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Un demi-siècle sous terre

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société nouvelle des éditions g. p. 80, rue saint-lazare, paris 9e

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Norbert Casteret

Un demi-siècle sous terre

© 1961 - Librairie Académique Perrin

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Illustrations de Jean Retailleau

Printed in France

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A la chère mémoire de ma femme.

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LES PLUS VIEILLES STATUES DU MONDE

Le secret de tous ceux qui font des découvertes est qu'ils ne regardent rien comme impossible.

Gustave LE BON, Évolution de la Matière.

E N août 1922, au cours d'une campagne d'explorations

souterraines poursuivies depuis plusieurs années dans les Pyré- nées, mes recherches m'amenèrent au village de Montespan, bâti sur le penchant d'une colline couronnée d'un château féodal.

Si ces ruines, dominant la Garonne, attirent de loin le regard, les souvenirs historiques qu'elles évoquent ne sont pas moins intéressants, car ils se rattachent à la famille des seigneurs de Montespan, qui régnèrent plusieurs siècles sur la région, avant

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que l'épouse de l'un d'eux, Mme de Montespan, ne régnât sur le cœur du Roi-Soleil. C'est à proximité de ce château que se trouve la grotte de Montespan, où j'allais faire de si curieuses découvertes.

Arrivé au pittoresque village et après une visite aux ruines, je me dirigeai vers une entrée de grotte située dans la montagne voisine et réputée impénétrable.

A la base de cette montagne, je me trouvai devant une cre- vasse de rocher d'où sortait une eau courante. Les gens du village prétendaient que, par des étés exceptionnellement secs, on pouvait pénétrer dans un couloir naturel en marchant dans l'eau, mais qu'à soixante mètres la grotte se terminait, l'eau battant la voûte.

C'est ainsi, en effet, que m'apparut ce souterrain. Après m'être dévêtu et glissé à l'intérieur par un trou de la grosseur d'un homme, je me trouvai dans une galerie horizontale de trois à quatre mètres de large, haute de deux à trois mètres, et je marchai dans l'eau courante sur un fond de sable et d'argile.

Au-delà de quarante mètres, la galerie tourne à angle droit, le plafond, s'abaissant subitement, oblige à se courber forte- ment et, au bout de vingt mètres de cette marche incommode, l'eau devient plus profonde et la voûte s'enfonce sous l'eau.

En arrivant à ce terminus malaisé et peu encourageant, les souvenirs d'explorations précédentes en d'autres lieux, et l'opi- niâtreté que j'ai toujours apportée dans mes recherches, firent qu'au lieu de sortir immédiatement de cette grotte, comme il eût paru naturel, je me livrai à toutes sortes de réflexions, malgré mon étrange posture.

La nature géologique de la roche me permettait de supposer que cette eau souterraine avait peut-être creusé le calcaire de la montagne en formant une rivière dont le couloir exigu où je me trouvais n'était que le débouché (résurgence).

D'autre part, l'étude des périodes géologiques nous enseigne qu'à la fin de l'époque glaciaire le climat se caractérisait par un froid vif et sec à peu près analogue à celui de la Laponie actuelle. Donc, la rivière souterraine avait dû être desséchée pendant une longue durée, au début de l'époque quaternaire, et avait pu alors abriter les misérables troglodytes primitifs.

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C'est après avoir échafaudé ces suppositions en apparence si fragiles, mais si tentantes pour un préhistorien, que je résolus de m'aventurer plus avant dans les entrailles de la montagne et dans l'inconnu de cette rivière souterraine.

Ayant de l'eau jusqu'aux épaules dans ce courant qui sortait de la voûte immergée, je songeais cependant à ce que pouvait avoir d'insensé le fait de persévérer, seul, dans une entreprise aussi hasardeuse. Plusieurs hypothèses se présentaient à mon esprit : je pouvais trouver indéfiniment devant moi la rivière baignant le plafond comme à mon point de départ, ou buter contre la roche formant cul-de-sac ; atteindre une poche d'air vicié, tomber dans un gouffre ou dans un amas de branches charriées par les eaux, peut-être m'enliser... Après avoir pesé ces diverses éventualités dans le silence impressionnant de mon isolement, je décidai de me lancer dans l'inconnu pour forcer, si possible, cette barrière que l'alliance de l'eau et de la roche semblait rendre infranchissable.

Je posai ma bougie sur une saillie de la paroi, j'aspirai de l'air pour une immersion de deux minutes (performance qui m'est familière) et je plongeai, une main en avant, l'autre en contact avec la voûte. Je tâtais avec la plus grande attention les aspérités et les contours de cette voûte, car j'étais aveugle et mes yeux étaient au bout de mes doigts ; non seulement il fallait avancer, mais aussi se préoccuper du retour. Pendant que je progressais ainsi, et me hâtais d'aller plus loin encore, tout à coup ma tête émergea et je pus respirer.

Où étais-je? Je l'ignorais, car l'obscurité était absolue. A n'en pas douter, j'avais franchi une voûte siphonnante ; je fis immé- diatement demi-tour, en plongeant en sens inverse, car rien n'est plus dangereux que de perdre l'orientation en pareille circonstance. Revenu en aval du siphon, où la flamme de ma bougie se mirait toujours dans l'eau noire, je me plus à considé- rer cette voûte jusqu'alors inviolée qui venait de me livrer son secret. Malgré le mince résultat, uniquement sportif, de cette première tentative, j'entrevoyais déjà et je désirais les émotions et les difficultés d'une prochaine exploration que je souhaitais longue et fructueuse. Le lendemain, j'étais de nouveau à l'entrée de la grotte, muni d'un matériel aussi simple que léger.

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Après m'être entièrement dévêtu, comme la veille, et avoir caché mes habits dans un buisson, je me glissai dans le ruisseau souterrain, tenant d'une main une bougie allumée et de l'autre mon casque de natation en caoutchouc contenant des allumettes et plusieurs bougies de réserve. Ce simple étui, bien fermé, devait me permettre, après chaque plongée ou après mes nom- breuses chutes dans l'eau, de rallumer ma chandelle.

Arrivé au siphon, je pris la précaution de m'enfoncer dans la même direction que la veille, pour retrouver la poche d'air, et, plongeant sous la voûte mouillante, pour la deuxième fois, je me retrouvai de l'autre côté, immergé jusqu'à la bouche. J'agitai, pour l'essorer, mon casque ruisselant avant de rallumer mon lumignon, ce que je fis avec autant d'impatience contenue que de précautions. Enfin la lueur tremblotante me permit de dis- tinguer qu'à perte de vue, c'est-à-dire à quelques mètres, la voûte était parallèle à la nappe liquide dont elle n'était séparée que par une mince couche d'air.

Cette fois mes prévisions semblaient se réaliser : j'étais dans un cours d'eau souterrain inconnu.

Je progressai, ma tête épousant les moindres aspérités de la roche afin de pouvoir respirer ; au bout de cent mètres, j'atteignis un banc d'argile à l'entrée d'une vaste salle où je pus me remettre de mes émotions, mais non du froid qui me glaçait.

Ici, la voûte s'élevait à dix ou douze mètres de haut, et le ruisseau se perdait à demi sous de gros blocs de rochers tombés du plafond. Traversant cette salle encombrée et ornée de belles cascades de stalagmites, je rentrai de nouveau dans l'eau pour continuer mon exploration solitaire... Quoique familiarisé avec les difficultés de certaines cavernes, jamais je n'avais éprouvé à un tel degré le sentiment d'isolement, d'oppression et de crainte qu'inspirent ces mondes souterrains où l'accident le plus banal, tel que celui de mouiller ou de perdre les allumettes, peut être fatal...

