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Un vent doux souffle sur la corniche flambant neuve de M’dieq, 37.000 âmes, une artère principale, et la plus forte densité de consommateurs d’héroïne au Maroc. SALAHEDDINE LEMAIZI ENVOYÉ SPÉCIAL À TÉTOUAN A 25 km de Sebta, ville d’approvision- nement, et à 15 km de Tétouan, véri- table zone franche de commerciali- sation de drogues dures, Rincón, comme préfèrent l’appeler ses habitants, est enclavée dans un monde de poudre brune. Une ville où les Kharba (squats) poussent jusqu’à quelques mètres du port et du com- missariat de police. Des murs de désolation, des lieux de vie derrière lesquels les junkies se cachent des regards… jusqu’à l’overdose. Morts vivants Il est 11 heures du matin et Hamid a le mono * . Il est en manque. Ce toxicomane de 35 ans est en sueur, a le visage tendu et les lèvres sèches. Notre arrivée le perturbe, ainsi que Brahim son acolyte. Les manches REPORTAGE | L OBSERVATEUR - DU 31 DÉCEMBRE 2010 AU 13 JANVIER 2011 | REPORTAGE DU 31 DÉCEMBRE 2010 AU 13 JANVIER 2011 - L OBSERVATEUR Groupe d’héroïnomanes dans un squat à Tanger. (*) Les termes suivis d'une étoile renvoient au Lexique page 18. LE NORD SE SHOOTE À L’HÉROÏNE LE NORD SE SHOOTE À L’HÉROÏNE

Un vent doux - Coalition PLUS...s’agit de Samir S., 21 ans. Il a été le prin - cipal fournisseur d’héroïne de toute la région durant des années, avant d’être arrêté

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Page 1: Un vent doux - Coalition PLUS...s’agit de Samir S., 21 ans. Il a été le prin - cipal fournisseur d’héroïne de toute la région durant des années, avant d’être arrêté

Un vent douxsouffle sur lacornicheflambant neuvede M’dieq, 37.000âmes, une artèreprincipale, et laplus fortedensité deconsommateursd’héroïneau Maroc.

SALAHEDDINE LEMAIZI ENVOYÉ SPÉCIAL À TÉTOUAN

A25 km de Sebta, ville d’approvision-nement, et à 15 km de Tétouan, véri-table zone franche de commerciali-sation de drogues dures, Rincón,

comme préfèrent l’appeler ses habitants, estenclavée dans un monde de poudre brune.Une ville où les Kharba (squats) poussentjusqu’à quelques mètres du port et du com-missariat de police. Des murs de désolation,des lieux de vie derrière lesquels les junkiesse cachent des regards… jusqu’à l’overdose.

Morts vivantsIl est 11 heures du matin et Hamid a lemono*. Il est en manque. Ce toxicomane de35 ans est en sueur, a le visage tendu et leslèvres sèches. Notre arrivée le perturbe, ainsique Brahim son acolyte. Les manches

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Groupe d’héroïnomanesdans un squat à Tanger.

(*) Les termes suivis d'une étoile renvoient au Lexique page 18.

LE NORD SE SHOOTEÀ L’HÉROÏNELE NORD SE SHOOTEÀ L’HÉROÏNE

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retroussés, Hamid tente de s’injecterdans le bras sa première dose d’héroïnede la journée, sans succès. Toutes sesveines sont abimées. Hors de lui,Hamid lance  : «shoote-moi à lanuque!». La main tremblante et leregard inquiet, son complice s’exécute.Quelques gouttes de sang jaillissent desa nuque, Hamid les essuie avec sesdoigts crasseux. Soulagé, il est enflash*. Il reprend la seringue et la lancedans l’une des chambres du squat. Cepassage du mono au flash se reproduithuit à dix fois par jour, au rythme desinjections. Une répétition d’actes«médicaux» sans protection qui mul-tiplie les risques d’atteinte du VIH/Sidaet qui peut causer la mort. «Pas plusloin qu’hier [jeudi 23 décembre 2010],un usager des drogues dures par voieintraveineuse (injecteur) a été retrouvémort dans un squat de la ville. Il s’estpiqué à la veine jugulaire», affirmeAmine, de l’ALSC Tétouan pourlaquelle il est coordinateur de projetRéduction de Risques (RdR) et mem-bre de l’Unité mobile d’intervention(UMI). Nourredine, un autre membre del’UMI, nous rejoint au squat de Hamid,en pleine montée d’adrénaline. Il récu-père le matériel souillé et redistribueà Hamid des seringues et du matérielpour ses futures injections, ainsi quedes préservatifs.

