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CENTRE DE CIVILISATION POLONAISE UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE POLONICUM, CENTRE D’ENSEIGNEMENT DE POLONAIS LANGUE ÉTRANGÈRE UNIVERSITÉ DE VARSOVIE Paris–warszawa2017 UNE LANGUE SLAVE ENSEIGNER ET APPRENDRE LE POLONAIS - LE RUSSE - LE TCHÈQUE

UNE LANGUE SLAVE - Centre de civilisation polonaise

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Enseigner et apprendre le polonais langue étrangèreLANGUE ÉTRANGÈRE UNIVERSITÉ DE VARSOVIE
Paris – warszawa 2017
UNE LANGUE SLAVE
ENSEIGNER ET APPRENDRE
L E P O L O N A I S - L E R U S S E - L E T C H È Q U E
AU COMITÉ DE RÉDACTION ONT PARTICIPÉ :
Anna Ciesielska-Ribard Leszek Kolankiewicz Malgorzata Piermattei Pawel Rodak
TRADUCTION : Krystyna Bourneuf et Anna Ciesielska-Ribard
CONCEPTION GRAPHIQUE E-BOOK ET VERSION PAPIER :
Catherine Protoyerides
DIFFUSION ET DISTRIBUTION :
[email protected]
POLONICUM ISBN 978-83-923039-9-2
Ce volume a été subventionné par Paris-Sorbonne Université et l’Université de Varsovie.
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À PROPOS DE CE VOLUME .............................................................................................................7
TRAVAUX D’ENSEIGNANTS CHERCHEURS DE POLONICUM DE L’UNIVERSITÉ DE VARSOVIE .................................................................................................11
PIOTR KAJAK
LE CONCEPT « ACA-FAN » DANS L’ENSEIGNEMENT DES LANGUES DITES « MINORITAIRES » ............................................................................ 13
ANNA RABCZUK
FENÊTRES ET MIROIRS OU COMMENT DÉVELOPPER LA COMPÉTENCE INTERCULTURELLE DES APPRENANTS DE POLONAIS LANGUE ÉTRANGÈRE ................................................................................... 25
MIROSAW JELONKIEWICZ
DIALOGUES ET CRITIQUES DES FILMS DE KRZYSZTOF KIELOWSKI DANS L’ENSEIGNEMENT DE LA LANGUE ET DE LA CULTURE POLONAISES .......................................................... 53
MARIA KUC
ANDRZEJ ZIENIEWICZ
TABLE DES MATIÈRES
MATEUSZ CHMURSKI
ENSEIGNER LE POLONAIS EN FRANCE APRÈS LE 13 NOVEMBRE 2015 QUELQUES RÉFLEXIONS EN MARGE D’UN COURS ......................................................127
MONIKA SITEK
ANNA SYNORADZKA-DEMADRE
ENSEIGNER LA GRAMMAIRE AUX DÉBUTANTS PROPOSITION D’UN PROGRAMME POUR LES FRANCOPHONES ...........................171
ANNA LUSHENKOVA-FOSCOLO
PAVLA ZELENÁ
LENKA SUCHOMELOVÁ
KATEINA MALEKOVÁ
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T A B L E D E S M A T I È R E S
À PROPOS DE CE VOLUME
Suivant l’engouement pour l’apprentissage des langues étran- gères, la didactique des langues slaves se trouve confrontée aux exigences des évolutions rapides et constantes. Les échanges eu- ropéens accrus et les nouveaux impératifs professionnels modi- fient le profil des publics, et les besoins exprimés par l’apprenant précèdent souvent, voire surprennent le praticien et le théoricien de l’enseignement. La multitude de supports numériques change le modèle classique des cours et met souvent les praticiens dans la posture de coach et de conseiller. Sur tous ces points, la didac- tique d’une langue slave retrouve les mêmes questionnements qui traversent la pédagogie des grandes langues véhiculaires.
Dans ce troisième et dernier volume issu de la collaboration entre le Centre de civilisation polonaise de l’Université Paris- Sorbonne et le « Polonicum » de l’Université de Varsovie1, le lecteur trouvera des réflexions transversales et des propositions méthodologiques qui peuvent intéresser tout enseignant d’une langue étrangère. Dans la première partie, nous présentons cinq communications des chercheurs de polonais langue étrangère exerçant à l’Université de Varsovie. La seconde partie est ouverte aux spécialistes de polonais et de tchèque, une chercheuse de russe les a rejoints.
Bien évidemment, chaque lecteur trouvera « son article » à lire, ses propres questionnements à nourrir et, espérons-le, à
1 Les deux premiers volumes, faisant suite aux rencontres sur la didactique de polonais langue étrangère, sont disponibles, à titre gratuit, auprès du Centre de civilisation polonaise : [email protected] : Enseigner et apprendre le polonais langue étrangère : méthodes, contenus, pratiques (Paris-Varsovie, 2014) et Czym kultura polska moe uwie frankofona ? (Warszawa-Pary 2015).
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éclairer. Mais il existe plusieurs fils communs à ces textes. Ainsi, la sphère du sensible, cet élément indispensable des cours de langues, se retrouve au cœur de plusieurs articles. Leurs auteurs posent des questions et ébauchent des réponses avec le sérieux de théoriciens et l’engagement de praticiens. Comment donc se servir pendant nos cours de ce qu’on appelle toujours la « sub- culture » et devenir un « aca-fan », cet « academic fan » qui par- tage avec ses apprenants à la fois un savoir et une passion ? Un cours de langue peut-il ouvrir « une fenêtre » sur l’étranger et son univers et, ce faisant, renvoyer à soi-même, comme dans un jeu de « miroir » où le reflet de sa propre communauté invite à l’auto réflexion ? Ou encore quelle posture adopter, lorsque l’actualité tragique et très proche, ici celle des attentats de novembre 2015, fait l’irruption dans la « salle de classe » et bouleverse le groupe dont l’enseignant est un membre comme un autre ?
D’autres articles traitent des questions didactiques plus appliquées, passionnantes pour tout praticien. Les auteurs y réfléchissent comment se servir de manière fonctionnelle de la grammaire aujourd’hui, ou encore comment, avec un bref extrait de texte littéraire, faire entrer l’élève dans la richesse et les méandres d’une culture étrangère. Quelle méthode adopter pour une transmission pédagogique réussie, ce pont nécessaire entre la recherche linguistique et la diffusion du savoir ? Et encore de quelle manière introduire la traduction, trop souvent exclue des cours, cet art de « dire presque la même chose » qui devient un exercice de langue ?
Nous ressentons souvent les besoins de disposer des mé- thodes d’initiation à une langue étrangère qui permettraient aux non-spécialistes d’être rapidement autonomes à l’étranger.
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À cet effet, les enseignants et les apprenants souhaitent utiliser des supports multimédias, et on en parle ici très concrètement et on prodigue des conseils bien utiles, pour le polonais et pour le tchèque.
Au-delà de cet ensemble d’interrogations communes à tout enseignant d’une langue étrangère, il existe une problématique spécifique du domaine slave liée simplement à la proximité grammaticale, lexicale ou syntaxique, ce qui peut susciter un échange passionnant et fécond de pratiques, de méthodes et même de contenus pour nos cours ? Ce champ commun, sou- vent encore intuitif, de la didactique des langues slaves est à délimiter, à développer, à approfondir, il est à peine esquissé dans ce recueil d’articles.
Et pour terminer, soulignons ce qui forme un trait commun de ces textes et porte la dynamique de l’ensemble du volume. C’est indéniablement la volonté des auteurs de rendre accessible à l’apprenant francophone une langue non seulement réputée difficile, mais réellement ardue, et de plus « minoritaire » dans la communication mondiale. La lecture du présent volume fait apparaître, en guise de réponse, une attitude propre à tous les auteurs : leur engagement, leur obstination et une belle passion de transmettre et de partager le savoir et les compétences, leur goût pour l’expérimentation, leur sensibilité face aux publics. En bref, leur posture d’« academic fans » des langues slaves.