Après avoir contourné un énorme pilier qui baigne dans le lit du ruisseau, je me heurtai à un nouveau siphon d'aspect funèbre, car l'eau était profonde et la voûte hérissée de stalac- tites noires et acérées. Renouvelant une manœuvre déjà connue, mais toujours impressionnante, je plongeai encore sous ce siphon,

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qui me parut sensiblement plus long que le premier. Une double barrière liquide se refermait ainsi sur moi au sein des ténèbres, et s'opposait dorénavant à ma sortie au jour. Une solitude formi- dable...! Comment ne pas se laisser étreindre par une inquiétude peu à peu transformée en angoisse!

Heureusement, pour le succès de l'exploration, que l'endroit où j'eus un instant l'idée de battre en retraite était fort incom- mode et peu propice même à de brèves réflexions. Talonné par la peur et le froid, je trouvai aussi avantageux d'avancer que de reculer! Je dus ramper longtemps dans l'eau, dans une galerie- laminoir où le plafond surbaissé laissait ruisseler une véritable pluie qui éteignait constamment ma bougie. Cette marche ram- pante, rendue plus pénible par les heurts et les frottements continuels sur la roche rugueuse, me fit atteindre une salle, beaucoup plus vaste que la première, où un chaos indescriptible de blocs énormes témoigne de l'ampleur des écroulements qui se produisirent là à une époque indéterminée.

En ce point je dus me livrer à une gymnastique frénétique, pour me réchauffer un peu et activer la circulation dans mes membres engourdis par le séjour dans l'eau glaciale.

Mes suppositions relatives à l'existence de cette rivière sou- terraine se trouvaient amplement confirmées ; et je me demandais jusqu'où m'entraînerait la succession de ces couloirs et de ces salles où l'eau coulait interminablement, tantôt unie et silencieuse, tantôt agitée et murmurante au sortir de petits biefs.

Après un regard confiant à ma provision de bougies, jugée suffisante, je me remis en marche à travers les blocs accumulés qui nécessitaient des escalades variées. Sorti péniblement de cette grande salle, je rentrai encore dans l'eau dans une galerie fort longue et monotone. A certains rétrécissements, où je devais me glisser entre des colonnes de calcaire, je croyais atteindre la fin de la grotte, mais toujours ma faible lumière éclairait de nouvelles perspectives.

J'avançais tantôt dans l'eau, tantôt sur des bancs d'argile glissante et gluante où je ne manquais pas d'imprimer mes empreintes, précieux repères pour le retour. Il y avait longtemps que j'avais perdu la notion du temps et de la distance parcourue, lorsque je fus arrêté par l'exiguïté du couloir.

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Depuis un moment, d'ailleurs, la voûte touchant presque l'eau, je rampais littéralement avec les plus grandes difficultés.

Je peinais depuis plusieurs heures, sans doute, pour atteindre le terme de la caverne, et voilà qu'un goulet impénétrable m'arrê- tait sans espoir de connaître l'origine de cette eau souterraine! Heureusement, ma déconvenue ne dura qu'un instant, car, ayant passé la tête et un bras dans cette lucarne, je poussai un cri de triomphe qui mit en fuite les hôtes mystérieux d'un bassin rempli de vase et de branchages : une colonie de têtards qui vivaient là, certes insoupçonnés, et qui venaient d'être dérangés pour la première fois, m'apprenaient qu'à quelques mètres en amont le ruisseau hypogée quittait la lumière, les prés et les bois, pour s'enfoncer dans la montagne ou j'avais laborieusement remonté son cours souterrain.

La présence des têtards dans cette partie impénétrable du ruisseau m'était un sûr garant que l'issue à l'air libre était toute proche, car ces larves ne s'aventurent jamais loin dans les eaux souterraines. Je constatai, en effet, les jours suivants que quelques mètres seulement séparaient ce point de l'entrée ou « perte » du

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ruisseau dans la montagne, entrée très étroite, fissure dans le roc absolument impraticable.

J'avais donc traversé la montagne de part en part, mais, l'étranglement de la dernière vasque, où évoluaient les têtards, s'opposant à ma délivrance, force me fut d'entreprendre aussitôt le retour par la même voie aquatique et souterraine, mais en sens inverse, cette fois, c'est-à-dire en suivant le courant du ruisseau. J'effectuai ce retour avec une fatigue croissante, mais sans inci- dent notable, si ce n'est quelques hésitations angoissantes sur la direction à suivre à certaines bifurcations et au plus dangereux des deux siphons, que je ne réussis à passer qu'à la deuxième tentative seulement, ayant trop obliqué à la première plongée.

Entré dans la grotte en plein jour, par un soleil ardent, j'en ressortais transi de froid et à la nuit close, ayant mis cinq heures à parcourir près de trois kilomètres sous terre (distance mesurée depuis).

Je fis, coup sur coup, plusieurs explorations complémentaires dans cette grotte, parcourant de nouvelles salles, un étage supé- rieur, un labyrinthe de galeries basses, toujours dans l'espoir

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de trouver des vestiges d'habitat préhistorique, chose que je considérais comme possible sinon probable, à l'époque où l'eau ne circulait pas dans la caverne.

Une période de pluies vint malheureusement grossir le ruis- seau et en interdire l'accès. Je dus remettre à l'année suivante la suite de mes recherches. Il faut noter, en effet, qu'en dehors des mois d'août et septembre, où l'exploration me fut possible dans les conditions qu'on vient de lire, les voûtes sont noyées sur de trop longs parcours.

Mon butin de 1922, dans cette rivière souterraine, se bornait à une dent de bison.

La trouvaille de cette dent fortifia mon opinion au sujet de la fréquentation de la grotte par l'homme primitif et j'attendis impatiemment le retour de la belle saison pour reprendre mes investigations.

Un an après, je revoyais avec joie le vieux château, le village et les montagnes voisines dont l'une recelait la grotte mystérieuse déjà baptisée, dans mes notes, « grotte de Montespan ».

J'avais emmené avec moi un de mes camarades, Henri Godin, grand amateur d'excursions souterraines et de natation.

L'été de 1923 ayant été particulièrement sec, le niveau de l'eau était plus bas que l'année précédente. Au passage du pre- mier siphon, la voûte, qui forme un arc surbaissé, ne baignait pas complètement dans le ruisseau ; le sommet de l'arc émergeait de quelques centimètres. Cela nous permit de passer les yeux hors de l'eau, mais non la bouche, et sans éteindre nos bougies.

Godin, qui rentrait d'un voyage à la grotte de Han en Belgique et au gouffre de Padirac, m'assurait, en claquant des dents, que l'originalité de cette excursion dans l'eau valait bien les mer- veilles de ces grottes célèbres.

Nous continuâmes à avancer jusqu'à un énorme pilier dont la base baigne dans l'eau et qui semble conseiller au visiteur de ne pas poursuivre plus avant. En effet, à quelques mètres, se trouve le deuxième siphon redoutable que j'avais forcé diffi- cilement l'année précédente et qui défend l'accès d'un kilomètre de ruisseau souterrain, exploré lors de mon équipée solitaire. Abandonnant ici le cours du ruisseau et ses caresses arctiques, nous pénétrions dans une galerie sans eau, de deux cents mètres

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de long, où une découverte sensationnelle allait me récompenser de mes peines et de mon opiniâtreté.