La villa des marginauxAu squat, la vie continue. Samira, 30ans, est une fumeuse d’héroïne depuisquinze ans. Elle porte tous les stig-mates de la consommation de cettedrogue dure. Elle paraît bien plus queson âge, ses doigts sont décolorés, acnéet rides traversent son visage au teintassombri par la brune («Al Kahla», enréférence à la couleur brune de l’hé-roïne commercialisée dans le Nord).Son poids ne dépasse pas les 40 kg,Samira a flirté avec l’injection. «Je pré-fère fumer, au moins ce n’est pas dan-gereux», relativise-t-elle. Pourtant,Samira risque la tuberculose, l’hépa-tite C et la mort à petit feu. Omar, jeune injecteur de 25 ans, nousaccompagne pour visiter un autresquat. Située au plus haut point de laville sur la mini-chaîne de montagnes,cette villa au style andalou est le chef-lieu des marginaux de M’dieq. Mursen décomposition et toits démolis, lamaison menace ruine. Le sol est par-semé de seringues, de pailles et de bou-teilles de Bazoka*. Ce matin, les loca-taires ont déserté les lieux, touscherchent «Al Kahla»Samira et Hamid sont parmi les chan-ceux de M’dieq  ! Ils sont les seuls àavoir pris leur dose d’héro ce matin.Au quartier du parking, point de ren-contre entre les toxicomanes etl’équipe de l’ALCS, une dizaine «d’ad-dicts» sont encore à jeûn. Ils sont les

HÉROÏNE LexiqueMONO Singe en espagnol. Utilisé pourdécrire un toxicomane avec dessymptômes liés au manque. Pour leschasser, on dit qu’il faut «nourrir lesinge».FLASH Sentiment d’euphorie intenseimmédiatement provoqué par la prised’héroïne et plus ou moins intense enfonction du mode de consommation. Pourl’injection, l’effet apparaît en moins d’uneminute et s’estompe au bout de 3 à 5heures.CHASSER LE DRAGON (Fumer l’héroïne)

consiste à inhaler les vapeurs d’héroïnechauffée, la plupart du temps, sur unefeuille d’aluminium par le dessous.BAZOKA Nom marocain pour le crack, quiest un stupéfiant dérivé de la cocaïne. Iltire son effet de la chaleur pour n'en resterque des vapeurs, inhalées par l'usager.KHARCHACHA désigne le cannabis demauvaise qualité. Pour l’héroïne, il s’agitde pavot séché disponible chez lesherboristeries. Utilisé par lestoxicomanes, il est désormais interdit à lavente au grand public.

PAPELALa dose atteintson plus bas prixdepuis desannées, 15 DH lapapela !

dommages collatéraux du resserre-ment du contrôle des frontières à BabSebta. La ville occupée est un des prin-cipaux points d’approvisionnementdu Maroc en héroïne.