RédacteuRs du volume
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I N T R O D U C T I O N
TRAVAUX D’ENSEIGNANTS CHERCHEURS DE
POLONICUM DE L’UNIVERSITÉ DE VARSOVIE
C H E R C H E U R S D U P O L O N I C U M
PIOTR KAJAK
LE CONCEPT « ACA-FAN » dans l’enseignement des langues dites « minoritaires »
L’étude de la culture dans la didactique du polonais langue étrangère est une discipline encore jeune, qui est en train de définir ses champs de recherche et qui se pose de nombreuses questions, en puisant dans les résultats des disciplines apparen- tées. Les réflexions des chercheurs allemands et français posent les principales bases théoriques. Mon effort d’introduire dans la pensée polonaise les nouveaux concepts qui fonctionnent déjà dans la sphère anglo-saxonne, et dans les sciences américaines des médias et de la culture, est dû à une raison très concrète. En enseignant des langues étrangères, nous préparons nos appre- nants à vivre une culture nouvelle (ou héritée), dans un relatif confort. Nous souhaitons qu’ils puissent profiter de leurs com- pétences culturelles et linguistiques au quotidien. L’espace, où leur nouvelle vie se déroulera, est rempli d’événements issus de la culture populaire, dans sa forme accomplie, c’est-à-dire médiatisée, institutionnelle, articulant ses besoins et ses diffé- rences générationnelles, ethniques, etc. Dans mes recherches, je développe la conception de Roch Sulima1 qui considère la culture populaire contemporaine comme un code intermédiaire, un « translateur » en quelque sorte, « entre la haute culture, la tradition dans sa version canonique d’un côté et, de l’autre, les idiomes courants, les structures élémentaires du quotidien, y com- pris l’espace des us et des coutumes (…) ; entre la pratique publique
1 Les références de ses ouvrages se trouvent dans la bibliographie jointe.
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et privée ; entre la systémie des médias, la culture institutionnalisée d’une part et les aléas du quotidien et leur expression dramatur- gique de l’autre1 ».
Le monde (avant tout ce Nouveau monde) anglophone a in- clus très rapidement, sans crainte ni préjugé, la pop culture, le quotidien et le langage courant dans le mouvement principal des études culturelles et sociolinguistiques. Dans ce domaine, ce sont en effet des auteurs écrivant en anglais qui proposent des pistes et des théories les plus intéressantes, ils inspirent d’autres cher- cheurs et les incitent à réfléchir sur les changements de cultures qui se produisent dans le monde actuel, ce monde d’interfé- rences transnationales, des canaux médiatiques qui convergent et qui ne cessent d’élargir leurs champs.
Nous vivons aujourd’hui dans une culture participative2. La culture a cessé d’être un instrument de distinction, à savoir celui « qui sert à produire la ségrégation sociale sur la base de parti- cipation à la culture ». Zygmunt Bauman dit clairement qu’il n’y a aucun sens de diviser la culture entre « haute » et « basse ». Ce qui compte aujourd’hui ce sont les formes de participation :
…d’un côté, nous avons à faire à des omnivores culturels, les personnes qui puisent avec appétit dans toutes sortes de formes et, de l’autre côté, des univores, ceux qui se contentent de supports les plus simples, comme la télévision et une éventuelle présence dans une fête paroissiale. En même temps, la frontière qui séparait
1 Sulima, R., Folklorystyka jako antropologia sowa mówionego, (dans) : Czermiska M., Gajda S., Kosiski K., Legeyska A., Makowiecki A.Z., Nycz R. (réd.), Polonistyka w przebudowie, Kraków 2005, p. 584.
2 Nous devons ce terme à Henry Jenkins (1992). Notons, en marge, une remarque intéressante de ce chercheur sur la différence entre le web 2.0 et la culture participative, puisque le web 2.0 est une solution pour le business (cf. la bibliographie jointe : Jenkins, Ford, Green 2013, p. 297).
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Le concept « aca-fan » dans l’enseignement des langues dites « minoritaires »
autrefois les créateurs de la culture de leurs destinataires s’efface. Tout le monde non seulement participe à titre égal, mais aussi tout le monde puise dans les possibilités qu’offre la révolution techno- logique toujours en marche3.
Nous pouvons décider nous-mêmes à quel point nous y se- rons engagés. Si nous voulons élargir (Henry Jenkins le nomme : to spread) les contenus et les textes de la culture, nous accéderons facilement à la toile qui la constitue.
La popularisation (spreadability), le terme de Henry Jenkins et de ses collègues est parfaitement choisi, puisqu’il désigne ce qui est en train de se produire dans la culture contemporaine, celle que l’on appelle participative. La distribution du contenu culturel perd de l’importance, ce qui en gagne c’est la diffusion, la possibilité et la capacité de « mettre en marche » les textes de la culture4. Au-delà de la création, il s’agit de les partager, de les remixer, d’en négocier les sens (changer de contextes, commen- ter, refaire, etc.) ce qui contribue à dépasser toutes les frontières : politiques, culturelles, économiques. La culture est donc devenue une zone hybride de circulation où chacun de nous prend la décision de mettre en mouvement un contenu en accord avec son créateur ou sans son approbation. Le phénomène de partage, d’accès (sharing) mérite notre attention, puisque c’est ainsi que se répandent les médias, les textes et les messages qui ont de l’importance. Nous partageons avec d’autres ce qui nous définit, ce que nous aimons, ce que nous voulons montrer, ce qui nous
3 Bendyk E. « Dziel (si) i twórz, « Polityka » n° 15, 2011, pp. 86-87. 4 If it doesn’t spread, it’s dead ! (Jenkins, Ford, Green 2013). Ce qui a un sens et qui
« adhère » se propage le mieux, attire l’attention du public et l’engage : voir « le concept d’adhérence » proposé par Malcolm Gladwell, 2000.
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aide à resserrer les liens avec d’autres personnes1. L’affirmation selon laquelle le contenu n’est qu’un moyen qui permet aux hommes des interactions est ainsi validée2. Les réseaux sociaux sont les plus méritants dans ce domaine (social media)3. Certains s’accompagnent même de l’impératif du partage, par exemple le Facebook. Ils nous encouragent à divulguer nos expériences culturelles : les uns seront plutôt des « niches », ils vont nous différencier des autres, ce qui nous permettra de nous sentir plus importants, ou même exceptionnels ; d’autres, plus larges, « de masse », nous mettront en contact avec des cercles étendus de personnes et de discuter sur ce qui se passe dans l’immé- diat, ce qui suscite l’émotion d’un grand nombre de personnes. Grâce à ces derniers réseaux, nous allons nouer et maintenir des contacts, grâce aux premiers, nous allons nous imposer.
Ces réflexions préalables au sujet de la situation de la culture aujourd’hui décrivent l’espace dans lequel se déroule l’enseigne- ment du polonais langue étrangère qui appartient au groupe des langues « minoritaires », plus rarement étudiées (le terme
1 Pour ces développements voir : Jenkins Henry, Ford Sam, Green Joshua 2013, Spreadable Media : Creating Value and Meaning in a Networked Culture, New York-London 2013.
2 À l’occasion de la mise en marche de l’intelligence collective, du partage et de toutes sortes de copinages, nous élargissons notre « savoir où trouver » (know- where). Savoir où chercher des informations est très prisé. (Voir la bibliographie, ci-après : Rushkoff, Douglas).
3 Certains chercheurs discutent le bien-fondé du terme médias sociaux. Une auteure hollandaise, par exemple, José van Dijck (voir la bibliographie) propose le terme connective media. Elle décrit très précisément différents types de médias sociaux, comme Facebook, Twitter, Linkedln, Google+, Foursquare ; les supports dont le contenu est généré par les usagers (YouTube, Flickr, MySpace, GarageBand, Wikipedia) ; les sites qui servent à échanger et vendre (Amazon, eBay, Groupon, Craigslist) ; les sites consacrés aux jeux (FarmVille, CityVille, The SimsSocial, Word Feud, AngryBirds). Van Dijck souligne que les sites/pages appartenant à une catégorie peuvent proposer un contenu qui entre dans les objectifs des sites/pages d’autres catégories.
