République et à la Communauté une personnalité qui soit bien plus qu'un arbitre entre les partis et il est peu probable qu'un collège électoral réduit au seul Parlement puisse aboutir au résultat souhaité. Au surplus, le Parlement, demain, sera la République seule, c'est-à-dire la métropole, les départements d'outre-mer, quelques territoires. Or des représentants de la Communauté doivent être présents si l'on veut marquer au départ la double fonction du Président de la République.

Le suffrage universel ne donne pas un corps électoral normal dans un régime parlementaire. Le Président qui est l'élu du suffrage universel est un chef politique attaché à l'oeuvre quotidienne du gouvernement et du commandement ; recourir au suffrage universel, c'est recourir à la constitution présidentielle qui a été écartée pour les raisons qui ont été dites au début de cet exposé.

On est alors mené par la force des choses à un collège composé d'élus politiques qui ne soient pas seulement les parlementaires : les conseillers généraux, les conseillers municipaux. La seule difficulté de ce collège est constituée par le grand nombre de petites communes et la représentation relativement faible des grandes villes. Ce problème est un problème politique, mais il faut bien voir qu'il est posé par une caractéristique nationale que nous devons admettre à moins de sombrer dans l'idéologie. La France est composée de milliers et de milliers de communes : ce fait est un fait français, un des aspects fondamentaux de notre sociologie. Les inconvénients de cette force considérable des petites communes doivent, il est vrai, être corrigés. Le projet qui vous est soumis accorde aux grandes villes une représentation équitable en donnant à leurs conseils municipaux la possibilité d'élire des électeurs supplémentaires proportionnellement à leur population ; en réduisant par ailleurs la représentation des conseils municipaux des communes et des petites villes soit au maire seul, soit au maire et à ses adjoints, soit à un petit nombre de conseillers municipaux, le projet rétablit un équilibre raisonnable. En même temps, sur des bases identiques, également très valables, on peut parvenir à une représentation, dans le collège électoral du Président de la République, des territoires et des futurs États de la Communauté.

Pour assurer la légitimité du chef de la République française, il faut donner à son corps électoral une image aussi conforme que possible à ce qu'est la France politique. Pour assurer la légitimité du chef futur de la Communauté, il faut assurer une participation raisonnable des États membres à ce collège électoral. Le projet s'est attaché à répondre à cette double préoccupation ; il n'aboutit donc pas, comme vous le voyez, à un mécanisme qui aurait été inventé pour élire le général de Gaulle, lequel n'a pas besoin d'un tel mécanisme ! Le projet a pour ambition d'établir l'élection du Président de la République sur des bases telles qu'il réponde aux nécessités de notre siècle.

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• Document 3 : Charles De Gaulle, Conférence de presse du 31 janvier 1964, extraits

[« La nation française est en paix. » Ayant fait remarquer, au début de sa conférence, combien la chose est nouvelle, le général de Gaulle répond ensuite à une question sur les institutions. Ces réflexions provoqueront un grand débat sur la nature des institutions de la Cinquième République, notamment à l'Assemblée nationale, où, le vendredi 24 avril 1964, François Mitterrand, Paul Coste-Floret et André Chandernagor notamment s'opposent au premier ministre, Georges Pompidou.] Je vous répondrai qu'une Constitution, c'est un esprit, des institutions, une pratique. […]

Quant à la répartition des pouvoirs, elle a été observée suivant ce que prévoit notre Constitution. Les rôles attribués respectivement : au Président, garant du destin de la France et de celui de la République, chargé par conséquent de graves devoirs et disposant de droits étendus ; au gouvernement, nommé par le chef de l'État, siégeant autour de lui pour la détermination et la mise en úuvre de la politique et dirigeant l'administration ; au Parlement, exerçant le pouvoir législatif et contrôlant l'action du ministère, ont été remplis ainsi que l'exigeaient la volonté du pays, les conditions où nous nous trouvons, l'obligation de mener les affaires d'une manière active, ferme et continue.

Il est vrai que, concurremment avec l'esprit et avec le texte, il y a eu la pratique. Celle-ci a naturellement tenu pour une part aux hommes. Pour ce qui est du chef de l'État, il est bien évident que son équation personnelle a compté et je doute que, dès l'origine, on ne s'y attendît pas. Quant aux ministres, et d'abord, aux Premiers : successivement Monsieur

Michel Debré et Monsieur Georges Pompidou, ils ont agi avec une évidente efficacité, mais chacun à sa façon et qui n'était pas la même. Le Parlement a imprimé à sa tâche et à son attitude un caractère différent, suivant que, dans l'actuel régime, il ait vécu sa première ou sa deuxième législature. Il faut dire aussi que nos institutions ont eu à jouer, depuis plus de 5 ans, dans des conditions très variables, y compris à certains moments sous le coup de graves tentatives de subversion. Mais, justement, l'épreuve des hommes et des circonstances a montré que l'instrument répond à son objet, non point seulement pour ce qui concerne la marche ordinaire des affaires, mais encore en ce qui a trait aux situations difficiles, auxquelles la Constitution actuelle offre, on l'a vu, les moyens de faire face : référendum, article 16, dissolution de l'Assemblée Nationale.

Sans doute, cette réussite tient-elle essentiellement à ceci que nos institutions nouvelles répondent aux exigences de l'époque autant qu'à la nature du peuple français et à ce qu'il souhaite réellement. Cependant, certains, trouvant peut-être la mariée trop belle, suggèrent des changements qui, en fait, bouleverseraient le système de fond en comble.

C'est ainsi que quelques-uns préconisent un « gouvernement de législature ». L'Assemblée nationale, quand elle aurait, une fois, donné sa confiance au ministère, ne pourrait plus le renverser sans qu'il soit procédé à la dissolution automatique. De cette façon, le chef de l'État – et c'est là, sans doute, le but essentiel du projet – n'aurait pas à intervenir. Mais, par là même, les partis auraient beau jeu de faire en sorte que la désignation du Premier Ministre et, au moment choisi par eux, son remplacement en souplesse, la composition du cabinet, puis ses divisions provoquées du dehors ainsi que ses remaniements, la politique adoptée en apparence, ensuite ses fluctuations, soient de nouveau les objets de leurs jeux et de leurs combinaisons, tandis que leur savoir-faire éviterait à volonté qu'une crise en bonne et due forme n'imposât la dissolution. Ainsi en reviendrait-on au régime d'Assemblée.

D'autres, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, font profession d'accepter l'existence d'un chef de l'État qui en soit un, mais à la condition que le Parlement soit, de son côté, érigé en citadelle inexpugnable, où les partis retrouveraient leur empire et leur sûreté. Ceux-là témoignent d'une préférence, assez nouvelle de leur part, en faveur d'un régime qualifié de « présidentiel » et qui serait analogue à celui des États-Unis. Que le Président, disent-ils, soit élu par le peuple en même temps que l'Assemblée Nationale et assume en personne le pouvoir exécutif, mais que,

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d'autre part, le Parlement exerce intégralement le pouvoir législatif. Surtout, que chacun des deux, strictement enfermé dans son domaine, n'ait aucune prise sur l'autre : le Président ne pouvant dissoudre, ni le Parlement renverser.

Ainsi, allèguent ces néophytes, le gouvernement serait concentré entre les mains d'un seul, ce qui obvierait aux inconvénients d'une autorité divisée entre un Président et un Premier Ministre, tandis que le Parlement, se trouvant intangible, voterait, ou non, les lois et le budget comme il le jugerait bon.

On ne saurait méconnaître qu'une Constitution de cette sorte a pu, jusqu'à présent, fonctionner cahin-caha aux États-Unis, c'est-à-dire dans un pays qui, en raison de sa composition ethnique, de ses richesses économiques, de sa situation géographique, n'a connu aucune invasion, ni même, depuis un siècle, aucune révolution ; dans un pays qui comprend deux partis politiques seulement, lesquels ne sont opposés par rien d'essentiel dans aucun domaine : national, social, moral ou international ; dans un pays fédéral, enfin, où le gouvernement n'assume que les tâches générales : défense, diplomatie, finances, tandis qu'il appartient aux 50 Etats de l'Union de pourvoir à tout le reste. Mais comment ce régime conviendrait-il à la nation française, très fortement centralisée par le long effort des siècles, victime de toutes les secousses intérieures et extérieures depuis sept générations, toujours exposée à en subir d'autres, et où les multiples partis politiques, à l'exception de celui qui pousse au bouleversement, sont divisés et inconsistants ?

Tout d'abord, parce que la France est ce qu'elle est, il ne faut pas que le Président soit élu simultanément avec les députés, ce qui mêlerait sa désignation à la lutte directe des partis, altérerait le caractère et abrégerait la durée de sa fonction de chef de l'État. D'autre part, il est normal chez nous que le Président de la République et le Premier Ministre ne soient pas un seul et même homme. Certes, on ne saurait accepter qu'une dyarchie existât au sommet.

Mais, justement, il n'en est rien. En effet, le Président, qui, suivant notre Constitution, est l'homme de la nation, mis en place par elle - même pour répondre de son destin ; le Président, qui choisit le Premier Ministre, qui le nomme ainsi que les autres membres du gouvernement, qui a la faculté de le changer, soit parce que se trouve accomplie la tâche qu'il lui destinait et qu'il veuille s'en faire une réserve en vue d'une phase ultérieure, soit parce qu'il ne l'approuverait plus ; le Président, qui arrête les décisions prises dans les conseils, promulgue les lois, négocie et signe les traités, décrète, ou non, les mesures qui lui sont proposées, est le chef des armées, nomme aux emplois publics ; le Président qui, en cas de péril, doit prendre sur lui de faire tout ce qu'il faut ; le Président est évidemment seul à détenir et à déléguer l'autorité de l'État. Mais, précisément, la nature, l'étendue, la durée de sa tâche, impliquent qu'il ne soit pas absorbé, sans relâche et sans limite, par la conjoncture politique, parlementaire, économique et administrative. Au contraire, c'est là le lot, aussi complexe et méritoire qu'essentiel, du Premier Ministre français.

Certes, il ne saurait y avoir de séparation étanche entre les deux plans, dans lesquels, d'une part le Président, d'autre part celui qui le seconde, exercent quotidiennement leurs attributions. D'ailleurs, les conseils et les entretiens sont là pour permettre au chef de l'État de définir à mesure l'orientation de la politique nationale et aux membres du gouvernement, à commencer par le premier, de faire connaître leurs points de vue, de préciser leur action, de rendre compte de l'exécution. Parfois, les deux plans sont confondus quand il s'agit d'un sujet dont l'importance engage tout et, dans ce cas, le Président procède à la répartition comme il le juge nécessaire. Mais, s'il doit être évidemment entendu que l'autorité indivisible de l'État est confiée tout entière au Président par le peuple qui l'a élu, qu'il n'en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire, qui ne soit conférée et maintenue par lui, enfin qu'il lui appartient d'ajuster le domaine suprême qui lui est propre avec ceux dont il attribue la gestion à d'autres, tout commande, dans les temps ordinaires, de maintenir la distinction entre la fonction et le champ d'action du chef de l'Etat et ceux du Premier Ministre.

Pourtant, objectent parfois ceux qui ne se sont pas encore défaits de la conception de jadis, le gouvernement, qui est celui du Président, est en même temps responsable devant le Parlement. Comment concilier cela ? Répondons que le peuple souverain, en élisant le Président, l'investit de sa confiance. C'est là, d'ailleurs, le fond des choses et l'essentiel du changement accompli. De ce

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fait, le gouvernement, nommé par le chef de l'État et dont au surplus les membres ne peuvent être des parlementaires, n'est plus du tout, vis-à-vis des Chambres, ce qu'il était à l'époque où il ne procédait que de combinaisons de groupes.

Aussi, les rapports entre le ministère et le Parlement, tels qu'ils sont réglés par la Constitution, ne prévoient la censure que dans des conditions qui donnent à cette rupture un caractère d'extraordinaire gravité. En ce cas extrême le Président, qui a la charge d'assurer la continuité de l'Etat, a aussi les moyens de le faire, puisqu'il peut recourir à la nation pour la faire juge du litige par voie de nouvelles élections, ou par celle de référendum, ou par les deux. Ainsi, y a-t-il toujours une issue démocratique. Au contraire, si nous adoptions le système américain, il n'y en aurait aucune. Dans un pays comme le nôtre, le fait que le chef de l'État serait aussi Premier Ministre et l'impossibilité où il se trouverait, dans l'hypothèse d'une obstruction législative et budgétaire, de s'en remettre aux électeurs, alors que le Parlement ne pourrait le renverser lui-même, aboutirait fatalement à une opposition chronique entre deux pouvoirs intangibles. Il en résulterait ou bien la paralysie générale ou bien des situations qui ne seraient tranchées que par des pronunciamientos, ou bien enfin la résignation d'un président mal assuré qui, sous prétexte d'éviter le pire, choisirait de s'y abandonner, en se pliant, comme autrefois, aux volontés des partisans. On peut penser que c'est cette troisième hypothèse que caressent le plus volontiers les champions imprévus du « régime présidentiel ».

• Document 4a : Valéry Giscard d’Estaing, Discours prononcé à Verdun-sur-le-Doubs, 27 janvier 1978

[A l'approche des élections législatives, Valéry Giscard d'Estaing appelle les Français à confirmer le choix des réformes qu'il a proposé de mettre en oeuvre lors de son élection à la présidence de la République]

Mes chères Françaises et mes chers Français, Le moment s'approche où vous allez faire

un choix capital pour l'avenir de notre pays, mais aussi un choix capital pour vous. Je suis venu vous demander de faire le bon choix pour la France. [...]

Certains ont voulu dénier au président de la République le droit de s'exprimer.

Curieuse République que celle qui serait présidée par un muet !

Nul n'est en droit de me dicter ma conduite. J'agis en tant que chef de l'État et selon ma conscience, et ma conscience me dit ceci :

Le président de la République n'est pas un partisan, il n'est pas un chef de parti. Mais il ne peut pas rester non plus indifférent au sort de la France.

Il est à la fois arbitre et responsable.

Sa circonscription, c'est la France. Son rôle, c'est la défense des intérêts supérieurs de la Nation. La durée de son mandat est plus longue que celle du mandat des députés.

Ainsi, la constitution a voulu que chaque président assiste nécessairement à des élections législatives et, si elle l'a doté de responsabilités aussi grandes, ce n'est pas pour rester un spectateur muet.

Parmi mes responsabilités, j'ai celle de réfléchir constamment, quotidiennement, aux problèmes de l'avenir, et de mettre en garde les citoyens contre tout choix qui rendrait difficile la conduite des affaires de la France.

C'est ce qu'il m'appartient de faire ce soir. Je vous donnerai tous les éléments nécessaires pour éclairer votre décision. Mais, dans la France républicaine, la décision dépendra de vous.

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Que penseraient et que diraient les Français si, dans ces circonstances, leur président se taisait? Ils penseraient qu'il manque de courage en n'assumant pas toutes ses responsabilités. Et ils auraient raison.

Mais le président de la République n'est pas non plus l'agent électoral de quelque parti que ce soit. Le général de Gaulle ne l'était pas. Je ne le serai pas davantage.

Le président n'appartient pas au jeu des partis.

Il doit regarder plus haut et plus loin, et penser d'abord à l'intérêt supérieur de la nation.C'est dans cet esprit que je m'adresse à vous.

Comme arbitre, je m'exprimerai avec modération, hors des polémiques et des querelles de personnes.

Comme responsable, je vais vous parler du bon choix. [...]

Vous pouvez choisir l'application du Programme commun. C'est votre droit. Mais si vous le choisissez, il sera appliqué. Ne croyez pas que le président de la République ait, dans la constitution, les moyens de s'y opposer.

• Document 4b : François Mitterrand, message adressé au Parlement le 8 avril 1986

Mesdames et messieurs,

Je vous prie d'agréer, en ce début de législature, les voeux que je forme pour vous, aussi bien dans votre vie personnelle que dans l'exercice de votre mandat ; pour le Parlement, où j'ai siégé longtemps, et qui m'est toujours apparu comme la pierre angulaire de notre démocratie ; pour la France que nous représentons tous ensemble.

Les Français avaient déjà choisi en 1981 l'alternance politique. Ils viennent en majorité de marquer à nouveau, mais en sens contraire, leur volonté de changement. Dépassons l'événement que chacun jugera selon ses convictions.

Réussir l'alternance, aujourd'hui comme hier, demain comme aujourd'hui, donnera à notre pays l'équilibre dont il a besoin pour répondre, dans le temps - et, je l'espère, à temps - aux aspirations des forces sociales qui le composent. Mon devoir était d'assurer la continuité de l'État et le fonctionnement régulier des institutions. Je l'ai fait sans retard et la Nation sans crise. Le Premier ministre nommé et le Gouvernement mis en place sont désormais en mesure de mener leur action.

Mais nos institutions sont à l'épreuve des faits. Depuis 1958, et jusqu'à ce jour, le Président de la République a pu remplir sa mission en s'appuyant sur une majorité et un Gouvernement qui se réclamaient des mêmes options que lui. Toute autre, nul ne l'ignore, est la situation issue des dernières élections législatives.

Pour la première fois la majorité parlementaire relève de tendances politiques différentes de celles qui s'étaient rassemblées lors de l'élection présidentielle, ce que la composition du Gouvernement exprime, comme il se doit.

Devant un tel état de choses, qu'ils ont pourtant voulu, beaucoup de nos concitoyens se posent la question de savoir comment fonctionneront les pouvoirs publics. A cette question, je ne connais qu'une réponse, la seule possible, la seule raisonnable, la seule conforme aux intérêts de la Nation : la Constitution, rien que la Constitution, toute la Constitution.

Quelque idée qu'on en ait - et je n'oublie pas moi-même ni mon refus initial, ni

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les réformes qu'au nom d'un vaste mouvement d 'opinion j'ai naguère proposées, et que je continue de croire souhaitables - elle est la loi fondamentale. Il n'y a pas, en la matière, d'autre source du droit. Tenons-nous-en à cette règle.

Les circonstances qui ont accompagné la naissance de le Ve République, la réforme de 1962 sur l'élection du chef de l'État au suffrage universel et une durable identité de vues entre la majorité parlementaire et le Président de la République ont créé et développé des usages qui, au-delà des textes, ont accru le rôle de ce dernier dans les affaires publiques. La novation qui vient de se produire requiert de part et d 'autre une pratique nouvelle.

Je ne m'attarderai pas ici sur l'énoncé de compétences présentes, je le suppose, à votre esprit. Je rappellerai seulement que la Constitution attribue au chef de l'État des pouvoirs que ne peut en rien affecter une consultation électorale où sa fonction n'est pas en cause.

Fonctionnement régulier des pouvoirs publics, continuité de l'État, indépendance nationale, intégrité du territoire, respect des traités, l'article 5 désigne de la sorte - et les dispositions qui en découlent précisent - les domaines où s'exercent son autorité ou bien son arbitrage. A quoi s'ajoute l'obligation pour lui de garantir l'indépendance de la justice et de veiller aux droits et libertés définis par la Déclaration de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946.

Le Gouvernement, de son côté, a pour charge, aux termes de l'article 20, de déterminer et de conduire la politique de la nation. Il assume, sous réserve des prérogatives du Président de la République et de la confiance de l'Assemblée, la mise en oeuvre des décisions qui l'engagent devant les Français. Cette responsabilité est la sienne.

Cela étant clairement établi, Président et Gouvernement ont à rechercher, en toutes circonstances, les moyens qui leur permettront de servir au mieux et d'un commun accord les grands intérêts du pays. [...]

