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9 INTRODUCTION Une correspondance privée Une collection de lettres La lettre intime, la lettre privée est en voie de disparition comme une espèce victime des modifications de l’environnement et des règles impitoyables de la sélection naturelle. Le téléphone, totalement généralisé et, sinon gratuit, du moins peu coûteux, les moyens de communication plus récents encore, le courriel, les réseaux sociaux, les logiciels de conversation audio ou vidéo, l’ont réduite à une place bien minime. Que reçoit aujourd’hui le citoyen moyen dans sa boîte aux lettres ? Des factures (de moins en moins), des feuilles d’impôt (de plus en plus dématérialisées elles aussi), quelques courriers formels obligatoires (une convo- cation aux assemblées générales de copropriétaires), parfois, dans les familles qui ont conservé cet usage, des cartes postales dont le texte (« Beau temps. Nous pensons bien à vous ») relève du degré zéro de l’information utile. et pourtant… il fut un temps où prendre un papier, penser à ce que l’on allait y mettre, écrire, poster, faisait partie de la vie quasi-quotidienne d’une part non négligeable de la population. Pendant de longs siècles, ce fut réservé à une très mince élite, non seulement parce que peu de gens savaient lire et écrire, mais en raison de la lenteur des déplacements, même de ceux du courrier, et du coût que cette lenteur entraî- nait. De l’Antiquité à la fin du Moyen Âge, hors la correspondance officielle et commerciale, seuls quelques grands lettrés usaient de ce moyen, en tout cas de manière régulière. Avec l’institution de la poste aux chevaux dans plusieurs pays, à partir du XV e siècle, la lettre personnelle fit un premier bond en avant, accessible désormais à nombre de familles de l’aristocratie ou de la « bonne » bourgeoi- sie. il est inutile de dresser ici une liste de scripteurs célèbres, particulièrement nombreux au XVIII e siècle. Avec le XIX e siècle et la révolution des transports, et aussi celle, plus modeste, des instruments d’écriture dans la seconde moitié du siècle, la lettre privée devint d’usage général. On serait passé de 45,4 millions de lettres (tous motifs d’envoi « Ton père et ami dévoué », Jules Lelorrain. Jean-François Tanguy (éd. étab., prés. et annot. par) ISBN 978-2-7535-2246-6 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

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� Une collection de lettresLa lettre intime, la lettre privée est en voie de disparition comme une espèce

victime des modifications de l’environnement et des règles impitoyables de la sélection naturelle. Le téléphone, totalement généralisé et, sinon gratuit, du moins peu coûteux, les moyens de communication plus récents encore, le courriel, les réseaux sociaux, les logiciels de conversation audio ou vidéo, l’ont réduite à une place bien minime. Que reçoit aujourd’hui le citoyen moyen dans sa boîte aux lettres ? Des factures (de moins en moins), des feuilles d’impôt (de plus en plus dématérialisées elles aussi), quelques courriers formels obligatoires (une convo-cation aux assemblées générales de copropriétaires), parfois, dans les familles qui ont conservé cet usage, des cartes postales dont le texte (« Beau temps. Nous pensons bien à vous ») relève du degré zéro de l’information utile. et pourtant… il fut un temps où prendre un papier, penser à ce que l’on allait y mettre, écrire, poster, faisait partie de la vie quasi-quotidienne d’une part non négligeable de la population. Pendant de longs siècles, ce fut réservé à une très mince élite, non seulement parce que peu de gens savaient lire et écrire, mais en raison de la lenteur des déplacements, même de ceux du courrier, et du coût que cette lenteur entraî-nait. De l’Antiquité à la fin du Moyen Âge, hors la correspondance officielle et commerciale, seuls quelques grands lettrés usaient de ce moyen, en tout cas de manière régulière. Avec l’institution de la poste aux chevaux dans plusieurs pays, à partir du XVe siècle, la lettre personnelle fit un premier bond en avant, accessible désormais à nombre de familles de l’aristocratie ou de la « bonne » bourgeoi-sie. il est inutile de dresser ici une liste de scripteurs célèbres, particulièrement nombreux au XVIIIe siècle.

Avec le XIXe siècle et la révolution des transports, et aussi celle, plus modeste, des instruments d’écriture dans la seconde moitié du siècle, la lettre privée devint d’usage général. On serait passé de 45,4 millions de lettres (tous motifs d’envoi

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confondus) en 1821 à 126, 268 en 1847 (année de la grande « enquête postale »), 318,6 en 1877, 785 en 1897, 1 394,7 en 1913 – sans l’Alsace-Lorraine (R. Chartier, 1991, p. 39), soit à cette dernière date, 35 objets en tout par personne. Sachant que l’immense majorité des Français n’envoyait rien du tout, en 1867 en tout cas et même encore, pour une bonne part, en 1913, soit pour cause d’analphabétisme, soit parce qu’ils n’avaient personne à qui envoyer quoi que ce soit (les deux raisons n’étant pas exclusives l’une de l’autre), on peut penser que certains expédiaient entre 150 et 300 lettres par an vers 1870-1880 et nettement plus vers 1910. Qui pouvait écrire et envoyer des lettres ? Principalement les familles séparées par des déplace-ments provisoires ou définitifs de plus en plus nombreux : exode « rural », au sens large, mutations de fonctionnaires ou de militaires, études, voyages commerciaux, voire apparition des voyages de loisirs, encore réservés à une toute petite catégorie de personnes. À partir de 1872 et encore plus de 1889, la généralisation du service militaire en France et, de manière concomitante, le recul de l’analphabétisme complet, entraînèrent le développement d’une nouvelle classe de correspondance : celle échangée par des centaines de milliers de conscrits avec leurs parents restés au « pays », correspondance laborieuse et restreinte mais en développement régulier et qui devint torrentielle avec la Grande Guerre.

La correspondance de Jules Lelorrain ici présentée n’est pas banale, ce qui ne veut pas dire qu’elle constitue une rareté. Notre époque a abandonné le roman par lettres, si populaire au XVIIIe siècle, mais se montre intéressée par les « vraies » lettres d’hommes et de femmes du passé. Dans ce groupe, mettons à part les correspondances de soldats de la Grande Guerre : elles tendent à devenir une matière surabondante, par effet de mode. Ce qui ne veut pas dire qu’elles soient inintéressantes, mais comme toujours, quand il y a beaucoup, il y a de tout. À côté du remarquable ouvrage de Jean Nicot, Les Poilus ont la parole qui utilise les archives du contrôle postal aux armées pour tracer une évolution de l’opinion des combattants de manière remarquablement fine, on trouve beaucoup de témoi-gnages livrés bruts ou presque. Qu’ils aient une forte charge émotionnelle, aucun doute. Mais ce sont alors des matériaux pour l’histoire, des matériaux à exploiter comme n’importe quelle source historique. Tels quels, en deçà de tout commen-taire ou éclairage et par simple effet d’accumulation, si on ne va pas au-delà d’une lecture naïve, on risque d’en retirer uniquement l’impression (fondée) que la guerre est une chose épouvantable et monstrueuse, découverte certes moins révolutionnaire que celle des satellites de Jupiter par Galilée. Avec, en plus, l’éclat du style, les grands textes de Dorgelès, Barbusse ou Genevoix nous avaient appris dès les années 1920 que la guerre ne se faisait pas en dentelles (mais qui a jamais cru une chose pareille ?) 1.

1. Entre beaucoup d’autres : outre Jean Nicot, Les Poilus ont la parole. Lettres du Front, 1917-1918, Bruxelles, Complexe, 1998, citons Étienne Tanty, Les Violettes des tranchées. Lettres d’un poilu qui n’aimait pas la guerre. Texte établi par Claude Tanty, préface d’Annette Becker, Paris, italiques, 2002 ; Écrits du front. Lettres de Maurice Pensuet, 1915-1917, Lettres trans-

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Ce genre (ou plutôt ce sous-genre de l’ensemble « correspondances privées ») mis à part, les publications et découvertes de collections de lettres n’ont pas été rares ces dernières années. Là encore, mettons de côté les titres qui concernent des personnages publics ayant une visibilité majeure dans le monde intellectuel, politique ou militaire. ils sont fort nombreux – et l’ont toujours été. Certains (de Voltaire à Flaubert en passant par Balzac) forment des volumes entiers de La Pléiade. On connaît l’intérêt éminent des lettres de Jules Ferry, Renan, T. e. Lawrence, de Gaulle ou Clemenceau. Les historiens de l’Antiquité ont depuis longtemps fait usage de collections de correspondances connues depuis la nuit des temps ou presque, de Sénèque et Pline le Jeune à Sidoine Apollinaire et Ruricius. Mais tout cela relève d’un domaine entièrement différent. Revenons à l’homme, non pas de la rue mais du boudoir, du bureau et de l’écritoire. Les ouvrages qui ne concernent pas les valeureux Poilus se comptent désormais en nombre significatif, pour le XIXe siècle mais pas seulement le XIXe 2. On peut donc comparer avec un minimum de points d’appui et de références la correspondance des Lelorrain à d’autres déjà connues. À ce propos, et pour ne plus y revenir, remarquons que le genre « correspondance » ne se confond pas avec celui des journaux, mémoires, souvenirs et cahiers. On ne pourrait le comparer, à l’extrême rigueur, qu’au journal intime tenu au jour le jour – et encore, non retouché et dont l’authenticité sera

crites par Jean Pensuet et Marie-Françoise Daudin, Édition établie par Antoine Prost, Paris, Tallandier, 2010 ; 1914-1918. La Grande Guerre d’Olivier Guilleux, La Crèche, Geste éditions, 2003 [Lettres d’un officier] ; Alain Glayroux, Portraits de Poilus du Tonneinquais, 1914-1918, Tonneins, La Mémoire du fleuve, 2006 ; Jean Guéno et Yves Laplume, Paroles de poilus. Lettres et carnets du front (1914-1918), Paris, Librio, 1998, etc.2. Par exemple : Victor Desplats, Lettres d’un homme à la femme qu’il aime pendant le siège de Paris et la Commune, Correspondance présentée par Pierre Lary, J. C. Lattès, 1980 ; Marthe [sans nom d’auteur], Bernard de Fréminville éd. scientifique, Paris, Le Seuil, 1981 ; Les Lettres d’Hélène, recueillies par Dominique Halévy, présentées par Didier Sénécal, Paris, Hermé, 1986 ; Jean-Pierre Jessenne, edna Lemay, Député-Paysan et Fermière de Flandre en 1789. La correspondance des Lepoutre, Villeneuve d’Ascq, CRHeN-O, 1998 ; Jean-Luc Tulot, Correspondance du marquis et de la marquise de La Moussaye (1619-1663), préface de Janine Garrisson, Paris, Honoré Champion, 1999 ; Jean-Marc Guislin, Un ministre artésien dans la crise du 16 mai. La correspondance entre Auguste et Lucie Paris (16 mai-23 novembre 1877), Villeneuve d’Ascq, CRHeN-O, 2002, etc. Plus tous les ouvrages qui, sans l’éditer à propre-ment parler, s’appuient sur une correspondance de ce type : Rambert George, 1981 ; Caroline Chotard-Lioret, 1983 et 1985 (voir bibliographie) ; Corinne Bonafoux-Verrax, À la droite de Dieu. La Fédération Nationale Catholique, 1924-1944, qui exploite – entre autres ! – les lettres adressées par le général de Castelnau à son fils, etc. Ces éditions de correspondances privées ne sont pas tout à fait nouvelles, mais sans doute sont-elles plus nombreuses aujourd’hui par suite de la mutation des champs du questionnement historique. Ainsi avions-nous utilisé il y a quelque temps la Correspondance de M. J. Jaffré, chanoine honoraire, recteur de Guidel, député à l’Assemblée nationale, publiée par M. le Chanoine Le Clanche, Vannes, 1911, source passionnante. un ouvrage récemment paru, À mon cher cousin. Correspondance de Mme de Pompery avec son cousin de Kergus, suivie des lettres du Soissonnais, présentée par Marie-Claire Mussat et Maurice Maréchal, Paris, Éditions du Layeur, 2008, reprend une correspondance anciennement éditée en y ajoutant des lettres postérieures, découvertes depuis.

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garantie mais, même dans ce dernier cas, on n’a pas affaire à des types de sources comparables. Le journal appelle presque toujours un retour sur soi, la lettre, sauf si elle a une prétention littéraire, assez peu 3. Le journal est destiné à soi-même, la correspondance à autrui. Cela change tout. Écrire à son fils, sa fille, son père ou sa mère ou à son vieux maître (ou à sa maîtresse), c’est livrer un peu ou beau-coup de soi à un autre, immédiatement et sans recours. Même si l’on demande à son correspondant de taire ce qu’on vient de lui révéler (on verra que Jules Lelorrain fait de telles recommandations à Édouard), les choses sont dites et un secret partagé à deux n’est plus, c’est bien connu, un secret. Cela dit, il n’y a pas étanchéité complète entre les deux types de productions. Nombre de mémoires et carnets édités ex post reposent en partie sur le rassemblement de lettres envoyées des années auparavant. Ou bien le journal et les lettres font partie l’un et les autres des documents que la postérité a pu recueillir, se croisent, s’appuient et se complètent 4, apportent même chacun une image différente des scripteurs, de leur personnalité, de leur âme aurait pu écrire Jules Lelorrain. Les lettres de Caroline Brame « ont prolongé et renouvelé notre quête de manière inattendue. elles modifient l’image qu’on pouvait avoir [par le Journal] de la personnalité de Caroline, ici beaucoup plus affirmée 5 ». De fait, le ton des lettres de Caroline est très différent, bien plus passionné, plus amoureux, plus émouvant ou même simplement plus tendre, nous révélant une personnalité que nous aurions jugée très différemment à travers le seul Journal. Ce n’est pas seulement parce qu’elles sont postérieures à son mariage, le journal presque totalement antérieur. C’est qu’elles s’adressent à l’Autre, son mari et que l’effort pour parler à autrui est bien différent de celui qui permet de s’adres-ser à soi-même, plus exigeant sans doute. Dans le Dictionnaire du Diable (1911), Ambrose Bierce donnait cette définition du mot Seul : « en mauvaise compagnie ».

il arrive même souvent que l’auteur de journaux et carnets y insère des copies de lettres, ou les lettres elles-mêmes, épinglées, collées, coincées entre deux pages. Dans un document de ce type à l’édition duquel nous avons récemment collaboré, les « Cahiers » d’Edmond Vadot 6, les lettres sont nombreuses. il arrive qu’à l’occa-

3. il peut donc avoir pour cette raison un intérêt très différent d’une correspondance. en témoigne l’ouvrage qui lança la mode actuelle des publications de lettres et carnets de soldats de la Grande Guerre, Les Carnets de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Paris, Maspero, 1981, dont l’apport historique est, pour des raisons complexes qu’on n’évoquera pas ici, plutôt supérieur à celui de nombreuses correspondances publiées postérieurement. en tout état de cause, autre.4. Par exemple avec Le Journal intime de Caroline B. [Caroline Brame], publié par Georges Ribeill et Michelle Perrot, Paris, Montalba, 1985 ; ou encore Xavier-Édouard Lejeune, Calicot, Enquête de Michel et Philippe Lejeune, Paris, Arthaud-Montalba, 1984 (l’ouvrage comprend une vingtaine de « Lettres du Siège et de la Commune » dont les éditeurs, ses descendants, pensent qu’elles ont été réécrites après coup – mais à partir des originaux).5. Le Journal intime…, loc. cit., p. 139.6. Rennes sous la IIIe République. Cahiers d’Edmond Vadot, Secrétaire général de la ville de 1885 à 1909, Patrick Harismendy (dir.), Rennes, PuR, 2008.

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sion d’un événement particulier, on y découvre une correspondance complète : par exemple, quand la fille de Vadot meurt en 1901, le chagrin du père est immense. Or, il a entendu parler des recherches de Camille Flammarion sur le spiritisme et la survie des esprits et il va engager avec l’illustre astronome une correspondance assez courte mais dense que nous avons éditée in extenso 7. Ces lettres sont spéci-fiques, univoques, tournent exclusivement autour de la question de la survie. Mais d’autres, bien différentes, viennent ici et là illustrer le « Journal ».

Les collections de lettres privées peuvent se trouver dans les greniers et diverses cachettes insoupçonnées jusqu’à leur découverte mais il existe d’autre « gise-ments ». Les archives judiciaires conservent parfois, à titre de pièces à conviction, des ensembles plus ou moins vastes, plus ou moins cohérents mais qui apportent au dossier d’instruction un éclairage assez différent, journaux intimes ou corres-pondances. Certes, il s’agit la plupart du temps de documents « orientés », liés au dossier et aux chefs d’inculpation et qui n’ont pas le caractère global d’une corres-pondance comme celle de Jules Lelorrain, passionnante justement parce qu’elle est globale et ne porte pas sur un point particulier ou une question sélectionnée. Mais elles ont leur intérêt propre : ainsi, dans une affaire de tentative d’homicide d’un homme (un officier – un lieutenant) par sa maîtresse (une actrice), découvre-t-on treize lettres écrites par la victime, un ou deux ans avant les faits, à son amie (l’in-culpée) et remises par celle-ci au supérieur de son amant, son capitaine, dans le but de fournir une explication, sinon une justification, à son geste, puis données par ce dernier officier au juge d’instruction 8. Ce sont des lettres d’amour, passionnées voire enflammées, mal écrites à vrai dire et très répétitives (la belle lettre d’amour est 9 un genre très difficile) et qui sont loin de présenter l’intérêt de celles de Jules à Édouard, sauf pour étudier le cas d’une liaison fondée sur de mauvaises bases et qui ne pouvait que mal finir. Mais ce genre de découverte montre que la lettre privée se niche partout dans les sources historiques, parfois là où ne l’attend pas. Ajoutons enfin que les premiers intéressés, professionnellement, aux lettres, les postiers, ou plutôt leur musée, détiennent aujourd’hui des quantités importantes de lettres, récupérées de diverses façons et dont la publication pourrait être plus largement faite (elle est aujourd’hui embryonnaire) 10.

7. J.-F. Tanguy, « edmond Vadot, Camille Flammarion et les esprits – Suivi de l’édition intégrale de leur correspondance, décembre 1901-mars 1902 », in Bulletin et Mémoires de la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, t. CXIV, 2010, p. 185-218.8. ADiV, 1 u 3556, affaire eugénie Jouril, 1887.9. Était ? Les nouveaux modes de communication mais aussi l’évolution des modes de rela-tions intimes, amoureuses (et sexuelles) ont en tout cas profondément changé sa nature. Voir Jean-Claude Kaufmann, Sex@mour, Paris, Armand Colin, 2010 ou Anne-Claire Rebreyend, Intimités amoureuses, France 1920-1975, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2009.10. Par exemple, à travers, Cent lettres de la vie quotidienne des Français, de la Révolution à la Belle époque, publiées par Annette Apaire, Gilles Cornut-Gentille, Paris, musée de la Poste, 1984. Voir aussi Danièle Poublan, « Des lettres parisiennes au milieu du XIXe siècle » [Les lettres de la collection des Marques postales], in R. Chartier, 1991, p. 373-406.

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Revenons à Jules Lelorrain. Paulo majora canamus, comme il aurait dit lui-même (on le verra). Majora, dans l’optique qui est ici la nôtre, bien entendu. Nous publions en ces pages, 134 lettres adressées par Jules à son fils Édouard entre le 3 janvier 1867 et le 16 septembre 1871, 134 seulement parmi les milliers que conservent les archives privées détenues par Raymond Faure. Le corpus que nous proposons a quelques vertus même si l’on aurait pu désirer une démarche entièrement différente. une de ses qualités, nous semble-t-il, est de livrer au lecteur in extenso un ensemble de lettres, c’est-à-dire toutes les missives d’un conseiller à la cour d’appel de Dijon, puis président du tribunal de cette ville, à son fils, élève à l’École de santé militaire de Strasbourg puis jeune médecin-major, entre 1867 et 1871. un « ensemble », intégral ? il est clair que quelques lettres ont disparu. Jules fait à telle occasion une allusion à des missives dont il indique la date et que nous n’avons pas en notre possession (par exemple celle du 27 décembre 1870). Ces cas semblent très rares. Parfois, on a l’impression, fondée, qu’il parle à Édouard de faits un peu obscurs qui ne s’expliquent que moyennant une référence préa-lable que nous n’avons pas (ainsi, la soirée parisienne « ratée » – 6 février 1869 ; l’affaire du dîner « Blondel » – 21 octobre 1869). Mais cela ne veut pas dire qu’ils étaient évoqués dans une lettre manquante. Jusqu’à son départ pour l’Algérie, le père et le fils se voyaient, sinon souvent, du moins de temps en temps, lors des vacances. il pouvait s’agir d’indications données oralement une fois par Édouard à son père ou vice-versa, ou bien par écrit du fils au père et que nous n’avons pas, par définition. Par ailleurs, l’information pouvait circuler dans des sens complexes (Édouard-eugène-Jules, Jules-eugène-Édouard, mais aussi par l’intermédiaire du frère Hippolyte, des cousins, amis, etc.). il est donc probable que nous avons presque toutes les lettres de Jules à Édouard.

Le choix de la période se justifie : il s’agit des années cruciales où le Second empire tente une libéralisation qui était peut-être une gageure, échoue, bascule dans une guerre absurde, la perd, avec des conséquences dramatiques pour la France et qui installent l’europe dans une configuration dont sortiront avec une parfaite logique les terribles conflits de la première moitié du XXe siècle. Or, comme on le verra, Jules et Édouard Lelorrain ne sont pas indifférents à la poli-tique, loin de là. Ces événements les concernent, voire les passionnent, en particu-lier mais pas seulement lors des mois noirs de l’automne 1870. La correspondance publiée trouve là une première justification. Mais il en existe une autre, purement personnelle : les années 1867-1871 sont celles des débuts du mariage de notre magistrat, son troisième mariage, avec Alix Angée, la « Pauvre Alix » ou la « Bonne Alix » selon les humeurs de Jules ; celles aussi de la recherche d’une « bonne situa-tion » pour le fils aîné, eugène, couronnée par l’obtention, enfin, d’une perception à l’extrême fin de 1869 ; celles de la fin des études d’Édouard et de ses difficiles débuts comme médecin militaire, dans le « bled » algérien où, à l’évidence, on l’a envoyé à titre de punition pour des idées politiques hétérodoxes connues de ses supérieurs et un caractère pas toujours docile ni obéissant ; celles, enfin, de

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l’entrée de la fille, Berthe, au couvent, au grand désespoir de Jules et d’eugène, voltairiens et peu amis de l’Église, à la grande fureur d’Édouard, radical, athée et farouchement anticlérical. L’unité de la période couverte par la correspondance et sa pertinence nous semblent donc très fortes.

Cela dit, pourquoi les lettres de Jules à Édouard ? D’abord parce qu’il fallait bien choisir. Mais au-delà de cet arbitraire, il existe une raison plus justifiable. Jules et Édouard sont père et fils mais il y a entre eux une très grande liberté et une grande franchise. Les lettres témoignent d’une relation largement dépour-vue du formalisme habituel des rapports père-fils dans une société encore assez « traditionnelle », si ce mot a un sens. On en dira d’ailleurs autant des lettres de Jules à eugène, comme d’ailleurs d’eugène à Jules. Mais Édouard possède une autre « qualité ». Son père est républicain, déiste et modéré. Édouard est un radical, athée affirmé. Les deux hommes partagent donc une attitude commune d’opposition au régime mais se situent dans deux branches assez différentes du courant républicain, d’où des échanges du plus haut intérêt entre le père et le fils au sujet des événements politiques mais aussi de questions plus vastes, plus idéo-logique, plus philosophiques, échanges que nous n’aurions eus, ni si l’un comme l’autre avaient partagé strictement les mêmes opinions, ni s’ils avaient été sur deux planètes différentes rendant toute discussion vaine. Les deux longues lettres de 1867 dans lesquelles Jules tente de convaincre son fils qui vient de lui révéler son athéisme sans nuances sont d’un type très rare, semble-t-il, dans une corres-pondance privée. Mais quant à publier une correspondance à double voix, il ne fallait pas y songer. Les lettres d’Édouard à Jules, conservées en partie, sont illisibles ou à peu près, par un étranger. Le père y fait souvent allusion et les exemplaires manuscrits le confirment amplement. On peut le regretter mais sans excès : Jules reprend souvent dans ses lettres ce que son fils vient de lui dire et on a presque l’impression d’entendre la voix du fils dans celle du père. Après tout, c’est bien ainsi que l’on lit depuis trois siècles la correspondance de Mme de Sévigné, alors même que Mme de Grignan répondait à sa mère, réponses entièrement disparues 11. Reste que les lettres qu’eugène adresse à son père, et qui, elles, sont parfaitement déchiffrables, vives, spontanées, diversifiées, sont aussi du plus grand intérêt. il faudra s’y intéresser quelque jour.

