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1 faire de l’histoire & faire l’histoire Introduction Pour tout lecteur s’étant senti – comme cela est sans doute une loi de toute existence humaine – sommairement catalogué par le regard des autres et à plus forte raison si, mutatis mutandis, ce lecteur a fréquenté les murs ou contre-plaqués d’un département d’histoire, le renommé Eric Hobsbawm suscite dans un passage de son autobiographie, une sympathie amusée, fraternelle : « Hobsbawm, l’historien marxiste », écriteau que je porte encore autour du cou, comme ces carafes dûment étiquetées qui circulent après dîner dans la salle des profs, afin que les mandarins universitaires éméchés ne confondent pas le porto et le sherry. 1 1 Eric Hobsbawm, Franc-tireur, Autobiographie, Paris, Ramsay, 2005, traduit de l’anglais par Dominique Peters et Yves Coleman (1 ère éd. Penguin Books, 2002), p. 362. « L’Histoire, dit Stephen, est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller. » JAMES JOYCE, Ulysse. « La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. » KARL MARX, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. « En Irlande, l’histoire est propagande. » BICO, The Economics of Partition, (1972), p. 7.

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Marxist Writing of Irish HistoryMarxistische Geschichtsschreibung Irlands [email protected]://sites.google.com/site/marxerin/

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faire de lhistoire & faire lhistoireIntroduction

LHistoire, dit Stephen, est un cauchemar dont jessaie de mveiller. JAMES JOYCE, Ulysse.

La tradition de toutes les gnrations mortes pse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. KARL MARX, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

En Irlande, lhistoire est propagande. BICO, The Economics of Partition, (1972), p. 7.

Pour tout lecteur stant senti comme cela est sans doute une loi de toute existence humaine sommairement catalogu par le regard des autres et plus forte raison si, mutatis mutandis, ce lecteur a frquent les murs ou contre-plaqus dun dpartement dhistoire, le renomm Eric Hobsbawm suscite dans un passage de son autobiographie, une sympathie amuse, fraternelle : Hobsbawm, lhistorien marxiste , criteau que je porte encore autour du cou, comme ces carafes dment tiquetes qui circulent aprs dner dans la salle des profs, afin que les mandarins universitaires mchs ne confondent pas le porto et le sherry.1

Eric Hobsbawm, Franc-tireur, Autobiographie, Paris, Ramsay, 2005, traduit de langlais par Dominique Peters et Yves Coleman (1re d. Penguin Books, 2002), p. 362.

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Lestampille marxiste , un stigmate ? Le sentiment est comprhensible. Un peu la faon quavait le plus clbre rvolutionnaire irlandais James Connolly2 de sexprimer sur ce quil voyait comme le sort de lIrlande aprs la soumission de celle-ci la conqute britannique, la tentation est grande de caractriser lactuel destin des travaux inspirs de prs ou de loin par Karl Marx dun Woe to the vanquished 3, malheur au vaincu . Quon lui donne une tournure amre ou cynique, une porte provisoire ouVae victis !

dfinitive, ce constat simpose. Le marxisme reflue considrablement depuis plus dun quart de sicle. Et sa misre actuelle tranche avec ses grandeurs passes. Loin, en effet, est le temps de la Seconde Internationale quand ses concepts sinsinuaient progressivement dans les recherches universitaires.4 Presque plus loin de nous encore est la phase de sa canonisation5

avec la

pense de Lnine quand cette dernire essaimait son marxisme grce londe de choc provoque par une Rvolution dOctobre au charme universel . Des lustres nous sparent aussi du semblant de vrification de la thorie dans les annes trente quand la crise laissait entrevoir linluctabilit de leffondrement du mode de production capitaliste et montrait les vertus dune conomie socialiste dirige. Des valles de dsillusions refroidissent les engouements suscits par lpique (et effroyable) victoire de lArme Rouge sur les forces nazies sur le front de lEst. Lre o le tiers de lhumanit vivait sous un des rgimes communistes sest referme avec fracas. Sloigne aussi cet Aprs-Guerre o un tudiant franais prometteur venant dentrer lcole de la rue dUlm lit Marx, cest vident [commente son biographe], puisque tout le monde le lit. 6 Le marxisme nest plus prsent de nos jours comme

N en 1868 Edimbourg de parents irlandais James Connolly vcut (mis part les mois quil a pass dans une caserne en Irlande comme soldat de larme britannique quil rejoignit de 1882 1889) jusqu 29 ans en Ecosse. Il en gardera laccent. En 1894, il se qualifiait de Scotto-Hibernian [lettre Keir Hardie du 3 juillet, cite in Austen Morgan, James Connolly: A Political Biography, Manchester, Manchester University Press, 1988, p. 16] Militant pour lindpendance de lle & entr dans la martyrologie nationale, lpithte irlandais nest donc pas usurp. 3 James Connolly, Labour in Irish History, in Collected Works. Volume One, Dublin, New Books Publications, 1987, p. 19. 4 Des anciens communistes devenus marxologues comme Leszek Kolakowski ou Kostas Papaioannou voient la priode de la Seconde Internationale comme lage dor du marxisme. 5 Cf. : Kostas Papaioannou, Lidologie froide, Paris, Pauvert, 1967, pp. 53-56. 6 Didier Eribon, Michel Foucault (1926-1984), Paris, Flammarion, Champs , 1991 (1re d. 1989), p. 47.

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lindpassable philosophie de notre temps .7 Politiquement, le vent dEst ne semble plus lemporter.8 Laffirmation radicale et mtine de marxisme de la jeunesse occidentale repue de 1968 et des annes 70 sest abme dans sa vanit et dans le morne thtre de la vie relle. Le bloc sovitique sest effondr, ne laissant quun paysage de ruine matrielle et morale .9 La Chine sest veille lconomie de march et se rvle un lve dlur et puissant grce notamment au sacrifice dune grande partie de sa population dans un exode rural dune violence sans prcdent. Dans une formule devenue piteusement banale et qui est plus encombrante quutile, il est possible dadmettre en quelque sorte que Marx est mort .10 Or la dchance dune pense majeure et de ses rinterprtations diverses qui ont formes un ple incontournable de la vie intellectuelle dans de nombreux pays au XXe

sicle nest pas sans influence sur lcriture de

lhistoire. Prenons lexemple franais puisquil nous est offert dans un ouvrage rcent, Lhistoire contemporaine sous influence de lirrductible Annie LacroixRiz. Cette dernire y fustige la conversion droitire de la pense historique en France .11 Pour elle, la France historiographique a vu en vingt ans [dunilatralisme idologique 12] la rfrence au marxisme quasiment liquide, le plus souvent dans la hargne des chasseurs et la honte des pourchasss 13 et ce, alors qu ltranger des tudes qui recueillent son suffrage sont encore conduites. Derrire les carts polmiques qui dcrdibilisent parfois son propos, le pamphlet dA. Lacroix-Riz tmoigne bien dune vrit : les historiens franais ne sont plus gure entichs de marxisme. Nous allons voir que lvolution des historiens de lIrlande a des tendances qui la font se rapprocher de celle des historiens franais dans la mesure o lIrlande na pas pu produire

Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, pp. 9. 17, 29, 32 et 109 cit in Maurice Lagueux, Grandeur et misre du socialisme scientifique , Philosophiques, vol. X, n 2, octobre 1983. pp. 315-340, p. 315. 8 Cf. : [] le vent dest lemportait sur le vent douest [] [Intervention la Confrence de Moscou des Partis communistes et ouvriers (18 novembre 1957)], Mao Zedong, Les citations du prsident Mao Ts-toung, Paris, Le Seuil, coll. politique , 1967, p. 44. 9 E. Hobsbawm, Franc-Tireur, op. cit., p. 157. 10 Pour une pense sinsurgeant contre la sentence, voir par exemple : Andr Tosel, Lesprit de scission : tudes sur Marx, Gramsci, Lukcs, Besanon, Universit de Besanon, 1991. 11 A. Lacroix-Riz, Lhistoire contemporaine sous influence, Paris, Le Temps des Cerises, 2004, p. 22. 12 Ibid., p. 17. 13 Ibid. p. 8.

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dans les annes 50-60 de grands historiens marxistes universitaires comme en France et surtout en Grande-Bretagne. Parce que le communisme est un fait essentiel du sicle pass et parce quau-del de cette question le fait de sinscrire en socit comme marxiste et dcrire lhistoire en marxiste nest pas un phnomne anodin, ce mmoire ne satisfera pas les demandes dEric Hobsbawm qui dclara attendre avec impatience le jour o personne ne posera la question de savoir si les auteurs sont marxistes ou non. 14 Mais avant dentrer dans le vif des interrogations de ce sujet, dlimitons son cadre.

Dfinition (et intrt) du sujetLIrlande est une le. Marx tait un philosophe allemand. 15 Et la rencontre de la question irlandaise et du marxisme na pas t fortuite.16 Lhistoire tait, et est toujours, le terrain privilgi de cette relation peu ou prou instable de plus dun sicle et demi. Ce mmoire assume le titre un peu ronflant d criture marxiste de lhistoire irlandaise . Il se prsente donc comme un travail dhistoriographie. Notre intrt se porte en cela bien entendu sur laspect d histoire de lhistoire ou si lon veut d' annales dune discipline voire dune connaissance historique. Mais en plus de ceux qui exercent le mtier dhistorien , les militants qui ont produit des textes dimension historique y tiennent une place majeure. Nous comprendrons mieux travers lanalyse des rapports des discours marxistes entre eux, travers leurs relations avec les autres discours (nationalistes, unionistes, universitaires) et plus gnralementEric Hobsbawm, Le pari de la raison, Manifeste pour lhistoire , discours prononc le 13 novembre 2004 pour clore le colloque de lAcadmie Britannique sur lhistoriographie marxiste, publi in Le Monde diplomatique, n609, dcembre 2004, pp.1, 20-21, p. 20.Lhistorien cite un texte quil avait crit dans les annes 70. On remarque que cette hantise du vnrable historien de se voir coller ltiquette marxiste tmoigne bien de lattachement que porte les hommes au moi que la socit leur reconnat. Cf. Erwing Goffman, Asiles, tudes sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les ditions de Minuit, 1968 (1re d. 1961), p. 220. 15 Premire phrase du tome 1, d Histoire du marxisme de Leszec Kolakowski (Paris, Fayard, 1987, 1re d. 1976 en allemand) en rfrence une confrence de Jules Michelet qui commenait par : Messieurs, lAngleterre est une le . 16 Cf. : la premire phrase de Maurice Goldring dans LIrlande : Idologie dune rvolution nationale (Paris, Editions sociales, 1975, p. 8) : La rencontre de lIrlande et dun universitaire nest pas fortuite. 14

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en replaant cette historiographie dans son contexte, quelles sont les spcificits des versions marxistes de lhistoire. Nous verrons aussi dans quelle mesure il na pas t dplac davoir conu lhistoire en Irlande comme un exercice de propagande.17 Les rflexions de Michel de Certeau sont, dans cette optique, dune grande utilit. Lhistorien jsuite souligne en effet que :Lhistoriographie (cest--dire histoire et criture ) porte inscrit dans son nom propre le paradoxe et quasi loxymoron de la mise en relation de deux termes antinomiques : le rel et le discours.18

Cest prcisment en confrontant non pas le rel mais le discours le plus raliste sur le rel avec le discours que nous avons pris comme objet dtude quapparatront les structurations et les caractristiques de cette criture de lhistoire. Le terme d criture traduit parfaitement la comprhension de lhistoire en tant que pratique. En parvenant saisir les tenants et les aboutissants de cette pratique nous pourrons mieux comprendre ensuite ce vers quoi elle renvoie : les reprsentations qui ont nourries le praticien (individu ou

organisation). Linadquation entre ce qui sest pass et le discours qui sen rapporte est le sort de toute pratique historique. Mais les inadquations sont plus ou moins heureuses. Les interprtations malheureuses rinjectes dans le rel comme grille de lecture du prsent et guide pour laction peuvent se rvler les signes avant-coureurs des checs politiques. Par histoire irlandaise nous entendons lhistoire de lle des origines nos jours en faisant cohabiter, pour la priode contemporaine, les dveloppements de lIrlande du Nord et au Sud de ltat libre devenu nominalement en 1949 une Rpublique. Bien entendu, la diaspora fait partie de cette histoire irlandaise. Quentendons-nous par historiographie marxiste ? Marx est-il luimme marxiste ? Assurment non. En gnie orgueilleux, il napprciait que lon se rclame de sa pense en la msusant et la travestissant. Engels17

Le Petit Robert (1996) dfinit la propagande dans son acception la plus courante comme l action exerce sur lopinion pour lamener avoir certaines ides politiques et sociales, soutenir une politique, un gouvernement, un reprsentant. 18 Michel de Certeau, Lcriture de lhistoire, Paris, Gallimard, Folio histoire , 2002 (1re d. 1975), p. 11.

