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I In ntreti •=le n le5n Reite Pril _i Nol I gel %,e‘011%ol I UV ‘tel%e ywq.11 U, ,veleg.e..e1 r.e La naissance de l'écriture Inventée il y a plus de 3 000 are avant J.-C. par les Sumériens de Mésopotamie la première écriture reproduisait des objets et non des sons. Il faudra encore 2 000 ans pour que les Phéniciens inventent l'alphabet Le Nouvel Observateur. - Peut-on dater la naissance de l'écriture? Jean Bottéro. - Il est difficile de dater une invention dont la mise au point a duré des millénaires. Même les calculi de Mésopotamie ont une longue histoire, ces cailloux d'argile qui sèrvent à noter les premiers inventaires de trou- peaux. Au lieu de compter les moutons un par un, on utilise un signe qui représente la dizaine. Ce signe en vient à signifier le chiffre dix. C'est le début de l'abstraction indispensable à l'écriture. N. O. - Ce sont bien les Sumériens qui ont tracé les premiers mots? - J. Bottéro. - Deux peuples très différents se partagent l'Entre-Deux-Fleuves dès le Ir millé- naire avant J.-C. Les Akkadiens, les plus anciens sémites connus, sont venus de Syrie en suivant le Croissant fertile. On ne sait pas d'où viennent les Sumériens. Vers la fin du III' millénaire, ils disparaîtront, assimilés par la civilisation as- syro-babylonienne qui reste marquée par leurs inventions. La langue sumérienne devient alors la langue savante des clercs de Baby- lone, un peu comme le latin au Moyen-Age. On a retrouvé en Mésopotamie des tablettes d'argile datant de 3200 avant J.-C. environ. Elles sont re- couvertes de pictogrammes stylisés, gravés dans l'argile molle à l'aide d'un roseau taillé en pointe (et non en biseau comme le calame de l'écriture cunéiforme mille ans plus tard), et qui représentent des objets : un vase, une tête de taureau, le triangle pu- bien... C'est ce qu'on appelle une écriture de choses, par opposition avec une écriture de mots : elle reproduit des objets et non le son des 'mots. La première fonction de l'écri- ture est comptable. Rien d'étonnant l à ce qu'elle apparaisse dans un pays fertile, une société complexe où il est nécessaire de mémoriser un grand nombre d'opérations. N. O. - Ces pictogrammes sont-ils déjà une véritable écriture ? J. Bottéro. - Ils sont imprécis. Le signe représentant le pied peut aussi désigner la marche ou_le transport. Pour réduire le nombre de signes, il a fallu leur attribuer à chacun une constellation de sens. Leur significa- 36 LE NOUVEL OBSERVATEUR /DOSSIER lion ne se dévoile que par le souvenir de l'événe- ment qu'elles évoquent. Ce sont en fait des aide-mémoire. L'homme qui a conclu une vente en garde une trace écrite incomplète : seule sa mémoire lui permet de reconstituer les faits. Prenez quatre signes : un pied, un poisson, une rivière, une femme. Avec ces quatre mots on peut raconter des dizaines d'histoires. J'ai marché vers la rivière où j'ai pêché des poissons pour ma femme... Ma femme a trempé son pied dans la rivière pleine de poissons... Seul celui qui a vécu l'événement peut interpréter ces signes. A ce stade, l'écriture est indéchiffrable. N. O. - Comment est-on passé de l'écriture de choses à l'écriture de mots ? J. Bottéro. - Quelqu'un s'est aperçu un jour qu'en traçant le signe du chat on signifie égale- ment la syllabe cha. Dès lors, le signe prend une valeur phonétique et se rattache à une prononcia- lion, à une langue données. Mais les Suméro- Akkadiens n'ont jamais:'totalement renoncé à l'écriture de choses. Le phonétisme n'est long- temps pour eux qu'un adjuvant. Ils sont persua- dés d'avoir réussi à fixer le réel : à leur sens, le mot est identique à la chose nommée. Au début de l'épopée de la création, avant la naissance des dieux, pour décrire le néant originel, il est écrit : « Lorsque les cieux n'étaient pas nommés. » Le nom est l'essence même de la chose. N. O. - Pourtant, les mêmes signes ont servi à noter au moins deux langues... J. Bottéro. -11 est remarquable que cette écriture inventée pour noter le sumérien ait pu s'adapter à la langue des Akkadiens. Le sumérien monosyl- labique ressemble au chinois alors que l'akkadien est flexionnel comme les langues sémitiques. Au total, les Suméro-Akkadiens disposeront de 400 à 500 signes qui ont chacun deux valeurs : une valeur de mot, une valeur phonétique. Pour signifier le pied, on dessine une silhouette de pied. Comme le pied se dit gir en sumérien, le signe du pied peut représenter aussi la syllabe gir. Mais le pied renvoyant aussi à la marche et au transport qui se disent du et tum, le signe du pied héritera donc également des valeurs phonéti- ques associées à cette série de signifi- cations. On comprend qu'un sys- tème aussi complexe ait été réservé à une élite restreinte. Deux mille ans plus tard, l'invention de l'alphabet par les Phéniciens donnera à l'écri- ture une souplesse dont les scribes sumériens n'ont pas la moindre idée. N. O. - L'écriture sumérienne est- elle la matrice des autres écritures ? J. Bottéro. - En tout cas, elle leur est antérieure. Les premières tablettes mésopotamiennes datent de 3200 environ avant J.-C. Un ou deux siècles plus tard, les hiéroglyphes apparaissent en Egypte. Vers 2500 avant J.-C., apparaît l'écriture proto-indienne de Mohenjo-Daro. Les premières écritures chinoises remontent à 1500 avant J.-C. Il est possible que toutes ces écritures dérivent de Sumer. Mais que dire des écritures de l'Amérique précolom- bienne ? L'écriture a-t-elle une ori- gine unique? Nous n'en savons rien. Propos recueillis par CATHERINE DAVID (*) Auteur de « Mésopotamie » et « Nais- • sance de Dieu » (Gallimard).