Éditer l’ensemble d’une correspondance sur une période donnée présente d’autres avantages. Faire un choix, c’est sacrifier des données que l’on jugera répé-titives ou peu intéressantes, démarche toujours subjective et parfois très agaçante pour le lecteur enclin à penser : « De quel droit décide-t-il (elle) de ce que je dois connaître ou non ? » Dans le Journal de Caroline Brame (voir ci-dessus), sont incluses, nous disent les éditeurs, 19 lettres sur une cinquantaine (p. 139). eh bien, aussi intéressantes, et elles le sont au plus haut point, que soient les 19, elles ne font que nous faire regretter les trente et plus qui manquent. Mais surtout, la

11. il va de soi que, par le style, Jules Lelorrain n’est pas Marie de Rabutin-Chantal.

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production de l’ensemble de la correspondance permet de repérer plus finement la structure des lettres, les invariants, les types de propos peu fréquents ou incongrus, le champ lexical, l’usage des mots, la fréquence des noms propres, de personnes ou de lieux, les marottes, les routines, la place réservée aux différents types de discours, bref, on en tirera des conclusions qu’un choix ne peut permettre – sachant que les exigences éditoriales peuvent parfois, ou souvent, en matière de publication d’une correspondance, imposer ou conseiller une sélection qui n’est pas en soi une erreur épistémologique. Dans l’immense corpus représenté par la production privée des Lelorrain, une telle démarche pourra être envisagée dans une seconde étape.

enfin, peut-être quelques mots sont-ils nécessaires sur le parti que nous avons adopté dans cette édition. On n’a pas voulu livrer le document « brut ». Mais pas non plus développer une thématique du genre : « La vie privée d’une famille de notables au XIXe siècle », parler à la place des épistoliers, leur faire dire ce qu’ils n’ont pas dit sous le prétexte (souvent fallacieux) qu’on le dira mieux qu’eux. Se servir d’une telle correspondance comme matériau forme certes une opération intellectuelle estimable qui peut se proposer des buts valides, mais reste aussi toujours un peu frustrante. Le lecteur, placé devant le résultat, a souvent envie de dire à l’auteur : « Poussez-vous ! Vous cachez le paysage ! Faites un peu moins de bruit et laissez donc parler les fantômes. » Le suc, la vie, la vérité de la correspon-dance entre êtres disparus risquent d’être complètement occultés par une mise en scène dont ne surgiront que des bribes ou des citations de trois ou cinq lignes. Nous préférons entendre Jules Lelorrain se moquer du juge ernest Masson qui fait un mariage tardif et rationnellement construit, pester contre la « pauvre Alix », sa femme, bien utile pour des raisons pratiques mais qui souvent l’exaspère au plus haut degré, traiter d’imbéciles, rien de moins, les sept millions de Français qui ont voté « oui » au plébiscite de mai 1870 tout en célébrant, quand cela l’arrange, les vertus suprêmes du suffrage universel. Que celui qui ne s’est jamais contredit lui jette la première pierre.

Mais d’un autre côté, et bien que la correspondance soit écrite en bon français, elle nous donne rendez-vous, la plupart du temps, en terre inconnue. Nombre de carnets et de correspondances publiés (les premiers étant les plus nombreux) se présentent comme des textes accompagnés d’une présentation plus ou moins longue, sans autre appareil, sans notes, ou presque, dans de nombreux cas 12. Aurait-il fallu faire de même, par exemple quand Jules fait à Édouard ses commen-taires sur la situation politique ? Après tout, l’histoire de la guerre de 1870 est bien connue et d’aucuns pourraient penser qu’il suffit de se reporter à une bonne histoire du conflit pour situer les événements venus sous la plume de notre épis-

12. La correspondance de Mme de Pompery, citée plus haut, comporte par exemple, après une présentation d’une certaine importance, quelques notes, peu nombreuses. Les éditeurs ont choisi de laisser parler les lettres elles-mêmes, alors que la période traversée est celle d’événe-ments majeurs. C’est un choix, ce n’est pas le nôtre. Peut-être vaut-il mieux livrer le document brut ou à peu près que de ne rien livrer du tout. Mais cela reste assez frustrant malgré tout.

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tolier. C’est fort discutable et pour deux raisons au moins : d’abord, le lecteur d’un ouvrage particulier n’a pas vocation à le lire entouré d’une bibliothèque, surtout s’il le lit en train, dans le métro, en avion ou dans quelque endroit solitaire ; ensuite, il nous semblait capital de situer la façon dont Jules Lelorrain a perçu les événe-ments et de marquer le rapport de ses appréciations à la réalité, telle qu’on peut la connaître, de comprendre comment un homme, ici un notable provincial d’une certaine importance mais impécunieux et politiquement situé de manière assez précise, est, ou non, et dans quelle mesure, un miroir de la « grande histoire ». S’agissant des événements plus intimes, les problèmes se posent un peu différem-ment – et même sans solution unique. Les noms de personnages privés, d’amis, de relations, de parents, sont innombrables. Ne pas indiquer – dans la mesure où l’on peut le faire, car ce n’est pas toujours possible – de qui il s’agit, où ils vivent, quelles sont leurs occupations, leurs caractères propres, revient à les laisser dans le néant. Lorsqu’on a pu le faire, des précisions assez fouillées permettront même, et de bien situer tel personnage, et de comprendre les relations qu’il a ou a eues avec l’épistolier et la nature des jugements que ce dernier porte sur lui. Si main-tenant il est question de maladies, de voyages, d’occupations professionnelles ou autres, là encore tous les faits trouvés dans les lettres mais dépourvus de précisions et de commentaires perdent leur sens. S’il est sujet d’une femme dont l’accou-chement est difficile (Mme Blondel) et qui va mourir lentement des suites de cet enfantement dramatique, l’événement ne fera sens que si l’on sait quelle était la fréquence de tels événements et à condition même de mettre cette information en perspective historique. Autrement… Évoquant le fonds de 500 lettres dont elle a tiré un ouvrage 13, Mireille Bossis (Bossis, 2007) parle de « contenus qui posaient plus de questions qu’ils n’apportaient d’informations ; une multitude d’individus devait être identifiée pour comprendre leur fonction et leur place […]. Les lettres posaient des questions qui ne trouvaient des éléments de réponse qu’au dehors, dans les registres paroissiaux, actes notariaux, presse, ouvrages d’érudition divers, almanachs royaux, archives judiciaires 14… » On ne saurait mieux dire.

L’histoire n’est pas du roman. Ce dernier est un genre qui a ses règles et ses qualités propres, nous en avons parlé ailleurs15, mais l’histoire a les siennes. Nous n’avons même pas hésité à souligner et à attirer l’attention du lecteur sur certains énoncés pourtant assez clairs de Jules Lelorrain et on pourrait parfois nous accu-ser de redondance et d’abuser de l’évidence. C’est à voir, et pour notre part, nous maintenons que ces remarques sont utiles à la compréhension d’un texte avec lequel le commentateur a acquis une certaine familiarité, ce qui n’est pas le cas

13. Mireille et Philippe Bossis, Goupilleau de Montaigu. Les apprentissages d’un révolutionnaire vendéen, 1763-1781, Paris, Connaissances et savoirs, La Crèche, Geste (éd.), 2006.14. P. 342-343.15. In J. H. Rosny aîné, La Vague rouge, rééd., Éditions d’Albret, Nérac, 2008, J.-F. Tanguy, « Postface. Rosny aîné, romancier universel. Des origines de l’homme à sa fin en passant par les luttes sociales du XXe siècle », p. 445-525.

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d’un lecteur non prévenu. D’où l’abondance des notes que certains trouveront peut-être un peu excessive mais qui, à la relecture, nous semblent, pour la plupart, profitables. Au lecteur, justement, d’en décider.

� Contenu et ton d’une correspondanceJules écrivait à Édouard, ou plutôt il tentait d’écrire toutes les semaines mais

il reconnaît parfois avoir fait défaut. il nous reste 32 lettres pour 1867, 26 pour 1868, 31 pour 1869, 39 pour 1870 (et six pour 1871). Si l’on admet, pure hypo-thèse mais vraisemblable, qu’une lettre sur dix ait disparu (ce qui serait peu), une fréquence allant d’une par semaine à une par quinzaine, selon les moments, peut être retenue. il ne faut pas oublier que Jules écrivait aussi régulièrement à eugène, son fils aîné, à son frère Hippolyte et à d’autres encore. La rédaction d’une lettre de quatre pages qu’il s’efforçait de ne pas dépasser, sauf exception, pour des raisons de coût, lui demandait une heure (« Me voici au bout, non pas de mes arguments mais de mon papier et de l’heure que j’avais à te consacrer », lettre du 22 février 1870, de quatre pages justement). il passait donc à sa correspondance plusieurs heures par semaine, sans régularité absolue. il lui arrive de dire qu’il écrit le matin, mais ce n’est pas systématique, le dimanche, mais plutôt rarement ; nous pouvons repérer qu’il le fait souvent le mardi, mais, jusqu’à la fin 1869, il n’y a pas de plage obligatoire. À partir du moment où Édouard prend son premier poste, en Algérie (novembre 1869), il devient beaucoup plus régulier pour des raisons de cadence des navires Marseille-Alger. Même une fois la guerre déclarée, et avant l’occupation de Dijon par les Prussiens, il reste fidèle au mardi.

Que raconte-t-il à Édouard ? Pas mal de choses différentes. On examinera plus loin, et en détail, certains de ces thèmes principaux. Pour le moment, survolons. il parle de la pluie et du beau temps, au sens propre, du froid qui règne à Dijon, de la chaleur d’Algérie, et autres. De la famille et des amis et de la façon dont on se rencontre ou non, beaucoup ou peu, des cousins, relations, visites, excursions. Des cérémonies, ce qui constitue un cas particulier dans la rubrique précédente, des mariages notamment, ce qui nous vaut quelques descriptions particulière-ment piquantes. Accessoirement, mais cet accessoire est nécessaire, des horaires de chemins de fer et de la durée des voyages, y compris en voiture à cheval avec là encore des lettres assez pittoresques. il parle beaucoup de sa carrière, de ses hésitations, des raisons de son choix quand il accepte le poste de président du tribunal de Dijon (8 avril 1868). Plus encore de la carrière d’eugène, le frère aîné : pendant trois ans, il remue ciel et terre, rencontre députés et ministres, espère, désespère, jusqu’à ce jour béni où son fils voit enfin s’offrir une perception à Charolles comme les Hébreux apercevant la Terre Promise. Mais, une fois eugène nommé percepteur à Charolles, va-t-il s’arrêter en s’affirmant heureux et content ? Pas du tout. Presque aussitôt, il s’agite pour obtenir une perception mieux placée et plus rémunératrice ! Ce père infatigable ne froisse d’ailleurs pas son fils par une sollicitude que d’autres pourraient trouver un brin pesante. C’est un peu différent

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pour son frère Édouard. ici, les questions de carrière sont moins graves, moins cruciales en tout cas, mais les heurts entre un élève peu militariste et son école militaire, les soucis de l’attribution d’un premier poste, le départ pour l’Algérie, la vie du « major » une fois arrivé « en Afrique » ne seront pas ignorés. Mais, à l’inverse d’eugène, lorsque le père entreprend de solliciter des appuis pour amélio-rer la vie de son cadet, il se heurte à une violente réaction de celui-ci qui ne veut entendre parler, à aucun degré, d’intervention, d’intercession, de supplique en sa faveur (voir la lettre très étonnante du 22 février 1870). La radicalité d’Édouard se retrouve ici comme ailleurs.

Mais on parlera aussi des maladies des uns ou des autres, plus ou moins graves, jusqu’au drame (le cas de son neveu Paul, mort d’une tuberculose foudroyante, étant le pire), de la santé des nourrissons ou de leurs mères, des inquiétudes susci-tées par telle ou telle manifestation physique spectaculaire, parfois sans consé-quences graves heureusement, des difficultés des accouchements, toujours très redoutables comme le montrera la désastreuse grossesse de Mme Blondel, cette jeune femme au charme de laquelle Jules Lelorrain est très sensible (lettre du 22 février 1870), des accidents domestiques, mineurs ou non. Soulignons tout de suite, avant d’y revenir ci-dessous, à quel point les amis, relations, parents, simples connaissances, occupent une place majeure dans la correspondance avec le nombre élevé de noms de personnes différentes cités dans les lettres, le souci de Jules de savoir ce que deviennent les uns et les autres et d’en informer Édouard ou de lui demander des informations. Le réseau social du président du tribunal de Dijon est considérable et l’intérêt qu’il lui porte, tout autant. Notons que les amis du père sont connus des fils mais que ceux-ci ont aussi leur propre réseau. « Ton ami » untel est une expression qui revient souvent sous la plume de l’épistolier.

une place non négligeable est donnée à ses problèmes personnels, relations avec son propriétaire, M. de Laloge, mais surtout relations avec son épouse, Alix, rapports difficiles, complexes entre un homme et une femme qui ne se sont pas mariés à la suite d’un coup de foudre mais dans un intérêt mutuel reposant sur un panel d’arguments. Cela dit, Alix est jalouse, ce qui est son droit sans doute, mais attitude que Jules trouve un peu ridicule (29 janvier 1867). Cette jalousie provoque une incroyable « valse » de domestiques, les « bonnes » trop accortes étant, même quand elles sont tout à fait compétentes, vite écartées pour éviter que le maître ne les regarde d’un peu trop près… Outre sa jalousie, Alix fait preuve d’avarice. Or, c’est un point essentiel, car Jules Lelorrain (voir ci-dessous) a toute sa vie souffert du manque d’argent. Même s’il évite d’étaler outrageuse-ment devant Édouard ses difficultés financières, il ne les cache pas non plus, son fils étant d’ailleurs depuis longtemps au courant. Argent, fortune, biens occupent un espace important dans la correspondance, autant que dans les soucis de notre épistolier. La question du mariage de ses enfants, souvent capitale dans les corres-pondances familiales, prend une place non pas inexistante mais minime. Berthe, hélas pour son père, ira au couvent. eugène se marie plus tôt que Jules ne l’avait

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prévu, sans vraiment lui demander son avis, et les réticences et accès d’autorité du père à propos de cette union n’iront, on le verra, pas très loin. Quand à Édouard, il n’a pas dans ces années l’intention de se marier et Jules lui cherchera une épouse convenant au caractère assez intraitable de son fils en même temps que, si la chose est possible, jeune, jolie et dotée. Ces recherches, relatées sur un ton assez badin, n’auront pas abouti fin 1871 (Édouard se mariant finalement en 1874). On verra même Jules accepter la charge d’enquêter pour un collègue, président du tribunal de Metz, qui cherche à obtenir des renseignements sur un jeune médecin militaire – un collègue d’Édouard, donc – qui a demandé sa fille en mariage (16 avril 1869) – et Édouard, peu sensible aux usages bourgeois, faire la sourde oreille.

Que dit Jules Lelorrain de son métier, de ses occupations professionnelles ? Certes, il n’est pas là pour accabler Édouard de ragots sur le Palais, ce qui finirait par lasser celui-ci. Mais il ne fait pas non plus silence sur ces affaires. Outre les questions de carrière dont on a parlé, il lui arrive de détailler son rôle de président d’assises, tant qu’il demeure conseiller à la cour. une fois même (février 1867), il s’y attarde avec une complaisance dont on veut croire qu’elle répond à l’intérêt que manifeste Édouard. Mais les mutations au sein de la magistrature sont aussi parfois signalées, en temps « normal » mais également et plus encore lorsque la situation révolutionnaire de septembre-octobre 1870 va créer une tornade au sein du corps, à Dijon comme ailleurs. Les lettres contiennent au moins quarante-sept noms de magistrats différents, ce qui montre qu’ils y tiennent une place très significative.

et puis, il y a la politique. elle occupe des parts très variables de l’espace des lettres, en fonction des circonstances essentiellement. Les deux hommes sont d’ac-cord sur les principes, dit Jules mais divergent sur le choix des moyens (30 août 1869). Ce n’est pas aussi certain que le père ne le voudrait et il est possible que le désaccord soit plus profond. Mais leur républicanisme commun les conduit à commenter de manière sans doute un peu différente (nous n’avons pas les réponses d’Édouard) les événements successifs. Dans des lettres privées de ce type, ils n’ont pas de raison de faire de longues dissertations quand il ne se passe rien ou presque. en revanche, lorsque le pays est secoué par des événements majeurs, la place de la politique devient considérable : élections de 1869, ministère Émile Ollivier et surtout plébiscite de 1870 que Jules a beaucoup de mal à situer et à comprendre, guerre de 1870, révolution du 4 septembre, Commune de Paris. Quand nous avons dit que les dissertations n’ont pas de place, il faut faire exception pour les deux lettres, moins politiques que philosophiques, très longues, très étonnantes et très intéressantes des 29 mars et 14 avril 1867 dans lesquelles Jules entreprend de démontrer à Édouard l’existence de Dieu, en pure perte comme il va de soi.

Aussi, la correspondance que nous présentons ici s’éloigne-t-elle – en partie – de celle qu’avait utilisée Caroline Chotard-Lioret. Dans cette dernière, « On ne parle ni sexe, ni argent, ni intimité, ni scandales familiaux même passés » (C. Chotard, 1985, no 1, p. 66). On tait les causes d’un décès. On s’abstient dans 90 % des

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cas « de toute allusion à des événements extérieurs ». Mais notre collection de lettres offre un visage différent. Non que Jules Lelorrain parle de scandales fami-liaux, mais l’argent, la politique, le fonctionnement des institutions, à commencer par la justice, voire même le sexe (à travers d’assez claires allusions) font l’objet d’échanges nombreux (sauf pour le dernier item). Plus généralement, la correspon-dance Jules-Édouard offre, on l’a déjà dit mais il faut y insister, une intonation de liberté étonnante pour un père et un fils du Second empire. Le ton de Jules n’est pas lénifiant, il peut même être mordant, ironique, aussi bien quand il se moque du mariage à un âge un peu mûr du fils de son ami Masson (22 février 1870) que violent quand il traite les électeurs français d’imbéciles (10 mai 1870) parce qu’ils ont voté « oui » à Napoléon iii, quand il porte un jugement cruel sur le génial mais naïf Beau de Rochas ou sur le cousin (par alliance) Morin qui sera préfet de Gambetta et vaguement communard, quand il traite la nièce d’Alix de « mijaurée » et son mari de « jésuite » (25 juillet 1867), etc. Ce ton est rarement, très rarement, gourmé ou compassé et on peut supposer que les réponses d’Édouard ne le sont pas non plus. Les lettres d’eugène qui sont, elles, lisibles, sont également tout à fait libres et, on peut le penser, spontanées. il est tout aussi évident que Jules n’a recours à aucun des manuels épistolaires si nombreux au XIXe siècle. Cécile Dauphin (in R. Chartier, 1991, p. 250-268) en dénombre 176, en précisant que la liste n’est pas exhaustive, et que certains ont connu des nombreuses rééditions (jusqu’à 27). Cette liberté du ton se retrouve dans la structure des lettres : Jules ne se croit pas obligé d’énoncer ses idées dans un ordre fixe, temps qu’il fait, famille, amis, questions professionnelles, santé, politique… Tout cela change d’une lettre à l’autre. il ne songe pas non plus d’ailleurs à faire des effets de style et les transitions (« Maintenant, parlons d’autre chose ») ne brillent pas forcément par l’élégance encore qu’on puisse trouver ici ou là une volonté de recherche ou de rupture de la monotonie, par exemple par l’usage, modéré, des citations latines, ce qui n’a rien d’étonnant sous la plume d’un juriste.

Reste une question : quelle est la crédibilité, la fiabilité du témoin Jules Lelorrain ? et, ce qui est un peu différent, quelle est sa représentativité ? Pour tout ce qui est privé, on peut supposer la première totale. Dans ces lettres à son fils qui n’étaient pas rédigées dans le but d’une publication, il n’a aucune raison de travestir la vérité – telle qu’il la voit bien entendu. Simplement, donne-t-il parfois ou souvent son opinion ou sa vision des choses sur les personnes comme sur les circonstances. Quant aux événements extérieurs, la politique en particulier, les choses sont un peu différentes. il y a d’abord des constatations factuelles dont la réalité peut facilement être attestée par d’autres sources. il y a d’autre part les conclusions qu’il en tire. et c’est ici que se pose une question. Notre homme est-il représentatif d’un courant d’opinion, voire d’une part importante de celle-ci ? Notre hypothèse est que oui. Certes, il faut raison garder. Jules Lelorrain est un individu, irréductible à toute généralisation comme n’importe quel individu, les hommes n’étant pas des abeilles. On est toujours un peu étonné quand, dans un ouvrage historique sérieux, l’auteur

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énonce comme une vérité normative telle assertion trouvée dans une lettre, un journal mais aussi un discours public, voire un jugement de tribunal pris isolément alors qu’ils peuvent ne refléter que l’opinion de leur auteur, sauf justement à être corroborés par de nombreux exemples attestant que cette vision des choses est en fait la norme et que l’individu s’en est fait simplement l’interprète ou l’écho. Tel jugement personnel peut donc s’insérer dans une opinion commune et une repré-sentation collective dominante, dominante dans un groupe en tout cas, le tout étant de le prouver. ici, républicain modéré, opposant très éloigné de l’extrémisme radical – et encore plus du socialisme – des années 1860 mais opposant tout de même, il nous semble bien représenter ce courant qui s’affirme à partir de 1863, culmine avec les élections de 1869, se trouve un moment désarçonné par le plébiscite de 1870 mais au bout du compte accueille la République avec joie tout en regrettant mortellement, bien entendu, qu’elle revienne au monde dans ces conditions – et persuadé que la défaite et l’élection d’une Assemblée nationale monarchiste signe-ront une fois de plus son échec comme lors des deux premières du nom. L’opinion de Jules Lelorrain est donc un bon reflet de ce « Parti républicain » de province qui sera une composante essentielle du compromis de 1875 puis de la vraie prise du pouvoir en 1878-1879. Ajoutons que, lorsqu’il approuve le comportement du gouvernement impérial, il est probable que nous en sommes en présence de l’ex-pression d’un soutien fort de l’opinion, de celle qui compte et qui s’exprime, bien entendu. il est par exemple évident que la décision funeste d’engager une guerre évitable, inutile et perdue d’avance en juillet 1870 a été massivement approuvée par cette bourgeoisie républicaine modérée comme par les vrais soutiens du régime impérial, pour le malheur de tous.

� Un homme parmi ses pairsComme son patronyme l’indique, la famille de Jules Lelorrain était – lointai-

nement – originaire de Lorraine. Son père, Jean-Baptiste, était né à Mézières 16 (quartier du Pont-d’Arches) en 1776. en 1810, lors de la naissance de Jules, il était chef de bureau à la direction des domaines à Lille et c’est là que notre futur épistolier vit le jour, le 8 septembre 1810. Son frère Hippolyte, dont il sera beau-coup question dans ces pages, naquit pour sa part à Metz en 1816. Jules passera une partie de son enfance à Strasbourg où il fera ses études que l’on appellerait aujourd’hui secondaires. entré ensuite au collège de Versailles, il devient clerc d’avoué à Paris en 1826 – à 16 ans. il vit dans la capitale jusqu’en 1838, date à laquelle il rejoint Joigny comme avoué-plaidant. il a alors 28 ans, n’est plus un enfant mais la Bourgogne, qui n’est pas sa terre ancestrale, va devenir pour le reste de sa vie sa patrie d’adoption, plus particulièrement la région comprenant le sud de l’Yonne et le nord de la Côte-d’Or. Ses parents seront enterrés à Bussy-en-Othe, à cinq kilomètres au nord de Migennes, à neuf au nord-est de Joigny. Sa parentèle

16. Fusionnée avec Charleville en 1966.

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bourguignonne (de Sens, de Joigny) ou chaumontoise est assez nombreuse. il n’est que de voir aussi la chaleur ou la nostalgie avec lesquelles il parle souvent de Joigny et de Semur-en-Auxois, « cette chère petite ville féconde pour nous en souvenirs [27 février 1868] ». Magistrat de 1848, d’abord à Joigny, nommé ensuite procureur de la République en Normandie, à Pont-Audemer, de mars 1849 à janvier 1851, il rejoint alors la Bourgogne ou les terres voisines pour très longtemps : Semur (1851-1861), Chaumont, préfecture de la Haute-Marne mais appartenant au ressort de la cour de Dijon (1861-1865), Dijon (1865-1872), Lyon (1872-1879). En retraite comme magistrat du siège, il gagne Paris en tant que juge de paix jusqu’à sa retraite définitive en 1892. il reviendra alors en Bourgogne et c’est à Semur qu’il meurt le 19 juin 1897.