• Document 5 : Édouard Balladur, « Ne nous trompons pas d’élection reine », Le Monde, 12 janvier 2000

C’est une idée toute faite : dans nos institutions, depuis 1962, l’« élection-reine » serait celle du Président de la République, au suffrage universel, qui décide les grandes orientations de la politique nationale pour les sept années qui suivent. Les trois cohabitations qui se sont succédé, la dernière – la plus longue – davantage encore, remettent en cause cette affirmation devenue banale. Les grandes orientations fixées en 1995, lors de l’élection présidentielle, ont été remises en cause à l’issue de la dissolution de 1997 qui a vu la victoire de la gauche. Durant le septennat qui se sera déroulé de 1995 à 2002, ce n’est pas 1995 mais 1997 qui, pour la plus grande durée, aura fixé la ligne politique mise en œuvre. C’est la gauche victorieuse qui, en principe, gouvernera cinq ans sur sept, sur la base de principes souvent fort différents de ceux approuvés par le peuple en 1995. Voilà qui remet en cause la qualité d’« élection-reine » qui serait celle de l’élection présidentielle. De 1995 à 2002, c’est l’élection législative de 1997 qui aura été l’« élection-reine ». De cette cohabitation, devenue durable et quasi permanente, il résulte qu’en politique intérieure, le pouvoir est transféré à Matignon et au Parlement, et qu’en politique étrangère, le président pas plus que le premier ministre ne peuvent agir sans l’accord de l’autre. La rivalité entre eux apparaîtra au grand jour d’autant plus vive que l’échéance présidentielle se rapprochera, dès lors qu’ils y seraient tous deux candidats. Mais justement, quel est désormais l’enjeu de l’échéance présidentielle et revêt-elle la même importance que par le passé ? On débat de sa date et l’on regrette que les élections législatives doivent, en 2002, avoir lieu un à deux mois avant l’élection présidentielle. Mais n’est-ce pas se

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référer aux schémas anciens ? L’expérience de 1997 qui, dans les conséquences qui en ont été tirées, a conduit à un durable renversement dans les pouvoirs respectifs du président et du premier ministre, montre que ce sont les élections législatives qui, en réalité, déterminent la politique de la nation. L’élection présidentielle, qu’elle les suive ou les précède, soit en confirme les résultats, auquel cas le président dispose d’un pouvoir important, mais parce qu’il bénéficie d’une majorité parlementaire à sa dévotion, soit ne les confirme pas et, dans ce cas c’est le Premier ministre, appuyé sur l’Assemblée, qui gouverne librement. Voilà qui remet à leur juste place les débats sur les dates respectives des élections présidentielles et législatives en 2002. Dira-t-on que, cela étant, le choix du premier ministre est plus important que celui du chef de l’État ? Ce serait aller trop loin : les pouvoirs d’arbitrage que la Constitution attribue au président de la République, son élection directe par le peuple tout entier, lui confèrent une autorité qui en fait un être à part dans l’univers de la politique et lui permet d’exercer en certaines circonstances, une influence décisive sur le cours des choses. Mais il demeure vrai que les choses ne sont plus ce qu’elles étaient. Désormais, nous pouvons nous trouver dans deux situations différentes : ou bien le premier ministre est soumis à l’autorité du président parce que celui-ci a la confiance de la majorité parlementaire, ce qui était le cas de 1995 à 1997, ou bien il n’est pas soumis à l’autorité du président parce que c’est lui qui, premier ministre, dispose du soutien de la majorité parlementaire pour mettre en œuvre une politique différente de celle que souhaiterait le président, ce qui est le cas depuis 1997.

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Droit constitutionnel et institutions politiques – La Ve République

Cours de M. Tourbe

Séance n° 7 : Devoir sur table

DOCUMENT UNIQUE :

• Allégorie de la condition de l’étudiant

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Droit constitutionnel et institutions politiques – La Ve République

Cours de M. Tourbe

Séance n° 8 :

Le Premier ministre et le Gouvernement

DOCUMENTS JOINTS :

• Document 1a : Titre III de la Constitution du 4 octobre 1958 (« Le Gouvernement »)

• Document 1b : Article 49 C • Document 2 : Les Gouvernements de la Ve République (source : Ph. Ardant, B.

Mathieu, Droit constitutionnel) • Document 3a : Lettres échangées à l’occasion du départ de M. Michel Debré le 14

avril 1962 • Document 3b : Lettres échangées à l’occasion du départ de M. Michel Rocard, le

15 mai 1991 • Document 4 : Déclaration de M. Raymond Barre, Premier ministre, à l’occasion

d’un entretien organisé par l’Association de la presse ministérielle, le 28 novembre 1978

• Document 5 : Conseil constitutionnel, décision n° 2017-751 DC du 7 septembre 2017, Loi d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social (extrait)

• Document 6 : Titre X de la Constitution du 4 octobre 1958 (« De la responsabilité pénale des membres du Gouvernement »)

• Document 7 : « Pour un renouveau démocratique », rapport remis par la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique (présidée par Lionel Jospin) au Président de la République, 9 novembre 2012, p. 76-80

Ø TRAVAIL DEMANDÉ :

Commentaire du document 5

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• Document 1a : Titre III de la Constitution du 4 octobre 1958 (« Le Gouvernement »)

ARTICLE 20. Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Il dispose de l'administration et de la force armée.

Il est responsable devant le Parlement dans les conditions et suivant les procédures prévues aux articles 49 et 50.

ARTICLE 21. Le Premier ministre dirige l'action du Gouvernement. Il est responsable de la défense nationale. Il assure l'exécution des lois. Sous réserve des dispositions de l'article 13, il exerce le pouvoir réglementaire et nomme aux emplois civils et militaires.

Il peut déléguer certains de ses pouvoirs aux ministres.

Il supplée, le cas échéant, le Président de la République dans la présidence des conseils et comités prévus à l'article 15.

Il peut, à titre exceptionnel, le suppléer pour la présidence d'un conseil des ministres en vertu d'une délégation expresse et pour un ordre du jour déterminé.

ARTICLE 22. Les actes du Premier ministre sont contresignés, le cas échéant, par les ministres chargés de leur exécution.

ARTICLE 23. Les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l'exercice de tout mandat parlementaire, de toute fonction de représentation professionnelle à caractère national et de tout emploi public ou de toute activité professionnelle.

Une loi organique fixe les conditions dans lesquelles il est pourvu au remplacement des titulaires de tels mandats, fonctions ou emplois.

Le remplacement des membres du Parlement a lieu conformément aux dispositions de l'article 25.

• Document 1b : Article 49 C

Le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, engage devant l'Assemblée nationale la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale.

L'Assemblée nationale met en cause la responsabilité du Gouvernement par le vote d'une motion de censure. Une telle motion n'est recevable que si elle est signée par un dixième au moins des membres de l'Assemblée nationale. Le vote ne peut avoir lieu que quarante-huit heures après son dépôt. Seuls sont recensés les votes favorables à la motion de censure qui ne peut être adoptée qu'à la majorité des membres composant l'Assemblée. Sauf dans le cas prévu à l'alinéa ci-dessous, un député ne peut être signataire de plus de trois motions de censure au cours d'une même session ordinaire et de plus d'une au cours d'une même session extraordinaire.

Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée nationale sur le vote d'un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l'alinéa précédent. Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session.

Le Premier ministre a la faculté de demander au Sénat l'approbation d'une déclaration de politique générale.

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• Document 2 : Les Gouvernements de la Ve République (source : Ph. Ardant, B. Mathieu, Droit constitutionnel)

Charles de Gaulle 1er juin 1958 – 22 décembre 1958

1. Michel Debré 2. Georges Pompidou I 3. Georges Pompidou II 4. Georges Pompidou III 5. Georges Pompidou IV 6. Maurice Couve de Murville 7. Jacques Chaban-Delmas 8. Pierre Messmer I 9. Pierre Messmer II 10. Pierre Messmer III 11. Jacques Chirac 12. Raymond Barre I 13. Raymond Barre II 14. Raymond Barre III 15. Pierre Mauroy I 16. Pierre Mauroy II 17. Pierre Mauroy III 18. Laurent Fabius 19. Jacques Chirac 20. Michel Rocard I 21. Michel Rocard II 22. Édith Cresson 23. Pierre Bérégovoy 24. Édouard Balladur 25. Alain Juppé I 26. Alain Juppé II 27. Lionel Jospin 28. Jean-Pierre Raffarin I 29. Jean-Pierre Raffarin II 30. Jean-Pierre Raffarin III 31. Dominique de Villepin 32. François Fillon I 33. François Fillon II 34. François Fillon III 35. Jean-Marc Ayrault I 36. Jean-Marc Ayrault II 37. Manuel Valls I 38. Manuel Valls II 39. Bernard Cazeneuve 40. Édouard Philippe I 41. Édouard Philippe II

8 janv. 1959 – 14 avril 1962

14 avril 1962 – 28 nov. 1962 28 nov. 1962 – 8 janv. 1966 8 janv. 1966 – 10 avril 1967 10 avril 1967 – 10 juil. 1968

10 avril 1968 – 20 juin 1969

20 juin 1969 – 5 juil. 1972

5 juil. 1972 – 2 avril 1973 2 avril 1973 – 27 févr. 1974 27 févr. 1974 – 27 mai 1974

27 mai 1974 – 25 août 1976 27 août 1976 – 29 mars 1977 30 mars 1977 – 31 mars 1978

5 avril 1978 – 13 mai 1981

27 mai 1981 – 22 juin 1981 23 juin 1981 – 21 mars 1983 22 mars 1983 – 17 juill. 1984 19 juill. 1984 – 20 mars 1986

20 mars 1986 – 9 mai 1988 10 mai 1988 – 23 juin 1988 23 juin 1988 – 15 mai 1991 15 mai 1991 – 2 avril 1992 2 avril 1992 – 29 mars 1993 29 mars 1993 – 10 mai 1995 17 mai 1995 – 7 nov. 1995 7 nov. 1995 – 2 juin 1997

2 juin 1997 – 6 mai 2002 7 mai 2002 – 17 juin 2002

18 juin 2002 – 30 mars 2004 31 mars 2004 – 30 mai 2005

31 mai 2005 – 15 mai 2007

17 mai 2007 – 18 juin 2007 19 juin 2007 – 13 nov. 2010 14 nov. 2010 – 15 mai 2012

16 mai 2012 – 18 juin 2012 18 juin 2012 – 31 mars 2014

31 mars 2014 – 25 août 2014 25 août 2014 – 6 décembre 2016

6 décembre 2016 – 10 mai 2017 15 mai 2017 – 19 juin 2017

19 juin 2017 –

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• Document 3a : Lettres échangées à l’occasion du départ de M. Michel Debré le 14 avril 1962

« Mon général,

Quand vous m’avez, en janvier 1959, fait le grand honneur de me charger des fonctions de Premier ministre, le nouveau Gouvernement devait poursuivre et développer, qu’il s’agisse de la politique, de l’économique, du financier ou du social, l’œuvre de restauration qu’à l’appel de la nation vous aviez entrepris six mois auparavant. Il devait en même temps assurer le bon départ des institutions nouvelles et instaurer un régime original de coopération avec les Républiques africaines et malgache.

Depuis trois ans et trois mois, un grand effort, me semble-t-il, a été accompli. Tout inachevé qu’il soit, le bilan, je le crois, est favorable. Chaque membre du Gouvernement en a sa bonne part : je puis en porter témoignage.

Mais cette tâche était dominée par le drame algérien. Il fallait, selon vos directives, s’assurer de la maîtrise du terrain, puis orienter le destin de l’Algérie dans la voie que vous avez tracée et qui a reçu l’approbation parlementaire, puis l’approbation populaire. A travers difficultés et obstacles, pour ne pas dire plus, la solution est aujourd’hui en vue : le cessez-le-feu va permettre l’autodétermination, et la nation, une nouvelle fois consultée, a apporté son soutien à la politique suivie, en même temps qu’elle vous a délégué les pouvoirs nécessaires pour la conduire à son terme.

Comme il était convenu, et cette étape décisive étant franchie, j’ai l’honneur, mon Général, de vous présenter la démission du Gouvernement.

Je ne puis terminer sans vous faire part de sentiments personnels dont le caractère public de cette lettre limite seul l’expression. Vous les connaissez de longue date et il est difficile de la formuler sans les déformer. Je dirai simplement : être, avoir été le premier collaborateur du général de Gaulle est un titre inégalé.

Je vous prie, mon Général, d’agréer l’expression de mes sentiments respectueusement dévoués ».

Michel Debré

« Mon cher Ami,

En me demandant d’accepter votre retrait du poste de Premier ministre et de nommer un nouveau Gouvernement, vous vous conformez entièrement, et de la manière la plus désintéressée, à ce dont nous étions depuis longtemps convenus. Tout effort a sa limite. Or, pendant les trois ans et trois mois où vous avez déployé le vôtre dans la charge extraordinairement lourde qui vous était impartie, les résultats les plus valables et les plus étendus ont été réalisés, qu’il s’agisse des domaines économique, social, administratif, scolaire, ou de la défense nationale, ou de l’action extérieure ou de la transformation des rapports de la France avec les peuples placés naguère sous sa dépendance, bref tout ce qui contribuait au redressement du pays et de l’Etat. Il est clair que la collaboration sans réserve que vous m’avez constamment apportée, l’œuvre législative accomplie par le Parlement sur la base des projets présentés et soutenus par votre Gouvernement, l’ensemble des mesures réglementaires prises sous votre impulsion, la conduite supérieure de l’administration telle que vous l’avez exercée ont, avec le concours de vos collègues, efficacement et heureusement servi le pays. Encore tout cela s’est-il fait en dépit de beaucoup de graves lacunes antérieures, ainsi que des lourdes épreuves suscitées par le règlement progressif du grand problème de l’Algérie.

Après un pareil accomplissement, le pense, comme vous-même le pensez, qu’il est conforme à l’intérêt du service public que vous preniez maintenant du champ afin de vous préparer à entreprendre, le moment venu, et dans des circonstances nouvelles, une autre phase de votre action. Quel qu’en puisse être mon regret, je crois donc devoir y consentir. Soyez assuré, mon cher Premier Ministre, que ma confiance et mon amitié vous sont acquises autant que jamais.

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J’ajoute qu’elles le sont, d’autre part, à chacun des ministres qui ont, à vos côtés, participé au Gouvernement.

Bien cordialement à vous ».

Charles de Gaulle

• Document 3b : Lettres échangées à l’occasion du départ de M. Michel Rocard, le 15 mai 1991

« Monsieur le Président de la République,

Vous avez bien voulu me faire part de votre intention de former un nouveau Gouvernement.

Celui que j’ai eu l’honneur de diriger depuis trois ans s’est attaché à réformer la France en profondeur. Pour inachevée qu’elle soit, cette tâche est largement avancée dans de nombreux domaines, grâce notamment à l’action de chacun des membres du Gouvernement auxquels je veux ici rendre hommage.

À l’heure où il me faut vous présenter la démission de ce Gouvernement, je tiens à vous dire combien j’ai été sensible à l’honneur de le conduire, combien m’a passionné l’œuvre accomplie et combien cette dernière me rend plein d’espoir pour la France et pour les Français face à un avenir qu’ils ont su préparer.

Permettez-moi enfin d’exprimer à vous personnellement la chaleur de mes sentiments que trois années de travail en commun au service de notre pays ont considérablement nourris et renforcés.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de mon fidèle respect et de ma haute considération. »

Michel Rocard

« Monsieur le Premier ministre,

Au moment où vous quittez les responsabilités que je vous ai confiées, je tiens à vous remercier chaleureusement pour le travail accompli depuis trois ans.

L’Histoire de notre pays retiendra, soyez-en sûr, l’intense activité qui fut celle de vos Gouvernements, les réformes que vous avez engagées qui contribueront à assurer l’avenir de la France et à améliorer la situation de nos compatriotes.

Je sais la part qui a été prise par chaque ministre et secrétaire d’État : je vous demande d’être mon interprète auprès d’eux.

Commence aujourd’hui une nouvelle étape de notre vie publique : j’ai la conviction qu’elle vous offrira d’autres occasions de servir la France.

(formule de politesse) »

François Mitterrand

Note : Ces lettres n’ont pas été publiées au Journal officiel.

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• Document 4 : Déclaration de M. Raymond Barre, Premier ministre, à l’occasion d’un entretien organisé par l’Association de la presse ministérielle, le 28 novembre 1978

… Je vous dirai, en premier lieu, que je comprends parfaitement, en exerçant mes fonctions de Premier ministre, le soin qu’a mis le fondateur de la Ve République à distinguer ce qu’il appelait le rôle suprême du Président de la République qui a la charge du destin de la France, et dont l’élection au suffrage universel lui donne l’autorité, pour une longue période, de fixer les directives d’ensemble de la politique du pays, et ce que le général de Gaulle appelait lui-même la charge seconde de Premier ministre. Celui-ci aux prises avec la conjoncture, il vit au milieu des saccades de toutes sortes, comme disait le général, et il a pour tâche de diriger le Gouvernement dans le cadre des orientations qui sont fixées par le Président de la République.

Le Premier ministre est nommé par le Président de la République, choisi par lui. Le général de Gaulle a eu un jour cette phrase très belle en parlant de la formation d’un Gouvernement : « Le Président de la République a choisi les ministres, et j’ai choisi le premier d’entre eux de manière qu’il soit mon second ».

Le Premier ministre a pour tâche de diriger l’équipe gouvernementale ; il a pour tâche de mettre à exécution les pouvoirs réglementaires ; il organise les relations du Gouvernement avec l’Assemblée nationale et le Sénat, c’est-à-dire avec le pouvoir législatif ; il doit établir les contacts avec les représentants de l’opinion, qu’il s’agisse des partenaires économiques et sociaux ou des représentants des activités les plus diverses, scientifiques, culturelles ou intellectuelles ; enfin, il a la charge, à mon avis de prendre des contacts nombreux avec les Français eux-mêmes.

Tel est le rôle du Premier ministre.

Mais, le général de Gaulle a dit aussi quelque chose de très juste. Il a dit qu’il fallait que le Premier ministre dure et qu’il endure pendant ce que l’on peut appeler une phase de l’action des pouvoirs publics. Et il ajoutait que par principe et par nécessité, le moment venait où le Premier ministre devait être relevé de ses fonctions. Je crois que le Premier ministre doit savoir que sa fonction n’est pas éternelle. Il y a ceux qui l’aiment avec passion ; il y a ceux qui l’exercent comme un service ; toutes les attitudes sont possibles. Mais les uns et les autres doivent savoir, comme l’a dit le fondateur de la Ve République, qu’il s’agit d’une mission à accomplir pour une phase de l’action des pouvoirs publics.

Voilà ce que je pourrais appeler la théorie de la fonction. Il y a ensuite la pratique de la fonction.

Je pense que ce qui est indispensable dans le fonctionnement de la Ve République c’est ce que l’un de mes éminents prédécesseurs, M. Georges Pompidou, avait un jour appelé l’homogénéité de l’exécutif. Le Premier ministre est nommé par le Président de la République ; il faut donc qu’il y ait entre les deux hommes ce que j’appellerais un accord intellectuel d’ensemble et une certaine relation personnelle.

Un accord intellectuel d’ensemble, car s’il est vrai que le Président de la République, élu au suffrage universel, définit les directives d’ensemble de la politique du pays, il est non moins vrai que le Premier ministre a la charge de la direction du Gouvernement. S’il n’y a pas une convergence sur les objectifs à poursuivre et les actions à mener, s’il n’y a pas la même conception des institutions et de leur fonctionnement, s’il n’y a pas la même conscience des objectifs fondamentaux à poursuivre, l’attelage – si vous permettez ce terme – ne peut pas tenir longtemps.

Il faut, par ailleurs, se souvenir qu’un Premier ministre n’est pas purement et simplement un exécutant, sauf à n’avoir aucune personnalité, et que dans un grand nombre de cas prévus par la Constitution le Premier ministre a le contreseing.

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• Document 5 : Conseil constitutionnel, décision n° 2017-751 DC du 7 septembre 2017, Loi d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social (extrait)

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI, dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de la loi d'habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social sous le n° 2017-751 DC, le 9 août 2017 […]

Au vu des textes suivants :

• la Constitution ; • l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil

constitutionnel ; • le code du travail ; • les observations du Gouvernement, enregistrées le 1er septembre 2017 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. Les députés requérants défèrent au Conseil constitutionnel la loi d'habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social. Ils contestent la conformité à la Constitution de sa procédure d'adoption et de certaines dispositions de ses articles 1er, 2, 3, 5 et 6.

- Sur les exigences constitutionnelles en matière de loi d'habilitation :

2. Aux termes du premier alinéa de l'article 38 de la Constitution : « Le Gouvernement peut, pour l'exécution de son programme, demander au Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi ». Si cette disposition fait obligation au Gouvernement d'indiquer avec précision au Parlement, afin de justifier la demande qu'il présente, la finalité des mesures qu'il se propose de prendre par voie d'ordonnances ainsi que leur domaine d'intervention, elle n'impose pas au Gouvernement de faire connaître au Parlement la teneur des ordonnances qu'il prendra en vertu de cette habilitation.

3. Les dispositions d'une loi d'habilitation ne sauraient, ni par elles-mêmes, ni par les conséquences qui en découlent nécessairement, méconnaître une règle ou un principe de valeur constitutionnelle. En outre, elles ne sauraient avoir ni pour objet ni pour effet de dispenser le Gouvernement, dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés en application de l'article 38 de la Constitution, de respecter les règles et principes de valeur constitutionnelle.

4. Lors de la ratification d'une ordonnance entrée en vigueur, le législateur est tenu au respect de ces mêmes règles et principes de valeur constitutionnelle.

- Sur la procédure d'adoption de la loi :

5. Les députés requérants soutiennent que le projet de loi aurait été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale en méconnaissance du premier alinéa de l'article 38 de la Constitution, dès lors que le Premier ministre n'avait pas encore présenté son « programme » au sens de l'article 49 de la Constitution, nécessaire à la mise en œuvre de l'article 38. Ils critiquent également les brefs délais d'examen du texte et l'insuffisance des moyens dont les députés nouvellement élus auraient disposé pour l'examiner. Ils en déduisent une méconnaissance des exigences de clarté et de sincérité des débats parlementaires.

6. En premier lieu, aux termes du premier alinéa de l'article 49 de la Constitution : « Le Premier ministre, après délibération du conseil des ministres, engage devant l'Assemblée nationale la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale ».

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7. Si le premier alinéa de l'article 38 de la Constitution dispose que c'est pour l'exécution de « son programme » que le Gouvernement peut demander l'autorisation de légiférer par ordonnances, la notion de programme ne saurait s'entendre, pour la mise en œuvre de ces dispositions, comme ayant la même acception que le même terme figurant à l'article 49 de la Constitution. Une telle assimilation ne ferait aucune place, pour une éventuelle justification de recours aux dispositions de l'article 38 de la Constitution, aux notions de circonstances imprévues ou de situation requérant des mesures d'urgence. Elle donnerait un champ d'application indéterminé à la procédure d'habilitation prévue par l'article 38 de la Constitution, au détriment du respect des prérogatives du Parlement. Par suite, le grief tiré de la méconnaissance des dispositions du premier alinéa de l'article 38 de la Constitution doit être écarté.

