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PSYCHOLOGY AND EDUCATIONAL INNOVATIONS 77 European Journal of Psychology of Education 1988, Vol. III, n.0 1, Ti-% 0 1988, I.S.P.A. Une Expérience de Vie en Communauté pour des Enfants Retardés Mentaux: Aspects Théoriques et Organisation d’un Modèle d’Intervention Paola Bastianoni Francesca Emiliani Université de Bologne, Italie Cet article présemte les premières données d’une expé- rieme qui se déroule depuis 1984 dans une commune de la province de Bologne. Il s’agit d’une expérience de vie en commu- nauté destinée à des enfants présentant de graves retards dans leur développement, dûs à des conditions de fortes carences familiales. Le schéma théorique qui sous-tend cette expérience est issu de l’intégration de deux perspectives: la perspective en- vironnementale en psychologie du développement (Bronfen- brenner, 1979)’ et l’approche interactionconstruction (Schaffer, 198.5). Notre contribution vise à montrer que la règtementation de la vie quotidienne. sa stabilité et l’activité structurante des aialtes (.frime*, Kaye, 19821, sont des éléments essentiels d’une réorganisation des pracessus développementaux. Introduction Il est une impression qui revient à chaque fois que s’impose une réflexion en vue de l’organisation de structures résidentielles devant accueillir des jeunes encore mineurs: l’impression de se mouvoir dans un univers de connaissances flottant, qui n’est pas ancré à une mémoire historique qui lui est propre. Par cette mémoire historique, nous entendons la connaissance qui sédimente et qui devient un patrimoine commun de références. Souvent - et c’est là une caracté- ristique de nombreux services pour l’enfance - les connaissances accumulées, même grâce à la documentation sur les expériences d‘avant-garde, sont dispersées rapidement par les vents qui transforment les conditions historiques, politiques et économiqiies. Et ainsi avec l’alternance des moments historiques favorables et défavorables, l’ensemble de ces connaissances perd son caractère organique, s’effrite, ou voit parfois nier ses intuitions les plus perspicaces. Pourtant, les cinquante dernieres années on vu paraître une riche littérature sur des situations Nos remerciements vont à la municipalité de Zola Predosa (Bologna) pour nous avoir donné l’autorisation d ’ W s à tous les documents et dossiers utiles à i’dyse de l’expérience ammunautaire: Nous remercions en particulier Giuliana Pancaldi et Gino Tarozzi de nous avoir donné l’appui politique et le-!; possibilités administratives indispensables au déroulement de l’expérience. Nous remercions Claude Béguin pour sa traduction de notre article.

Une expérience de vie en communauté pour des enfants retardés mentaux: Aspects théoriques et organisation d'un modèle d'intervention; An «apartment group» for deprived children;

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PSYCHOLOGY AND EDUCATIONAL INNOVATIONS 77

European Journal of Psychology of Education 1988, Vol. III, n.0 1, Ti-% 0 1988, I.S.P.A.

Une Expérience de Vie en Communauté pour des Enfants Retardés Mentaux: Aspects Théoriques et Organisation d’un Modèle d’Intervention

Paola Bastianoni Francesca Emiliani Université de Bologne, Italie

Cet article présemte les premières données d’une expé- rieme qui se déroule depuis 1984 dans une commune de la province de Bologne. Il s’agit d’une expérience de vie en commu- nauté destinée à des enfants présentant de graves retards dans leur développement, dûs à des conditions de fortes carences familiales.

Le schéma théorique qui sous-tend cette expérience est issu de l’intégration de deux perspectives: la perspective en- vironnementale en psychologie du développement (Bronfen- brenner, 1979)’ et l’approche interactionconstruction (Schaffer, 198.5).

Notre contribution vise à montrer que la règtementation de la vie quotidienne. sa stabilité et l’activité structurante des aialtes (.frime*, Kaye, 19821, sont des éléments essentiels d’une réorganisation des pracessus développementaux.

Introduction

Il est une impression qui revient à chaque fois que s’impose une réflexion en vue de l’organisation de structures résidentielles devant accueillir des jeunes encore mineurs: l’impression de se mouvoir dans un univers de connaissances flottant, qui n’est pas ancré à une mémoire historique qui lui est propre. Par cette mémoire historique, nous entendons la connaissance qui sédimente et qui devient un patrimoine commun de références. Souvent - et c’est là une caracté- ristique de nombreux services pour l’enfance - les connaissances accumulées, même grâce à la documentation sur les expériences d‘avant-garde, sont dispersées rapidement par les vents qui transforment les conditions historiques, politiques et économiqiies. Et ainsi avec l’alternance des moments historiques favorables et défavorables, l’ensemble de ces connaissances perd son caractère organique, s’effrite, ou voit parfois nier ses intuitions les plus perspicaces. Pourtant, les cinquante dernieres années on vu paraître une riche littérature sur des situations

Nos remerciements vont à la municipalité de Zola Predosa (Bologna) pour nous avoir donné l’autorisation d ’ W s à tous les documents et dossiers utiles à i ’ d y s e de l’expérience ammunautaire: Nous remercions en particulier Giuliana Pancaldi et Gino Tarozzi de nous avoir donné l’appui politique et le-!; possibilités administratives indispensables au déroulement de l’expérience. Nous remercions Claude Béguin pour sa traduction de notre article.

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et des expériences intéressantes, certaines marquées par un engagement ouverte- ment thérapeutique (voir en ce sens l’ouvrage de Bettelheim, 1950, et le livre de Redl et Winleman, 1951), d’autres mettant davantage l’accent sur l’aspect pédago- gique (ceci vaut pour toute l’expérience de Summerhill), et d’autres enfin, telles les expériences qui ont eu lieu en Italie pendant les années 70, empreintes d‘une forte motivation politique qui a trouvé son expression dans les mouvements anti-institutionnels qui se sont répendus alors dans les institutions pour mineurs et malades mentaux (Carugati, Emiliani & Palmonari, 1981; Maurizio & Peirone, 1984).

Nous nous sommes efforcés de saisir dans ces expériences les aspects de réflexion théorique qui s’intègrent le mieux à une perspective du développement de l’enfant basée sur l’articulation du psychologique et du social, une perspective qui voit dans l’interaction sociale un des éléments fondamentaux du développement psychologique, sur le pian tant social que cognitif et affectif.

L‘ouvrage de Redl et Wineman (1951) décrit l’expérience d’une communauté thérapeutique d’après-guerre, qui dura deux ans environ, où vivaient des adoles- cents présentant un comportement fortement agressif. Les auteurs font grand cas de l’oeuvre de Bettelheim, et ils utilisent son idée centrale de «plan d’intervention thérapeutique globale» qui repose sur la conviction que toute la structure d’organi- sation, depuis le choix des espaces concrets jusqu’aw événements de la vie de tous les jours, doit être considérée comme une partie intégrante de l’intervention thkrapeutique en faveur des adolescents.

Bien que cet ouvrage se présente comme strictement clinique, et que le discours thécrique s’y appuie exclusivement sur la psychanalyse, ce qui nous a semblé intéressant, c’est que l’interprétation psychodynamique des comporte- ments des adolescents utilise la régulation de la vie quotidienne pour susciter des occasions d’appui aux fonctions carencées du Moi. Les auteurs sont convaincus -et une abondante littérature leur donne raison - que pour les enfants présentant plusieurs formes de disfonctions du Moi, il n’est pas possible d’appliquer des formes de traitement psychothérapeutique individuel selon le schéma classique de l’heure de consultation, parce que ce genre d‘intervention est vouée à l’échec si l’on ne peut pas aussi agir simultanément sur les conditions les plus désagré- geantes de leur vie réelle. L’hypothèse novatrice introduite par cette expérience a été de considkrer la vie de ces enfants dans la communauté non comme un ensemble de conditions d’appui, mais comme l’essence du traitement.