� Un magistrat parmi les magistratsDe Jules Lelorrain, on pourrait dire que sa carrière de magistrat est un peu

atypique – et elle diverge en effet, plus que d’autres et sur plusieurs points impor-tants des caractères dominants qui prévalent chez la majorité de ses collègues –, mais elle ne plonge pas non plus le chercheur dans des abîmes de perplexité car, à nombre de points de vue, on peut trouver des aspects similaires dans la vie d’autres juges et procureurs, quoique pas forcément réunis de la même façon. La connais-sance des magistrats comme corps, membres d’un corps, dans leur positionnement social ou politique, dans leurs rapports avec le pouvoir politique, religieux, mili-taire a fait des progrès considérables depuis, disons une trentaine d’années. Ces travaux 17 ont permis de dégager à la fois des constantes et des dominantes et en même temps de montrer la complexité, plus grande qu’on ne pourrait le croire, qui caractérise aussi cette population, complexité liée aux aléas politiques, si forts et si fréquents au XIXe siècle, aux transformations de la société, mais aussi au position-nement hiérarchique, les spécificités de toute nature que l’on trouve chez les hauts gradés (membres de la Cour de cassation, procureurs généraux, premiers prési-dents, présidents de chambres et de tribunaux importants, procureurs des mêmes juridictions) les différenciant fortement du tiers-état de la magistrature moyenne qui peuple les moyens et petits tribunaux de province, bien plus nombreux qu’à notre époque, et encore plus du « petit peuple », de la « plèbe » au sens romain si l’on veut, constitué par les juges de paix cantonaux.

Ces considérations utiles mais générales, étant faites, en quoi la carrière de notre « héros » se distingue-t-elle de celle de nombre de ses collègues et en quoi y ressemble-t-elle ? il n’est évidemment pas question ici de refaire un tableau de la magistrature nationale ou provinciale à la manière de Vincent Bernaudeau ou de Didier Veillon, ce n’est pas notre objet, mais de situer Jules Lelorrain au milieu de gens qui, tantôt lui ressemblent, tantôt pas du tout et parfois représentent une sorte de négatif de l’auteur de nos lettres. Ses origines sociales ne sont pas

17. On les a détaillés dans la bibliographie générale en fin de volume. On se dispensera de les citer ici de manière redondante.

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vraiment étranges : il est le fils d’un chef de bureau des Domaines, ce que Jean Le Bihan appellerait un « fonctionnaire intermédiaire » (Le Bihan, 2008). Avant 1848, en Anjou (Bernaudeau, 2007, p. 29-30), 40 % des pères de magistrats sont des fonctionnaires publics ; d’autre part 27 % des personnes entrées dans la magis-trature avant 1870 et simultanément enfants d’agents publics, sont des fils de fonctionnaires civils qui ne sont pas magistrats. Bien que les deux populations ne soient pas identiques et que ce calcul soit très approximatif, cela donnerait pour l’avant 1870 environ 10,8 % de pères fonctionnaires, ni magistrats, ni officiers. Sur l’ensemble du siècle, D. Veillon compte, lui 10,4 % de fonctionnaires civils non-magistrats parmi les pères (Veillon, 2001, p. 218), un chiffre presque iden-tique. Jules Lelorrain appartient donc au groupe, pas dominant mais pas non plus négligeable (environ un dixième), de magistrats issus d’un agent de l’État mais sans hérédité dans la profession elle-même.

il deviendra donc magistrat en 1848, à 38 ans. On touche ici du doigt une première (et légère) anomalie. en Anjou, la moyenne d’âge pour l’entrée dans la magistrature se situe, sur un siècle, à 28,5 ans (Bernaudeau, p. 77). L’explication est assez simple : les premières années de Jules Lelorrain, né dans une famille peu fortunée, ont été assez difficiles. il lui a fallu gagner sa vie. entré à 16 ans comme clerc d’avoué chez maître Lebeau, grâce à son oncle d’estrez (ou Destrez), clerc principal à 18 ans, son salaire a représenté à un moment l’unique ressource pécuniaire de la famille (c’est en tout cas ce qu’il affirme lui-même dans une lettre du 17 juillet 1864), son père, pour des raisons que nous ignorons, ayant quitté l’administration. À 20 ans, il a fait entrer dans une nouvelle étude qu’il avait rejointe, d’abord son frère Hippolyte, puis son propre père. en 1838, il est devenu avoué à Joigny (Yonne), position qu’il a occupée dix ans, un an après avoir passé sa licence en droit, assez tardivement, à 27 ans. en 1848, il était toujours avoué, à 38 ans, et le serait sans doute resté sans les bouleversements politiques qui vont affecter la France. On peut penser que, sans appui politique, il n’a pas songé en 1837, quand il est devenu licencié, à solliciter une place de juge : il lui aurait fallu, selon la règle commune, occuper d’abord les fonctions de juge suppléant non rémunérées, ce qui était impossible. Cette entrée tardive dans la magistrature ne lui permettra pas d’atteindre de très hauts grades, quand bien même ses autres qualités – très réelles – auraient pu l’y autoriser. Quand il devient président du tribunal de Dijon en 1868, il a 58 ans, ce qui est la marque d’une carrière honorable sans plus (Dijon n’est quand même qu’un tribunal de 4e classe). À cette date, ses deux supérieurs hiérarchiques immédiats, le premier président de la cour d’appel, Neveu-Lemaire, et le procureur général, imgarde de Leffemberg, sont plus jeunes que lui, de trois ans pour le premier, de onze pour le second. encore Leffemberg est-il nommé en février 1870 procureur général à Rouen, cour de 2e classe alors que Dijon (la cour, pas le tribunal) est classée à l’échelon en dessous, ce qui représente un avancement important souligné par Jules Lelorrain. en regard, la carrière de notre épistolier offre quelque chose de

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tranquille : en 1872, il sera nommé conseiller à la cour de Lyon, cour de 2e classe, au traitement de 7 000 francs (contre 6 000 comme président du tribunal de Dijon), poste qui sera son bâton de maréchal. il avait sans doute espéré (il le dit à Édouard à plusieurs reprises) finir président de chambre dans une cour d’appel avec un supplément tant de revenus (même en 3e classe, le traitement y était de 7 500 francs) que d’honorabilité sociale, mais il devra en faire son deuil.

Son positionnement politique, bien connu de ses supérieurs et de la Chancellerie et dont reparlera à la fin de cette introduction a-t-il nui à sa carrière ? Ce n’est pas sûr. On ne doit pas prendre comme exemples typiques un Neveu-Lemaire, magistrat mondain au réseau social multiforme et solide, politiquement très engagé au service du régime impérial, ou un imgarde de Leffemberg, lui aussi bonapartiste résolu mais surtout juriste de tout premier plan, qualité reconnue par tous y compris par Jules Lelorrain. Nombre de magistrats parmi ceux dont il cite le nom, et en dehors même des carrières très atypiques, n’ont pas fait mieux que lui, alors que leurs sensibilités politiques étaient assez variées et moins républicaines que la sienne. L’avocat général Bernard, abondamment cité dans ces pages, finit simple conseiller à la cour de Dijon bien qu’il soit entré dans la magistrature à 25 ans ; il en est de même d’Hippolyte Blondel, un autre familier, entré dans le corps à 26 ans. un vieil ami de Jules, Bourdaloue, ne dépassera pas le grade de conseiller à Bourges, cour de 3e classe. Théodore Jullien, fils d’un autre vieil ami, magistrat brillant pourtant, entré à 26 ans, finira vice-président du tribunal de Reims, tribunal de 4e classe, avec 3 750 francs de traitement. « ernest » Masson-Naigeon, autre proche, juge suppléant à 25 ans, plutôt conservateur, conscien-cieux, ne se haussera jamais au-dessus de la place de conseiller à Dijon et fera donc moins bien que notre épistolier. Le prédécesseur de Jules à la présidence de Dijon, Louis Méaux, juge auditeur à 24 ans, prendra sa retraite dans ce même poste de président. etc. Compte tenu de son entrée très tardive dans la magistrature, la carrière de Jules Lelorrain fait donc plutôt très honorable figure ; l’homme a dû être professionnellement apprécié, suffisamment pour que son républicanisme modéré ne constitue pas un obstacle majeur.

Pas d’étrangeté non plus dans l’aspect très régional de sa carrière. Toutes les études locales attestent le caractère casanier des magistrats du XIXe siècle. Notables de province, attachés par leur réseau de relations, de parents et d’amis à une région particulière, parfois (mais pas toujours) propriétaires de terres, la perspective d’une carrière itinérante à travers la France est hors de leur vision du monde. Vision d’ailleurs ouvertement assumée et revendiquée. un homme très admiré comme juriste par Jules Lelorrain, Gaspard imgarde de Leffemberg, pourra dire lors d’un discours de rentrée (Angers, 1860) que « parmi les liens qui attachent chez nous le justiciable à son juge, l’un des plus énergiques peut-être est le caractère terri-torial et sédentaire de notre magistrature 18 » (Bernaudeau, 2007, p. 72). « Au

18. Peut-être y a-t-il une forme d’ironie dans ces propos, car ce brillant sujet, qui finira sa carrière en septembre 1871 comme procureur général de la cour de Paris, l’un des plus

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XIXe siècle, beaucoup [de] magistrats ne servirent que dans un seul tribunal ou du moins y accomplirent la quasi-totalité de leur carrière » (Veillon, 2001, p. 206). Ce n’est pas tout à fait le cas de Jules Lelorrain mais nous ne sommes pas non plus dans un profil très différent. Né à Lille, ayant fait ses études à Strasbourg et à Versailles, son premier emploi fut parisien. Mais quand il arrive à Joigny en 1838, la Bourgogne, où vivent d’ailleurs nombre de ses parents, devient sa terre d’adoption et il ne la quittera plus avant longtemps. Mises à part les deux années passées à Pont-Audemer (1849-1851), tous ses postes seront géographiquement proches et, à partir de 1851, dans le seul ressort de la cour de Dijon : Semur-en-Auxois, Chaumont, Dijon, jusqu’en 1872. il acceptera une place à Lyon pour finir sa carrière, par souci de promotion mais, sans être une ville bourguignonne, Lyon n’en est pas très éloignée. Comme on le verra ci-dessous, tout son univers est bourguignon – et un peu parisien. Même son souci de gagner toujours plus car il n’a pas de fortune personnelle, ou très peu, et on examinera ci-dessous ce point capital, ne le pousse pas à accepter n’importe quel poste n’importe où. La volonté d’enracinement prime sur toute autre considération.

De même Jules Lelorrain n’a-t-il rien de remarquable dans ses oscillations entre parquet et siège, l’une des caractéristiques essentielles de la magistrature française. Rien n’interdit à un magistrat de passer de l’un à l’autre et de revenir de l’autre à l’un mais la plupart font une carrière plutôt orientée vers le parquet ou vers le siège, avec netteté, ce qui s’explique car il s’agit de deux métiers au fond différents. Dans le cas de Jules Lelorrain, le parquet, l’action publique l’ont peu retenu. Certes, il a débuté comme procureur (et non comme substitut) dans de petits tribunaux, Joigny, Pont-Audemer, Semur. Mais son expérience de parquetier s’est arrêtée là. Désormais, il sera président de tribunal (on remarquera qu’il n’a jamais occupé de position hiérarchiquement subordonnée dans une juridiction précise, ce qui est assez rare) ou conseiller à la cour 19. Dans sa carrière au siège, il a d’ailleurs préféré – il le dit ou le suggère à plusieurs reprises – ce dernier rôle, sans doute parce qu’il s’agit d’un métier de juriste pur, sans les soucis administratifs, hiérarchiques, quotidiens d’un président de tribunal. Celui de Chaumont, en particulier, lui a laissé de fort mauvais souvenirs, alors même que ses supérieurs y avaient apprécié son action – voir ci-dessous. On remarquera par ailleurs que, dans l’exercice de sa

hauts grades possibles, au traitement de 25 000 francs par an, n’a pas du tout, lui, respecté ce principe. La liste de ses affectations s’énonce ainsi (voir son dossier) : Riom, issoire, Moulins, Grenoble, Angers, Rouen, Dijon, Rouen, Paris… Mais c’est Leffemberg qui est atypique, et non ses collègues.19. entendons-nous : en tant que conseiller, il n’est pas le « premier » à la cour, il a au-dessus de lui un président de chambre et un premier président, mais la contrainte hiérarchique n’est pas similaire à celle d’un tribunal, surtout petit. De plus, dans toutes ses fonctions, il a bien sûr été inséré dans une hiérarchie judiciaire globale, comme tous les magistrats. On veut simplement dire qu’il n’a jamais été substitut, simple juge ou vice-président. est-ce l’effet d’une stratégie volontaire et habile, Jules Lelorrain préférant être le premier dans un village que le second, ou pire, à Rome ?

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présidence à Dijon, il conduit à peu près systématiquement l’audience civile mais pratiquement jamais la correctionnelle, par prudence politique, on va y revenir, mais peut-être aussi par amour du droit, simplement 20. Dans les fonctions de conseiller, c’est d’ailleurs ce même aspect des choses qui le rebute : bien que les affaires criminelles soient en moyenne un peu plus intéressantes que les cas de coups et blessures, chasse sans permis, vols de linge et outrages à agents qui font l’ordinaire des audiences correctionnelles 21, la justice répressive le fatigue et l’en-nuie. Le 2 octobre 1867, alors qu’il est encore conseiller et attend sa nomination de président à Dijon, il écrit à Édouard : « Sans doute j’aurai plus de travail : mais je serai débarrassé de la fatigue des assises qui est une terrible corvée. »

� Jules Lelorrain, juge de paixMais dans la carrière complète de Jules Lelorrain, il existe une anomalie qui

le place dans une catégorie tout à fait à part. Là, il fait même figure de curiosité absolue. il s’agit de l’usage de ses dernières années lorsque, mis à la retraite pour avoir atteint la limite d’âge en tant que conseiller à la cour de Lyon, il devient… juge de paix à Paris. Avec ce choix, nous sommes vraiment dans une forme de transgression. La magistrature cantonale est dans la France du XIXe siècle une institution importante et sans doute très utile (voir J. G. Petit, 2002). Le juge de paix apaise ou tranche les conflits entre parents, voisins, locataires et propriétaires, réprime la toute petite délinquance, mais se trouve aussi auxiliaire majeur dans des enquêtes de bien plus grande ampleur, y compris criminelles, au service du juge d’instruction, sans compter son rôle plus ou moins occulte d’informateur des autorités notamment sur le plan politique. Ceci dit, il s’agit quand même d’un magistrat de niveau inférieur, qui n’est nullement obligé d’être licencié en droit. Peut-on parler de mépris de la part des autres juges et procureurs ? Rien ne le prouve. Le premier-président Neveu-Lemaire, ce magistrat plein de morgue, manifestera un tel sentiment (de mépris) quand le greffier Albéric Fénéon sera nommé président du tribunal de Semur (voir la lettre du 5 avril 1870 – notes). Mais un greffier n’est pas un juge, un juge de paix, si. Reste la question de l’âge. Les « inamovibles » avaient, à leur profond mécontentement, dû subir l’institution d’une limite d’âge de par le décret du 1er mars 1852 22 : soixante-dix ans pour les magistrats des cours et tribunaux, soixante-quinze pour la Cour de cassation. Mais le décret ne concernait ni les membres du parquet, ni les juges de paix, qui n’étaient pas « inamovibles » et aux fonctions desquels le gouvernement pouvait mettre fin à tout moment. il ne les concernait pas « évidemment », écrit encore Le Poittevin beaucoup plus tard (Le Poittevin, 1916). Évidemment ? L’adverbe peut se lire dans les deux sens. Si le pouvoir pouvait à tout moment mettre fin

20. ADCO, U 9 Cd 70 et U 9 Bd 65.21. Réserve faite des délits de presse. Mais dans ces affaires, beaucoup plus complexes et délicates, c’est la portée politique des choses qui amène son abstention. Voir plus loin.22. Toujours discuté dix-sept ans après comme le montre la lettre du 20 mars 1869.

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aux fonctions des intéressés, rien ne lui interdisait non plus de les maintenir en fonction. La chose a dû être assez rare pour les membres du parquet, plus fréquente pour les juges de paix. Les premiers, d’ailleurs, terminent parfois leur carrière dans le siège, même quand ils ont longtemps opté pour l’autre voie (un imgarde de Leffemberg est une exception). Mais les seconds ont pu à plusieurs reprises franchir la « barrière » des 70 ans. en petit nombre ? Dans notre base de données personnelle 23, nous en avons repéré quatre sur 79, et qui la passent de peu sauf un (trois cessent leur carrière entre 71 et 72 ans, et seul Louis Botrel, juge de paix à Merdrignac, décède en fonction à 78 ans, en 1861, après cinquante ans d’exercice dans le même canton). V. Bernaudeau, dans son ouvrage sur les magistrats ange-vins (Bernaudeau, 2007), cite les cas de deux juges de paix seulement maintenus en fonction jusqu’à 80 et 81 ans avant 1870 (p. 86). L’enquête menée par Serge Defois et le même Vincent Bernaudeau (in J. G. Petit, 2002, p. 166-189) sur les juges de paix de Loire-inférieure, donne des résultats légèrement différents. Sur 184 dossiers examinés, les fins de carrière ont pour cause démission, révoca-tion, mort naturelle, demande de retraite avant 70 ans, et pour 27 % d’entre eux, « obligation, l’année où ils atteignent la limite d’âge, fixée à 75 ans ». Remarquons que, sur un plan strictement juridique, cette observation est fausse. il n’existe aucune « limite d’âge » pour les juges de paix, mais un usage qui conduit les auto-rités à ne pas les maintenir au-delà de cette barre. À propos d’un cas particulier, les auteurs citent d’ailleurs une note relative à un magistrat âgé de 78 ans : « La commission des justices de paix n’a retenu aucun des juges de paix ayant plus de 75 ans et 20 ans de services comme susceptibles d’être maintenus dans leurs fonctions » (p. 182). L’échantillon analysé ici laisse donc à penser que nombre de magistrats cantonaux assument plus ou moins gaillardement leur charge jusqu’à 75 ans mais pas plus. il est d’ailleurs possible que l’âge limite moyen se soit élevé entre 1800 et 1950 : notre base de données est de cinquante ans plus ancienne que la population analysée par Defois et Bernaudeau qui porte exclusivement sur des juges de paix ayant cessé leurs fonctions entre 1895 et 1958. Allongement de l’espérance de vie et surtout moindre impact des aléas politiques et professionna-lisation accrue, avec épurations et changements de régime bien moins nombreux, recrutement plus méthodique de candidats mieux formés ont sans doute conduit nombre de juges à demeurer en leur cabinet plus longtemps. Reste qu’il s’agit, de toute façon, d’une minorité, et, avant 1890, d’une petite minorité qui persiste en ses fonctions jusqu’à 75 ans, et presque aucun au-delà. Or, Jules Lelorrain, car après ce long détour, il faut en revenir à lui, est devenu juge de paix en 1879, à soixante-neuf ans, et l’est demeuré jusqu’en 1892, à quatre-vingt-deux ans, âge que nous n’avons constaté nulle part ailleurs – et il va partir entouré des regrets de ses

23. Constituée de manière aléatoire à partir des dossiers conservés en série 1 u aux ADiV. elle comprend 303 individus, dont 79 juges de paix, presque tous en fonctions entre 1850 et 1890 au plus tard.

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collègues magistrats cantonaux et en aucune manière de leur soulagement. Le cas doit être pratiquement unique, d’autant plus que Jules n’est pas devenu juge de paix dans un canton perdu de Lozère ou des Ardennes mais à Paris, ville où la charge n’avait rien d’une sinécure.

unique aussi sur un autre plan : un certain nombre de juges de paix, et davan-tage au XXe siècle qu’au XIXe, possèdent une formation juridique d’un niveau réel, clercs de notaire ou d’avoué, greffiers, ou tout au moins gratte-papiers ou saute-ruisseau chez un professionnel du droit. Mais l’étude précitée sur la Loire-inférieure ne fait apparaître aucun cas dans lequel le juge de paix est un ancien magistrat, ayant de plus accompli une carrière entière sans vicissitudes particulières. Dans notre base de données personnelle, nous ne trouvons qu’un seul magistrat de cour ou tribunal de première instance (sur 79) redevenu juge de paix. encore s’agit-il d’un homme à la carrière très modeste, Pierre de Bregeot, substitut dans le petit tribunal de Savenay (Loire-inférieure) depuis 1829, demeuré à ce poste pendant vingt ans et devenu juge de paix en 1849 (à 48 ans), non loin de là, à Guérande. Jules Lelorrain n’a rien à voir avec un tel cas de figure. il n’est pas n’im-porte quel magistrat, mais un ancien président de trois tribunaux, dont celui de Dijon, ancien conseiller à la cour d’appel de Lyon, l’une des cinq cours de 2e classe de France (la 1re étant représentée par la seule cour de Paris). Voilà qui en fait un juge de paix peu commun ! Autre champ de comparaison : nous avons examiné l’ensemble des motifs de cessation de fonctions des membres des cours d’appel de Dijon, Douai, Grenoble, Limoges et Lyon entre 1864 et 1903 24. La majorité est représentée par des retraites, décès, démissions, le reste par des promotions parfois importantes mais aussi souvent de simples déplacements, pour des raisons person-nelles sans doute, sans avancement véritable. Mais, en dehors de Jules Lelorrain, on ne trouve qu’un seul exemple de magistrat devenant juge de paix, et encore son cas est-il bien différent : il s’agit de Delord, juge à Toulouse, nommé conseiller à la cour de Limoges (donc, une cour de classe inférieure à celle de Lyon), le 6 avril 1877 et devenu juge de paix à Lyon (poste nettement moins rémunérateur qu’à Paris) dès le 1er mars 1878. il est évident qu’il s’est mal adapté aux fonctions de conseiller ou a demandé cette mutation pour des raisons familiales, ou de santé, nous n’en savons rien, mais en tout état de cause, on a affaire avec ce cas à une carrière beaucoup plus modeste que celle du président du tribunal de Dijon demeuré sept ans conseiller à Lyon 25. Que les magistrats cantonaux de Paris aient été honorés d’accueillir un tel collègue, aucun doute. Mais sa nomination par la

24. AN, BB6/524/4.25. Les autres cas de départs atypiques sont aussi rarissimes : tel celui de Roussel, juge d’instruction à Oran, nommé avocat général à Lyon le 24 septembre 1870, puis préfet de Constantine le 30 décembre 1871, cas de figure unique. On pourrait certes, en glanant dans différents fonds, en trouver quelques autres (par exemple, Hillenbrand, conseiller à la cour de Colmar, « recasé » comme juge de paix à Paris, pour des raisons évidentes, le 25 août 1871 [BB8 1390/3]). ils sont de toute façon très rares.

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Chancellerie, à 69 ans, n’avait rien d’automatique. L’hypothèse la plus probable est que cette candidature d’un « républicain de la veille », dûment recensé comme tel, au moment même où les républicains prenaient enfin le pouvoir partout, de l’Élysée au Sénat et ailleurs, a dû s’insérer dans le cadre d’une politique globale visant à reconquérir la magistrature et qui va prendre peu à peu un aspect massif durant quatre ans pour être couronnée par la grande épuration de 1883. en 1878, il n’en est pas encore question. en revanche, quand Jules devient juge de paix, le ministre de la Justice et président du Conseil n’est autre que Jules Dufaure, répu-blicain très modéré, chef de ce qu’on peut appeler un gouvernement de transition, et relativement proche 26 de la sensibilité de Jules Lelorrain. Dufaure n’est jamais cité dans la correspondance mais notre épistolier a pu connaître ce juriste éminent à un moment quelconque. Ce n’est pas invraisemblable du tout.

Maintenant, on peut poser la question de manière inverse, du seul point de vue de l’intéressé. Qu’est-ce qui a poussé Jules Lelorrain à devenir juge de paix à Paris ? La peur de s’ennuyer ? L’amour du droit ? La volonté de rejoindre la capitale où il avait vécu et s’était souvent rendu du temps qu’il vivait en Bourgogne ou à Lyon ? un peu de tout cela, sans doute, mais il nous semble, sans que nous puissions le prouver, que la raison fondamentale est ailleurs : comme on le verra plus loin, Jules Lelorrain, toute sa vie, a manqué d’argent. La loi sur les pensions civiles de 1853 lui accordait une retraite des 2/3 de son traitement de conseiller à Lyon, soit 4 666 francs par an, somme trop faible pour lui permettre de vivre comme il en avait l’habitude, alors même que sa fortune personnelle était inexistante ou presque. Or, les juges de paix étaient, selon la loi du 21 juin 1845, rémunérés de façon très inégale : ceux des petits cantons ruraux étaient fort mal payés et le restèrent malgré plusieurs revalorisations au cours du siècle, mais ceux des villes où siégeait un tribunal de première instance l’étaient de la même façon que les « simples juges » de cette juridiction, soit, par exemple, à Dijon, 3 000 francs mais à Paris, 8 000 francs plus une indemnité de 1 500 francs pour rémunérer un secrétaire. Comme juge de paix, Jules gagnait donc davantage que comme conseiller à Lyon. Ce n’était pas tout : l’article 28 de la loi sur les pensions du 9 juin 1853 autorisait le cumul d’une rémunération d’activité, dans un service différent de celui où le fonctionnaire avait auparavant exercé 27, et d’une fraction de sa pension dans la limite de 1 500 francs. Jules Lelorrain a donc pu gagner, entre 1879 et 1892, au moins 9 500 francs, sans compter ce qu’il a pu faire, ce que nous ne savons pas, de l’indemnité de 1 500 francs. Jamais au cours des années antérieures il n’avait bénéficié d’un tel salaire. Les frais de logement étaient certes plus élevés à Paris qu’en province mais d’autres éléments du coût de la vie (alimentation, habillement) pas davantage, voire moins. Mais même si les motivations de Jules

26. Relativement : Jules est et a toujours été vraiment républicain, Dufaure non. Mais le fossé n’est plus abyssal.27. Les juges de paix relevant d’une autre législation et réglementation que les magistrats du siège et du parquet, on pouvait considérer que c’était le cas ici.