8. En second lieu, aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La loi est l'expression de la volonté générale ». Aux termes du premier alinéa de l'article 3 de la Constitution : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants ». Ces dispositions imposent le respect des exigences de clarté et de sincérité des débats parlementaires.

9. Si les députés requérants critiquent le bref délai qui aurait été laissé à l'Assemblée nationale et au Sénat pour examiner le texte, la procédure accélérée prévue par l'article 45 de la Constitution a cependant été régulièrement engagée. Ni la brièveté des délais d'examen du texte, ni la faiblesse alléguée des moyens dont auraient disposé les députés nouvellement élus n'ont fait obstacle à l'exercice effectif, par les membres du Parlement, de leur droit d'amendement. Par suite, la procédure d'adoption de la loi n'a pas méconnu les exigences constitutionnelles de clarté et de sincérité des débats parlementaires.

10. La loi déférée a été adoptée selon une procédure conforme à la Constitution.

• Document 6 : Constitution du 4 octobre 1958, Titre X, « De la responsabilité pénale des membres du Gouvernement »

ARTICLE 68-1.

Les membres du Gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis.

Ils sont jugés par la Cour de justice de la République.

La Cour de justice de la République est liée par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu'elles résultent de la loi.

ARTICLE 68-2.

La Cour de justice de la République comprend quinze juges : douze parlementaires élus, en leur sein et en nombre égal, par l'Assemblée nationale et par le Sénat après chaque renouvellement général ou partiel de ces assemblées et trois magistrats du siège à la Cour de cassation, dont l'un préside la Cour de justice de la République.

Toute personne qui se prétend lésée par un crime ou un délit commis par un membre du Gouvernement dans l'exercice de ses fonctions peut porter plainte auprès d'une commission des requêtes.

Cette commission ordonne soit le classement de la procédure, soit sa transmission au procureur général près la Cour de cassation aux fins de saisine de la Cour de justice de la République.

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Le procureur général près la Cour de cassation peut aussi saisir d'office la Cour de justice de la République sur avis conforme de la commission des requêtes.

Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article.

ARTICLE 68-3.

Les dispositions du présent titre sont applicables aux faits commis avant son entrée en vigueur.

• Document 7 : « Pour un renouveau démocratique », rapport remis par la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique (présidée par Lionel Jospin) au Président de la République, 9 novembre 2012, p. 76-80

2. Supprimer le privilège de juridiction des ministres

Les ministres sont pénalement responsables des infractions qu’ils commettent en dehors de l’exercice de leurs fonctions, dont ils répondent, comme les autres citoyens, devant les juridictions répressives de droit commun. La Constitution prévoit en outre, depuis 1958, que les membres du Gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions, lorsqu’ils sont « qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis ». En revanche, elle ne prévoit aucun mécanisme de mise en jeu de leur responsabilité politique. La Commission constate que l’absence d’un tel mécanisme a pour corollaire que la responsabilité pénale des ministres tend parfois à être recherchée au-delà de son champ normal : elle estime qu’il serait opportun qu’une réflexion d’ensemble sur ce point soit engagée. Conformément à sa lettre de mission, elle a quant à elle limité ses travaux aux conditions de mise en œuvre de la responsabilité pénale des membres du Gouvernement. Si le Premier ministre et les ministres ne bénéficient donc, à la différence du Président de la République, d’aucune immunité fonctionnelle, ils ne peuvent en revanche être poursuivis devant les juridictions de droit commun pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et se voient reconnaître, pour ces actes, un privilège de juridiction, en vertu duquel ils ne peuvent être jugés que par la Cour de justice de la République. Créée en 1993 sur la base des propositions formulées par le Comité consultatif présidé par le doyen Vedel, cette juridiction particulière exerce depuis lors une compétence qui avait été initialement confiée à la Haute Cour de justice. Si la Commission juge nécessaire de maintenir aux ministres une protection appropriée contre le risque de mises en cause pénales abusives auquel leurs fonctions les exposent particulièrement – et sans doute de manière croissante, elle estime toutefois que le recours à une juridiction d’exception pour assurer une telle protection ne se justifie pas et que les nombreuses critiques dont la Cour de justice de la République fait l’objet sont en grande partie fondées. En premier lieu, la Commission considère que la légitimité même d’une juridiction telle que la Cour de justice de la République est critiquable en raison de sa composition, qui associe, aux côtés de trois « juges magistrats » issus de la Cour de cassation, douze « juges parlementaires » élus, en leur sein et en nombre égal, par l’Assemblée nationale et par le Sénat. Le choix d’une juridiction de jugement hybride et majoritairement composée de parlementaires lui paraît très contestable. Force est d’ailleurs de constater que les arrêts rendus dans les affaires les plus marquantes dont la Cour a été saisie ont été systématiquement critiqués sur le terrain de l’absence d’impartialité objective de cette juridiction. La Commission estime que le soupçon de partialité qui entache chacun des arrêts de la Cour est

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irréductible et que le principe même d’un jugement des ministres par une juridiction politique s’oppose nécessairement à ce que ses décisions, quel que soit leur sens, soient pleinement acceptées et revêtues d’une légitimité suffisante. Elle observe que le doyen Vedel lui-même avait pris position en ce sens dès 1999, à l’occasion de l’affaire dite du sang contaminé, quelques années après la création de la Cour de justice de la République. En deuxième lieu, la Commission relève que les règles particulières de compétence et de procédure applicables à la Cour de justice de la République, qui sont issues de la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 et de la loi organique du 23 novembre 1993, présentent plusieurs inconvénients majeurs. Elle observe qu’elles sont à l’origine d’un regrettable éclatement des procédures juridictionnelles. En prévoyant qu’aucune constitution de partie civile n’est recevable devant la Cour de justice de la République, ni par voie d’action, ni même par voie d’intervention, l’article 13 de la loi organique du 23 novembre 1993 impose aux victimes de porter devant les juridictions de droit commun leur action civile en réparation de dommages causés par les crimes et délits imputés à un ministre. De plus, la Cour de justice de la République n’est compétente qu’à l’égard des membres du Gouvernement et uniquement pour les infractions qu’ils ont commises dans l’exercice de leurs fonctions. Cette compétence restreinte et exclusive s’impose en droit ; elle est d’ordre public. Réciproquement, les juridictions répressives de droit commun ne peuvent, à peine de nullité, se prononcer sur les crimes ou délits commis par les ministres dans l’exercice de leurs fonctions et doivent se déclarer incompétentes. La Cour de justice de la République ne peut donc connaître des poursuites pénales diligentées, à raison des mêmes faits que ceux dont elle est saisie, contre les coauteurs et les complices d’un ministre, ni d’ailleurs des poursuites engagées au titre d’infractions connexes, comme le recel. Par ailleurs, lorsqu’un membre du Gouvernement a commis des infractions pour partie dans l’exercice de ses fonctions gouvernementales et pour partie en dehors de l’exercice de ses fonctions ou même seulement à l’occasion de l’exercice de ses fonctions, la Cour ne peut connaître des secondes, quand bien même elles seraient directement liées aux premières. La disjonction obligatoire des poursuites qui en résulte est cause d’une mauvaise administration de la justice car elle implique non seulement une double instruction mais aussi une double phase de jugement, devant la Cour de justice de la République d’un côté, devant les juridictions de droit commun de l’autre. En outre, il n’est pas permis au juge pénal d’appréhender, à l’occasion d’un seul et même procès et selon une procédure pleinement contradictoire, l’ensemble des responsabilités susceptibles d’être établies dans une même affaire. Surtout, la dissociation des poursuites fait courir un risque sérieux de discordance entre les décisions rendues par les juridictions répressives de droit commun et par la Cour de justice de la République. Ce risque n’est pas théorique. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler qu’à l’occasion de la dernière affaire qu’elle a eu à juger, en avril 2010, la Cour de justice de la République a prononcé la relaxe du ministre poursuivi devant elle sous la qualification de corruption passive, alors que la cour d’appel de Paris a établi, dans la même affaire, par une décision devenue définitive après rejet du pourvoi en cassation dirigé contre son arrêt, la culpabilité de l’auteur de la corruption active du même ministre. La disjonction des poursuites est enfin la cause, en pratique, de certaines lenteurs et du sentiment que les décisions de la Cour interviennent souvent trop tard pour ne pas être en décalage avec les faits dont elle est saisie. Dans ces conditions, la Commission considère qu’une simple réforme de la Cour de justice de la République ne saurait suffire. On pourrait certes envisager de remédier à ses principaux défauts en autorisant la constitution de partie civile par voie d’action ou d’intervention et en élargissant la compétence de la Cour aux coauteurs et aux complices ainsi qu’aux faits connexes. Toutefois, de telles améliorations ne répondraient pas à la critique essentielle que suscite la Cour de justice de la République, qui porte sur sa légitimité même.

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Proposition n° 19 : Supprimer la Cour de justice de la République La Commission propose la suppression de la Cour de justice de la République et l’application du droit commun, avec les adaptations nécessaires pour assurer aux ministres une protection appropriée contre le risque de mises en cause abusives. Une telle réforme exige une modification des articles 68-1 et 68-2 de la Constitution. La Commission juge en premier lieu indispensable qu’une phase d’examen préalable soit aménagée en amont de toute enquête pénale visant un ministre, afin d’écarter les plaintes et procédures abusives ou manifestement infondées et d’orienter vers la procédure pénale adaptée présentée ci-dessous les seules plaintes et procédures qui se rapportent effectivement à des actes commis par un membre du Gouvernement dans l’exercice de ses fonctions. L’instance chargée d’assurer ce rôle, qui pourrait être dénommée « commission d’examen préalable », serait composée de trois magistrats du siège hors hiérarchie à la Cour de cassation, de deux conseillers d'État et de deux conseillers maîtres à la Cour des comptes, sur le modèle de l’actuelle commission des requêtes près la Cour de justice de la République, qui a rempli son office de manière satisfaisante. La Commission propose, en deuxième lieu, de retenir la même règle de compétence territoriale que pour le Président de la République, à savoir la compétence exclusive du tribunal de grande instance de Paris, qui correspond au demeurant au siège des ministères. En troisième lieu, la Commission juge souhaitable de retenir le principe du recours obligatoire à une instruction préparatoire collégiale. Les motifs qui ont été évoqués pour justifier ce choix pour le Président de la République valent aussi pour les ministres. Les infractions susceptibles d’être commises par un membre du Gouvernement dans l’exercice de ses fonctions peuvent en outre être d’une particulière complexité, tant du point de vue de l’appréciation des chaînes de responsabilité, de la technicité de certaines attributions ministérielles que du nombre des personnes susceptibles d’être impliquées ou concernées en qualité d’auteur, de complice, de témoin ou de victime. La Commission a notamment pensé aux poursuites pénales qui pourraient être engagées à l’encontre de ministres chargés de la santé, de l’environnement ou de la défense pour des délits non intentionnels (homicide ou blessures involontaires par exemple). Sous réserve d’avoir franchi l’étape de l’examen préalable de leur requête, les victimes d’un crime ou d’un délit commis par un ministre dans l’exercice de ses fonctions pourraient mettre en mouvement l’action publique en se constituant partie civile entre les mains du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Paris. La phase de l’instruction préparatoire étant obligatoire, seule leur serait fermée la voie de la citation directe d’un ministre devant le tribunal correctionnel. Pour le jugement, au-delà de la règle de compétence territoriale mentionnée ci-dessus, la Commission croit également utile de prévoir le recours systématique à une collégialité renforcée. Une telle mesure lui paraît en effet justifiée par la sensibilité particulière et la probable complexité des infractions qui pourraient être commises par un ministre dans l’exercice de ses fonctions. Cet aménagement consisterait à prévoir, en matière correctionnelle, un jugement par une formation composée de cinq magistrats, en premier ressort comme en appel. En matière criminelle, le nombre d’assesseurs de la cour d’assises pourrait être porté à quatre et le nombre de jurés à neuf en premier ressort, la cour d’assises d’appel pouvant comporter trois jurés supplémentaires. Il conviendrait en outre de prévoir la compétence de la juridiction parisienne pour connaître non seulement des infractions commises par les membres du Gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions, mais aussi des poursuites visant leurs coauteurs ou complices ainsi que des infractions connexes. La Commission souligne enfin qu’il importe de prévoir des dispositions transitoires afin de régler la situation des affaires en instance, c’est-à-dire des procédures qui seraient pendantes devant la commission des requêtes, devant la commission d’instruction de la Cour de justice de la République ou même devant la formation de jugement à la date d’entrée en vigueur des nouvelles dispositions

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constitutionnelles. Ces dispositions pourraient être de trois ordres. Il y aurait d’abord lieu de prévoir que les dispositions nouvelles sont immédiatement applicables aux faits commis avant son entrée en vigueur, ce qui serait conforme au principe général énoncé par l’article 112-2 du code pénal pour les lois de compétence et d’organisation judiciaire en matière pénale. Il conviendrait ensuite d’organiser des procédures de dessaisissement de la commission des requêtes près la Cour de justice de la République au profit de la nouvelle commission d’examen préalable, de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République au profit du juge d’instruction de Paris, et de la Cour elle-même au profit, selon les cas, du tribunal correctionnel ou de la cour d’assises de Paris. La Commission estime toutefois qu’il serait opportun, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, d’assortir ces règles générales d’un tempérament afin que, dans l’hypothèse où une affaire déférée à la juridiction parisienne serait directement liée à une autre affaire en cours d’instruction ou sur le point d’être jugée par une autre juridiction, un second dessaisissement intervienne au profit de cette dernière, pour éviter l’inconvénient de disjonction des poursuites signalé à propos de la Cour de justice de la République. Il y aurait enfin lieu de prévoir que les actes, formalités et décisions intervenus antérieurement à la date d’entrée en vigueur du nouveau régime demeurent valables, comme l’avait par exemple prévu l’article 6 de la loi du 4 août 1981 portant suppression de la Cour de sûreté de l’État.

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Droit constitutionnel et institutions politiques – La Ve République

Cours de M. Tourbe

Séance n° 9 : Le Parlement

DOCUMENTS JOINTS: • Document 1 : « Une Ve République plus démocratique », rapport du comité de

réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République (présidé par É. Balladur), remis au Président de la République le 29 octobre 2007, extrait (p. 3)

• Document 2 : Articles 28 à 30 et 48 de la Constitution du 4 octobre 1958 • Document 3 : Guy Carcassonne, Conclusion de la journée organisée à l’Assemblée

Nationale le 23 juin 2011 sur « Le Parlement et le nouveau droit parlementaire après la révision constitutionnelle de 2008 » (extrait – source : Jus Politicum – revue de droit politique en ligne, n° 6, octobre 2011)1

• Document 4 : « Pour un renouveau démocratique », rapport remis par la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique (présidée par Lionel Jospin) au Président de la République, 9 novembre 2012, p. 118 et suiv.

• Document 5 : Loi organique n° 2014-125 du 14 février 2014 interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur (extrait)

• Document 6 : « Refaire la démocratie », rapport du groupe de travail sur l’avenir des institutions (co-présidé par C. Bartolone et M. Winock), Assemblée nationale, 2 octobre 2015 (extraits)

• Document 7 : Hughes Portelli, « Soixante ans de subordination parlementaire », Pouvoirs, n° 166 (n° spécial La Ve République. Nouveaux regards), 2018, p. 69-80

Ø TRAVAIL DEMANDÉ :

Dissertation : « Les relations entre le Parlement et l’Exécutif sous la Ve République »

1 Afin d’approfondir la réflexion sur ce thème et de préparer le commentaire, nous ne saurions trop recommander aux étudiants de consulter les autres contributions de cette journée d’études, reproduites sur le site électronique de la même revue. Un autre exercice utile, ne serait-ce qu’en termes d’initiation à la recherche juridique, serait de consulter le texte de la Constitution sur le site legifrance.gouv.fr, qui permet de comparer grâce à ses outils les versions successives des différents articles des textes juridiques (permettant ici, par exemple, de comparer les dispositions constitutionnelles relatives au Parlement dans leur version actuelle reproduite au document 2, et leur version antérieure à la révision du 23 juillet 2008).

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• Document 1 : Extrait du rapport du « comité Balladur » (2007) La Constitution du 4 octobre 1958 est entrée dans sa cinquantième année ; elle a traversé bien des épreuves, dont celle, à trois reprises, de la « cohabitation » ; elle a fait montre de sa souplesse et de sa solidité ; elle a doté notre pays d’institutions stables et efficaces ; elle a élargi l’assise du régime républicain en démontrant, à la faveur de cinq alternances, sa capacité à fonctionner au service de tendances politiques différentes qui toutes se sont bien trouvé des moyens qu’elle a mis à leur disposition. Pour autant, force est de constater que les institutions de la Ve République ne fonctionnent pas de manière pleinement satisfaisante. En dépit des nombreuses révisions constitutionnelles intervenues ces dernières années – la Constitution a été révisée vingt-deux fois depuis 1958, dont quinze fois au cours des douze dernières années – les institutions peinent à s’adapter aux exigences actuelles de la démocratie. Surtout, la présidentialisation du régime, entamée en 1962 avec l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, s’est développée sans que la loi fondamentale évolue de telle manière que des contrepoids au pouvoir présidentiel soient mis en place. Certes, la possibilité de saisine du Conseil constitutionnel par soixante parlementaires, intervenue en 1974, a tempéré la toute puissance du pouvoir politique. Mais le Parlement demeure enfermé dans les règles d’un « parlementarisme rationalisé », caractérisé par la quasi-tutelle du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif, dont il n’est pas contestable qu’il avait son utilité en 1958, au sortir de douze années de régime d’assemblée, mais qui participe, aujourd’hui, d’une singularité française peu enviable au regard des principes mêmes de la démocratie. L’acception présidentialiste du régime a été définie par le Général de Gaulle lors de sa célèbre conférence de presse du 31 janvier 1964. La pratique suivie par ses successeurs n’a guère démenti cette lecture des institutions, à la notable exception des périodes de cohabitation, au cours desquelles la lettre de la Constitution a prévalu sur son esprit et la réalité du pouvoir exécutif est passée, pour l’essentiel, entre les mains du Premier ministre. L’adoption du quinquennat et ce qu’il est convenu d’appeler l’« inversion du calendrier électoral » qui, depuis 2002, a pour effet de lier étroitement le scrutin présidentiel et les élections législatives, ont accentué la présidentialisation du régime. Même si cette évolution semble rencontrer l’adhésion de l’opinion publique, elle demeure fragile et porte la marque d’un déséquilibre institutionnel préoccupant. Elle est fragile car la concordance des scrutins qui favorise celle des majorités, présidentielle et parlementaire, ne la garantit pas et demeure tributaire du décès ou de la démission du Président de la République comme de l’exercice de son droit de dissolution de l’Assemblée nationale. Elle est déséquilibrée dans la mesure où les attributions du Président de la République s’exercent sans contrepouvoirs suffisants et sans que la responsabilité politique de celui que les Français ont élu pour décider de la politique de la nation puisse être engagée. Il s’en déduit que le rééquilibrage des institutions passe d’abord, dans le cadre du régime tel qu’il fonctionne aujourd’hui, par un accroissement des attributions et du rôle du Parlement. Telle a été la première constatation du Comité. [...]

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• Document 2 : Constitution du 4 octobre 1958 (extraits)

ARTICLE 28 Le Parlement se réunit de plein droit en une session ordinaire qui commence le premier jour ouvrable d'octobre et prend fin le dernier jour ouvrable de juin. Le nombre de jours de séance que chaque assemblée peut tenir au cours de la session ordinaire ne peut excéder cent vingt. Les semaines de séance sont fixées par chaque assemblée. Le Premier ministre, après consultation du président de l'assemblée concernée, ou la majorité des membres de chaque assemblée peut décider la tenue de jours supplémentaires de séance. Les jours et les horaires des séances sont déterminés par le règlement de chaque assemblée. ARTICLE 29 Le Parlement est réuni en session extraordinaire à la demande du Premier ministre ou de la majorité des membres composant l'Assemblée nationale, sur un ordre du jour déterminé. Lorsque la session extraordinaire est tenue à la demande des membres de l'Assemblée nationale, le décret de clôture intervient dès que le Parlement a épuisé l'ordre du jour pour lequel il a été convoqué et au plus tard douze jours à compter de sa réunion. Le Premier ministre peut seul demander une nouvelle session avant l'expiration du mois qui suit le décret de clôture. ARTICLE 30 Hors les cas dans lesquels le Parlement se réunit de plein droit, les sessions extraordinaires sont ouvertes et closes par décret du Président de la République. […] ARTICLE 48 Sans préjudice de l'application des trois derniers alinéas de l'article 28, l'ordre du jour est fixé par chaque assemblée. Deux semaines de séance sur quatre sont réservées par priorité, et dans l'ordre que le Gouvernement a fixé, à l'examen des textes et aux débats dont il demande l'inscription à l'ordre du jour. En outre, l'examen des projets de loi de finances, des projets de loi de financement de la sécurité sociale et, sous réserve des dispositions de l'alinéa suivant, des textes transmis par l'autre assemblée depuis six semaines au moins, des projets relatifs aux états de crise et des demandes d'autorisation visées à l'article 35 est, à la demande du Gouvernement, inscrit à l'ordre du jour par priorité. Une semaine de séance sur quatre est réservée par priorité et dans l'ordre fixé par chaque assemblée au contrôle de l'action du Gouvernement et à l'évaluation des politiques publiques. Un jour de séance par mois est réservé à un ordre du jour arrêté par chaque assemblée à l'initiative des groupes d'opposition de l'assemblée intéressée ainsi qu'à celle des groupes minoritaires. Une séance par semaine au moins, y compris pendant les sessions extraordinaires prévues à l'article 29, est réservée par priorité aux questions des membres du Parlement et aux réponses du Gouvernement.