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Le concept « aca-fan » dans l’enseignement des langues dites « minoritaires »
américain les qualifie de Less Commonly Taught Languages, LCTL)4. Personne aujourd’hui ne sera étonné par le constat qu’on enseigne un peu différemment les langues « mineures » et « majeures ». Dans le cas de certaines langues, c’est le prestige lié à la culture qui joue un grand rôle5, leur softpower. Pour pou- voir séduire par le biais de la culture, il faut avoir des atouts et savoir les présenter et les promouvoir. Sur un marché fortement concurrentiel des langues et des cultures, le type d’intérêt qu’y porte un étudiant devient de plus en plus important ; étudier une nouvelle langue et une nouvelle culture - un engagement plus approfondi dans ce patrimoine - est tout simplement un investissement. Celui-ci doit apporter des bénéfices, et il est bon que cela soit rapide. Ce qui permet donc d’attirer et fidéliser le « client », c’est une offre éducative satisfaisante, proposant des outils linguistiques qui serviront à connaître une culture attrac- tive, à nouer avec cette culture des liens émotionnels, à donner une opportunité d’élargir son cercle et de bâtir son réseau de contacts.
Je crois profondément en ce qui a été remarqué et parfaite- ment décrit par Arjun Appadurai. Ce chercheur indien parle des communautés imaginées qui sont basées non pas sur la trans- mission du savoir ou de la hiérarchie, mais sur des émotions pures. Nous connaissons depuis les travaux de Benedict Ander- son l’importance de l’imagination dans la construction d’une communauté. L’imagination n’est pas aujourd’hui un moyen de
4 Il ne faut pas confondre ce terme avec cet autre « Lesser-Used Languages » (LUL) qui se rapporte aux langues qui ne sont pas officielles dans l’UE.
5 Il est utile de faire la différence entre le prestige d’un État qui est lié à sa situation internationale et le prestige d’une jeune personne dans son milieu, qui est dû à son accès aux textes intéressants et en vogue appartenant à d’autres cultures (Voir : Jenkins, Ford, Green, pp. 277-278).
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s’échapper, c’est une plate-forme qui sert à agir, et les représen- tations imaginaires véhiculées par les médias sont une source permettant de former des subjectivités, de créer des identités contemporaines et des univers de sens imaginés. Ainsi les iden- tités individuelles et imaginaires sont définies aujourd’hui par la culture comprise de la manière la plus large.
Le fait que les fans de différents textes de la culture forment des groupes se réunissant autour de ces textes est justement le fruit du travail de l’imaginaire et par le désir de répondre à ses besoins. Depuis des années, on note l’existence du phénomène de « fandom ». Pour le définir brièvement, ce terme est relatif à une communauté de fans et à leurs relations réciproques qui s’appuient sur les centres d’intérêt partagés et les émotions qui les accompagnent. Aujourd’hui, pratiquement tout peut consti- tuer un objet d’intérêt, mais du point de vue historique, ce mou- vement s’est constitué autour de la Fantasy. Le statut culturel des fans s’est modifié au cours des années, et leur importance comme groupe de pression s’est accru. Les fans désirant de nouvelles doses de leurs produits préférés sont non seulement en mesure d’influencer les auteurs, les inciter à continuer de créer, mais aussi à revendiquer l’accès aux œuvres pour faire leurs propres
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Le concept « aca-fan » dans l’enseignement des langues dites « minoritaires »
modifications1. L’histoire des changements qui se produisent dans la culture des fans (fan culture) est suivie et décrite par de nombreux chercheurs qui travaillent sur la culture participative d’aujourd’hui. De fait, depuis plus de vingt ans, nous pouvons parler de l’existence de plusieurs vagues de recherches de fan stu- dies. Parmi les auteurs importants de l’ « ancienne » génération, celle qui a déblayé les pistes dans ce domaine, notons le nom de John Fiske ; parmi ceux qui écrivent actuellement, il est intéres- sant de citer Jonathan Grey, Cornel Sandvoss, C. Lee Harrington. Mais c’est Henry Jenkins, auteur de nombreux ouvrages, articles, analyses et rapports, qui contribue le plus à ce débat.
Ces auteurs, qui se définissent eux-mêmes comme aca-fans (chercheurs académiques fans2) s’appliquent à promouvoir une attitude plus directe, celle d’un fan, d’un passionné, dans la recherche des études culturelles. Ils estiment qu’en s’enga- geant dans une culture populaire, « proche du corps », dont ils font ainsi partie, ils éprouvent de sérieuses difficultés à l’analy- ser d’une perspective éloignée. En tant que consommateurs et
1 Nous n’avons pas de place dans cet article pour une plus large analyse de ces questions, mais je tiens au moins à signaler celles qui entrent dans la sphère de mon travail sur la place de la culture dans la didactique des langues étrangères. Il s’agit entre autres de : 1/la nature subversive de fanbase/fandom (voir : Sandvoss) ; 2/fanbase dans sa fonction de reconstruire l’esprit de communauté, celui qui se concentre autour de la culture pop (il semble que, dans la culture pop, on ressent de manière intuitive que l’éthos de la liberté était et est sa source vivante ; dans le contexte polonais, nous pouvons nous référer à la pensée positiviste des « insoumis » (niepokorni), à la tradition du mouvement coopératif, au collectivisme polonais) ; 3/l’aspect performatif de la fanbase : organisation d’événements et d’actions, p. ex. des parades, des fêtes patriotiques, des reconstructions historiques comme le fait d’entonner l’hymne national pendant un événement sportif, ou même, le fait de lever un verre de vodka ou de partager un plat de pirojkis, tout cela contribue à l’aspect performatif de la polonité (voir ; Bhabha, Kamboureli) ; 4) «  fan- analytiques », (ang. fanalyst).
2 Il est probable que ce soit Matt Hills qui a utilisé ce terme pour la première fois, Henry Jenkins a eu sa part dans sa propagation.
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critiques, ils livrent « une bataille contre la multitude de sens, en essayant d’en attribuer un à leur propre vie sociale et à leurs identités culturelles »1. Ils redéfinissent donc les études cultu- relles, en pariant sur leur spontanéité, leur diversification de valeurs, sur l’accessibilité, le souci du détail, le contextualisme, le situationnisme, et ce faisant, ils ne s’éloignent pas de la tradi- tion des études américaines selon lesquelles l’expérience directe de la culture contemporaine exige une passion, un engagement, une participation active2.
Dans la conception aca-fan des études culturelles, comme l’écrivent M. Filicia et A. Tarkowski3, les fans sont considérés comme « l’avant-garde de la culture contemporaine ». Ils re- mixent, récréent et mettent en circuit des contenus nouveaux. Tous les efforts des fans et leurs décisions de consommation sont liés au besoin de se retrouver dans un milieu de personnes qui leur ressemblent, il y va d’un caractère social, collaboratif, de faire partie d’un réseau. H. Jenkins soutient qu’un étudiant, en tant que fan et, par principe, membre d’une plus large commu-
1 Jenkins, H., et alii, 2008, Kultura bliska ciau, « Kultura Popularna », n° 1, pp. 109- 132.
2 Dans son blog http://henryjenkins.org/, H. Jenkins présente une brève description de ce que les études sur les « fans » et sur les « fanbases » ont apporté à l’anthropologie de la culture et aux études des médias : « Fan studies : 1) emerged from the Birmingham School’s investigations of subcultures and resistance ; 2) became quickly entwined with debates in Third Wave Feminism and queer studies ; 3) has been a key space for understanding how taste and cultural discrimination operates ; 4) has increasingly been a site of investigation for researchers trying to understand informal learning or emergent conceptions of the citizen/consumer ; 5) has shaped legal discussions around appropriation, transformative work, and remix culture 6) has become a useful window for understanding how globalization is reshaping our everyday lives. »
3 Filiciak M., Tarkowski A., 2009, Alfabet nowej kultury : F jak fan, http://www. dwutygodnik.com/artykul/247.
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Le concept « aca-fan » dans l’enseignement des langues dites « minoritaires »
nauté, deviendra un novateur qui puisera dans le patrimoine de la culture participative.
Les enseignants des langues étrangères, dont le polonais, parlent avec la voix des personnes qui se trouvent autant « à l’in- térieur » qu’ « à l’extérieur », ils ne sont donc pas si différents des aca-fans décrits par Jensen. Parce qu’ils essaient (nous essayons) de raconter nos propres implications et engagements complexes (et parfois paradoxaux) dans la culture contemporaine, nos par- ticipations et identifications, sans la nier et ni la défigurer. En tant que fans de différents textes de la culture, les étudiants, eux aussi, y sont impliqués. Suivant les remarques de M. Filiciak et A. Tarkowski, nous sommes quasiment tous des admirateurs de quelque chose, et « nous nous identifions souvent plus à nos centres d’intérêt qu’à notre travail. De là, il n’y a qu’un pas vers la fan attitude ». Étant nous-mêmes « un fragment » d’une culture, nous devenons pour d’autres des guides efficaces et attractifs à travers ses méandres. Notre attractivité réside dans notre com- pétence à transmettre des interprétations des faits concrets, à expliquer des questions parfois difficiles, ou tout simplement, à indiquer ce qui vaut la peine d’être connu, ce qui mérite notre intérêt ou ce qui correspond aux centres d’intérêt des étudiants.
