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ANGELA PALÁGYI Une lecture olfactive des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire. Le parfum en métaphore 1. Baudelaire et la perception olfactive en littérature Le manifeste poétique de Baudelaire est de « chante[r] les transports de l’esprit et des sens » (Correspondances). Aussi est-il devenu le poète des sens par excellence. Guy Michaud dans son livre Message poétique du symbolisme écrit à propos du « jardinier » des Fleurs du Mal : « Hyperacuité et obsession des sens, voilà ce qui rend par avance Baudelaire solidaire des générations qui viendront après lui. Tout pour lui, pourrait-on dire, se traduit par des sensations : l’amour, le rêve, la tristesse, et jusqu’au sentiment de la mort… Il a éprouvé et cultivé tous les ordres de sensations, et singulièrement l’un d’entre eux : les parfums » (Michaud, 1947 : 49). Le poète lui-même le déclare haut et fort : Comme d'autres esprits voguent sur la musique, Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum. La Chevelure « Baudelaire est surtout un olfactif et par là encore il est bien moderne » – conclut Guy Michaud (ibid.). Au tout début du symbolisme les poèmes parfumés de toutes les odeurs possibles étaient plutôt une rareté et une innovation. Gonzague de Reynold écrit à ce sujet : « …les sensations nouvelles introduites par Baudelaire dans la poésie française [sont] celles du goût, celles de l’odorat. C’est là le frisson que V. Hugo le félicitait d’avoir découvert » (De Reynold,1993 : 312). En outre, les efforts du poète pour faire découvrir aux autres d’une façon aussi persistante la puissance et la magie de la sensation olfactive devaient provoquer, sinon choquer le goût public. Et c’était justement l’intention du poète.

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ANGELA PALÁGYI

Une lecture olfactive des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire.

Le parfum en métaphore

1. Baudelaire et la perception olfactive en littérature

Le manifeste poétique de Baudelaire est de « chante[r] les transports de l’esprit et des sens » (Correspondances). Aussi est-il devenu le poète des sens par excellence. Guy Michaud dans son livre Message poétique du symbolisme écrit à propos du « jardinier » des Fleurs du Mal : « Hyperacuité et obsession des sens, voilà ce qui rend par avance Baudelaire solidaire des générations qui viendront après lui. Tout pour lui, pourrait-on dire, se traduit par des sensations : l’amour, le rêve, la tristesse, et jusqu’au sentiment de la mort… Il a éprouvé et cultivé tous les ordres de sensations, et singulièrement l’un d’entre eux : les parfums » (Michaud, 1947 : 49). Le poète lui-même le déclare haut et fort :

Comme d'autres esprits voguent sur la musique, Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

La Chevelure

« Baudelaire est surtout un olfactif et par là encore il est bien moderne » – conclut Guy Michaud (ibid.).

Au tout début du symbolisme les poèmes parfumés de toutes les odeurs possibles étaient plutôt une rareté et une innovation. Gonzague de Reynold écrit à ce sujet : « …les sensations nouvelles introduites par Baudelaire dans la poésie française [sont] celles du goût, celles de l’odorat. C’est là le frisson que V. Hugo le félicitait d’avoir découvert » (De Reynold,1993 : 312). En outre, les efforts du poète pour faire découvrir aux autres d’une façon aussi persistante la puissance et la magie de la sensation olfactive devaient provoquer, sinon choquer le goût public. Et c’était justement l’intention du poète.