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• Document 3 : Guy Carcassonne, Conclusion de la journée organisée à l’Assemblée Nationale le 23 juin 2011 sur « Le Parlement et le nouveau droit parlementaire après la révision constitutionnelle de 2008 » (extrait)

Oui, petit à petit, les parlementaires, sans même en avoir toujours conscience, vont peut-être évoluer vers une nouvelle culture du Parlement. Chacun sait que celle qui fut longtemps la leur, en gros depuis les années 70, pourra être abandonnée, à mes yeux, sans le moindre regret, sans la moindre nostalgie. Cette culture d’asservissement, de servitude de la part des parlementaires, de caporalisme, d’autoritarisme de la part du Gouvernement, gagnerait à disparaître, ou plus exactement, nous gagnerions tous à ce qu’elle disparaisse. Il n’en demeure pas moins que, bien sûr, elle fut si ancrée que demeurent des phénomènes bien naturels d’hystérésis. Oui, les mauvaises habitudes ont la vie dure, Olivier Beaud le rappelait à l’instant. Mais en même temps, il y a d’ores et déjà, des acquis qui sont, me semble-t-il, sensibles. Que les mauvaises habitudes aient la vie dure, peut se constater très facilement. Hugues Portelli en a dressé un tableau saisissant dans les réflexes mécaniquement majoritaires qui se manifestent aussi bien à l’Assemblée qu’au Sénat, et Julie Benetti l’a rappelé. Franchement, qu’y a-t-il de plus indécent, de plus honteux à proprement parler, que ces séances d’ordre du jour à la disposition de l’opposition auxquelles la majorité ne participe pas ? Ce décalage, cette possibilité de réserver les votes d’une part, ce mépris affiché par la majorité à l’égard, non pas de l’opposition, mais de l’institution parlementaire elle-même, sont purement et simplement insupportables. De manière plus détaillée, et toujours au titre des mauvaises habitudes, je dois dire que j’ai été stupéfait de découvrir qu’un rapporteur pouvait, en séance, retirer un amendement de la Commission. Quelle drôle de conception que celle-ci, conception patrimoniale dans laquelle c’est le rapporteur qui serait propriétaire des travaux de la commission ? Quand la Commission a voté, qu’un amendement a été adopté par celle-ci, il devient l’amendement de la Commission. Il n’est pas l’amendement du rapporteur, il n’est pas l’amendement du Président, quels qu’en aient pu être les auteurs initiaux. Et donc cette commodité qui, sur un simple clin d’œil appuyé du Gouvernement, peut permettre à un rapporteur ou à un Président de retirer un amendement qui pourtant avait été adopté par la Commission, est, elle aussi, à mettre sur le compte, me semble-t-il, de ces très mauvaises manières, heureusement déjà vieilles, et dont j’espère qu’elles dépériront rapidement. Reste néanmoins qu’il y a d’ores et déjà des acquis sensibles. On glose sur les études d’impact, et parfois on les raille. C’est vrai qu’elles sont de qualité très inégale. C’est vrai qu’il en est qui sont parfaitement affligeantes. C’est vrai que les parlementaires en font un usage… mesuré. Néanmoins, elles occupent une place qui ne va cesser de croître et qui est déjà très importante. Car il ne faut pas oublier, surtout dans le monde dans lequel nous vivons, que, aujourd’hui, les parlementaires ne sont plus seuls concernés par l’élaboration de la loi. S’il y a des gens qui, eux, ont parfaitement et tout de suite compris l’intérêt des études d’impact, ce sont bien tous les partenaires extérieurs, lobbies, associations, groupes de pression en tout genre. Et il n’y a dans ma bouche aucune péjoration lorsque j’évoque les uns et les autres. Eux se sont saisis des études d’impact, et en renvoient le contenu tant au Gouvernement qu’au Parlement dans l’influence qu’ils tentent d’exercer sur le déroulement du processus. On a déjà dit ce qu’il y avait à dire sur le renforcement du rôle des commissions, qui, lui aussi, est un acquis déjà substantiel. Le fait que les parlementaires aient retrouvé tout simplement le chemin des commissions, que beaucoup d’entre eux avaient oublié, est en soi un élément plutôt bénéfique. Alors certes il se paie de quelques dérèglements – aujourd’hui on bavarde en commission ; il y a parfois, dit-on, du brouhaha en commission qui n’existait pas naguère –, il reste qu’au moins y a-t-il des parlementaires, ce qui après tout n’est pas forcément mauvais. Enfin, comment n’être pas frappé par certaines des statistiques qu’a rappelées Damien Chamussy ? Elles sont spectaculaires. Mais ce qu’il y a de plus spectaculaire dans les statistiques qu’il a données et qui pour moi est le plus intéressant, c’est le hiatus qu’il a lui-même observé entre les statistiques

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de 2009-2010 et les statistiques 2010-2011. On ne peut pas en faire la somme. Il faut bien les distinguer comme il l’a fait, parce que l’on mesure alors que la deuxième année est déjà sensiblement meilleure que la première. Quand même, le triplement du temps, du délai entre le dépôt et l’inscription à l’ordre du jour, ça n’est pas tout à fait rien. Passer d’une moyenne de 53 jours à une moyenne de 150 jours, 150 jours cela fait à peu près 5 mois, et 5 mois ça commence à devenir raisonnable. Les commissions ont eu le temps de travailler, les parlementaires ont eu le temps de réfléchir, de consulter, de méditer. Dans le meilleur des cas, ils auraient même eu le temps de se concerter avec le Gouvernement, mais là, il ne faut pas trop rêver. Ces statistiques sont quand même très éclairantes, et surtout j’y insiste, leur décalage d’une année sur l’autre. Je voudrais être sûr, mais en tout cas j’espère que les mêmes statistiques, dans un an, dans deux ans, confirmeront la tendance, sauf qu’évidemment la session parlementaire qui s’ouvrira en octobre 2011 pour se terminer en juin 2012 sera peut-être un cas particulier difficile à extrapoler. Donc, oui, il y a une acculturation progressive. Petit à petit, des choses changent. Pas aussi vite que nous le souhaiterions tous, pas aussi bien que nous pouvions l’espérer, pas aussi profondément que l’on pourrait le parier, n’empêche que ça bouge. Il y a eu tant de mauvaises habitudes encroûtées pendant si longtemps qu’il faut bien admettre qu’un minimum de temps soit nécessaire pour secouer toute cette gangue, pour faire tomber quelques plaques, quelques scléroses et qu’enfin le Parlement aille vers où, tous, nous souhaitons le voir se diriger. Mais d’ores et déjà, ce qui est acquis trace, me semble-t-il, ou permet de tracer un certain nombre de perspectives nouvelles. J’irai très vite, pour ne pas abuser du temps, là encore, mais on peut très bien améliorer encore la fonction législative, et si vous me permettez l’expression, doper utilement la fonction de contrôle. Sur la fonction législative, d’abord j’ai un espoir qui est que peut-être un jour adoptera-t-on un système du type de la commission de la chambre tout entière dans lequel le premier débat parlementaire serait un débat en séance publique sur l’étude d’impact. Non pas sur le projet de loi, mais sur l’étude d’impact. Ce qui, me semble-t-il, ne serait pas du tout déraisonnable et permettrait, au contraire, de véritablement s’interroger sur l’opportunité de légiférer et le sens dans lequel on doit le faire. Ensuite, je vais avancer l’idée, apparemment seulement, paradoxale selon laquelle peut-être verra-t-on se développer le temps limite programmé, à la demande de l’opposition elle-même. En effet, des règles parfaitement superflues, selon moi, et en tout cas extrêmement discutables, ont été ajoutées dans le règlement avec ces limitations à 2 minutes, à 5 minutes selon les cas, lorsque le temps n’est pas programmé, qui introduisent des contraintes pesantes, qui certes peuvent être allégées par un bon Président de séance, mais qui introduisent néanmoins des contraintes pesantes dont majorité et opposition sont également les victimes. Au contraire, le temps législatif programmé présente au moins cette vertu, et elle est grande, de permettre à chacun de se définir sa propre stratégie – mettre l’accent sur la discussion générale ou au contraire sur les amendements, choisir les amendements auxquels on veut consacrer du temps – et c’est là une souplesse qui gagnerait, me semble-t-il à être plus largement exploitée. De la même manière, j’espère que viendra le moment où Assemblée nationale et Sénat prendront véritablement conscience chacune de l’existence de l’autre. Car enfin, la constance avec laquelle chaque chambre, dans son coin, inscrit à son ordre du jour des propositions de loi, les adopte dans l’enthousiasme, sans se soucier le moins du monde de savoir si, une fois transmises dans l’autre chambre, elles pourront être inscrites à l’ordre du jour, a quelque chose d’un peu infantile. Et l’infantilisme venant de la part de deux institutions aussi anciennes a quelque chose d’inquiétant. Espérons qu’elles finiront par en sortir et que peut-être, une coordination entre les parlementaires, je dirais presque une commission mixte permanente et non plus seulement paritaire, permettrait d’essayer de faire du travail utile plutôt que du travail réduit à un simple affichage. Quant à la fonction de contrôle, et je terminerai par là, j’ai été, comme vous tous certainement, très sensible à la subtilité du paradoxe que Pierre Avril a mis en lumière. Oui, c’est vrai, aujourd’hui le contrôle s’exerce davantage dans la législation. Et ce que l’on continue d’appeler le contrôle devrait

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davantage être le moment de la coopération. Le problème, c’est que les parlementaires ne l’ont pas encore tous compris. L’autre problème, c’est que le Conseil constitutionnel n’y a rien compris. Comme assez souvent d’ailleurs en matière de fonctionnement interne des institutions parlementaires, c’est un sujet sur lequel, à mon avis, un peu de formation permanente ne messiérait pas. Peut-être est-ce dû à la composition du Conseil, je l’ignore, mais toujours est-il que dès qu’il s’agit de logique profonde du fonctionnement de l’institution parlementaire, il y a comme une faille du côté du Pavillon Montpensier. Il n’en demeure pas moins, en tout état de cause, que, aussi longtemps que les assemblées n’auront pas réfléchi, comme je l’ai déjà dit souvent, non plus avec des juristes puisque tout le travail juridique possible a été fait, mais désormais avec des spécialistes de la communication pour rechercher les moyens de valoriser, pour les parlementaires eux-mêmes, les tâches de contrôle, celles si ne se trouveront qu’insuffisamment exercées. Et cela a été dit. Hugues Portelli et Jean-Eric Gicquel y ont fait allusion. Il faut valoriser, dans l’intérêt des parlementaires eux-mêmes, les tâches de contrôle, afin que ceux-là aient envie de se saisir de celles-ci. Enfin, ce serait d’autant plus utile que maintenant le Conseil constitutionnel, du fait de la QPC, intervient positivement dans la législation en obligeant le Parlement à faire son travail. Curieusement d’ailleurs, vous aurez sans doute noté que le Parlement ne parait pas du tout lui en vouloir. Au contraire, il en serait même plutôt satisfait, ne serait-ce que parce que cela permet de surmonter tel ou tel blocage, telle ou telle réticence en provenance du Gouvernement. Alors je terminerai en disant, justement à propos du Gouvernement, un mot, un dernier. Tout bien considéré, en 2011, faut-il conserver l’incompatibilité entre les fonctions gouvernementales et les fonctions parlementaires ? Elle a joué un rôle éminent en 1958 et dans les lustres qui ont suivi. Aujourd’hui, je crois qu’elle est devenue contreproductive. Je ne suis pas encore totalement persuadé, je ne demande qu’à l’être, mais je pense plutôt qu’il faudrait y mettre fin. Et j’y verrais plusieurs avantages. D’abord, par les temps qui courent, l’opinion pourrait être sensible à l’économie budgétaire que cela permettrait, laquelle du coup pourrait être mise à profit pour doubler certaines fonctions ministérielles, chaque ministre ayant un secrétaire d’Etat, de sorte que ce secrétaire d’Etat, comme cela se fait dans un certains nombre de démocraties étrangères, puisse effectivement consacrer tout le temps nécessaire au travail législatif, accessoirement aussi au travail européen. Ce qui aujourd’hui n’est pas fait. Finalement, cette incompatibilité qui fut fondatrice sous la Ve République me parait être à bout de souffle et devenue contreproductive. Ce n’est pas la première des marques initiales de la Ve République à connaître ce sort là, mais je ne pouvais pas ne pas la mentionner pour terminer.

• Document 4 : « Pour un renouveau démocratique », rapport remis par la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique (présidée par Lionel Jospin) au Président de la République, 9 novembre 2012, p. 118 et suiv.

Notre démocratie connaît aujourd’hui une crise de confiance. Cette crise, aggravée par les difficultés économiques traversées depuis longtemps par notre pays et par le sentiment d’une certaine impuissance publique qui en résulte, peut aussi apparaître comme une mise en cause de la légitimité des responsables publics. Dans ce contexte, il est nécessaire d’ouvrir le chantier de la rénovation de notre vie publique. Conformément à la lettre de mission du Président de la République, la Commission de rénovation et de déontologie de la vie publique a consacré ses travaux à cinq thèmes précis, qui constituent cinq chantiers majeurs pour un renouveau démocratique : le déroulement de l’élection présidentielle ; les modes de scrutin aux élections législatives et sénatoriales ; le

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cumul d’une fonction ministérielle ou d’un mandat parlementaire avec des mandats locaux ; le statut juridictionnel du chef de l’État et des ministres ; la prévention des conflits d’intérêts pour les membres du Gouvernement, les parlementaires et les titulaires de certains emplois supérieurs de l’État. Sur chacun de ces thèmes, la Commission formule des propositions opérationnelles, d’une part pour rénover la représentation politique, d’autre part pour garantir un exercice exemplaire des responsabilités publiques. Elle a entendu placer les citoyens au cœur de son propos et insiste sur le fait que, si des textes et des procédures doivent être modifiés, une évolution profonde des comportements des acteurs publics n’est pas moins nécessaire.

[...]

Un Parlement plus représentatif Le mode de scrutin applicable aux élections législatives doit favoriser la constitution d’une majorité nette, afin d’assurer la stabilité gouvernementale : tel est le premier objectif qui doit lui être assigné. La recherche d’une représentation aussi satisfaisante que possible des différents courants politiques et d’un accès plus large des femmes à l’Assemblée nationale doit être conciliée avec cet objectif fondamental. Il est proposé de conserver le mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours pour l’élection de l’essentiel des députés et d’introduire une part de représentation proportionnelle. L’élection au scrutin de liste de 10 % au plus des députés – soit 58 députés – dans une circonscription nationale unique, sans seuil d’éligibilité et avec participation de toutes les listes à la répartition des sièges pourvus à la proportionnelle, permettrait une meilleure représentation du pluralisme politique à l’Assemblée nationale, sans compromettre les acquis du fait majoritaire. La Commission estime par ailleurs que l’élection des sénateurs doit permettre une représentation plus équitable des collectivités territoriales de la République. À cette fin, il est d’abord proposé de réformer le collège sénatorial, d’une part, en introduisant un mécanisme de pondération des votes destiné à améliorer la représentation des régions et des départements et à tenir compte de l’importance démographique des communes, d’autre part, en en retirant les députés. Par ailleurs, la Commission préconise d’étendre le scrutin proportionnel de liste aux départements qui élisent trois sénateurs. En outre, l’âge minimal d’éligibilité au Sénat devrait être abaissé à 18 ans, comme pour les autres scrutins. La présence des femmes au Parlement reste insuffisante. Il est aujourd’hui nécessaire de franchir une nouvelle étape vers la parité. Le recours accru au scrutin proportionnel pour l’élection des députés et des sénateurs et la limitation stricte du cumul des mandats des parlementaires sont de nature à y contribuer. La Commission propose en outre de renforcer le dispositif de modulation des aides financières aux partis politiques.

Un exercice des responsabilités exemplaire Une rupture avec la pratique du cumul des mandats La France doit rompre avec sa vieille habitude du cumul des mandats, afin d’améliorer le fonctionnement de ses institutions et de conforter la confiance des citoyens dans leurs élus. La limitation stricte du cumul des mandats pour les ministres et pour les parlementaires est aujourd’hui la pierre de touche d’une rénovation de la vie publique.

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Les ministres doivent pouvoir être pleinement engagés au service de l’État. À cette fin, il est proposé d’interdire le cumul de fonctions ministérielles avec l’exercice de tout mandat local. La rénovation du Parlement doit être poursuivie, afin de garantir un exercice des missions d’élaboration de la loi, de contrôle de l’action du Gouvernement et d’évaluation des politiques publiques correspondant pleinement aux attentes des citoyens. Par ailleurs, l’importance des fonctions électives locales doit être complètement reconnue. Enfin, un renouvellement du personnel politique doit être favorisé. Pour ces différentes raisons, la Commission préconise de rendre incompatible le mandat de parlementaire avec tout mandat électif autre qu’un mandat local « simple » (conseiller municipal, général ou régional). Un parlementaire ne pourrait plus exercer aucune fonction exécutive locale, ni aucune fonction « dérivée » au sein des organismes dans lesquels siègent des membres des assemblées délibérantes des collectivités territoriales. En outre, il ne percevrait aucune rémunération au titre de son mandat local « simple ». Ce régime devrait s’appliquer dans les mêmes termes aux sénateurs et aux députés et entrer en vigueur dès les prochaines élections locales. La Commission inscrit sa proposition dans la perspective d’une évolution vers un mandat parlementaire unique – c’est-à-dire incompatible avec tout mandat local – mais elle n’a pas jugé souhaitable de proposer d’en brusquer l’échéance, afin de permettre que de nouveaux équilibres s’établissent peu à peu.

• Document 4 : Loi organique n° 2014-125 du 14 février 2014 interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur (extrait)

Article 11 Après l'article LO 141 du code électoral, il est inséré un article LO 141-1 ainsi rédigé : « Art. LO 141-1.-Le mandat de député est incompatible avec : « 1° Les fonctions de maire, de maire d'arrondissement, de maire délégué et d'adjoint au maire ; « 2° Les fonctions de président et de vice-président d'un établissement public de coopération intercommunale ; « 3° Les fonctions de président et de vice-président de conseil départemental ; « 4° Les fonctions de président et de vice-président de conseil régional ; « 5° Les fonctions de président et de vice-président d'un syndicat mixte ; « 6° Les fonctions de président, de membre du conseil exécutif de Corse et de président de l'assemblée de Corse ; « 7° Les fonctions de président et de vice-président de l'assemblée de Guyane ou de l'assemblée de Martinique ; de président et de membre du conseil exécutif de Martinique ; « 8° Les fonctions de président, de vice-président et de membre du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie ; de président et de vice-président du congrès de la Nouvelle-Calédonie ; de président et de vice-président d'une assemblée de province de la Nouvelle-Calédonie ; « 9° Les fonctions de président, de vice-président et de membre du gouvernement de la Polynésie française ; de président et de vice-président de l'assemblée de la Polynésie française ;

1 Ces dispositions sont également applicables aux sénateurs en vertu de l’art. LO 297 du code électoral.

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« 10° Les fonctions de président et de vice-président de l'assemblée territoriale des îles Wallis et Futuna ; « 11° Les fonctions de président et de vice-président du conseil territorial de Saint-Barthélemy, de Saint-Martin, de Saint-Pierre-et-Miquelon ; de membre du conseil exécutif de Saint-Barthélemy, de Saint-Martin, de Saint-Pierre-et-Miquelon ; « 12° Les fonctions de président et de vice-président de l'organe délibérant de toute autre collectivité territoriale créée par la loi ; « 13° Les fonctions de président de l'Assemblée des Français de l'étranger, de membre du bureau de l'Assemblée des Français de l'étranger et de vice-président de conseil consulaire. « Tant qu'il n'est pas mis fin, dans les conditions prévues au II de l'article LO 151, à une incompatibilité mentionnée au présent article, l'élu concerné ne perçoit que l'indemnité attachée à son mandat parlementaire. » [...] Article 12 La présente loi organique s'applique à tout parlementaire à compter du premier renouvellement de l'assemblée à laquelle il appartient suivant le 31 mars 2017.