Mais ce ne sont pas seulement les nouvelles générations d’étu- diants, ceux qu’on nomme des indigènes numériques, qui ont besoin d’un plus grand nombre de stimulants et de connais- sances en lien avec leur savoir quotidien et en rapport avec leurs émotions.
Les enseignants aussi se sentent mieux quand leurs cours concernent des sujets « proches de leur corps ». La construc- tion d’un catalogue de thématiques à réaliser pendant un cours
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concret et pour un groupe concret est possible et pas très diffi- cile. Nous devons bien sûr faire correspondre les détails de ce programme avec les besoins des apprenants, en tenant compte – par exemple - du niveau de la connaissance de la langue. Nous prenons également d’autres initiatives pour le bien de nos étu- diants, il n’existe aucun doute à ce sujet pour un enseignant expérimenté.
L’attitude aca-fan (dont je suis défenseur) qui allie les inté- rêts propres des apprenants avec l’enseignement, ici de la langue étrangère, permet aussi de transposer le contenu du cours sur le terrain extra-scolaire.1 Nous ne savons pas vraiment si les appre- nants des langues étrangères passent plus de temps à étudier une langue en classe, ou bien en dehors, sans l’enseignant, dans un contexte informel, très souvent en compagnie d’autres personnes (significant others) : leur partenaire, leur famille, les amis, les cou- sins, etc. Nous partageons une nouvelle langue avec d’autres per- sonnes. La langue est une médiatrice sociale ; en communiquant nous profitons de tous les bénéfices du sharing.
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Le concept « aca-fan » dans l’enseignement des langues dites « minoritaires »
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FENÊTRES ET MIROIRS ou comment développer la compétence interculturelle des apprenants de polonais langue étrangère
Living in another country widens your horizon. It makes you appreciate the things you have, and it strengthens the family unit. You look at your country from a different point of view. We have learned not to expect everything to be the same as « at home », but if we happen to find something that reminds us of home, we really appreciate it and it makes us very happy. Ultimately we are all very thankful that we had the opportunity to live in another country1.
Erla, from Iceland while living abroad
Je sais former des participes passés adverbiaux – même ceux qui posent parfois problème aux Polonais. Mais je ne savais pas que quand une Polonaise répond à ma proposition d’aller au cinéma par « peut-être un jour », mes chances d’obtenir un rendez-vous galant sont quasiment nulles.
Un élève étranger, cours PLE
Les deux phrases que nous venons de lire expriment des sen- timents fréquents chez des étrangers qui étudient le polonais. Leurs connaissances grammaticales et lexicales sont souvent impressionnantes, mais ces compétences ne correspondent pas toujours à leur niveau d’aisance dans des situations culturelles
1 Martin, J.N., Nakayama, T.K., Intercultural Communication in Context, New York, 2010, p. 5.
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concrètes. Et ce qui peut paraître étonnant, il en est de même avec les capacités des Polonais qui souhaitent enseigner leur langue aux étrangers. D’un côté, les personnes diplômées de la pédagogie de polonais langue étrangère sont parfaitement pré- parées pour assurer des cours en développant toutes les compé- tences contenues dans le « Cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer » ; d’un autre côté, ces mêmes personnes ne savent souvent pas rajouter un commentaire socioculturel approprié à certains contenus. Ce qui est d’autant plus vrai dans le cas des comportements usuels et quotidiens, que l’on ne décrit pas de manière aussi évidente que cela paraît au premier abord. Et pourtant, l’étranger souhaiterait recevoir des consignes concrètes. Il voudrait que son enseignant, son mentor, son guide interculturel lui dise par exemple que l’insistance polonaise à se servir et à se resservir à table n’a rien d’impoli et ne comporte aucun manque de respect devant le refus de l’invité, c’est simplement l’expression d’une hospitalité traditionnelle.
Dans le monde globalisé, il est plus difficile de différencier ce qui est typique pour un pays et ce qui relève des coutumes adoptées de l’étranger. Il arrive que les questions les plus simples posent un problème à un étranger. Quand je demande à mes étudiants étrangers à quelle heure se termine, dans une maison polonaise, un dîner qui a commencé à 19 h, je reçois des ré- ponses très différentes, et de plus, ils mettent en question l’heure du repas. Pourquoi donc ? Est-ce qu’une question aussi simple que l’emploi du temps typique ne devrait pas être évidente ?
D’une année à l’autre, la Pologne devient de plus en plus mul- ticulturelle ; c’est un phénomène que l’on observe avant tout dans
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les grandes villes. Nous pouvons donc dire que, dans un sens, nous revenons à la situation que la Pologne a connue durant des siècles, la multitude de groupes ethniques et religieux nous différenciant des autres pays de la carte de l’Europe. Et il semble que la propension à réfléchir sur sa propre identité, non pas communautaire ou nationale, mais justement individuelle est une conséquence naturelle de l’existence dans un milieu multi- culturel. Lorsque l’on vit à l’étranger, comparer de nouveaux as- pects culturels à ceux qui nous sont proches devient une pratique quotidienne. Nous réfléchissons sur ce qui est « typiquement polonais ». Nous voyons notre pays d’une toute autre perspective, en remarquant les éléments qu’il serait impossible d’apercevoir sans le quitter. Parfois, nous formulons ces réflexions au contact des étrangers en Pologne. Ils nous posent des questions sur des contenus fondamentaux de la culture polonaise. Souvent, c’est seulement à ce moment-là que nous nous rendons compte que ce qui est pour nous évident et normal n’est pas une règle culturelle universelle, et aussi qu’il est facile de la remettre en question, ou plus simplement de s’en étonner. Et réciproquement, pendant les voyages, au cours du temps passé à l’étranger, nous réalisons que la phrase « normalement, dans une telle situation, l’homme se comporte ainsi », n’a pas beaucoup de sens. Tout devient rela- tif. Il me semble que cela devient d’autant plus vrai dans des pays aux cultures éloignées, sur d’autres continents. La sensation d’appartenir à « un autre monde » est plus intense.
Quand je voyageais à travers l’Asie, plus spécialement en Thaïlande, en voyant des fils électriques qui pendaient de par- tout et à tout risque, je me suis sentie non pas tant Polonaise, mais plutôt Européenne, comme jamais auparavant. Pourquoi noter cette expérience ? Simplement parce qu’elle m’a permis
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de mieux comprendre la situation d’un étranger arrivant en Pologne. Il s’agit de l’empathie face à ces sensations que nous pouvons décrire brièvement ainsi : tout m’étonne autour de moi, il y a souvent des malentendus, il y a tellement de choses diffé- rentes. Et inversement. Durant le voyage, que je viens d’évoquer, je me réjouissais de la possibilité de me nourrir en permanence des pad thaï, de goûter aux « véritables » spécialités de la cuisine japonaise à Singapour. Fascinée par les saveurs asiatiques, je sou- pirais d’émerveillement. J’ai éprouvé cela… pendant la première semaine. Par la suite, je me suis mise à regarder autour de moi, chercher quelque chose de moins exotique. Ces recherches s’ac- compagnaient d’un sentiment de gêne que j’ai formulé dans la question suivante : pourquoi, ici, en Asie, quand j’ai enfin l’accès à ces délices, suis-je aussi attirée par les plats européens ? On peut presque partout trouver des spaghettis italiens. Il en était de même avec des fast-food américains dont j’ai moins rêvé, mais qui m’étaient au moins familiers. Est-ce qu’il s’agit là du besoin de mon corps de retourner aux saveurs connues, ou bien est-ce de la nostalgie ? Et pourquoi pas une tentative de trouver un point de repère dans un monde étranger lequel, après avoir mangé une pizza, n’est plus aussi lointain, différent, spécial ? Puisqu’il possède justement ces éléments communs. C’était un peu comme si le fait d’avoir mangé un plat européen avec des Asiatiques de Thaïlande ou de Singapour rapprochait nos uni- vers, construisait un lien.