De Helmand à SebtaL’héroïne vendue au Maroc est engrande partie d’origine afghane et lepavot à opium est cultivé spéciale-ment à Helmand. Aussi, cette droguetraverse des dizaines de milliers de kmà travers l’Europe, fait escale en Tur-quie ou en Albanie, avant d’atterrir àSebta. Elle est alors traitée dans deslaboratoires pour en faire des «pape-las»  : des doses d’héroïne emballéesdans du papier. L’héroïne et la cocaïneperdent une grande partie de leur qua-lité lors de ce périple. Un vétéran toxi-comane qui a consommé de la purehéroïne lors de ses séjours en Europejuge que «ce que nous consommonsressemble à tout sauf à de la drogue».La baisse de la qualité de la droguecommercialisée au Nord est sujette àplusieurs anecdotes. «J’ai injecté unplacébo à des amis en manque dedrogue : un mélange de cumin et d’au-tres épices. Leur mono est parti aprèsinjection», raconte Abdallah, un ex-toxico de M’dieq.Retour au Rincon. L’appel de la prièredu vendredi retentit, la bande chercheencore un volontaire pour faire ledéplacement à Jbel Derssa, haut lieude vente de la drogue à Tétouan, pouracheter les provisions de toute la jour-née. Personne ne veut se lancer danscette mission dangereuse car «si onnous arrête avec les doses de tout legroupe, on nous colle le délit de traficde drogues, alors que les barons de larégion circulent librement», accuseOmar, le jeune injecteur. Ce dernier afait plusieurs séjours à la prison deTétouan et nous assure que «là-bas, ontrouve plus facilement de la droguequ’au Rincon». Le mono augmente, la températurebaisse, l’équipe de l’ALCS continue ladistribution de matériel d’injection.Une petite foule se rassemble autourde la voiture de l’équipe. La scène attireles regards curieux. Une personne âgées’arrête et lance «que Dieu leur par-

Quelques gouttes de sangjaillissent de sa nuque, Hamid lesessuie avec ses doigts crasseux.Soulagé, il est en flash.

Fumer de l'héroïne peutcauser l'Hépatite C et latuberculose.

Selon une étude du ministère de la Santé,63.6% des injecteurs interrogés à Tétouandéclarent avoir partagé leurs seringues. ATanger, ce taux atteint les 77.3%.

Pipe à Bazoka.

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donne», avant de s’en aller. Excédé parle fait d’être accusé d’encourager laconsommation de drogues, Noured-dine sort les gants de boxe  : «faute deprévention primaire et de centre d’hos-pitalisation, nous faisons de la préven-tion de troisième degré afin de mini-miser l’infection au VIH», cogne-t-ildans sa réponse.La communauté de toxicomanes deM’dieq est estimée à 120 personnes.Pour la majorité, des injecteurs. Desmembres de cette communauté tra-vaillaient dans la pêche, mais depuisleur dépendance, ils ne peuvent plusprendre le large et travaillent commegardiens de voitures. Et quand ils netrouvent plus de quoi consommer, ceshéroïnomanes sont prêts à tout. Mus-tapha, gardien et «addict» depuis unedizaine d’années, se cache derrière sadjellaba déchirée : il a dû vendre sa télé200 DH. «Ma mère me l’avait achetéeà 1500 DH», affirme-t-il, gêné. Vers 14 heures, la communauté detoxicomanes du Rincon attend tou-jours la délivrance. Personne ne s’estencore dévoué à se rendre au point devente le plus proche  : le quartier Bar-bourine, dans la périphérie de Tétouan.

Le cartel de BarbourineCap sur ce quartier chaud au Nord dela Colombe blanche. Construit aprèsl’indépendance suite à l’exode rural,sans autorisation ni plan d’urbanisme,ce «bario» clandestin est difficile d’ac-cès. Situé sur Jbel Derssa, montagnedu Rif occidental, avec ses 541 mètres,il tutoie le ciel. La seule fois où l’équipede l’ALCS a tenté de travailler dans cebario montagneux, elle a été découra-gée par une pluie de pierres, «depuison n’a jamais remis les pieds ici, c’estun terrain hostile», constate Amine.Dès qu’une personne étrangère met lespieds dans le quartier, elle est rapide-ment repérée et le quartier général ducartel est alerté par téléphone. De leurtour de contrôle située en haut du Jbel,les dealers utilisent des jumelles pourcontrôler le mouvement des visiteurs. Pendant des années, cette zone est res-tée inaccessible même pour les forcesde l’ordre. Sans compter le conflitautour des périmètres d’intervention

Un collectif associatif révèle que 35%des usagers des drogues injectables àNador sont séropositifs. Un chiffre loinde celui annoncé officiellement.