Cette galerie, dont les dimensions ne dépassent jamais cinq mètres de large sur quatre mètres de haut, a tout d'abord un aspect féerique. Les parois et le plafond sont surchargés de cou- lées calcaires et de stalactites étincelantes. Quant au sol, il est formé d'une succession de « gours » très pittoresques dont les franges ondulées et gaufrées forment un escalier naturel, où chaque marche évidée retient une eau limpide. Ailleurs, un par- terre de granulations et de boursouflures d'un beau jaune rappelle les madrépores des paysages sous-marins. Mais cet enchantement de formes et de couleurs cesse subitement. Après un coude brusque on se trouve dans une galerie où la roche dépourvue de concré- tions est sombre et le sol terreux.

Nous cheminions l'un derrière l'autre dans ce couloir où seul le claquement de nos pieds nus sur l'argile se faisait entendre. Nous dûmes parcourir les trente derniers mètres à plat ventre, entre le plafond tourmenté et le sol froid et fangeux. Revenus sur nos pas, à un endroit où l'on pouvait presque se tenir debout, je choisis, dans un renflement de la galerie, un recoin paraissant propice à faire un sondage et, armé d'un outil portatif qui me suit dans mes explorations, j'attaquai l'argile compacte. Mon compa- gnon me considérait d'un œil désabusé, se demandant si ma subite ardeur de terrassier allait nous retenir longtemps dans ce réduit sans attrait. A chaque coup de ma pioche je devais la débarrasser de la motte argileuse et collante qui s'y attachait. Tout à coup, ma main se crispa sur un corps dur et, avant même de l'avoir dégagé de sa gangue terreuse, mes doigts m'avertis- saient que je tenais un de ces silex taillés qui font parfois sourire les profanes, mais qui illuminent d'espoir les yeux de l'archéo- logue. Ce simple silex, à peine caractérisé, mais incontestablement taillé et utilisé, m'apprenait en effet d'une façon certaine que l'homme primitif avait hanté la profonde caverne. Cette trouvaille, tant espérée et tant attendue, fit naître en moi une foule de pensées, et plus que jamais la ressemblance de la grotte de Mon- tespan avec d'autres cavernes pyrénéennes, riches en vestiges d'un lointain passé, me frappait. Il est un fait établi en préhis- toire : c'est que les hommes des premiers âges habitaient de

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préférence les petites grottes ou les porches d'entrée des vastes cavernes, mais évitaient de fréquenter les profondeurs des laby- rinthes souterrains à cause de l'obscurité et de la peur des fauves. Et cependant on a constaté depuis longtemps que, sauf de très rares exceptions, c'est toujours dans les parties les plus reculées, parfois les plus inaccessibles des grottes, que se trouvent les gravures et les peintures préhistoriques.

Il faut évidemment voir dans ce fait un rite magique ou reli- gieux qui obligeait les artistes primitifs à graver et à peindre loin de la lumière du jour et de la vue des profanes ces curieux dessins. C'est à cette idée de mystère et de recueillement que l'homme obéissait, quand il recherchait les antres les plus pro- fonds pour y tracer des images qui ont fourni la clé de cérémo- nies bien étranges.

Voilà pourquoi la trouvaille d'un seul silex taillé, à plusieurs centaines de mètres sous terre, prenait à mes yeux une grande importance. Sitôt en possession de cette preuve que l'homme primitif avait hanté cette galerie, je me levai et inspectai les parois, à la lueur de la bougie, en quête de gravures pariétales qui me semblaient devoir exister là.

Pendant ce temps, Godin, intrigué lui aussi, s'était emparé de la pioche et continuait le sondage. C'est alors que je tombai en arrêt devant une statue d'ours en argile que l'insuffisance de l'éclairage m'avait cachée jusqu'alors, car, dans les vastes grottes, la lueur d'une bougie n'est qu'un ver luisant dans les ténèbres épaisses.

J'étais stupéfait et ému jusqu'au fond de mon être de voir là, immuable malgré l'accumulation des siècles, ce modelage que, par la suite, d'éminents savants de tous pays ont reconnu pour la plus vieille statue du monde...

A mes appels, mon compagnon rampa jusqu'à moi, mais son œil, moins exercé, ne voyait qu'un bloc informe là où je lui indiquais les formes de l'animal. Cependant, coup sur coup, et à mesure que je les découvrais autour de nous, je lui montrais des chevaux en relief, deux grands lions en argile, des gravures, etc.

Alors il se rendit à l'évidence et, pendant plus d'une heure, les trouvailles se succédèrent, accompagnées d'exclamations bien compréhensibles. De tous côtés surgissaient à nos yeux des

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animaux, des dessins, des emblèmes mystérieux; toute l'épopée émouvante et prodigieuse des âges farouches de la préhistoire.

La journée avait été bonne au-delà de toute espérance. Sur mon carnet de notes maculé de boue que j'emportais

souvent sous terre, la grotte de Montespan figurait à l'année 1922 sous son numéro d'ordre 63. Au bas des quelques lignes que je lui avais consacrées, après la première traversée souter- raine de la montagne, j'avais écrit ces mots : Que me réserve cette grotte ?

Et voilà qu'un an après, au lendemain de la trouvaille, la grande presse annonçait cette sensationnelle découverte dans le monde entier. Puis, précédant les études et les comptes rendus des revues techniques et des grands illustrés, vinrent les archéo- logues, les savants français et étrangers, les reporters et les photo- graphes dont les puissantes autos stationnèrent dans le petit village de Montespan, bien surpris de cette subite animation. Les consécrations officielles suivirent : classement de la caverne parmi les monuments historiques ; récompense des plus doctes assemblées, entre autres l'Académie des Sports, rencontre assez inattendue, mais dont se réjouirent ceux qui ne séparent pas la culture intellectuelle de la culture du corps.

L'archéologue jusqu'alors obscur, qui passait dans la région pour un maniaque, un chercheur de trésor, supporta comme il put une telle notoriété. Quand le calme fut enfin revenu, il colla dans son vieux carnet, sous l'interrogation de l'année pré- cédente : Que me réserve cette grotte? une photographie parue dans une grande revue, sous le titre : Les plus vieilles statues du monde.

Sitôt après la découverte, l'instituteur d'un village voisin, impatient de voir ces remarquables vestiges, mais qui redoutait le passage de la voûte mouillante, s'arma d'une pioche et creusa dans le couloir de sortie de la grotte un chenal d'écoulement pour augmenter le débit du ruisseau et abaisser son niveau.

Ces travaux, continués par mon frère Martial, mes camarades Dupeyron et Godin et M. l'abbé Moura, curé de Montespan, eurent, trois jours après, un résultat satisfaisant : entre la voûte et l'eau il y avait désormais une couche d'air d'environ quarante centimètres qui permettait de passer sans plonger ni boire ;

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seul un bain purificateur sur un parcours de deux cents mètres était encore obligatoire pour atteindre le sanctuaire des reliques préhistoriques. Grâce à ce premier aménagement, la caverne devint accessible aux savants qui, bravant l'eau froide, firent sous ma conduite, dans les accoutrements les plus divers et parfois les plus simplifiés, la visite de la galerie préhistorique.

Le lecteur nous a déjà suivi sous terre lors de l'exploration purement spéléologique de 1922 et le jour de la découverte archéo- logique de 1923. Pénétrons une dernière fois dans la grotte pour faire la description des œuvres d'art qu'elle recèle.