Je me doute bien que les étrangers en Pologne ressentent des choses analogues. Ils cherchent leur coin à eux – un pont entre leur monde et ce nouvel entourage – polonais. Il me semble que la mission (n’ayons pas peur de ce mot) des enseignants de polo- nais consiste aussi à donner aux apprenants le mode d’emploi
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du quotidien de la culture polonaise. Comment pouvons-nous être aidés dans la formulation de ce genre de conseils ? Com- ment les réactualiser, en prenant en compte tous les change- ments sociaux et culturels qui ont lieu en fait sous nos yeux ? Quand un étudiant me questionne sur le déroulement d’une noce polonaise typique, je me surprends à lui décrire une fête très rare à observer de nos jours, mais qui est présentée dans un bon nombre d’ouvrages anglophones1 par l’expression Polish wedding. Je rajoute rapidement : « Ce sont des noces polonaises traditionnelles, mais de plus en plus souvent… », et là, je parle des réceptions qui sont différentes aujourd’hui. Même sur le site culture. pl, un guide à travers la culture polonaise destiné aux étrangers, nous voyons des photos illustrant toutes sortes de noces traditionnelles appartenant à un passé assez lointain2. L’auteur de cette rubrique (Alena Aniskiewicz) signale toutefois que l’on abandonne de nos jours certaines traditions, y compris la cérémonie à l’église.
En revenant à l’enseignement des éléments culturels, il est utile de faire appel au livre de Martin Huber-Kriegler, Ildikó Lázár et John Strange, Mirrors And Windows. An Intercultural Communication Textbook3. C’est précisément ce livre qui m’a inspirée et m’a poussée à approfondir cette problématique et à
1 Voir : Huber-Kriegler, M., Lázár, I., Strange, J., Mirrors and windows. An intercultural communication textbook, Council of Europe 2003, p. 15 : « Polish weddings (…) an invitation (to it – A.R.) means, for most people, a couple of days out of their lives ».
2 Voir : http://culture.pl/en/article/a-foreigners-guide-to-polish-weddings (20.03.2016). Les photos des filsm : Nad Niemnem (Z. Kumiski, 1986), Maestwo z rozsdku (S. Bareja, 1966), Pójdziesz ponad sadem (W. Podgórski, 1974), Janosik (J. Passendorfer, 1973), Jasne any (E. Ckalski, 1947), Wesele (A. Wajda, 1972).
3 Voir la note 2.
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élaborer un cycle de cours qui sont destinés à l’usage des étu- diants de glotto-didactique du polonais, c’est ce livre aussi qui a donné le titre du présent article. Je suis persuadée qu’intro- duire un entraînement interculturel dans le programme des formations est aujourd’hui à la fois un défi et une nécessité. Si on faisait suivre ce type de cours, bon nombre de personnes en récolterait des bénéfices dans bien des domaines. Non seulement ceux qui sont liés à l’éducation. Le livre que je viens de mention- ner nous guide à travers des catégories anthropologiques dans différentes cultures. Cet ouvrage n’apporte pas de réponses qui concerneraient directement la culture polonaise, mais il pose des questions très justes, universelles. Il inspire et montre un chemin de réflexion sur la situation d’un étranger plongé dans une nouvelle réalité.
Et cet étranger, comment se sent-il, en entrant dans l’uni- vers d’une langue inconnue ? Le choc culturel, la nécessité de se débrouiller face à l’inattendu, l’ambivalence des sentiments sont inhérents à la vie en dehors des frontières de son propre pays. Il est donc utile d’introduire la connaissance de nouvelles coutumes, le savoir sur les attitudes typiques d’une commu- nauté donnée, sur ses stratégies linguistiques, bref : il faut que l’approfondissement des compétences interculturelles devienne un élément inséparable de l’éducation. C’est son développement qui accroît la qualité de vie en dehors des frontières de son pays. Pour qu’il y ait un progrès dans ce domaine, il est indispensable de réfléchir à sa propre culture et aussi de la comparer à d’autres. Comme je l’ai déjà mentionné, à l’époque de la globalisation, il devient parfois difficile de différencier ce qui est polonais de ce qui ne l’est pas. Presque partout dans le monde, les gens boivent du Coca, mangent des hamburgers, écoutent une musique sem-
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blable et s’habillent dans les mêmes chaînes de magasins. On pourrait imaginer que s’il en est ainsi, nous sommes en train de perdre notre identité, la polonaise ou une autre, mais en tout cas nationale. Selon les auteurs du manuel que j’ai cités, la question n’est pas là. Huber-Kriegler, Lázár i Strange1 estiment que ce n’est pas le fait d’utiliser les mêmes produits qui est signifiant, mais ce qui se passe autour de cet événement. Les gens qui sont en train de manger dans un McDonald’s, quelque part dans le monde, attendent différemment leur commande, ils discutent et se dis- putent différemment, ils ressentent les choses, aiment, haïssent et montrent leurs sentiments différemment, ils font des jeux de mots à leur façon. C’est donc précisément cet « entre-deux » qui est l’essence de la culture quotidienne, c’est l’« entre-deux » qui est son contenu, et nous avons besoin du mode d’emploi pour y accéder quand nous séjournons dans un pays étranger.
Les propositions, que j’élabore dans le présent article, ont pour but d’offrir des points de repère pour bâtir un cycle de cours consacrés au développement des compétences intercultu- relles. Je présenterai également la façon de réaliser un exemple de sujet. Pour ce faire, j’ai choisi de montrer une des relations inter- personnelles : l’amour. Regarder ce sujet sous la loupe et en tirer des conclusions peut inspirer d’autres cours concernant d’autres sujets. Je me rends compte que nous serons obligés de procéder à des multiples généralisations. Autrement, il n’est pas possible ni de débattre ni de conclure. Nous allons aussi devoir nous appuyer sur des stéréotypes à propos des Polonais ou d’autres nations. Il semblerait que le seul fait de se rendre compte les- quelles des convictions générales ont été profondément adoptées
1 Voir : Huber-Kriegler et alii., p. 7.
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chez nous permet d’avancer d’un pas en direction de la connais- sance culturelle de soi-même. À la base de ces pérégrinations, se trouve l’acceptation des informations nouvelles, parfois même contraires aux opinions précédentes, le désir de découvrir sa propre culture et celle des autres, de réfléchir à leur propos.
Quand un nouveau-né découvre le monde, il commence par tout observer autour de lui. L’enfant a besoin d’un peu de temps, deux ans environ, pour se reconnaître soi-même dans un miroir. Il ne s’agit pas de voir un reflet, mais d’acquérir la conscience que l’on voit dans la glace le reflet de soi-même, et non pas celui d’un autre enfant. Il semble que la reconnaissance de la (des) culture(s) se fait dans le sens inverse. Nous regardons notre reflet dans « le miroir » et apprenons à connaître le monde par l’intermédiaire de notre propre champ culturel, et c’est seu- lement après cela que nous ouvrons « la fenêtre », de nombreuses fenêtres, sur d’autres cultures. Rester longtemps devant l’une de ces fenêtres ouvertes peut provoquer des changements de notre reflet dans la glace. Nous pouvons alors rajouter à notre propre image des éléments de ce que nous avons trouvé dans l’un des mondes extérieurs, mais notre visage, notre culture première, y restera pour toujours.
Dans les exercices que je proposerai ici, il est important de ressentir avant tout le plaisir de découvrir différents aspects de sa propre culture, mais aussi des cultures étrangères et d’y réfléchir ensuite. Cela concerne aussi des éléments culturels dont nous n’étions pas conscients auparavant, que nous pressentions, mais que nous n’avions pas appelés par leur nom. Il ne s’agit donc pas de fournir la réponse à toutes les questions, mais de susciter la fascination pour des vues différentes, celles que nous regar-
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dons dans le miroir, mais aussi à travers des fenêtres ouvertes. Avant de passer aux exemples, arrêtons-nous un instant sur les manières de développer chaque niveau des compétences inter- culturelles.