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Néanmoins, le sens olfactif en lui-même est bien digne des éloges, car quelles que soient la source et la durée d’une sensation olfactive, elle est capable de faire des miracles. Que ce soit un parfum, une odeur, une senteur, un arôme ou un miasme, une puanteur ou une exhalaison des « fleurs du mal toutes imprégnées de senteurs » (Senninger, 1986 : 135) qui provoque tel ou tel état d’esprit, sa force est titanesque. Une brise odorante peut faire apparaître des paysages exotiques, des paradis parfumés (Mœsta et errabunda) dans une chambre, des déesses dans un placard ou métamorphoser un vampire en une femme voluptueuse grâce aux « mots tout imprégnés de musc » (Les Métamorphoses du Vampire). « Les plus rares fleurs / Mêlant leurs odeurs / Aux vagues senteurs de l’ambre » donneront le pouls de la vie, le souffle vital à l’image poétique du pays, où « tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté » (L’Invitation au Voyage). Baudelaire rêve de pénétrer les choses, les personnes qu’il peint, comme un fort parfum « pour qui toute matière et poreuse » (Le Flacon). Dans Le Confiteor de l’Artiste il se confesse : « …toutes ces choses [l’azur, une petite voile, la houle] pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ». En même temps le poète se laisse pénétrer par les odeurs les plus diverses, qui ont fait le sujet de nombreux ouvrages critiques et de différents types de classement, par exemple selon leur origine (animale ou végétale)1, selon les images (de femmes, de pays exotiques, de paradis perdus, de souvenirs oubliés, etc.)2 qu’elles font naître dans l’imagination du poète et de ces lecteurs, ou encore selon leur effet sur l’âme (bénéfiques ou démoniaques)3. Léon Bopp a consacré un ouvrage imposant à toutes les sensations présentes dans les Fleurs du Mal et aux moyens lexicaux et grammaticaux qui les expriment. Si l’on parle d’une hiérarchie des parfums, d’un classement vertical des odeurs baudelairiennes, on peut en effet distinguer d’un côté des odeurs « de la santé » (La Muse malade), des « parfums des anges » de la chair spirituelle (Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire…), et de l’autre des « miasmes morbides » (Élévation), des « exhalaisons » et autres « puanteurs » (Une Charogne).

1 Cf. les ouvrages de Ruff, Călinescu, Barillé-Laroze, Galand, etc. cités dans la bibliographie. 2 Cf. entre autres les ouvrages de Thélot, Pia, Bocholier, Zimmermann cités dans la bibliographie. 3 Cf. Rincé, Zimmermann, etc.

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Baudelaire est collectivement reconnu comme le poète à l’âme déchirée entre le bien et le mal, entre le présent et le passé, entre ici-bas et là-haut ou l’au-delà. Mais c’est le Baudelaire matériel, réel. Le Baudelaire, démiurge de son univers poétique, arrive à une harmonie de l’esprit et des sens là où il se sert des images sensorielles pour créer une « unicité réconfortante de l’image en la substituant à la multiplicité mensongère du réel » (Rincé, 1988 : 92). Le parfum peut aider à dépasser cette réalité désunie et aide souvent le poète des sens à faire de sa poésie le lieu où peut exister la « ténébreuse et profonde unité » des signifiants (les apparences du monde réel) et des signifiés (la quintessence des choses).

La double postulation de l’homme – l’une vers Dieu, l’infini, l’éternel, l’harmonie, ou comme l’écrit encore l’auteur de Mon cœur mis à nu : « spiritualité, désir de monter en grade » ; l’autre vers Satan, le désordre, la destruction et l’autodestruction : « animalité », « joie de descendre » – au gré d’un parfum. Vie double, de l’esprit et des sens, disent les uns, mais de notre point de vue c’est un des sens qui dicte à l’esprit et par là au corps ce qu’il doit éprouver, sentir et « voir ». Étrange subordination et unité du corps et des sens. Une unité qui se réalise dans le texte littéraire des Fleurs du Mal grâce au paysage langagier et imager de leur univers poétique.

Dans notre travail nous nous efforcerons de porter notre attention sur des poèmes moins souvent cités en rapport avec le motif du parfum, dans lesquels les odeurs ne font qu’une apparition fugace ou à peine perceptible. Nous nous intéresserons en effet à tous les types de manifestation des senteurs, de la circulation de l’air, de l’élément aérien en général4, à tout ce qui est en rapport avec la respiration et l’olfaction jusqu’aux vapeurs et autres liquides potentiellement parfumés.