Quartier Barborine, siège du cartelde l’heroïne à Tétouan.

Les lieux de consommation de drogues àTanger et Tétouan sont les plus sordidesde toute la région MENA .

entre la Gendarmerie royale et laSûreté nationale, ce qui a retardé toutdéploiement sécuritaire dans la région.Le 11 février 2010, le quartier reçoit uninvité pas comme les autres. Le roiMohammed VI lance les travauxd’aménagement d’une esplanade duquartier. Coût de la réalisation : 6 mil-lions de DH. Le signal est fort. La visitecoïncide avec le suivi du souverain del'état d'avancement du programme dedéveloppement urbain de la ville deTétouan pour 2009-2012. La visiteroyale a permis aux habitants de dis-poser d’une route asphaltée et dedébloquer le différent entre la gendar-merie et la police. Barbourine tombeenfin sous la responsabilité de la policequi va mener une série d’actions delutte anti-drogue dans ce quartier régipar les narcotrafiquants.Un quartier périurbain dont l’intermi-nable pente mène à la maison de l’un

des importants dealers du quartier. Ils’agit de Samir S., 21 ans. Il a été le prin-cipal fournisseur d’héroïne de toute larégion durant des années, avant d’êtrearrêté au mois de mars 2010. La policea saisi dans sa demeure 1200 dosesd’héroïne ainsi que 70 doses et 14grammes non emballés de cocaïne.Samir.S est condamné à 10 ans de pri-son ferme. Après l’annonce du verdict,sa sœur laisse éclater sa joie en youyoustellement la sentence lui semble légère.Le juge la condamne pour outrage à laCour. Elle écope six mois de prison ferme.

Lichara, Bogota du NordNous quittons les lieux, pour un autrepoint noir de Jbel Derssa  : le quartierLichara, surnommé Bogota. Il comptedeux attractions  : une mosquée et unepharmacie. Aucun établissement publicn’a été prévu pour servir la population.Dans la médina, nous empruntons la rue

d’Omar Ibn Abdelaziz, une artère gou-dronnée mais difficilement praticable.Sur le chemin, la scène est ahurissante.Alors que nous nous rendons au sommetdu Jbel, des toxicomanes dévalent lapente à contre-sens à toute vitesse. Ilsviennent de faire le plein de marchan-dise. Tout près de Lichara, le bario Derssa estle dernier bastion de vente «libre» d’hé-roïne. Un quartier qui respire l’insécu-rité. «Il est très déconseillé pour des étran-gers d’y mettre les pieds après 21 heures»,nous prévient le taximan qui nous yconduit. Au moment de notre passage,une fourgonnette de la sûreté nationaleest stationnée au milieu du quartier.«C’est un événement», commente le taxi-man. Les agressions à l’arme blanche sontcourantes, impossible pour des incon-nus de se fournir en drogues. Nous ten-tons à deux reprises d’accompagner desconsommateurs actifs mais ils refusent carc’est «trop risqué» selon eux. Ils nous ren-seignent néanmoins sur les tarifs.Aujourd’hui, la dose atteint son plus basprix depuis des années, 15 DH la papela !

VIH, l’heure est grave !Le siège de l’Association de lutte contrele Sida (ALCS) se trouve au quartier del’Habitat. Dr. Rachid Hasnouni Alaoui

De leur tour de contrôle située en hautdu Jbel, les dealers utilisent desjumelles pour contrôler le mouvementdes visiteurs.

«A Nador, la consommation des drogues injectables a pris une ampleurtelle que les jeunes se lancent des défis pour explorer des lieuxd’injections comme le dos ou la jambe, voire l’appareil génital».