Pour chercher à atteindre cet objectif, les auteurs ont dû intégrer, toujours plus étroitement, la réflexion sur le comportement et l’organisation de la vie de tous les jours. Ce travail des adultes pour intégrer l’étude du comportement des sujets, et la structure des activités et de l’intervention thérapeutique, nous semble aujourd‘hui encore un aspect particulièrement intéressant de cet ouvrage, qui rentre parfaitement dans la discussion actuelle de nombreux spécialistes -psychiatres ou psychologues - qui s’occupent du secteur de l’enfance.

Dans les expériences faites en Italie dans les années ’70, nous retrouvons aussi, exprimée avec force et clarté, l’idée que l’insertion de petits groupes de mineurs dans des appartements «normaux» d‘immeubles situés en ville a un pouvoir normalisant, au contraire du pouvoir de ségrégation qu’exercent les institutions totales. Ce dernier terme nous montre combien était forte l’influence des analyses de Goffman (1961) et de Basaglia (1968), qui ont souligné combien les conditions de vie des sujets, à l’intérieur de ces institutions, étaient alién&s et déroutantes du fait qu’elles étaient toujours dirigées par d’autres, contrôlées, prédéfinies, et que l’individu ne pouvait pas les modifier.

Dans les premières expériences de groupes en appartement, certains critères d’évaluation se sont avérés cruciaux, tels l’autonomie économique par rapport

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l’administration responsable; la possibilité que les organisations de quartiers ou les USL (aUnità Sanitarie Localin: les organes décentralisés qui gèrent les questions de santé publique en Italie au niveau communal) exercent un certain contrôle ou offrent leur appui; le nombre maximum de mineurs déterminé par leurs problèmes concrets et par les ressources disponibles parmi les éducateurs; l’élasticité des rôles des adultes et l’absence de dkfinition préalable rigide des rôles d’éducateurs (couple représentant les images maternelle et paternelle!)’; le caractère temporaire des initiatives, en fonction des besoins spécifiques et de la durée jugée nécessaire; la nécessité d’un rapport direct avec l’organisation pro- motrice pour surmonter les lenteurs bureaucratiques. Ces critères visaient à la Iéalisation de deux objectifs principaux: d‘une part, faire sortir les mineurs des institutions, et remédier aux dommages qu’un long séjour dans ces institutions leur avait fait subir; d’autre part, organiser un nouveau modèle d‘intervention.

Dans cc modèle, les moments principaux de la journée permettaient de reconstruire une vie quotidienne, de lui redonner une assise ferme sur laquelle pouvait se construire l’expérience; on a considéré que c’est en partageant les rythmes et les modes de vie de tous les autres enfants et adolescents dans les activités habituelles, de celles de la maison à celles de l’école et des lieux de récréation, que doit commencer le processus de récupkration et de changement des comportements.

Mais ce point de départ n’a pas été suivi d’un projet d’éducation et de thérapie fondé sur une kflexion théorique structurée et sur des modèles d’organisation contrôlables. Ceci s’explique par les nombreux obstacles politiques, mais aussi par une évaluation trop optimiste du pouvoir transformateur de la seule insertion dans la vie quotidienne comme remède contre la condition marginalisante vécue auparavant.

Mais tant dans l’expérience américaine que dans celle des groupes en appartements, une grande importance est donnée à la structuration de la routine de la vie commune en société, considérée comme une armature nécessaire, qui influence directement les individus et leur monde psychologique. Cette approche est parfaitement cohgrente avec une perspective théorique qui s’affirme de plus en plus dans le domaine du développement de l’enfant, et qui met en évidence les aspects constructeurs de la dynamique sociale dans les processus psycho- logiques.

Les points de focalisation de cette perspective sont en premier lieu i’impor- tance accordée au contexte dans lequel a lieu le développement et les efiforts faits pour analyser les degrés d’interdépendance entre l’individu et le milieu. Chez Lewin (1948; 1951) le problème de la relation entre l’individu et le milieu s’exprime par le concept d‘«espace vital» qui explicite l’interddpendance entre les faits objectifs et subjectifs; dans l’ouvrage plus récent de Bronfenbrenner (1979), l’étude des interconnexions entre les processus de développement et les contextes de leur réalisation a été redéfinie comme une aécologie du développe- ment». Selon cette conception, les différents milieux dans lesquels l’enfant vit sont considéiGs comme insérés les uns dans les autres: ce qui se produit dans les moments de passage d‘un milieu à l’autre peut être tout aussi important, pour ce qui est de l’influence sur le développement, que les événements et les relations que l’enfant vit directement dans chacun de ces milieux. Analyser les conditions de la croissance de l’enfant signifie alors prendre en considkration la complexité des influences des divers environnements, dans leurs effets tant directs que de «second degréu.

Cette importance accordée au contexte, et par conséquent aux nombreuses relations sociales des enfants, fait que la relation avec la mère n’est plus considérée comme la seitle décisive; les différentes fonctions nécessaires à un développement

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satisfaisant sont redistribuées entre les nombreux et divers «personnages» qui entourent l’enfant: ainsi, les pères, les frères et soeurs, les grands-parents, mais aussi les adultes qui n’appartiennent pas à la famille, acquièrent une dimension significative dans ces relations.

L‘autre point de focalisation de cette perspective concerne le rôle structurant rempli dès le départ par l’adulte dans l’interaction avec l’enfant. Dans les premiers mois et dans les premières années de la vie, ce rôle comprend la sélection des comportements spontanés de l’enfant auxquels il faut attribuer des significations sociales et des intentions, et leur organisation dans l’espace et le temps selon des séquences d’interaction sociale.

Ces processus, qui sont désormais abondamment décrits par la recherche psychologique (Schaffer, 1984; Bowlby, 1969; Kaye, 1982; Emiliani & Carugati, 1985) permettent à l’enfant de s’insérer dans la réalité sociale et d’acquérir les compéten- ces nécessaires pour connaître sa réalité propre et s’y orienter.

Ainsi, selon cette approche, la compétence sociale des enfants se construit en grande partie sur la façon dont les adultes leur ont appris à connaître et prévoir la réalité quotidienne - à travers la répétition des gestes et des séquences d‘actions, par l’attribution de significations sociales reconnues des autres et par la structuration de l’interaction-dans un processus qui été décrit comme adonner à l‘enfant l’échafaudage,, la structure de support qui lui permet de s’exercer à être un partenaire compétent.

En ce sens, les modes d’interaction sont d’une importance cruciale pour les enfants dans leur construction de la réalité, et c’est le jeu de l’interaction qui permet aux partenaires de se construire une histoire commune et de se d6finir comme ((système social».

La mise en place d’un système de relations personnelles et sociales comprend la formation d’attentes réciproques entre ses membres, et c’est par la construction de ces attentes concernant les autres que l’enfant apprend qui et ce que sont ces *autres» pour lui: c’est-à-dire qu’il développe une conscience de soi-même. NOUS avons attaché une importance particulière à cet aspect en nous référant à cette perspective pour organiser une habitation en communauté pour des enfants qui avaient des retards de développement dûs aux conditions de privation marquée $sur le plan affectif, social et cognitif, dans lesquelles ils avaient vécu.

Nous avons voulu prévoir un modèle d’intervention qui garantissait la réalisation d’un climat «familial», répétant les rythmes de la vie de tous les jours, offrant des images adultes très stables, ce qui devait permettre, dans l’interaction liée à la routine de tous les jours, de répéter ces processus de construction et de partage de la réalité qui se sont avérés fondamentaux dans I’acquisition des compétences sociales et cognitives qui sont à la base de la formation de la cons- cience de soi-même.

Cet aspect présente aussi un grand intérêt théorique; en effet, on a longtemps pensé que les jeunes qui grandissent dans des milieux institutionnalisés ou qui ont été privés de soins et d’attentions, ne peuvent pas se réadapter à des milieux de type familial parce que leur Moi est déjà défini.