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étaient principalement pécuniaires, la qualité de sa culture juridique, associée à un caractère sans doute très convivial, flatta considérablement les juges de paix de Paris qui manifestèrent leur chagrin quand il dut, malgré tout, les quitter en 1892 (voir en annexes le texte issu du Moniteur des juges de paix). De ce point de vue, Jules Lelorrain est un magistrat tout à fait à part.

� Une entrée fortuite, subite et « révolutionnaire » dans la magistrature : une exception ?Reste une dernière question, essentielle pour éclairer la vie et la personnalité

de notre auteur, et sur laquelle nous allons donc nous attarder avec quelque préci-sion : la façon dont notre homme est entré dans la magistrature est-elle banale, courante ou non et, dans tous les cas, cette irruption soudaine à l’occasion d’une révolution eut-elle des conséquences sur la carrière de notre auteur ?

Jules Lelorrain a été nommé procureur de la République à Joigny le 18 mars 1848, la ville même où il faisait la veille profession d’avoué et ce sans avoir occupé antérieurement aucune fonction dans la magistrature. A-t-on affaire à une excep-tion ? La réponse est : en aucun cas. D’abord, le mode de nomination des magistrats au XIXe siècle, défini par la loi du 20 avril 1810 « sur l’organisation de l’ordre judi-ciaire et l’administration de la justice », est bien connu : obligation de posséder une licence en droit, sauf pour les avoués ayant dix ans d’exercice (loi du 22 ventôse an Xii), obligation d’avoir prêté le serment d’avocat et d’avoir fait en cette qualité deux ans de stage, les mêmes avoués exceptés, obligation de satisfaire à certaines limites d’âge (22 ans pour les substituts de première instance, 25 pour les juges). Jules Lelorrain remplissait toutes les conditions voulues en 1848 (il n’avait pas fait le stage du barreau mais ses dix années d’avoué à Joigny suppléaient à ce manque). Ces conditions remplies, la liberté (l’arbitraire ?) du pouvoir exécutif, en l’occur-rence du garde des Sceaux, était à peu près complète. Candidatures spontanées, présentation par des parents ou des notables connus, appuis de parlementaires ou de conseillers généraux aboutissaient à une liste dressée par le premier président et le procureur général de la cour concernée, la Chancellerie décidant souverainement (décidant éventuellement, cas rare mais non pas inconnu, de ne prendre aucun des candidats proposés et de tout recommencer). Que Jules Lelorrain soit devenu magistrat à 38 ans n’a donc rien d’incongru. Reste que sa date de nomination n’a rien de banal : mars 1848. Jules Lelorrain est un magistrat issu de la Révolution, comme beaucoup d’autres d’ailleurs.

Tout le XIXe siècle, il faut le rappeler, a été marqué par le refus du pouvoir politique d’admettre en réalité une magistrature indépendante, le refus de tous les pouvoirs politiques, et Dieu sait s’ils furent nombreux, aucun régime, de fait ou de droit, n’ayant, entre 1789 et 1879 duré plus de vingt ans. Quand bien même il leur arriva de célébrer en paroles cette indépendance supposée – mais le topos balzacien du juge d’instruction « homme le plus puissant de France » fut bien plus une figure de littérateur que d’homme politique –, ils eurent le plus grand soin

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de maintenir la magistrature dans un état de demi-servitude en lui concédant un minimum, vraiment un minimum, d’autonomie de façade. C’est par dizaines de milliers que figurent dans les dossiers personnels des magistrats des demandes, indications, précisions sur l’attitude politique des intéressés, attitude de fidélité, voire de soumission au pouvoir en place, implicitement requise. Mais il arriva aussi, souvent, que le masque tombât et que le pouvoir affirmât hautement l’état de subordination nécessaire de la magistrature, à défaut de la justice (mais qui la rend, sinon les magistrats ?). Waldeck-Rousseau, l’un des pères fondateurs de la Troisième République, le proclamait sans nuance : les procureurs et les juges devaient être « représentants et serviteurs fidèles de l’ordre établi 28 ». Il était loin d’être le seul à partager cette idée et, de la Restauration à l’affaire Dreyfus, voire beaucoup plus avant, à peu près tout ce que la France compta de dirigeants poli-tiques partagèrent la même façon de voir. il n’est pas dit que nombre de magistrats n’aient, pendant longtemps, vu les choses de manière similaire. Jules Lelorrain était d’accord avec cette conception, au moins s’agissant du parquet (peut-être pas du siège) : « Que n’ai-je dix ans de moins ! Je me présenterais dans l’Yonne pour la représentation nationale, ou bien je demanderais à rentrer dans le parquet comme premier avocat général pour servir plus utilement la République mais je commence à être trop usé et trop vieux » (lettre du 10 octobre 1870). Mais comme l’ordre établi changeait tous les vingt ans ou moins, cela impliquait à chaque fois une vaste mutation, une épuration, un bouleversement du corps judiciaire (voir notamment AFHJ, 1994). Chaque changement de régime amena des départs massifs et qui dit départ dit évidemment arrivées ou alors, il eût fallu se passer de juges.

C’est dans ces conditions qu’en 1830, 1848, 1870, entre autres, on vit surgir des personnages inconnus la veille, parfois dans de petits emplois, des grades inférieurs mais parfois aussi dans des postes éminents, voire de haute responsabilité. Jules Lelorrain est un bon représentant des premiers. Mais les seconds ne sont nullement inconnus : à Rennes, en 1815, Fidèle Marie Gaillard de Kerbertin, simple avocat, est nommé du jour au lendemain avocat général à la cour, à 26 ans. La date, neuf jours avant Waterloo, est bien sûr mal choisie (pour lui) et il est remplacé dès le 12 juillet. Mais en 1830, le voici de retour : bien qu’il n’ait été magistrat que quelques jours en 1815, il est nommé procureur général puis, très vite, premier président de la cour de Rennes, à 41 ans (voir J.-F. Tanguy in Bernaudeau et al. 2008). Ce sera le début d’une carrière aussi brillante que multiforme de député, pair de France, etc. en 1870, l’épuration « Crémieux » amènera des recrutements parfois étonnants dont Jules Lelorrain se fait l’écho dans ses lettres des 20 et 27 septembre 1870. Certains ne lui semblent pas scandaleux comme celui de son ami Joseph Frémiet, avocat, nouveau procureur général à 43 ans mais sans l’ombre d’une expérience dans la magistrature. D’autres peuvent paraître plus curieux, tel l’appel fait par Frémiet à un jeune avocat, Belland, nommé comme substitut

28. Pierre Sorlin, Waldeck-Rousseau, Paris, Armand Colin, 1966, p. 213.

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à la place de Neveu-Lemaire fils, appel justifié par le déficit absolu de candidats républicains (lettre du 20 septembre). La Troisième République, lorsqu’elle s’ins-talla vraiment en 1879-1880 n’eut pas recours à des méthodes distinctes. Soit un exemple un peu différent, celui de Jules Quesnay de Beaurepaire, homme à tout faire des basses besognes du régime, procureur de la Haute Cour lors du procès des boulangistes, fossoyeur du scandale de Panama et sauveteur (sauveur ?) du person-nel opportuniste ici compromis, enfin porte-drapeau de l’antidreyfusisme non par conviction mais parce qu’on lui avait refusé la première présidence de la Cour de cassation (il était alors président d’une des chambres civiles). L’homme, aux convic-tions incertaines, avait été magistrat à la fin de l’empire, substitut à La Flèche en 1862, au Mans en 1865, procureur à Mamers (Sarthe) en 1868 avant de démis-sionner le 3 août 1871 pour des raisons complexes et non uniquement politiques. Redevenu avocat, il fut rappelé du néant des morts (judiciaires) le 22 mars 1879, au moment même où les républicains s’emparaient de tous les leviers, comme simple substitut au tribunal de la Seine (le plus gros de France tout de même) puis, d’un seul coup, nommé procureur général à Rennes le 13 septembre 1881, à 47 ans, avocat général à la cour de Paris le 17 avril 1883, procureur général à Paris le 1er avril 1889, enfin président de chambre à la cour de cassation, 9 décembre 1892, carrière fulgurante si l’on considère ce laps de treize ans, mais juste rému-nération des services rendus 29.

Donc, l’entrée impromptue de Jules Lelorrain dans la magistrature n’avait rien de bien étrange à l’aune des mœurs du XIXe siècle, avant que la loi du 17 avril 1906 n’introduise un très, très timide début de règles professionnelles d’admission et d’avancement. Reste que ce n’était pas suffisant de devenir magistrat. encore fallait-il le demeurer. Ce qui n’était pas acquis – du tout. Être nommé initialement par le régime des Cent-Jours, par la République de 1848 ou celle de 1870 ne garan-tissait pas, on s’en doute, une carrière paisible. Les intéressés portaient à l’épaule une marque d’infamie qu’ils devaient faire oublier au prix d’un effort considérable. Parmi les recrutés de septembre 1870 cités par Jules Lelorrain, plusieurs, Belland, Lévêque, demeureront magistrats très peu de temps ; avant la fin de 1871, ils auront quitté le corps. On a vu que Gaillard de Kerbertin n’avait fait qu’une brève apparition lors de sa première incursion en 1815. D’autre en revanche persistent et font une carrière parfois honorable, sinon étonnante, parfois à éclipses : Joseph Frémiet, l’ami de Jules, nommé procureur général de Dijon le 5 septembre 1870, conserve son poste jusqu’au 30 mai 1873, soit six jours après la chute de Thiers, cinq après la formation du gouvernement Broglie, quatre après que Mac Mahon ait annoncé le règne de l’« Ordre moral »… et il le retrouve, toujours à Dijon, le 11 février 1879, douze jours après la démission de Mac Mahon, étrange mais très

29. il n’y a pas pour l’heure de bonne étude sur Quesnay, qui fut aussi romancier, auteur dramatique, chroniqueur mondain… Voir notamment son dossier personnel, AN, BB/6/ii, 578.

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explicable jeu de balancier. Albéric Fénéon-Berger, le greffier du tribunal de Semur, devient président de son propre tribunal le 28 janvier 1871, scandale absolu aux yeux du premier président Neveu-Lemaire. Mais il conserve le poste jusqu’en mai 1884, date à laquelle il devient conseiller à la cour de Dijon, comme Masson-Naigeon ou Bernard, entrés bien avant lui dans la magistrature et de manière bien plus classique.

il faut croire que ces hommes ne sont pas forcément chanceux mais possèdent quelques vertus spéciales, vertus dont est également doué Jules Lelorrain. D’abord, ceux qui demeurent en place après le basculement politique (1850 ou 1851 – 1871) sont tous des magistrats travailleurs et compétents. C’est une première condition nécessaire. On pourrait même dire qu’ils doivent être plus compétents et plus travailleurs que la moyenne de leurs collègues, un peu comme tout membre d’une minorité (sexuelle, ethnique, religieuse) dans un contexte discriminatoire. La compétence de Frémiet n’a pas été mise en cause par ses collègues ou par le minis-tère. Celle de Jules Lelorrain est soulignée à plusieurs reprises, par exemple par le premier président Neveu-Lemaire dans sa proposition de nomination au grade de chevalier de la Légion d’honneur, le 3 juillet 1869, qui loue ses qualités de « juris-consulte ». il avait été encore plus élogieux le 3 mars 1868 lors des présentations pour la présidence du tribunal de Dijon : « il est en outre jurisconsulte, il sait le droit et en parle remarquablement la langue. » Mais Jules Lelorrain qui est d’abord un juriste et qui aime le droit, on l’a vu, est aussi, quand il le faut, un remarquable chef de juridiction. en 1864 (le 23 septembre), lors d’une première présenta-tion pour un poste de conseiller à la cour, qui n’aura pas de suite immédiate (il ne s’en faudra d’ailleurs que de quelques semaines), le premier président notait : « Son prédécesseur [à Chaumont], excellent magistrat du reste mais manquant de fermeté, n’avait pas su donner au service l’impulsion nécessaire et M. Lelorrain a eu la peine et le mérite de faire disparaître l’arriéré et de rétablir la discipline. Neuf ans auparavant, en 1852, il avait déjà pris la présidence du tribunal de Semur, dans de semblables conditions et avait obtenu le même succès 30. » il est difficile d’être plus élogieux. et pourtant, cette réussite n’avait pas été obtenue sans efforts, bien au contraire : « Je suis bien résolu d’ailleurs à n’en prendre qu’à mon aise et à ne pas me tuer comme je l’ai fait à Chaumont », écrit-il à Édouard le 2 octobre 1867 alors que sa nomination comme président à Dijon se précise.

Reste que la compétence ne suffit pas. Pour qu’un magistrat « révolutionnaire » puisse se maintenir en place, il faut aussi qu’il fasse preuve de souplesse politique et sache ne provoquer en rien le nouveau pouvoir – en gardant ses convictions s’il en a. Parfois, on se heurte à un plafond de verre, à des limites indépassables et il faut bien renoncer, quelles que puissent être les autres paramètres : Frémiet doit abandonner la charge de procureur général lorsque la chute de Thiers semble orienter la France de manière décisive vers la restauration de la monarchie. Mais

30. Toutes citations extraites de son dossier aux ADCO (voir sources et bibliographie).

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cela est surtout valable pour les très hauts grades. Dans des postes plus modestes, la faculté d’adaptation peut suffire : Fénéon demeurera président à Semur malgré le caractère scandaleux (aux yeux de nombre de magistrats) de sa nomination en janvier 1871. Jules Lelorrain est encore davantage un modèle de ce genre. et pourtant, les circonstances de sa nomination ont au départ pesé très lourd. Les premiers mois à Joigny, où la veille encore il était avoué, ont été fort difficiles. Éloigné pour ces raisons mêmes à Pont-Audemer, il a traversé là-bas les moments les plus rudes de sa carrière et il a certainement frisé de près la révocation ou la démission forcée :

« Malheureusement pour lui, il est entré dans la magistrature sous l’effet de la révolution de février et cette origine a soulevé contre lui des préventions dont il n’a pu triompher. Je n’ai jamais pu reconnaître par moi-même si ces préventions étaient bien ou mal fondées. À Pont-Audemer, il était dans un pays partagé entre deux partis très tranchés. il avait en face un sous-préfet d’un zèle un peu exagéré qui a pris parti contre lui. Sa position est devenue difficile car il n’était dans le pays soutenu par personne et moi-même, je ne pouvais rendre témoignage que de sa capacité 31. »

Étrange formule, mais révélatrice : le procureur général atteste des compé-tences de Jules Lelorrain mais il reste dubitatif sur son positionnement politique, critère au moins aussi important pour apprécier la valeur globale d’un magistrat. Toutefois, au prix de ces mutations, Jules a réussi à passer les plus pénibles années de sa jeune carrière et il est suffisamment apprécié et enraciné pour que le coup d’État de décembre n’ait aucune influence sur la suite d’icelle. Bien au contraire, il devient président du tribunal dont il était procureur le 19 mars 1852. A-t-on alors oublié qu’il fut nommé magistrat en mars 1848 ? Pas du tout. Le corps tient bien ses archives. encore en 1864 (dans la proposition citée plus haut), le premier président rappelle les circonstances de sa première nomination et ajoute : « Le fait seul de cette origine, sans qu’il apparaisse que M. Lelorrain ait personnellement aucun tort, explique les vicissitudes des premières années de sa carrière. » Mais en juillet 1869, lors de sa présentation pour la légion d’honneur, il est noté : « L’attitude politique de M. Lelorrain est excellente. » Cette petite phrase banale est en fait un élément-clé d’explication. Jules aurait-il fait du zèle, tiendrait-il des propos bonapartistes ? Aucunement. en privé, au fond de lui-même, il est resté profondément républicain, nous allons y revenir. Plus encore, ces convictions peuvent même à l’occasion se manifester ouvertement : lors des élections de 1869, il garde le silence, ne participe à rien. Mais c’est justement ce qu’on ne lui deman-dait pas… un engagement ouvert au profit du candidat officiel, battu par le répu-blicain Magnin, eût été apprécié. Le silence est un aveu. Le 30 mai, il écrit même à Édouard que cette attitude, cette distance qu’il a manifestée en fuyant le très

31. Le procureur général de Rouen à celui de Dijon, 31 janvier 1851. Jules vient d’être nommé procureur à Semur-en-Auxois.

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bonapartiste premier président Neveu-Lemaire durant un mois pendant lequel il ne lui a pas adressé la parole, pourraient lui coûter le « ruban » à la prochaine promotion. il n’en sera rien. il ira plus loin l’année suivante en refusant d’adresser à l’empereur des félicitations pour avoir échappé à un attentat qui avait toutes chances d’être imaginaire et même de constituer une belle provocation policière (lettre du 10 mai 1870), acte qui ne pouvait manquer d’être remarqué au milieu du déferlement de flagornerie des cours et tribunaux de France, à commencer par la cour de Dijon. C’est que les autorités supérieures savaient que l’homme ne faisait et ne ferait rien qui compromît sa position et ne serait jamais un obstacle à la politique judiciaire d’ensemble. Sa compétence faisait le reste. Dans la France de Napoléon iii, des magistrats engagés comme Neveu-Lemaire sont indispensables mais on peut tolérer des Jules Lelorrain, en petit nombre. Peut-être même sont-ils utiles à l’image du régime, en 1852 comme en 1870, l’évolution « libérale », que Jules Lelorrain regardait avec beaucoup de circonspection si même il la trouvait vraisemblable, n’étant donc pour rien là-dedans.

� Revenus, capital, niveau de vie : une question centraleentre les préoccupations de carrière, dont on vient de parler, et la vision globale

de la société, dont il sera question plus loin, il est un souci qui revient constam-ment sous la plume de Jules Lelorrain, encore que souvent de manière impli-cite – souvent, pas toujours : l’argent. Toute sa vie, notre épistolier a souffert du manque d’argent. Les fées n’avaient rien déposé de cette sorte dans son berceau et il a exercé des professions dans lesquels on ne s’enrichissait pas, avoué de province ou magistrat, si l’on restait honnête. il existait dans la société du XIXe siècle une troi-sième solution pour sortir d’une condition médiocre, pour un homme s’entend, le mariage. Faire un beau mariage pouvait permettre de monter une marche dans une échelle sociale largement fondée sur le critère des revenus. il a épousé une belle femme, vue de dot, disait une célèbre plaisanterie assez typique de l’époque et appliquée à nombre de personnages. Jules a aussi essayé de ce remède, avec on va le voir des résultats bien moyens.

� Les magistrats et l’argentLes magistrats du XIXe siècle ne sont peut-être pas très bien payés, mais pas

davantage que la plupart des agents de l’État, à quelque profession qu’ils appar-tiennent. L’armée est sans doute plus prestigieuse aux yeux de nombre de Français que la magistrature, mal connue et redoutée, comme le prouve un adage popu-laire : « Mon dieu, délivrez-nous de tous les maux et de la justice 32 ! » Mais ses serviteurs connaissent les mêmes problèmes : « Obstacle majeur au mariage des militaires, l’insuffisance des soldes réduit la masse des officiers, même célibataires, à un médiocre niveau de vie […] À l’exception d’une minorité de privilégiés qui

32. Cité par eugen Weber, La Fin des terroirs, Paris, Fayard, 1983, p. 82.

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disposent de revenus complémentaires d’origine privée, les officiers […] ont du mal à tenir dignement leur rang avec leurs émoluments professionnels » (Serman, 1982, p. 185-186). Les salaires des instituteurs sont misérables et ceux des agents de police de même. Quelques serviteurs de l’État font exception, hauts fonctionnaires des finances, préfets, peu nombreux. L’immense majorité des magistrats, vers 1865, émarge à des salaires médiocres. Même après la revalorisation du 22 septembre 1862, la très grande majorité des tribunaux donnent à leurs juges des rémunéra-tions très moyennes. Rappelons qu’un revenu familial minimum de 5 000 francs par an est souvent considéré comme le plancher financier pour mener un train de vie « bourgeois » entre Napoléon iii et la Belle Époque. Dans les 126 tribunaux de 5e classe (Chaumont, par exemple, en fait partie), un juge gagne 2 700 francs, un président et un procureur 4 500. Dans les 204 tribunaux de 6e classe (c’est le cas de Semur-en-Auxois), on est pour les mêmes fonctions à 2 400 et 3 600 francs. il n’y a que 40 tribunaux où l’on est mieux payé, plus les cours d’appel et bien entendu la Cour de cassation. Après 1862, un président de 5e classe est payé comme un lieutenant-colonel d’infanterie, un de 6e classe comme un chef de bataillon (voir les chiffres donnés par Serman, 1982, p. 188). Certes, les officiers bénéficient de diverses primes et indemnités, de même que les commissaires de police 33, ce qui n’est pas le cas des magistrats. Mais les militaires ont sans doute des frais obligatoires de représentation assez supérieurs : la vie sociale du magistrat implique aussi des dépenses de ce type auxquelles il peut difficilement se soustraire, difficilement mais, en cas de besoin pressant, bien davantage que les officiers. Si l’on s’en tient aux seules rémunérations, au bout du compte, on peut conclure à la médiocrité des salaires. Les hauts traitements des premiers présidents ou procureurs généraux, surtout à Paris et à la Cour de cassation, ne doivent pas faire illusion, ils ne sont accordés qu’à une infime minorité. Comme président à Semur, Jules Lelorrain gagnait 3 000 francs, à Chaumont, 3 500 francs (comme un capitaine « en premier »). Après la revalorisation de 1862, il passe à 4 500 francs puis à 5 000 comme conseiller à la cour de Dijon (un colonel gagne à cette date 5 500 francs minimum), à 6 000 comme président dans la même ville (entre un colonel d’in-fanterie et un d’artillerie), à 7 000 à Lyon après 1872 (à peine plus qu’un colonel d’artillerie). enfin, on a vu à quel point, et de manière étrange, ses revenus avaient culminé une fois en retraite et devenu juge de paix à Paris.

Certes, ce ne sont pas des salaires ouvriers. en province, un travailleur manuel « ordinaire » peut espérer, si « les chômages » ne viennent pas trop à se multiplier, gagner, au bout de l’année, 8 à 900 francs vers 1870. Mais, d’une part, il peut souvent compter sur un complément de salaire de sa femme et de ses enfants, situation impossible pour un magistrat ou un officier. D’autre part, ses « frais

33. Voir J.-F. Tanguy, « Les commissaires de police en ille-et-Vilaine sous la Troisième République. Ni élite, ni notables mais agents du pouvoir » in Frédérique Pitou, Élites et notables de l’Ouest, XVIe-XXe siècles. Entre conservatisme et modernité, Rennes, PUR, 2004, p. 81-94.