Ces gravures murales et ces statues d'argile du début de l'époque magdalénienne remontent, d'après les chronologies scientifiquement établies, à environ 20.000 ans. Il existe une cinquantaine de dessins d'animaux divers (dont certains d'es- pèces éteintes ou émigrées), profondément gravés sur les parois rocheuses, à l'aide de burins en silex. Quant au modelage de l'argile, il est représenté par une trentaine de spécimens, depuis de vraies statues de plus d'un mètre jusqu'à de petits hauts- reliefs abîmés par les eaux de ruissellement. Ces modelages constituent la partie la plus importante de la découverte, car, jusqu'alors, les deux statuettes de bisons en argile trouvées en 1912 par le comte Begouen et ses fils dans la caverne ariégeoise du Tuc d'Audoubert étaient l'unique exemplaire connu de modelage préhistorique.

Au cours de ce récit, il a été fait allusion, au sujet de mes prévisions sur Montespan, à l'influence de certaines cavernes visitées antérieurement. La splendide grotte pyrénéenne du Tuc d'Audoubert était une de celles qui m'avaient le plus frappé et instruit. Sa pittoresque visite, qui comporte un trajet en canot sur une rivière souterraine, des escalades au moyen d'échelles, des reptations dans des couloirs bas, m'avait ouvert les yeux sur certaines constatations et familiarisé avec les recherches minutieuses et délicates de vestiges indiscernables pour les non-initiés.

L'analogie entre Montespan et le Tuc d'Audoubert est frap- pante ; mais n'est-il pas étrange de constater que leur similitude s'est confirmée, au point que ces deux grottes ont jusqu'à pré- sent le privilège exclusif de renfermer des statues d'argile?

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Après avoir abandonné le ruisseau souterrain à l'énorme colonne qui l'obstrue en partie (et que le lecteur connaît déjà), on s'engage dans le vestibule où commence la longue théorie des vestiges magdaléniens. Gravés dans le roc figurent les prin- cipaux représentants de la grande faune de cette époque : mam- mouth, cheval, bison, cerf, hémione, bouquetin, isard, hyène.

Tous ces animaux ont été représentés avec l'habileté et le

réalisme saisissant que l'on retrouve dans la plupart des œuvres des préhistoriques, qui furent de remarquables artistes anima- liers. En dehors de cette facture incomparable et inimitable, que l'on ne se lasse pas d'admirer, certains détails frappent par leur originalité ou l'intention plus ou moins mystérieuse qui a inspiré le dessinateur. C'est ainsi qu'un cheval porte, profondé- ment gravée sur l'encolure, une main gauche aux doigts tendus et écartés. Un autre cheval a été buriné en utilisant une saillie rocheuse préexistante qui forme naturellement l'échine ; tandis qu'une tête d'isard, fort expressive, est tracée autour d'un petit caillou ovale, pris dans le poudingue de la roche, qui constitue l'œil de l'animal.

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Deux têtes de chevaux, affrontées, diffèrent tellement que le souci qu'a eu l'artiste de représenter deux races bien différentes ne fait aucun doute. En effet, l'un d'eux a une tête massive, des lèvres proéminentes, des naseaux dilatés, une crinière et une barbe envahissantes, tandis que l'autre a la tête fine et effilée, pas de barbe et une crinière peu abondante.

Plusieurs animaux portent sur le corps des blessures, des flèches et des signes inconnus : un bison montre sur son cou un dessin ovale et une hémione porte sur la croupe un V aigu.

Une gravure d'hyène dessinée au plafond du diverticule qui termine la galerie, à un endroit où l'on n'accède qu'en rampant, ne mesure que cinq centimètres de long ; c'est, croyons-nous, la plus petite gravure sur paroi, connue.

Enfin, parmi cette collection d'animaux contemporains de l'homme des cavernes, nous avons trouvé un curieux profil humain à tête ronde, nez fort, œil énorme tout rond et barbe courte. Tous ces dessins ont certes leur intérêt, la découverte d'une grotte à gravures étant toujours un événement rare et apprécié, mais ce sont surtout les modelages en argile qui font l'intérêt particulier et capital de la caverne de Montespan.

En remontant la galerie renfermant les gravures brièvement mentionnées plus haut, on est saisi, à un détour, de voir le sol encombré de mottes de terre volumineuses ; on ne tarde pas à se rendre compte qu'il s'agit de fragments détachés de statues en partie écroulées qui sont appuyées contre un talus.

Ces statues, placées en file indienne, sont au nombre de trois. La première, un grand félin de 1,70 mètre de long sur 0,70 mètre de hauteur, semble marcher vers la sortie. Puissamment modelé en haut-relief, atteignant 0,40 mètre d'épaisseur, l'argile plas- tique et crue dont il est pétri s'est, par places, effondrée sous son propre poids. Les blocs ainsi détachés, qui gisent sur le sol, montrent encore les formes de l'animal : la tête, en particulier, a roulé entre les pattes de devant, mais celle-ci est méconnais- sable ; toutefois son contour est resté apparent sur la paroi. Le cou, le poitrail, les épaules et les pattes antérieures ont résisté et sont en place ; l'arrière-train s'est écroulé ; mais, comme pour la tête, on peut suivre le tracé sur la paroi où adhèrent encore une patte postérieure et le bout de la queue.

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Grâce aux parties intactes et à la silhouette générale on recon- naît dans cette statue un félin : les pattes sont puissantes, les genoux bas, le poitrail serré, le corps allongé. Enfin un détail, le pinceau de poils de l'extrémité de la queue, permet l'identification précise : il s'agit d'un lion.

A la suite de ce lion en existaient deux autres, debout aussi et marchant dans la même direction, mais ils sont encore plus dégradés que le premier.

La description ingrate ci-dessus ne pouvant donner qu'une idée imparfaite de ce groupe et ne pouvant suppléer à l'ambiance du lieu, il n'y aurait pas lieu d'insister davantage sur ces modelages, s'ils ne constituaient, comme on l'a vu plus haut, un document presque unique au monde, et si certaines particularités très appa- rentes n'avaient un grand intérêt scientifique.

En effet, le cou et le poitrail du premier lion sont littéralement criblés de coups de lance ou d'épieu. On peut se demander si cette statue et les suivantes n'ont pas été en partie détruites de cette façon.

Nous donnerons plus loin l'interprétation de ces mutilations, car il en existe d'autres exemples dans cette grotte.

En avançant toujours dans la galerie, on arrive à un évasement, petite salle basse de plafond, là même où le premier sondage pratiqué devait me donner quelques silex taillés et me faire découvrir tout ce que mon éclairage insuffisant n'avait pu jus- qu'alors me révéler.

Ce renflement du couloir, qui porte, depuis, le nom de « salle de l'Ours », est la partie la plus intéressante de la caverne.

Dans un rayon de dix mètres, une foule de modelages sont rassemblés sur le sol, véritable musée préhistorique dont la pièce capitale est la statue d'un ours acéphale.

Cet ours couché dans l'attitude du grand Sphinx de Giseh mesure 1,50 mètre de long sur 0,60 mètre de hauteur. Comme les lions, il est tourné vers la sortie, mais, au lieu d'être appuyé à la paroi, il en est isolé d'un mètre environ et s'érige sur une petite plate-forme ménagée à cet effet.