• Document 6 : « Refaire la démocratie », rapport du groupe de travail sur l’avenir des institutions (co-présidé par C. Bartolone et M. Winock), Assemblée nationale, 2 octobre 2015, p. 87 et suiv. (extraits)

Thème n° 4 : Le Parlement du non-cumul « Pas de régime conventionnel, pas de régime présidentiel : la voie devant nous est étroite, c'est celle du régime parlementaire. À la confusion des pouvoirs dans une seule assemblée, à la stricte séparation des pouvoirs avec priorité au chef de l'État, il convient de préférer la collaboration des pouvoirs : un chef de l'État et un Parlement séparés, encadrant un Gouvernement issu du premier et responsable devant le second, entre eux un partage des attributions donnant à chacun une semblable importance dans la marche de l'État et assurant les moyens de résoudre les conflits qui sont, dans tout système démocratique, la rançon de la liberté », déclarait Michel Debré, alors garde des Sceaux, devant le Conseil d’État le 27 août 1958. Soucieux de bâtir un système capable d’échapper à l’instabilité des régimes précédents, le constituant a eu à cœur de garantir la prédominance de l’exécutif et de rationaliser le parlementarisme. M. Olivier Duhamel décrit une Constitution « juridiquement parlementaire » mais « politiquement présidentielle ». « Un corset de fer est passé au Parlement en vue de surmonter son incapacité à dégager une majorité », écrit le professeur Jean Gicquel.

Les réformes successives menées depuis les années 1960 ont cherché à libérer les assemblées de ce corset, sans mettre en péril l’équilibre de la Ve République. Le comité consultatif pour la révision de la Constitution institué en 1992 émit des recommandations visant à faire émerger un « Parlement plus actif » ; le comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République formé en 2007 appela de ses vœux « un Parlement renforcé » ; en 2012 la commission de rénovation et de déontologie publique plaidait pour « un Parlement plus représentatif ».

Un Parlement plus actif, renforcé, plus représentatif : ces expressions sont significatives. Elles traduisent le double mouvement qui sous-tend les réformes successives du Parlement : le renforcement de ses pouvoirs et sa modernisation, que vint couronner la loi organique du 14 février 2014 interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur.

[...]

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Des outils nombreux, mais sans doute insuffisamment utilisés, sont désormais à la disposition des parlementaires

Les parlementaires disposent donc de leviers nombreux, tant en matière législative qu’en matière de contrôle. Un net décalage existe, néanmoins, entre les pouvoirs dont ils disposent et leur mise en œuvre effective. « On peut rappeler les avertissements prodigués depuis longtemps par des juristes éminents tels que Guy Carcassonne ou Pierre Avril : ce qui manque au Parlement français, ce ne sont pas des pouvoirs nouveaux, mais la volonté de bien exercer ceux qu’il détient déjà », affirmait M. Armel Le Divellec.

Ainsi, les pouvoirs accordés aux groupes d’opposition ou minoritaires sont un levier de la démocratisation des assemblées dans la mesure où, comme le soulignait Mme Céline Vintzel, « un Parlement puissant est un Parlement dans lequel l’opposition est forte », invitant le groupe de travail à prendre conscience que le régime parlementaire repose sur une dichotomie entre le Gouvernement et sa majorité, d’un côté, et l’opposition, de l’autre, plutôt que sur une séparation stricte – d’ailleurs illusoire – entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif.

Dans cette perspective, le contrôle – notamment celui exercé par l’opposition – revêt une importance particulière : « La fonction législative est, en effet, partout exercée principalement par le Gouvernement. Il est donc nécessaire d’accorder une place privilégiée au contrôle et de donner aux parlementaires le maximum de moyens pour exercer cette fonction », affirmait encore Mme Céline Vintzel. Or, l’ordre du jour des semaines consacrées au contrôle et à l’évaluation est généralement « léger » et ne suscite guère l’intérêt ni des parlementaires, ni des médias. Sans doute le cadre de la séance publique n’est-il pas le plus propice à l’exercice du contrôle parlementaire.

Quant aux journées réservées à un ordre du jour déterminé par les groupes d’opposition ou minoritaires, elles se déroulent dans une certaine indifférence, au sein d’un hémicycle clairsemé, faute d’enjeux puisqu’il est rare que les textes en discussion aient vocation à être adoptés.

• Document 7 : Hughes Portelli, « Soixante ans de subordination parlementaire », Pouvoirs, n° 166 (n° spécial La Ve République. Nouveaux regards), 2018, p. 69-80

La volonté des pères fondateurs de la Ve République était claire : remettre le Parlement à sa place, c’est-à-dire la dernière. Leur objectif a été parfaitement atteint puisqu’en soixante ans, et ce malgré vingt-quatre révisions de la Constitution, sept alternances et trois cohabitations, le Parlement n’a jamais réussi à sortir de la position subalterne qui lui était assignée. Une première explication tient au fait que la Constitution avait été parfaitement agencée pour le maintenir dans cet état quelle que soit la situation ; mais une seconde est le résultat du comportement des acteurs : tous les titulaires des fonctions exécutives, président de la République ou Premier ministre, et toutes leurs majorités ont veillé à ce que le pouvoir ne change jamais de main, et, face à eux, les assemblées successives ont été incapables d’imaginer un rôle différent de celui qui leur a été attribué dès l’origine. UN STATUT DÉCLINANT Une double hiérarchie s’impose aux institutions : celle de la Constitution et celle de la légitimité électorale. Les deux vont dans le même sens. Le statut constitutionnel Un premier constat permet d’établir la hiérarchie des pouvoirs constitutionnels dans le domaine majeur de la révision de la Constitution : aucune révision en soixante ans n’a été lancée à l’initiative du Parlement. Certes, d’innombrables propositions de loi constitutionnelle ont été déposées par des

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parlementaires, mais aucune n’a abouti ni même été examinée par les deux chambres. Seuls les projets de loi constitutionnelle émanant de l’exécutif ont été examinés par le Parlement et soumis au vote du Congrès (ou du peuple). La procédure de révision elle-même, si l’on excepte l’utilisation gaullienne de l’article 11, n’a pas varié depuis 1958, sinon dans son interprétation : si le Parlement n’a pas d’autre choix que de voter ou de rejeter la révision une fois le texte établi, le président de la République s’est octroyé le droit de bloquer la révision à tout moment si le contenu lui déplaît, soit en refusant la transmission au Congrès (en 1998 à propos du Conseil supérieur de la magistrature), soit, une fois la révision votée, en bloquant l’adoption de la loi organique qui en permettait l’application (la loi organique organisant la procédure de destitution du chef de l’État n’a été définitivement votée par le Parlement qu’en octobre 2014, alors que la révision avait été adoptée par le Congrès en février 2007). Ce constat pèse sur le contenu des révisions : on voit mal le pouvoir exécutif prendre l’initiative d’une révision qui amoindrirait ses prérogatives et, de fait, toutes les révisions conduites depuis 1958 ont eu pour but, affiché ou implicite, de renforcer le pouvoir présidentiel ou de cantonner celui du Parlement, même lorsque celui-ci était officiellement censé obtenir un accroissement de ses prérogatives. Si le président de la République a bénéficié de révisions qui ont fortement conforté sa légitimité (élection au suffrage universel direct en 1962), étendu son pouvoir référendaire (élargissement du champ du référendum en 1995 et 2008) et réduit fortement les risques de cohabitation (instauration du quinquennat en 2000), il en va bien différemment du Parlement. Celui-ci n’est sorti qu’au compte-gouttes du statut subalterne que lui avait octroyé la Constitution de 1958. La révision de 1995 destinée à renforcer les pouvoirs du Parlement a bien instauré une session unique de neuf mois à la place des deux sessions de trois mois chacune, mais le nombre de séances est resté le même : cent vingt. De même, alors que le gouvernement s’arrogeait avant 1958 un ordre du jour prioritaire qui réduisait à néant les jours d’initiative parlementaire, la révision de 1995 a généreusement octroyé un jour par mois à l’initiative parlementaire. Quant à la grande révision de juillet 2008, dont le but affiché était le rééquilibrage des pouvoirs au profit du Parlement, tant les dispositions adoptées que leur application se sont avérées plus limitées : la révision a certes accru les pouvoirs des commissions (en leur permettant de modifier le texte des projets de loi) mais, outre que les principaux projets de loi – constitutionnels et financiers – y échappent, c’est la majorité parlementaire (qui est le plus souvent la majorité présidentielle, au moins à l’Assemblée nationale) qui en tire profit. De même, le fait que le gouvernement n’ait plus que deux semaines par mois pour ses textes et que les chambres en aient désormais une pour les leurs (au lieu de la journée concédée en 1995) n’empêche pas des dérogations au profit des lois financières ou d’état de crise, ni le « prêt » de journées supplémentaires prises par la majorité sur son quota ou la transformation de projets en propositions de loi déposées par les parlementaires de la majorité. Paradoxalement, la limitation du temps accordé au gouvernement pour l’examen de ses projets de loi a eu pour conséquence de réduire la durée du débat parlementaire sur ses textes, qui sont les plus importants : le recours systématique à la procédure des ordonnances (art. 38) et surtout à la procédure accélérée de l’article 45 (qui limite à une seule lecture le débat avant la convocation de la commission mixte paritaire) réduit au minimum l’examen du texte et le débat bicaméral. L’introduction du temps programmé, qui contingente pour chaque texte examiné le temps attribué aux députés (le Sénat ne l’a pas encore introduit), a achevé de réduire à la portion congrue le débat parlementaire. Cette position subalterne s’étend des dispositions de la Constitution à leur interprétation. Les dispositions relatives au président de la République sont laissées à l’interprétation discrétionnaire de ce dernier, faute d’organe compétent pour contrôler la constitutionnalité de ses décisions : qu’il s’agisse du refus de signer les décrets ou ordonnances, de convoquer le Congrès ou le Parlement en session extraordinaire, de recourir à l’article 16, son interprétation ne souffre pas de contestation puisque c’est lui qui « veille au respect de la Constitution » (art. 5) et que personne ne peut le contredire. Il en va tout autrement du Parlement. Depuis 1958, les règlements des assemblées et leurs modifications sont soumis au contrôle de constitutionnalité, et le Conseil constitutionnel s’est ingénié à gommer toutes les tentatives d’accroître, même à la marge, les prérogatives des chambres.

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L’affaire a été réglée dès 1959 pour les députés, et la résistance du Sénat s’est progressivement étiolée jusqu’à ce qu’il cède définitivement en 2006 (sur l’irrecevabilité financière de l’article 40). Au quotidien, le Conseil veille, en exerçant davantage sa censure sur les propositions de loi et d’amendement parlementaires (qui n’ont pas été examinées a priori par le Conseil d’État) que sur les textes qui émanent du gouvernement. Parmi toutes les dispositions constitutionnelles qui permettent d’évaluer le poids réel du Parlement face au chef de l’État, les plus significatives sont relatives au statut des parlementaires. D’un côté, le président de la République a réussi à préserver, et même à renforcer, la protection de son statut. La révision de février 2007, consécutive aux affaires qui avaient précédé l’élection de Jacques Chirac en 1995, a octroyé au président un régime d’inviolabilité temporaire pour les actes détachables de sa fonction qu’aucun autre élu de la République ne détient, même partiellement. Quant à sa destitution éventuelle en cas de « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », elle n’interviendrait que dans des circonstances improbables compte tenu des majorités exigées pour la voter à chaque étape de la procédure (deux tiers des membres de chaque assemblée puis du Congrès). À l’inverse, l’autre organe représentant le peuple souverain s’est vu dépouiller de presque toutes ses immunités traditionnelles par la révision de 1995, avant que les lois des années 2010 sur le cumul de mandats, les incompatibilités, les conflits d’intérêts, le patrimoine et la déontologie ne prennent le parlementaire comme type idéal du politicien corrompu pour instaurer la « confiance dans la vie politique » (lois organique et ordinaire du 15 septembre 2017). Dans le même esprit, alors que le parlementaire nouvellement élu dont le compte de campagne a été rejeté voit son élection annulée et est déclaré inéligible un an pour le mandat brigué, le rejet du compte de campagne du président élu entraîne simplement le non-remboursement de ses dépenses : à la différence du parlementaire, il pourra exercer son mandat. Le statut électoral Si le statut constitutionnel traduit bien la subordination constante du Parlement, son statut électoral le démontre aussi clairement. […] Deux quinquennats, deux légitimités Les deux représentants de la nation sont élus depuis 2000 pour un mandat identique. Pour autant, tout sépare le président de la République des députés, à commencer par le calendrier électoral. La plupart des élections législatives se déroulent au lendemain de l’élection présidentielle : cette préséance a été voulue dès 1962. Le référendum d’octobre 1962, qui a tenu lieu d’élection présidentielle pour asseoir la légitimité politique et institutionnelle de Charles de Gaulle face aux tenants de l’ancien régime, a été suivi d’élections législatives anticipées consécutives à la dissolution de l’Assemblée. La primauté de l’élection du président sur celle des députés était née. François Mitterrand l’imposa en 1981 et 1988, et, pour couper court aux cohabitations, l’instauration du quinquennat dans la Constitution fut accompagnée d’une loi organique qui prolongea de quelques mois la durée du mandat des députés afin que ceux-ci soient élus après et donc en fonction de l’élection présidentielle. Et de fait, la primauté de l’élection présidentielle a été confirmée lors de tous les marathons électoraux qui ont suivi la révision, que la majorité présidentielle soit de droite (2002, 2007), de gauche (2012) ou du centre (2017). L’interminable campagne de l’élection présidentielle (pour peu qu’elle soit précédée de primaires) a pour contrepartie la campagne bâclée des législatives, où l’électeur a hâte d’en finir, où les partis sont épuisés et exsangues, et où les candidats se réfugient derrière le portrait du président élu faute de faire campagne. Cette subordination chronologique et électorale est d’autant plus nette que la coïncidence des modes de scrutin amplifie le résultat de l’élection présidentielle : les députés sont élus sur le nom et le programme du candidat vainqueur et le raz de marée parlementaire qui suit généralement une

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victoire présidentielle même étriquée ne tient pas au ralliement ou au vote utile (les députés de la majorité présidentielle ne rassemblent pas davantage d’électeurs que le président élu) mais au différentiel de mobilisation – une partie des électeurs du camp vaincu renonce à se rendre aux urnes, estimant la bataille principale perdue et la seconde jouée d’avance. Plus grave, depuis 1981, l’écart de participation entre les deux élections n’a fait que s’accroître au détriment des législatives : alors qu’au second tour il n’était que de dix points en 1981 et de six points en 1988, il atteint dix-neuf points en 2002, vingt-quatre points en 2007, vingt-cinq points en 2012 et trente-deux points en 2017, où le taux de participation aux législatives est tombé pour la première fois sous la barre des 50 %. Ce différentiel de participation traduit donc un différentiel de légitimité : la souveraineté populaire s’exprime clairement à l’occasion de l’élection présidentielle, alors que les élections législatives n’en sont que le pâle reflet. DES POUVOIRS SUBORDONNÉS La moindre légitimité constitutionnelle et électorale du Parlement se traduit logiquement dans l’exercice de ses pouvoirs. Loi, contrôle, évaluation : le bloc exécutif inentamé L’article 24 de la Constitution issu de la révision de 2008 a voulu donner une définition plus ambitieuse et plus moderne de la fonction parlementaire en déclarant que « le Parlement vote la loi, contrôle l’action du gouvernement, évalue les politiques publiques ». Si cette définition correspond formellement au travail parlementaire, la réalité est beaucoup plus sommaire : certes, le Parlement vote la loi, mais il ne contribue que faiblement à son élaboration. Quant au contrôle et à l’évaluation du travail de l’exécutif, ils demeurent depuis 1958 largement superficiels. Pouvoir législatif gouvernemental et pouvoir d’amendement parlementaire Malgré plusieurs révisions de la Constitution destinées à accroître le pouvoir législatif du Parlement, rien n’a changé depuis 1958 : l’immense majorité des textes votés sont d’origine gouvernementale et le Parlement se borne à exercer sur eux un travail d’amendement qui ne les modifie qu’à la marge. Le quasi-monopole de la production des textes législatifs par le gouvernement s’explique par l’incapacité des assemblées à se doter de services administratifs et d’évaluation équivalents à ceux de la machine de l’exécutif (administrations des ministères, secrétariat général du gouvernement). Certes, les services des assemblées sont constitués de hauts fonctionnaires de niveau équivalent à ceux de l’exécutif, mais en nombre extrêmement réduit. Cela explique pourquoi les assemblées se sont rarement aventurées sur le terrain de la production de textes législatifs d’envergure : le seul exemple, en soixante ans, est la loi organique sur les lois de finances de 2001, fruit d’ailleurs d’une coproduction entre l’Assemblée nationale et le Sénat. Le plus souvent, les propositions de loi (lorsqu’elles ne sont pas des textes gouvernementaux prêtés obligeamment à des parlementaires de la majorité en récompense de bons et loyaux services) se limitent à quelques articles sur des sujets très précis. Les conditions du travail parlementaire constituent la seconde raison de cette production limitée : même avec une semaine par mois d’initiative parlementaire, la division du temps disponible entre les différents groupes (et entre les membres de ceux-ci) limite le temps accordé sur un texte à quelques heures et donc à quelques articles. Et, quand bien même la proposition de loi serait votée par la chambre dont elle émane, encore faut-il que la seconde chambre accepte de l’inscrire à son ordre du jour et de la voter, ce qui est rarement le cas, alors qu’à l’inverse le gouvernement a tous les moyens pour imposer l’examen de ses textes dans les deux chambres et dans les délais les plus rapides : tout l’arsenal constitutionnel, que la révision de 2008 n’a que très partiellement réduit, est disponible pour imposer le vote des projets de loi au prix de quelques concessions à sa majorité (du vote bloqué à l’engagement de responsabilité et à la procédure accélérée) et enterrer les propositions

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de loi inopportunes (de l’irrecevabilité financière, qui en écarte la grande majorité, à l’enterrement discret dans la navette ou la non-inscription à l’ordre du jour). En fin de compte, tant quantitativement que qualitativement, le véritable détenteur du pouvoir législatif est le gouvernement, et le Parlement est surtout le détenteur du pouvoir d’amender les textes gouvernementaux. Élaborer des amendements correspond d’ailleurs à la réelle capacité d’action de ce dernier (compte tenu des moyens humains disponibles : fonctionnaires des assemblées, collaborateurs des parlementaires et des groupes) et à son fonctionnement politique (une bonne partie des amendements étant destinés à satisfaire les clientèles électorales et à donner de la visibilité médiatique et politique à leurs auteurs). Cela explique pourquoi les assemblées et leurs groupes ont toujours défendu avec acharnement le droit d’amendement, notamment face au Conseil constitutionnel, mais aussi face aux tentatives de l’exécutif d’en limiter la portée et l’exercice (lors de la révision de 2008 et de celle de 2018). Mais, là encore, le gouvernement a tous les moyens d’entraver l’initiative parlementaire par l’irrecevabilité financière ou de contenu – absence de rapport avec le texte (art. 45, al. 1) – ou lors du vote – vote bloqué. Après tout, lui aussi dispose du pouvoir d’amender et il ne s’en prive pas, quitte à sous-traiter certains des amendements rédigés par ses services au rapporteur du projet de loi ou aux parlementaires de sa majorité, qui les déposeront sous leur nom. Contrôle, évaluation : ni volonté, ni moyens Le contrôle de l’action gouvernementale est le second pouvoir constitutionnel du Parlement. Mais, dans ce cas également, les moyens de ce dernier sont d’autant plus limités qu’il n’a guère fait preuve d’imagination depuis 1958. Le contrôle politique a été sérieusement encadré par les constituants mais, si une seule motion de censure a été votée dans l’histoire de la Ve République (et à ses tout débuts, en 1962), c’est que le parlementarisme majoritaire n’avait pas encore vu le jour. Avec l’enracinement de celui-ci au lendemain des élections anticipées de 1962, et l’existence en permanence d’une majorité soutenant le gouvernement depuis, la motion de censure est devenue désuète et son utilisation de plus en plus rare. Quant à l’engagement de responsabilité des articles 49-1 et 49-3, son utilisation a davantage servi à discipliner la majorité qu’à défier l’opposition. Faute de pouvoir entamer le bloc majoritaire, même dans les épisodes parlementaires les plus tendus de l’histoire de la Ve République (opposition larvée du Rassemblement pour la République aux gouvernements Barre des années 1976-1981, majorité relative des gouvernements socialistes de la législature 1988-1993), l’opposition n’a eu d’autres ressources que les batailles d’obstruction, en amendements et temps de parole, contre les textes emblématiques de la majorité, notamment lors des alternances successives des années 1980. La restauration du temps programmé à l’Assemblée nationale à partir de 2009 (loi organique du 15 avril 2009 en application de l’article 44 rétablissant une procédure supprimée en 1969) y a mis fin en grande partie. Il n’est plus resté que les saisines du Conseil constitutionnel et les banderilles éphémères et médiatiques des questions au gouvernement pour donner aux oppositions un peu de visibilité. Quant au pouvoir d’évaluation des politiques publiques – par définition gouvernementales –, il reste encore embryonnaire. Outre qu’il ne correspond pas à la culture parlementaire française (le député ou le sénateur de base n’a pas encore perçu sa rentabilité électorale), cet exercice se heurte à plusieurs obstacles. Le premier est l’opacité de l’administration, qui répugne à ouvrir ses archives aux parlementaires : seules les commissions des finances y sont parvenues, grâce aux pouvoirs que leur donne la loi organique sur les lois de finances et à l’opiniâtreté de leurs rapporteurs. Mais c’est surtout l’absence de moyens d’investigation qui limite l’efficacité du contrôle parlementaire : la révision de 2008 a bien mis la Cour des comptes à la disposition du Parlement, mais cette co-affectation est restée pour l’essentiel théorique. En fin de compte, la seule évaluation réelle est celle des études d’impact que le gouvernement doit, depuis la révision de 2008, annexer à ses projets de loi. Le Parlement s’en remet donc à la bonne volonté de l’exécutif et celui-ci remplit sa tâche de manière très inégale : souvent faute de temps ou