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de représentation » sont évidemment réduits au minimum… Bref, s’agissant des magistrats, puisque ce sont eux qui nous intéressent, ces traitements suffisaient-ils pour vivre dignement ? L’opinion générale était que non – et pour certains hauts responsables, cette situation était tout à fait convenable. Le garde des Sceaux, Barthe, déclarait en 1838 : « il faut le dire, ce n’est pas dans les personnes privées de tout moyen d’existence que le choix des magistrats doit être fait » (Veillon, 2001, p. 231). Opinion partagée par nombre de hauts dignitaires. En 1867, Neveu-Lemaire en fait même une extraordinaire théorie. il s’agissait de pourvoir à la présidence du tribunal de Beaune, tribunal de 5e classe (donc, avec un traite-ment de 4 500 francs). Parmi les candidats, on notait Philibert Deresse, alors juge d’instruction à Dijon, donc subordonné de Jules Lelorrain (avec un salaire de 3 600 francs). Le procureur général lui était favorable et, on peut le penser, Jules, qui l’aimait beaucoup, aussi. Or, le premier président s’y opposa vigoureusement avec ces fortes et incroyables paroles :

« Quoiqu’il en soit, sans rien retrancher de son mérite personnel, je ne puis passer sous silence, je ne dirai pas ses défauts, mais l’absence des qualités que je regarde comme absolument nécessaires au chef d’un Tribunal de l’importance de Beaune, où la Magistrature a besoin d’un certain éclat. Célibataire et sans fortune, dépourvu de cette urbanité qui est l’apanage de toute éducation perfection-née [c’est nous qui soulignons], peu mesuré dans la discussion, M. Deresse m’a toujours paru inférieur à ses compétiteurs sous ces divers aspects qu’il ne faut pas trop négliger dans une certaine situation, même avec nos mœurs démocra-tiques. Ce défaut de distinction m’avait tellement frappé que dans une notice du 28 janvier antérieure à celle du 30 octobre citée plus haut, je représentais déjà ce magistrat “comme donnant à ses fonctions tout le temps qu’il enlevait aux relations sociales et vivant dans un isolement que ni ses goûts, ni sa fortune ne le sollicitaient d’abandonner…” J’ajoutais qu’il était “d’une énergie qui tient quelquefois de la rudesse et dont ses habitudes n’ont peut-être point suffisam-ment adouci les aspérités…” C’est surtout de lui qu’on peut dire : tel brille au second rang qui s’éclipse au premier 34. »

il est donc reproché à Deresse… de trop travailler. un président de tribunal, selon Neveu-Lemaire doit consacrer aux relations sociales le temps suffisant, quitte à faire un peu moins de droit et de procédure et cela ne peut se faire que si l’inté-ressé a reçu une bonne éducation et possède la fortune lui permettant de prendre une certaine distance vis-à-vis de son travail. Or, Deresse était fils d’ouvrier, cas fort rare, et entré dans la magistrature, comme Jules, en 1848. Son ancien républicanisme lui était aussi évidemment à charge. Neveu-Lemaire sera entendu : Deresse demeurera à Dijon, sera simplement promu vice-président (3 750 francs) et, à défaut d’avoir eu de la distinction de son vivant, aura le bon goût de mourir en 1869.

34. Dossier Deresse, notice de présentation du premier président, 3 février 1867.

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Mais lorsqu’on examine la liste des magistrats cités par Jules Lelorrain dans sa correspondance, on trouvera davantage d’heureux possédants que de Deresse ou de Lelorrain. une remarque importante : l’évaluation des revenus personnels des magistrats pose des problèmes méthodologiques très complexes. La source essen-tielle en est constituée par les notices individuelles, prévues par la circulaire de la Chancellerie du 15 mai 1850 et dont les dossiers individuels conservent souvent (pas toujours, hélas) une ou plusieurs versions – datées de différentes époques. Or, les deux premières pages comportant de nombreux éléments d’identification sont remplies par l’intéressé lui-même. Dans la version de la notice des années 1850-1870, on pose la question : « Quel est son revenu, indépendamment de son traitement ? », remplacée plus tard par la mention un peu plus vague : « Situation de fortune ». Nous n’avons aucune preuve que les réponses soient entièrement sincères. Les magistrats concernés peuvent, dans le cadre d’une stratégie qui n’ap-partient qu’à eux, minorer comme majorer les montants indiqués. Heureusement, des mentions complémentaires peuvent apparaître, soit dans la seconde partie de la notice, remplie par les supérieurs, soit ici ou là dans le dossier. De plus, il arrive que des sommes précises ne nous soient connues que pour une époque donnée alors que nous savons que l’intéressé est appelé à devenir beaucoup plus riche une fois ses parents disparus… en ce qui concerne Jules, l’unique notice conservée (celle de 1850) indique « 3 000 francs », somme non négligeable mais qui, on va le voir en détail ci-dessous, semble assez largement virtuelle. Toutes ces réserves étant faites, voici les revenus extra-professionnels que nous pouvons saisir chez les collègues dont Jules Lelorrain cite les noms et pour lesquels nous avons un bilan chiffré quelconque :

Deresse Philibert 400Belland Joseph 500Jacotot Jules 1 000Blondel Hippolyte 2 000Lelorrain Jules 3 000Mielle Gérard 3 000Beaune François 4 000Loiseau Jean 4 000Mater Claude 4 000Méaux Louis 4 000Mater Etienne 5 000Neveu-Lemaire Nicolas 5 000Proust Charles 6 000Saverot Edme 6 000

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Levieil de la Marsonnière Jules 7 000Loiseau Pierre 7 000Lorenchet de Montjamont Henri 7 000Bouniceau-Gesmon Alexis 7 500Condaminas Marie 8 000imgarde de Leffemberg Gaspard 8 000Lenormant de Villeneuve Jean-Paul 8 000Lorenchet de Montjamont Joseph 8 000Favre-Gilly César 10 000Fénéon-Berger Albéric 10 000Legoux Claudius 10 000Guichenot Jean-Baptiste 11 000Lorenchet de Montjamont Philippe 12 000Masson Ernest 15 000Bourdaloue Frédéric 16 000Grasset Aimé 20 000Lièvre Jean-Pierre 20 000

Ce qui nous donne une moyenne de 7 497 francs et une médiane de 7 000. Jules Lelorrain se situe très en dessous de la moyenne et dans le premier quin-tile. Mais si ses revenus semblent même surestimés, nous savons que certains des personnages cités ont eu, postérieurement, des fortunes bien supérieures : Leffemberg, procureur général du temps de Jules à Dijon, jouit de 8 000 francs de rentes à 36 ans mais ses parents, riches, lui laisseront une fortune bien plus considérable. Neveu-Lemaire, premier président à la même époque, possédait 5 000 francs de rentes à 39 ans mais nous savons, sans avoir de chiffre précis, que ses revenus ont beaucoup augmenté par la suite. Ce qui n’est pas, du tout, le cas de Jules Lelorrain. Certains des amis proches de ce dernier, « ernest » Masson ou Bourdaloue, sont parmi les plus aisés des magistrats cités et il le note sans acri-monie aucune, semble-t-il. en ce qui concerne Bourdaloue, Jules va même créer une intéressante équation où se combinent le niveau social, le niveau des revenus et le grade atteint dans la magistrature… (lettre du 8 juillet 1868). Les chiffres donnés par Didier Veillon sur 215 cas (p. 238) sont légèrement différents de ceux de notre petit échantillon, sans que ne se manifestent d’inexplicables différences : 24,2 % des intéressés auraient un revenu de moins de 3 000 francs par an, 61,4 % entre 3000 et 9999, 14,4 au-dessus. Disons que les magistrats que cite, fréquente ou connaît Jules Lelorrain sont en gros un peu plus riches que la moyenne, que cela soit le fait du hasard, d’une recherche volontaire ou d’une démarche incons-ciente. D. Veillon note ailleurs (p. 236) que, si l’on prend les listes du jury dans la

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Vienne au temps de la monarchie censitaire (1841-1847) et qu’on divise les jurés par grande profession, les magistrats apparaissent plus riches que, dans l’ordre, les médecins, les propriétaires « purs », les avoués, les fonctionnaires civils, les avocats, les notaires, les négociants et les militaires qui ferment la marche.

Donc, dans l’ensemble, les magistrats font partie de la classe moyenne supé-rieure, pour le moins. Posséder 7 000 francs de rentes permet en 1867 de vivre « bourgeoisement », sans faire de folies mais sans aucun revenu du travail, de « tenir son rang », qualité aussi essentielle aux yeux de Neveu-Lemaire que la possession d’une licence ou même d’un doctorat en droit. Mais bien entendu, il faut y ajouter le traitement. Neveu-Lemaire et Leffemberg gagnent 15 000 francs par an, soit un revenu total de 20 et 23 000 francs, respectivement ; ernest Masson, juge d’ins-truction à Bourg-en-Bresse, tribunal de 5e classe, 3 240, soit 18 240 francs au total ; le procureur Lièvre, 26 000 francs. ils figurent tous parmi ceux que Marguerite Perrot appelait des bourgeois aisés, voire pour certains, riches 35. Aisés… mais pas Jules Lelorrain.

� Un homme, un magistrat, un père, en manque d’argent sa vie entièreVoilà donc un homme qui n’a certes pas mené une vie misérable mais qui

jusqu’à sa mort à l’âge, somme toute avancé pour le XIXe siècle, de 87 ans, a souffert du manque d’aisance, des restrictions qu’il a dû s’imposer, des difficultés à assumer ses charges de famille et le train de vie que son métier lui imposait peu ou prou. On verra dans ces pages qu’il demeure assez discret et ne s’épanche pas de manière plaintive auprès de son fils Édouard : cela n’aurait pas correspondu à ce que nous devinons du personnage. Mais les notations sur certaines formes de difficultés financières, énoncées de façon discrète, sont suffisamment nombreuses et précises pour que l’on devine à quel point ces préoccupations étaient chez lui constantes. Lorsqu’il est question de sa nomination à la présidence de Dijon, c’est le supplément de traitement qui constitue pour lui l’argument décisif alors même qu’il se trouve beaucoup plus tranquille à la cour d’appel : « Quelle sera ma réponse ? Je ne suis pas encore fixé, la question est fort délicate. Le supplément de traitement de 1 000 francs est très tentant » (8 mai 1867). et le 2 octobre, quand l’affaire se précise :

« ma résolution est prise. Je ferai, puisqu’il le faut, le sacrifice de mon repos. en présence du mariage de ton frère, c’est devenu une nécessité. Je ne dois comp-ter que sur moi pour subvenir dans la mesure de mes forces à l’insuffisance du traitement d’eugène. Or, cela me serait impossible avec mon traitement actuel. Je m’exposerais d’ailleurs à des reproches, et puis j’entrevois l’époque (hélas trop prochaine !) où il me faudra payer la pension de ta sœur à Flavigny.

35. Marguerite Perrot, Le Mode de vie des familles bourgeoises, 1873-1953, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1953.

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Avec 1 000 francs de plus par an, je pourrai pourvoir à ces deux exigences sans qu’Alix ait rien à dire ».

Jules ne pleure pas misère mais à de nombreuses reprises, il indique qu’il n’est pas « large », qu’il ne peut, à son grand regret, envoyer à Édouard que des mandats modestes, que les grosses dépenses lui posent toujours problème (5 décembre 1867) :

« Quant aux frais d’impression de ta thèse, j’y pourvoirai au moment opportun. Tu ne peux pas songer à mettre suffisamment de côté tous les mois pour cette dépense totale. Cependant, comme cela coûtera, dis-tu, 200 francs, et que j’aurai à cette époque beaucoup à dépenser pour ton frère, si tu peux m’aider en quelque chose, cela me fera plaisir. Ainsi, si tu pouvais mettre 10 francs de côté tous les mois pendant sept à huit mois, cela diminuerait de 70 à 80 francs le petit fardeau de cette coûteuse impression. »

Lorsqu’il faudra verser le cautionnement, somme très importante, pour eugène, quand celui-ci est nommé percepteur fin 1869, a fortiori doit-il chercher – et trouver – des solutions qui ne passent pas par sa bourse. Dans sa correspondance, garde-t-il vis-à-vis de son fils une réserve face à des soucis plus constants, plus prégnants, plus graves qu’il ne le laisse percevoir pendant les quatre années expo-sées ici ? C’est très vraisemblable. Les autorités judiciaires sont en effet toujours attentives aux dénonciations, rumeurs, bruits autour de la personne d’un magis-trat et elles procèdent alors systématiquement à une enquête. il y a trois ordres principaux de reproches qui peuvent être adressés aux intéressés : sexuels (on va en reparler), politiques, financiers. La Chancellerie comme les chefs de cour redoutent comme la peste de voir les magistrats tomber dans une spirale de misère et d’en-dettement. Ce dernier point est particulièrement grave car les intéressés perdent alors toute crédibilité et toute autorité auprès de leurs créanciers, des amis de leurs créanciers et de bien d’autres. J’avais, il y a quelques années, exploré ce thème 36 dont tous les travaux de fond sur la magistrature signalent l’importance (Veillon, 2001, p. 241 et suiv.)

Or, dans le dossier personnel de Jules Lelorrain, les questions de ce type sont récurrentes, en tout cas dans les premières années. Le 16 avril 1855, à la suite d’une dénonciation sans doute anonyme 37, le procureur de Semur donne au procureur général le résultat de ses investigations :

36. J.-F. Tanguy, « Magistrats riches, magistrats pauvres, magistrats endettés », in Les Juristes et l’Argent. Le coût de la justice et l’argent des juges du XIVe au XIXe siècle, B. Garnot (dir.), Dijon, EUD, 2005, p. 169-182.37. La plupart du temps, dans ce genre d’affaires, nous n’avons pas les lettres de dénoncia-tion (cela arrive pourtant et elles sont alors fort intéressantes). Dans presque tous les cas, elles sont anonymes (évidemment). On ne doit, par ailleurs, pas s’étonner que le procureur enquête sur son propre président, qui n’est pas son supérieur mais son égal. À qui d’autre le parquet général pouvait-il s’adresser ? Le contraire est d’ailleurs possible (le président donnant des informations au premier président) mais plus rare nous semble-t-il. La dualité

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« M. Lelorrain a une nombreuse famille 38. Sa fortune, dans le public, est tenue pour très médiocre. il vit simplement, ne reçoit jamais, n’a jamais personne à dîner et ne fait aucune dépense extérieure. Toutes ces circonstances ont pu amener à penser que M. Lelorrain, sous le rapport de la fortune, n’avait que le strict nécessaire et, de cette opinion une fois conçue, à la supposition qu’il était dans la gêne il n’y avait qu’un pas, bien aisé à franchir pour ses ennemis 39. Or, M. Lelorrain a des ennemis 40. »

Le procureur conclut au total que le président n’a pas de dettes criantes mais il confirme son état de fortune très peu brillant. Mais cinq ans plus tard, les mêmes insinuations sont toujours persistantes à Semur. C’est quelques mois avant que Jules ne soit nommé président à Chaumont, tribunal de classe supérieure. Le procureur – toujours le même d’ailleurs – doit à nouveau répondre à des accu-sations presque identiques – et il donne à peu près les mêmes indications, tout en estimant plus nettement que la situation financière du président est en effet assez difficile :

« Avant le récent mariage 41 de ce magistrat, le bruit était répandu dans le public que M. Lelorrain avait des embarras pécuniaires dont sa position de fortune ne lui permettait pas de sortir. Ce bruit était-il fondé ? Je le crois. »

« Quoi qu’il en soit, je ne me suis jamais aperçu que l’état de gêne de M. Lelorrain ait entravé sa liberté d’action comme magistrat 42. »

Ces remarques demeurent assez vagues. Mais nous possédons des documents bien plus précis sur l’état de fortune réel de Jules Lelorrain, et d’abord la déclara-tion de succession de ses enfants, en 1897 43. Remarquons qu’elle vient longtemps après qu’il ait été délivré de toute charge de famille et après son long passage (treize ans) comme juge de paix à Paris où, on l’a vu, il était fort convenable-ment rémunéré. Bilan : le néant. Jules, en mourant, ne laisse rien ou presque. Alix reprend la part qu’elle avait apportée en vertu de son contrat de mariage (voir ci-dessous), soit 27 000 francs. La communauté des époux Lelorrain (qui n’étaient

des deux hiérarchies, parquet-siège, constitue pour la Chancellerie, donc le pouvoir poli-tique, un très utile instrument de contrôle de la magistrature, d’autant plus que le parquet lui est légalement soumis.38. Trois enfants… Mention intéressante de la nature d’une « famille nombreuse » par un petit bourgeois provincial de 1855.39. Très édifiant raisonnement : un président de tribunal, surtout dans une petite ville comme Semur, se doit de recevoir, de mener une vie mondaine, sinon, on le soupçonnera vite de travers aussi honteux que cachés.40. Dossier personnel de Jules Lelorrain, ADCO.41. il s’agit du second mariage de Jules, non du troisième avec Alix Angée, la « pauvre Alix » de la correspondance.42. Lettre au procureur général, 3 mars 1860. Dossier personnel de Jules Lelorrain, ADCO.43. ADCO, 31 Q, Bureau de Semur, 19 juin 1897, déclaration no 383.

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pas à proprement parler séparés de biens) se résume à 5 303 francs de mobilier 44, 1 415 francs en numéraire et 285 francs de prorata de pension non encore versée. en 44 ans de carrière et cinq ans de retraite complète, le président Lelorrain n’a rien accumulé et ne laisse rien à ses enfants.

encore a-t-il tenté de vivre convenablement par la voie que nous signalions plus haute, celle de « bons mariages ». Jules Lelorrain a convolé trois fois, la première avec Émilie Camille Demay, la mère de ses enfants et l’amour de sa vie, épousée en 1839, morte en 1856 à 36 ans. Bien que fille de notaire (décédé), elle ne semble pas lui avoir apporté beaucoup d’argent (mais une dot quand même, indiquée mais non estimée dans son contrat de mariage avec Alix, en 1866). La seconde avec Madame veuve Bissey, sœur d’un notaire de Vitteaux (Côte-d’Or) et d’un autre notaire de Dijon. Dans sa lettre du 3 mars 1860, le procureur de Semur évoquait cette question pour en tirer la conclusion que désormais, Jules Lelorrain était à l’abri des besoins, les plus criants en tout cas. « Mme Bissey a apporté en dot à M. Lelorrain trente mille francs environ 45. » Mais il ajoute que ce mariage s’est fait contre la volonté très ferme des deux frères, mécontents non de ce que leur sœur épousât un magistrat, mais un magistrat sans le sou. Leur colère a été telle que le mariage a dû avoir lieu à Passy (qui vient juste de devenir un quartier de Paris) et non à Vitteaux, ce qui permit de n’inviter personne. Jules, devant cette opposition, aurait même, selon le procureur, rendu sa parole à sa promise, lui écrivant qu’il renonçait au mariage. Mais celle-ci ne voulut rien entendre et passa outre les oppositions familiales.

« Mme Bissey n’était pas une jeune personne, et elle était maîtresse de ses actions. Mme Lelorrain [c’est-à-dire Mme Bissey après son mariage !] a trente-huit ans [Jules, cinquante], elle est douée, dit-on, de beaucoup d’intelligence. Ses frères ont dû lui faire connaître, avant son mariage, par quels motifs ils le désapprouvaient. Mme Bissey, en se mariant, a donc agi en parfaite connais-sance de cause. Vous apprécierez, Monsieur le Procureur Général, si, dans ces conditions, M. le Président Lelorrain n’a pas pu se croire suffisamment autorisé sans indélicatesse à épouser Mme Bissey. »

Ce mariage ne dura guère, la seconde épouse de Jules décédant dès 1862. Curieusement, Jules n’y fait aucune allusion dans sa correspondance avec Édouard, alors qu’il évoque souvent Camille, mais peut-être ne faut-il pas s’en étonner et juger hâtivement que le mariage fut malheureux. Nous n’en savons rien. Ce qui est sûr, c’est que, dès 1866 (le 4 juin), il se remariait avec Alix Angée, veuve, 48 ans, fille de « propriétaire » mais aussi membre d’une famille comptant de nombreux

44. Soit un an de salaire d’un président de 3e classe (la plus basse) après la revalorisation du 30 août 1883. Ce n’est pas un mobilier de ménage ouvrier mais cela indique qu’on n’y trouve non plus aucune pièce de valeur particulière.45. Soit un revenu annuel d’environ 1 500 francs. un complément appréciable pour un magistrat qui gagne alors 3 000 francs par an, bientôt 3 500.

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magistrats, comme on le verra dans la correspondance. Ce remariage avait d’abord pour but d’assurer à nouveau la situation financière de notre magistrat, depuis un an conseiller à la cour d’appel de Dijon. il semble que, cette fois, la famille n’ait pas soulevé d’opposition majeure, sans manifester pour autant beaucoup d’en-thousiasme : « la deuxième sœur d’Alix, Mme Laizon, qui a vu d’un œil assez peu favorable notre mariage, a été pour nous, d’abord, assez froide » (8 mars 1867).

Nous possédons le contrat de mariage d’Alix et de Jules 46. L’épouse apportait quatre mille francs en argenterie, meubles, bijoux, linge, 23 000 en « créances d’un recouvrement certain », soit les 27 000 francs sur lesquels elle exerça son droit de reprise en 1897, plus le domaine de Bellevue sis à Perrecy-les-Forges et qui demeura sa propriété personnelle. Au moins aussi intéressante est l’énumération des apports de Jules : mobilier et bibliothèque (sans doute garnie) pour 8 000 francs, « une somme de vingt-deux mille francs due par les enfants de Me Borel, ancien avoué à Joigny » et « différentes créances, s’élevant ensemble à quatre mille francs, se composant de recouvrements dus au futur époux, en sa qualité d’ancien avoué à Joigny ». Si l’on comprend bien, dix-huit après la cession de son étude, le prin-cipal n’en avait toujours pas été payé et l’acheteur lui-même était mort ! Quant aux 4 000 francs, ils étaient probablement illusoires ou presque ; en regard des « créances d’un recouvrement certain » apportées par Alix, celles de Jules étaient sans doute d’un recouvrement très incertain… Mais de plus, l’apport de Jules était grevé de la dot de Camille, due à ses enfants, et d’une somme de vingt mille francs due à divers, aveu de l’étendue, considérable, des dettes de Jules. en admettant que ses créances aient été réelles, elles couvraient à peine son passif, compte tenu de la dot de Camille. Lors de sa mort en 1897, la déclaration de succession ne fait pas mention de dettes encore actives qui seraient venues s’ajouter au passif. Comme la succession était déjà déficitaire, il n’est même pas certain qu’elles n’aient pas à ce moment toujours existé. Les mentionner n’aurait rien apporté ni enlevé, du point de vue fiscal, aux enfants.

On voit donc à quel point les soucis d’argent ont gâché une bonne partie de la vie de Jules Lelorrain, cas de figure pas inconnu mais qui, dans son cas ne le conduisit pas à la démission ou à la révocation comme un certain nombre d’autres magistrats. Sa rigueur morale, son honnêteté foncière lui permirent d’échapper à un tel sort mais on croira quand même que ce n’est pas simplement par amour du droit ou par peur de l’ennui qu’il devint juge de paix à Paris en 1879.

� La société au regard de Jules LelorrainOn a évoqué, au début de ces lignes, l’intérêt que pouvait présenter une corres-

pondance privée telle que celle de Jules Lelorrain pour l’histoire globale de la

46. Non détenu par les Archives départementales de la Saône-et-Loire. Aimablement communiquée par Me Janine Marchand que nous remercions vivement, lointain successeur de Me Menot qui reçut le contrat originel le 31 mai 1866.

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société. On ne prétend pas faire ici celle des années 1867-1871 à travers les seules lettres de notre magistrat mais uniquement donner quelques points de repère et pistes de recherche, toutes liées à un destin individuel assez commun : comment vivre, avec quelles ressources ? De qui se compose l’environnement personnel, de quels amis, de quels parents, de quels collègues ou relations quotidiennes ou plus lointaines ? Quelle est la carte du monde dans lequel on vit, la carte réelle et non celle des atlas ? Quelle appréciation porte-t-on sur les affaires du temps, dans quelle mesure vous concernent-elles ? Au gré des pages et des jours, ligne après ligne, se dessine l’image d’une vision du monde cohérente, celle d’un homme qui a des convictions et pour qui la façon dont la Terre tourne relève de jugements bien identifiables, sur les rapports humains, l’évolution de la société, les questions internationales, l’éducation, les rapports entre hommes et femmes, supérieurs et inférieurs, propriétaires et locataires, maîtres et domestiques… À tel point que le lecteur assidu a parfois l’impression d’avoir affaire à un familier alors même qu’il est séparé du rédacteur par plus de cent quarante ans, deux guerres mondiales et une arrivée de l’homme sur la Lune.

� Parents, amis et relationsOn a vu qu’en 1855, le président de Semur, selon son procureur, n’invitait

personne à dîner, ne recevait jamais (en en tout cas, il ne recevait pas le procu-reur…). On peut se demander si le chef du parquet ne grossissait pas le trait dans le but de démontrer que Jules, en raison de ses faibles revenus, menait une vie compatible avec la morale, l’honnêteté, la rigueur. en fait, on ne se demande pas, on en est sûr. Comme on le verra en évoquant la question politique, ce dernier avait depuis longtemps des relations suivies avec des notables libéraux (républi-cains) de Semur, relations qui seront poursuivies longtemps après. Mais il est possible qu’il ait davantage donné libre cours à son goût pour les relations sociales quand son traitement a vraiment augmenté, c’est-à-dire quand il est devenu conseiller à la cour de Dijon en 1865. en tout cas, pendant les quatre années où nous suivons sa correspondance, il n’est pas hostile aux sorties, dîners, participa-tions à des cérémonies diverses, même si parfois il maugrée, explique à Édouard que cela le fatigue, lui donne mal à l’estomac, etc.