Notre objectif sera donc de procéder à une relecture des Fleurs du Mal afin de réfléchir, à travers les occurrences du motif du parfum, à l’univers poétique de Baudelaire. Ces multiples relations qui s’établissent entre le parfum et d’autres éléments cosmiques tantôt par voie d’une libre association (dans le cas de la métaphore), tantôt par voie logique (dans le cas de la métonymie), 4 Cf. la remarque de Marcel Schaettel (1976 : 117) : « C’est l’air qui transmet les ‘messages’

olfactifs […], qui les brasse et qui les mêle, qui crée le vertige poétique des sensations et des analogies. »

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donneront un éclairage sur la forma mentis baudelairienne. Nous suivons ici la méthode de Jacques Geninasca : « Notre propos n’est pas d’établir ici un algorithme de description du texte poétique, mais de montrer qu’on ne peut éviter de prendre en considération et de construire les unités du niveau figuratif – dont nous postulons l’existence – si l’on désire produire une analyse sémantique du discours » (Geninasca, 1976 : 120).

2. Le parfum en métaphore et en comparaison

2.1. Introduction aux métaphores du parfum – Au Lecteur

La première apparition du motif du parfum est plutôt implicite, mais revêt néanmoins une grande importance :

Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.

Au Lecteur

Le verbe « respirer » désigne la condition la plus nécessaire à la vie, qui est en même temps celle de l’olfaction. L’objet de la première « inspiration » des Fleurs du Mal est bien sûr le Mal par excellence – la Mort. Rien d’étonnant pour un recueil portant un tel titre, mais ce titre même nous prépare aussi à d’autres types de parfums : il nous faut aussi des odeurs du Bien, allant de celles simplement agréables jusqu’aux saintes, comme base de comparaison. Car le Mal a aussi bien sa place même dans le plus beau des mondes, c’est notamment lui qui nous fait apprécier et aimer le Bien5. Donc dès le tout début nous nous retrouvons dans une ambiance macabre. Commençons à « déchiffrer » le paysage langagier, à décoder les figures techniques, les signifiants pour arriver aux signifiés de l’art poétique des Fleurs du Mal de Baudelaire.

Dans ce vers nous décelons une métaphore en apposition, « la Mort, fleuve invisible », qui est une figure complexe. Le comparé « la Mort » est au sens

5 Ce ne sera pas toujours facile de distinguer les odeurs du Bien de celles du Mal durant notre

travail (et ce n’est pas d’ailleurs notre but principal), car elles seront souvent mélangées pour mieux faire passer le message poétique : le Mal, le péché peut être beau comme la Beauté peut être satanique et le Bien trompeur et dangereux.

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figuré – métonymie de l’air mortel, mortifère du péché6. Le comparant en apposition « fleuve invisible » associe à l’élément a priori gazeux, un élément liquide mais « invisible », donc néanmoins aérien ou gazeux. Le comparé est en outre personnifié « avec de sourdes plaintes » et désigne métonymiquement les plaintes des damnés. D’un autre point de vue, le verbe « respirer » est employé métaphoriquement pour « se remplir » (de vices, de péchés, etc.). Ici nous sommes en présence d’un emploi métaphorique d’un verbe – en partie – d’olfaction, puisqu’on respire autre chose que de l’air plus ou moins parfumé (l’olfaction étant le comparant [phore] et le comparé [thème] la Mort).

2.2. Métaphores associant l’olfaction à l’œuvre poétique

La deuxième apparition du motif du parfum sur les pages du recueil est liée au verbe « flairer » qu’on pourrait nommer par excellence verbe d’olfaction et qui, comme le verbe « respirer » dans l’extrait analysé ci-dessus (cf. Au Lecteur), est employé métaphoriquement :

Flairant dans tous les coins les hasards de la rime, Trébuchant sur les mots comme sur les pavés, Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés. Ce père nourricier, ennemi des chloroses, Éveille dans les champs les vers comme les roses ; Il fait s’évaporer les soucis vers le ciel, Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.