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rapporte ce sujet que Marx aurait dit Paul Lafargue : Ce quil y a de certain, cest que moi je ne suis pas marxiste. 19 Sajoute ce problme de dpart le fait quil nest vraiment pas ais de se reprer parmi les marxistes , les marxiens 20, les marxisants , les marxodes 21 ou encore les marxizouillants dans la mesure o se reconnatraient sous cette dsignation les fils cachs de celui qui, comme Victor Hugo, cultivait la barbe de grand-pre et les amours ancillaires. La frontire entre marxistes et non-marxistes est souvent floue et permable. Ainsi, Lionel Munby et Ernst Wangermann qui ont conu la bibliographie Marxism and History de 1967 affirment quil est plus pratique de maximiser lappartenance de textes la sphre des ides marxistes que de tenter de dfinir un canon.22 Comme pour Leszek Kolakowski dans son Histoire du marxisme, il ne sagira pas ici de dcerner des brevets du marxisme le plus authentique .23 Dans le cadre de ce mmoire, nous appellerons marxistes par commodit et les pres fondateurs Marx & Engels et leurs continuateurs que ces derniers appartiennent la Seconde Internationale (Connolly, Kautsky par exemple) ou quils soient communistes, cest--dire marxistes-lninistes. Nous qualifierons aussi de marxistes les auteurs qui ont tent de comprendre les problmes que soulvent lhistoire de lIrlande partir de concepts quils ont tirs du marxisme (par ex. : mode de production et lutte des classes ). CesLettre dEngels E. Bernstein, 2 novembre 1882 in http://www.marxists.org Raymond Aron parle de marxien ou de proposition marxienne lorsquon se rclame de la pense de Marx sans appartenir linterprtation provisoirement orthodoxe du marxisme par les reprsentants officiels des tats qui se veulent marxistes. Aron ajoute que certains comme Maximilien Rubel donne marxiste un sens pjoratif en se rfrant la phrase de Marx Lafargue. (R. Aron, Le Marxisme de Marx, Paris, Editions de Fallois, 2002, pp. 21-22) Comme depuis le cours dAron (1962-63) les grands rgimes se rclamant de Marx se sont effondrs ou acceptent lconomie de march, il est possible de parler dune grande famille marxiste largie. Notre petit camarade Frdric Lpine, quoique que pouvant sappuyer sur Georges Haupt, est plus original : Nous appellerons marxien tout ce qui se trouve explicitement dans les textes de Marx crit avec ou sans la collaboration dEngels. Nous appellerons marxisme tout ce qui vient de ceux qui se revendiqueront de lhritage marxien, Engels y compris, aprs la mort de Marx. (Cf. : Frdric Lpine, La question nationale dans le discours des organisations maostes, mmoire de matrise dHistoire contemporaine, Universit Reims Champagne-Ardenne, Anne 2003-2004 (sous la direction de Philippe Buton), p. 5 (notes) 21 Jacques Derrida voyait en 1993 la possibilit dune nouvelle forme radicale de critique chez les non-marxistes qui reprendraient dune certaine faon l hritage . A travers la citation suivante, qui en elle-mme nest pas prendre avec lgret, on se dconcerte un peu plus de la multiplicit des espces marxistes: On na peuttre plus peur des marxistes, mais on a encore peur de certains non-marxistes qui nont pas renonc lhritage de Marx, des crypto-marxistes, des pseudo- ou des para- marxistes qui seraient prts prendre la relve sous les traits ou des guillemets que les experts angoisss de lanti-communisme ne sont pas entrans dmasquer. in Spectres de Marx, Paris, Galile, 1993, p. 88. 22 Munby, L.M., Wangermann, E., Marxism and History, A Bibliography of English Language Works, Londres, Lawrence & Wishart, 1967, p. I. 23 Leszek Kolakowski, Histoire du marxisme, tome 1., op. cit., p. 14.20 19

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marxistes sont universitaires, historiens mais aussi conomistes, sociologues, gographes, enseignants en Sciences politiques ou encore (pour un cas), critique littraire. En bref, nous tudierons les textes des auteurs de la Seconde Internationale, des communistes et de ceux qui explicitement se disent laborer une interprtation marxiste et se rclame de la pense de Karl Marx. Paralllement ces scripteurs nous regroupons artificiellement sous les estampilles adjuvants (dun discours marxiste) et avatars les auteurs qui ont lu Marx ou un thoricien marxiste, qui en ont tir partie et qui dveloppent une interprtation de classe sans pour cela se considrer eux-mmes comme marxistes . Les textes de ces auteurs ne seront pas tudis pour euxmmes mais en rapport avec les textes qui nous concernent. Nous trouvons, par exemple, dans cette fausse catgorie un socialiste rpublicain comme Peadar ODonnell qui a lu Marx et qui tait li aux communistes irlandais, un ancien membre du Parti Communiste Irlandais comme Andrew Boyd ou un universitaire amricain spcialiste du Proche-Orient, Ian Lustick, qui a utilis la si stimulante pense dAntonio Gramsci

Le mlange dtonant I r l a n d e , m a r x i s m e , h i s t o i r e constitue lintrt le plus vident du sujet propos. LIrlande a longtemps eu une relation presque pathologique avec son histoire lie son pass colonial. Elle nen est dailleurs pas totalement libre. La rcriture spcieuse de lhistoire de lle, cest--dire llaboration dune histoire des fins politiques, a dabord t le fait du pouvoir colonial britannique qui affirmait quil ny avait aucune trace de civilisation dans lle avant la conqute afin de bloquer les rformes et la dmocratisation.24 Les commmorations et les processions, autant chez les unionistes que chez les nationalistes, sont les exemples contemporains les plus parlants dune vision continuiste de lHistoire. Cette lecture linaire o le temps est suspendu et le pass rinject farouchement dans le prsent relve, comme nous le raffirmerons plus loin, dun discours de lidentit. Cela nest bien videmment

Paraskevi Gkotzaridis, La rvision de lhistoire en Irlande et ses liens avec la thorie : rvisionnisme, poststructuralisme, postmodernisme, postcolonialisme, 1938-1999, Thse de doctorat, Paris III, 2001, pp. 35-37.

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pas spcifique lIrlande. On a pu dire cependant que lhistoire est lidologie irlandaise.25 Prenons pour illustrer ce rapport de lIrlande son histoire lexemple dune proclamation de 1867 dans laquelle les fenians haranguaient la population ainsi :Souvenez-vous de la disette et de la dgradation imposes votre foyer par loppression du travail. Souvenez-vous du pass, regardez vers lavenir et vengezvous vous-mmes en donnant la libert vos enfants dans le combat venir pour la libration de lhumanit.26

La proclamation des insurgs scessionnistes rpublicains des Pques 1916 en appelait aux gnrations mortes qui outre Dieu et leurs contemporains Irlandais taient censes leur confrer la lgitimit. En fin danne 1969, lannonce de la formation dun Conseil de lArme Provisoire qui confirmait la scission de lI.R.A. et augurait de la sparation de son aile politique (Sinn Fin) dbutait en ces termes :Nous dclarons notre allgeance la Rpublique Irlandaise des 32 comts proclame aux Pques 1916, tablie par le premier Dil ireann [le Parlement] en 1919, renverse par la force des armes en 1922 et supprime jusqu ce jour27

En 1977, un des pres fondateurs de histoire professionnelle en Irlande, Thodore Moody se dclarait ce propos inquiet car lI.R.A., mettant en avant dune part, ce quelle considre comme les crimes de lUnion (notamment la Famine) et dautre part, lhrosme des rebelles de lEaster Rising de 1916, peut facilement revendiquer un manda historique infini . Comme il lexplique :Emmet OConnor, Reds and the Green, Ireland, Russia and the communists internationals, 1919-43, Dublin, University College Dublin Press, 2004, p. 2. Luniversitaire de rfrence sur le Labour irlandais et depuis ce livre sur le communisme en Verte rin faisait, en rapportant ce bon mot, par ailleurs rfrence linfluence quil juge remarquable des communistes anglais T. A. Jackson et C. D. Greaves sur lhistoriographie radicale jusque dans les annes soixante-dix. 26 Proclamation de mars 1867 du mouvement fenian : cit dans Bob Mitchell, Fenians : Rise and Decline , WorkersRepublic, 1967, n19, p. 26. cit in Roger Faligot, James Connolly et le mouvement rvolutionnaire irlandais, Paris, Maspero, 1978, p. 82. 27 We declare our allegiance to the thirty-two-county Irish Republic proclaimed at Easter 1916, established by the first Dil ireann in 1919, overthrown by force of arms in 1922 and suppressed to this day , cit in Sunday Times Insight Team, Ulster, Harmondsworth, Peguin Books, 1972, p. 194. Bernadette Devlin raconte les consquences des cours dhistoire quelle suivait dans son cole catholique dIrlande du Nord : Pour nous cest inconsciemment que nous avons acquis une conscience politique, en entendant raconter lhistoire de notre pays. , B. Devlin, Mon me nest pas vendre, Paris, Seuil, 1969, p. 34.25

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quelque soit le prix en souffrance humaine, dmoralisation, destruction, et dgts matriels, ils voient leur campagne en Irlande du Nord comme tant justifie par leur propre interprtation infaillible du pass de lIrlande.28

Si en Irlande du Nord pour des raisons structurelles, les tmoignages et les exemples provenant de la communaut catholique sont plus nombreux, plus flamboyants, remarquables de rhtorique et remarqus, la communaut protestante, beaucoup plus replie sur elle-mme car voulant conserver ses acquis nen est pas moins productrice de discours historiques essentialistes. Prenons un cas extrme mais reprsentatif dune partie importante de la population protestante, celui du populiste et charismatique Ian Paisley. Il affirmait dans une logique de colonisateur que :Nos anctres ont arrach une civilisation aux marais et aux prairies de notre pays quand les anctres de M. Haughey portaient encore des peaux de porc et vivaient dans les cavernes. Nos anctres ont revtu luniforme britannique et combattu pour le roi et la patrie []. Ils ont vers leur sang pour la patrie sur les champs de bataille. [] Ils sont aujourdhui massacrs dans leur lit par les assassins de lIRA.29