Avant d’évoquer les catégories de personnes fréquentées, remarquons leur nombre. Comme on l’a signalé au début de cette présentation, il donne le vertige. Pour un homme qui, selon le procureur de Semur, ne fréquentait personne, il est curieux de voir qu’il cite des dizaines, au moins, de noms de familles différents même si, il est vrai, beaucoup ne sont plus que des connaissances assez éloignées. Mais parfois, les lettres sont de véritables catalogues de personnages nommés en série et à la file pour une raison précise ou pour une autre, parce qu’il a dîné chez eux, parce qu’Édouard doit leur envoyer sa thèse, parce que Jules et Alix assistent à un mariage, etc. Quant aux types de personnes fréquentées, ils se répartissent entre quelques groupes assez clairement identifiables, la famille, proche ou un peu

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plus lointaine ; les amis, anciens amis, les relations remontant parfois à plusieurs dizaines d’années ; les anciens collègues ou relations professionnelles à qui il a gardé amitié et affection, particulièrement ceux de Semur, de Joigny aussi ; les magistrats avec qui il noue des liens après son mariage avec Alix, même quand il les a connus auparavant comme Hippolyte Blondel, et aussi, plus largement, la famille d’Alix en général ; les magistrats de la cour de Dijon, en particulier ses supérieurs, à l’invitation desquels il est parfois obligé de répondre, avec obligation de la rendre, le tout à son grand ennui, c’est en tout cas ce qu’il nous dit.

La famille, ce ne sont pas ses propres parents, au sens étroit, décédés depuis longtemps. Ce sont d’abord ses enfants, eugène, Édouard, Berthe. Avec les deux fils, les liens sont d’abord épistolaires, très serrés, hebdomadaires ou presque, d’autant plus que la correspondance fonctionne dans les deux sens. il s’irrite d’ail-leurs un peu lorsque ses fils font trop attendre leur lettre, Édouard surtout. Le cas de Berthe est différent, elle qui vit chez son père jusqu’à son entrée au couvent de Flavigny, au grand désespoir de Jules, à la grande colère d’Édouard. Mais même après cette entrée, les liens ne sont pas rompus, au contraire. Dire de Jules qu’il est un bon père est sans doute exact. Matériellement, il fait tout ce qu’il peut, malgré ses difficultés financières, envoie des mandats, paie les frais d’impression de la thèse d’Édouard. Sur le plan professionnel, il se démène comme un beau diable. Pour Édouard, il ne peut pas grand-chose, sauf à la marge pour des questions de permission, de congé, et les facultés assez brillantes de son fils, malgré un carac-tère difficile, le dispensent de trop de soucis. Mais pour eugène, on l’a déjà dit, il consacre une part considérable de son propre temps à lui trouver une perception lui permettant d’accéder à une certaine aisance, multiplie démarches et interven-tions, rencontre Rouher en personne, jusqu’à la nomination, enfin, d’eugène à Charolles en décembre 1869. Même après cette heureuse issue, il continue ses efforts, s’épuise à lui trouver un logement confortable à un prix convenable. Bon père aussi parce qu’il aime voir ses fils aussi souvent que les modes de commu-nication de l’époque le permettent, allant jusqu’à leur donner des conseils d’une précision hallucinante en matière d’horaires des chemins de fer ou de voitures à cheval. il est par ailleurs très tolérant sur leur vie sentimentale, n’essaie nullement de leur imposer une alliance matrimoniale, accepte assez vite le choix d’eugène qui ne lui plaisait pas outre mesure au départ, s’amuse plutôt qu’autre chose à trouver une compagne pour Édouard. enfin, on notera que cette correspondance n’est pas froide, et les formules du genre : « Je t’embrasse tendrement », « Je t’embrasse comme je t’aime » sont fréquentes de la part de l’homme qui signe souvent, assez curieusement, « Ton père et ami dévoué ». Certes, on retrouve ces formules dans d’autres correspondances de la même époque mais elles sont ici constantes et souvent très chaleureuses. et justement, remarquons que cette affection n’est pas compromise par les divergences d’opinion qui se font jour très vite entre Édouard et Jules, entre le jeune radical, anticlérical, athée et le républicain quarante-huitard, voltairien, admirateur de Jules Simon… À ces divergences, nous devons

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les deux lettres capitales, véritables dissertations philosophiques, des 29 mars et 14 avril 1867. et aussi l’inquiétude qu’il manifeste lorsqu’il craint qu’Édouard ne se fasse prendre par la police dans les manifestations qui suivent les élections de 1869, ce qui compromettrait fortement sa carrière – pour le moins.

La famille, c’est aussi bien entendu la troisième épouse de Jules, Alix. ici, nous entrons dans un monde un peu différent. On ne sait exactement comment notre auteur a connu Alix mais, deux fois veuf, des indications antérieures montrent qu’il a mené sa recherche d’une troisième épouse avec une certaine méthode. il n’est évidemment pas tombé amoureux. Ce mariage est un mariage de raison. Les revenus d’Alix sont sans doute un peu supérieurs à ceux de la deuxième épouse, compte tenu de ses propriétés de Saône-et-Loire. Les relations avec Alix sont passées entre 1867 et 1871 par des phases contradictoires, avec des crises dont la plus grave est relatée par la lettre du 22 juin 1868. Quand Jules parle d’elle à Édouard, il utilise l’expression « Cette chère Alix », puis, de plus en plus, « Cette pauvre Alix ». Les reproches qu’il lui fait sont simples : avarice parfois sordide, jalousie vis-à-vis des domestiques féminines dont elle soupçonne (avec raison ?) que Jules puisse leur porter un intérêt. Mais il lui reconnaît des qualités et notam-ment un vrai souci du bien-être de son mari. Par ailleurs, ses relations avec les fils Lelorrain ne sont pas très bonnes, au début du moins. Vis-à-vis d’eugène, elles demeureront médiocres, et donc aussi avec Gabrielle, sa femme. elle semble par contre avoir conçu très vite de l’affection pour Édouard, dont on ne sait pas trop si elle fut payée de retour. Quoi qu’il en soit, le mariage durera et Alix survivra à Jules. Ce dernier a aussi un frère, frère unique puisque leur sœur commune est morte à l’âge de dix ans, Hippolyte, ancien notaire devenu cadre supérieur d’entreprise, comme l’on ne dit pas à l’époque. C’est le Parisien de la famille, père de plusieurs enfants, neveux de Jules dont ce dernier se préoccupe assez souvent, fratrie composite et variée comportant des éléments brillants (Karl) et d’autres qui le sont beaucoup moins. Nous verrons mourir l’un d’entre eux, Paul, de la tuberculose, maladie innommable au sens exact du mot, en quelques mois.

enfin, les cousins plus ou moins éloignés tiennent une place non négligeable dans la vie de Jules Lelorrain. il leur écrit, les visite, les reçoit. Les relations de famille ne sont pas épisodiques. Le réseau est actif, serré, avec bien entendu des variations considérables selon les affinités des uns avec les autres. il y a des cousins qu’il voit, physiquement, assez souvent, d’autres avec qui les relations sont plus espacées. il a rarement rencontré, en quatre ans, le pingre cousin Bésanger (Bézanger ?), du moins, il le mentionne peu. Les Perrin, de Sens, cousins par le biais de Camille, sont cités 25 fois, de même que le « riche » cousin de Joigny, Lefebvre-Devaux ; Bésanger, 11 fois ; le cousin par alliance Morin, époux de la cousine germaine de Jules, et que ce dernier n’aime guère, républicain très avancé (il sera même vaguement communard), 8 fois.

Aux cousins, il faut ajouter des amis, parfois anciens et fidèles comme Madame Beau de Rochas, épouse d’un inventeur génial mais méconnu et peu apprécié de

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Jules, d’autres parfois ressurgis des brumes du passé tel le magistrat Bourdaloue, mais dont le retour remplit Jules Lelorrain de satisfaction, ou encore des notables bourguignons qu’il a dû connaître dans ses fonctions mais avec qui se sont nouées des relations d’amitié assez solides comme le (très riche) président du tribunal de commerce, le négociant Masson-Naigeon. Mais les amis les plus chers et les plus sûrs connus dans l’exercice de son métier sont ceux de Semur, l’avocat Fénéon, le juge de paix Matry, et leurs enfants dont certains sont devenus des amis des enfants de Jules. Les Matry sont cités 23 fois, les Fénéon 19. Leur rôle dans la vie et la carrière de notre épistolier n’ont pas été insignifiants, on va le revoir ci-dessous au chapitre politique. Toutefois, au-delà, le réseau d’amitiés plus ou moins relâchées de Jules est considérable et, même s’il ne voit pas souvent certaines personnes, il ne les oublie pas tout à fait : il cite un nombre élevé de noms dans tous ses déplacements, fait des visites, s’enquiert des uns ou des autres et garde même le souci de personnes géographiquement éloignées ou pas revues depuis longtemps, en Lorraine, à Metz (c’est notamment le cas de la famille Joly, citée à plusieurs reprises, et en particulier quand elle se retrouve enfermée dans la place avec Bazaine, son armée… et des milliers de civils), à Strasbourg, dans cette région du nord-est berceau de sa famille paternelle. Le 14 décembre 1868, Jules demande à Édouard de s’informer sur une dame Bertha pour « savoir si, à défaut de ses père et mère, cette Célestine Bertha, âgée de 5 ans en 1825, vit encore et habite Strasbourg. elle a aujourd’hui 48 ans ; ses père et mère demeuraient rue… des Charpentiers, je crois, une rue qui traverse la rue du Dôme. informe-toi donc à la mairie, si tu en as le temps ». L’ampleur de sa toile de relations et connaissances est à vrai dire impressionnante et témoigne d’une forme de sa sociabilité, pas vraiment repliée sur la famille très proche même si celle-ci garde bien sûr le premier rang.

Avec Matry ou Masson, nous sommes aux lisières d’une vaste population constituant une part importante des relations de Jules, les magistrats, ce qui peut sembler assez naturel. Ce n’est en fait pas forcément simple. Notre homme a, d’une part, des liens obligatoires avec un certain nombre de ses égaux ou supérieurs : « je supporte assez gaillardement les fatigues de la saison, c’est-à-dire quelques dîners en ville qu’il m’est impossible de refuser, tels que ceux du Premier Président, du Procureur général, de M. Grasset, etc. » (lettre du 29 janvier 1867 – Grasset est alors son président de chambre à la cour, donc son supérieur direct). il ne semble pas que ce genre de mondanités l’ait beaucoup séduit. Mais en revanche, il se plaît avec certains des magistrats qu’il a connus dans ses diverses fonctions, ceux du tribunal de Semur (sauf son ancien procureur…) étant privilégiés. Les relations peuvent avoir une autre source : le fils Masson est un ami parce que son père en est un, proche. Mais curieusement, le cercle des magistrats fréquentés s’agrandit sensi-blement après son mariage avec Alix dont nombre de parents proches sont issus de ce milieu (ce qui laisse à penser que c’est par ce type de réseau qu’il l’a rencontrée). Ainsi, il ne semble pas avoir eu de contacts très chaleureux avec Hippolyte Blondel lorsque les deux hommes ont été ensemble au tribunal de Chaumont, lui comme

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président, Blondel comme procureur (1863-1865). Mais les relations entre un président et un procureur, dans un petit tribunal, sont forcément difficiles pour des raisons institutionnelles. en revanche, après 1866, les liens avec Blondel, Favre-Gilly et d’autres se renforcent considérablement.

Ces relations s’expriment concrètement de différentes façons : le « dîner en ville » ou l’invitation à domicile sont les plus classiques. Nous en avons d’as-sez nombreuses traces dans la correspondance mais il est très possible, probable même, qu’il y en a eu beaucoup d’autres. Les échanges entre Jules et Édouard portent sur toutes les questions possibles mais, comme on l’a vu, l’auteur restreint dans presque tous les cas le volume de la missive à quatre pages et il ne peut donc pas parler de tout. Faire l’inventaire complet des sorties et invitations à Dijon ne constituait sans doute pas une priorité absolue. Qu’elles soient assez fréquentes est attesté par la lettre du 18 janvier 1870 où Jules affecte de les fuir, condamnation sans doute assez rhétorique :

« en fait de nouvelles, que te dirai-je ? Rien à Dijon, sinon que les dîners et les soirées commencent – et je voudrais bien que cela fût fini car je crains de me fatiguer. Les dîners en ville ne vont plus à mon estomac et il faudra un de ces jours que j’y renonce et les refuse nettement et carrément ; mais avec mon apparence de santé, je crains d’aller au ridicule. »

Donc, il ne les refusera pas. il fréquente aussi les « bals de la préfecture », point d’orgue des mondanités provinciales, à la demande d’Alix, dit-il. ici ou là, il mentionne des sorties champêtres dans les environs de Dijon. À partir de son mariage, il voyage assez souvent en Saône-et-Loire pour s’occuper, entre autres, des propriétés d’Alix. Avec elle, il se rend aux mariages auxquels ils sont invités, parfois en maugréant mais là encore ces protestations semblent de principe plus que sincères. il voyage aussi beaucoup pour la famille, proche ou étendue : à Paris, pour eugène, à plusieurs reprises, à Reims ou à Saint-Claude (Jura) pour Étienne Laizon, le neveu d’Alix à qui il faut trouver un office de greffier. et puis bien sûr à Flavigny-sur-Ozerain, à son grand désespoir, lorsque Berthe entre au couvent. Parfois, il bouge pour rencontrer famille et amis sans raison impérative, pour les voir ou les revoir, simplement, mais dans un rayon kilométrique modeste (à Semur, à Sens, dans la région de Montbard, Alise-Sainte-Reine, Bussy). et les voyages d’agrément purs ? ils sont peu nombreux mais ils existent, par exemple l’excursion à Paris pour l’exposition universelle de 1867 (juin) mais qui est aussi l’occasion de rencontrer des personnages utiles pour la carrière d’eugène, ou la visite à Strasbourg pour voir au moins une fois Édouard sur le lieu de ses études. Les sorties au théâtre sont parfois mentionnées. Au total, dira-t-on que la vie sociale de Jules Lelorrain est intense ? Le mot serait exagéré mais elle est loin d’être vide, à l’encontre de celle du malheureux Deresse, son vice-président, à qui le premier président Neveu-Lemaire reprochait de ne s’intéresser qu’à son métier, impardonnable faute de goût, on en conviendra.

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� Jules Lelorrain et les femmesLes femmes occupent une place non négligeable dans la correspondance entre

Jules et Édouard, et plus généralement dans la vie de Jules. D’abord, rappelons qu’il a été marié trois fois. Pas de son plein gré, certes, ce qui était d’ailleurs impossible à une époque où le divorce n’existait pas. Configuration beaucoup plus courante, ses deux premières épouses sont mortes de maladie, jeunes encore. La première, Émilie Camille Demay, mère d’eugène, Berthe et Édouard, a été l’amour de sa vie et, bien que discret, il évoque avec émotion son souvenir, à plusieurs reprises, dans sa correspondance avec Édouard. « Ce jour, après avoir commencé par visiter la tombe de ta bonne mère, de ma chère Camille dont je chéris plus que jamais secrètement la mémoire… », écrit-il le 26 juin 1867. « Secrètement » : à cette date, il est marié depuis un an avec Alix et cet adverbe en dit plus que de longs discours. et le 20 mars 1869 : « Je voudrais que Gabrielle eût une fille et qu’elle ressemblât à ma pauvre Camille. Nous lui donnerions son nom. Malheureusement, je ne la verrai pas à l’âge qu’avait ta mère quand je l’ai connue ! » Au fond, Jules ne s’est jamais remis vraiment de la disparition de Camille, preuve, s’il en était besoin, que les mariages du XIXe siècle ne sont pas tous, ou pas complètement, des mariages de convenance ou d’intérêt. Sur sa deuxième épouse nous savons peu de choses. La lettre précitée du procureur de Semur, en réponse à une inquiétude du procureur général, nous la montre sans doute amoureuse de Jules puisque c’est elle qui demande instamment le mariage alors que son fiancé a rompu par délicatesse et pour ne pas apporter de troubles dans la famille Durandeau. Mais les questions financières pèsent d’un poids prépondérant – en ce qui le concerne, en tout cas – dans cette seconde union. il en est de même, bien entendu, du mariage avec Alix. Celui-ci a duré longtemps, jusqu’à la mort de Jules, plus de trente ans. Quel fut réellement l’état des relations entre les deux époux ? Nous les saisissons au début du mariage, elles ont pu évoluer ou se stabiliser ensuite. Du côté d’Alix, veuve sans enfants, épouser Jules Lelorrain a sans doute eu pour motivations le désir de rompre sa solitude, de retrouver une position sociale plus centrale et davantage « dans la norme » que celle échue à une veuve isolée. De plus, issue d’une famille comptant de nombreux magistrats, Alix ne pouvait manquer d’être flattée par l’union avec un conseiller à la cour d’appel. De celui de Jules, les raisons, comme pour son second mariage, sont évidemment, et peut-être uniquement, financières, mais sans doute a-t-il choisi une femme qui ne lui déplaisait pas sous d’autres aspects, on va voir ci-dessous ce qui nous permet d’avancer cette hypothèse.

Quelles furent leurs relations une fois le mariage célébré ? Certainement pas froides et indifférentes. Orageuses, en partie : Alix fait montre tout de suite d’une jalousie qui prouve que le mariage n’est pas pour elle une simple formalité et que les relations entre époux ne sont pas de simple convenance. Sur ce point, l’attitude de Jules est assez ambiguë :

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« il est résulté de ces absurdes commérages que la jalousie naturelle (où Diable la jalousie va-t-elle se nicher et devrait-on à nos âges se mettre cette folie en tête ?), que dis-je, que la jalousie à laquelle cette pauvre Alix est naturellement portée, a été surexcitée au dernier point. Qu’elle m’a quelque temps fait la mine et qu’enfin une explication très vive a eu lieu entre nous. Depuis lors, je suis au mieux avec elle 47… »

« À nos âges ». Jules a 57 ans, Alix 49. Veut-il dire qu’à ces âges, un couple, même nouvellement formé, doit attacher peu d’importance, voire pas du tout, aux relations intimes ou que, même s’il leur donne une certaine place, la jalousie n’a plus du tout lieu d’être, les « folies » étant l’apanage de la jeunesse ? Difficile de trancher. Le contexte global nous inciterait à préférer la deuxième solution. en tout cas, la jalousie d’Alix amènera un renouvellement de la domesticité qui donne le tournis : nous avons compté au moins neuf « bonnes » entre janvier 1867 et juillet 1871 mais il est possible que certaines n’aient pas été mentionnées par Jules par souci de hiérarchisation de l’information. Alix est en fait prise en permanence dans une contradiction insoluble : ou bien elle recrute de jeunes souillons stupides et qui font mal leur service, ou bien des bonnes possédant efficacité et parfois distinction, propres et bien mises, polies, ce qui, même quand elles ne sont pas jolies à proprement parler, peut attirer l’œil du maître. elles font alors également long feu. Le 10 novembre 1868 :

« À propos… nous n’avons plus la jeune bonne que tu as vue à la maison. Toujours aussi sotte et aussi empigée [maladroite], elle n’a perdu qu’une chose, sa docilité et sa patience. elle est devenue raisonneuse et a demandé son compte. Je n’en suis pas fâché car je t’avoue que sa bêtise, sa lenteur et les gronderies continuelles dont elle était l’objet me fatiguaient et m’ennuyaient horriblement. »

« Nous avons mis la main, pour la remplacer, sur un phénix. Mais il n’y a que deux jours. C’est une jeune fille qui était ouvrière. Active, intelligente, bon ton, bonnes manières, propre, elle paraît réunir toutes les qualités d’une domestique de bonne maison. Mais elle a un chignon ! 1er grief !… et elle est trop bien… Je crains qu’elle ne reste pas. Ceci soit dit entre nous en silence. »

Les autres aspects de la vie commune sont aussi marqués par des différents ou des incompréhensions mais qui ont dû s’apaiser assez vite, semble-t-il, en partie parce que Jules a pris rapidement de la distance en acceptant les défauts de sa femme avec une condescendance très marquée. « Cette pauvre Alix » est une expression qui revient onze fois dans la correspondance, expression sur laquelle il s’explique le 22 juin 1868 : « Je dis : cette pauvre Alix, car je la plains plus encore que je ne la blâme de ces alternatives [sic] fréquentes et brusques de bonne et de

47. Lettre du 29 janvier 1867.

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mauvaise humeur. elle n’en est pas maîtresse : elle a mauvaise tête et bon cœur. » Notons que « Cette bonne Alix » revient huit fois (un peu moins) et « Cette chère Alix », qu’on aurait pu s’attendre à trouver quelquefois… jamais. Outre son mauvais caractère, son avarice pèse sur un Jules Lelorrain dont la prodigalité était, on l’a vu, un des défauts reconnus par lui et dont il a tenté (difficilement) de se corriger.

Quoi qu’il en soit, le mariage va durer, signe que les époux ont dû trouver un modus vivendi acceptable par tous deux 48. Mais la jalousie d’Alix, même très exagérée, n’était peut-être pas sans fondement aucun. Que Jules ait été sensible à la beauté mais au-delà même de cette qualité au charme, à la grâce féminines est attesté dans ces lettres, et ailleurs. Les notations en ce sens sont même très fréquentes :

« Son successeur est M. Bouillin, jeune notaire qui a pris le contrepied de son prédécesseur. C’est un viveur, coureur, chasseur de gibier et de clientèle qui est aussi peu à son étude que M. Favre y était beaucoup. il est le mari d’une petite femme charmante, non qu’elle soit jolie mais avec la taille, la voix et la grâce de Mme Blondel, sa cousine, elle a la vivacité d’un écureuil. Je la crois aussi franche qu’elle est vive. elle a beaucoup d’esprit et de gaieté, elle n’est ni maniérée, ni diplomate comme miss (aujourd’hui, milady) Églantine que je ne regrette pas du tout pour eugène 49. »

Ou le 31 octobre 1868, énumérant les personnes d’un mariage :

« la jeune mariée, grande fille brune, ni belle ni laide, assez beaux yeux, la mère Foisset excellente femme que j’ai connue autrefois fort belle, Mme Auffray, M. Auffray son gendre 50 ; ce sont eux qui nous ont emmenés, nous avons couché chez eux (je t’en parlerai plus longuement) ; une jolie veuve de 32 ans, fort riche, dit-on, Mme Viala, sœur du marié, piquante languedocienne très drôle, n’ayant jamais quitté le Languedoc… »

Édouard, d’ailleurs, semble partager ces critères d’appréciation. Quand le « Père Zon » lui cherche une épouse, un « joli minois » fait partie des considérations à prendre en compte.

Ce goût pour les femmes, vives et jolies en particulier, est-il resté purement intellectuel ou a-t-il poussé parfois notre magistrat à des actes que la morale réprouvait comme on disait avec une hypocrisie qui a peu varié en 150 ans ? Rien ne nous le prouve mais on possède dans son dossier la trace d’une accusation que son collègue de l’époque, le procureur de Semur réfute tout en lui donnant quelque corps, admirable énoncé aussi patelin que venimeux. Cela se passait en 1855 : Jules, depuis trois ans président à Semur, a de nombreux ennemis qui

48. Le divorce n’existait pas, la séparation, si.49. Lettre du 8 mars 1867.50. C’est-à-dire le gendre de Mme Foisset !

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l’accusent, en gros, d’être républicain et pauvre, ce qui fait déjà beaucoup. Mais ce n’est pas tout :

« je veux parler de méchants propos qui auraient été tenus sur le compte de M. Lelorrain et d’une des demoiselles M… et qui tendraient à faire supposer l’existence, entre ces deux personnes, de relations immorales ».