Les étapes dans l’acquisition des compétences interculturelles
Dans un article consacré à l’éducation interculturelle, Saskia Bachman, Sebastian Gerhold et Gerd Wessling présentent un modèle qui aide à comprendre les étapes indispensables de l’ac- quisition de la compétence interculturelle. Il se compose donc des éléments suivants : 1. Percevoir. 2. Établir la stratégie d’une interprétation appropriée. 3. Être capable de comparer différentes cultures. 4. Être capable de communiquer dans les milieux interculturels.
1. Percevoir
Je distribue aux étudiants polonais de la didactique de PLE une feuille avec la consigne : « Veuillez mentionner un ou deux stéréotypes qui concernent une nation, que vous approuvez au moins en partie. Cela peut être difficile, commencez donc par les expressions suivantes : « Certains Américains (ici, une nation au choix) sont… » Il peut aussi s’agir des opinions que l’appre- nant ne partage pas, mais qu’il estime populaires en Pologne. Au cours de cet exercice, j’ai remarqué parmi les étudiants deux ten- dances intéressantes. Premièrement, aujourd’hui, les étudiants n’ont pas de problème à généraliser, même lorsqu’il s’agit de nations exotiques du point de vue géographique. La globalisation
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et l’internet ont produit leur effet : nous pouvons nous prononcer à propos des nations autres que nos propres voisins, ce qui n’était pas le cas auparavant. Deuxièmement, les stéréotypes notés par des étudiants polonais visent d’habitude les mêmes nations. Je citerai ici les opinions qui revenaient le plus fréquemment :
Les Russes sont alcooliques, les Musulmans terroristes, les Juifs sont rusés, les Noirs sont paresseux, les Asiatiques (le plus sou- vent Chinois, Vietnamiens, Japonais) sont travailleurs. Les Italiens, et autres Latins, ne sont jamais à l’heure et en plus, ils s’amourachent facilement.
De ce dernier trait découlerait peut-être leur manque de ponc tualité, mais laissons cela de côté et poursuivons :
Les Allemands sont très bien organisés, ponctuels, froids, rigides et un peu bizarres. Les Français sont experts en matière de mode et ne parlent pas anglais. Les Britanniques en revanche sont très polis et bien élevés. Les Ukrainiens sont fourbes.
Après avoir lu devant les étudiants le compte-rendu de leurs opinions, je pose des questions supplémentaires pour vérifier les stéréotypes dont il a été question. Je demande s’ils ont déjà rencontré un représentant de ces nations, s’ils ont eu des contacts avec eux ailleurs qu’en les croisant dans la rue. Si c’est le cas, je leur demande de décrire leur rencontre avec cet étranger1, en insistant sur les questions qui suscitent un étonnement ou une gêne. Si je parviens à trouver une personne qui peut en effet partager avec le groupe son expérience et indiquer des aspects étonnants ou gênants ressentis au cours d’une telle confron- tation culturelle, je lui demande de raconter comment elle se
1 Dans la littérature de ce domaine, nous rencontrons habituellement le terme intercultural encounter. Voir www.coe.int
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sentait au début de la rencontre, quelle est son opinion sur le déroulement de cette situation de communication. Quand nous terminons cet exercice, je demande que l’apprenant décrive ses impressions après un tel entretien et essaie d’expliquer de quoi elles découlaient. Ces étudiants avaient fait connaissance plus tôt avec différents styles de communication, choisis pour l’anglais langue étrangère, dans l’objectif des rencontres entre business- man, par Barry Tomalin, enseignant expérimenté d’anglais et coach de compétences interculturelles. Les étudiants ont donc appris à identifier leur propre mode d’expression ainsi que celui de leur interlocuteur. Ils savent les comparer et en titrer des conclusions. Pour revenir à nos réflexions sur les rencontres avec les étrangers, les étudiants s’efforcent d’expliquer pourquoi un échec de communication a pu se produire, ils savent se mettre dans la position de leur interlocuteur et proposer des méthodes qui peuvent servir, à l’avenir, à harmoniser deux attitudes et le futur usage des stratégies langagières. Dans son programme d’apprentissage de différences culturelles pour businessman, Tomalin dit ceci : « En changeant ton comportement de 20 %, tu bénéficies de 80 % de changements de l’attitude à ton égard ». Je demande donc aux étudiants de réfléchir s’ils ont déjà rencontré un Ukrainien fourbe, un Juif rusé ou un Noir paresseux, etc. Je ne leur demande pas de se prononcer publiquement, mais de réfléchir. Dans la majorité des cas, cela suffit à leur faire prendre conscience qu’il existe d’autres facettes des hommes, et peut-être même à renoncer à des opinions arrêtées à ce sujet.
2. Établir la stratégie d’une interprétation appropriée
Déjà dans les années 80, le linguiste français Robert Galisson concentrait ses recherches sur la problématique de la linguistique
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culturelle1, avec l’accent mis sur son application dans l’enseigne- ment des langues étrangères. Alicja Kacprzak2 explique que, dans l’approche de Galisson, le savoir culturel englobe deux champs, l’un étant constitué de connaissances encyclopédiques acquises de manière institutionnelle, l’autre concernant toute la com- munauté, ce que Galisson considère comme culture commu- nautaire. Il s’agit là de l’héritage d’attitudes, de comportements sociaux, d’opinions (sur ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas), de l’éducation, de la formation de la mentalité nationale. En bref, ce sont des informations nécessaires pour comprendre un individu d’une culture différente de la sienne, mais aussi pour que nous soyons compris par les étrangers. Seule la connais- sance de cette culture commune d’une nation et de sa sphère linguistique permet d’interpréter correctement leurs messages. Bien que nous soyons conscients de l’importance de ce phé- nomène, nous pouvons toujours constater des manques dans la description des compétences culturelles polonaises. Comme le remarque Alicja Kacprzak : « (la culture) se reflète à chaque niveau de l’analyse linguistique, la place principale étant réservée au vocabulaire »3.
Galisson introduit le terme de mots à charge culturelle partagée (C.C.P.) qui décrit ce phénomène. Galisson estime que le vocabulaire possède des contenus culturels et que c’est
1 Entre autres dans : R. Galisson, Accéder à la culture partagée par l’entremise des mots-à-CCP, (w :) Etudes de Linguistique Appliquée, 1987, n° 62 ; R. Galisson, Culture et lexiculture partagée : les mots comme lieux d’observation des faits culturels, (dans :) Etudes de Linguistique Appliquée, 1988, n° 69 ; R. Galisson, De la langue à la culture par les mots, Paris, 1991.
2 Voir : Kacprzak, A., Leksykografia kulturowa : Dictionnaire de noms de marques courants, (dans :) Semiosis Lexicographica X, Warszawa 2002, pp. 17-18.
3 Idem.
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la connaissance de ce troisième niveau, si nous décidons de le rajouter aux définitions établies par de Saussure (aux côtés du signifiant et signifié) qui permet aux usagers de la langue de fonctionner efficacement entre membre de la même communauté linguistique et culturelle. L’ignorance de cet élément du signe linguistique perturbe, voire rend impossible, la compréhension de l’altérité des usagers d’une zone linguistique4. Le fait que cette charge culturelle des expressions n’est pas expliquée dans le dictionnaire est curieux et constitue un défi pour les didacticiens des langues étrangères. Cela veut dire aussi que nous allons être en permanence exposés à des échecs de communication, précisément parce que nous aurons des lacunes dans la compréhension des contenus culturels du vocabulaire. Le fait que nous attribuons aux mots certains contenus de manière inconsciente ne facilite pas les choses.
Un jour, au cours d’une leçon de polonais langue étrangère, deux étudiants hispanophones ont remarqué que l’adjectif polo- nais inteligentny et sa version espagnole de ser listo (aux côtés d’inteligente qui suscitait moins de doutes), possédaient deux charges culturelles différentes. Le mot espagnol listo (italien in gamba, grecque exipno), lorsqu’il est traduit en polonais par inte- ligentny, bystry, ne signifie pas la même chose pour les habitants de la Péninsule ibérique. Les Espagnols associent au lexème listo trois éléments principaux : solidité, ennui, et manque de confiance (à rapprocher, peut-être de fourbe, bien que le contenu séman- tique ne soit pas exact). Alors que l’adjectif polonais inteligentny ne contient que des sèmes positifs, nous le considérons donc
4 Voir : Galisson, R., Accéder à la culture partagée par l’entremise des mots à C.C.P. (Charge culturelle partagée), « Études de Linguistique Appliquée » n° 62, Paris 1987, p. 128.