Trve dexemples bruts sur lIrlande. Le marxisme entretient lui aussi des rapports fusionnels avec lhistoire. Comme le souligne Maurice Moissonnier, lhistoire occupe une place de choix, quasi centrale 30 dans la gense et la problmatique marxiste. Nous ne connaissons quune seule science, la science de lhistoire ,31 crivaient Marx et Engels dans le manuscrit deT. W. Moody, Irish history and Irish mythology, in C. Brady, Interpreting Irish history: the debate on historical revisionism, 1938-1994, Blackrock, Co. Dublin, Irish Academic Press, 1994, pp. 4-5, cit et traduit par P. Gkotzaridis in La rvision de lhistoire en Irlande et ses liens avec la thorie : rvisionnisme, poststructuralisme, postmodernisme, postcolonialisme, 1938-1999, Thse de doctorat non publie, Paris III, 2001, p. 49. Sur lenseignement de lhistoire : Nous apprenions lhistoire de lIrlande. Les enfants qui allaient lcole protestante apprenaient, eux, lhistoire anglaise. Nous tudiions les mme choses, les mmes vnements, les mmes priodes, mais linterprtation qui nous en tait donne variait compltement dune confession lautre. , Bernadette Devlin, Mon me nest pas vendre, Paris, Seuil, coll. combats , 1969, [traduction par Jacqueline Simon de The Price of my Soul, Londres, Pan, 1969], p. 57. Cf. David Fitzpatrick, Une histoire trs catholique ?, Rvisionnisme et orthodoxie dans lhistoriographie irlandaise , in Vingtime Sicle, revue dhistoire, n 94, avril-juin 2007, pp. 121-133, pp. 122-123. 29 Cit in Maurice Goldring, Renoncer la terreur, Monaco, Editions du Rocher, 2005, p. 89. 30 Maurice Moissonnier, Histoire , in Grard Bensussan, Georges Labica, Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF , coll. Quadrige , 1999, (1re d. 1982), pp. 539-542, p. 539. 31 Cit in M. Moissonnier, Ibid. Il faut tout de mme signaler que cette phrase a t biffe sur le manuscrit de LIdologie allemande (1845-46), texte crit deux et qui ne fut, lui-mme, jamais publi du vivant de Marx ou Engels. Cf. : Lidologie allemande, Premire Partie : Feuerbach , Paris, ditions Sociales, 1974, p. 42.28

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LIdologie allemande. Le lninisme, la version du marxisme qui sest le plus universellement propage, hrite de cette prdilection. Comme le dit de faon concise Andreas Dorpalen dans son ouvrage monumental sur le traitement de lhistoire allemande par les universitaires de la R.D.A. : Marxism-Leninism is a history-minded Weltanschauung.32

Ainsi, la militante trotskyste la plus clbre

de France, Arlette Laguiller, a joliment affirm dans un entretien radiophonique quelle est ne lhistoire en militant .33 Plus gnralement, la pense de Karl Marx a emblav le champ de la recherche en sciences humaines, et notamment en histoire. Son apport nest pas ni par les historiens. Il est cependant souvent difficile prciser.34 Le philosophe allemand a, par exemple, influenc lcole des Annales mme si Marc Bloch ne le reconnat pas explicitement.35 Pour Fernand Braudel, Marx a t le premier forger de vrais modles sociaux 36

opratoires dans la

longue dure. Selon Paul Veyne, il a incit [] les historiens affiner leur sens critique 37 en leur fournissant des pistes pour ne pas prendre au pied de la lettre les discours sur lesquels ils sappuient. Quant aux rapports de lIrlande avec le marxisme, nous nous y pencherons plus en dtail tout au long du travail. Si Kautsky a probablement raison, en excluant tout de mme les britanniques, de dire que les socialistes dans tous les pays ont toujours suivi la lutte de lIrlande contre ses oppresseurs avec la plus grande sympathie ,38 le marxisme a t rejet majoritairement comme une thorie allemande, trangre. Un des chevaux de bataille du plus important thoricien marxiste irlandais, James Connolly a t de tenter de faire admettre quau contraire Marx avait un prcurseur irlandais en la personne de

Le marxisme-lninisme, traduirait-on de faon imparfaite, est une vision du monde qui sintresse particulirement lhistoire. A. Dorpalen, German History in Marxist Perspective, The East German Approach, Londres, I.B. Tauris & Co. Ltd, 1985, p. 23. 33 Limaginaire historique des candidats llection prsidentielle, 6/10 Arlette Laguiller , La Fabrique de lhistoire dEmmanuel Laurentin, France Culture, 26 fvrier 2007. 34 Cf. : S. H. Rigby, Marxist historiography , in Michael Bentley (dir.) Oxford Companion to historiography, Londres, Routledge, 1997, pp. 889-928., p. 889. 35 Guy Bourd, Herv Martin, Les coles historiques, Paris, Editions du Seuil, coll. Points , 1997 ( 1re d. 1983), p. 226. 36 Cit in Bourd, Martin, Ibid., p. 256. Selon les mots emprunts cet ouvrage, pour Jacques Le Goff, Marx, est lanctre des priodisations larges et de lanalyse structurelle du social. 37 Paul Veyne, Comment on crit lhistoire, Paris, Editions du Seuil, coll. Points , 1996 (1re d. 1971), p. 251. 38 Socialists in all countries have always followed Irelands struggle against its oppressors with the greatest of sympathy., Karl Kautsky, Ireland, http://www.marxists.org, 2002 [1re d. Berlin, Freiheit, 1922 ; 1re d. en anglais, Belfast, Athol Books, 1974, traduit en anglais et annot par Angela Clifford], (chapitre 5., a, 1.)

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William Thompson 39 et que la chose la plus trangre importe en Irlande nest autre que le capitalisme.40 En toute logique, pour ce qui est du communisme : la greffe na pas prise. Que se soit de la dnonciation par Carson en juin 1920 de lalliance bolchevik Sinn Fin 41 aux cristallisations politiques lors des Troubles en Irlande du Nord en passant par lhystrie anti-communiste 42 en ire lpoque de la Guerre dEspagne, les socits irlandaises contemporaines ont gnralement fait montre, cest le moins que lon puisse dire, dune rtivit face au communisme. Il y a cependant ce quHenry Patterson appelle une utilisation fonctionnelle du marxisme par les rpublicains socialisants 43 qui nest pas ngligeable. La premire partie du corps de ce mmoire dresse entre autre le contexte de ces faits sociaux que sont les crits marxistes sur lhistoire irlandaise. Mais essayons dj de recadrer brivement ces textes dans une histoire plus gnrale des ides.

The First Irish Socialist: A Forerunner of Marx, chapitre X de James Connolly, Labour in Irish History, in Collected Works (volume 1), Dublin, New Books Publications, 1987, (1re d. 1910) pp. 17-184, pp. 104-115. 40 the capitalist system is the most foreign thing in Ireland., J. Connolly, Labour in Irish History, op. cit., p. 22 Cf. : aussi p. 28. 41 the Bolshevik-Sinn Fin alliance, phrase maintes fois cite. Par ex. : D. R. OConnor Lysaght, The Making of Northern Ireland (and the basis of its undoing, Dublin, Citizens Committee, 1969, p. 33; amonn McCann, War and an Irish Town, Londres, Harmondsworth, Penguin, 1974, p. 155. 42 Michael Farrell, Northern Ireland: The Orange State, Londres, Pluto, 1980 (1re d. 1976), p. 146. Cf.: aussi la chanson de Charlotte Despard Connolly House o se runissait le R.W.G. attaque et incendie par les fascistes ou du moins une foule farouchement anti-communiste en 1934; notamment le passage o Despard fait dire la foule : Communists ! Hunt them ! Burn them !, cite in [CPI], Outline History, Dublin, New Books Publications, 1975, p. 46. 43 functional use of Marxism, Henry Patterson, The Politics of illusion: republicanism and socialism in modern Ireland, Londres, Sydney, Aukland: Hutchinson Radius, 1989, p. 157. Cf. aussi: R. English, Irish Freedom, The History of Nationalism in Ireland, Londres, Macmillan, 2006, pp. 173-174. Richard English parle du rle de Connolly, de celui de Peadar ODonnell dans les agitations agraires des annes vingt ou plus rcemment de la politisation de lIRA dans les annes soixante.

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Lhistoire consacre : les origines intellectuelles de lhistoriographie marxiste de lIrlande

En Europe, cest le christianisme alors que lhomme grec se satisfaisait dans une conception du cosmos ternel qui introduit lide de progrs et celle de lhomme apprhend dans sa condition historique.44 Bien sr, avec la doxa chrtienne, lhistoire sloignait plus encore de la science et servait prouver la prsence du divin dans les actions humaines.45 Avec les Lumires, ce courant philosophique qui traverse la pense europenne au XVIII e sicle, se conoit, en plus dune apologie de la nature et dun rejet des superstitions, la croyance en la marche inluctable de lhumanit vers le perfectionnement et le progrs. La raison, la science et lducation doivent mener les hommes dans un tat idal dpanouissement, de bonheur terrestre. Conjointement aux conqutes intellectuelles des Lumires, les dbuts de lindustrie avec notamment la Rvolution industrielle anglaise (1770-1830),46 lacclration des changes et la progressive constitution des marchs nationaux font de la participation de la population dans les affaires publiques, de lide de souverainet des peuples et donc de la perception que se font ces peuples deux-mmes, des questions plus pressantes. Le sentiment national et le socialisme tirent leurs origines du mme terreau que les philosophies attribuant un sens lhistoire. La Rvolution franaise est lvnement majeur de la priode. Les Franais, crit Franois Furet, inaugurent avec elle la politique dmocratique comme idologie nationale .47 Des penseurs franais et europens, Edmund Burke notamment, tentent de faire des analyses immdiates sur les ruptures que la Rvolution a provoque. Il sagit ainsi dun tel drame sans prcdent quil cre dans toute lEurope un bouleversement dans la manire de penser de

Pour simplifier, nous appauvrissons le propos de Kostas Papaioannou. Cf. : K. Papaioannou, La conscration de lhistoire, Essais, Paris, Ivrea, 1996 (1re d. Champ Libre, 1983), p. 70. 45 Ibid., p. 78. aussi, p. 95. 46 Et ces concurrents directs qui mettront un sicle combler au fur et mesure leur retard. Cf. : Jean-Charles Asselain, Rvolution industrielle , Encyclopaedia Universalis, http://www.universalis-edu.com 47 F. Furet, Penser la Rvolution franaise, Paris, Gallimard, coll. folio histoire , 2002 (1re d.1978), p. 50.