Cette affirmation, ajoute le procureur, « je la tiens pour calomnieuse ». Parfait. Mais c’est pour ajouter deux lignes plus loin :

« Toutefois, Monsieur le Procureur général, comme je vous dois toute la vérité, j’ajouterai que M. Lelorrain ne me paraît pas avoir apporté, dans ses relations avec Mlle M… toute la prudence désirable, dans une petite ville surtout. Telle est du moins ma manière de voir 51. »

« une des demoiselles M… » ? Le procureur ne cite pas le nom en toutes lettres. il est plus que vraisemblable qu’il s’agit d’une des filles de Matry, juge de paix, un de ses premiers amis à Semur et le plus proche, avec Fénéon, sans doute Lydie (voir la lettre du 5 juillet 1870 dans laquelle Jules manifeste le plus vif regret de ne pas l’avoir vue au mariage de sa cousine Marie). On n’en saura pas plus. en 1855, Lydie avait 25 ans, vingt de moins que Jules, était célibataire mais le président Lelorrain, en revanche, était marié (Camille va mourir en avril 1856) et il se fût agi, dans le cas où elles auraient vraiment existé, de ce que le procureur nommait des « rela-tions immorales 52 ». De plus, le mariage de Jules et de Camille semble avoir été très heureux. Alors ? Ce qui paraît certain, c’est qu’il a entretenu des relations très amicales, et sans doute pas davantage (sans doute), avec une « demoiselle M… », presque certainement Lydie Matry, ce qui, à Semur-en-Auxois dans les années 1850 amenait fatalement un déchaînement de calomnies. Son ami Ernest Masson, qui fit une carrière honorable, fut l’objet d’imputations similaires un peu plus tard, entre 1860 et 1864 53, toujours à Semur, mais imputations qui paraissent avoir eu un fond de vérité encore plus solide. il aurait été l’amant d’une jeune femme, mal mariée à vrai dire 54, qu’il avait connue comme juge enquêteur lors d’une demande en séparation de corps… Ce type d’affaires semble avoir été assez fréquent, surtout

51. Lettre au procureur général, 16 avril 1855. Dossier Jules Lelorrain.52. Mais juridiquement, dans un cas de ce type, il n’y avait pas d’infraction, pas de délit d’adultère dans la mesure où l’homme n’entretenait pas de « concubine » au domicile conju-gal, la femme éventuellement « coupable » étant pour sa part célibataire.53. ernest a été juge pendant un peu plus d’un an (1859-1861) quand Jules y était président, juste avant de partir pour Chaumont.54. elle avait épousé un homme « remplissant la modeste fonction de vérificateur des poids et mesures de l’arrondissement, également disgracié par la nature du point de vue physique et intellectuel, mais destiné à recueillir un jour un assez beau patrimoine. » il est difficile d’être plus méchant avec plus d’élégance que dans ces trois lignes. Lettre du procureur général de Dijon au garde des Sceaux, 7 mars 1864, dossier personnel de Jean Marie Ernest Masson.

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s’agissant de magistrats jeunes, de certains d’entre eux en tout cas 55. Jules Lelorrain en fit-il partie ? Nous ne saurions le dire vraiment mais qu’on puisse le compter parmi les hommes qui aimaient les femmes, voilà qui est certain.

Ne manquons pas de noter que, sur un tout autre plan, Jules Lelorrain, certes homme de son temps, ne considère pas que la condition féminine de son époque soit acceptable. Sans doute ne demande-t-il jamais le droit de suffrage pour les femmes. Mais il reconnaît à celles qui sont douées d’un « génie exceptionnel » celui de se comporter comme les hommes (8 juillet 1868) et surtout avoue le 10 novembre 1868 : « Je crois au contraire qu’il y a bien des vices, bien des choses mauvaises dans nos institutions sociales ; et que, par exemple, la condition de la femme y est très malheureuse. » Mais on n’en saura pas plus sur ce féminisme feutré et discret. C’est bien dommage.

� Le monde de Jules Lelorrain. Essai de cartographieLe « paysage » géographique de Jules Lelorrain est un peu plus vaste que les

lettres ici publiées ne le laissent croire. il a appartenu professionnellement à la Bourgogne ou à son environnement proche durant 34 ans sans interruption (1838-1872), 41 ans si l’on ajoute son séjour à Lyon, géographiquement contigu. il n’a jamais cherché à s’en échapper, si l’on veut bien considérer que devenir conseiller à Lyon ne relevait pas de l’aventure exotique. en cela, il n’est pas très différent de l’immense majorité des magistrats de son temps, bien casaniers et peu désireux de circuler d’un bout à l’autre de ce que l’on n’appelle pas encore l’Hexagone. il fut donc bourguignon, professionnellement et autrement. Les lettres nous le montrent, on l’a déjà noté, constamment occupé de visites à des amis ou des parents, de contacts, d’entrevues, dans la grande région que l’on pourrait appeler une Bourgogne élargie. Mais il est amené quand même à entrer ou rentrer en contact avec d’anciens collègues qu’il a connus de diverses façons et qui se sont éloignés du théâtre bourguignon : les Bouniceau, installés dans le Bordelais, les Jullien, à Reims. Ou bien, ce sont d’anciens amis qui, après de longues années reviennent le visiter : Bourdaloue, juge à Nevers (ce n’est d’ailleurs pas très loin de Dijon). Parfois, les circonstances politiques lui amènent des figures nouvelles (Moisson, président du tribunal de Châteaudun, engagé volontaire comme simple soldat en 1870).

Mais au bout du compte, la France de Jules Lelorrain, en tout cas durant les quatre années de la correspondance que nous éditons, et sans doute pendant beau-

55. Voir D. Veillon, 2001. Toutefois, je suis en désaccord avec la formule énoncée p. 250, « un magistrat ayant suscité le scandale par son inconduite était systématiquement destitué ». Pas du tout, pas « systématiquement ». Ou du moins, cela ne valait que pour ceux qui avaient suscité un scandale public, violent et avéré. Autrement, la hiérarchie préférait « enterrer » une affaire qui eût compromis la réputation de personnes par ailleurs honorables, et celle de la magistrature. Nous en avons de nombreux exemples. Les questions de mœurs, sauf excep-tion, semblent moins graves aux yeux des autorités que les affaires d’argent ou de politique.

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coup plus de temps encore, se dessine assez précisément. Au centre, la Bourgogne, ou plutôt une partie de celle-ci, avec Dijon au centre, la « Côte », le grand vignoble plus au sud, quelquefois mentionné (Jules y fait des excursions, quelques séjours brefs), le nord bien plus, Semur-en-Auxois par excellence, la cité la plus chère à son cœur et celle qui sera sa dernière demeure, la région de Montbard avec Alise-Sainte-Reine, Laroche, nœud ferroviaire, Bussy-sur-Othe, entre Auxerre et Sens, Flavigny-sur-Ozerain où, pour son malheur, ira « s’enterrer » Berthe, au couvent. Le nord de la Côte-d’Or est le domaine des parents de sa première femme tendre-ment aimée, Émilie Camille Demay, de même que l’Yonne et la ville de Joigny dont il a gardé de nostalgiques souvenirs et qui font aussi partie de cette carte qui s’étend jusqu’à Sens avec les cousins Perrin. Plus au sud, la Saône-et-Loire prend une place considérable, surtout à partir du moment où il a épousé Alix, c’est-à-dire sur l’ensemble de notre période. Ou du moins une partie du département, celle où résident les parents et amis d’Alix, les Blondel, les Laizon, les Favre : Autun, Perrecy-les-Forges, le Charolais. Mâcon, la préfecture, occupe moins de place : elle est plusieurs fois mentionnée, comme carrefour et parce qu’il y va de la carrière d’eugène, Chalon un peu moins encore et presque uniquement parce que Jules sera contraint d’aller y présider des sessions d’assises, aspect de son métier qui ne l’enchante guère. Le paysage de notre magistrat s’étend un peu vers Bourg-en-Bresse où logent des magistrats parents d’Alix, vers Chaumont, où il a été président de tribunal, revient souvent pour les assises (jusqu’en 1868) et la famille et, plus généralement, pour des raisons diverses, vers le sud du département de la Haute-Marne (Nogent, Vignory).

Au total, les occurrences des noms de villes de la région apparaissent dans la correspondance selon la fréquence suivante, qui dessine assez bien le « monde proche » vu par les yeux de Jules Lelorrain :

Dijon 213Charolles B 56Perrecy-les-Forges B 44Sens A 34Semur-en-Auxois A 28Flavigny-sur-Ozerain A 26Joigny A 25Chaumont A 22Laroche (Migennes) A 20Baron B 19Puligny-Montrachet C 19Alise-Sainte-Reine A 14Mâcon B 13

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Nogent A 13Bourg-en-Bresse A 12Bussy-en-Othe A 12Autun B 10Génelard B 10Chalon (sur Saône) B 8Chatillon-sur-Seine A 8Auxerre A 7Darcey A 7Beaune C 5Gevrey-Chambertin C 5Les Laumes A 5Cîteaux C 4Fixin C 2Rouvray A 2Verrey-sous-Salmaise A 2

On pourra estimer que Dijon occupe une place excessive. en effet, on a compté toutes les occurrences, y compris les en-têtes de localisation des lettres, « Dijon, le » ou Dijon tout court. La plupart de ces 213 repères n’apportent donc pas d’informa-tion vraie : on sait que Jules Lelorrain date la plupart de ses lettres de Dijon. Mais si l’on enlève les 123 occurrences de ce type, il reste encore 90 mentions de Dijon, qui est donc de loin la ville la plus citée dans l’ensemble « grand bourguignon ». La vie de Jules Lelorrain, en temps de paix comme en guerre, se passe d’abord à Dijon. en dehors du chef-lieu, le nord du département auquel il faut rattacher le sud de la Haute-Marne, l’Yonne (ensemble identifié comme groupe A), occupe une place majeure (225 occurrences) : c’est la terre des amis, des parents, des lieux d’exercice, durant de longues années, des fonctions judiciaires, du couvent de Berthe, etc. La Saône-et-Loire (groupe B) compte, elle, pour 160 entrées, essen-tiellement en raison de l’arrivée dans la vie de Jules d’Alix, de ses amis, parents et propriétés. enfin, la région de la « Côte » au sud de Dijon, terrain d’excursion de Jules et d’Alix (groupe C), pour 35 occurrences.

en dehors d’une Bourgogne élargie, le monde de Jules Lelorrain compte quelques autres lieux plus distants :

Paris 232Strasbourg 47Oran 39Metz 20

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Mulhouse 19Marseille 14Besançon 13Alger 10Reims 10Bordeaux 6Lyon 5Nevers 5Bourges 3Châlons (en Champagne) 3Saint-Claude 3

Pendant quatre ans, ces pays figurent plus au moins régulièrement dans le paysage mental et épistolaire de Jules Lelorrain. Au premier chef, Paris : la capi-tale est un lieu essentiel dans sa carte personnelle. elle est celui où demeurent son frère Hippolyte et sa famille, son fils eugène, jusqu’en 1869, des parents, amis ou connaissances nombreux, tels que le cousin Bésanger ou Mme de Rochas, voire Mme Morin, jolie et élégante cousine mais mariée à un homme que Jules déteste. On le voit souvent dans la capitale, pour des raisons familiales (le mariage d’eugène), familiales et professionnelles (obtenir une perception pour son fils), voire simplement de loisir (l’exposition universelle de 1867). Paris, avec le chemin de fer, n’est plus pour un Dijonnais un autre monde comme avant 1850 : on s’y rend en quelques heures, ce qui ne veut pas dire sans frais. il n’est donc pas ques-tion d’y retourner chaque mois. Après Paris, viennent Strasbourg, où Édouard étudie durant quatre ans, où Jules possède des souvenirs ; Metz, résidence de la famille Joly et théâtre majeur de la guerre ; Oran, toujours à cause d’Édouard bien entendu ; Mulhouse, ville des cousins Rayé.

Pour le reste, l’horizon de Jules Lelorrain comprend quelques villes ou régions citées de façon ponctuelle, à l’occasion d’un voyage nécessaire : Reims ou, en 1871, Saint-Claude pour trouver un greffe à Étienne Laizon, le neveu d’Alix, Besançon lors du voyage en Alsace et d’un mariage simultané auquel il était invité, Nevers ou Bourges à l’occasion de mariages ou de visites de magistrats. C’est à peu près tout. Cela ne veut pas dire que Jules Lelorrain ignore le reste du monde mais ce reste n’occupe qu’une place fort limitée dans sa correspondance et il ne s’y déplace, en tout cas, pas du tout. Ce n’est pas le temps libre qui lui manque : on verra à plusieurs reprises ce qu’il faut penser des assez nombreuses « vacances » qui sont le lot de Jules comme de la plupart de ses collègues à l’époque. C’est davantage l’argent qui le limite, ainsi que, malgré tout, le temps nécessaire, nonobstant la révolution, que l’on ne peut sous-estimer, due aux chemins de fer. « J’ai assez voyagé comme cela », écrit-il le 14 juin 1870. Du temps, nous allons reparler ci-dessous.

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en attendant, ajoutons que le monde de Jules Lelorrain déborde quelque peu, quand même, les limites de l’hexagone. La politique européenne n’est pas absente de ces pages, avant même le drame de juillet 1870. Mais pas de manière uniforme. On pourra peut-être trouver curieux de constater que la Grande-Bretagne, quelque nom qu’on lui donne, comme les États-unis, sont entièrement absents. Pour les seconds, l’éloignement le justifie : la Chine, l’inde et l’Amérique n’ont pas de place dans le monde mental géographique assez limité de Jules Lelorrain. Le Royaume-uni n’a pas de conflit ni de question pendante avec la France, même si les beaux jours de l’entente cordiale des années cinquante ne sont plus de saison. en revanche, les pays dont le destin peut se mêler à celui de la nation française, et donc menacer la paix, attirent sur eux l’attention du président du tribunal de Dijon. « italie » et tous les noms et adjectifs dérivés (italien, italiennes…), ce poison de la politique française des années 1860, apparaissent neuf fois en tout, « espagne », à partir du coup d’État de Prim, de même, neuf fois. Mais « Prusse » et ses dérivés, 34 fois, plus huit pour « Allemagne ». À cause de la guerre ? en partie bien sûr mais pas seulement. Presque la moitié des occurrences du substantif « Prusse » sont antérieures à juillet 1870. en regard, quelques rares commentaires évoquent l’Autriche, la Russie, la Belgique et aucune ne fait mention ni de la Suède, ni des Balkans, ni de la Pologne, ni des Pays-Bas. L’europe n’existe que dans la mesure où son histoire peut concerner la France, de manière utilitaire en quelque sorte.

Reste un territoire dont il sera abondamment question : l’Algérie. « Alger » ou « Algérie », « Algériens » reviennent 21 fois mais il faut ajouter « Afrique » qui sous la plume de Jules Lelorrain veut dire « Algérie » (25 occurrences), soit 46 fois en tout, 65 si l’on y ajoute « Arabe » sous diverses formes (17 occurrences) et Maroc (deux). La raison principale de cet intérêt est évidemment la nomina-tion d’Édouard comme médecin militaire dans un poste de l’Oranais intérieur, une sanction pour son opposition politique déjà marquée dira sur sa tombe en 1924 son collègue, le médecin-inspecteur Niclot 56. Bien que Jules ne récrimine jamais contre cet éloignement, il est certain qu’il a dû lui peser. en tout cas, ce départ engendre une boulimie d’informations sur l’Algérie, Jules pillant le guide Joanne et d’autres sources identiques, accompagnant ses lettres de notices d’une précision hallucinante 57, se comportant comme si la vie de son fils dépendait des indications qu’il lui fournit. Cet intérêt pour l’Algérie est-il d’ailleurs seulement lié à Édouard ? Ou bien est-il caractéristique d’un Français cultivé de la classe moyenne ? La solution est sans doute intermédiaire. Ce qui est sûr, c’est que Jules Lelorrain s’interroge en profondeur sur la nature de l’Algérie, son rapport à la France, l’avenir du territoire et de la colonisation, le devenir des Arabes avec, sur

56. Discours prononcé par le Médecin-Inspecteur Niclot, Directeur du Service de Santé de la 14e Région, aux funérailles du Médecin-Major de 1re classe Lelorrain, décédé le 28 janvier 1924, Lyon, imprimerie Cohendet frères, 1924.57. Lettres des 4 et 19 novembre 1869.

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ce dernier sujet, des vues sans doute très répandues dans son milieu et son époque et dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne correspondent pas à l’idée que le XXIe siècle commençant se fait des droits de l’homme puisqu’elles proposent en fait trois solutions possibles, et trois seulement, l’extermination, la déportation complète ou l’assimilation culturelle intégrale (cette dernière option indiquant bien que nous ne sommes pas en présence d’un racisme de type biologique).

� Vitesse et maîtrise du temps et de l’espaceLa façon dont les individus, les marchandises et l’information circulent en

1867-1871 n’a évidemment rien à voir avec les mêmes types d’échanges au début du XXIe siècle. un des intérêts de cette correspondance est de saisir un moment très particulier, celui où une véritable révolution, celle des chemins de fer change totalement les rapports des voyageurs au temps et à l’espace. Jules Lelorrain est amené à se déplacer tantôt en train, tantôt en se servant des véhicules à chevaux traditionnels et il fait part à ses correspondants des différences sidérales qui existent entre les uns et les autres, dans la plupart des cas implicitement mais avec clarté. Car nous sommes dans une phase de transition : les chemins de fer, encore embryonnaires en 1848, ont connu un formidable développement sous Napoléon iii. Si le réseau principal est en majeure partie achevé vers 1870, il progressera encore par la suite mais surtout les années 1880-1910 connaîtront un incroyable surgissement de lignes à voie étroite, tramways à vapeur et autres tortillards improbables qui relieront entre eux les moindres chefs-lieux de canton avant que ne commence un déclin presque aussi rapide dès les années 1930.

Dans la correspondance de Jules Lelorrain, non seulement nous touchons du doigt les progrès pour le voyageur – en vitesse et en coût – permis par le chemin de fer mais nous suivons quasiment chaque mois les améliorations et complé-ments qui modifient la manière de circuler d’une ville à l’autre et enregistrons les sarcasmes et récriminations de notre magistrat lorsque, malgré tout, il faut passer du train à la voiture à cheval ou à la simple « patache », voire pire :

« À 9 heures du soir, nous arrivions à St Léger, où finit le chemin de fer et où commence le supplice des voitures publiques 58. […] Si mauvaise que fût cette sorte de diligence, toutes les places étaient prises […] À force de réclamations et de recherches, nous parvenons à nous procurer une voiture à un cheval et à deux banquettes dont une couverte. Mais on nous donne pour conducteur un misérable palefrenier ivre qui commence par exiger que nous le payions d’avance 59. »

58. C’est nous qui soulignons.59. Lettre du 8 mars 1867.

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On ne fera pas ici une liste complète des lettres dans lesquels Jules détaille abondamment horaires des chemins de fer et horreur des pataches : on se reportera à l’index général (« chemins de fer » et « diligences ») 60.

La maîtrise du temps et de l’espace ne passe pas seulement par le transport des individus ou des marchandises mais par l’échange des informations – qui y est d’ailleurs lié, les lettres passant de la malle-poste au train. Certes, le courrier circule depuis longtemps avec rapidité. Dès 1840, une lettre passait de Paris à Dijon en moins de 24 heures 61. Mais les délais de remise s’améliorent sur l’ensemble du territoire avec les chemins de fer. Cependant, dès que s’insère entre émetteur et destinataire un obstacle tel qu’une mer, tout s’allonge, encore qu’entre la France et l’Algérie, par exemple, les délais restent raisonnables et permettent une correspon-dance suivie : « Ma lettre dernière a dû se croiser avec la tienne du 13 novembre qui ne m’est arrivée que le samedi 20. Je t’ai répondu le même jour mais ma lettre arrivée à Marseille le 21 a sans doute attendu jusqu’au mercredi 24 le départ du paquebot. elle a dû t’arriver avant-hier dimanche 28, jour où j’ai moi-même reçu ta deuxième lettre », écrit Jules à Édouard 62. Bien entendu, on n’a pas attendu Jules Lelorrain pour entretenir des correspondances suivies, Voltaire ou Mme de Sévigné l’attestent, mais les nouveaux moyens de transport ont rendu l’échange de courrier facile et accessible à tous les gens qui savaient correctement écrire. Chez Jules, la communication de « nouvelles fraîches » par lettre est une norme. il estime obligatoire d’écrire une fois par semaine à ses fils, sauf impossibilité, et se plaint dès que ceux-ci ne respectent pas un rythme non pas identique, il n’en demande pas autant, mais similaire. en dehors de la lettre en effet, les autres moyens de télécommunication demeurent inexistants ou chers. On n’est pas encore dans l’ère du téléphone : il ne s’en faut guère que d’une vingtaine d’années sur le plan technique mais, en France beaucoup plus qu’aux États-unis ou en Angleterre, de près de 80 ans pour que le grand public y ait vraiment accès. Quant au télégraphe électrique, nouveauté contemporaine des chemins de fer, il se développe à grande vitesse (48 000 télégrammes en 1852, année de l’ouverture du réseau au public, 1,5 million en 1862) mais reste assez coûteux et n’est utilisé par les particuliers qu’en cas de nécessité 63. en 1867, une dépêche de 20 mots coûte un francs à l’intérieur d’un département et 2 francs d’un département à un autre, soit plusieurs heures de travail d’un ouvrier provincial moyen. Jules Lelorrain n’ignore pas le télégraphe : le mot, sous diverses formes, revient 18 fois dans le corpus mais il

60. Sur ces questions et la révolution induite par les nouveaux moyens de transports dans le vécu – et la réalité du temps humain, voir Mathieu Flonneau et Vincent Guigueno, De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité ? Préface de Bruno Latour, Rennes, PUR, 2009, en particulier Christophe Studeny, « La révolution des transports et l’accélération de la France (1770-1870) », p. 117-133.61. Voir C. Studeny, loc. cit., la carte de la page 126.62. Lettre du 30 novembre 1869.63. Tulard, 1995, art. « Télégraphe électrique ».

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faut y ajouter onze « dépêches » soit 29 occurrences en tout. Reste qu’il s’agit de communications nationales. Dès qu’il faut faire appel aux câbles sous-marins, le tarif monte en flèche : cinq francs le mot pour l’Algérie 64. Quant à l’usage du télégraphe tant par les pouvoirs publics que par les médias, comme on ne dit pas encore, il est assez connu pour qu’on n’y insiste pas. On remarquera toutefois à quel point la correspondance de Jules « colle » à l’actualité grâce aux journaux et aux informations qu’il en tire, avant juillet 1870 mais même pendant la guerre et la Commune, et ce n’est pas de sa faute s’il colporte parfois (encore qu’assez peu) de fausses informations, les fantasmes et erreurs de jugement qu’il partage avec nombre de ses contemporains ne relevant pas du domaine technique de la circulation des nouvelles.

� Politique et religion. La République est-elle belle sous l’Empire ?La politique au sens large, y compris la politique extérieure qui relève d’un

champ un peu différent, occupe dans nos lettres une place globalement impor-tante mais variable. en 1867 et 1868, elle est assez faible, les questions familiales et personnelles accaparant le plus d’espace – de loin. L’explication n’est pas très complexe : les lettres de Jules à Édouard sont des lettres familiales et familières. Au moins tant qu’Édouard est à Strasbourg, il lui est aussi facile qu’à son père de se tenir au courant de l’actualité par les journaux. Même quand il sera, avant la fin de 1869, au fin fond de l’Oranais, le père estimera que le fils peut, s’il le veut, s’informer convenablement. Si remarques politiques il y a, c’est qu’il s’agit de questions qui captivent Jules au premier chef et dont il estime qu’elles peuvent intéresser Édouard, aussi politisé que lui (au moins !). elles semblent au total, en 1867 et 1868, peu nombreuses et concernent d’abord les questions internatio-nales qui menacent la paix : grave affaire du Luxembourg (lettres des 10 avril et 18 mai 1867) qui faillit entraîner une guerre franco-prussienne, affaire corrélative des échanges d’amabilités entre étudiants français et allemands (18 et 26 mai), coup de main de Garibaldi sur Rome (26 octobre 1867), coup d’État militaire en espagne (lettre du 10 novembre 1868), événement d’où sortira la guerre bien qu’à cette date rien ne puisse l’indiquer. Sur la politique intérieure, peu de choses, des remarques sur les changements ministériels, souvent vus sous l’angle de ce qu’ils peuvent apporter ou retirer à eugène pour sa carrière future, des considérations acides sur les prétendues réformes libérales du pouvoir (loi sur la liberté de réunion – voir lettre du 22 mars 1868), ou quelquefois un certain nombre de réflexions générales, mais fort passionnantes, sur l’évolution des sociétés et le débat jamais clos (il ne l’est toujours pas) entre progrès par la réforme ou bouleversement révo-lutionnaire (10 novembre 1868).

Tout bascule en 1869. Les élections législatives de mai-juin dérangent un peu le paysage politique. Pour la première fois depuis 1852, les bonapartistes « durs »

64. Lettre du 13 septembre 1870.

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n’ont plus la majorité absolue. il s’ensuivra une période de flottement conclue à la fin de l’année par la nomination du ministère Émile Ollivier et la grande réforme constitutionnelle créant l’empire libéral. Les élections, leurs bouillants lendemains, les avancées et les reculs du pouvoir, le débat, qui n’est plus seulement théorique, entre réforme et révolution (30 août 1869), prennent une place de plus en plus significative. Mais c’est en 1870 que les lettres vont vraiment changer de ton et de considérations dominantes, avec deux parties totalement différentes bien sûr. entre janvier et juin, Jules suit au jour le jour l’évolution bien complexe du régime : veut-il vraiment la liberté ? Quel type de gouvernement l’empereur prépare-t-il ? Que signifie ce plébiscite incongru ? Quelles seront ses conséquences selon les résultats ? On sent nettement une forme de désarroi, d’incertitude, de contradictions d’ailleurs dans le discours du président du tribunal de Dijon : qui est avec qui ? Qui veut quoi ? Quelles sont les arrière-pensées des uns et des autres ? Ce flou est sans doute d’ailleurs celui qui règne chez les protagonistes directs de l’affaire dont les buts et les desseins sont très variés et dont il est probable qu’aucun n’avait de grand dessein rationnel, mais tous la volonté d’exploiter au mieux les circonstances, avec des conséquences paradoxales. La droite bonapartiste aurait dû se trouver ravie des résultats du plébiscite : ils ne serviront qu’à renforcer sa volonté d’obtenir une victoire totale qui ne pouvait sortir que d’une guerre. La suite est connue. Dans la deuxième partie de l’année, les lettres prennent un tour entièrement différent du reste de la correspondance : rien ne compte, que la guerre, puis la révolution et l’avènement de la République. il en est de même de la plupart des lettres de 1871 mais nous n’avons gardé hélas, pour cette année cruciale, que quelques épaves.