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est président la section locale et direc-teur de l’hôpital psychiatrique de laville. Il commence son travail d’addic-tologue dans la rue. Son premierpatient est Samir. «Tu n’a jamais fait

d’injections  ?», demande le psychia-tre. Le jeune fumeur d’héroïne répondpar la négative. Pourtant Dr. Hasnouniest sûr que Samir tombera dans laconsommation de drogues injectables,«hélas, c’est un cheminement tracépour la grande majorité des consom-mateurs de drogues dures», constate-t-il. C’est au passage à l’injection quele rôle de l’ALCS entre en jeu. Une étude réalisée en 2009 par un col-lectif associatif révèle que 35% des usa-gers des drogues injectables à Nadorsont séropositifs. Un chiffre loin de

celui annoncé officiellement. Leministère estime pour sa part la pro-portion des cas de Sida attribuables àl’usage des drogues injectables (UDI)à 4% environ du nombre total des cas

au niveau national, et au Nord, cetteproportion atteint 15%. Pourtant lescomportements à risque constatésdans la région de Nador par le collec-tif associatif donnent froid dans le dos.«Dans cette ville, la consommation desdrogues injectables a pris une ampleurtelle que les jeunes se lancent des défispour explorer de nouveaux lieux d’in-jections comme le dos ou la jambe,voire l’appareil génital,», témoigneAmine de l’ALCS-Tétouan. A celas’ajoute l’absence dans le Rif d’un cen-tre de prise en charge spécialisée et

d’un centre de Réduction de risques. Acela s’ajoutent des chiffres inquiétantsrévélés par une enquête de terrain duministère  : 63.6% des injecteurs inter-rogés (70 sur 110) à Tétouan déclarent

avoir partagé leurs seringues. A Tan-ger, ce taux atteint les 77.3%, (119 sur154).

Prévention : les premiers pasUne prise de conscience se manifesteau sein du département de la Santé.La consommation de drogues duresest désormais un problème de santépublique au Maroc et spécialement

dans le Nord. Le dispositif de la straté-gie de réduction de risques liés à l’UDIa vu le jour en octobre 2008, dans lecadre du programme national de luttecontre les toxicomanies. «Malheureu-sement, nous avons démarré un peutard dans les programmes de Réduc-tion de Risques (RdR), mais il vautmieux tard que jamais», tempère Dr.Mohamed Essalhi, médecin chef auCentre Médico Psychologique (CPM)Hassnouna à Tanger. Ce CPM de 67m2, sans moyens d’hos-pitalisation, est le seul qui existe dansle Nord du Maroc et il reste insuffisant

pour accueillir les usagers desdrogues dures de toute la région dontle nombre est estimé à 10.000.Depuis 2004, le CPM a reçu 3200 usa-gers de toutes les drogues, dont 80%sont consommateurs de cocaïne etd’héroïne. 7,5% parmi ces dernierssont des injecteurs. 1000 consom-mateurs actifs passent par le cen-tre au moins deux fois par an. Leministère prévoit la création de dixcentres, en plus de celui de Salé,ouvert depuis 2000, et de celui deCasablanca, créé en 2009. Reste queles zones prioritaires sont Nador,Tétouan et Al Hoceima. «Nousavons besoin d’au moins deux cen-tres juste pour Tanger», réclame Dr.Essalhi.Au volet médical, s’ajoute le voletpréventif. Le Maroc compte seule-ment deux unités de RdR. La pre-mière a été mise en place à Tanger,en 2004, grâce au travail de l’Asso-ciation de soutien au CMP Has-nouna (ASCMPH). L’unité de RdRde Tétouan n’existe que depuis2009 et à l’initiative de l’ALCS. Orle travail de réduction de risquerencontre des difficultés sur le ter-