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l'histoire .48 La faon de penser lHistoire connat elle-mme un changement brutal. Hegel (1770-1831), estime ainsi quavec la Rvolution franaise, vrit, prsence et ralit sont runies ; les deux mondes sont rconcilis ; le ciel est descendu et transport sur terre . Dans ce quil appelle le jour spirituel du prsent ,49 le Dieu du christianisme se comprend dornavant comme le Dieu de lhistoire qui apparat au milieu de ceux qui se savent comme pur savoir. 50 Pour le philosophe, lHistoire possde un sens et obit une fin. Elle est la manifestation de la Raison universelle. Si la Raison est le dmiurge de lHistoire, les hommes, draisonnables, alins, ne recherchant que leurs intrts, ne sont que les agents inconscients de leur histoire.51 Pourquoi, selon lui, les hommes sont-ils alins, trangers eux-mmes ? Parce quils crent des institutions (tats, glises) dont ils perdent le contrle et qui leur deviennent trangres. La fin de lHistoire arrive lorsque lhomme redevenu conscient de lui-mme, dtruit ces institutions et reprend ainsi ses alinations. Lhomme redevient lui-mme travers des institutions son image, qui lui sont propres et qui lui permettent de se raliser.52 En quelque sorte, nous explique R. Aron, lHistoire est [pour Hegel] le devenir de la vrit ou le devenir de lhumanit vers la vrit. [] [Elle est] la dimension essentielle de lhomme crateur de lui-mme et de son essence travers le temps. 53 Tout au long de son aventure intellectuelle, Karl Marx sera hant par la pense de G. W. F. Hegel.54

Jean.-Clment Martin, Rvolution franaise (historiographie) , Encyclopaedia Universalis, http://www.universalis-edu.com J.-Cl. Martin voque aussi l urgence inhabituelle de lpisode et le fait que le concept de rvolution [acquiert] son sens actuel de mutation brutale, globale et difficilement rversible . 49 Cf. : sa phrase clbre : La lecture des journaux est la prire du matin moderne. 50 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Phnomnologie de lesprit (1807), extraits cits par Kostas Papaioannou in La conscration de lhistoire, op. cit., p. 136. 51 K. Papaioannou, ibid., pp. 136-140. Cette volont de rsoudre les contradictions entre la pense et le rel, cette ide de ruse de la raison , de ncessit inconsciente des actes des hommes se retrouvera chez Marx dans lide voulant que la classe capitaliste creuse sa propre tombe travers la proltarisation de la population et de la baisse tendancielle du taux de profit ainsi dans lide subsquente de linluctabilit de la Rvolution (Cf. : Bien creus, vieille taupe ! ) 52 Raymond Aron, Le Marxisme de Marx, Paris, Editions de Fallois, 2002. (cours datant la base de 1962), p. 175. 53 Ibid., p. 104. 54 Jean-Yves Calvez, La pense de Karl Marx, Paris, Seuil, coll. Esprit , 1966, (7me dition revue et corrige, re 1 d. 1956), p. 121. Ds 1837, Marx voquera dans une lettre son pre son dsarroi devant lidalisme hglien. Dans ses annes de maturit o parat le Capital, il se sent encore oblig de dire ce quil doit Hegel et de dfinir les points o il sen dtache. Cf. : aussi, Raymond Aron, Le Marxisme de Marx, op. cit., pp. 300-309. ou Joseph McCarney, Hegels Legacy, Res Publica, 5, 1999, pp. 117-138.

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Outre la philosophie allemande, Karl Marx sappuie sur une autre tradition : le socialisme. Dans un passage substantiel, Leszek Kolakowski souligne que :Les ides socialistes ont toutes un aspect commun, qui provient de la double influence de la Rvolution franaise et de la rvolution industrielle, et il rside dans la conviction que la concentration incontrle des richesses ainsi que la concurrence conduisent inluctablement un pauprisme grandissant et des crises, la conviction que ce systme devrait tre remplac par un autre dans lequel lorganisation de la production et de lchange exclurait la misre et lexploitation et conduirait une nouvelle rpartition des biens qui serait en harmonie avec les fondements de lgalit []55

Le mot socialisme apparat en anglais pour dsigner la pense de SaintSimon et en franais dans les annes 1820 ou au dbut des annes 1830. Le socialisme est introduit en Allemagne et diffus notamment chez les intellectuels Jeunes-Hgliens par Moses Hess.56 Le socialisme renvoie une ralit cruelle. La ralit de la violence sociale, de la prcarit, linscurit, du dlabrement des conditions de vie des petites gens avec notamment ces crises qui interrompent brutalement les phases dexpansion. Le socialisme entend rguler ces dsagrments provoqus par les mutations de ce quEngels semble avoir t le premier avoir appel vers 1845 la Rvolution industrielle .57 Au dbut du XIX e sicle, la pense scientifique, hritire des Lumires, ne jurait que par les faits et ne voulait plus sembarrasser de toute question de finalit. Au contraire, les tenants de la justice sociale avaient une vision moralisante dans laquelle la dignit humaine [tait] irrductible quelque dimension matrielle que ce soit et ils proposaient, somme toute, la poursuiteL. Kolakowski, op. cit., p. 262. Gerard Bensussan, Jean Robelin, Socialisme , in Grard Bensussan, Georges Labica, Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF , coll. Quadrige , 1999, (1re d. 1982), pp. 1063-1068, p. 1064. Cf. : aussi: Raymond Aron, Le Marxisme de Marx, op. cit., p. 311 et suiv. Les Jeunes Hgliens, contrairement aux hgliens orthodoxes ou de droite, ne retiennent de la doctrine dHegel que la mthode dialectique ou critique. (J.-Y. Calvez, op. cit., p. 23.) Les penseurs les plus connus du Doktorklub de Berlin outre Marx, Engels et Bakounine qui sen dmarqueront sont David Strauss (Vie de Jsus, 1837), Bruno Bauer, Ludwig Feuerbach ( LEssence du christianisme, 1841), Arnold Ruge (qui influencera Marx avec sa conception de laction, de praxis) et Max Stirner (LUnique et la proprit, 1844) 57 Jean-Charles Asselain, Rvolution industrielle , Encyclopaedia Universalis, http://www.universalisedu.com J.-Cl. Asselain montre que la courbe des salaires rels tend se dprimer vers la fin du XVIIIe sicle (sous l'effet notamment de la mcanisation associe au travail massivement sous-pay des femmes et des enfants), et il faudra attendre les annes 1820 pour dpasser le niveau atteint vers 1760. Certains, comme les tisserands bras, sont durablement perdants, et tous subissent une forte instabilit des salaires. 56 55

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consciente dune finalit sociale. 58 La science et le combat pour la justice sociale se rapprochent avec dune part, le mouvement socialiste dbutant et dautre part, la non moins nouvelle discipline nomme conomie politique depuis Jean-Baptiste Say (1767-1832). Ce rapprochement ntait pas gagn davance. Le socialisme de Saint-Simon, conu comme un nouveau christianisme voyait dans la science le moyen de construire une socit plus juste. En revanche, lconomie politique ntait devenue une science respectable, avec David Ricardo (1772-1823) notamment, quen se dmarquant des valeurs de la morale traditionnelle. Par consquent, les premiers penseurs des phnomnes concernant la production, la distribution et la consommation des richesses taient assez hostiles aux politiques volontaristes socialisantes. Entre 1844 et 1848, sparment dabord puis conjointement, Marx et Engels laborent une synthse de la philosophie allemande et de lconomie politique leur permettant avec force innovations thoriques de promouvoir leur socialisme et dtablir un programme intellectuel et politique. Quelques annes auparavant, Karl Marx tait parti de la critique de la philosophie hglienne. Il se dmarque des Jeunes Hgliens en tablissant une relation entre lalination dans les ides et lalination dans la vie relle. Il en conclu que la critique de la religion est la condition de toute critique .59 La critique du ciel le mne la critique de la terre. Il sattaque la politique, ltat, au droit et conclu que tout ceci repose sur la socit civile. Toujours garde-t-il dans cette phase critique (R. Aron) comme fil conducteur lide que les fausses reprsentations dcoulent de la fausset de lexistence vcue.60 Dans les Manuscrits de 1844, Marx croit fermement et avec passion avoir dcouvert que lorigine de toutes les alinations provient de lalination du travail qui trouve elle-mme son origine dans la proprit prive.61 Dans cette logique mais aussi grce lapport dEngels qui venait dcrire son tude La

Maurice Lagueux, Grandeur et misre du socialisme scientifique , Philosophiques, vol. X, n 2, octobre 1983, pp. 315-340., p. 318. 59 Deuxime phrase de Contribution la critique de La philosophie du droit de Hegel (1843), cite in Raymond Aron, Le Marxisme de Marx, op. cit., p. 60 et p. 83. Aron corrige la traduction de Jules Molitor disponible sur http://www.marxists.org 60 Raymond Aron, Le Marxisme de Marx, op. cit., pp. 110, 146 (ou 222 par rapport la thse 2 sur Feuerbach), etc. Lexpos le plus clair de lvolution de la pense en formation du jeune Marx semble tre dans les pages 76-233 du livre dAron. (Pour un rsum plus concentr, cf. : pp. 296-300.) Nous nous y rfrons plus quamplement. 61 Ibid., p. 188.

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Situation des classes laborieuses en Angleterre, Karl Marx entame la critique de lconomie politique. En une anne, il compulse les ouvrages des grands auteurs (A. Smith, D. Ricardo ). En sinspirant de la dialectique hglienne, il labore alors une vision de lHistoire o les hommes se sont perdus dans la proprit prive et donc dans le dveloppement des forces productives. Il considre quavec la socit industrielle jamais lalination de lhomme na t aussi totale et estime que le temps o lhumanit pourra reprendre ses alinations et les richesses cres sous forme aline approche.62 Lnigme de lhistoire sera rsolue, le jour o lhomme, crateur de lui-mme sans le savoir dans le travail, devient conscient de lhistoire, du caractre ncessaire de lalination dans la proprit prive pour atteindre un niveau de dveloppement et de socialisation de la production.63 En passant de la critique des reprsentations et des systmes de pense dominants linterprtation historique, il souhaite retrouver dans le pass les grandes tapes du processus dalination et entend cerner le mcanisme qui rgit ce procs dauto-cration de lhomme quest lhistoire pour anticiper la reprise ncessaire des alinations.64 Dans LIdologie allemande crit avec Engels (1845-46) il conoit lhistoire comme une succession de stades de dveloppement de la division du travail [qui] reprsentent autant de formes diffrentes de la proprit. 65 Il sagit des clbres modes de production : le clan, le stade antique, la forme fodale et le mode de production capitaliste. Dans ce texte, non publi du vivant de ses auteurs, tout comme dans la Misre de la philosophie (1847), Marx estime que pour passer dun mode de production lautre, il faut dune part, que les forces productives en expansion entrent en contradiction avec les rapports sociaux de production tablis et, dautre part, que les classes impliques dans cette contradiction jouent pleinement leurs rles. Cela implique de concevoir, comme dans lillustre

Ibid., p. 191. Dans sa dfinition dalors le communisme est l abolition positive de la proprit prive (ellemme alination humaine de soi) et par consquent appropriation relle de lessence humaine par lhomme et pour lhomme [] Il est lnigme rsolue de lhistoire et il se connat comme cette solution , cit in ibid., p. 195. 63 Ibid., p. 197 et p. 216. 64 Ibid., p. 227. 65 K. Marx, F. Engels, Lidologie allemande, Premire Partie : Feuerbach , Paris, ditions Sociales, 1974 [crit entre 1845 et 1846, 1re d. en allemand : 1932], p. 45. Cf. Engels dans lAnti-Dhring cest [] la loi de la division du travail qui gt au fond de la division de la socit en classes antagoniques. cit in Kostas Papaioannou, Marx et les marxistes, op. cit., p. 76.