Le Soleil

« Flairer » signifie « appliquer son odorat à, percevoir l’odeur de7 », donc implique davantage la présence d’une odeur que le neutre « respirer » du poème précédent. Son complément peu commun « les hasards de la rime » (remarquons-en la nature doublement abstraite : le poète ne flaire pas simplement la rime, mais ses « hasards » !) suggère ici un nouveau sens : une recherche minutieuse, fine, patiente de la Muse invoquée implicitement par l’emploi abstrait du singulier « la rime ». Par conséquent la rime, qui se fait flairer, sera associée à un parfum qui est d’ailleurs l’attribut obligatoire de la 6 Cf. dans le même ordre d’idées la 4e strophe de ce poème : « Chaque jour vers l’Enfer nous

descendons d’un pas » – expression métonymique du genre « effet pour la cause » – au sens de « chaque jour nous péchons ».

7 Du lat. flagrare, avoir de l’odeur, fig. pressentir (Larousse, 1911).

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Madone-Muse « au parfum des Anges » (Que diras-tu ce soir), et de « son unique reine », la Beauté, qui est faite de « rythme, parfum, lueur » (Hymne à la Beauté). Le sens premier, physique de « flairer » est rappelé en même temps par le complément de lieu « dans tous les coins ». « Trébucher » et « heurter » aussi sont métaphoriques et renforcés de la même manière par la comparaison « comme sur les pavés ». Le parfum est présent implicitement au début, les rimes sont associées in absentia aux parfums grâce au verbe « flairer », image renforcée explicitement au 5e vers par la comparaison « les vers comme les roses ». D’abord on flaire, après on trébuche, ensuite on heurte les mots – à remarquer le passage de l’état gazeux à l’état solide de « la rime » abstraite, qui devient « mots » concrets à la fin. Le verbe « faire s’évaporer » est de même métaphorique pour « faire disparaître », les soucis deviennent un gaz et se comportent aussi comme un parfum.

Grâce à cette analyse approfondie du plan figuratif du poème nous avons décelé un mélange constant et voulu du concret et du figuré à travers le motif du parfum, qui assure en même temps un mouvement d’ascension du bas vers le haut, du triste vers le gai (idée rare chez Baudelaire !), de la mort vers l’immortalité (cf. l’image du « cœur immortel qui toujours veut fleurir » au 16e vers). Le parfum, hic et nunc, est le moyen, le véhicule et la condition même de ce mouvement physique et moral vers le Haut.

Dans L’Âme du vin on assiste au même mouvement vertical vers le haut du parfum, présent implicitement par la comparaison de la poésie à « une rare fleur » :

En toi je tomberai, végétale ambroisie, Grain précieux jeté par l’éternel Semeur, Pour que de notre amour naisse la poésie Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur !

L’Âme du vin

L’ascension est explicitée par l’emploi métaphorique du verbe « jaillir » qui suppose un jet vers le haut d’un liquide8 et par la cible désignée de ce jet : « vers Dieu ». On peut établir une analogie entre d’une part la poésie, en tant que produit du poète et de sa Muse, et d’autre part la fleur, fruit odorant de la 8 Cf. l’idée de la concentration d’une odeur caractérisée comme un liquide dans d’autres poèmes

des Fleurs du Mal (La Destruction, Le Balcon, etc.).

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fécondation de la terre par ses graines (cf. « l’éternel Semeur »). Une analogie semblable figure dans Le Soleil : le « père nourricier » fait éclore « les vers comme les roses » et « s’évaporer les soucis vers le ciel ». « L’éternel Semeur » de L’Âme du vin serait une variation du « père nourricier » ou de la Muse ? Ce qui est sûr pour nous, c’est la correspondance entre soleil et Muse, entre fleur et poésie.

Tout comme dans L’Âme du vin, on retrouve dans la Mort des artistes l’analogie fleur-œuvre poétique :

[…] la Mort, planant comme un soleil nouveau, Fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau !

La comparaison « Mort - soleil nouveau » est un paradoxe. Mais l’idée qui nous est suggérée par cette figure de style hardie est d’autant plus remarquable : la Mort est combattue par elle-même. En activant le sens métaphorique de « fleurs » (qu’on a décelé dans les deux poèmes précédents, sens renforcé par le caractérisant « du cerveau ») comme « produits de l’esprit », donc « poèmes » en l’occurrence, la Mort de l’artiste devient la Vie de son œuvre.

Quand le soleil ne brille plus, ne fait pas « éveiller les vers comme les roses » et le poète a du mal à « flairer les hasards de la rime » (Le Soleil) – c’est que sa Muse est bien « malade ». L’analogie entre Muse et fleur revient dans La Muse malade, mais cette fois-ci avec une odeur fraîche et vive :

Je voudrais qu’exhalant l’odeur de la santé Ton sein de pensers forts fût toujours fréquenté.

La Muse malade

Nous avons affaire ici à une métaphore in absentia par laquelle le sein de la Muse est comparé implicitement à une fleur odoriférante butinée par des pensers-abeilles. L’expression « exhalant l’odeur de la santé » (métonymie pour odeur d’une personne saine) pourrait être considérée comme le défigement de l’expression « respirer la santé9 » qui se croise avec une autre expression figée : « en odeur de sainteté », rappelée peut-être par « ton sang chrétien » du vers suivant. 9 Selon Le Petit Robert (1992) le verbe transitif « respirer » au sens figuré de « dégager une

impression de » n’apparaît que vers 1870. Nous supposons néanmoins que l’apparition du mot dans un texte écrit a dû être précédée par un usage oral déjà fréquent à l’époque de Baudelaire.

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Dans l’extrait suivant un autre type de fleur apparaît, plus réelle et plus concrète que celles des exemples précédents, mais qui aussi peut renvoyer à quelque chose de plus abstrait et de moins présent :

Mainte fleur épanche à regret Son parfum doux comme un secret Dans les solitudes profondes.

Le Guignon

Le motif « doux » de cette comparaison ambiguë (si l’on rattache « doux » au syntagme « comme un secret »), qui est censé expliquer le rapprochement entre « parfum » et « secret », n’associe pas a priori le comparant au comparé, et ne facilite pas la compréhension du rapport qui devrait exister entre « parfum » et « secret ». On peut aussi penser que c’est le « parfum doux » qui est épanché comme un « secret », l’adjectif « doux » n’étant pas le motif de la comparaison mais un caractérisant du parfum seul. On peut supposer un rapport d’analogie entre parfum-fleur et secret-cœur, dont seuls les trois premiers termes sont exprimés, le quatrième étant évoqué dans la deuxième strophe (« Mon cœur, comme un tambour voilé… »). Si notre raisonnement est juste, « fleur » sera la métaphore apparemment in absentia de « cœur ». Remarquons aussi le parallélisme entre la position de « cœur » et de « fleur » au début de la deuxième et de la quatrième strophes, qui suggère une mise en relation voulue et consciente de la part de l’auteur.

Il est intéressant de noter qu’au sens propre une « fleur [qui] épanche… son parfum » est une constatation neutre. De ce point de vue le verbe d’olfaction est employé au sens propre, le niveau figuré de l’image poétique étant atteint par la comparaison « comme un secret », qui nous amène à la métaphore implicite « fleur-cœur ». À un niveau encore plus figuré « la fleur [qui] épanche à regret / son… secret » peut être vue comme le symbole du poète incompris, damné, du « poète – albatros » et de son œuvre.