rain. «Toute médiatisation du phé-nomène est durement réprimée parles services de sécurité de larégion», regrette Dr. Hasnouni.Destruction de squats, arrestationsde consommateurs et pressions surles intervenants associatifs… sontautant d’actions qui empêchent lephénomène d’éclore aux yeux dugrand public. Dr Hasnouni, à l’ins-tar de l’ensemble des intervenantsauprès des toxicomanes, dit mili-ter pour la dépénalisation de laconsommation de ces drogues. «Untoxicomane est avant tout unmalade qu’il faut prendre encharge. Le stigmatiser ne fait pasavancer notre travail, il faut avoirune approche pédagogique aveccette population», propose Dr. Ess-salhi. Des plaidoyers en ce senssont en cours de préparation etseront adressés à la Sûreté natio-nale et aux autorités locales. Enattendant, la bonne société conser-vatrice des villes du Nord duMaroc continue à fermer les yeuxet à ignorer cette population mar-ginale qui grandit à un rythmeeffréné…

Lesquartierssinistrés

Selon une enquête duministère de la Santéréalisée en 2008, outre lesquartiers que nous avonsvisités, les autres quartierstouchés par laconsommation de droguesdures à Tétouan sontTwilaâ, Twabil, Saniat Ramalet Hawmat Tanjawa. Ceszones sont prioritaires dansles dispositifs de réductiondes risques liés à l’usagedes drogues injectablesdans la région de Tanger-Tétouan, À 76 km à l’est deTétouan, Tanger. L’explosionurbanistique de la ville duDétroit cache en partie lesconsommateurs destupéfiants. Sauf que lesquartiers touchés sont plusnombreux et les squatssont innombrables : BniMakada, Msallah, la Kasbah,la Médina, Ben Dibane, IbnKhaldoun, Val Fleuri, Dradeb,Casabarata, Souani etCalifornie cimentière. Lesautorités détruisent chaqueannée des dizaines dekharbas mais d’autres sontaussitôt créées. «Il s’agit dequartiers populaires,pauvres et dégradés avecdes rues étroites, desdédales et des pentes»,décrit le document dudépartement de la Santé.D’autres quartiers sonttouchés à des degrésmoindres.

L'ALCS-Tétouan et ASCPM Hasnouna à Tanger sensibilisent les consommateurs de drogues dures à des pratiques saines afin d’éviter le VIH/SIDA.Après l'injection, le toxicomane place la seringue dans le boitier qui lui est remis pour ensuite l'échanger contre du nouveau matériel d'injection.

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L'ALCS milite pour la dépénalisationde la consommation de ces drogues.

Un toxicomane est avant tout un maladequ’il faut prendre en charge. Lestigmatiser ne fait pas avancernotre travail.Dr . Hasnouni, président de l’ALCS - Tétouan

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S.L.Saïd* tient sa dose quotidienne deméthadone, il l’avale d’une seule gor-gée. La méthadone remplace saconsommation d’héroïne pour lesprochaines 24 heures. Ce médica-ment est une substance analgésiquesynthétisée dont les effets sont simi-laires à ceux de l'opium. Il est utilisédepuis 1960 comme substitut desopiacés (drogues) chez les consom-mateurs d'héroïne.

Un espoir nommé méthadone Saïd fait partie des 80 toxicomanessélectionnés dans le cadre du pro-gramme pilote du ministère de la

Santé en vue de lancer le traitementpar méthadone. 40 ont été choisis auCentre médico-psychologique (CMP)de Tanger, 20 au Centre national detraitement, de prévention et derecherche en addictions de l’hôpitalArrazi de Salé, et 20 autres au Centrede soins des conduites addictives auCentre hospitalier universitaire(CHU) Ibn Rochd de Casablanca.«Avant la fin même du programmepilote, nous avions une liste d’attentede 260 patients. La demande est gran-dissante», annonce Dr. Essalhi, méde-cin chef du CMP de Tanger, qui estégalement vice-président de l’Asso-ciation de soutien au CMP Hasnouna.