11 faut rapporter cette problématique, sur le plan psychanalytique, à la dis- cussion de Winnicot sur le «faux moi,, compris comme une organisation de défense de l’individu qui traduit son adaptation & la réalité sociale: plus un milieu carentiel ou institutionnalisant impose une adaptation forcée et entrave le développement de capacités autonomes et créatrices, plus cette structure de l’individu risque de s’avérer inadéquate et inefficace dans un nouveau contexte d’existence. Tout cela est certainement vrai, mais cela signifie simplement qu’avant de parvenir à une nouvelle organisation de leur comportement, ces enfants passeront probablement par des phases de dépendance, de désorganisation personnelle,

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de régressiori. Dans ce sens, la régression ne doit pas être considérée comme un «retour en arrière? mais comme le commencement d'un processus de développe ment, visant à une nouvelle adaptation. (Bettelheim, 1967; A. Freud, 1965). La règlementation de la vie quotidienne et sa stabilité deviennent, d'autant plus importantes qu'elles représentent la structure de support qui permet aux enfants d'entamer ce processus. Et c'est là le modèle d'intervention que nous voulons expliquer dans cette dtude; trop souvent en effet, dans les milieux de la psycho- pédagogie, l'efficacité de la relation adulte-enfant est attribuée exclusivement à la sensibilité et à la capacité de l'adulte de se mettre 4 la place de l'enfant, de faire preuve d'empathie à son égard.

Mie en place de l'expérience

Cette expérience a pris le départ en janvier 1984 sous les auspices d'une Commune de la Province de Bologne, en collaboration officielle avec le Départe- ment des Sciences de 1'Education de l'université de Bologne.

L'administration communale avait demandé h l'Universit6 de commencer par une phase d'essai de deux ans, pour mettre au point et expérimenter un projet d'une structure d'habitation communautaire pour mineurs délaissés. Elle avait aussi demandé à l'université de fournir les éducateurs, et de suivre et d'observer le déroulement de l'expérience pour pouvoir en organiser la suite 2i

la Ifin de la période d'essai: actuellement, l'expérience est encore en cours, et fait l'objet d'observations régulières.

Le groupe est constitué en tout de cinq mineurs et de cinq éducateurs; les éducateurs sont licenciés en sciences humaines (psychologie, pédagogie et philo- sophie), ils ont été contactés et préparés aux techniques d'observation par la responsable, professeur-associé de psychologie sociale, qui suit cette exp6rience. Le groupe des enfants est formé de trois garçons et de deux filles, âgés de 5 à 11 ans ciu moment de leur entrée dans le groupe: trois d'entre eux sont frères et soeur.

Au début de l'expérience, tous les enfants offraient un tableau typique du délaissement et du manque de soins, qui se traduisait par des retards dans leur développement intellectuel, dans la communication et dans le langage, et par une grande pauvreté dans leur répertoire de comportements. Pour un des frères, qui avait dû 6tre hospitalisé pendant de longues +riodes durant ses deux premières anndes, la situation était particulièrement grave: aphasie totale, troubles de la motricité.

Chez la fillette de cinq ans, le manque de soins se manifestait surtout au niveau des dynamiques psychologiques, en raison des souffrances (isolement, dépression) provoquées par I'abandon des parents.

Un seul garçon présentait des problèmes liés à son internat dans une insti- tution pour mineurs (outre de considérables carences dans son développement psycho-affectif et intellectuel).

Dans notre méthode de travail, l'utilisation de l'observation se basait sur les points suivants:

a) On a observé et décrit minutieusement toutes les premières rencontres avec les mineurs et, intégralement, leur première semaine de vie dans la communauté, afin de repérer les routines qui s'affirmaient.

b) Après avoir repéré ainsi les routines les plus significatives de la journée, celles du dîner, du coucher et du réveil des enfants, ont été décrites deux fois par semaine pendant les prem'iers mois de la communauté, de mars à juin 1984.

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c) D’octobre 1984 à septembre 1986, 30 dîners ont été ,enregistrés à intervalles réguliers, afin de noter les sujets plus importants de la conversation entre enfants et adultes, la manikre de s’exprimer des enfants, les caractéristiques affectives et émotionnelles qu’ils révélaient par le jeu des interactions directes, les formes d’intervention et de relation des éducateurs. Les enregistrements des dîners ont été transcrits en détail, ce qui a permis d’analyser et d’utiliser les dialogues.

d) Au mois de mars 1986, on a enregistré pendant dix jours de suite les routines du réveil, du petit déjeuner, du trajet jusqu’à l’école en compagnie d’un éducateur, du retour de l’école, le moinent des devoirs, du souper et du coucher, en prêtant une attention particulière aux relations entre les éducateurs et la fillette plus petite.

e) En outre, les éducateurs tiennent régulièrement un journal dans lequel ils notent les épisodes qu’ils jugent significatifs, qu’il s’agisse d’interactions entre enfants ou enfantladulte, ou de la description de rêves ou de récits faits par les enfants mêmes.

f) Le matériel produit par ces observations a servi de point de départ à des discussions et des analyses approfondies dans le cadre de l’université, entre les éducateurs, la responsable universitaire, et le psychologue du quartier, afin d’gtablir progressivement des projets d’intervention sur les mineurs. L’analyse du comportement des enfants n’est pas le seul objet de ces rencontres: on y décrit et discute aussi les émotions et les sensations des adultes, leurs attentes et leurs idées.

g) La responsable universitaire a fait directement ses propres observations, rendant visite en tant qu’amie à l’appartement certains après-midis des jours ouvrables au cours des premiers mois de l‘expérience, plus précisément depuis le moment où les enfants rentraient de I’eCole jusqu’à l’heure du dîîer.

La vie quotidiénne

Le temps et l’espace

L‘objectif principal était donc de construire une histoire commune pour favoriser la mise en place d’une réalité prévisible, partagée et signifiante pour chacun des participants, qui devait permettre de stimuler les processus de réorga- nisation des connaissances sociales et des capacités cognitives des enfants.

Pour partager une même réalité, il faut que les significations des act’ions et des gestes soient claires et acceptées d’un commun accord par tous les mem- bres de l’interaction, tandis que cette réalité n’est prévisible que si elle se répète dans le temps. Donner un caractère répétitif aux comportements en les insérant dans des routines confirmées est une stratégie comportementale inhérente à tout processus de construction de la réalité; en effet, la répétition réduit l’effort: elle permet d’acquérir les significations sociales ae ces comportements comme un bagage de connaissances connues et allant de soi.

Dans notre expérience, il dallait reprendre ce processus au départ. Lorsqu’ils sont entrés dans le groupe, tous les enfants avaient une capacité

très limitée d’orientation spatio-temporelle, et tous les événements de leur vie passée et présente, privés d‘ancrage dans le temps ou dans l’espace, flottaient, vagues et confus, dans leur esprit.

Le langage des enfants exprimait bien ce problème: ils n’utilisaient que le présent et se montraient incapables de se référer à un «avant» ou à un «après»; la plupart des objets &aient définis comme «chose» ou «gabaglio» (déformation du mot italien «bagaglio», «bagage»). Un enfant présentait les symptômes d‘une aphasie très grave.

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Même pour les plus grands, l'organisation de la perspective temporelle se limitait à un présent général qui pouvait s'étendre jusqu'à un passé très récent («hier») ou un futur tout proche («demain»).

Ce «hier» ne désignait pas le jour précédent, mais avec la formule «quand j'étais petit)), représentait leur seule forme d'expression du passé. Ils n'avaient même pas ilne idée claire des rythmes de la journée, sauf pour ce qui est du jour et de la nuit. Pour eux, la semaine, le mois et l'année n'existaient pas. Ils ne connaissaient pas les noms des jours de Ia semaine, et par conséquent, il fallait reconstruire les rythmes temporels en les rattachant au passage des jours et des nuits. En outre, dans leurs récits, on ne comprenait jamais où ils s'étaient trouvés: ils étaient comme perdus dans des lieux mal définis, souvent désignés seulement par les mois «dedans» et «dehors».