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parce que la succession accélérée des textes rend l’évaluation du dernier en date impossible, l’évaluation est superficielle. Même les saisines du Conseil constitutionnel par les chambres (art. 39, al. 5) n’ont pas eu de résultat, le contrôle de l’évaluation étant visiblement le cadet des soucis du Conseil. Hors de la majorité, point de salut L’instauration en 1962 du parlementarisme majoritaire a totalement bouleversé la pratique des institutions, comme tous les commentateurs et praticiens de la Constitution de 1958 l’ont constaté. Ni les cohabitations ni les alternances n’ont empêché les gouvernements de disposer de majorité, et jamais la moindre révolte parlementaire n’a abouti en soixante ans. Les parlementaires et notamment les députés ont compris que ce n’est qu’à l’occasion de l’élection présidentielle que les majorités se constituent ou se recomposent, et que la Constitution donne aux exécutifs les moyens de tenir même sans majorité absolue (1988-1993) dès lors que les oppositions ne se coalisent pas. Quant à la possibilité de s’appuyer sur la seconde chambre et les ressources du bicamérisme pour rééquilibrer la vie politique au profit du Parlement, elle n’a jamais pu se concrétiser, les deux assemblées n’ayant jamais été solidaires. Une subordination intériorisée Le fait majoritaire à l’Assemblée nationale a dans la Constitution de 1958 une valeur supraconstitutionnelle. Avant d’être membre du Parlement, le membre de la majorité gouvernementale (qui a été également la majorité présidentielle cinquante et un ans sur soixante, et notamment lors des quatre dernières législatures, soit depuis 2002) met au premier plan son appartenance à la majorité : c’est elle qui régit son activité quotidienne (dans le groupe, le parti, son rapport aux électeurs) et son destin (la première question que se pose un parlementaire est de savoir comment il sera réélu). En France, le parlementaire n’a pas les moyens d’exister par lui-même et doit s’appuyer sur son groupe pour déposer ses amendements ou propositions de loi ou en co-signer, obtenir un temps de parole ou un rapport en commission. Outre les réunions de groupe hebdomadaires, il est régulièrement invité à rencontrer le Premier ministre, voire le président de la République, ou à accueillir les membres de l’exécutif de passage dans sa circonscription. Son rêve est de devenir parlementaire en mission en attendant mieux, et la modification des règles de suppléance en 2008 (le nouvel article 25 permet au ministre qui quitte le gouvernement de redevenir automatiquement parlementaire au bout d’un mois), en accélérant le turnover ministériel, a renforcé l’attraction de la « carotte » ministérielle. Dans ces conditions, toute résistance politique a ses limites : le député frondeur (on l’a vu durant la législature 2012-2017) peut refuser de voter un projet de loi, tenter de l’amender contre le gouvernement, mais il n’ira pas jusqu’à voter une motion de censure ou contre le budget, ce qui signifierait pour lui franchir le Rubicon et risquer une fin politique prématurée. La frontière établie lors du second tour de l’élection présidentielle devient ligne infranchissable durant cinq ans, au moins pour les membres de la majorité. […] Le rang secondaire du Parlement dans les institutions et la vie politique est donc solidement établi. Les bouleversements politiques qui ont accompagné l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République ont aggravé le phénomène en envoyant à l’Assemblée nationale une majorité d’élus nouveaux venus à la politique nationale et inexpérimentés, renforçant le poids du gouvernement, des cabinets élyséen et ministériels, et de la haute administration. Le fait que la majorité constitue un groupe central flanqué d’oppositions de gauche et de droite, mais non d’une opposition issue du second tour de l’élection présidentielle, crée une situation institutionnelle qui ne s’était jamais produite sous la Ve République, dont la principale victime est le Parlement et rappelant les débuts de la Ve République : d’un côté, l’Assemblée nationale fournit la contribution traditionnelle à la « majorité présidentielle », mais l’opposition du second tour de l’élection

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présidentielle est quasi absente de l’Hémicycle (huit députés), comme le Parti communiste en 1958 (dix députés) ; de l’autre, le Sénat reste l’apanage de la droite, puisque son électorat est celui des élus locaux vainqueurs des municipales de… 2014, comme le Sénat de 1959 était le fief des partis traditionnels, le gaullisme n’ayant pas d’ancrage territorial au début de la Ve République. Phénomènes conjoncturels et tendances à long terme se conjuguent donc pour conforter la Ve République dans une configuration institutionnelle dont la dimension parlementaire n’est qu’un élément parmi d’autres.

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UFR droit Année universitaire 2019/2020

Droit constitutionnel et institutions politiques – La Ve République

Cours de M. Tourbe

Séance n° 10 : Le Conseil constitutionnel1

DOCUMENTS JOINTS:

• Document 1 : Titre VII de la Constitution du 4 octobre 1958 (« Le Conseil constitutionnel »)

• Document 2 : Discussion au Comité consultatif constitutionnel de la saisine du Conseil constitutionnel par un tiers des membres de l’Assemblée nationale, La Documentation française, 1960, p. 75.

• Document 3 : Charles Eisenmann, « Palindromes ou stupeur ? », Le Monde, 5 mars 1959.

• Document 4 : Albin Chalandon, Ministre de la Justice, Le Monde, 9 août 1986. • Document 5 : Discours de Jean-Louis Debré, prononcé à l’occasion du 5e

anniversaire de la Question prioritaire de constitutionnalité, 2 mars 2015 (source : site du Conseil constitutionnel)

• Document 6 : « Refaire la démocratie », rapport du groupe de travail sur l’avenir des institutions (co-présidé par C. Bartolone et M. Winock), Assemblée nationale, 2 octobre 2015, p. 87 et suiv. (extraits)

• Document 7 : Vœux du Conseil constitutionnel au Président de la République, Discours de M. Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, 3 janvier 2018

Ø TRAVAIL DEMANDÉ :

Commentaire du document 4

1 La préparation de cette séance implique, comme les précédentes, la prise en compte des connaissances acquises au premier semestre. La relecture des développements du cours relatifs à la justice constitutionnelle, de même que des documents de la séance n° 4 de TD (en particulier son document 5) seront ici très profitables. Il est à espérer que les étudiants n’aient pas attendu cette dernière séance pour adopter ces saines pratiques…

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• Document 1 : Titre VII de la Constitution du 4 octobre 1958 (« Le Conseil constitutionnel »)

ARTICLE 56

Le Conseil constitutionnel comprend neuf membres, dont le mandat dure neuf ans et n'est pas renouvelable. Le Conseil constitutionnel se renouvelle par tiers tous les trois ans. Trois des membres sont nommés par le Président de la République, trois par le président de l'Assemblée nationale, trois par le président du Sénat. La procédure prévue au dernier alinéa de l'article 13 est applicable à ces nominations. Les nominations effectuées par le président de chaque assemblée sont soumises au seul avis de la commission permanente compétente de l'assemblée concernée.

En sus des neuf membres prévus ci-dessus, font de droit partie à vie du Conseil constitutionnel les anciens Présidents de la République.

Le président est nommé par le Président de la République. Il a voix prépondérante en cas de partage.

ARTICLE 57

Les fonctions de membre du Conseil constitutionnel sont incompatibles avec celles de ministre ou de membre du Parlement. Les autres incompatibilités sont fixées par une loi organique.

ARTICLE 58

Le Conseil constitutionnel veille à la régularité de l'élection du Président de la République.

Il examine les réclamations et proclame les résultats du scrutin.

ARTICLE 59

Le Conseil constitutionnel statue, en cas de contestation, sur la régularité de l'élection des députés et des sénateurs.

ARTICLE 60

Le Conseil constitutionnel veille à la régularité des opérations de référendum prévues aux articles 11 et 89 et au titre XV. Il en proclame les résultats.

ARTICLE 61

Les lois organiques, avant leur promulgation, les propositions de loi mentionnées à l'article 11 avant qu'elles ne soient soumises au référendum, et les règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel qui se prononce sur leur conformité à la Constitution.

Aux mêmes fins, les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation, par le Président de la République, le Premier ministre, le président de l'Assemblée nationale, le président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs.

Dans les cas prévus aux deux alinéas précédents, le Conseil constitutionnel doit statuer dans le délai d'un mois. Toutefois, à la demande du Gouvernement, s'il y a urgence, ce délai est ramené à huit jours.

Dans ces mêmes cas, la saisine du Conseil constitutionnel suspend le délai de promulgation.

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ARTICLE 61-1

Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.

Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article.

ARTICLE 62

Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61 ne peut être promulguée ni mise en application.

Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause.

Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.

ARTICLE 63

Une loi organique détermine les règles d'organisation et de fonctionnement du Conseil constitutionnel, la procédure qui est suivie devant lui et notamment les délais ouverts pour le saisir de contestations.

• Document 2 : Discussion au Comité consultatif constitutionnel de la saisine du Conseil constitutionnel par un tiers des membres de l’Assemblée nationale, La Documentation française, 1960, p. 75.

« M. François Valentin. - D'autre part, mon amendement a également pour objet de permettre à un tiers des membres des assemblées de saisir le Conseil constitutionnel : ainsi ce droit sera ouvert à la minorité, à la condition toutefois qu'elle réunisse un nombre suffisamment important de parlementaires ; mais on évitera que de petits groupes se livrent à des manœuvres dilatoires. M. de Montalembert. - M. Triboulet avait déposé un amendement semblable, ajoutant aux autorités habilitées à saisir le Conseil constitutionnel : « ... ou le tiers des membres de I'une ou I'autre assemblée. » M. le Garde des Sceaux [Michel Debré]. - Les auteurs du texte de l’avant-projet ont été guidés par l’idée de rendre particulièrement solennelle la saisine du Conseil constitutionnel : quatre autorités peuvent effectuer cette saisine. Or, les amendements proposés en arrivent à politiser cette opération, puisqu'ils prévoient qu'elle donnera lieu à un débat parlementaire au cours duquel pourront s'exercer toutes sortes de pressions. Certains organismes professionnels, par exemple, verront peut-être dans ce moyen l’ultime recours contre des décisions qui ne leur plairaient pas. M. Triboulet. - L'exécutif doit pouvoir demander l'avis du Conseil constitutionnel sur les décisions prises par le législatif. Inversement, le Parlement doit pouvoir saisir le Conseil

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lorsqu'une décision de l'exécutif lui semble dangereuse. Mais il faut aussi que la minorité ait le moyen de faire entendre sa voix. Comme les présidents des assemblées représentent la majorité, il faut que la minorité soit en mesure de saisir directement le Conseil constitutionnel qui, par définition, statuera impartialement. M. Teitgen. Il y a deux façons d'aboutir à l'anarchie : celle qui consiste à ne donner des pouvoirs suffisants à personne : comme le fit peut-être la Constitution de 1946 - et celle qui consiste à donner des pouvoirs à tout le monde. Pour ma part, je crains que nous ne nous engagions dans cette voie. Chaque fois qu'une loi aura donné lieu à un débat passionné, l'opposition ne manquera pas de saisir le Conseil constitutionnel et finalement le gouvemement effectif sera aux mains des retraités qui siégeront dans ce Conseil ! M. le Garde des Sceaux. – Nous nous sommes attachés, non pas à éparpiller les pouvoirs comme feint de le croire M. Teitgen, mais à bien définir les responsabilités de ceux qui les exercent. On peut aller plus loin ou moins loin dans la voie de ce qu'il appelle – je reviendrai sur ce point – le gouvemement des retraités et qui serait, en réalité, le gouvernement des juges. Mais, à un certain stade, il y a incompatibilité entre le recours à ce Conseil et l'exercice du régirne parlementaire, car ni les assemblées ni l'opinion publique n'accepteraient que des juges participent constamment à la vie politique. C'est pourquoi nous avons défini avec précision la compétence du Conseil et limité le nombre de ceux qui pourraient le saisir. L'amendement défendu par M. Triboulet aurait une tout autre portée et transformerait le contrôle de la constitutionnalité des lois en une véritable affaire publique. Pour les raisons que j'ai exposées, cela ne me semble pas souhaitable. Je précise, en terminant, que le Président de la République désignera comme membres du Conseil non pas des retraités, mais des personnes en pleine activité.

• Document 3 : Charles Eisenmann, « Palindromes ou stupeur ? », Le Monde, 5 mars 1959.

Nous avons reçu la lettre suivante de M. Ch. Eisenmann, professeur de droit public à la faculté de droit de Paris : Monsieur le Directeur, Si à un chroniqueur d’esprit (V. « Au jour le jour » de Robert Escarpit : « Palindromes » dans le Monde des 22-23 février 1959) le récent choix des membres du Conseil constitutionnel créé par la Constitution de 1958 a pu inspirer de fantaisistes arabesques, à quantité d’hommes de droit ou s’intéressant aux institutions politiques et juridiques ce sont de tout autres réactions et réflexions, plus sombres, qu’il suscite. Sans doute savent-ils que, tel qu’il a été façonné par nos fougueux constituants, ce Conseil constitutionnel n’est que bien peu de chose : consciemment sans doute, ils ont emasculé la seule fonction qui aurait pu faire son prestige, celle de se prononcer sur la conformité des lois à la Constitution. Il leur a suffi de réserver le droit de déclencher cette procédure à quatre personnages politiques. Quand même, en considération de l’apparence d’un rang éminent dont il a été revêtu, il aurait dû, semble-t-il, être formé du maximum possible d’hommes indiscutablement qualifiés par la nature de leurs fonctions antérieures, par des habitudes contractées avec elles de comportement intellectuel et moral.

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Que tous les conseillers désignés satisfassent à ce genre d’exigences, je ne crois pas qu’il soit possible à un esprit indépendant de l’admettre. Le fait qu’ils aient par ailleurs, comme en font foi les indications données par le Monde, des qualités humaines ou professionnelles dignes d’estime, de respect, voire d’admiration, ne change rien à cette donnée fondamentale. Il en est que leurs titres ne qualifient pas, sous l’angle technique, pour les fonctions du Conseil constitutionnel. Que vient faire dans ce Conseil cet illustre médecin et biologiste ? Encore le défaut de qualification technique est-il en ce cas compensé du moins, si l’on veut, par une autorité intellectuelle et morale professionnelle éclatante. Aussi n’est-ce pas, au bout du compte, le choix le moins motivé. Hauts magistrats de l’ordre judiciaire ou de l’ordre administratif, avocats – des deux ordres – de grand renom et entourés de respect, professeurs de droit public ou de sciences politiques, c’est évidemment dans ces catégories de personnes que les hommes moyens éclairés eussent suggéré aux autorités désignantes de choisir au moins le plus grand nombre de membres de cette sorte de cour : ils eussent été les interprètes de l’esprit droit. On remarquera en particulier que le nouveau collège ne comprend pas un seul professeur de droit public ou de sciences politiques. Oubli de légèreté ? Parti pris, qui serait un hommage dont ils pourraient être fiers, à leur compétence, jointe à une fréquente rigueur génératrice d’indépendance d’esprit ? Qui pourrait le dire, en dépit de l’animosité certaine, bien connue, qu’éprouvent à leur égard, sans distinction de leurs options politiques personnelles, un certain nombre de personnalités bien placées du nouvel État ? Il est vrai que les professeurs qui ont l’amour de leur domaine d’étude ont pu être détournés d’accepter de telles fonctions par cet article d’ordonnance qui leur interdirait de s’exprimer sur n’importe quelle disposition ou problème de droit constitutionnel français actuel. Ajoutons que, de même, pour accepter d’être membre, full time (si l’on peut dire) du Conseil constitutionnel il faut avoir du goût, ou en tout cas ne pas avoir de répugnance trop marquée pour le genre d’emploi que Bonaparte accusait le Sieyès de l’an VIII de vouloir lui réserver. Parmi les hommes sans parti, même s’ils ne sont pas sans inclinations, beaucoup espéraient que sous la haute autorité du Libérateur la République s’empreindrait au moins assez fortement de cette pureté et dureté dont parle une formule célèbre : et n’est-ce pas une des manifestations les plus simples et les plus tangibles de ces vertus que l’attribution des fonctions publiques, en tout cas des fonctions non politiques (pour les politiques, l’indulgence est de rigueur) en considération d’abord des aptitudes établies à les remplir ? À considérer l’occupation de la majorité des fauteuils du Conseil constitutionnel, on penserait qu’il faut déjà faire son deuil de cette confiance optimiste et naïve, et que l’esprit de faveur, d’amitié, de complaisance est plus difficile à tuer que les malformations constitutionnelles à redresser… dans une certaine mesure. Espoir de palingénésie, concluait malicieusement Robert Escarpit ? Mais si le recommencement n’est qu’une continuation d’errements peu glorieux ? Il m’a semblé qu’il était bon qu’un citoyen indépendant, et relativement éclairé, de par sa formation, essaie de faire soupçonner par les hautes autorités ce que tout un secteur de l’opinion nationale pense d’une façon de se comporter, même si aujourd’hui elle n’affecte qu’une institution de faible importance réelle.

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• Document 4 : Albin Chalandon, Ministre de la Justice, Le Monde, 9 août 1986.

« – Évoquons maintenant, si vous le voulez bien, des juges un peu particuliers dont il est beaucoup question ces temps-ci, les membres du Conseil constitutionnel. Discrètement, puis ouvertement, parfois depuis la tribune de l'Assemblée nationale, des membres de la majorité à laquelle vous appartenez ne leur ont pas ménagé les critiques, allant jusqu'à évoquer et à déplorer la menace d'un gouvernement des juges. Quelle est votre opinion ? – Le Conseil constitutionnel, depuis sa création, évolue vers un rôle qui n'a plus grand-chose à voir avec ce qu'il était à l'origine. Je voudrais rappeler que le Conseil constitutionnel a été créé en 1958 dans un but extrêmement précis : départager le domaine de la loi et le domaine du règlement. La Constitution de 1958 voulait marquer les limites de l'action parlementaire par rapport à l'action gouvernementale. Le Conseil constitutionnel avait la tâche de bien tracer cette frontière. Ça a fonctionné comme cela jusqu'à 1971. Cette année-là, le Conseil a décidé de juger la constitutionnalité des lois votées par Le Parlement en se référant non plus à la seule Constitution, mais à d'autres textes, à commencer par le préambule de la Constitution. À l'époque, ça n'a pas beaucoup marqué l'opinion. C'était pourtant une révolution, dont la portée a été singulièrement accrue lorsque, en 1974, on a donné la possibilité aux parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel. Celui-ci est alors devenu un arbitre entre l'opposition et la majorité. Il était dès lors tout autre chose que ce pourquoi il avait été fait, d'autant que, parallèlement, selon l'expression consacrée, il élargissait le "bloc de constitutionnalité" auquel il se référait pour prendre ses décisions : outre la Constitution de 1958 et son Préambule - en apparence quelques lignes -, la Déclaration des droits de l’homme de 1789, et le préambule de la Constitution de 1946 où sont évoqués les principes fondamentaux des lois de la République sans qu'il soit précisé de quoi il s'agit. Ça veut dire quoi ? En étendant son champ et son système de référence, le Conseil constitutionnel s'est donné une marge d'appréciation beaucoup plus large. Au lieu de se référer à des tables de loi qui soient des commandements précis, il se réfère à des principes généraux. De ce fait, il a un pouvoir discrétionnaire très vaste. Il y a là une anomalie. Car, même si le Conseil constitutionnel joue ce nouveau rôle, ne devrait-il pas le faire par référence à des règles précises, écrites et, si possible, inscrites dans la Constitution ? En réalité, il manque ces tables de loi, qui ne peuvent être rédigées que par une initiative constitutionnelle. Il serait intéressant d'avoir l'avis des membres du Conseil constitutionnel sur cette question. Dans la situation actuelle, il est sûr que les décisions du Conseil, qui le conduisent à se placer au-dessus des lois votées par le Parlement, c'est-à-dire la souveraineté nationale, reposent essentiellement sur la sagesse de ses membres. »

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• Document 5 : Discours de Jean-Louis Debré, prononcé à l’occasion du 5e anniversaire de la Question prioritaire de constitutionnalité, 2 mars 2015 (source : site du Conseil constitutionnel)

Je suis heureux, avec les membres du Conseil, notre Secrétaire général et le personnel du Conseil constitutionnel à l'occasion du cinquième anniversaire de la Question prioritaire de constitutionnalité de vous recevoir.

M. le Président de la Cour européenne des droits de l'homme.

Monsieur le Premier président de la Cour de cassation

Monsieur le Procureur général de la Cour de cassation

Monsieur le Président de la section du contentieux du Conseil d'Etat

Nous avons souhaité marquer cet anniversaire avec vous qui partagez le même engagement au service de l'État de droit avec vous, Monsieur le Président, qui œuvrez dans le même sens à la tête de la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg.

Nous voulions aussi le marquer avec Mesdames et Messieurs les bâtonniers de France, vous qui avez montré l'intérêt que vous portez à la Question prioritaire de constitutionnel et assurez si bien la défense des droits et des libertés.