À travers tout cela, les opinions politiques de Jules Lelorrain et celles d’Édouard, nous apparaissent-elles clairement ? Sans aucun doute. Jules est républicain en 1848, il l’est en 1870. Peut-on même dire qu’il a évolué, ce qui serait classique, vers plus de modération ? Rien ne le prouve. Le plus probable est qu’il est demeuré un quarante-huitard, spiritualiste, partisan de réformes progressives, mais opposant ferme au régime impérial, du début à la fin, position qu’il a dû concilier avec ses fonctions de magistrat, procureur, président de tribunal, conseiller à la cour, dans un environnement professionnel très massivement favorable au pouvoir bonapar-tiste et donc hostile à ses positions personnelles, ce qui est certainement l’un des aspects les plus étonnants de son existence et l’un des plus intéressants des objets implicites révélés par cette correspondance. Sa vie entière (au moins jusqu’en 1871 mais on ne voit pas pourquoi cela aurait été différent ensuite), Jules Lelorrain a détesté le despotisme et le gouvernement autoritaire, le « pouvoir personnel », expression employée sept fois, qui sera reprise telle quelle par les opposants à de Gaulle dans les années 1960. Le 30 novembre 1869 :

« L’empereur a ouvert hier les chambres par un discours plus autoritaire que libéral qui ne satisfera certainement pas l’opinion publique. J’aurais voulu le voir entrer franchement dans une voie parlementaire et progressiste et se

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dépouiller, sans arrière-pensée, du pouvoir personnel qui a fait son temps 65. Mais c’était demander à un homme plus de résignation, d’abnégation que ne comporte la nature humaine, en général, et la constitution monarchique, en particulier. »

et le 13 septembre 1870 :

« inutile de dire quelle joie j’ai éprouvé à la nouvelle de l’admirable révolu-tion qui s’est accomplie à Paris en quelques heures sans la moindre effusion de sang, sans qu’on ait eu à regretter ni désordre, ni arrestations ni violences. Cette République à laquelle je suis resté fidèlement attaché du fond de mon cœur, nous l’avons donc reconquise ! et cela par la force des choses et parce que le pays dont elle est la plus belle expression a dû nécessairement reprendre en main ses destinées. »

La République dont rêve Jules Lelorrain est une république fondée sur les liber-tés nécessaires, comme l’avait dit Thiers, personnage dont il n’est pas sûr qu’il ait constitué pour notre homme une référence, et le suffrage universel. Sur ce dernier, les positions de Jules Lelorrain sont parfois ambiguës. en soi, il est la forme majeure d’expression de la volonté générale. il n’y en a pas d’autre, pas d’autre fondement à la démocratie. Toute forme d’exercice direct de celle-ci est impossible : « si radi-cale que soit une démocratie, elle ne peut se gouverner elle-même dans un pays de l’étendue du nôtre et de quarante millions d’habitants » (30 août 1869). Mais le suffrage universel n’est pas un bien en soi. Tout dépend de la manière dont on s’en sert. Quand Jules écrit ses lettres de 1869 et 1870, c’est une institution fort récente et qui, sauf sans doute lors des élections législatives de 1848, n’a été utilisée que dans des circonstances très particulières jusqu’à ce que le prince-président, puis empereur, en fasse un instrument de gouvernement tout à fait adapté à son type de pouvoir. Comme il n’existait avant 1852 pratiquement nulle part, pas même vraiment aux États-unis, on peut faire crédit à Napoléon iii d’avoir été, en grande partie, son créateur. C’est-à-dire que suffrage universel, république et liberté ne vont pas forcément ensemble, et c’est bien ce que pense Jules Lelorrain : « je crains que nous ne soyons pas assez mûrs pour la liberté. Le suffrage universel est dans nos mains une arme puissante mais dont nous n’avons pas encore appris à nous servir » (10 novembre 1868) ; « avec les campagnes et le suffrage universel, on ne peut compter sur rien ! » (14 mai 1869) ; ou encore le 30 août 1869, version optimiste :

« Nous possédons une arme puissante, invincible, qui, tôt ou tard triomphera et amènera sous la forme la plus radicale et la plus logique, je dirai même la seule rationnelle, le gouvernement du Pays par le Pays. Cette arme, tu

65. Pensera-t-on que Jules estime que le « pouvoir personnel » a été justifié à une certaine époque ? en aucun cas. il ne l’a jamais admis mais si certains ont cru y trouver des justifica-tions à un certain moment, elles ne sont plus du tout d’actualité. Rien de rationnel ne peut désormais justifier le maintien du système autoritaire.

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l’as nommée, c’est le suffrage universel. il peut avoir besoin de liberté et de lumière. il saura se les procurer de lui-même sans secousse ni violence, car il tend de jour en jour, par la seule force des choses, à s’affranchir et à s’éclairer. »

Mais le 3 mai 1870, à la veille du plébiscite, il est plus dubitatif et réservé :

« Je sais bien que le pouvoir personnel et accepté du chef de l’État avait pour contrepoids le suffrage universel et aurait pu être tempéré et arrêté par lui. Mais les masses de la nation, les campagnes notamment, ne sont pas mûres pour cette grande institution. elles auraient eu besoin d’être éclairées et elles n’ont pu l’être. »

Car c’est bien le fond de l’affaire. Le suffrage universel est une arme dans les mains de citoyens éduqués et instruits. Ce que ne sont pas les paysans, les campa-gnards. Le 10 mai, après les résultats du plébiscite, il est encore plus violent : « Sans doute, sept millions d’imbéciles abdiquant à la fois semblent autoriser toutes les usurpations. » Remarquons au passage que, et la chose est assez classique, sa « modération » toute théorique lorsqu’il raisonne à froid, s’envole comme par enchantement quand l’événement le contrarie – et ici il le contrarie fortement. Car une semaine plus tôt, quelques lignes plus loin, il ajoutait tout de même :

« D’ailleurs, avec le suffrage universel (et, désormais, il est impossible de le détruire) l’avènement de la liberté est certain. il s’éclairera de plus en plus. Les mœurs et l’esprit public le formeront pourvu qu’on n’y mette ni précipitation, ni impatience, ni force brutale. »

Jules Lelorrain fait-il figure de singularité ? Pas du tout. il s’insère au contraire parfaitement dans le paysage républicain des années 1867-1870. Si l’on se réfère à la taxinomie proposée par Claude Nicolet (Nicolet, 1982, rééd. 1994), on pourrait distinguer trois groupes principaux : ceux qu’il nomme rousseauistes ou romantiques, rêvant parfois d’un gouvernement direct du peuple par le peuple – hypothèse, on l’a vu, que rejette explicitement notre épistolier ; les « éclectiques de la liberté » dont sont proches les « criticistes », les « néo-kantiens » dont les deux figures majeures sont Charles Renouvier et Jules Barni, l’auteur du Manuel républicain rédigé en 1871, publié en 1872, à l’intention de Gambetta ; enfin, les positivistes, Littré, Gambetta, Ferry, Paul Bert. Ces derniers « ont en commun un agnosticisme anticlérical, le culte de la science, la certitude que c’est par l’éducation – et pour Gambetta par l’opinion publique, gagnée par une propagande patiente et modérée – que le suffrage universel pourra, sans dévier, fonder une République stable » (Nicolet, 1994, p. 156). On a là quasiment un portrait politique de Jules Lelorrain, en ajoutant toutefois que son anticléricalisme, très réel, se double d’une certitude absolue de l’existence de Dieu et de l’âme, beaucoup plus « XVIIIe siècle » en un sens que contemporaine des républicains de 1870. Mais on trouverait aussi des idées très semblables à celles de Barni qu’il n’a pas pu copier puisque l’ouvrage de ce dernier n’était pas paru lorsque ces lettres furent écrites.

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« Le suffrage universel appelle l’instruction universelle.Sans l’instruction, qui éclaire les citoyens sur leurs droits, leurs devoirs et leurs véritables intérêts, les votes sont nécessairement aveugles, et c’est alors que le suffrage universel, au lieu d’être l’expression des volontés d’un peuple libre, devient un instrument de despotisme. Que peut-on attendre, en effet, d’hommes qui ne savent même pas lire le bulletin de vote qu’ils sont appelés à déposer dans l’urne ou qui, sachant peut-être quelque peu lire et écrire sont incapables, faute d’une instruction suffisante, de se rendre compte du sens et de la portée de leurs suffrages ? ils se laissent abuser par ceux qui ont intérêt à les tromper et, donnant à l’usurpation la forme de la légalité, ils consomment de leur propre main leur servitude et leurs ruines. L’ignorance des masses a toujours été pour le despotisme un moyen de règne ; elle serait, dans un gouver-nement républicain, un contre-sens et une cause infaillible de mort 66. »

On croirait presque lire du Jules Lelorrain dans le texte. Chez ce dernier, il faut ajouter la crainte et le refus de l’extrémisme, de la brutalité, le rejet, comme chez Gambetta et Ferry, de la violence révolutionnaire et du despotisme popu-laire (Nicolet). Despotisme populaire qui peut parfaitement se concilier avec un despotisme populiste comme en témoigne cette remarquable analyse (lettre du 10 mai 1870) :

« comme toute la force sera dans le grand nombre, c’est sur la plèbe et parti-culièrement sur le peuple des campagnes qu’il [Napoléon iii] s’appuiera. Pour le faire plus sûrement, il devra préconiser ou favoriser l’ignorance au lieu de répandre l’instruction. il devra même, si cela devient nécessaire à son maintien, faire du socialisme de plus en plus radical, c’est-à-dire dépouiller les riches qui sont les moins nombreux pour enrichir les pauvres dont la masse seule fera la loi. il n’y aura plus que César, au sommet, et démocratie, au bas. La bourgeoisie et la classe éclairée ne compteront plus pour rien ».

D’où les divergences profondes avec Édouard, dont la radicalité politique s’ac-compagne d’un athéisme, et non pas d’un agnosticisme, militant et intransigeant. encore qu’il s’efforce souvent de gommer les divergences, d’afficher leur caractère plus formel que fondamental (par conviction, peut-être, mais aussi pour ne pas se brouiller avec son fils – 30 août 1869) :

« Nous étions des républicains… Vous êtes des irréconciliables. Les mots sont changés, voilà tout. Seulement, prends-y garde : républicains – repré-sente un principe, un système, irréconciliables – n’est qu’un mot d’ordre. irréconciliables ! C’est un grand mot… Mais avec qui ? Avec quoi ? Avec les auteurs et complices du coup d’État ? Soit ! Je suis de cet avis. Avec la tyrannie ?

66. Jules Barni, Manuel républicain, Paris, 1872, p. 15.

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L’absolutisme ? Le pouvoir personnel ? Soit encore. Nous sommes d’accord. Là où nous cesserions de l’être, serait peut-être dans l’emploi des moyens 67. »

Ce refus de l’extrémisme se manifestera de manière aussi forte lors de la Commune, bien entendu. La lettre du 6 avril 1871 constitue une condamnation sans appel du mouvement communaliste. De la part d’un républicain modéré et positiviste, elle n’a rien de surprenant. Le langage utilisé par Jules demeure en fait assez mesuré, même si les noms et adjectifs peuvent sembler violents à un lecteur de 2012. Mais on sait qu’on a vu bien pire en ces douloureuses semaines, que la Commune jugée non seulement par des écrivains marqués à droite comme Maxime du Camp mais aussi par son ami Flaubert, par la vieille républicaine qu’était George Sand, et par beaucoup d’autres, a été l’objet de qualifications d’une violence inouïe. Beaucoup d’autres : le « père » du roman policier, Émile Gaboriau, écrivait : « C’est le bagne alcoolique en délire, une orgie de sang de singes enra-gés 68 », comparaison zoologique très courante dans le discours d’époque. La condamnation de Jules, certes totale 69, n’use pas d’un tel langage, « misérables », « énergumènes » et « fanatiques » constituant des qualificatifs que l’on pourrait certainement retrouver sous de nombreuses plumes de bourgeois républicains de province. il est évidemment très regrettable que nous n’ayons pas conservé les lettres de fin mai-début juin qui nous auraient permis d’apprécier les réactions de Jules Lelorrain à la Semaine sanglante.

De même, serait-il anachronique de condamner les jugements de Jules, très banaux pour l’époque, sur l’Algérie, les Arabes et la colonisation à partir de nos concepts et positions du XXIe siècle, jugements portés sur les bienfaits de celle-ci et les malheurs de la population indigène, malheurs qu’ils ne doivent qu’à eux-mêmes (30 novembre 1869) :

« C’est une étrange race en effet que ces Arabes. Ce qui fait leur malheur et leur infériorité, ce qui amènera leur extinction ou leur refoulement dans le désert, ce sont deux choses : leur croyance au fatalisme, qui les abrutit, les désintéresse de tout, leur enlève toute prévoyance, toute énergie active, toute initiative ; et le contact de notre civilisation, de notre activité, de nos inventions et entreprises. »

Comme exemple d’une idée sans doute largement partagée, on peut aussi remarquer l’intérêt d’une erreur de jugement commise pendant l’automne 1870 : l’idée que la République née du 4 septembre, si elle a le malheur de devoir faire une paix de vaincus, sera à nouveau condamnée à disparaître rapidement, les conser-

67. C’est nous qui soulignons. il gomme volontairement des divergences bien plus profondes.68. Cité par Thierry Chevrier dans sa préface, p. XXIV, à Émile Gaboriau, Les enquêtes de Monsieur Lecoq, Paris, Omnibus, 2011.69. Voir les notes beaucoup plus détaillées en commentaire des lettres de 1871.

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vateurs lui attribuant à charge les responsabilités de l’échec, alors même qu’elles relevaient très principalement du régime précédent (lettre du 27 septembre 1870) :

« On ne songera ni aux difficultés et aux périls d’une situation que l’empire nous aura faite, ni à la pénurie de nos ressources, ni aux embarras ou plutôt à la ruine que nous cause l’occupation étrangère, on mettra tout sur le compte de la République et des hommes qui l’ont acclamée et fondée. et, pervertissant par tous les moyens l’esprit public, on arrivera peut-être à amener dans l’assemblée constituante une majorité réactionnaire et la République sera encore une fois perdue… »

Ce n’est pas l’élection d’une forte majorité monarchiste en février 1871 qui détrompera Jules Lelorrain. et pourtant, comme on le sait, la République s’ins-tallera, lentement mais irrésistiblement. il est bien difficile de prévoir l’avenir uniquement à partir des configurations du passé.

un dernier mot sur les positions politiques de Jules Lelorrain : notre homme est un patriote. en cela, il est aussi fidèle à une vieille tradition républicaine. Comme on l’a dit au début de cette introduction, sa position est d’autant plus intéressante qu’il n’est pas du tout un partisan du régime et donc que, sur ce plan, lorsque ses opinions rejoignent celles des va-t-en-guerre bonapartistes, on a de bonnes raisons de supposer qu’elles étaient partagées par une bonne part de la moyenne ou petite bourgeoisie française. Ainsi, bien avant 1870, juge-t-il la guerre avec la Prusse pratiquement inévitable (18 mai 1867) :

« L’année prochaine naîtra quelque autre incident. Nous serons en mesure alors [sic] et nous pourrons à la fois venger nos désastres, nos humiliations de 1815 et rabaisser l’orgueil prussien en reconquérant nos frontières naturelles, le tout au prix, malheureusement, d’une grande effusion de sang pour laquelle ou en vue de laquelle il faut, mon bon ami, que tu te prépares. »

Ainsi encore – on se reportera aux lettres de l’époque et aux commentaires détaillés que nous en faisons –, pense-t-il, comme sans doute nombre de Français, en juillet 1870, que le gouvernement a raison d’adopter une politique de force et d’intransigeance, sans concevoir une minute qu’il donne ainsi tête baissée dans le piège tendu par le Chancelier de fer. un Napoléon iii relativement lucide et en pleine possession de ses moyens intellectuels et physiques aurait sans doute pu s’opposer efficacement à cette vague d’hystérie nationaliste : on sait que, malheu-reusement, l’empereur était bien loin de cette santé physique et mentale qui eût été nécessaire. une fois le désastre impérial consommé, et la République proclamée, Jules use volontiers d’un vocabulaire « dantonesque », demande le Salut public, la levée en masse… Croit-il vraiment à ce qu’il écrit ? A-t-il conscience de l’ana-chronisme de ses propos ? On verra dans les passionnantes lettres de septembre-octobre 1870 que les choses sont plus compliquées, qu’il nuance lui-même rapide-ment son propos, se contredit, passe de l’optimisme le moins fondé au pessimisme

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résigné – et avec, au bout du compte, une certaine lucidité dès qu’il consent à lais-ser tomber ses illusions qui, comme chez beaucoup, ressurgiront pourtant jusqu’à la dernière heure.

Demeure une dernière question, essentielle : ce positionnement républicain, comment ses supérieurs l’ont-ils perçu ? Comment expliquer que sa carrière n’ait pas eu à en souffrir – trop ? On a déjà largement évoqué ces questions plus haut en abordant les spécificités de celle-ci mais il nous paraît utile de bien mettre les choses au point. Observons que les autorités n’ont jamais méconnu ses choix politiques. Lorsque Jules Lelorrain est victime de diverses médisances en 1855, le procureur explique une bonne part des haines qu’il suscite par son positionnement partisan :

« M. Lelorrain s’est exclusivement lié à Semur avec deux familles dont il a fait sa fréquentation habituelle : la famille de M. Fénéon, avocat, et celle de M. Matry, juge de paix. M. Fénéon est un homme honorable, étranger aujourd’hui à la politique. J’ai vu dans son salon où nous sommes allés M. le sous-préfet et moi, des hommes ayant appartenu à tous les anciens partis. Quant à M. Matry, il est sincèrement rallié, je le crois, au gouvernement. Mais en 1848, M. Fénéon et M. Matry étaient à Semur à la tête du parti républicain. À l’époque où M. Lelorrain, nommé Président s’est lié intimement et presque exclusivement avec eux, ils n’avaient pas encore fait retour aux idées de modération dont ils paraissent aujourd’hui animés 70. »

Au fond, tout est dit : Lelorrain est républicain, il manque un peu de circons-pection mais fréquente des notables locaux qui, autrefois « ardents », sont retour-nés à la « modération ». en fait, ni Fénéon, ni Matry n’ont jamais varié dans leurs opinions. Mais, prudents, ils manifestent les apparences de la soumission et le régime, qui est une quasi-dictature mais pas du tout un système totalitaire à la façon du XXe siècle, le tolère tout à fait. Cependant, pour ce qui est de notre épistolier, il ne s’agit pas seulement de cela : le 12 juillet 1863, Jules est proposé pour une place de conseiller à la cour. Le premier président, non seulement ne lui reproche rien sur le plan politique mais il rappelle que Jules fut nommé procureur à Semur en janvier 1851 dans un arrondissement hostile, « le plus mauvais de la Côte-d’Or » et lui sait gré d’avoir admirablement fait son travail. Comme il ne s’agit évidemment pas, le connaissant, d’avoir mis les « mauvais » au pas, on ne peut en conclure qu’à des vertus de conciliation et d’apaisement accompagnées de la plus grande efficacité, vertus qui lui avaient mérité les félicitations du peu démocrate procureur général, Raoul Duval, acteur majeur des commissions mixtes et militant de l’ordre s’il en était.

et ceci, sans manifester aucun zèle bonapartiste ouvert et actif alors même que dans de nombreuses régions de France, c’était précisément ce qu’on demandait

70. Lettre au procureur général, 16 avril 1855. Dossier Jules Lelorrain. Idem pour les cita-tions suivantes.

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Ton père et ami dévoué �

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aux magistrats : « tous ceux qui à l’heure du coup d’État refusent de jouer ce rôle politique zélé sont révoqués sur-le-champ » (Bernaudeau, 2007, p. 112). Certes, les cas évoqués en Anjou sont ceux de juges de paix mais les membres du parquet, pas plus inamovibles que les magistrats cantonaux, ne furent pas traités autre-ment, sans parler des « inamovibles » poussés à la démission. Les qualités de Jules Lelorrain semblent donc assez rares et précieuses. D’autant plus que, comme on l’a vu plus haut, et à plusieurs reprises, il a adopté des attitudes qui n’étaient pas de plate soumission – et on ne lui en a pas voulu 71. Cela a dû lui poser quand même quelques problèmes et, s’il ne préside pratiquement jamais le tribunal correction-nel en 1869-1870, ce n’est pas seulement du fait du peu de goût du vrai juriste pour ces affaires mais pour éviter d’être amené à prononcer des peines telles que celles qui s’abattent sur le directeur et l’imprimeur du Grelot en avril 1870 : plus de trois mille francs d’amende et suppression du journal… La proclamation de la République en septembre 1870 fut certes un « heureux événement » mais les circonstances ne permettaient pas de bonheur sans mélange et les années suivantes furent difficiles, moins pour Jules en fin de carrière que pour eugène, aussi républi-cain que son père, moins radical que son frère Édouard mais brièvement révoqué lors du 16 mai. La République, pour les Lelorrain, fut une longue patience mais une grande fidélité.

� Une comédie humaineAu bout du compte, après de longs mois de fréquentation de Jules Lelorrain,

de sa famille, de ses amis et des autres, quelle impression se dégage-t-elle de la collection que nous proposons au lecteur ? il va de soi qu’on ne prétend pas lui imposer une opinion. Pour notre part, il nous semble être devant un ensemble assez rare, non seulement par la continuité et l’homogénéité de la source, mais aussi par ses caractères propres, la liberté de ton et la variété des sujets abordés. C’est un monde qui ressurgit du passé, avec ses dizaines de personnages dont les vies s’entrecroisent, que nous saisissons quelques instants ou plus longuement, qui apparaissent et disparaissent avec leurs occupations, leurs désirs parfois, leurs refus, leurs habitudes, leurs opinions, leurs qualités et leurs défauts ; leurs amours et leurs unions matrimoniales (ce qui peut être fort différent), leurs souhaits et leurs déceptions professionnelles, leurs voyages et leur enracinement, leurs rêves et leurs drames, leur bonne santé, leurs maladies et leur mort, la façon dont ils tentent de survivre et de donner quelque sens à leur vie au milieu des événements qui dépendent peu de leur volonté et de ceux – bien plus minimes – sur lesquels ils croient pouvoir exercer quelque influence. Vieux, jeunes, riches ou moins riches, hommes et femmes, provinciaux et Parisiens, raisonnables ou un peu fous (aux

71. Certes, les exemples que nous avons sont datés d’une époque où l’empire se « libéralise » (un peu) et où Jules a atteint un grade assez élevé. Mais ses opinions politiques n’ont jamais été ignorées de ses chefs.

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� Introduction

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yeux de Jules Lelorrain) tels Morin ou Beau de Rochas, engagés ou non dans la politique, pleins de force ou valétudinaires, sympathiques ou revêches, fins ou stupides (toujours aux yeux du scripteur bien sûr), la galerie des portraits « lorrai-nesques » est presque balzacienne, à certains égards. Au fond, nous avons parfois l’impression de les connaître, de prendre part aux aspects sérieux ou futiles de leur vie quotidienne, d’attendre avec eux ce qui n’arrive pas ou de redouter ce qui va arriver (la guerre par exemple), et ceci alors que tous sont morts depuis plus de cent ans, cent ans ou presque cent ans et que dans l’immense majorité des cas, leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants le sont tout autant (c’est à la génération suivante que l’on rencontre quelques survivants, déjà âgés). C’est une façon très gratifiante de faire de l’histoire que de s’insérer ainsi, par la magie d’un document retrouvé, dans la vie non des humbles (le mot ne conviendrait pas ici) mais des obscurs, vus par eux-mêmes ou par l’un d’entre eux, au jour le jour, sans recul ni apprêt ni construction d’un discours à visées particulières. De cette comédie humaine, on pourrait sans doute tirer un roman. Ce n’est pas ce que nous avons tenté ici.

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