Tous ces enfants, même si de manières différentes, ont grandi dans des conditions d'abandon, et cet «abandon» est à la source d'une représentation de la réalité sans coordonnées et sans ancrages. Pour trois d'entre eux, provenant de la même famille, le rapport de fratrie représentait une exception: encore maintenant, l'un d'eux situe parfois sa propre expérience par rapport à sa soeur, en disant par exemple: «Quand S . était petite, je n'allais pas à l'école».

Cette situation a rendu nécessaire une subdivision très détaillée de la journée, où les activités étaient nommées et répétées aux enfants dans leur ordre de succession.

Pendant longtemps les enfants ont demandé avec insistance: «et maintenant, qu'est-ce qu'on fait?», «et après, qu'est-ce qu'on fait?» Ces questions remplissaient probablement un double rôle: l'enfant cherchait à se rassurer, et à se former une représentation mentale de la succession des routines quotidiennes.

C'est pourquoi nous avons voulu donner une valeur particulière aux activitks principales de la journée: le réveil et le petit-déjeuner, le trajet jusqu'à l'école, les jeux après l'école, le dîner en tant que repas commun les jours ouvrables, le coucher avec tous ses rituels.

Le dinianche est devenu en particulier le jour de la fête, un souvenir agréable qui s'intercale entre les jours d'école, avec un déjeuner de choses «meilleures», et le cinéma ou les excursions dans d'autres villes. Tous les quinze jours, les enfants passent le dimanche en famille, accompagnés à l'aller et au retour par les éducateurs.

On a aussi fait de grandes fêtes pour tous les anniversaires des enfants et des éducateiirs: ce n'est qu'ainsi que le «temps» a acquis une dimension positive, valoris6e par des épisodes agréables, par des souvenirs, des attentes et des désirs. La constitution d'un système d'attentes par rapport aux horaires de certaines activités, à leur succession habituelle et à l'interaction avec les adultes, a marqué le point de départ de la vie communautaire. Pour créer un climat de stabilité et de continuité, il a fallu recourir à un modèle c''organisation qui privilégiait un style «familial». Dans l'expérience de groupe, ce terme ne signifie pas que les éducateurs sont assimilés aux figures parentales, mais il se réfère principalement aux temps et aux modes de la vie communautaire de tous Ies jours. Dans ce but les éducateurs sont toujours présents selon une alternance journalière et non horaire: les jours ouvrables, il y a toujours deux éducateurs qui travaillent deux jours de suite décales pour garantir la continuité tout au long de la semaine, tandis que pour le week-end, deux éducateurs fixes sont prévus du samedi au lundi matin.

Ce calandrier a été établi après une première période d'environ dix jours, pendant laquelle les éducateurs étaient tous présents sans horaire prédéfini, pour faire connaissance avec les enfants et pour décider comment organiser au mieux l'alternance des présences. Une fois rassurés par la présence régulière des édu-

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cateurs, les enfants n’ont plus semblé perturbés par ces allées et venues cycliques, mais à un certain moment, le plus grand s’est appuyé sur le changement des prksences pour apprendre le nom des jours de la semaine,

L‘espace aussi a suivi un processus semblable d‘appropriation et de vale risation: au début, les enfants ne considéraient comme espace personnel que leur lit, et ils mettaient tous les objets qu’ils estimaient leur appartenir sous leur oreiller. Les éducateurs leur ont conseillé d’utiliser les armoires pour y ranger leurs jouets et leurs affaires d’école; chacun disposait d’un espace à soi pour garder ses choses à lui, et les enfants y mettaient des affiches et des photographies. La personnalisation des espaces de l’appartement a coincidé avec la compréhension de l’utilisation des espaces communs: un exemple typique est la table du dîner, où pendant un certain temps les enfants tendaient à ne mettre que leur propre couvert, sans tenir compte des autres. C’est seulement peu à peu que la table est devenue un espace partagé, et que les enfants ont commencé à la mettre ensemble et pour tous. Pour les enfants, il a toujours été très important de trouver une maison meublée de manière agréable, adaptée à leur présence, et bien tenue. On a apporté le même soin à l’entretien d‘une atmosphère agréable et ordonnée qu’à la préparation des repas.

La routime et les règles

Les analyses portant sur la vie dans une institution de grande dimension ont montré l’importance qu’y prenaient les routines; la vie en institution est donc certainement prévisible en raison de son caractère répétitif; mais ces répétitions restent cependant toujours étrangères aux intérêts et aux rythmes de chacun des individus qui y vivent. Tout est prédéfini par une logique qui, dans le meilleur des cas, est soumise aux exigences d’une organisation efficace. Par conséquent, les routines et l’ordre de la vie quotidienne se succèdent certes de manière rigoureusement prévisible, mais sans la moindre possibilité de les modifier en tenant compte des exigences des enfants. (Carugati et al., 1973).

C’est contre cette prédefinition rigide de tous les moments de rencontre entre personnes que les premières expériences de groupe des années ’70 ont mis l’accent sur un climat généralement anti-autoritaire, cherchant avant tout à se définir de manière alternative par rapport à l’internat.

Dans le groupe dont nous parlons ici, seul un enfant venait d‘un internat; tous les autres avaient vécu jusqu’alors en famille: ces enfants ne présentaient donc pas une organisation de comportements marquée par l’adaptation à une institution; mais ce qui frappait surtout était la pauvreté de leur répertoire de comportements. Ils ne savaient pas comment se comporter même dans les situa- tions les plus simples: se laver, manger à table. Certains avaient même des difficul- tés à s’habiller. Les éducateurs ont commencé par leur montrer quel était, dans chaque situation donnée, le comportement le plus simple et le plus efficace pour résoudre les problèmes. Ce même comportement était répété dans les routines quotidiennes, et devenait .règles à partir du moment où tous les enfants l’adoptaient spontanément.

En ce sens, on a valorisé l’aspect structurant des règles, qui n’ont jamais été en elles-mêmes l’expression d’un pouvoir normatif des adultes, mais une ciéfinition de comportements aptes à résoudre des Frobièmes quotidiens.

Les habitudes et les règles partagées et reconnues par tous permettent la sédimentation de connaissances sociales auxquelles tous peuvent se référer; tous s’attendent à ce que la règle, une fois formulée, soit respectée. Si on a decidé qu’on nz commence pas à manger avant que tout le monde soit à table, parce que:

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«ici, ce n’est pas une colonie où personne ne s’intgresse aux autres- (opinion exprimée pendant le souper par un des enfants), tous les enfants sont à même de prévoir et de contrôler le comportement des autres, et ce développement d’attentes réciproques entre enfants et face aux adultes devient un élément tranquillisant et stabilisateur de la vie quotidienne.

La formation d’un système de relations sociales qui a des règles d’application et qui suscite des attentes réciproques entre ses membres, produit le «terrain social- sur lequel se forme le Moi des enfants, et leur permet de devenir forts et sûrs d’eux (Lewin, 1951): Ceci est important dans le processus de restructuration de l’expérience subjective chez ces enfants, car cette socialisation influence la formation du Moi et lui est étroitement liée.

En effet la perception que chacun a ae son Moi est renforcée par des ex& riences d’autonomie et d’efficacité personnelles: se sentir comme le centre d’initia- tives capables d’influencer les autres et la réalité qui nous entoure, et en même temps se percevoir comme objet de l’action et des émotions d‘autrui.

Ces expériences de valorisation du Moi ont certainement manqué dans l’histoire de ces enfants, mais par le jeu des attentes réciproques et des définitions de «qui tu es à mes yeux- qui s‘instaure dans un système de relations stables, la possibilité d’une valorisation personnelle se reconstruit peu à peu, d’abord aux yeux des éducateurs, et ensuite aux yeux des enfants mêmes.