Un Entrétien Avec Jéan Bottéro. Le Naissance de l'Écriture

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Jean Bottéro en una entrevista acerca de los orígenes de la escritura en Mesopotamia

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Page 1: Un Entrétien Avec Jéan Bottéro. Le Naissance de l'Écriture

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La naissance de l'écriture

Inventée il y a plus de 3 000 are avant J.-C. par les Sumériens de Mésopotamiela première écriture reproduisait des objets et non des sons.Il faudra encore 2 000 ans pour que les Phéniciens inventent l'alphabetLe Nouvel Observateur. - Peut-on dater lanaissance de l'écriture?Jean Bottéro. - Il est difficile de dater uneinvention dont la mise au point a duré desmillénaires. Même les calculi de Mésopotamieont une longue histoire, ces cailloux d'argile quisèrvent à noter les premiers inventaires de trou-peaux. Au lieu de compter les moutons un par un,on utilise un signe qui représente la dizaine. Cesigne en vient à signifier le chiffre dix. C'est ledébut de l'abstraction indispensable à l'écriture.N. O. - Ce sont bien les Sumériens qui ont tracéles premiers mots? -J. Bottéro. - Deux peuples très différents separtagent l'Entre-Deux-Fleuves dès le Ir millé-naire avant J.-C. Les Akkadiens, les plus ancienssémites connus, sont venus de Syrie en suivant leCroissant fertile. On ne sait pas d'où viennent lesSumériens. Vers la fin du III' millénaire, ilsdisparaîtront, assimilés par la civilisation as-syro-babylonienne qui reste marquée par leursinventions. La langue sumérienne devient alors lalangue savante des clercs de Baby-lone, un peu comme le latin auMoyen-Age.On a retrouvé en Mésopotamie destablettes d'argile datant de 3200avant J.-C. environ. Elles sont re-couvertes de pictogrammes stylisés,gravés dans l'argile molle à l'aided'un roseau taillé en pointe (et non enbiseau comme le calame de l'écriturecunéiforme mille ans plus tard), etqui représentent des objets : un vase,une tête de taureau, le triangle pu-bien... C'est ce qu'on appelle uneécriture de choses, par oppositionavec une écriture de mots : ellereproduit des objets et non le son des'mots. La première fonction de l'écri-ture est comptable. Rien d'étonnant