Mesdames et Messieurs

Chers amis

Merci à tous de votre présence et permettez-moi, un instant, de revenir sur ces années écoulées depuis l'entrée en vigueur de la QPC le 1er mars 2010.

La réussite de la QPC tient d'abord en quelques chiffres. En cinq ans, plus de 10 000 QPC ont été posées devant toutes les juridictions dans toute la France. Ainsi les Français et leurs conseils, les avocats aux Conseils ou à la Cour, se sont remarquablement emparés de cette réforme. Celle-ci a été appliquée dans tous les ressorts et devant tous les types de juridiction.

C'est par exemple une QPC posée devant le TGI de Cusset qui a permis au Conseil constitutionnel de censurer, en 2014, certaines dispositions de l'article 272 du code civil relatives aux sommes non prises en considération pour le calcul de la prestation compensatoire. De même, c'est sur renvoi d'une QPC posée devant le tribunal administratif de Grenoble que le Conseil a censuré des règles relatives aux intercommunalités.

Les exemples pourraient être multipliés. De Laval à Strasbourg, de Saint-Brieuc à Bayonne, de Bobigny à Reims, le tour de France de la QPC témoigne que devant toutes les juridictions administratives et judiciaires, les avocats ont su utiliser cette nouvelle voie de droit. Je suis heureux qu'à ce titre soient ici présents ce soir nombre des 164 bâtonniers de France.

Dans un deuxième temps, c'est au Conseil d'État et à la Cour de cassation de connaître des QPC, transmises ou posées directement devant ces deux cours suprêmes. En cinq ans, celles-ci ont eu à traiter respectivement 835 et 1 447 QPC. Le Conseil d'Etat et la Cour de cassation en ont respectivement renvoyé au Conseil constitutionnel 207 et 258, soit 24 % et 18 % des QPC qui avaient été posées devant eux ou qui leur avaient été transmises par les juridictions du fond.

Il ne m'appartient pas de faire le bilan de ces cinq années de traitement de la QPC, par les deux ordres de juridiction.

Je voudrais seulement dire que ces deux Cours suprêmes ont parfaitement intégré la réforme et notamment le très bref délai de trois mois dans lequel elles sont tenues de statuer. Elles ont démontré la validité du choix fait en 2008 par le législateur

Le Constituant français n'a alors voulu transposer aucun des deux systèmes principalement en vigueur chez nos voisins. Dans le premier système, les questions de constitutionnalité sont

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directement renvoyées à la Cour constitutionnelle par le juge saisi du litige. Dans le second système, il existe un contrôle concret, ouvert à tous, une fois épuisé toutes les voies de recours internes. Ces deux systèmes comportent des inconvénients, tenant tant à l'absence d'association de toutes les juridictions à la procédure, qu'au nombre important d'affaires, dès lors traitées dans des délais excessifs.

Une cour constitutionnelle, pas plus qu'une cour suprême administrative ou judiciaire, n'est là pour constituer un nouveau degré de juridiction. C'est là une notion fausse du « droit au juge » auquel vous essayez Monsieur le Président, pour votre part, de remédier avec le protocole n° 16.

Avec la QPC, la France a fait le choix de s'appuyer sur tous les juges pour faire fonctionner le contrôle a posteriori. Il s'agit là d'un choix fondateur que le Conseil d'État et la Cour de cassation ont su faire vivre avec succès. Les juges administratifs et judiciaires participent désormais au contrôle de la constitutionnalité de la loi. Il faut en effet qu'ils examinent le sérieux du grief présenté devant eux.

La France était jusqu'en 2008 dans la situation bien étrange où la Constitution était une chose si importante que seuls les parlementaires et les ministres avaient à en connaître, puis le Conseil constitutionnel dans son office de juge a priori. La QPC a, en ce sens, été une réforme profondément politique.

Elle a voulu que chacun puisse se réapproprier notre Constitution. Celle-ci est le bien commun de tous les Français et de tous les étrangers vivant en France. Aucun autre texte, rien ni personne ne peut assurer notre lien commun à sa place. D'une certaine manière, les Français l'ont profondément ressenti à l'occasion des attentats récents et de leur rassemblement au soutien de la liberté d'expression et de la laïcité. Ces principes sont au cœur de notre pacte constitutionnel.

Après le juge de première instance ou d'appel puis les Cours suprêmes des deux ordres, administratif et judiciaire, c'est au Conseil constitutionnel de connaître des QPC.

En cinq ans, le Conseil a rendu 395 décisions portant sur 461 QPC. Il s'est prononcé dans un délai moyen de deux mois et dix jours. Il a créé une procédure de traitement de ces QPC faisant se succéder une phase d'instruction écrite et une audience de plaidoirie. 392 avocats ont été entendus en cinq ans, se partageant presqu'également entre les avocats aux Conseils et les avocats à la Cour.

Au Conseil constitutionnel, nous avons vécu cette transformation avec, au début, nous pouvons aujourd'hui le dire, une légère inquiétude. Il s'agissait en effet d'un défi et d'aucun nous attendait, si ce n'est de pied ferme, tout au moins sans bienveillance. Aujourd'hui, chacun vient, c'est naturel, au secours de la victoire. C'était déjà le cas pour le général Joffre qui indiquait après la bataille de la Marne : « Je ne sais pas qui l'a gagnée mais je sais qui l'aurait perdue ».

Je voudrais vous donner une dernière statistique qui fait le lien avec le bilan au fond de nos décisions. Dans ces 395 décisions, le Conseil a jugé 145 dispositions législatives contraires aux droits et libertés. Il a alors prononcé des censures totales ou partielles. Le Conseil a également jugé conformes à la Constitution certaines dispositions législatives en assortissant ses déclarations de conformité de réserves d'interprétation.

La QPC a ainsi permis une vague de progrès de l'État de droit sans précédent dans notre pays depuis des dizaines d'années. Ce mouvement a concerné toutes les branches du droit et de très nombreuses dispositions, générales ou ponctuelles.

Parmi ces 145 décisions, je veux bien sûr citer celles portant sur les deux principaux régimes juridiques de privation de liberté, celui de la garde à vue et celui de l'hospitalisation sans consentement. Ces deux régimes, toujours contestés, jamais remis en cause, concernaient chaque année, pour le premier, des centaines de milliers de personnes et, pour le second, des dizaines de milliers de personnes.

Le Conseil constitutionnel a censuré ces deux régimes. Il ne s'est bien sûr pas substitué au législateur pour définir le nouveau régime, mais a imposé que le juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle, soit replacé au cœur de ces dispositifs et que l'avocat y trouve également sa place.

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Ces deux exemples, soulignent l'utilité et l'efficacité du contrôle de constitutionnalité a posteriori pour faire respecter les droits et libertés individuels.

Je veux, d'autre part, souligner avec vous que tel n'est pas l'unique objet du contrôle opéré par le Conseil constitutionnel. Nous devons aussi veiller au respect d'autres exigences constitutionnelles. La Constitution affirme en effet également les prérogatives et les droits de la puissance publique. Il en va de la capacité de nos gouvernements à nous faire vivre ensemble.

À ce titre la QPC a par exemple permis de juger conforme à la Constitution la plupart des dispositions du droit de l'expropriation pour cause d'utilité publique. Mais la QPC a également montré toute son utilité au regard du droit du secret de la défense nationale, des fusions de communes, de prérogatives douanières ou de la lutte contre la fraude fiscale.

Toutes ces décisions soulignent l'équilibre auquel nous devons nous attacher. Notre époque est à l'individualisme, voire à un individualisme exacerbé. La sensibilité à la protection des droits et libertés en est d'autant plus grande. Le Conseil constitutionnel prend toute sa part dans protection. Mais il nous fait aussi veiller, avec toutes les autres juridictions, à laisser à nos États la capacité d'agir et le pouvoir de faire prévaloir l'intérêt général sur des intérêts individuels. Le Conseil constitutionnel y veille également dans sa jurisprudence.

J'aimerais enfin vous dire combien les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité sont devenus à mes yeux, d'une part, cohérents et, d'autre part, complémentaires.

En premier lieu, ces contrôles sont cohérents. Ce point n'était pas acquis d'avance dès lors que la France, contrairement à de nombreux pays d'Europe, n'a pas fait le choix de joindre, dans les mêmes mains, les deux contrôles.

Chacun sait que, depuis 1975, le Conseil constitutionnel juge que, dans le cadre de sa mission de contrôle de la constitutionnalité des lois, il ne lui appartient pas d'examiner la compatibilité d'une loi avec les engagements internationaux et européens de la France. L'article 55 de la Constitution constitue une règle de conflit de normes dans un système français moniste.

Avec la QPC, le choix du Parlement de distinguer entre les moyens de conventionnalité et les questions de constitutionnalité a pour conséquence d'interdire la confusion des deux. C'est tout le sens du « p » de la « QPC ».

S'il n'exerce pas de contrôle au regard de la CEDH, le Conseil constitutionnel veille cependant avec un très grand soin à la cohérence de sa jurisprudence avec celle de la Cour de Strasbourg. Chacun connaît, par exemple, l'évolution de notre jurisprudence sur les validations législatives. Depuis la décision 366 QPC du 14 février 2014, nous avons désormais, outre un contrôle identique, des formulations communes.

De nombreux autres exemples vont dans le même sens, avec notamment nos décisions sur les visites domiciliaires, l'appel de l'accusé en fuite, l'application des exigences d'impartialité aux autorités administratives indépendantes, la portée de la liberté d'expression et l'exception de vérité des faits diffamatoires, les exigences applicables aux expropriations pour cause d'utilité publique···

Il n'est pas de semaine où le Conseil ne cherche à analyser sa jurisprudence au regard de celle de la Cour de Strasbourg. Parfois, le Conseil espère influencer celle-ci comme ce fut le cas lorsqu'il se prononça en 2010 sur une QPC relative à l'adoption par un couple non marié. Il fut ensuite très heureux de voir que la Cour cita sa décision et surtout que nos appréciations de conformité concordaient pleinement.

Dans d'autres cas encore, le Conseil se prononce sur des questions inhérentes au contrôle de constitutionnalité, comme le report des effets dans le temps de ses censures prévu à l'article 62 de la Constitution. Nos rencontres se nourrissent alors d'échange sur nos jurisprudences respectives. Il en ressort une meilleure compréhension mutuelle sans que des différences d'appréciation ne soient toujours gommées. Mais parler de ces quelques différences n'est pas l'objet de cette manifestation alors que nous venons d'avoir une réunion de travail à ce sujet. J'applique ici, avec plaisir, le principe non bis in idem.

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Les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité doivent, je le disais, être non seulement cohérents mais complémentaires. La France est à cet égard dans une situation singulière car ce second contrôle, contrairement à ce qui s'est produit chez tous nos voisins, s'est développé avant le premier. Cette situation a produit deux graves inconvénients. Le premier est relatif à l'adhésion républicaine au contrôle de la loi. Cette adhésion repose avant tout sur le pacte commun national. Personne ne peut l'ignorer. Le second inconvénient tient à la négation du caractère subsidiaire du contrôle exercé en dernier lieu par la Cour de Strasbourg.

Heureusement, la QPC a permis de commencer à remédier à ces graves inconvénients. L'efficacité de la QPC fait disparaître de l'ordonnancement juridique les dispositions législatives contraires aux droits et libertés que la Constitution garantit. En cas de décision de conformité à la Constitution, une disposition législative bénéficie d'une présomption de conventionnalité. Seules de très sérieuses raisons peuvent conduire à s'inscrire dans un sens différent. La Cour de Strasbourg est à même d'en décider.

* * *

La QPC n'a pas encore l'âge de raison mais elle est pourtant déjà majeure. Elle a atteint son double but. D'une part, permettre aux Français et aux étrangers vivant en France de mieux s'approprier notre idéal commun énoncé dans notre texte suprême. D'autre part, renforcer l'État de droit au service tant des droits et libertés individuels que de l'intérêt général et du vivre ensemble qui s'exprime dans l'action de la puissance publique.

Cette réussite de la QPC est un formidable démenti opposé à tous ceux qui sombrent dans le déclinisme. La France sait se réformer quand elle se rassemble. Tel fut avec la QPC le cas de la grande famille juridique, des magistrats administratifs et judiciaires, des avocats aux Conseils et à la Cour, des membres et des personnels du Conseil constitutionnel.

Je vous souhaite, je nous souhaite un très bon anniversaire.

• Document 6 : « Refaire la démocratie », rapport du groupe de travail sur l’avenir des institutions (co-présidé par C. Bartolone et M. Winock), Assemblée nationale, 2 octobre 2015, p. 87 et suiv. (extraits)

Proposition n° 17 : Moderniser le Conseil constitutionnel

Une réflexion globale sur la place de la justice dans les institutions doit intégrer la question de la justice constitutionnelle. La réflexion est légitime : « Proposer de réformer un organe constitutionnel qui tient son rang dans le système politique et juridique français, c’est peut-être toucher aux grands équilibres patiemment recherchés. Mais justement, tout équilibre finit toujours par être instable, au gré d’événements extérieurs qui viennent en troubler la sérénité », écrivait déjà en 2003 le professeur Guillaume Drago. 1971 (consécration de la valeur constitutionnelle du préambule de la Constitution de 1958, lequel renvoie au préambule de 1946 et à la Déclaration de 1789), 1974 (révision constitutionnelle élargissant le droit de saisine à soixante députés ou sénateurs), 2008-2009 (introduction de la question prioritaire de constitutionnalité) : le Conseil, qui rend désormais quatre fois plus de décisions a posteriori que de décisions a priori, n’est plus ni le « chien de garde de l’exécutif » imaginé par Michel Debré ni le « canon braqué vers le Parlement » que décrivait le professeur Charles Eisenmann, ni même un « organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics » comme il se qualifia lui-même en 1962. Son rôle de protecteur des droits fondamentaux est désormais consacré, il s’est définitivement «transformé en une juridiction constitutionnelle pleine et entière », comme l’a écrit le président de la commission des lois de l’Assemblée nationale, M. Jean-Jacques

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Urvoas. « Du carcan d’origine, le Conseil constitutionnel s’est progressivement libéré », écrivait M. Robert Badinter au lendemain de la dernière révision constitutionnelle. 1. Renouveler sa composition et son mode de nomination

Malgré de nombreuses évolutions, la composition du Conseil constitutionnel n’a jamais été revue. Elle fait pourtant l’objet de critiques récurrentes.

On observe, en premier lieu, qu’il n’existe, aujourd’hui, aucune condition pour y être nommé. L’accroissement des affaires traitées et la complexité des dossiers, notamment pour l’examen des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), rendent nécessaire la détention d’une certaine compétence juridique pour siéger au Conseil constitutionnel, que celle-ci résulte d’une carrière professionnelle ou universitaire ou de l’exercice de mandats, fonctions et responsabilités. Cette mesure constituerait une garantie et viendrait renforcer la crédibilité du Conseil et de ses membres. Notons d’ailleurs, qu’en l’état actuel de sa composition, l’ensemble des membres qui siègent au Conseil constitutionnel possèdent une solide expérience juridique.

Le groupe de travail recommande en revanche de veiller à ne pas restreindre l’accès au Conseil constitutionnel aux seuls professionnels du droit. L’audition par les commissions des lois des deux assemblées des personnes pressenties est sans doute le meilleur moyen, sinon le seul, de contrôler leur compétence.

La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a modifié le premier alinéa de l’article 56 de la Constitution pour soumettre les nominations des membres du Conseil à la procédure prévue au dernier alinéa de l’article 13, s’agissant du Président de la République, et à une procédure similaire pour celles effectuées par les présidents des deux assemblées.

Les nominations proposées par le Président de la République sont empêchées, lorsque l’addition des votes négatifs dans chaque commission compétente représente au moins 3/5 des suffrages exprimés au sein des deux commissions.

S’agissant des choix faits par les présidents des deux chambres, seul est recueilli l’avis de la commission compétente de l’assemblée concernée qui peut empêcher la nomination lorsque sont exprimés 3/5e de suffrages négatifs.

Afin de favoriser la nomination de figures politiques consensuelles ou de personnalités qualifiées, les nominations au Conseil constitutionnel pourraient être subordonnées à une approbation formelle par la commission compétente. Le groupe de travail propose que cette approbation se fasse aux 3/5e favorables.

Cette mesure, qui devrait sans doute être assortie d’une procédure permettant de surmonter tout risque de blocage, comme cela a déjà été dit à propos du CSM, orienterait le choix des membres du Conseil constitutionnel, notamment dans leur profil, tout en préservant la liberté des autorités de nomination.

L’introduction de la QPC a rendu plus vive encore la question de la présence des anciens présidents de la République au sein du Conseil. Elle a renforcé, en effet, le caractère juridictionnel de l’institution. Lorsque les présidents de la IVe République Vincent Auriol et René Coty participaient à des délibérés, dans les premières années de l’institution, cette présence était moins choquante : les exigences démocratiques étaient moins fortes et le Conseil constitutionnel n’avait pas le statut qu’il détient aujourd’hui. Tel n’est plus le cas aujourd’hui, et cela malgré les règles de déport et les mécanismes de récusation qui ont été mis en place.

En conséquence, le groupe de travail estime nécessaire de supprimer le deuxième alinéa de l’article 56 de la Constitution, avec éventuellement un effet immédiat, afin de mettre un terme à la présence au Conseil constitutionnel des anciens Présidents de la République.

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2. Réformer son fonctionnement

La QPC a parachevé le processus engagé depuis 1971, donnant au Conseil un caractère réellement juridictionnel. Le temps est-il venu d’en tirer les conséquences? Des changements symboliques pourraient consacrer cette évolution.

Un premier changement consisterait à prendre acte de la nouvelle nature du Conseil constitutionnel en modifiant sa dénomination. Le terme de « Conseil » étant peu adapté pour une juridiction qui n’a évidemment pas vocation à ne rendre que des avis, le groupe de travail suggère de lui substituer le nom de « Cour constitutionnelle ».

Des transformations plus profondes sont également envisageables, qui impliquent une réflexion d’ampleur. Faut-il instituer deux chambres au sein du Conseil, la seconde étant exclusivement consacrée au traitement des QPC ? Faut-il augmenter le nombre des membres du Conseil constitutionnel pour accompagner cette évolution? Une réflexion supplémentaire s’imposerait pour pouvoir répondre à ces questions.

Une réforme immédiatement applicable, que soutient le groupe de travail, est de permettre la publication d’opinions dissidentes de la part de ses membres. Cette mesure aurait le mérite de faire vivre le débat et le droit constitutionnel au sein et en dehors du Conseil, sans pour autant rompre avec le secret de la délibération, ni affaiblir la portée de ses décisions. Elle permettrait également d’assumer la diversité – y compris politique – des membres qui y siègent.

Comme le soulignait M. Pierre Joxe, lors de son audition : « En Allemagne (...) il existe une Cour constitutionnelle qui règle la jurisprudence des cinq ordres de juridiction de façon lisible. En outre, les arrêts y sont motivés, sans quoi le droit n’est pas clair, et les opinions divergentes y sont publiées depuis toujours, comme elles le sont à la Cour suprême des États-Unis depuis quelque deux siècles, comme elles l’ont toujours été à la Cour européenne des droits de l’homme et dans les juridictions européennes. En France, ce n’est pas le cas. Pour le justifier, on invoque le refus d’attenter au secret du délibéré, ce qui est totalement mensonger. En effet, violer le secret du délibéré, ce serait dire ce qui s’est délibéré. Publier les opinions divergentes, c’est indiquer qu’à un moment donné au cours du débat, tel ou tel n’est pas d’accord avec la décision vers laquelle on s’oriente, et prend ses responsabilités en déposant son projet de résolution. Si celui-ci est accepté, il deviendra la décision ; sinon, il sera publié et l’on saura ce que la majorité a refusé et ce que cette personne a proposé. ». Dans cette même perspective d’amélioration du fonctionnement du Conseil constitutionnel, il conviendrait également de rendre transparente la procédure de désignation des rapporteurs.