Fonctions et modalitk de l’intervention des éducatsuns

Les capacités des adultes à interagir avec leur progéniture sont souvent traitées ou présentées comme «naturelles-, et en tout cas spontanées. On considère comme spontanée, ou même innée, la tendance des mères à attribuer un sens, dans l’interaction, au comportement des bébés. 11 est certain que toutes les 4foi.s que ces capacités relationnelles ne sont pas mises en acte, les enfants présentent des troubles et des carences.

En cohérence avec l’approche théorique qu’ils ont adoptée, les éducateurs ont jugé essentiel d‘exercer envers ales enfants du groupe le processus de structuration résumé dans la littérature par le concept de nframe-, un mot qui en explique bien les fonctions et les modalités d‘interaction.

Dans 11: cas présent, il ne s’agit plus d‘abord direct ou de spontanéité dans le comportement des adultes, mais bien d‘analyses précises de toutes les occasions qui s’offrent chaque jour pour structurer des rapports interpersonnels qui per- mettent de réaliser des projets d’intervention sur l’individu et sur le groupe.

On s’est efforcé de ne pas attribuer les résultats d’un processus de chan- ment à un élément «ineffable» ou «inexplicable- du rapport interpersonnel (comme cela se fait dans les milieux tant psychopédagogiques que thérapeutiques), mais plutôt de dtéterminer les modalités d’intervention de i’adulte qui se sont avérées les plus importantes dans cette expérience:

1) Devenir partenaires d‘une relation significative à travers une histoire vécue en commun.

2) S’occuper des enfants. 3) Soutenir et rassurer. 4) Protéger. 5) Remplir un rôle instrumental. 6) Jouer et s’amuser ensemble.

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Devenir partenaires d’unie relatioii significative à travers une histoire vécue en commun

Les sentiments d’amour et de tendresse sont une condition nécessaire mais non suffisante pour garantir une influence réelle sur le comportement des enfants. Les éducateurs se sont efforcés de devenir de véritables partenaires, ayant par conséquent une influence, en se rendant familiers aux enfants, en leur permettant de les connaître. La familiarité a été le premier objectif, parce qu’au début de la vie en commun, tous les enfants se sentaient clairement inquiets et perdus, comme l’a explicité après un certain temps une fillette:

Tu te souviens, te premier jour, quand je suis arrivée, je courais toujours derrière mon frère. Lui, il parlait, mais moi, je me taisais. Je me gênais; quand Papa est parti, je voulais me sauver à la maison. J’allais dehors, regarder le dhamp, mais je ne connaissais pas le chemin. J’allais dans le champ et je regardais, je voulais rentrer à la maison pour être avec mes parents.

Ce sentiment de déroutement, qui s’explique par le changement de vie auquel les enfants avaient dû faire face, avait encore été accentué par la façon trop hâtive dont le service social avait effectué leur insertion dans le groupe. Les enfants n’avaient pas été suffisamment préparés par l’assistante sociale et par leurs parents au changement qu‘allait subir leur vie, et on n’avait pas prévu de plan de familiarisation progressive avec !a nouvelle situation.

Les éducateurs ont favorisé le processus de «familiarisation», jugé parti- culièrement important en raison du long séjour que les enfants allaient faire dans le groupe, en renseignanl :es enfants sur leur propre vie. Cette prise de connaissance s’articulait ainsi:

-La connaissance des lieux d’habitation des éducateurs. Les enfants ont eu la possibilité de rendre visite aux .éducateurs chez eux; dans certains cas, ils ont aussi fait la connaissance de leurs familles. Comme les éducateurs habitent plus ou moins loin de la maison où le groupe s’est ktabli, le retour des visites faites ensemble a créé un sentiment de compréhension et de sympathie pour une condition perçue par l’enfant comme commune, partagée avec les adultes, ce qui est bien exprime par cette remarque de l’un d‘entre eux à une éducatrice, chez qui le groupe venait de passer un week-end tranquille au bord de la mer: «Hein, ça t’embête de partir!,

-La connaissance des amis et de la famille des éducateurs. Les jours de fête en particulier, on a invité à déjeuner et à dîner des amis et des membres de la famille des éducateurs. Les enfants se sont montrés très curieux de faire la connaissance de personnes nouvelles et, à travers leurs récits, d’explorer des épisodes de l’enfance et de la vie actuelle des éducateurs. Ils ont pu ainsi diversifier de manière significative le réseau de leurs rapports sociaux et affectifs. Les enfants ont demandé les adresses et les numéros de téléphone de ces personnes, qui sont devenues des amis communs avec qui les membres du groupe ont échangé des cadeaux et des inviiations à dîner. De nombreuses photos de l’album du groupe illustrent la participation de ces nouveaux amis communs à des moments importants: anniversaires, fêtes de Noël, excursions en montagne pour Nouvel-An, visites à l’appartement pendant les vacances.

- La partd‘cipation aux événements de la vie des éducateurs. Les enfants parti- cipent à la vie des éducateurs, tant dans les événements heureux, qui sont fêtés

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ensemble, que dans les événements désagréables (maladies ou contrariéds, par exemple), dont ils sont tenus au courant. Les éducateurs donnent toujours ces informations avec les plus grandes précautions, afin d’éviter de possibles réactions négatives.

Le fait que les adultes se montrent «accessibles» a permis aux enfants de maintenir une relation active avec eux, même pendant les absences dues à l’alternance des présences. En effet, ces absences n’&aient pas perçues comme une disparition dans l’indéfini, mais comme une séparation temporaire. Les enfants savaient où allait l’adulte, et ce qu’il faisait.

Dans cc: processus, la principale difficulté des éducateurs a été de se bâtir une activité professionnelle selon des schzmas propres à la vie privée, et d’accepter en même temps que leur vie privée se réorganise en (fonction de leur engagement auprès des enfants.

Les efforts pour maintenir séparés leurs deux milieux de vie sans toutefois rompre la communication ont parfois produit des sentiments de fatigue et d’insuffisance qui ont poussé certains éducateurs à se mettre davantage sur la défensive.

L a connaissance de la vie des éducateurs a été le premier objectif d’un projet qui prévoyait par la suite une introduction progressive reciproque aux situations familiales des enfants et des adultes.

On a invité à l’appartement les personnes de la famille des enfants auxquelles ils étaient plus attachés (parents, oncles et tantes, grands-mères),; avec les éduca- teurs, les enfants se sont rendus souvent et à intervalles réguliers chez chacun d’entre eux. Comme quatre enfants viennent de la campagne, on a cherché à valoriser certains aspects de leurs habitations qui pouvaient être partagés avec les autres. C’est ainsi qu’à commencé un échange d’objets entre l’appartement et leurs maisons. En faisant participer les disférentes personnes à qui les enfants étaient attachés aux moments importants de l‘histoire commune que les édu- cateurs et les enfants se construisaient, on a pu établir une continuité entre les différents milieux de vie et entre les différentes personnes aimées, comme on le voit dans la déclaration d’un enfant à propos de son anniversaire:

Moi, pour ma fête, j’ai eu dix coups de téléphone: Gigi (le père d‘un éducateur), ma grand’mère, Sandro et Fortunata (l’oncle et la tante d’une éducatrice), André (un ami commun) ... et puis Jean (un camarade d’école) et Nadia (une amie de l’éducatrice) sont aussi venus: j’ai battu toiut le monde! (il veut dire qu’il a eu plus de coups de téléphone que les autres enfants pour leurs anniyersaires).

Dans le processus d,e familiarisation, les points suivants ont eu une grande importance:

- La présence d‘objets transitionnels entre les divers milieux. Introduite spontanément par les enfants et encouragée par les éducateurs, cette présence a notoirement contribué à renforcer la vie communautaire. Citons l’exemple du chaton Flint, né de la chatte des trois frères et soeur et choisi, parmi les autres chatons de la portée, par tous les enfants du groupe pour être amené à l’apparte- ment. Le petit chat a commencé à vivre dans l’appartement quelques mois après sa naissance, après plusieurs visites chez les parents des trois frères et soeur pour suivre les premières phases de sa vie (allaitement, ouverture des yeux...). Tous les quinze jours, lorsque les enfants rentraient en famille, ils emmenaient Flint «voir ses petits #frères», et le ramenaient ponctuellement le jour suivant.