2.3. L’air brûlant et le feu associés au liquide

Les vers suivants comparent « le feu » à « une liqueur » dans Élévation :

Envole-toi [mon esprit] bien loin de ces miasmes morbides ; Va te purifier dans l’air supérieur, Et bois, comme une pure et divine liqueur,

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Le feu clair qui remplit les espaces limpides. Élévation

« L’air supérieur », synonyme de « feu clair », va de pair avec « miasmes morbides » et signifie au propre la couche supérieure de l’atmosphère et au figuré « la Vertu », « la Santé » (rappelée par « morbide10 »), « la Pureté » (rappelée par l’opposition à « miasme » comme souillure, puanteur), « la Clarté » (rappelée par les adjectifs « clair » et « limpide » du dernier vers cité). C’est à proprement parler l’air à l’état pur. Tandis que le verbe « boire » introduit logiquement l’élément liquide. Probablement en raison de l’intensité, de la dose concentrée de pureté de cet air auquel aspire l’esprit de l’Ego11. « Boire » désigne donc métaphoriquement « respirer ». L’objet de cette respiration est plus propre à se faire inspirer qu’à se faire « boire », mais néanmoins c’est du feu, comparé à « une pure et divine liqueur ». La nature de cette comparaison est fortement oxymorique : feu et liquide sont associés. Le choix de ces deux éléments peut être interprété en ce sens qu’ils sont tous deux l’expression exagérée de la concentration : air si pur, si divin, si inhabituel pour la narine des mortels qu’il brûle et si dense qu’il se liquéfie. Cela semble possible, car il s’agit d’une périphrase pour « nectar », boisson qui rend immortel dans la mythologie grecque12. Les mots « éther » de la première strophe (étymologiquement : air de feu13) et « feu clair » font également allusion à des idées pythagoriciennes sur la cosmologie. Le titre même du poème nous annonce le haut, le ciel comme cible de l’image poétique ici codée. Nous assistons tout comme dans Le Soleil et dans L’Âme du vin au même mouvement du bas (cette fois siège des « miasme morbides », des « vastes chagrins » et de

10 Lat. morbidus (de morbus, maladie) : qui appartient à la maladie (Larousse, 1911). 11 Cf. plus explicitement ci-dessous le raisonnement à propos du Chat et du Balcon. 12 La poésie antique usait déjà de tours sophistiqués où étaient mêlés odeurs et liquides. Virgile

décrit les cheveux de Vénus en ces termes : « ambrosiaeque comae divinum vertice odorem / spiravere » (Énéide, I, 403). Dans les Géorgiques (IV, 415) une déesse enveloppe son fils d’un manteau fait « d’odeur liquide d’ambroisie » : « Haec ait et liquidum ambrosiae defundit odorem / quo totum nati corpus perduxit ». L’expression « defundit liquidum odorem ambrosiae quo perduxit corpus » opère un passage très intéressant de l’état gazeux de l’odeur à l’état liquide et de là à l’enveloppe probablement solide (au moins métaphoriquement).

13 Cf. F. Martin, Les mots grecs, Paris, Hachette, 1990, p. 16. La même source (p. 32) indique que l’atmosphère étymologiquement est composée d’air et de vapeur.

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« l’existence brumeuse ») vers les « champs lumineux et sereins », l’opposé total du premier14.

L’air brûlant réapparaît dans La Destruction, mais cette fois-ci il brûle parce qu’il est démoniaque et porteur de « destruction », emploi plus logique de « brûler » :

Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon ; Il nage autour de moi comme un air impalpable ; Je l’avale et le sens qui brûle mon poumon.

La Destruction

À première vue, le Démon est complètement rendu gazeux, aérien par le simple fait d’être comparé à « un air impalpable ». Mais il n’est pas simplement inspiré, ni même « bu » (comme « l’air supérieur » de l’Élévation), il est étrangement « avalé », sa concentration étant si forte qu’il devient presque solide ! Le Démon est tout de même plus lourd et son inspiration n’est pas involontaire. Il faut de la volonté pour avaler quelque chose, tandis qu’on est forcé de respirer l’air tel qu’il est autour de nous. « Impalpable » est un pléonasme en tant que caractérisant de l’air, mais il a toute sa valeur s’il est rapporté au Démon. Il s’agit donc d’une hypallage, « impalpable » se référant au Démon et non pas à l’air. « Nager », de même qu’« avaler », est métaphorique et renvoie à un corps solide. L’image du Démon est rendue visible tout en restant aérienne, élusive par l’emploi figuré de ces verbes.