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brochure de propagande 66 quest le Manifeste du parti communiste que lhistoire peut se rsumer aux antagonismes de classes.67 Pour clarifier le propos, illustrons cette ide en voquant lexemple-type pour Marx : la Rvolution franaise, cette Rvolution colossale que lhistoire connat .68 Ltat, selon le scnario marxiste, tait aux mains de la noblesse, cest--dire des rsidus du fodalisme. La bourgeoisie bnficia du dveloppement conomique, dune accumulation du capital accrue, dune extension de la division du travail qui se traduisait notamment par la soumission de la campagne la ville. En somme, la bourgeoisie accda au pouvoir par les nouvelles forces de production dalors et se trouvait porteuse des ides relatives au nouveau rapport matriel dominant,69 cest--dire les ides des Lumires. Toujours daprs le schma marxiste, le rgne de Louis-Philippe, roi des Franais , malgr le semblant de Restauration de la priode prcdente, est l pour tmoigner de la nouvelle domination de la bourgeoisie. Dtentrice des rouages du pouvoir et productrice des ides dominantes, la bourgeoisie est dornavant la classe conservatrice et ractionnaire. Le sort de lhumanit tient dsormais dans les bras dune seule classe qui a la tche de faire la Rvolution : le proltariat. Dans le devenir, prdit Marx, les rapports sociaux tablis limage de la bourgeoisie entreront en contradiction avec le dveloppement des forces productives. Il est expos dans le Manifeste que la lutte des classes est le moteur de lhistoire et que cette lutte se caractrise par 1 lantagonisme des oppresseurs et des opprims e t 2 la polarisation des ) ) autrement nomms bourgeoisie et proltariat, lune accumulant les richesses et concentrant son capital et lautre, classe de plus en plus nombreuse, sombrant dans une plus grande misre.70 De cette situation, surgira la ncessaire rvolution. Avec le Manifeste (1848), Marx et son ami ont achev, comme le dit Aron, la mise au point de [leur] conception de lhistoire 71 qui sera reformule 11 ans plus tard dans les lignes envotantes de la prface de la Contribution 66 67

R. Aron, op. cit., p. 51. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Le Livre de Poche, 1973, (1re d. 1848), p. 51. Plus prcisment, la lutte des classes est le moteur de la transition dun mode de production un autre. Cette transition ne peut se raliser que quand les conditions matrielles sont runies. 68 K. Marx, F. Engels, LIdologie allemande, op. cit., Cf. : R. Aron, op. cit., p. 184 69 K. Marx, F. Engels, LIdologie allemande, op. cit., p. 80. 70 Ibid., p. 52. 71 R. Aron, op. cit., p. 45.

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la critique de lconomie politique [Cf. : Annexes]. Leur philosophie de lhistoire tablie, Marx et Engels passeront le reste de leur vie intellectuelle tenter, pour Marx avec son opus magnum, Das Kapital, de la prouver scientifiquement et pour Engels de diffuser ses principes. Mais quest-ce qui distingue la contribution de Karl Marx de ces prdcesseurs ou contemporains socialistes ? Selon Maurice Lagueux, lapport de luvre de Marx pour ceux qui ont souscrit ses thses rside dans la conviction de pouvoir satisfaire du mme souffle ce quon peut sans doute considrer comme les deux plus nobles aspirations de tout tre humain, soit son aspiration la justice et son aspiration la vrit. 72 Sans partager la lecture que Friedrich Engels expose dans Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880), le philosophe canadien convainc quand il voit lorigine de limportance et de la postrit de Karl Marx dans le raccordement que ce dernier a fait (ou a prtendument fait) entre science et socialisme . Lide que lon pouvait fonder le socialisme, manciper la classe laborieuse, en se basant sur une analyse scientifique est lun des projets les plus constants du XIXe

sicle mais qui narrivera simposer quavec le lent et progressif

essaimage conceptuel du Capital et des ouvrages de vulgarisation de Marx et surtout dEngels.73 Cette conception matrialiste de lhistoire que Max Adler voyait comme la base du marxisme 74 a deux vices fondamentaux. Premirement et malgr lattrait du schma simplificateur, Kostas Papaioannou soulve juste titre quaucune classe na rellement endosse dans lhistoire le rle rvolutionnaire de faire triompher un mode de production sur un autre. Pour lancien communiste grec devenu marxologue incisif et respect en plus dhistorien raffin des arts grec et byzantin, le problme du scnario marxiste est quil est fond sur lanticipation optimiste dune rvolution prochaine :

Maurice Lagueux, Grandeur et misre du socialisme scientifique , Philosophiques, vol. X, n 2, octobre 1983. pp. 315-340, pp. 316-317. 73 Ibid., p. 317. Cf. sur les lois de lhistoire : A. Dorpalen, German History in Marxist Perspective, op. cit., p. 37. 74 M. Adler, Lehrbuch, cit in Andreas von Weiss, Historical Materialism , in Marxism, Communism and Western Society, a comparative encyclopedia, Vol. IV, New York, Herder and Herder, 1972, pp. 138-151, p. 149.

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[] il est vident que le schma qui fait de la lutte des classes le moteur du changement historique nest quune projection sur le pass de la victoire anticipe du proltariat industriel.75

Moins fondamental pour la perspective rvolutionnaire et du point de vue thorique, mais peut-tre plus intressant pour ce mmoire, apparat le deuxime dfaut de la conception matrialiste de lhistoire : celui dune distinction peu vidente entre histoire marxiste et histoire bourgeoise. Une nette diffrenciation est revendique par les marxistes eux-mmes. Ils prennent toujours position, quand ils ne sont pas des marxistes dtat, en faveur de ce quils considrent dans lhistoire comme les forces sociales progressives et surtout pour les rvoltes contre lordre tabli et plus gnralement pour les opprims. Comme les ides dominantes dune poque nont toujours t que les ides de la classe dominante ,76 la discipline historique participe de la domination de la bourgeoisie sur le proltariat et baigne dans lidologie dominante.77 Ainsi, le promulgateur du marxisme traditionnel, Friedrich Engels, crit dans un passage de lbauche de son Histoire de lIrlande que la bourgeoisie transforme tout en une marchandise, et par consquent lcriture de lhistoire [quelle] falsifie []. 78 Lhistoriographie bourgeoise ne peut tre objective et scientifique parce quelle est lie aux intrts de la bourgeoisie au pouvoir et que les marxistes estiment que le temps o il tait progressiste dexploiter des classes est rvolu.79 Mais que dit Marx lui-mme de son propre apport lhistoire ? Dans une lettre Joseph Weydemeyer de 1852, il affirme :ce n'est pas moi que revient le mrite d'avoir dcouvert l'existence des classes dans la socit moderne, pas plus que la lutte qu'elles s'y livrent. Des historiens bourgeois

K. Papaioannou, La conscration de lhistoire, op. cit., p. 150. Cf. la marche de lHistoire pour Marx tait celle de sa pense et la ncessit historique la ralisation de ses ides [] , M. Molnr, Marx, Engels et la politique internationale, Paris, Gallimard, coll. ides , 1975, p. 116. 76 K. Marx, F. Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Le Livre de Poche, 1973, p. 78. 77 Cf. M. Moissonnier, Histoire , in Grard Bensussan, Georges Labica, op. cit., p. 540. 78 Traduction anglaise de lallemand du passage complet : The bourgeoisie turns everything into a commodity, hence also the writing of history. It is part of its, of its condition for existence, to falsify all goods: it falsified the writing of history. in Engels Material for History of Ireland , K. Marx, F. Engels, Ireland and the Irish Question, Moscou, Progress Publishers, 1971, p. 211. 79 Ernst Nolte,The Relationship between Bourgeois and Marxist Historiography, History and Theory, vol. 14, n 1. (fvrier 1975), pp. 57-73, p. 59.

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avaient expos bien avant moi l'volution historique de cette lutte des classes et des conomistes bourgeois en avaient dcrit l'anatomie conomique. Ce que j'ai apport de nouveau, c'est :

1. de dmontrer que l'existence des classes n'est lie qu' des phases historiques dtermines du dveloppement de la production ; 2. que la lutte des classes mne ncessairement la dictature du proltariat ; 3. que cette dictature elle-mme ne reprsente qu'une transition vers l'abolition de toutes les classes et vers une socit sans classes.80

De ce fait, comme le dit Ernst Nolte, ce que lon dsigne souvent sous le nom de marxisme aujourdhui la dmonstration de lexistence des classes, lanalyse structurelle des socits, lacceptation du concept de lutte des classes tout cela est en fait, comme Marx le formulait clairement, le produit de la pense bourgeoise [] 81 La dfinition mme de Engels du matrialisme historique savoir la conception de lhistoire qui recherche la cause premire et le grand moteur de tous les vnements historiques importants dans le dveloppement conomique de la socit, dans la transformation des modes de production et dchange, dans la division de la socit en classes qui en rsulte et dans les luttes de ces classes entre elles 82 peut tre un canevas pour la rflexion dun historien bourgeois lemphase sur le grand moteur de tous les vnements mise peut-tre part. Les historiens marxistes et non-marxistes peuvent partager les mmes mthodes, les mmes techniques, les mmes analyses. Pour Ernst Nolte, la grande ligne de dmarcation entre les deux est la croyance chez les marxistes en la possibilit dune socit sans classe.83 En signalant que le futur auteur de thses controverses sur les origines du nazisme traite avant tout dans son texte de 1975 des historiens des deux Allemagnes, nous verrons quil est possible de se prsenter comme marxiste sans supposer cette socit possible. Nous aurons loccasion de

Karl Marx, lettre Joseph Weydemeyer, 5 mars 1852, in http://www.marxists.org [] what often goes under the name of Marxism today -demonstration of the existence of classes, structural analysis of societies, acceptance of the concept of class struggle -all this is in fact, as Marx himself clearly stated, the product of bourgeois thought, []., Ernst Nolte,The Relationship between Bourgeois and Marxist Historiography, op. cit., pp. 66-67. 82 F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris, Editions sociales, 1969, p. 37, trad. P. Lafargue, cit in Kolakowski (I), op. cit., p. 483. 83 Ibid., p. 67.81

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reparler plus bas de cette fausse distinction marxistes / non-marxistes dans lcriture de lhistoire. Nous serons galement amen considrer tout au long du mmoire de ce que Richard English considre comme la force la plus cruciale dans lhistoire de lIrlande 84 et en laquelle Marx et nombres de marxistes ont vu un alli possible de la rvolution socialiste : le nationalisme. Ce nationalisme fut dabord protestant avec des figures comme William Molyneux (1656-98) ou Jonathan Swift (1667-1745) qui aspiraient lindpendance lgislative de lIrlande. Il devient radical, rpublicain et scessionniste avec les Irlandais Unis sorte dcho la Rvolution franaise compos avant tout de presbytriens et men notamment par Wolfe Tone (1763-1798). Le nationalisme irlandais que Marx et Engels ont connu est catholique, conduit par Daniel OConnell (17751847) dont le mouvement obtint lmancipation des Catholiques et rclama labrogation de la loi dUnion la couronne britannique effective depuis 1801. Ayant fonds quelques espoirs dans le mouvement Jeune Irlande (1842-48), Marx et Engels soutiendront le mouvement fenian (lIrish Republican Brotherhood, socit secrte fonde en 1858) vers 1867-70, tout en se dsolant du terrorisme de ses membres. Aprs avoir retrac grossirement ce qui a men la formation dune reprsentation particulire de lhistoire lourde de plusieurs traditions

intellectuelles, nous sommes pars pour voquer la faon dont les textes vont tre interrogs.

It has certainly been the most crucial force in the history of Ireland., R. English, Irish Freedom, The History of Nationalism in Ireland, Londres, Macmillan, 2006, p. 3.