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Les souvenirs. Les dîners et les voyages en voiture, à cause du rapprochement physique particulier, deviennent souvent des moments d’intimité qui favorisent les récits: événements de la journée scolaire, de la maison ou de la vie familiale, se mêlent aux souvenirs des éducateurs et des enfants, consolidant aussi la construction de l‘histoire commune par une mémoire du passé, comme le montre l’exemple suivant:

GM. (éducateur, aux enfants): «VOUS vous rappelez la première fois qu’on a mangé du poisson?» G.: d‘était à la montagne, le jour avant qu’on parte, non?» GM.: «Moi j’ai pâché le plus gros poisson» G.: «Et moi le plus petit, deux petites truites.» S. (éducatrice): «Moi, je me souviens que quand j’étais petite, j’allais pêcher avec mon frère et mon cousin, et ils prenaient un tas de poissons, moi, jamais rien. Je passais des heures à fixer ce fichu bouchon qui ne plongeait jamais.» G.: «Mais nous, on a fait vite: on est allé !à où la rivière se rétrécissait, et il y en avait des tas!»

Le récit se poursuit, une petite fille intervient à propos du souvenir de son frère et raconte un autre épisode. Le passé déjà vécu ensemble s’entrelace au passé individuel précédent pour représenter l’histoire de la vie de chacun.

Les albums de photos soigneusement complétés par les photos de tous les événements importants, ainsi que les diapositives, sont le support concret des souvenirs communs et des changements qui se sont produits pendant les années vécues ensemble.

Ce passé qui se construit ensemble a permis aux enfants de se rassurer et de faire l’hypothèse d’un avenir lui aussi partageable, comme le montre la remarque d’un garçon aux éducateurs: «Quand vous serez vieux, nous vous donnerons beaucoup à manger et vous n’aurez presque pas besoin de débarasser la table». Ou comme disait une petite fille à l’éducatrice, au moment d’aller au lit: *Mon frère et moi, on a pensé que quand on sera grands, on achètera une maison pour habiter tous ensemble, vous et les parents.»

S’occuper des enfants

Il est inutile d’insister sur les motivations théoriques de l’importance de cet élément pour le développement de l’enfant.

Les enfants dont nous parlons avaient manqué presque totalement de soins et d‘attention de la part des adultes qui auraient dû s’occuper d’eux, et ils avaient souvent dû trouver le moyen de «se débrouiller, tout seuls. Ceci apparaît dans le récit d’un des trois frères et soeur, qui heureusement représente un cas extrême de l’abandon qui leur était infligé:

G.: «Tu sais, GO (le frère), à la maison, c’était un petit cochon, il mangea@ toujours la bouillie des chats, et une fois il a mangé le pain des poules» (à un éducateur).

La préparation de la «bonne nourriture» a joué un rôle très important dans la construction d’un rapport de confiance avec les ,éducateurs.

Au début, les enfants exprimaient leur émerveillement même devant les aliments les plus communs, et s’étonnaient qu‘on puisse manger tant de choses tous les jours.

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Dans les premiers temps, manger était une fête et une source continue de découvertes qui les absorbait beaucoup. Comme nous l’avons dit, on a apporté un grand soin à la préparation de la nourriture et à sa valorisation. La cuisine, encore maintenant, est le centre de la maison, et les enfants demandent souvent h participer à la préparation des repas.

La propreté et les soins personnels font aussi i’objet d’attentions particulières de la part des éducateurs.

Les enfants ont commencé à prendre plaisir à leur aspect personnel, qu’ils négligeaient complètement au commencement, à apprécier de pouvoir se laver et s’habiller avec des habits propres et repassés.

La maison est elle aussi l‘objet de soins constants pour la rendre attrayante et propre, en maintenant en bon 6tat les objets qui s’y trouvent, ce qui contribue au climat de bien-être indispensable à une vie commune avec des enfants.

On a encouragé les enfants à élargir l’espace des «soins» du personnel au communautaire, et au goût de maintenir agréable le lieu où l’on vit. On voit souvent les lieux réservés aux enfants dans un 6tat d’abandon et de nkgligence notoires; mais la maison ne peut pas devenir un lieu de ce genre: c’est pourquoi il est important que les éducateurs aient soin des objets et sachent se montrer économes et soigneux pour que le milieu où le groupe vit reste toujours agréable.

Les enfants participent, en fonction de leur âge, et de manières différentes, aux travaux ménagers, et ils suggèrent les objets, utilitaires ou dkoratifs, à acheter. Ils ont plaisir à inviter leurs amis pour leur montrer l’appartement et les dernières acquisitions.

Soutenir et rassurer

Nous avons d6jà dit que l’incapacité des adultes de la famille à remplir leur rôle a empêché les enfants de pouvoir compter pleinement sur leur présence et sur leur appui. Pendant la première période de vie en commun, les enfants étaient craintifs et méfiants, même à l’égard des éducateurs, et ils ne montraient pas ouvertement leur besoin d’être rassurés.

En particulier S., m e petite fille, était très active pendant la journée, et le soir, sa charge émotive était telle qu’elle explosait dans des moments de désor- ganisation sans raison et sans précédents apparents. S . sanglotait alors violemment, disait des phrases dépourvues de sens réel, avec une élocution précipitée, et d’une voix aiguë. On parvenait à deviner des peurs liées presque toujours aux parents et à leur vieillesse. Dans ces moments-là, les éducateurs se sont engagés à soutenir et à rassurer les enfants par les comportements jug6s de cas en cas plus opportuns:

-la proximité et le contact physique. Dans la situation ci-dessus, la fillette demandait qu’on reste près d’elle pendant qu’elle ,s’endormait; il fallait rester à côté d’elle, la caresser et la rassurer d‘une voix douce et tranquille, avec des mots très simples, faciles à comprendre.

- «ignorer avec discernement» quand les demandes des enfants sont délibéré- ment provocatrices, et qu’une réponse de l’éducateur ne ferait que renforcer l’instabilité émotive montrée.

- l’avertissement à distance, par des gestes symboliques communs aux enfants et aux éducateurs, comme des gros yeux» ou un rappel non verbal, immédiatement compréhensible.

- I‘indvprétation verbale, I‘utilisation du groupe, le sens de rhumour, rappel h la raison et aux sentiments. Nous rapportons en résumé une situation où l’on a eu recours à ces différents éléments:

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après un début de crise de larmes de S . sans causes apparentes, l’éducateur a invité tous les enfants à jouer à qui pleurerait le mieux: S . était tellement forte que tous ont été d’accord qu’elle était la meilleure. On lui a demandé alors combien de fois elle avait pleuré pour de vrai pendant les mois prkédents. S . a reconnu que souvent, «elle avait fait semblant)), mais elle s’est hâtée d‘affirmer, que de toute façon, c’était elle la plus forte.

Cette intervention n’a ét6 possible qu’après 20 mois de vie commune, quand le rapport des enfants avec les éducateurs était devenu plus confiant et plus stable. La fillette se sentait sûre de l’affection que lui témoignaient les educateurs. A l’intérieur de cette nouvelle dimension, elle a acquis progressivement la capacité de réfléchir sur elle-même et sur les autres.

Il faut donc noter que lorsqu’un éducateur choisit d’intervenir par une interprétation ou un comportement donné, il doit être conscient à la fois de sa force d’influence dans l‘interaction et du niveau de développement des aptitudes de l’enfant. L’intervention citée aurait en effet été inhibante, ou du moins inefficace, quatre mois auparavant.