La statue est massive, comme le fauve que l'on a voulu repré- senter : la croupe très forte est très arrondie ; les pattes postérieures repliées sont cachées sous le ventre, la patte antérieure droite est

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allongée en avant, les cinq griffes nettement indiquées ; le garrot est proéminent, signe assez distinctif chez les ours. Enfin l'animal est dépourvu de tête et paraît n'en avoir jamais eu, car la section du cou est patinée comme le reste du corps et aucune trace d'arrachement n'existe, contrairement à ce que l'on constate sur le cou du lion.

Cet ours a subi, lui aussi, de nombreuses mutilations ; il est criblé de trous ronds comme en auraient laissé des coups de javelot portés avec violence dans les parties vitales ; mais, grâce à sa masse et à ses larges assises, il a résisté, son corps est demeuré entier. Des ruissellements tombés de la voûte ont coulé sur sa croupe et ses flancs, mais sans l'endommager, le recouvrant par places d'une pellicule de calcite très dure qui le cuirasse et authentifie son ancienneté de la plus heureuse façon.

Enfin, entre ses pattes de devant gît un crâne d'ourson, pro- portionné à sa taille, qui a suggéré aux savants des conclusions très intéressantes. Ce crâne s'est détaché de la statue, à laquelle il avait été fiché à l'aide d'une cheville de bois, lorsque cette cheville, dont on voit la trace s'est désagrégée sous l'action du temps et de l'humidité.

Primitivement, l'ours de Montespan s'est donc présenté sous l'aspect d'une statue d'argile, pourvue d'une tête naturelle san- glante. Nous verrons ce qu'il faut penser de cet assemblage extraordinaire et vraiment hallucinant, si l'on imagine les céré- monies terrifiantes qui se sont déroulées là, sous terre, au sein de la montagne.

A un mètre derrière l'ours, un cheval est tracé profondément sur l'argile du sol ; l'encolure présente des signes énigmatiques et paraît munie d'une crinière flottante démesurée. Tout le sol de la salle de l'Ours est bosselé d'une trentaine de modelages en haut-relief de 30 à 50 centimètres de long sur 10 à 15 centi- mètres d'épaisseur. Ces modelages sont malheureusement, en grande partie, rongés par des ruissellements qui envahissent cette partie de la galerie à certaines époques. Ils seraient pour la plupart presque indéterminables, si quelques-uns d'entre eux, hors d'atteinte de l'eau, ne montraient qu'il s'agit d'une troupe de chevaux dont certains, comme beaucoup d'animaux de Mon- tespan, sont porteurs de signes indéchiffrables.

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Dans divers recoins, on remarque des dépressions à bords abrupts. Elles ne sont autre chose que les cuvettes d'extraction de l'argile qui servit à confectionner l'ours et les autres modelages, dont la salle est jonchée. Une de ces cuvettes montre encore très nettement la trace des outils de pierre à l'aide desquels elle a été creusée. La mention de ces cuvettes nous amène, en termi- nant la description de nos trouvailles, à dire un mot de certains

vestiges qui abondent dans cette caverne. Vestiges si fragiles et si étranges — a écrit le comte Begouen, l'un des préhistoriens qui a le mieux étudié la grotte — que nous aurions hésité à les considérer comme préhistoriques, si tout l'ensemble des circonstances ne nous en avait apporté l'assurance. Il s'agit de menus travaux d'argile pétrie et de toutes sortes de manifestations inattendues, indiquant la complexité extrême de la psychologie des magdaléniens. Ç'a été pour nous un sujet d'études spéciales, avec le regretté docteur Capitan, qui écrivait à ce sujet, de son côté : Quelque étranges que puissent paraître plusieurs de ces manifestations, leur authenticité n'est pas douteuse. En beaucoup de points, un enduit stalagmitique mince les recouvre.

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Le sol de la galerie préhistorique et les parois, souvent tapissés d'argile, montrent une infinité de petits travaux faits de glaise pétrie : des fentes de la roche ont été soigneusement colmatées, après quoi ces bandes de terre ont été criblées de trous ronds ; des boules de la grosseur du poing, pétries et arrondies, sont déposées, parfois en petits tas, sur des banquettes et des rebords. Parmi cette collection de boules d'argile, il en existe une, traitée différemment, qui, de l'avis de tous ceux qui l'ont vue, serait un emblème féminin à peine stylisé. Des emplâtres terreux, collés aux murailles, parfois au plafond, sont percés de trous faits soit avec les doigts, soit à l'aide de bâtons pointus. L'une de ces plaques collées reproduit, en contour découpé, une tête de cheval vue de profil ; c'est la première fois qu'on a pu constater une telle figuration.

Aussi inattendues sont des boulettes de glaise collées à la roche. L'une d'entre elles, aplatie comme un pain à cacheter, maintient contre la muraille un joli silex taillé en double grattoir ; le tout est pris actuellement dans une mince coulée stalagmitique.

Une espèce de niche, d'environ 40 centimètres de haut, appli- quée à même la paroi verticale et où l'on distingue la trace des doigts qui l'ont façonnée, est également recouverte et durcie par une pellicule de stalagmite. Pareillement, une sorte de nid d'hirondelle en argile gâchée a été scellé à la muraille.

Au-dessus du groupe des lions, dans une crevasse rocheuse, de plusieurs mètres de longueur, minutieusement bouchée avec de l'argile pétrie, puis percée de trous, était plantée une large spatule en ivoire, polie et recourbée, véritable ébauchoir de sculpteur, qui a certainement servi à la confection des statues d'argile.

Dans la salle de l'Ours, une petite cavité rocheuse en forme de bénitier servit de cachette ou de vide-poche, car, en furetant, je la trouvai remplie de silex taillés.

Au fond du diverticule final, on voit sur la roche une série de traits gravés rayonnants et, juste au-dessous, posées en tas sur le sol, un amas de petites stalactites comme des crayons.

A chaque pas, on constate que les magdaléniens ont prélevé de l'argile à pleines mains, tracé au doigt des lacis et des entrelacs compliqués, fait des trous, planté ou caché des silex. Tous ces

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petits travaux, dont la signification nous échappe en grande partie, ont, par endroits, été abîmés par les ours qui ont labouré le sol et les murailles de leurs griffes. On remarque, en effet, à Montespan, de nombreuses traces d'ours et de pieds nus humains.

La superposition des griffades sur les empreintes humaines et inversement montre que l'homme et ces fauves redoutables se disputaient cet asile.

On ne songe pas sans frémir aux combats terribles qu'ils ont dû se livrer et on ne se lasse pas d'admirer le courage de nos lointains ancêtres qui s'aventuraient avec des armes de pierre et des épieux dans ces repaires de bêtes féroces.

La merveilleuse conservation des vestiges si curieux que nous venons d'énumérer tient à ce que, comme l'a écrit le comte Begouen, les difficultés extrêmes d'accès ayant empêché l'entrée des hommes, depuis les temps préhistoriques jusqu'à ces derniers jours, aucun être humain n'avait pu pénétrer dans cette partie de la caverne.

Parmi tant de témoignages des temps révolus, les empreintes de mains et de pieds ne sont pas les moins impressionnantes. Je n'oublierai jamais la stupéfaction et l'abîme de réflexions dans lesquels me plongèrent la découverte et la contemplation de ces traces si émouvantes, retrouvées intactes après deux cents siècles de solitude.

De telles émotions paient, en un instant, de bien des fatigues, des dangers et des innombrables déceptions qui caractérisent les recherches de ceux qui ont entrepris de ravir au passé si lointain et si jaloux le mystère de nos origines.