Cette structure appuie le CMP. L’as-sociation organise des ateliers pouraccompagner le traitement. Le premier à se lancer est Nafaâ  : «j’aitué mon frère, lance-t-il d’entrée dejeu, j’étais un dealer, mon grand frèreétait alcoolique, il terrorisait mamère. Un soir, pour le calmer, je luiai injecté de l’héroïne. Le lendemain,il en a redemandé et ça a duré sixmois. Il est mort d’une overdose».Selon cet habitant du quartier ElQasba, «quand tu consommes tu nefais rien d’autre, tu vis et tu travaillespour l’héroïne. Dans le jargon destoxicomanes, on dit que la droguedevient ta femme». Dans ce groupe

d’ex-toxicomanes se retrouvent desemployeurs et leurs employés. Toussur le même pied d’égalité face à ladépendance. «L’héroïne m’a privé de beaucoup dechoses durant vingt ans de ma vie»,regrette Saïd. Après dix ans deconsommation de cocaïne et dix ansd’héroïne, ce patient du CMP est unhomme nouveau qui a échappé à unemort certaine à plusieurs reprises.Son histoire avec la dépendance com-mence lorsqu’il rencontre un voisintunisien dans le quartier El Qasba deTanger. «Il était un des premiers àavoir introduit ‘‘la blanche’’ dans la

ville. Il m’en donnait à volonté, je n’aijamais connu de manque», se rap-pelle-t-il. Said est sous méthadonedepuis cinq ans. Dans ce groupe, les 27 patients pré-sents ont tous essayé d’arrêter laconsommation au moins une fois.«J’ai tout essayé, la méthode tradi-tionnelle, des thérapies dans des cli-niques privées, l’hospitalisation àl’hôpital psychiatrique, même que jesuis allé séjourner à Bouya Omar maisrien n’a pu me retirer le manque»,affirme Fouad qui a été renvoyé de lafonction publique à cause de laconsommation de l’héroïne. Aymanest celui qui a essuyé le plus grandnombre de tentatives ratées parmi le

groupe. «J’ai commencé mes traite-ments en 1982. J’ai fait plus de 20cures mais sans succès. J’avais un pro-blème de volonté», reconnait-il. «Letoxico trouve toutes les excuses pourfaire des rechutes, il refuse la respon-sabilité, il fuit. C’est une lutte interneentre la volonté de se soigner et celled’avoir tes doses quotidiennes dedrogue», explique Dr. Essalhi. Larbi est architecte à temps plein etartiste-peintre à ses heures perdues.C’est un autre cas d’une vie que l’hé-roïne a failli briser à jamais. Il est l’il-lustration que le mal causé par l’hé-roïne touche toutes les classes

sociales. «Pendant les deux premièresannées de consommation, la droguen’a pas eu d’effet sur ma vie person-nelle et professionnelle. Au fil dutemps, j’ai commencé à perdre desclients et ma réputation», se souvientce charmant architecte «chamali» aufrançais impeccable. «Dieu merci,j’avais ma famille à mes côtés pourme soutenir. C’était ma chance»,reconnait Larbi. Pour janvier, il pré-pare la réouverture de son cabinet,parallèlement à ses activités artis-tiques au sein de l’ASCMPH.

L’asso contre l’héroïne Le local de l’association est une véri-table ruche. Les bénévoles de l’unité

Prévu en 2006, le programme de soins par l’intermédiaire de la méthadone n’a commencé qu’en 2009. L’Observateur a rencontré les patientsde l’expérience pilote. Témoignages lors d’une thérapie de groupe.

Re(vivre) grâce à la méthodone

Larbi, l’architecte, avec ses amisdu groupe de la méthadone.

J’ai tout essayé, la méthodetraditionnelle, les cliniques privées,l’hôpital psychiatrique, même que je suisallé séjourner à Bouya Omar mais rienn’a pu me retirer le manque.