Protéger

Les récits des enfants à propos de leur passé ont montré clairement la nécessité particulière de les protéger, et avant tout de leurs propres parents. On s’est efforcé d’y parvenir grâce à un projet d‘intervention sur les familles qui prévoyait:

-un rapport direct et constant. à long terme, avec la famille ou avec les personnes auxquelles les enfants étaient attachées (par exemple les oncles et tantes); avec la médiation de la présence des éducateurs au moment des passages de la vie de groupe à la vie familiale, afin de garder sous contrôle les occasions de heurts et d’adoucir l’impact avec une réalité toujours et de toute façon problématique;

-un dosage bien caiculé du temps de séjour des enfants dans leurs familles afin d’éviter les situations traumatiques. Un bref séjour à la maison, de trente-six heures tous les quinze jours, a permis aussi une plus grande tranquillité dans les familles et une diminution sensible des épisodes de négligence et d’abandon;

- l’appui psychologique devant les peurs révélées par les enfants dans leurs récits réels et imaginaires, peurs dont les parents étaient la cause et l’objet; cet appui a permis de «récupérer» peu à peu les images parentales, jusque dans le monde intérieur, affectif et psychologique, des enfants;

-la définition claire de la différence entre les éducateurs et les autres personnes du réseau familial objets de l’affection des enfants, afin d’éviter les conflits affectifs et une possible substitution des éducateurs aux parents. Tandis que cette intervention a permis d’éviter que les enfants se trouvent tiraillés affectivement, quelques difficultés sont apparues dans les familles, sous forme de compétition par rapport aux éducateurs.

En outre, les enfants ont aussi été protégés dans les autres milieux qu’ils fréquentaient: -lors du passage du groupe à l’école: dans ce cas la médiation des éducateurs s’effectue: - directement: en accompagnant les enfants dans le bâtiment scolaire jusqu’à la classe, surtout avec les plus petits pendant les premiers mois d’école, en s’arrêtant pour parler avec les autres enfants de la classe, en observant la réaction des enfants mis en présence de nombreux «étrangers», et en les aidant dans les différentes actions rituelles: accrocher sa veste au bon endroit, entrer en classe à l’heure juste.. .

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- indirectement: par des entretiens informels avec les enseignants à l'entrée et à la sortie de l'école, afin de pouvoir intervenir immédiatement dès l'apparition de nouveaux problèmes, et par des rencontres officielles pour contrôler les progrès scolaires et l'adaptation des enfants.

Demander un contrôle mensuel des connaissances scolaires acquises par les enfants joue un rôle très important dans la protection des enfants, parce que cela permet d'éviter que ceux d'entre eux qui ont besoin d'un rattrapage intensif des notions scolaires de base soient laissés à eux-mêmes en classe au nom du concept vague dune «bonne socialisation,.

Les voisins: un groupe d'enfants et d'adultes comme celui-ci suscite toujours de la méfiance et de la curiosité dans le voisinage. Il est toujours bon de se présenter aux familles voisines et de les rassurer en leur donnant toutes les garanties de tranquillité nécessaires à une bonne acceptation du groupe. La présence des éducateurs pendant les jeux des enfants à l'extérieur permet à la fois de rassurer les autres et de protéger les enfants en cas d'éventuels gestes de refus.

Nous pouvons indiquer en résumé les caractéristiques principales de la protection offerte aux enfants: - immédiateté; - préventiori, c'est-à-dire que les éducateurs doivent être capables de prévoir et de prévenir les éventuelles influences négatives des milieux fréquentés par les enfants; - réalisation d'une atmosphère protectrice, dans le sens d'un climat psychologique qui rassure les enfants, même en dehors de la vie de groupe.

Remplir un rôle instrumental

Pour aider les enfants à prendre confiance en leurs propres capacités, il faut les aider concrètement dans l'exécution de tâches dont ils ne pourraient venir à bout tout seuls. On peut éviter ainsi à l'enfant la frustration que pourrait lui causer un échec. Soutenir concrètement l'activité de l'enfant signifie lui donner un sentiment de compétence même quand, en ?fait, il n'a pas encore toutes les capacités nécessaires pour exécuter tout seul la tâche en question.

EDUCATEUR (à un enfant): «Vu que tu es fort en mécanique, allons réparer le pneu du vélo de S., il est crevé.» G.: d 'a i essayé hier, mais il me manque une chose polir la chambre à air, et on entend toujours l'air qui fuit» ED.: «Maintenant, on va essayer ensemble avec les rustines qu'on a achetées, tu verras que l'air ne sortira plus.»

Exécuter ensemble une activité permet à l'enfant de comprendre tous les éléments et toutes les parties qui en forment la séquence, et lui permet de les mémoriser.

S.: d 'es t moi qui fais la crème ce soir, dis, je peux?» ED.: «Tu te souviens comment on a fait la dernière fois?» S.: Oui, on met la poudre dans la casserole et on tourne tout le temps.» ED.: «Et après?» S.: <(On met le lait et on tourne». ED.: «Et le sucre?» S.: d a v a i s oublié de sucre; moi je mets les biscuits dans les bols, et toi tu tournes dans la crème, d'acxord?»

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Le compliment et la gratification qui suivent l’exécution d’une tâche ren- forcent la confiance en soi de l’enfant, qui se voit comme un individu capable, et lui permettent d’affronter par la suite d’autres épreuves jugées plus difficiles.

ED.: «Bravo, B. Tu as vraiment fait un bon travail.» B.: «Tu as vu comme je lave bien! Demain, je nettoierai aussi la baignoire (pendant qu’elle nettoie la salle de bain avec une éducatrice).

Ce genre d’activité renforce aussi le sentiment d’appartenance au groupe en tant que membre actif et capable.

Jouer et s’amuser ensemble

Comme le montre une vaste littérature psycho-pédagogique, il est très important de jouer et de s’amuser avec les enfants pour établir un bon rapport interpersonnel; c’est aussi une garantie d’un développement harmonieux de leur personnalité.

En programmant les activités de ces dernières années, on a cherché à toujours satisfaire les critères de plaisir et de satisfaction des enfants. Les vacances d’été, qui ont duré chaque année tout le mois d’août, et les vacances scolaires d’hiver sont pour les enfants les moments les plus attendus, les plus heureux.

Les épisodes les plus amusants des journées de vacances passées ensemble sont le sujet de conversation de nombreux soupers, et l’objet d’hypothèses de fantaisie quant au futur:

S.: «On retourne au chalet cet été?» G.: Bien sûr, moi je vais travailler avec Giacomino qui m’apprend à faire le fromage, le séré, et à réparer les toits.» S.: «Tu te souviens que GO. (leur frère) faisait hi-han, hi-han, et il y avait des messieurs qui disaient qu’il devait y avoir un âne quelque part ... » G. (a GO.): «Hi-han, hi-han». GO. (riant): «Non, ça suffit!» G.: «Allez, viens, on va montrer comment c’était.» (ils se lèvent et miment la scène)’.

Dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, le plaisir d‘une activité revit à travers les objets et les mots qui en évoquent le souvenir, et fait naître le désir d’en répéter l’expérience.

Le jeu est aussi pour les enfants une possibilité de lâcher la bride au monde de leurs fantasmes, et permet aux kducateurs d’entrer en contact avec leurs besoins émotionnels plus profonds. Dans ces cas, l’appui émotionnel qu’offrent les éducateurs aux enfants à travers les jeux proposés par ces derniers est d’une importance fondamentale:

B. (aux éducateurs, en entrant à la Coop): «Allez! d’accord que tu serais mon faux papa et elle ma maman, juste pour rire!» Les éducateurs font signe qu’ils sont d‘accord. B. (d’une voix de petit enfant): .Papa, Maman, qu’est-ce qu’on va acheter?» ED.: «Qu’estce qu’on va acheter, ma petite chérie?, ... (le jeu continue jusqu’au retour à la maison, et est interrompu par la petite fille au moment où elle se met à ses devoirs).