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Penser avec Marx, tre ou paratre marxiste : questionnements et problmatique

Ce mmoire entend analyser et comprendre lhistoriographie marxiste de lIrlande par le biais dune interrogation sur lidentit, et plus prcisment sur lidentit politique. Le mot identit vient du latin idem , cest--dire lelidentit

mme .85 La notion auquel il renvoie peut se concevoir comme linterface psychologique privilgie travers laquelle lindividu se caractrise et se dfinit en fonction de ses rapports la collectivit. Lidentit est ce qui rend lindividu conscient dtre unique, diffrent des autres et donc semblable lui-mme.86 Il est clair quune dmarche sinspirant de la problmatique identitaire est symptomatique de notre temps. Comme le dit lanthropologue Malek Chebel, parler aujourdhui didentit est devenu banal, une coquetterie en vogue dans le domaine social et dans celui des recherches en sciences humaines. 87 Grand est effectivement le risque de nadopter cette problmatique que par fade et servile esprit dimitation. Et il semble juste de garder lesprit quil est dautant plus fcheux de voir le concept didentit comme le ssame universel, que ce serait attitude rappeler la disposition quont eu beaucoup desprits gratifier dun Amen lassertion stimulante mais combien trompeuse : Lhistoire de toute socit jusqu nos jours est lhistoire de la lutte des classes .88 Dj, dans le milieu des annes soixante-dix, Claude Lvi-Strauss critiquait vertement les mdia qui, travers ce quil voyait relever dune psychologie bon march , avaient tendance prtendre que la crise didentit serait le nouveau mal du sicle sans regarder en face les conditions objectives dont elle est le symptme et quelle reflte .89 Mais au niveau des sciences humaines, sil faut bien se garder pour reprendre la mtaphore gaullienne de sautiller sur sa chaise tel un cabri en

85 86

Le Petit Robert, 1996 (dition revue et augmente datant de 1993 ; 1re d. 1967) Les formulations sont diffrentes, mais nous nous basons sur la dfinition de Pierre Tap dans : Identit Encyclopaedia Universalis, Corpus 11, Paris, 2002, [pp. 788-793], p. 790. 87 Malek Chebel, La formation de lidentit politique, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothque Payot, 1998, p. V. 88 Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Le Livre de Poche, 1973, (1re d. 1848), p. 51. 89 Claude Lvi-Strauss (dir.), Lidentit, Paris, Grasset, 1977, p. 9.

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invoquant lidole creuse IDENTIT, IDENTITY , cette thmatique se trouve, comme le souligne lauteur de Tristes Tropiques, plusieurs carrefours dans diverses disciplines.90 Symptomatique, rptons-le, le questionnement sur lidentit dcoule dune volution historique o, peut-tre, nos petites personnes approchent du point o chacune doit renoncer se prendre pour lessentiel .91 Le thme de lidentit apparat aussi dans une autre perspective : celle de lhomognisation du monde actuel. Bien quil est vrai quelle repren[ne] selon les termes de lanthropologue Jean-Loup Amselle dune certaine faon la thmatique marxiste et luxemburgiste du march mondial et de limprialisme 92, la problmatique de la globalisation parat gommer la raison dtre et la justification du marxisme : la question sociale. A cette question sociale et celle de la question territoriale semble se substituer, pour les tenants de la problmatique de la globalisation, celle de la guerre identitaire.93 Ces penseurs se situent la concidence est trop flagrante pour y voir une ironie de lhistoire aprs la chute du communisme et dans une redfinition dune Weltanschauung susceptible de dpasser limpasse intellectuelle symbolise par le livre clbre de Francis Fukuyama, lhomme qui a ressuscit la fin de lhistoire dans lexpression du rve quelle voudra enfin sarrter .94 Ils se divisent cependant quant aux effets de cette globalisation entre ceux qui prdisent un choc des civilisations comme Samuel Huntington et ceux qui devinent une tendance qui mnerait vers un mlange voire une crolisation du monde.95

Ibid. Ibid., p. 11, Lvi-Strauss voque plus prcisment ici la fameuse crise de lidentit dont on nous rabat les oreilles . 92 J.-L. Amselle, Branchements, Anthropologie de luniversalit des cultures, Paris, Flammarion Champs , 2005, 1re ed. 2001, p. 19. 93 Ibid. 94 Krzystof Pomian, La fin de lhistoire na pas eu lieu , in Le dbat, n60, mai-aot 1990, [pp.258-261] , p. 259 & 261. Ce mythe repris dune tradition hglienne semble tre un travers de tout systme politique sautoclbrant ; rappelons quil tait vhicul par lURSS et que la dissolution de ce mythe concidait avec la dliquescence du symbole rvolutionnaire qutait lEtat sovitique. F. Fukuyama est revenu ensuite sur le procs quon lui a, selon lui, faussement intent. Sa fin de lhistoire nest pas un constat sur la condition empirique du monde mais un argument thorique . Lhistoire nest pas finie. Mais elle doit tre finie pour des raisons thoriques parce que la dmocratie librale base sur lconomie de march est le moins mauvais des rgimes. Cf. Francis Fukuyama, Reflections on the End of History, Five years Later, History and Theory, vol. 34, n 2, Theme Issue 34: World Historians and Their Critics. (May, 1995), pp. 27-43. 95 J-L. Amselle, Branchements, op. cit., p. 20.91

90

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Une face sombre du concept existe donc. On le voit quand il srige comme une ressource idologique 96 des discours politiques vhiculant lide quune socit ou quun pan important dune socit quils reprsentent, ont leur intgrit mise en danger. Ils choisissent alors loption du repli sur soi.97 Mais au del des fivres obsidionales, cest lensemble des enjeux de pouvoir et des rapports de forces qui sont marqus dune empreinte identitaire. Fort logiquement on peut voir aussi avec Jacques Chevallier, qui a dirig un sminaire sur la question,98 que les phnomnes identitaires sont intrinsquement politique[s] .99 Ce qui nous mne nous interroger sur la lgitimit de lire le marxisme et donc lensemble des ouvrages de notre corpus comme des phnomnes identitaires. Mme si lapprhension verticale et sociologique de classe semble sopposer une vision horizontale prenant en compte les identits juxtaposes, la contradiction nest quapparente. Car le discours marxiste est un discours identitaire. Nous savons quil ny a didentit que conflictuelle, que toute identit se construit et se dfinit par rapport dautres identits 100. Or Marx et Engels ont adapt les penseurs des Lumires et surtout les historiens de la Rvolution franaise (Franois Guizot, Franois-Auguste Mignet, Augustin Thierry) qui pensaient en termes de classes. Les deux amis en ont dduit que le cours de lHistoire est le rsultat de la lutte des classes .101 Les classes, pour Karl Marx, sont les groupes sociaux auxquels adhrent les hommes en fonction de leurs intrts conomiques96

102

et plus gnralement de leur

Jacques Chevallier, Lidentit politique : un enjeu de pouvoir in Jean-Claude Ruano-Borbalan, (dir.), Lidentit, Lindividu, le groupe, la socit, Auxerre, Sciences Humaines Editions, 1998, [pp. 307-308, propos recueillis par Sylvain Allemand], p. 308. 97 comme les phnomnes Ian Paisley, Jean-Marie Le Pen ou divoirit, etc mais aussi quand un ancien ministre de Forza Italia voit la victoire de son quipe de football en finale du Mondial comme celle des Lombards et des Vnitiens sur une quipe de noirs, dislamistes et de communistes mais encore, de faon plus labore dans les accroches lectoralistes d immigration choisie ou de ministre de limmigration et de lidentit nationale ; pour discuter la racialisation des sphres intellectuelle et politique, voir Jean-Loup Amselle, Logiques mtisses : anthropologie de lidentit en Afrique et ailleurs, Paris, Payot, 1999 (1re d. 1990), p. V et suiv. On saperoit que limmigration choisie est lhritire de l immigration de qualit distingue par Georges Mauco dans les annes trente de limmigration de quantit [G. Mauco, Les trangers en France, Paris, Armand Colin, 1932, cit in Amselle, ibid., p. IV] 98 Ce sminaire fait lobjet dune publication, Cf. : Jacques Chevallier (dir.), Lidentit politique, Paris, PUF, 1994. 99 Jacques Chevallier, Lidentit politique : un enjeu de pouvoir , op. cit., p. 307. 100 Edmond Marc Lipiansky, Comment se forme lidentit des groupes , in Jean-Claude Ruano-Borbalan, (dir.), op. cit., [pp. 143-147], p. 146. 101 Pour plus de prcision Cf. lextrait de la Prface de la Critique de lconomie politique (1859) dans les Annexes. 102 plus prcisment d une correspondance entre les rapports de distribution et les rapports de production , Cf.

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existence humaine. Selon les mots du marxologue jsuite Jean-Yves Calvez, pour le philosophe allemand :les hommes sidentifient leur classe, qui pourtant ne reprsente quune partie de ce quils sont en tant quhommes : ils perdent ainsi toute une partie de lessence humaine, cette partie tant identifie avec une autre classe.103

Un sociologue contemporain dira la mme chose, lide d essence humaine en moins et en insistant sur le fait que lidentification de classe nest quune facette de lidentit. Rajoutons avec Eric Hobsbawm que la conscience ouvrire, bien quinvitable et essentielle, est probablement politiquement secondaire aux autres sortes de consciences .104 Mais identit ouvrire et identit ouvrire dun marxiste (quil soit vraiment ouvrier ou intellectuel, etc) sont deux choses distinctes mme si elles peuvent sentremler ou se confondre. Marx et les marxistes prennent fait et cause pour le proltariat,105 produit et agent de lHistoire en tant que revers de la bourgeoisie. Le concept mme de proltariat forg vers 1843-1844 fait passer Marx dune rhtorique dmancipation une critique rvolutionnaire.106 Selon la thorie marxiste, le dveloppement de lindustrie et de la masse des proltaires a pour corrlat la diminution des effectifs des autres classes. [] Le proltariat se recrute [ainsi] dans toutes les classes de la population. 107 Quand les penseurs allemands voient crotre la force du proltariat,108 ils pensent que croit avec elle le sentiment [quil a] de lui-mme .109 Et si Marx et Engels exhortent lesEtienne Balibar, Classes in Grard Bensussan, Georges Labica, Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF , coll. Quadrige , 1999, (1re d. 1982), [pp. 170-179], p. 174. E. Balibar souligne que lopus magnum de Marx, Le Capital sont 2 500 pages sur la luttes des classes sans les avoir dfinies ! 103 Jean-Yves Calvez, La pense de Karl Marx, Paris, Seuil, coll. Esprit , 1966, (7me dition revue et corrige, re 1 d. 1956), p. 187. Soulign par nos soins. 104 [] working-class consciousness, however inevitable and essential, is probably politically secondary to other kinds of consciousness., E. Hobsbawm, Working Classes and Nations in Saothar n8, 1982, pp. 7585, p. 82. 105 Pour voir les similitudes et divergences avec le concept de classe ouvrire , voir Georges Labica, Proltariat , in Labica-Bensussan, op. cit., [pp. 923-930], p. 928. 106 Georges Labica, Proltariat , op. cit., p. 924. 107 Marx et Engels, Le Manifeste du Parti communiste (1848), Paris, Le livre de Poche, 1973, p. 62. 108 Ibid., p. 63. 109 Jean-Yves Calvez, La pense de Karl Marx, op. cit., p. 217. Nous soulignons ce qui nous semble tre une dfinition de lidentit de groupe. Calvez se rfre ldition allemande du Manifeste. Dans ldition franaise sus-mentionne que nous avons utilise, traduite par Corinne Lyotard, il est crit : il est entass en masses plus grandes, sa force crot, avec le sentiment quil en a. (p. 63). Cf. texte original : [das Proletariat] wird in