là ce qu'elle apparaisse dans un paysfertile, une société complexe où il estnécessaire de mémoriser un grandnombre d'opérations.N. O. - Ces pictogrammes sont-ilsdéjà une véritable écriture ?J. Bottéro. - Ils sont imprécis. Lesigne représentant le pied peut aussidésigner la marche ou_le transport.Pour réduire le nombre de signes, ila fallu leur attribuer à chacun uneconstellation de sens. Leur significa-36 LE NOUVEL OBSERVATEUR /DOSSIER

lion ne se dévoile que par le souvenir de l'événe-ment qu'elles évoquent. Ce sont en fait desaide-mémoire. L'homme qui a conclu une venteen garde une trace écrite incomplète : seule samémoire lui permet de reconstituer les faits.Prenez quatre signes : un pied, un poisson, unerivière, une femme. Avec ces quatre mots on peutraconter des dizaines d'histoires. J'ai marché versla rivière où j'ai pêché des poissons pour mafemme... Ma femme a trempé son pied dans larivière pleine de poissons... Seul celui qui a vécul'événement peut interpréter ces signes. A cestade, l'écriture est indéchiffrable.N. O. - Comment est-on passé de l'écriture dechoses à l'écriture de mots ?J. Bottéro. - Quelqu'un s'est aperçu un jourqu'en traçant le signe du chat on signifie égale-ment la syllabe cha. Dès lors, le signe prend unevaleur phonétique et se rattache à une prononcia-lion, à une langue données. Mais les Suméro-Akkadiens n'ont jamais:'totalement renoncé àl'écriture de choses. Le phonétisme n'est long-

temps pour eux qu'un adjuvant. Ils sont persua-dés d'avoir réussi à fixer le réel : à leur sens, le motest identique à la chose nommée. Au début del'épopée de la création, avant la naissance desdieux, pour décrire le néant originel, il est écrit :« Lorsque les cieux n'étaient pas nommés. » Lenom est l'essence même de la chose.N. O. - Pourtant, les mêmes signes ont servi ànoter au moins deux langues...J. Bottéro. -11 est remarquable que cette écritureinventée pour noter le sumérien ait pu s'adapterà la langue des Akkadiens. Le sumérien monosyl-labique ressemble au chinois alors que l'akkadienest flexionnel comme les langues sémitiques. Autotal, les Suméro-Akkadiens disposeront de 400 à500 signes qui ont chacun deux valeurs : unevaleur de mot, une valeur phonétique. Poursignifier le pied, on dessine une silhouette de pied.Comme le pied se dit gir en sumérien, le signe dupied peut représenter aussi la syllabe gir. Mais lepied renvoyant aussi à la marche et au transportqui se disent du et tum, le signe du pied héritera

donc également des valeurs phonéti-ques associées à cette série de signifi-cations. On comprend qu'un sys-tème aussi complexe ait été réservé àune élite restreinte. Deux mille ansplus tard, l'invention de l'alphabetpar les Phéniciens donnera à l'écri-ture une souplesse dont les scribessumériens n'ont pas la moindre idée.N. O. - L'écriture sumérienne est-elle la matrice des autres écritures ?J. Bottéro. - En tout cas, elle leur estantérieure. Les premières tablettesmésopotamiennes datent de 3200environ avant J.-C. Un ou deuxsiècles plus tard, les hiéroglyphesapparaissent en Egypte. Vers 2500avant J.-C., apparaît l'écritureproto-indienne de Mohenjo-Daro.Les premières écritures chinoisesremontent à 1500 avant J.-C. Il estpossible que toutes ces écrituresdérivent de Sumer. Mais que dire desécritures de l'Amérique précolom-bienne ? L'écriture a-t-elle une ori-gine unique? Nous n'en savons rien.

Propos recueillis parCATHERINE DAVID

(*) Auteur de « Mésopotamie » et « Nais- •sance de Dieu » (Gallimard).