Nous avons dit qu'un mois après la découverte les pioches et les efforts réunis de mes camarades avaient facilité grandement l'accès de la grotte.

C'est à cette époque que la galerie préhistorique de Montes- pan, aujourd'hui « monument historique », a pu être visitée par d'éminents savants auxquels j'en ai fait les honneurs, leur en ayant réservé la primeur.

Ces préhistoriens, venus tout spécialement, n'ont d'ailleurs pas hésité à remonter le cours du ruisseau souterrain pendant deux cents mètres, ayant parfois de l'eau jusqu'à la poitrine. C'est de cette façon que la galerie a été atteinte en premier lieu

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par l'abbé Breuil, le comte Bergouen et le docteur Capitan, les professeurs Hamal-Nandrin, de l'université de Liège, Sollas, Sandford, de l'université d'Oxford, et miss Garrod.

De l'examen et de l'étude approfondis des gravures et des sculptures de Montespan il résulte qu'il s'agit là d'un sanctuaire d'une de ces grottes sacrées où les sorciers des tribus chasse- resses de l'âge du renne se livraient à des cérémonies magiques. L'ethnographie comparée nous fournit des exemples semblables chez certaines peuplades sauvages actuelles. Les pratiques d'envoûtement des modernes jeteurs de sorts, qui se voient encore dans les pays les plus civilisés, ne seraient ainsi qu'un souvenir vivace de ces époques reculées.

Quant aux nombreux petits travaux d'argile qui se trouvent disséminés un peu partout dans la grotte : boudins, trous, lacis, alvéoles, etc., et à bien d'autres signes restés incompris, rien ne permet encore de leur attribuer une explication satisfaisante.

Un jour, peut-être, on traduira ces signes mystérieux, en les comparant à des vestiges analogues trouvés dans d'autres cavernes, à côté de certains détails qui donneront la clé de l'énigme.

La grotte de Montespan offre donc encore un champ d'études excessivement captivantes. Mais les œuvres d'art qu'elle contient et leurs particularités ont déjà fourni à la science préhistorique une contribution des plus importantes, qui classe cette caverne parmi les plus célèbres et lui confère une valeur inestimable.

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LA GROTTE SACRÉE DE LABASTIDE

Ad augusta per angusta.

A u mois d'avril 1932, dix ans après la découverte de

la caverne de Montespan, dont on vient de lire le récit, les explo- rations et les études que je poursuis sous terre dans les Pyrénées m'amenaient aux confins de la Haute-Garonne et des Hautes- Pyrénées, à l'extrême pointe de l'éventail du plateau de Lanne- mezan, vaste étendue désertique, couverte de bruyères, d'ajoncs et de fougères. Du haut de ce cône d'alluvions, édifié aux époques géologiques où les Pyrénées formaient une chaîne incomparable- ment plus élevée que maintenant, on découvre — sur deux cents kilomètres de front — un horizon ininterrompu de montagnes encore fort imposantes d'où se détachent les géants du pays

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d'Aure et de Bigorre : les escarpements de l'Arbizon, le dôme du pic du Midi, strié de neige, la pyramide du Montaigu et, dans le lointain, les crêtes dentelées de la frontière, les cimes espagnoles toutes blanches.

Au premier plan, contreforts innombrables et anonymes, moutonne une houle de sommets secondaires, couverts de forêts de hêtres et de sapins. C'est là, au débouché de la vallée d'Aure, non loin du confluent de la Neste et de la Garonne, dans une falaise abrupte, baignée par les flots torrentueux de la Neste, que s'ouvre la grotte de Lortet, habitat préhistorique illustré par les fouilles fructueuses qu'Edouard Piette y pratiqua dès 1873. Négligeant ce gisement célèbre dans les annales de la préhis- toire, mais actuellement épuisé, je me dirigeai vers un groupe de cavernes à peu près ignorées et inexplorées, situées entre les vallées de la Neste et de l'Adour, dans le pays montagneux et boisé des Baronnies, qui est bien le « pays des quarante cavernes ».

Sur les indications d'un ami, M. Léon Ducasse, procureur de la République à Toulouse, qui connaît parfaitement cette région, je commençai mes prospections par les profondes grottes de Labastide, près du village de ce nom, étrangement bâti au fond d'un entonnoir de cent hectares, encerclé et dominé par les landes de Lannemezan et les avant-monts des Pyrénées. Les eaux de source et de ruissellement de cette cuvette forment un ruisseau collecteur qui arrose de riches prairies, traverse le village, puis se dirige jusqu'au plus creux de la dépression par un ravin étroit et escarpé, qui aboutit à la gueule d'une caverne dite « de la Spugue », où les eaux disparaissent, happées par une étroite crevasse.

Ce ruisseau souterrain reparaît au jour deux kilomètres plus loin, au village d'Esparros, après avoir traversé de part en part la montagne qui s'opposait à son cours superficiel, phénomène fréquent dans les contreforts et la haute chaîne des Pyrénées, où existent nombre de ces « percées hydrogéologiques ».

La communication souterraine entre Labastide et Esparros est certaine, mais l'exploration était réputée impossible, la résur- gence d'Esparros étant impénétrable et la perte de Labastide paraissant trop exiguë pour livrer passage à l'homme. En 1897, le savant explorateur de cavernes Armand Viré était venu à

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Labastide, mais avait jugé irréalisable, lui aussi, l'exploration de ce ruisseau hypogée. Entraîné aux immersions dans les froides eaux souterraines et spécialisé dans le forcement de passages délicats tels que voûtes noyées, laminoirs, chatières, je n'hésitai pas devant l'en- gouffrement de ce cours d'eau.

M'étant entièrement dévêtu (car pour nager et ramper sous terre les vêtements, qui conservent l'humidité et s'accrochent aux moindres saillies, offrent gêne et danger), je m'insinuai tête en avant et en forçant dans la fissure plongeante qui absorbe le ruisseau.

C'était au début du mois d'avril, époque peu propice, car les eaux étaient hautes et froides. Après avoir rampé éperdument avec de grandes difficultés entre eau et roche, je progressai à plat ventre sur un lit de vase molle et nauséabonde, le dos en contact avec les rugosités du plafond surbaissé. Enfin, après bien des efforts et des craintes pour ma lumière agitée par un violent courant d'air, j'eus la satisfaction de voir cesser ce laminoir où le bouillonnement de l'eau fait un grand vacarme et je pus marcher à quatre pattes et bientôt me dresser dans une belle salle que je traversai rapidement, impatient de poursuivre l'exploration.

Je m'engageai alors dans une galerie tortueuse ; mais, au bout de deux cents mètres, je fus arrêté par la présence de gaz délétères, obstacle insidieux et redoutable, qui m'était révélé depuis un instant par le vacillement de la flamme de ma lampe et une gêne respiratoire sensible.

J'eus le temps de distinguer dans l'ombre un gros amas de feuilles, d'herbes, de détritus divers apportés du dehors et accu- mulés là par une crue du ruisseau. Ces matières végétales en décomposition viciant l'air et rendant momentanément impos- sible tout séjour dans la grotte, je dus rebrousser chemin en hâte et différer l'exploration jusqu'au jour où l'obstacle aurait disparu, entraîné par une nouvelle crue. Revenu au jour, sans autre inci- dent, je me dirigeai, sans me revêtir, vers une autre entrée de grotte toute proche, qui s'ouvre dans la même falaise et dans le même ravin que la Spugue.