Jouer avec les enfants permet aussi l’acquisition et l’accord commun sur les règles sociales nécessaires au jeu à plusieurs (chacun doit jouer à son tour,

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il faut respecter les pauses; les règles proprement dites pour les jeux plus structurés).

S.: aQn joue au Monopoly, ce soir? M o i je joue seule parce que j'ai appris.» G.: aMoi je joue avec GM (éducateur) parce que je ne sais pas bien.» R.: aP. (éducateur),, je peux jouer uvec toi?» S.: «Toi, Go., jette les dés.,

En jouant et en s'amusant avec les enfants, l'éducateur doit aussi savoir interrompre le jeu lorsqu'il faut passer, avec un engagement différent, à d'autres activités quotidiennes, sans que cette interruption soit perçue par les enfants comme un acte d'hostilité contre l'amusement en soi.

Soutenir la régression

C'est une des tâches les plus difficiles et les plus importantes que doivent affronter les éducateurs s'occupant d'enfants qui présentent des carences affectives.

Comme nous l'avons dit, des formes de régression, même intenses, et des phases de dépendance de l'adulte peuvent se produire fréquemment au cours de ces expériences. Des comportements ou des épisodes de «régression, peuvent créer des problèmes aux éducateurs, entre autres parce qu'ils sont souvent inter- prétés comme des arrêts du processus de croissance, ou même comme des «retours en arrière».

Mais dans ces situations, de toute façon, les comportements de régression sont le signe d'un processus de développement en train de se réorganiser à la recherche de nouvelles formes d'adaptation, et représentent par conséquent une phase imnévitable et fondamentale du processus de croissance.

Dans ce schéma d'interprétation, nous avons suivi en particulier A. Freud, qui voit dans la régression un principe du développement normal: chaque progrès est acompagné d'une régression, et les tendances régressives sont présentes en correspondance avec tous les résultats obtenus par l'enfant. Bettelheim aussi affirme qu'un retour à un niveau antérieur d'adaptation n'est pas possible sans tenir compte du changement de signification que lsubit ce retour en raison du temps écoulé.

Tout comportement de régression apparente comporte à la fois une satis- faction à un niveau profond, et un progrès dans le sens de l'adaptation. Finalement, Lewin sépare la régression de 12 personne de la régression du comportement, et fait une distinction entre les symptômes directement observables et l'état sous-jacent de la personne.

Cela signifie que le niveau de maturité présenté par un enfant peut être supérieur ou inférieur à celui que semble indiquer son comportement; par exemple, un enfant qui applique scrupuleusement certaines règles qu'on lui impose et montre un niveau de comportement atrès adapté» à cause de la pression extérieure qui s'exerce sur lui, montrera facilement un comportement moins «mûr, dès qu'il pourra échapper à cette pression.

C'est ce qui arrive d'habitude lors du passage d'un milieu fortement institu- tionnalisé, tel un internat, à un mode de vie où les pressions externes sont plus faibles, comme dans un petit groupe. Cependant la situation de groupe présente d'autres problèmes, parce que la régression de l'individu doit être soutenue A l'intérieur du groupe, qui doit quand même continuer à fonctionner sur des plans plus i.éalistes, et ceci peut demander un engagement notoire de la part des éducateurs. L'aspect crucial de cet engagement s'est avéré être le degré de

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lucidité qui permettait aux adultes de «suivre» les enfants dans leur parcours émotionnel tout en se maintenant «séparés» d’eux.

L‘équilibre entre être ensemble et être en même temps séparés, devant l’expression de besoins profonds d’affection, est en effet difficile à réaliser, et bascule facilement soit dans une attitude de défense contre une implication trop intense, soit au contraire dans une identification excessive avec les besoins emotionnels exprimés par les enfants.

En guise de conclusion

Pour conclure, nous ne désirons pas tant présenter une synthèse de ce que nous avons dit jusqu’ici, mais plutôt redéfinir, de manière plus générale à la lumière de notre effort de réflexion, certaines conditions indispensables de ce genre d’intervention.

-Une habitation en communauté pour mineurs ne peut prendre le départ qu’après une analyse attentive des besoins et des autres possibilités de solutions alternatives à la mise en institution, comme le placenient ou l’adoption. Une fois prise la décision d‘ouvrir un service de ce genre, il faut qu’une volonté politique précise garantisse la stabilité des conditions structurelles et la continuité de ce service.

-En effet, ce service peut seulement être considéré transitoire dans la mesure où il ne peut pas être réactivé une fois son objectif atteint, qui est, en termes généraux, d’assurer aux hôtes mineurs une vie sereine et «nonnaleu jusqu’à ce qu’ils soient à même de subvenir à eux-mêmes ou encore d’être réinsérés dans leurs familles, les condition? le permettant. Seules les indications fournies par les éducateurs qui ont élaboré le projet d’intervention sur les mineurs permettent de juger si cet objectif a &té atteint.

-Cette mise au point est importante, car il faut éviter les risques de fermeture hâtive des groupes lorsque, grâce au travail effectué, le malaise aigu qui avait rendu nécessaire l’éloignement de la famille peut sembler résolu à un observateur superficiel de la situation, ce qui pourrait conduire à croire que le moment de la fermeture du service est venu.

- Le travail de contrôle des interventions réalisées demande une documen- tation et une réflexion sur l’expérience menée, qui doivent se baser sur l’utili- sation de méthodologies d’observation, et sur l’appui d’un spécialiste extérieur au groupe.

-Tout ceci a été possible quand l’organisme promoteur s’est montré en plein accord avec l’initiative et a donné son appui avec une volonté politique précise, qui s’est traduite en particulier par une pratique administrative de ponctualité dans Ies payements mensuels et par l’allègement des formalités bureaucratiques imposées aux éducateurs.

Cet aspect est aussi très important, parce que des Gducateurs préparés et motivés ont vu leurs efforts souvent anéantis par la meule des lenteurs bureau- cratiques. Il semble évident que la réalisation de ces services demande un engage- ment direct, bien que diversifié, à plusieurs participants: pour tous, l’enjeu est la récupération et la réorganisation des processus de croissance des enfants qui leur sont confiés.

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& Brothers.

Gruppo 4bele.

An eapartment group for deprived children

This paper concerns an experiment which begun four years ago (1984) in the province of Bologma, and is still in progress. Zt deals with a residential community (which we caIIed an uapartment group» because it is housed in normal City apartments) for seriously deprived children.

The integration of two theoretical perspectives: the eco- Iogy o f human development (Bronfmbrenner, 1979), a d the i~teractional-construct~v~t approach (Schaf fer, 1984) has pro- vided the theoretical frame of reference.

We described how the regdation and stability of everyday li f e as well as the «scaffolding» activity of educators became the cruciai factors in promoting the developmental processes.

Mots clés: Expérience communautaire, Enfants retardés mentaux.

Reçu le: Janvier 1987 RtWsion reçue le: Juillet 1981

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Paoia Bastianoni. Dipartimento di Scienze dell’Educazione, via Zamboni n.0 34, Bologna, Italie.

Thèmes actuels de Recherche:

Représentation sociale de l’enfance, Processus de socialisation chez les adolescents inadaptés.

Francesca Emiliani. Dipartimento di Scienze dell’Educazione, via Zamboni n.0 34, Bologna, Italie.

Thèmes actuels de Recherche:

Représentation sociale de l’enfance, Processus de socialisation chea les adolescents inadaptés.

Publications les plus représentatives en Psychologie de 1’Education:

Carugati, F., Emüiani, F. & Palmonan, A. (1981). Tenter le possible. Une expérience de resocialisation

Emiliani, F. & Carugati, F. (1985). Il mondo sociale del bambini. Bologna: Il Mulino.

Emiliani, F., Lorenzi-Cioldi, F. & Carugati, F. (1986). Modèles de comportement et images de la crèche chez des éducatrices de jeunes enfants. Cahiers de Psychologie Cognitive, 6, 633-655.

d’adolescents. Berne: Peter Lang.