• Document 7 : Vœux du Conseil constitutionnel au Président de la République, Discours de M. Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, 3 janvier 2018

[...] Monsieur le Président de la République, Pour 2018, vous avez présenté aux Français vos vœux qui couvrent une vaste palette sociale, économique, éducative, nationale et internationale. Les décisions qui seront prises ou non en 2018 dans les domaines européen et climatique détermineront pour une large part notre futur. Vous avez également souhaité qu'il soit procédé à certaines transformations importantes pouvant inclure des dispositions constitutionnelles. A ce jour, elles ne sont pas encore publiques, je ne les commenterai pas. En tout état de cause, 2018 sera une année remarquable pour notre Constitution puisque ce sera son soixantième anniversaire. Deux autorités y jouent un rôle particulier : vous-même, Monsieur le Président, qui, aux termes de l'article 5, veillez à son respect. Et le Conseil constitutionnel, dont c'est la raison d'être. C'est pourquoi il m'est apparu souhaitable, si vous l'acceptiez, que nous puissions célébrer cet anniversaire ensemble au Conseil constitutionnel. Vous avez bien voulu

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donner votre accord, je vous en remercie vivement. Nous serons très honorés de vous accueillir le 4 octobre 2018 pour ce soixantième anniversaire. Monsieur le Président, l'avenue de la Constitution à Washington est une des plus belles de la capitale américaine. On pourrait faire le même constat dans de nombreuses démocraties. En revanche, on chercherait jusqu'ici en vain dans la capitale française -- comme dans la plupart de nos villes -- une avenue, un boulevard, une rue, voire une placette, qui porte le nom de « Constitution ». Cette remarque triviale pour introduire une observation qui, elle, ne l'est pas : le contraste entre le rôle prééminent que tient la Constitution dans l'esprit de nombreuses grandes démocraties et chez nous. Aux Etats-Unis, le texte de la Constitution et les amendements qui y ont été apportés revêtent un caractère quasi sacré. Le fait que son adoption en 1787 ait coïncidé avec la naissance de la nation américaine, avec l'émancipation du colon britannique et avec l'adoption de principes nouveaux issus des Lumières y est évidemment pour beaucoup. En Allemagne, la Loi Fondamentale de 1949 bénéficie elle-aussi d'un grand prestige et consensus ; cette « loi fondamentale », dont les vingt premiers articles définissent les principes essentiels, marque la rupture avec le nazisme et la naissance de la nouvelle Allemagne. En Italie, en Espagne, dans plusieurs des anciennes « démocraties populaires », le prestige de la Constitution est, là aussi, très fort et fortement lié à une rupture totale avec le régime précédent. La situation française est différente. La Constitution promulguée le 4 octobre 1958 est bien loin d'être historiquement la première. Son texte est surtout de nature institutionnelle, il traite plus de la régulation des pouvoirs publics que des principes fondamentaux de la Nation, lesquels, d'une part, ne s'affichent pas en rupture avec la période précédente et, d'autre part, sont surtout contenus dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, dans le Préambule de la Constitution de 1946, la Charte de l'Environnement de 2005 et les principes constitutionnels dégagés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel : plutôt donc dans ce qu'on appelle « le bloc de constitutionnalité » que dans la Constitution elle-même. Etant surtout de nature institutionnelle, cette Constitution, qui a déjà connu elle-même 24 révisions mais permis une grande stabilité face à la multiplicité des situations et des crises, fait l'objet d'une certaine contestation politique, alors que les principes constitutionnels fondamentaux, eux, sont beaucoup plus consensuels. Dans ces conditions, il faut se féliciter que le Conseil constitutionnel ne suscite pas la même contestation, même si telle ou telle de nos décisions, dictée par le respect du droit, peut ne pas satisfaire une partie. Dans ce contexte, il me paraît important de souligner -- et c'est l'observation que je voulais présenter en ce début d'année -- combien, en France comme ailleurs, une Constitution démocratique et le respect de celle-ci sont des éléments décisifs face aux menaces de toutes sortes. De multiples risques pèsent en effet sur nos sociétés, y compris -- on le voit -- en Europe, qui vont du terrorisme aux atteintes aux libertés, des ruptures d'égalité à la désagrégation institutionnelle et à la mise en cause de l'Etat de droit. Le rôle d'une « Constitution » rejoint alors son étymologie : « constituer » une nation, c'est-à-dire transformer une communauté d'individus en une société démocratique organisée, fixer les règles du bon fonctionnement de l'Etat et de la nation, garantir leur unité et leur pérennité. Il me semble que cette idée simple - la Constitution, entendue au sens large, est un ancrage, un repère, un rempart de la République - pourrait être utilement soulignée à l'occasion de ce soixantième anniversaire. […]

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Addendum - en guise de conclusion et d’ouverture…

• Philippe Raynaud : « Ve République improbable, VIe République impossible ? », Le Débat, 2016, n° 191, p. 23-29

Les questions posées par Le Débat sont évidemment les bonnes, car elles mettent en lumière ce qui est sans doute le point le plus important de la période que nous vivons : l’épuisement de ce que, dans les années 1980, de bons esprits avaient appelé « la République du centre ».

Le consensus sur le régime était, en effet, inséparable d’un consensus plus large sur les « valeurs » de la République et, surtout, sur la nature des choix offerts aux électeurs lors des grandes élections décisives, législatives ou parlementaires. La Ve République avait fini par ressembler à ce que, de Maurice Duverger à Olivier Duhamel, les constitutionnalistes les plus « politiques » avaient depuis longtemps reconnu en elle : un régime certes marqué par une histoire originale, mais qui traduisait des évolutions communes des grandes démocraties, dans lesquelles le bon fonctionnement des institutions parlementaires n’empêche ni la personnalisation du pouvoir ni la domination de fait du pouvoir exécutif. L’alternance de 1981 n’avait pas débouché sur un bouleversement, mais sur le renoncement de la gauche à ses projets les plus radicaux, et elle n’avait d’ailleurs été possible que lorsque le parti communiste avait paru suffisamment affaibli pour que l’on puisse parier sur une certaine modération du Parti socialiste au pouvoir. Comme la réélection de François Mitterrand en 1988, deux ans après la défaite de la gauche aux législatives, pouvait elle-même apparaître comme une réponse compréhensible à une droite trop radicale, le régime pouvait revenir sans risque majeur au scrutin majoritaire à deux tours après le bref intermède de 1986 : la France, comme aimait à le dire Maurice Duverger, voulait certes être « gouvernée au centre », mais cela n’impliquait nullement qu’elle fût gouvernée « par le centre », dès lors que le mécanisme majoritaire faisait des électeurs les plus modérés les arbitres du conflit entre les deux blocs partisans. Last but not least, la normalisation du système politique français se marquait également par l’acceptation progressive, par les électeurs comme par les élus, du contrôle de constitutionnalité, dont l’établissement avait représenté une rupture évidente avec la « tradition républicaine », mais dont l’extension progressive allait évidemment très au-delà de ce qu’avaient prévu les constituants de 1958. La France entrait (enfin ?) dans le régime de l’« État de droit », dont l’évolution ultérieure de toutes les démocraties (y compris celles qui allaient naître à l’Est après l’effondrement du communisme) semblait confirmer la légitimité supérieure ; le consensus dont faisait l’objet une Ve République rénovée montrait que, en touchant « au port de la stabilité constitutionnelle, après une histoire agitée », les Français prenaient part à un grand courant historique de généralisation et de stabilisation de la démocratie libérale.

Après avoir accompagné la modernisation « technocratique » de la France, la Ve République a donc pu sembler adaptée à sa modernisation « libérale » et la question est aujourd’hui de savoir si elle peut encore répondre aux nouveaux défis qui se posent dans un monde où, en France plus encore qu’ailleurs, le « libéralisme », dans ses différentes composantes économiques, politiques et culturelles, est objet de méfiance dans de larges secteurs de l’opinion. Pour répondre à cette question, il me semble qu’il faut s’interroger sur le devenir des mécanismes politiques qui sous-tendent le fonctionnement du régime et qui, même s’ils n’étaient pas inscrits dans le texte constitutionnel de 1958, participent néanmoins à l’« esprit » de la Constitution. Deux traits de notre régime me paraissent ici décisifs. Le premier est évident : c’est l’élection du président de la République au suffrage universel, dont une métaphore d’ailleurs inadaptée fait la « clé de voûte » du régime. Le second, qui relève théoriquement de la loi mais est, en réalité, très difficile à modifier, est le fait que la compétition politique vise l’alternance dans le cadre d’un mode de scrutin d’ailleurs original (majoritaire à deux tours).

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Heurs et malheurs du « présidentialisme majoritaire »

Les buts de la réforme de 1962 sont suffisamment connus, de même que la querelle sur la constitutionnalité du recours à l’article 11 pour la faire aboutir, pour que l’on se dispense ici de rappeler pourquoi, dans l’esprit de son fondateur, cette réforme était un aboutissement logique et nécessaire de la rénovation commencée en 1958. Mais on doit remarquer que, si elle a bien permis de pérenniser l’hégémonie du pouvoir exécutif dans les institutions, cette réforme a très rapidement été suivie d’une inflexion décisive de la pratique présidentielle. Entre 1958 et 1962, le général de Gaulle a sans aucun doute réussi à incarner un nouveau type de pouvoir, que sa légitimité charismatique n’empêchait pas d’agir dans un cadre légal, et qui pouvait trancher des questions importantes en s’appuyant sur le soutien direct du « peuple », indépendamment des clivages politiques usuels. Ce soutien, qui s’est exprimé notamment dans les référendums successifs qui ont permis de mettre fin à la guerre d’Algérie d’une manière très différente de ce que souhaitaient la plupart des protagonistes de la crise de 1958, a alimenté une accusation, largement injuste, de « bonapartisme » contre le général de Gaulle, mais il a finalement facilité une transformation considérable de la société française, dont rien ne permet de dire qu’elle aurait pu être aussi aisément accomplie dans un autre cadre institutionnel.

Or, c’est précisément ce mode de gouvernement qui va progressivement disparaître après l’élection présidentielle de 1965, qui, nonobstant l’increvable rhétorique de la « rencontre entre un homme et un peuple », fait du chef de l’État le vainqueur d’une compétition électorale qu’il aurait pu ne pas gagner et qui va devoir de plus en plus s’appuyer sur une majorité parlementaire dont le soutien n’est pas nécessairement unanime, et pas simplement sur le « peuple ». La chose est en fait claire dès le soir du premier tour de l’élection de 1965 car, si le score obtenu alors par de Gaulle (45 %) a de quoi faire rêver les candidats potentiels d’aujourd’hui, le simple fait de devoir affronter un deuxième tour suggère que le « Président de tous les Français » est l’élu d’une partie de la France, dont tous les choix, même les plus fondamentaux, pourront être remis en question dans le cadre même du régime. L’évolution se confirme lors des élections législatives de 1967, gagnées de justesse, et elle éclate au grand jour dans la manière dont est résolue la crise de 1968, au cours de laquelle la stratégie proposée par Georges Pompidou ne l’a emporté que parce que les moyens « gaullistes » traditionnels étaient à l’évidence risqués. De Gaulle aurait voulu mettre fin à la crise par un référendum sur la « participation » qui aurait montré à la fois le soutien du peuple à une « vraie » politique de réforme répondant à la crise de civilisation manifestée par les troubles de 1968 et son refus de la « chienlit », mais l’annonce de ce vote avait suffi à réveiller les ambitions de vieux adversaires de la Ve République comme Mitterrand et Mendès France et, surtout, son issue était suffisamment incertaine pour que, finalement, de Gaulle choisisse de dissoudre l’Assemblée nationale. Les élections de juin furent apparemment un triomphe, mais celui-ci ne suffit pas à redonner au chef de l’État une assise comparable à celle dont il avait joui dans les premières années de la Ve République ; un nouveau référendum – perdu – en 1969 mit fin aux incertitudes en provoquant la démission du Général, tout en manifestant la résistance du Sénat et en montrant ainsi que la naissance de la Ve République n’avait pas suffi à faire disparaître des éléments majeurs des Constitutions précédentes, ni à donner une consistance constitutionnelle aux vues sociales ou sociétales de son fondateur : la « participation » restait cantonnée dans les limites du « plan » et le Sénat restait une deuxième Chambre classique. L’élection de Georges Pompidou entérina une vision à la fois présidentialiste et majoritaire du régime, qui avait résisté à la crise de 1968 mais qui entrait résolument dans une phase nouvelle, plus prosaïque, au cours de laquelle l’essentiel des pouvoirs du Président restait sauvegardé, mais où celui-ci n’avait plus guère de légitimité charismatique.

Cette évolution tranchait aussi une querelle académique un peu formelle entre ceux qui voyaient dans la Ve République un « régime semi-présidentiel » et ceux qui la considéraient comme un « régime semi-parlementaire » : le régime était « présidentialiste » plutôt que « présidentiel » parce qu’il donnait au Président français des pouvoirs plus importants que ceux du Président américain, mais le chef de l’État ne pouvait exercer pleinement ces pouvoirs que sous la condition de disposer

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d’une majorité parlementaire. Les expériences de « cohabitation » ont finalement montré que le régime était susceptible de deux interprétations très éloignées, qui correspondent d’ailleurs assez largement aux hypothèses avancées dès 1959 par Georges Burdeau et Maurice Duverger  . Dans le cas où le Président dispose d’une majorité, les mécanismes du « parlementarisme rationalisé » lui assurent une hégémonie tranquille qui lui permet de se concentrer sur la « grande politique » et qui ouvre un large champ au « pouvoir d’État » ; la cohabitation, de son côté, fait apparaître la composante « orléaniste » du régime, dans la mesure où le Premier ministre n’y réussit jamais à réduire le Président à une pure fonction symbolique. Le choix du quinquennat visait principalement à surmonter cette ambiguïté en réduisant les risques de cohabitation et cette réforme trop décriée a eu au moins le mérite de simplifier le choix démocratique en faisant clairement de l’élection présidentielle l’élection décisive, mais elle n’a évidemment pas suffi à régler le problème ouvert par la réforme de 1962 : l’« homme du pays » ne devait pas seulement « incarner » mais aussi gouverner, et il ne pouvait le faire que grâce au « fait majoritaire ».

La loi électorale et la Constitution

La place de la loi électorale dans le régime politique de la France illustre un paradoxe fréquent dans les démocraties modernes : alors que l’organisation du vote a une influence décisive sur les institutions et sur la vie politique, elle relève de la loi et non de la Constitution. En fait, on sait très bien que le changement de loi électorale est un aspect très important de la rupture de 1958, qui conduit, pour les élections décisives, à l’abandon du système de la proportionnelle, combinée aux « apparentements » au bénéfice de ce mode de scrutin très « français » qu’est le scrutin majoritaire à deux tours. L’argument essentiel en faveur de ce changement repose sur sa capacité supposée à renforcer le pouvoir du citoyen en limitant le poids des partis dans la sélection des candidats éligibles et, surtout, dans la formation des alliances. En fait, le retour au scrutin majoritaire à deux tours ne doit pas faire oublier que les législateurs de 1958 avaient à résoudre le même problème fondamental que ceux de la IVe République, celui de l’importance en France d’un parti – le Parti communiste français – qui occupait une place importante dans le système politique et qui avait une position évidente sur l’axe droite-gauche, mais qu’il était impossible d’intégrer dans une coalition gouvernante. La IVe République réglait le problème par la « concentration » de forces hétérogènes, ce qui excluait toute possibilité d’alternance ; le retour à un scrutin majoritaire impliquait des alliances cohérentes, mais il est clair que, dans les conditions de 1958, il n’était que théoriquement favorable à l’alternance puisque la grande majorité des électeurs souhaitait l’exclusion des communistes.

En fait, les gaullistes et leurs alliés ont bénéficié pendant plus de vingt ans d’une rente de situation qui a sans doute facilité leur action gouvernementale mais qui a favorisé chez eux une illusion durable qui les conduisait à se croire naturellement voués à gouverner la France et à méconnaître le fait que la gauche y est sur la longue durée culturellement hégémonique. Inversement, comme l’avait très bien vu Raymond Aron, le choix de l’Union de la gauche comme stratégie d’accès au pouvoir était inscrit d’avance dans le maintien du scrutin majoritaire à deux tours, ce qui suffit à expliquer la politique de François Mitterrand. On crédite volontiers celui-ci du fait d’avoir accéléré le déclin du parti communiste à travers l’Union de la gauche, mais ce récit glorieux n’est qu’une demi-vérité : on peut aussi bien dire que c’est parce que le parti communiste était affaibli que Mitterrand a fini par gagner en 1981, alors que la surenchère communiste avait encore, contre toute attente, fait perdre à la gauche les législatives de 1978.

La légitimité de la Ve République atteint son zénith après le tournant de 1983-1984, lorsqu’il devient clair que, sans l’avouer clairement, le Parti socialiste a définitivement renoncé à la « rupture avec le capitalisme » et que le parti communiste se trouve réduit au rang de force d’appoint. Le schéma esquissé par Maurice Duverger et développé par Olivier Duhamel devient hautement vraisemblable : la vie politique devrait s’organiser autour d’un présidentialisme majoritaire tempéré par les progrès de l’État de droit, dans le cadre d’une alternance entre deux blocs bipartisans (le « quadrille bipolaire » de Duverger) que la nécessité de gagner les électeurs hésitants contraindrait

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à la modération. Cette évolution paraît d’autant plus probable qu’elle semble adaptée aux transformations sociales et « sociétales » des Trente Glorieuses, qui ont vu l’émergence d’une classe moyenne nouvelle susceptible de devenir le vecteur de la « modernisation » revendiquée par la gauche comme par la droite. Les conditions sont donc réunies pour un « réalignement » qui devrait installer le système partisan requis par cette période nouvelle, mais c’est précisément là que le scénario commence à déraper pour des raisons qui ont été parfaitement analysées dans le remarquable ouvrage que Pierre Martin a consacré aux « évolutions électorales » . En fait, le réalignement qui s’accomplit dans les années 1980 ne produit pas seulement deux blocs comparables susceptibles d’alterner au pouvoir (et d’évoluer dans un sens bipartisan ), car il s’accompagne de la montée d’un « tiers-parti » issu de l’extrême droite, que, pour diverses raisons, la droite va être incapable de réduire et qui va devenir le pôle à partir duquel les « partis de gouvernement » vont peu à peu se définir. On se trouve finalement dans une situation assez classique, qui nous ramène paradoxalement à un schéma typique de la tradition républicaine : l’exclusion de la droite radicale place le centre de gravité de la politique française au centre gauche, sous hégémonie culturelle de la gauche modérée, mais dans le cadre général d’une politique économique et sociale acceptable pour le centre droit. Cette configuration paraît néanmoins injuste à une partie de la droite, parce qu’elle implique une asymétrie entre l’extrême droite et l’extrême gauche qui donne à la gauche un avantage structurel : alors que l’alliance avec le Front national est interdite, le parti communiste reste une composante naturelle de la gauche « unie » ou « plurielle » et il parvient pendant longtemps à garder un groupe parlementaire quand le Front national peine à obtenir un ou deux députés tout en ayant plus de suffrages. Cette analyse, qui conduit à mettre en question le scrutin majoritaire à deux tours, a l’inconvénient de méconnaître le fait que, quels que soient ses défauts, celui-ci a le mérite de mesurer ce que l’on peut appeler « l’intensité du rejet » dont les différents partis font l’objet : si le Front national n’a pas d’élus quand les communistes en ont, c’est parce que, à tort ou à raison, les électeurs de la gauche non communiste acceptent de reporter leurs voix sur ces derniers, alors que la majorité de ceux de la droite modérée refuse l’alliance avec « l’extrême droite ».

Le réalignement des années 1980 reposait donc sur trois piliers : il fallait que le clivage droite / gauche soit suffisamment clair pour donner sens à la vie politique, ce qui impliquait que les politiques suivies par chacun des deux camps soient à la fois satisfaisantes pour leurs partisans et acceptables pour leurs adversaires et il fallait, surtout, que le Front national reste un parti marginal, capable d’exprimer les mauvais sentiments d’une partie de la population sans apparaître comme une alternative plausible au « système ». Ces conditions ne sont plus réunies aujourd’hui dès lors que le Front national « dédiabolisé » s’installe dans le paysage en atteignant régulièrement des scores qui interdisent de réduire la vie politique à la compétition entre les « partis de gouvernement ». Cette situation est le fruit de la stratégie suivie par Marine Le Pen, qui a permis à son parti de se détacher des aspects les plus choquants de l’héritage de l’extrême droite (la nostalgie de l’État français ou de la Collaboration, le catholicisme intégriste ou, au contraire, le « paganisme » plus ou moins nazi) en éliminant, notamment, toute manifestation visible d’antisémitisme ; elle est, surtout, le fruit de l’incapacité des partis classiques à répondre à des inquiétudes et à des insatisfactions dont l’évolution générale des démocraties européennes – et des États-Unis – montre bien qu’elles n’ont pas grand-chose à voir avec l’« idéologie française » ou avec l’héritage colonial. Inversement, les dernières élections municipales et régionales ont montré que les progrès du Front national ne sont pas (encore ?) suffisants pour créer les conditions d’une recomposition des alliances : nous ne savons pas si un nouveau réalignement aura lieu mais il y a de bonnes raisons de croire que le système électoral en vigueur dans les deux élections décisives aura de plus en plus de peine à exprimer les nouveaux clivages de la politique française.

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Nous devons sans doute nous résigner à ce que la Ve République ne soit pas la « forme enfin trouvée » que la démocratie française attend depuis la Révolution, mais cela ne signifie pas pour autant que la France soit prête à un changement de régime qu’aucune force politique significative ne désire véritablement ; il est en tout cas très remarquable que les procureurs les plus véhéments du « système » (Marine Le Pen ou, dans un genre différent, François Bayrou et Bruno Lemaire) et les avocats enflammés de la VIe République (Arnaud Montebourg et Jean-Luc Mélenchon) aient une stratégie essentiellement présidentielle . On peut, en revanche, envisager que les difficultés du système actuel et la convergence d’intérêts entre les forces centristes et les courants extrémistes conduisent à envisager une réforme électorale d’envergure. Dans certaines conditions, le retour à un scrutin fondamentalement proportionnel (qui ferait plus qu’« instiller une dose de proportionnelle ») peut apparaître comme le moyen de libérer les forces centrales de leur dépendance à l’égard des partis extrêmes tout en assurant la représentation des électeurs de ces derniers. La Ve République survivra peut-être en réinventant les procédés de la IVe.