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comme un compliment. En revanche, les Espagnols, surtout de la jeune génération, préfèrent pour décrire une personne que nous venons de rencontrer et qui a fait sur nous une bonne im- pression le qualificatif bueno (un tipo bueno) – que les Polonais traduiraient de manière la plus simple par dobry. Alors voilà le problème : un apprenant polonais qui étudie l’espagnol trou- vera dans un dictionnaire la traduction de (ser) listo comme inteligentny et retiendra cet adjectif comme positif. Il aura du mal à deviner que l’oreille espagnole inclut dans ce mot l’ennui.
Parce qu’un dictionnaire ne mentionne pas le fait que, par exemple, pour obtenir de l’avancement, en Espagne, on prendra en compte la loyauté, les relations, et en troisième position ce que nous pouvons englober dans le mot listo. D’un autre côté, comme le dit John Mole1 dans son analyse de différents styles de comportements des Européens qui travaillent dans des grands groupes, bueno traduit comme dobry (bon), signfie en réalité : un tipo bueno, c’est-à-dire une personne bien pensante, honnête et courageuse.
De même, nous oublions le fait qu’un Polonais, lorsqu’il pense au lexème « nappe » (obrus), et ce qu’il représente, a devant les yeux un tissu blanc qu’il associe souvent avec la magie de la veillée de Noël, de la poignée de foin que l’on glisse dessous, du pain béni qu’on partage etc. Pourquoi donc ce lexème fait penser à une nappe blanche de Noël ? On peut continuer des questions, comme par exemple : pourquoi des amis masculins peuvent-ils se dire au moment où ils se rencontrent, « Salut, vieux, quoi de neuf », alors qu’interpeller une femme de cette façon n’obtien-
1 Mole, J., W tyglu Europy. Wzorce i bariery kulturowe w przedsibiorstwach, Warszawa, 2000.
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drait pas une bonne réaction. Les mots ont-ils leurs traits « ata- viques » propres ? Nous pouvons donc multiplier ces interroga- tions et les laisser sans réponse. Mais une conclusion découle de la théorie de Galisson : outre leur sens littéral et métaphorique, les mots en comportent un autre : une charge culturelle propre. Elle est reconnue par d’autres membres de la même culture, elle n’est pas décrite dans les dictionnaires, elle constitue un champ subtil d’analyse et complique grandement l’acquisition d’une langue étrangère. La stratégie d’une interprétation correcte de comportements et de messages constitue un point très important dans l’apprentissage d’une langue étrangère.
3. Être capable de comparer différentes cultures
C’est une compétence particulièrement importante dans le monde actuel. La compétence interculturelle signifie que l’étu- diant saura non seulement trouver des points communs ou des différences entre sa propre culture et les cultures étrangères, mais qu’il est capable de comprendre des comportements qui divergent de ce qui est accepté dans sa zone culturelle. Ainsi, il ne portera pas d’opinion négative sur l’autre, même s’il s’était conduit différemment - puisqu’il sait à quoi la différence est due. La personne, qui a appris à analyser ses propres stéréotypes, à interpréter des comportements et des messages d’autres cultures, est emphatique, son niveau de compétence interculturelle est élevé. Il est bon de se rappeler que cette qualité ne doit pas concerner l’étudiant seul, mais aussi et avant tout l’enseignant d’une langue étrangère. Hurn et Tomalin proposent un schéma de cinq étapes (The STAR approach, schéma 1) dont l’usage per- met d’établir une sensibilité aux autres cultures.
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Dessin 1 : B. Hurn, B. Tomalin, Cross-Cultural Communication : Theory and Practice, Palgrave & Macmillan 2013, p. 17.
Ces chercheurs suggèrent que, dans des situations nouvelles, nous devrions non pas abréger une rencontre inconfortable, puisque remplie d’incompréhension et de doubles sens, mais au contraire la ralentir pour s’accorder un moment de réflexion. Nous devons ensuite observer et écouter la façon de communi- quer et le style de conversations pour comprendre les normes culturelles qui dictent les comportements. La phase suivante consiste à ressentir l’ambiance : est-elle amicale, neutre ou bien hostile ? Puis, l’étape suivante : l’absence de préjugés. Cette atti- tude demande un grand effort, car le fonctionnement naturel du cerveau humain consiste à formuler des constatations qui sont à l’origine d’autres constatations et comportements. Or, dans les contacts interculturels, nous devons abandonner cette tendance. Nos suppositions à propos des cultures que nous ne connaissons pas peuvent s’avérer dangereuses et insultantes.
Interroger constitue la dernière étape. Si quelque chose nous semble étrange, nous devons demander si nous pouvons aider dans une situation donnée. Un tel comportement ne heurtera
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personne, bien au contraire, il suscitera de l’estime pour l’intérêt que l’on porte à l’autrui.
4. Être capable de communiquer dans les milieux interculturels
Ludwig Wittgenstein dans le Cahier brun1 constate que les systèmes linguistiques sont des jeux linguistiques, et comme tous les autres jeux, ils doivent se composer d’éléments concrets. Wittgenstein, ainsi que Marta Woos2 qui l’analyse, décrivent la communication interpersonnelle dans la catégorie du jeu linguistique, ils en énumèrent les éléments qui sont communs à l’acte de communiquer et au jeu compris dans le sens cou- rant. Il y a donc les joueurs, la connaissance du jeu, l’espace du jeu, les pions, leurs déplacements, les règles et les stratégies et aussi l’objectif et les mises. Beata Drabik cite des situations où la gestuelle - que je considérerais comme « un déplacement » dans le jeu - suffit pour remplir le rôle d’une salutation. Il s’agit d’une courbette ou d’un signe de la main échangés de loin par les participants3. On peut donc parler d’un rituel. Quels sont donc les rituels typiques à la communication interculturelle ? Les interlocuteurs représentent souvent une culture dans laquelle la communication non verbale peut causer des problèmes d’in- terprétation de certains gestes. Dans la plupart des définitions, l’objectivation, la reconnaissance et la signification univoque constituent les traits caractéristiques d’un rituel. La langue,
1 Wittgenstein, L., Brzowy zeszyt, (dans :) Niebieski i brzowy zeszyt. Szkice do « Docieka filozoficznych », Warszawa, 1998.
2 Woos, M., Koncepcja « Gry jzykowej » Wittgensteina w wietle bada wspóczesnego jzykoznawstwa, Kraków, 2002.
3 Drabik, B., Jzykowe rytuay tworzenia wizi interpersonalnej, Kraków 2010, p. 37.
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phénomène qui apparaît comme production objective, est un très bon exemple d’un rituel ainsi compris. Non pas une seule langue concrète, mais l’idée de la langue en tant qu’outil dont les manifestations sont interprétées de manière univoque par des nations entières. D’un côté, la langue est un parfait exemple de l’objectivation d’un rituel, d’un autre côté, elle est une médiatrice grâce à laquelle de nouvelles générations apprennent traditions, rites, cérémonies et habitudes typiques de leur propre commu- nauté. Il est donc possible de dire que la langue est une catégorie à la fois supérieure et inférieure par rapport au rituel. Grâce aux conventions, elle est elle-même un rituel complexe qui englobe de fait toute l’humanité et elle constitue en même temps l’outil qui permet d’apprendre d’autres rituels verbaux et non verbaux. Grâce à la langue, survient le processus d’internalisation entre les générations. Un usage et une interprétation correcte des rituels de la communication linguistique et de la communication extra linguistique permettent d’éviter des malentendus, des soupçons quant aux intentions de l’interlocuteur et enfin d’économiser notre énergie et notre créativité. Il ne faut pas tomber dans l’exa- gération et soutenir que l’enseignement de la langue et son usage dans la communication ensuite sont un ensemble de messages prévisibles. Drabik en parle ainsi :
L’existence des comportements et des formes linguistiques pétri- fiés et ritualisés ne signifie pas qu’il n’y a plus de place, dans nos vies, pour l’innovation et la créativité. L’innovation non seulement existe, mais elle est souhaitable dans certaines situations au même titre que, dans d’autres situations, il est souhaitable d’appliquer le rituel 1.