On y accède en descendant dans une sorte d'abîme à parois verticales, sauf sur un côté, où l'on dévale le long d'un talus

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d'éboulis très raide. A trente mètres de profondeur, on découvre une belle arcade qui forme l'entrée théâtrale de cette caverne cachée au fond d'un puits.

La lumière du jour cesse dangereusement ici, car, à quelques pas à l'intérieur, s'ouvre un nouveau puits large et profond occupant toute la galerie d'entrée et qu'il faut contourner par une étroite corniche, si l'on veut aller plus avant.

Ce jour-là, le bec de ma lampe à acétylène fonctionnait très mal, ne m'éclairant qu'avec parcimonie, et ce n'est que grâce à une longue habitude des mondes souterrains que je pus circuler dans cette vaste caverne où j'allais découvrir des vestiges préhis- toriques importants.

Gêné par les vastes proportions des couloirs dont mon lumi- gnon ne perçait que bien imparfaitement les ténèbres, je résolus, afin de ne pas m'égarer, de suivre pas à pas toujours la même paroi, quitte à revenir par le même itinéraire. Je dépassai le gouffre, qui bâille traîtreusement à l'entrée, en utilisant une cor- niche rocheuse ; puis une galerie montante m'amena dans une salle à sol horizontal encombrée de rochers, de stalagmites trapues parsemées d'ossements d'animaux, parmi lesquels je distinguai cependant des fragments de poterie et quelques os humains, vestiges d'un habitat ou d'une de ces misérables sépul- tures néolithiques ou gauloises qui abondent dans les grottes pyrénéennes. Chemin faisant, j'examinai les parois — comme je le fais toujours sous terre — en quête de gravures murales, mais la roche, rugueuse, délitée, ne montrait nulle part d'endroits propices à ces manifestations, d'ailleurs fort rares, de l'art pré- historique.

Après l'escalade de plusieurs ressauts, de chaos de rochers et la traversée d'une longue fondrière où l'on enfonce dans une argile gluante, je parvins, à trois cent trente mètres du jour (dis- tance mesurée depuis), dans une petite salle allongée en cul-de-sac, où la voûte basse, le sol terreux, comme battu et piétiné, me firent penser à la salle de l'ours d'argile de la caverne de Montespan. Dans plusieurs des grottes que j'ai explorées, j'avais eu parfois de semblables impressions, le pressentiment, rarement réalisé d'ailleurs, que j'allais découvrir quelque chose de sensationnel. Mais, cette fois, mon opiniâtreté allait être récompensée.

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A la lueur de la lanterne, qui charbonnait sans éclat, je com- mençai par inspecter le plafond, à demi courbé, à col tordu.

Avec un émoi indicible, je distinguai aussitôt, juste au-dessus de ma tête, de ces traits gravés qui ne trompent pas ceux qui ont longtemps cherché, déchiffré et étudié des gravures préhistoriques sur les parois des cavernes. Mais j'étais trop près pour discerner la signification de ces lignes. Ayant fébrilement agité ma lampe,

je profitai du regain de clarté qui s'ensuivit pour étudier les graffiti de la voûte basse en me couchant sur le sol.

Et, soudain, m'apparut en entier une tête de lion rugissant, d'un réalisme frappant.

Cette tête — plus grande que nature — est d'une vérité d'expres- sion troublante : le mufle rétracté et froncé, le prognathisme de la gueule grande ouverte donnent à l'animal une expression de férocité impressionnante, accentuée par des canines menaçantes de huit centimètres de long, que complète l'œil bridé par la distension de la mâchoire.

L'homme, le grand artiste animalier qui, à l'aide d'un caillou pointu, a gravé ce chef-d'œuvre au plafond rugueux de cette

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salle basse a reproduit fidèlement et avec une intensité de vie prodigieuse la vision qu'il a gardée d'un tête-à-tête terrifiant avec le fauve!

De telles découvertes paient en un instant les années de re- cherches et les kilomètres parcourus dans les cavernes. Comment faire partager au lecteur l'émotion et le monde de pensées qui vous étreignent lorsque, seul sous terre, on se trouve en présence d'une de ces manifestations artistiques de l'humanité primitive qui font paraître récentes les antiquités égyptiennes, quand on est le premier à retrouver, après plus de cent siècles, l'effigie de ce formidable lion des cavernes qui, à une époque fabuleu- sement reculée, hantait les forêts et les steppes de ce qui devait être nos pays!

Au cours de longues années d'études et d'explorations souter- raines dans les Pyrénées, cette faveur, cette joie de l'esprit ne m'avaient été accordées que deux fois : en 1923, dans la caverne commingeoise de Montespan, où je découvrais des gravures murales et des modelages en argile qui ont fait de cette grotte une des plus célèbres de la préhistoire ; et en 1930, dans la grotte d'Alquerdi (Navarre espagnole), où j'ai trouvé des dessins muraux de bisons et de rennes.

Avec la dernière trouvaille de Labastide, je venais de décou- vrir une nouvelle grotte ornée des Pyrénées. Certaines de ces grottes ornées ne sont d'ailleurs classées comme telles que grâce à deux ou trois dessins isolés, tandis que dans celle-ci j'allais m'offrir le vernissage d'un Salon préhistorique très riche ; la rétrospective d'un art sans contredit le plus intéressant, le plus émouvant et le plus ancien qui soit : l'art magdalénien et son devancier, l'art aurignacien, tous deux représentés dans cette grotte et qui remontent, d'après les évaluations et les calculs les plus sérieux et les plus modérés, à quinze mille ou vingt mille ans environ avant notre ère...

Quand je détachai enfin mes regards du « félin rugissant » que j'avais longuement et avidement contemplé, j'étais per- suadé que d'autres gravures burinées au silex sur la roche allaient m'apparaître. En effet, une des parois et une partie du plafond de cette salle présentent un enchevêtrement extraordinaire de dessins de toutes dimensions, certains gravés profondément

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en traits larges de deux doigts, d'autres très fins, légers lacis, visibles seulement en lumière frisante. Bien que l'artiste ait pré- senté parfois jusqu'à sept animaux différents superposés (sur- charges très connues en préhistoire où le dessinateur travaillait sur des œuvres antérieures en en faisant abstraction) et malgré la difficulté qu'il y a parfois à déchiffrer ces curieuses surimpres- sions, je distinguai du premier coup d'œil une longue frise où huit à dix chevaux, de 1,50 mètre à 2 mètres de long, sont affrontés ou se suivent. Tous ces chevaux et quantité d'autres que j'ai découverts par la suite dans différentes parties de la caverne s'apparentent par des traits communs : corps trapu, tête courte et épaisse, crinière hérissée en brosse, queue fort longue.

Dans la frise des chevaux, on distingue plusieurs bisons et rennes, nombre d'animaux qui ne sont pas encore identifiés et quantité de traits et signes énigmatiques qui paraissent indé- chiffrables.