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PROLTAIRES DE TOUS LES PAYS sunir travers des partis communistes, cest afin de renverser la bourgeoisie et faire disparatre la proprit prive, source pour eux de lalination humaine. Mais pour lheure, le proltariat est outre lenvers, galement loppos, la ngation de la bourgeoisie. Or, Marx, Engels (et la grande majorit de leurs pigones) qualifis dans le Manifeste d idologues bourgeois qui sont parvenus la comprhension thorique de lensemble du mouvement historique 110 ont opr une dsidentification valeurs de leur milieu dorigine. Erik Erikson a montr que lidentit personnelle nat de linteraction entre mcanismes psychologiques et facteurs sociaux .112 Les attentes de la socit sont intriorises et ses valeurs sont ngocies et ainsi acceptes ou rejetes dans le for intrieur de chacun. Mais quand il sagit des systmes de reprsentations, la relation entre la socit et lindividu nest pas univoque. Il y a rciprocit. Le social slabore aussi par projection des attributs de lindividualit au groupe. 113 Quand un marxiste crit et parle politique, il111

davec les intrts et les

exprime son identit et (de faon relative) celle de la classe dont il se veut le reprsentant. Par l mme, il rvle le concept-clef quon ne peut sparer de lidentit, laltrit. Quand il couche sur papier une bourgeoisie objective, il dcrit en quelque sorte une identit ngative quil projette sur ce qui constitue lAutre par excellence. Une vision de lHistoire comme une succession de lutte entre classes est une polarisation qui permet son camp de se conforter, de se poser comme uni voire de se purifier des lments douteux.114 Il est possible dinterprter lidentification dun marxiste un proltariat quasi personnifi comme une manifestation de narcissisme115

dans laquelle sont

valorises son adhsion aux valeurs de la classe ouvrire et sa propre participation aux destines de cette classe. Dans son ouvrage sur les terrorismes en Irlande et au Pays Basque, Maurice Goldring fait aussi un bilangreren Massen zusammengedrngt, seine Kraft wchst, und es flhlt sie immer mehr. in http//www.marxists.org/deutsch/archiv/marx-engels/ 110 Ibid., p. 65. 111 Malek Chebel, La formation de lidentit politique, op. cit., p. 26. 112 E.H. Erikson, Adolescence et crise de la qute de lidentit, Paris, Flammarion, 1972, cit in Edmond Marc Lipiansky, Comment se forme lidentit des groupes , op. cit., p. 143. 113 Lipiansky, op. cit., p. 145. 114 Cf. : Lipiansky, op. cit., p. 147. 115 Ibid. , p. 145.

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de son engagement politique. Il voque dans un passage saisissant et dans un sens difiant, son identification la classe ouvrire, son identit communiste grammaire marxiste :Une fois au pouvoir, la classe ouvrire dtruirait lEtat bourgeois et mettrait en place la dictature du proltariat, dans une premire tape, afin de rduire par tous les moyens les rsistances des anciens propritaires et de leurs allis, puis, une fois ces rsistances rduites, par lducation du peuple et la rducation des bourgeois et de leurs allis, la classe ouvrire et son parti instaureraient le communisme, de chacun selon ses capacits, chacun selon ses besoins. a vous fait rire ? a nous faisait vivre, respirer, transformer chaque jour en tape.116

Dans la mme logique, Jean-Pierre Vernant affirme dans son livre Entre mythe et politique (1966) qu tre bti intrieurement en militant, cest penser et agir dinstinct avec les autres, par et pour les autres : en compagnie, toujours. Cest aussi vivre son prsent, si dur, si dcevant soit-il, en projet dun avenir. 117 On remarque un point commun chez Goldring et Vernant : lidentification de lindividu au collectif est tourne vers laction et la ralisation de lHistoire travers celle du communisme. Au surplus, le scripteur marxiste, par ses professions de foi, exorcise dans son activit le fantme, le spectre de son identit refoule.118 Son groupe de rfrence, la classe ouvrire, prend le pas sur son groupe dappartenance. Les valeurs de ce scripteur marxiste, ses modles dattitude, dopinion et de comportement 119 sont ceux quil projette sur une classe ouvrire plus ou moins mythifie et qui est devenue son groupe de rfrence. Cest, par exemple, dans la recherche didentit qua effectue Karl Marx que Mikls

Maurice Goldring, Renoncer la terreur, Monaco, Editions du Rocher, 2005, p. 16. cit en exergue du chapitre 5 du livre de Marnix Dressen, De lamphi ltabli, Les tudiants maostes lusine (1967-1989), Paris, Belin, 1999, p. 167. 118 Parmi les scripteurs de notre corpus seul James Connolly semble tre dorigine ouvrire et y tre rest malgr ses divers emplois dorganisateur syndical et politique. Bernadette Devlin, Eamonn McCann, Terry Eagleton, et dautres que nous oublions certainement, ont, dans une priode plus propice lascension sociale, d aussi partir du ras des pquerettes, nest-ce pas , selon lexpression du plus minent professeur - et nonobstant des plus sympathiques - du dpartement dhistoire rmois, tout magnifi quil est dune locution giscardienne et de boutons de manchettes fleurdeliss. 119 Lipiansky, op. cit., p. 149. outre la distinction groupe dappartenance / groupe de rfrence, existe celle tablie en 1909 par le sociologue amricain Charles H. Cooley entre groupe primaire (la famille par exemple) et groupe secondaire (synonyme dorganisation) o les liens entre personnes sont fonctionnels. E. M. Lipiansky voit une ressemblance entre ces vues et celles de lallemand Ferdinand Tnnies qui distingue les rapports quentretient un individu la communaut de ceux qui le lient la socit (Gemeinschaft Gesellschaft).117

116

27

Molnr trouve une explication aux positions plus que discutables du rvolutionnaire sur les juifs :Refusant de se considrer soit comme juif, soit comme juif-allemand converti, Marx sest tourn vers une autre communaut : la communaut de la classe proltarienne en gestation.120

Or il y a contradiction chez celui que nous appelons scripteur marxiste . Lcriture est, en effet, une pratique qui demande un certain capital culturel et qui est gnralement dans la priode contemporaine le privilge de la classe altrit dprcie, la bourgeoisie .121

Marx, Engels, Lnine et leurs mules pensent que le proltariat se dlivrera de ses chanes de par une prise de conscience historique de son rle, qui quivaut une conscience de classe tourne vers laction.122 Or lcriture est un acte, une pratique. La pratique de lhistoire, le faire de lhistoire 123 nest jamais une immaculepraxis et historicit

conception. Elle est toujours marque par ltreinte de son contexte. Elle est modele par le vcu, la personnalit,124 les objectifs politiques ou acadmiques (voire carriristes) de son auteur.125 Quand cette pratique se veut marxiste, elle est alors minemment politique. Le faire de lhistoire marxiste se confond, des degrs divers, au faire lhistoire . Le texte dun militant, dcoulant dune pratique politique, est habit de tensions entre sa logique de savoir et sa logique de pouvoir. Dans lcriture communiste, les frontires se franchissent

Mikls Molnr, Marx, Engels et la politique internationale, Paris, Gallimard, coll. ides , 1975, p. 77. Pour une analyse marxiste sur lEtat reproduisant la division entre travail manuel et travail intellectuel par le biais de lcriture, voir Nicos Poulantzas, LEtat, le Pouvoir, le Socialisme, Paris, PUF, coll. politique , 1978, pp. 64-66. Dans cette mme problmatique des rapports quentretiennent lcriture et la prise parole avec le pouvoir et la promotion individuelle, cette fois-ci au niveau de linstrument de contrle de base communiste, cest--dire la cellule, se reporter aux claircissements butoniens in Philippe Buton, Communisme, une utopie en sursis ?, Paris, Larousse, coll, 20/21 , 2001, pp. 138-140. 122 Pour comprendre linfluence dun hglien de gauche, August von Cieszkowski (1814-1894) sur Marx au sujet du concept de praxis, Cf. : L. Kolakowski, op. cit., pp. 120-124. 123 Cf. : Jacques Le Goff, Pierre Nora (dir.), Faire de lhistoire, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque des histoires , 1974. 124 mme si cette dernire peut tre en retrait par rapport au groupe. On pense aux textes anonymes, peut-tre crits collectivement, et signs par le parti 125 On pourrait y rajouter lorgueil, la volont de puissance, celle de comprendre, lestime de soi ou le nec plus ultra : la recherche de soi dans la comprhension des autres121

120

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dialectiquement et cette logique-ci dborde souvent sur cette logique-l, en particulier si entre en jeu la logique du vouloir, i.e. celle du parti lniniste. Michel de Certeau a fort habilement tir parti de ses lectures de Karl Marx. Il considre que lcriture de lhistoire, lopration historiographique fait partie de la ralit dont elle traite, et que cette ralit peut tre saisie en tant quactivit humaine , en tant que pratique .126 Quand chez Certeau cette ralit est avant tout celle dun milieu universitaire, elle est comprise dans ce mmoire plus globalement dans la sphre politique, dans les rapports de classes et dans la volont des diffrents marxistes de participer la matrise lhistoricit. La dfinition communment admise de lhistoricit est la constitution foncire de l'esprit humain qui [] prend conscience de sa propre situation historique. 127 Nous utiliserons ici plus volontiers les conceptions dAlain Touraine qui voit dans lhistoricit la production de la socit par ellemme .128 Un scripteur marxiste se conoit ainsi comme un agent dhistoricit qui tente dans sa pratique de lhistoire dimposer sa version du pass pour promouvoir sa vision de ce que devrait tre lavenir. Le scripteur marxiste, acteur social parmi dautres, entend participer ainsi la direction de laction historique voire la contrler entirement avec son parti sil est lniniste. En bref, ce mmoire tente de comprendre lhistoriographie marxiste comme une pratique politique.129

Gnralement, lhistorien et tout producteur dun discours historique peine dans son exercice se dpartir de ses dterminismes ainsi que de ses valeurs, prjugs et, si lon peut dire, pr-conceptualiss . A titre dexemplequest-ce que le rvisionnisme en Irlande?126

et pour viter toute confusion ultrieure, il est propos dvoquer tout de suite le courant historiographique auquel on a attribu en Irlande lestampille rvisionniste .130 On peut le faire dbuter la fin des annes trente avec la

Michel de Certeau, Lcriture de lhistoire, op. cit., p. 78. Certeau cite la Thse 1 sur Feuerbach. Pour le discours compris comme capital : ibid., p. 30. 127 Hans Georg Gadamer, Historicit , Encyclopaedia Universalis, http://www.universalis-edu.com 128 A. Touraine, Production de la socit, Paris, Seuil, coll. Sociologie , 1973, p. 34. Cf. M. de Certeau : Pas plus que le discours ne peut tre dsolidaris aujourdhui de sa production, il ne peut ltre de la praxis politique conomique ou religieuse, qui change les socits et qui, un moment donn, rend possible tel ou tel type de comprhension scientifique. , M. de Certeau, Lcriture de lhistoire, op. cit., p. 51. 129 Cf. : Georges Lavau, Lhistoriographie communiste : une pratique politique , Pierre Birnbaum, Jean-Marie Vincent (dir.), Critique des pratiques politiques, Galile, 1978 , pp. 121-163. 130 Comme rien nest simple, ceux qui sopposent au rvisionnisme sont diviss. Parmi les adversaires du rvisionnisme , lhistorien Brendan Bradshaw le comprendra comme un vritable courant alors que le