ABDALLAHEntre miracleet volonté

Injecteur de drogues duresdurant trente ans, Abdallaha pu se défaire de sadépendance. Un touristefrançais ex-consommateurd’héroïne, en visite àM’dieq, lui conseille unecure de sevrage à domicileà l’aide de Neo-Codion, unmédicament pour labronchite. «Ça a duré unesemaine, après la fin dutraitement, je n’avais plusde mono, c’était unmiracle», se réjouitAbdallah. Cette guérisonest le fruit d’une volonté defer. Ce plongeur sous-marinne pouvait plus pratiquerson métier sous l’emprisede l’héroïne. Aujourd’hui,Abdallah prépare sonretour en Méditerranée.

(*) Les noms ont été changés à la demande des patients.24-

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Page 6: Un vent doux - Coalition PLUS...s’agit de Samir S., 21 ans. Il a été le prin - cipal fournisseur d’héroïne de toute la région durant des années, avant d’être arrêté

L ’ O B S E R V A T E U R - D U 0 5 A U 1 1 D É C E M B R E 2 0 0 8

R E P O RTAG E |L ’ O B S E R V A T E U R - D U 3 1 D É C E M B R E 2 0 1 0 A U 1 3 J A N V I E R 2 0 1 1

fixe préparent le thé et le café. Lesquatre infirmiers et les trois médecinsse réunissent avec les deux équipes (4intervenants) de l’unité mobile pourfaire le point sur les sorties de terrainet les meilleurs moyens d’ approcherles toxicomanes actifs. «C’est un tra-vail dur physiquement mais surtoutpsychologiquement, il faut avoir uneprésence d’esprit permanente pourréagir en cas d’urgence sur le terrain»,explique Hicham de l’unité mobile deTanger. L’association qui compte aussi unecoordinatrice et 30 bénévoles a unbudget de fonctionnement de 1.3million de DH. L’unité de réduc-tion de risques (mobiles et fixes) apris en charge 660 usagers dedrogues dures en 2009. Elle reçoit6 à 15 nouveaux toxicomanes par

semaine. «L’espace est largementinsuffisant, déplore Dr. Essalhi. Lescures de sevrage sont pratiquéesen ambulatoire à 90%, le reste estpratiqué au sein de l’hôpital psy-chiatrique, qui se trouve dans unétat lamentable. Nous avons droità quatre lits sur les 55 que comptel’hôpital psychiatrique de la ville».«Une personne malade ne peutêtre prise en charge contre savolonté, il faut donc provoquercette envie d’arrêter à travers desprogrammes de sensibilisation»,conclut Dr.  Essalhi. Après la fin del’atelier avec le groupe méthadone,un nouvel atelier commence, maiscette fois avec des toxicomanesencore actifs. Un long travail depersuasion commence.

La toxicomanieau féminin

4% des usagers dedrogues dures qui ontfréquenté le Centremédico-psychologiquede Tanger sont de sexeféminin, et 7 des 40patients sousméthadone sont desfemmes. L’une d’ellesnous raconte sonhistoire : «j’ai 45 ans,j’ai commencé ladrogue il y a 14 ans.C’est mon mari qui m’ainitiée à la cocaïne, ça aduré dix ans. Ondépensait 40.000 DHpar soirée, rien quepour la drogue. Aprèsmon divorce, je n’avaisplus d’argent et j’aicommencé à prendre del’héroïne. J’ai toutvendu, mes bijoux etmes vêtements.Aujourd’hui, je suis unemaman célibataire. J’aiessayé quatre foisd’arrêter mais à chaquefois je faisais desrechutes. J’ai étéhospitalisée à l’hôpitalBeni Mkada dans desconditionsdésastreuses. On m’amise avec les maladesmentaux. J’ai beaucoupsouffert. Plus jamais jene toucherai à ladrogue. Je commenceune nouvelle vie».

Le CMP de Tanger est soutenu par l’Association Hasnouna. Un futur centre est en cours de construction.

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