Une mention spéciale doit être accordée à une tête humaine fort nette et détaillée, chose excessivement rare dans les archives que nous ont léguées nos lointains ancêtres. Cette tête, qui a été gravée dans une dépression de la paroi, au centre de la scène des chevaux, apparaît, vue de face, comme une figure s'encadrant dans une lucarne. Le visage tout rond est bien singulier : les yeux sont formés de cercles profondément gravés ; le nez, très large, comporte non pas des narines, mais de véritables naseaux dilatés ; la bouche est taillée en coup de hache comme celle d'un masque et une barbe pointue complète cette physionomie étrange et bestiale. On éprouve un certain malaise à penser que ce pourrait être là le portrait d'un de ces hommes qui nous ont laissé, grâce à leurs œuvres, la preuve qu'ils étaient doués d'un sentiment artistique très prononcé et qu'ils avaient des préoccupations et des aspirations d'un niveau beaucoup plus élevé qu'on ne l'ima- gine couramment. A notre avis, et cela concorde avec d'autres constatations et découvertes faites ailleurs, il s'agit d'un homme masqué, d'un masque de sorcier comme en ont encore les peu- plades primitives modernes. Ces yeux cerclés et ce mufle rap- pellent d'une façon frappante le célèbre sorcier masqué de la grotte des Trois-Frères (Ariège) et les masques « duk duk » de la Nouvelle-Guinée.

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Une autre gravure de Labastide représente un homme nu et masqué, le corps penché, les jarrets fléchis, les bras placés hori- zontalement en avant : c'est l'attitude de la « danse nègre », ou, mieux, d'une danse rituelle que l'on retrouve chez le sorcier pareillement nu et masqué des Trois-Frères, chez les suppliants de la caverne d'Altamira, les anthropomorphes des grottes des Combarelles et de Marsoulas.

Plus nu et plus solitaire que l'homme des cavernes qui ne devait jamais s'aventurer seul sous terre, je me sentais écrasé par tant de siècles accumulés, par tant de mystères. J'étais très ému, mais il fallait songer au retour, car des heures s'étaient écoulées depuis mon entrée dans la grotte et la flamme de la lampe était de plus en plus réduite. Attentif à suivre, presque à tâtons, la paroi qui devait me ramener vers la sortie, je supputais déjà quand je pourrais revenir dans cette caverne pour en parfaire l'exploration et découvrir d'autres gravures. En arrivant au jour, je constatai que le soleil était bas à l'horizon. Je me disposai à dévaler une pente escarpée jusqu'à l'entrée de la grotte voisine où, l'on s'en souvient, j'avais caché mes habits, lorsque je m'aper- çus que le ravin, solitaire lors de mon arrivée en ces lieux, était envahi par un troupeau de moutons que gardait une bergère silen- cieuse et je m'avisai aussi que j'étais dans la tenue d'un champion de natation, le corps terreux et balafré d'écorchures. Pour éviter un scandale et épargner une émotion bien compréhensible à la brune pastourelle qui aurait été effrayée par l'apparition du génie souterrain que je devais personnifier, j'attendis dans les fourrés que le crépuscule ramène vers le village la bergère et ses blancs moutons.

Deux jours plus tard, je revenais sur les lieux en compagnie de ma femme, et, depuis, en quinze séances — dont certaines, d'une durée insolite, inquiétèrent les habitants du village qui, un soir, vinrent appeler et nous attendre à l'entrée de la caverne — nous avons trouvé, dessiné et photographié de nouveaux dessins disséminés dans toute l'étendue de la grotte. A la boussole, nous en avons relevé le plan, mais non achevé l'exploration, car il existe des puits naturels qui donnent accès à des étages infé- rieurs profonds. Une descente à la corde lisse dans des puits verticaux successifs nous a fait atteindre le cours du ruisseau

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souterrain sous-jacent qui reparaît au jour au village d'Esparros. L'étude de l'étage supérieur (le seul qui ait été fréquenté par

l'homme) nous a révélé, sur des blocs isolés, sur les parois, aux voûtes, des gravures de chevaux, rennes, bisons, ours, félins, bouquetins, sangliers, un oiseau (outarde). Cependant la prédo- minance des dessins d'équidés m'a déterminé à baptiser « grotte des Chevaux » cette splendide caverne anonyme, afin de la distinguer de plusieurs autres très rapprochées que l'on désigne indifféremment sous le nom de grottes de Labastide.

Certains dessins sont de facture aurignacienne, c'est-à-dire plus frustes et plus inhabiles, parce que beaucoup plus anciens, que la généralité des autres qui remontent à cette période magda- lénienne que l'on a pu appeler l'époque des « beaux-arts pré- historiques ».

A deux cents mètres de l'entrée, un énorme rocher, détaché de la voûte élevée, obstrue en partie la galerie principale. Ce bloc présente une face plane sur laquelle figure un très grand cheval gravé au trait et peint en rouge, la crinière et les sabots étant seuls peints en noir. C'est l'unique spécimen de peinture que renferme la grotte (les peintures préhistoriques sont d'ailleurs encore plus rares que les gravures). L'animal est très grand et sa tête est à trois mètres au-dessus du sol.

Dans la partie terminale de la caverne, on remarque sur une banquette terreuse deux grands cercles de pierre tangents, analogues à des cromlechs. A l'intérieur de ces cercles se voient des charbons, des ossements calcinés, des mâchoires et des dents de cheval, des silex taillés par la main de l'homme. Il y avait aussi à cet endroit des pointes de sagaie en bois de renne et plusieurs plaquettes calcaires portant de fines gravures de chevaux, rennes, bisons. Toutes ces tablettes étaient posées à terre, la face ornée tournée vers le sol, ce qui doit correspondre à un rite, car cela a été remarqué dans d'autres grottes.

Il y aurait beaucoup à dire sur les nombreux vestiges et gra- vures de cette caverne et sur bien des singularités qui les carac- térisent. Une fois de plus se pose le problème de la signification de ces dessins. Dans quel but ont-ils été exécutés dans les parties des grottes les plus reculées, au prix de sérieuses difficultés, dans des positions très pénibles, parfois invraisemblables?

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Maintenant que, grâce aux découvertes et aux travaux des émi- nents préhistoriens : Cartailhac, Capitan, Breuil, Begouen, etc., la théorie de la magie a prévalu sur celle essentiellement livresque de l'« art pour l'art », on ne s'étonne plus de découvrir les dessins, peintures, voire sculptures, dans les parties d'accès difficile de quelques rares antres souterrains et on s'explique ces silhouettes, restées longtemps énigmatiques, d'hommes masqués et parfois entièrement déguisés qui, dans plusieurs grottes, semblent pré- sider aux scènes d'envoûtements et de conjurations tracées sur les murailles. Le sorcier est bien à sa place au milieu de ce sabbat.

A Labastide, comme à Montespan, on se trouve en présence de sanctuaires de la préhistoire, de grottes sacrées où se sont déroulées, à des époques révolues et dans les ténèbres souter- raines, les mêmes cérémonies, les mêmes rites qui se sont trans- mis immuables à travers les millénaires et se retrouvent chez les peuplades sauvages actuelles.

La nouvelle grotte sacrée de Labastide vient s'ajouter à la courte, mais remarquable liste des cavernes ornées des Pyrénées. Je suis heureux d'avoir pu révéler cette dernière, qui offre un champ d'étude intéressant et nouveau.

La découverte de ces richesses archéologiques, qu'il importe de protéger contre les futurs visiteurs ignorants ou vandales, m'a grandement récompensé de mes nombreuses explorations sous terre, des fatigues que j'y ai endurées et des dangers que j'y ai courus.

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Ce livre UN DEMI-SIÈCLE SOUS TERRE de Norbert Casteret illustré par Jean Retailleau est le cent cinquième de la COLLECTION SUPER Il a été achevé d'imprimer pour la Société Nouvelle des Éditions G.P. à Paris sur les presses de l'Imprimerie Moderne à Nantes Photogravure S.T.O.

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