1 Drabik, B., op. cit, p. 40.
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Pour revenir à la terminologie de Wittgenstein, nous pouvons estimer qu’un bon message (verbal et non verbal) est celui où le membre de l’acte de communication le comprend, l’interprète correctement et réagit sans problème. Il convient donc de sensi- biliser et les enseignants des langues étrangères et leurs étudiants au fait qu’il existe des différences dans l’interprétation du gestuel qui peuvent conduire à des malentendus dans les rencontres interculturelles. Prenons l’exemple du geste qui symbolise en Pologne la consommation de l’alcool, on tape deux fois avec le bord extérieur de la main contre le cou, le pouce dirigé vers le bas, à l’intérieur de la paume, ce que les apprenants de polonais langue étrangère perçoivent souvent de manière incorrecte. Bien des fois, j’ai constaté une interprétation plutôt macabre, les étu- diants étrangers me demandaient, sans forcément plaisanter, s’il ne s’agit pas d’une menace de couper la gorge.
Des catégories anthropologiques qui aident à « ouvrir les fenêtres » sur d’autres cultures
Les cours consacrés à la réflexion à propos de la culture, la sienne et celle d’autrui, qui servent à formuler des hypothèses et des réponses, devraient composer un cycle, et ceci pour des raisons de la complexité, de la diversité et de la richesse des sujets soumis à l’analyse. Les catégories anthropologiques sont une clé pour planifier ce cycle. Leur dimension universelle, leur capa- cité à ordonner le monde humain sans lui attribuer une culture concrète est un formidable point de départ.
Dans le manuel de communication interpersonnelle, Huber- Kriegler, Lázár, i Strange proposent de développer cette com- pétence des apprenants, en s’appuyant sur les thématiques sui-
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vantes : le temps, la nourriture, la conversation, les hommes et les femmes – entre genre et identité, l’amour, l’art d’élever les en- fants, l’éducation. Dans leur analyse, ils se tiennent à un schéma concret. Chaque chapitre se compose de quatre étapes :
1. Introduction : on y trouve des informations générales au sujet de chaque catégorie.
2. Réflexion au sujet de sa propre culture : cette partie comporte des images qui présentent très bien les diffé- rences dans la perception de divers aspects de la vie dans les cultures, souvent avec des « clins d’œil ». Plus loin, viennent des questions et des réponses qui aident les ap- prenants à réfléchir aux règles typiques pour leur culture, cela permet aussi de se rendre compte des valeurs qui s’y attachent, relativise le regard que l’on porte sur les cou- tumes, les attitudes et les comportements déjà connus.
3. La découverte d’autres cultures : nous trouverons ici les textes qui décrivent certaines situations culturelles qui peuvent constituer le sujet d’un débat. De plus, cette par- tie comporte des idées pour réaliser des projets ou des exercices ponctuels. Tout cela aide à s’ouvrir mieux aux autres cultures et encourage le développement personnel.
4. Les exercices que nous pouvons appeler linguistiques et culturels et qui présentent l’image du monde dans la langue. Cette partie doit sensibiliser les apprenants aux valeurs inscrites dans la langue, elle prouve qu’il est pos- sible de dire beaucoup à propos de sa propre culture, rien qu’en se concentrant sur le niveau linguistique dans la description de différents phénomènes.
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Ces parties principales de chaque chapitre sont complétées par des indications méthodologiques destinées aux enseignants ou aux éducateurs interculturels. Mon expérience m’a appris que, tout en suivant ce manuel, il est utile de « faire passer » les constatations des auteurs par le filtre culturel de chaque commu- nauté dont nous enseignons la langue. Je vous encourage donc à modifier les questions, à élaborer vos propres exemples et vos sujets de la discussion, à les enrichir par vos propres expériences ou par des situations qui surviennent pendant les cours. La liste thématique que les chercheurs analysent est à compléter par d’autres catégories anthropologiques.
Je vais passer maintenant à la dernière partie de mon article où je présenterai un exemple de travail sur une thématique concrète.
Relation interpersonnelle : l’amour
Huber-Kriegler, Lázár et Strange nomment l’amour roman- tique entre homme et femme second-hand emotion1. Ils rap- pellent le fait qu’il est apparu, en tant que sentiment qui fait tourner la tête, seulement au Moyen Âge et qu’il était réservé à la couche supérieure de la société. Les chevaliers avaient besoin des dames de leur cœur pour prouver leur courage, pour raconter leurs combats contre les dragons, grimper au sommet des tours, chanter des sérénades. De leur côté, les dames pouvaient soupi- rer, languir après leurs élus, danser avec eux pendant des festins, leur envoyer des regards coquets ou distribuer des mèches de cheveux. Je me permets de décrire ceci avec un clin d’œil et un peu d’exagération, dans le but de mieux cerner les faits qui
1 Voir : Huber-Kriegler et alii., op. cit. p. 51.
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confirment la thèse des chercheurs que je viens de citer. Aupa- ravant, les relations entre homme et femme s’appuyaient avant tout sur la nécessité de procréer. Il suffit de rappeler les coutumes qui régnaient dans la Grèce ou dans la Rome antique, pour don- ner raison à cette constatation. Au cours des époques suivantes, d’autres groupes sociaux acquièrent le droit aux élans du cœur, mais c’est seulement le développement des médias, au vingtième siècle, qui rend l’amour romantique accessible à tous. La culture populaire a fourni le cadre du concept de l’amour romantique : des paroles de chansons, des extraits de livres, des articles et des films nous ont appris que la souffrance causée par le sexe opposé, la jalousie, la trahison, l’enchantement et bien d’autres senti- ments et comportements s’inscrivent dans ce que nous appelons l’amour romantique. À partir du XXe siècle, chacun peut aimer et chacun peut donner libre cours à ses émotions. Pourtant, mal- gré la globalisation, cette question ne se présente pas de la même façon dans toutes les cultures. Ainsi, pour donner le premier exemple qui vient à l’esprit, un latin lover1 peut se permettre des choses bien différentes de celles d’un catholique polonais élevé dans cette tradition. Nous savons par ailleurs qu’à notre époque, dans certaines cultures, on continue à arranger les mariages, le concept de l’amour romantique peut donc apparaître comme une construction artificielle et pas très bien comprise2. S’il est
1 Pendant un cours de conversation, j’ai discuté récemment avec les étudiants sur l’image d’une femme idéale type et d’un homme idéal type dans leurs pays. Une Colombienne a reconnu que, dans son pays, l’homme idéal est celui qui n’a qu’une seule femme, puisque, d’habitude, les hommes entretiennent des relations avec plusieurs femmes en même temps.
2 Il y a plusieurs années, pendant un cours de polonais, un étudiant pakistanais m’a raconté sa situation dramatique. Il a rencontré une jeune fille en Pologne qu’il a fréquenté et aimé avec réciprocité. Mais il savait d’emblée que cette relation n’avait pas d’avenir, puisqu’il devait rentrer dans son pays après les études, là ou l’attendait une femme qu’on lui avait choisie depuis longtemps.
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compréhensible, il peut tout de même étonner quand nous regar- dons les données statistiques. En Grande-Bretagne, on a mené une enquête selon laquelle les hommes, à qui on a demandé s’ils épouseraient « sa moitié » pour une deuxième fois, ont répondu « oui » à 60 %, contre seulement 35 % de femmes3.
Pour introduire ce sujet, l’interprétation commune des cita- tions consacrées à l’amour est un bon exercice. Il est utile de les choisir de manière à montrer le phénomène sous leurs multiples aspects et provoquer la discussion entre apprenants4. Nous pou- vons leur demander de choisir une citation qu’ils approuvent et une autre qui diverge complètement de leur manière de penser. On peut aussi demander aux étudiants leur propre définition de l’amour, celle qui est, si possible, la plus répandue dans leur pays ou qui correspond aux réalités qu’ils connaissent. Nous pas- sons ensuite au travail en groupes où les apprenants répondent aux questions qu’ils tirent au sort. Leurs réponses devraient se rapporter aux divers aspects de l’amour. Je propose ici quelques questions à titre d’exemple. Il est bon de poser des questions puisant les sources dans l’histoire et la littérature : « Est-ce que, dans votre culture, il existe des personnages comme Roméo et Juliette, lesquels ? » ; dans la psychologie : « Comment savez-vous
3 Voir. Huber-Kriegler et alii., op. cit. p. 53. 4 J’ai choisi des citations en fonction de mon groupe. J’ai toutefois remarqué que