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professionnalisation de la discipline historique en Irlande. Ce courant intellectuel qui ne se limite pas lhistoire a pris une ampleur sinon torrentielle du moins dterminante dans les annes soixante-dix suite lexacerbation des tensions au sein de la socit dIrlande du Nord. Le rvisionnisme en Irlande est une tentative de dpasser les deux monismes qui ont fixs la pratique historique en deux camps rivaux : lunionisme et surtout le nationalisme.131 Ds les premiers historiens professionnels, il fallait rejeter les abus de lhistoire que commettaient ces deux adversaires et promouvoir le dialogue entre chercheurs et tudiants des deux communauts.132 Pour une spcialiste de la question, Paraskevi Gkotzaridis, le terme est opaque et chappe aux limites dune seule dfinition .133 Parmi ses acceptions possibles, elle voit 1 lexpression dune natio n tourmente par la question de ) son identit , 2 une rplique intellectuelle tar dive des descendants de ) lancienne lite contre les gagnants aux niveaux politique et conomique du sisme de 1916 - 1921/23134

ou encore et plus vraisemblablement 3 la )

comprhension que la solution globale aux malheurs de lle ne peut tre un nationalisme unilatral qui ne prendrait pas en compte les aspirations de la communaut protestante.135 La professionnalisation du mtier dhistorien en Irlande sest rpercute sur lcriture de lhistoire. A ses dbuts, ce milieu universitaire en construction, libral, proclamait ses volonts de travailler libr de toute valeur (value free) et de raliser ce que lon peut traduire par une histoire pour lhistoire (historyjournaliste Kevin Whelan non. Nancy J. Curtin, Varieties of Irishness: Historical Revisionism, Irish Style , The Journal of British Studies, vol. 35, n 2, Revisionisms. (avril 1996), pp. 195-219, p. 196 et p. 200. N. J. Curtin considre aussi que ce nest pas un courant. David Fitzpatrick parle, quant lui, d orthodoxie et entre guillemets d cole . Cf. D. Fitzpatrick, Une histoire trs catholique ?, Rvisionnisme et orthodoxie dans lhistoriographie irlandaise , in Vingtime Sicle, revue dhistoire, n 94, avril-juin 2007, pp. 121-133, p. 125. 131 En bref, sont dits unionistes ceux prnent une intgration politique la Grande-Bretagne, le terme tant quasiment devenu synonyme de protestants ; loppos, les nationalistes dsignaient jusquau dbut des annes 1920 ceux qui aspiraient une indpendance totale ou au Home Rule (statut dautonomie interne). En Irlande du Nord, depuis la partition de lle en 1921, le terme dsigne les partisans de la runification de lle pour son indpendance. A partir des Troubles du dbut des annes 1970, il se rfre aux catholiques modrs opposs la violence des rpublicains i.e. le Sinn Fin et son bras arm lIRA. 132 David Fitzpatrick, Une histoire trs catholique ?, Rvisionnisme et orthodoxie dans lhistoriographie irlandaise , op. cit., p. 125. 133 P. Gkotzaridis, La rvision de lhistoire en Irlande et ses liens avec la thorie : rvisionnisme, poststructuralisme, postmodernisme, postcolonialisme, 1938-1999, Thse de doctorat non publie, Paris III, 2001, p. 7. Le terme rvisionniste ne dsigne pas que des chercheurs mais aussi des journalistes ou des politiciens. 134 Cette nouvelle donne a t qualifie par Sen OFaolain de putsch des classes moyennes Cf. Gkotzaridis, op. cit., p. 8. 135 Ibid.

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for its own sake). Le mtier dhistorien peut sans conteste tendre vers ce genre de conception condition que lon ne se mprenne pas. Lide constitue dans labsolu une gageure. Elle relve, en effet, encore en soi de valeurs, celles dune catgorie de lettrs qui conoit lhistoire comme une pratique collective laborant ses mthodes et ralisant des travaux dont la qualit est value entre pairs. Les historiens daujourdhui prfrent gnralement considrer cette ide de value free history comme nave. Michel de Certeau indique qu il est impossible dliminer du travaillidologie

historiographique les idologies qui lhabitent .136 Nous touchons un point essentiel. Selon Joseph Gabel :lidologie est un systme dides li sociologiquement [] un groupement conomique, politique, ethnique ou autre, exprimant sans rciprocit les intrts plus ou moins conscients de ce groupe, sous la forme danhistorisme, de rsistance au changement ou de dissociation des totalits. Elle constitue donc la cristallisation thorique dune forme de fausse conscience.137

En dautres termes moins techniques et moins ngatifs (puisquil peut y avoir une idologie du changement, de la modernisation, de luniversel), lidologie peut se comprendre comme un systme clos (mais pouvant se redfinir) de reprsentations. Ce systme vise justifier thoriquement un groupe contingent dhumains aspirant par ce biais la prennit ou la promotion de leurs vues et deux-mmes.138 Lidologie est donc le bras arm de lidentit de groupe. Elle est le tourniquet qui permet aux discours et aux actes de se prter main-forte [] .139 Sa meilleure dfinition est peut-tre celle de Guy Rocher qui la comprend comme :[] un systme dides et de jugements explicite et gnralement organis, qui sert dcrire, expliquer, interprter ou justifier la situation dun groupe ou dune collectivit

M. de Certeau, op. cit., p. 48. J. Gabel, Idologie , in Encyclopaedia Universalis, Corpus 11, Paris, 2002, [pp. 793-797], p. 795. 138 Le dbut de cette dfinition prend appui sur : J. Baechler, Religion , Trait de sociologie, R. Boudon (dir.), Paris, PUF, 1992, p. 452, cit in Marnix Dressen, op. cit., p. 10. 139 Tzvetan Todorov, Prface ldition franaise (1980) de Edward W. Said, LOrientalisme, LOrient cr par lOccident, Paris, Seuil, coll. La couleur des ides , 2005 (1re d. en anglais 1978), pp. 7-10, p. 8. LOrientalisme, rajoute Todorov, raconte un chapitre des destins croiss du Pouvoir et du Savoir. 137

136

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et qui, sinspirant largement de valeurs, propose une orientation prcise laction historique de ce groupe ou de cette collectivit.140

Un marxiste est forcment intress par le concept didologie parce quil conoit la bataille des ides comme tant la forme extrieure que prend la bataille relle : la lutte des classes.141 Le mot, forg par Destutt de Tracy en 1796, est pass dans le langage courant grce au marxisme. Marx et Engels nen ont pas donn une dfinition claire. Lidologie est dpendante du monde matrielle. Elle est le reflet invers dun monde lenvers, enchant 142 et sert les classes dominantes. Lnine ne dnonce lidologie que pour critiquer les ides des autres. Selon lui, le marxisme est lui-mme lidologie du proltariat duqu par le capitalisme. 143 Lidologie, du fait de la volont du parti, est devenue, selon Dominique Colas dans le schma lniniste, linfrastructure de la socit.144 Ainsi, par exemple, un historien communiste est porteur dans ses crits de lidologie marxiste quil tient de lURSS. Pour le cas irlandais, il a tendance embrasser une autre idologie allie : le nationalisme. Un dcryptage des reprsentations marxistes de lhistoire de lIrlande permettra de mieux cerner sur un temps long dans linterstice des mots, dans lpaisseur des rcits 145 mais aussi dans les revendications et les non-dits, les constantes et les variables de deux choses essentielles pour notre propos. Dune part, une telle tude permettra de comprendre le rle de la pense de Karl Marx dans les batailles dides successives en Irlande. Dautre part, en se demandant que signifie le fait de se reprsenter comme marxiste ? , elle clairera la condition contingente de lidentit politique.146

Une rflexion de Roland Barthes

donne la conviction quil est

judicieux, avant de dcortiquer un texte, de sinterroger sur la p o s t u r e de140

Guy Rocher, Introduction la sociologie gnrale, Montral, Hurtibise hmh, 1992, p. 124-125, cit in Yves Boisvert, Lanalyse postmoderniste, Une nouvelle grille danalyse socio-politique, Paris, Montral, LHarmattan, coll. Logiques sociales , 1997, p. 14. 141 R. Aron, Le Marxisme de Marx, op. cit., p. 269. 142 Georges Labica, Idologie , in Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., p. 560-572, p. 568. 143 Cit in Dominique Colas, Le lninisme, op. cit., p. 108. 144 Ibid., p. 262. 145 Cf. Michel Foucault, Utopies et htrotopies, Deux confrences radiophoniques diffuses sur France Culture les 7 et 21 dcembre 1966 dans lmission Culture franaise CD, Paris, INA, 2004. 146 Celui qui sest fait initier au marxisme par un ami trotskyste dans limmdiat Aprs-Guerre et qui sest, comme beaucoup, un peu vite enflamm pour la rvolution culturelle (allant jusqu faire un plerinage

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celui qui crit.147 Il est facile de comprendre quun ouvrage dhistoire crit par unla posture dcriture

communiste ou par un politicien en gnral a des arrires-penses partisanes. Cet ouvrage, encore une fois, dcoule dune pratique politique. Comme le dit Lucien Jaume, [] lacteur politique incite agir : le texte dintervention politique est une action qui pousse laction. 148 Pour comprendre pleinement ce texte, il faut simplement le replacer dans son contexte politique et dans le champ historiographique dans lequel il sinscrit.149 Un scripteur dhistoire se situe dans ce champ avec son livre ou son article en se rclamant dun courant politique, dune thique professionnelle, en rejetant tel ou tel livre, telle ou telle cole historiographique, en faisant preuve de suivisme ou en tant novateur, etc. Ce travail sintresse aux scripteurs qui ont adopts une posture marxiste dcriture150

pour disserter sur lhistoire irlandaise. Comprendre la posture

dcriture dun auteur, cest savoir apprhender sa pratique de lhistoire dans ce quelle recle en amont (une tradition historiographique, lidentit politique de ce scripteur ) et dans ce dont elle est porteuse en aval (une volont de rfuter un autre texte, un projet politique). Cette posture dcriture dtermine galement la position dfendue par le texte, sa thse. 151en Chine avec Julia Kristeva, Philippe Sollers et consorts) se demande si lon peut [] commencer crire sans se prendre pour un autre ? . Suit une rvlation magnifique de lidentification du Barthes-essayiste lcrivain Andr Gide : [] lorigine de luvre, ce nest pas la premire influence, cest la premire posture : on copie un rle, puis par mtonymie, un art : je commence produire en reproduisant ce que je voudrais tre. , Roland Barthes par Roland Barthes (1975) in uvres compltes, IV, 1972-1976, Paris, Seuil, 2002, p. 677. 147 Il faut prciser que, dans ce mmoire, le mot posture est neutre. Nous ne parlerons dailleurs pas d imposture ou de quelque poseur que se soit. 148 L. Jaume, La pense en action : pour une autre Histoire des ides politiques, Un bilan personnel de recherche. , Texte dun colloque tenu Naples en 2003, IHTP, (format pdf, 13 p.), in http://www.ihtp.cnrs.fr , p. 6 149 Le champ historiographique est dabord lensemble des ouvrages sur une question. Il est galement relatif aux diffrentes valeurs et mthodes employes gnralement dans lopration historiographique quun auteur rejette ou sapproprie. 150 Dans lexcellent portail Perse , en tapant posture et criture , on tombe sur un texte trs intressant dun lecteur de Barthes qui entend, lui aussi analyser des postures dcriture : celles des politiciens franais qui publient. (Cf. Christian Le Bart, Lcriture comme modalit dexercice du mtier politique , Revue franaise de science politique, 1998, vol. 48, n 1, pp. 76-96.) Ch. Le Bart ne veut pas se demander si lhomme ou la femme politique est vritablement lauteur du texte. Or certaines rvlations peuvent faire vaciller les postures. Et cela aurait pu tout fait tre pris en compte dans son travail. Ai