2.4. Le parfum qui se comporte comme un liquide

Le même type de parfum « liquéfié » qui « nage » apparaît de nouveau dans les Fleurs du Mal dans l’extrait suivant, à propos de la femme au « corps brun » :

Et, des pieds jusques à la tête, Un air subtil, un dangereux parfum, Nagent autour de son corps brun.

Le Chat XXXIII (Viens, mon beau chat…)

14 Étant donné les multiples interprétations thématiques et philosophiques de ce poème (cf. les

ouvrages de Michaud, Marchal, Chérix, etc. cités ci-dessous dans la bibliographie) nous nous sommes limité dans notre analyse aux quelques unités du niveau figuratif qui n’ont pas encore, à notre connaissance, suscité la curiosité des chercheurs.

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La femme au dangereux parfum est comparée au félin qui, tout comme elle, « enivre de plaisir ». La « nage » métaphorique du parfum réapparaît aussi dans Causerie où l’on a affaire à un emploi non-figuré des odeurs concrètes. La construction « un air subtil, un dangereux parfum » est en chiasme (les deux syntagmes sont placés en miroir), lequel, mettant en relation « subtil » et « dangereux », nous suggère l’idée qu’un parfum à peine perceptible, fin, indéfinissable peut être bien plus dangereux qu’une arme, qu’une formule magique.

Suivant le même raisonnement on arrive à la correspondance entre le parfum et l’image poétique qui, comme le premier, gagne de l’intensité et de la force en étant subtile, allusive, à peine explicite15. « …Il est de certaines sensations délicieuses, – écrit Baudelaire dans Le Confiteor de l’Artiste, dont le vague n’exclut pas l’intensité. » Michel Théron dans son livre Réussir le commentaire stylistique étudie la problématique de la caractérisation et arrive à la conclusion que « l’air circule peut-être mieux au milieu de signes raréfiés. Ils vibrent plus dans l’esprit s’ils sont rares… La lecture est l’embrasement, par l’esprit, des signes lus : peut-être faut-il laisser l’air [ou le parfum, dirions-nous] circuler entre les signes, pour que le feu prenne mieux… Étoffer une caractérisation, c’est peut-être surcharger le texte. Ce qui étoffe, étouffe » (Théron, 1992 : 34-35). Dans le passage suivant tiré du même auteur on dirait que c’est le manifeste poétique de la perception olfactive qui est décrit : « Le flou et l’indistinct l’emporte sur le déterminé. L’iconoclasme religieux a été justifié ainsi. Si moins donne plus, moins de Dieu, alors, donnera plus de divin ; moins de visible, plus à voir ; moins d’être plus de don : l’idole est faite par la distance » (ibid.). Et dans Le Chat, l’image de la femme est justement rappelée de loin par la force associatrice des sensations : « je vois ma femme en esprit » – dit le héros lyrique du poème. Nous assistons à un enchaînement curieux de sensations ayant pour point culminant et final (le sonnet se termine avec l’apparition de l’odeur) la

15 Cf. à ce propos la constatation de Jean-Pierre Richard (1955 : 108) : « Toute expression est

aussi une diminution, Baudelaire dit une "prostitution" de la chose exprimée, et toute splendeur, toute vapeur, tout message venus de l’objet pourront encourir le reproche d’entamer cet objet et d’en appauvrir l’essence. À ce reproche, seuls les parfums peut-être s’échapperont : trop subtils, volatils, pour que le fait de leur émanation diminue réellement leur puissance émanante. »

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sensation olfactive. Dès le début, le chat est invoqué grâce à la perception visuelle (« Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux… », 1ère strophe). La deuxième strophe est totalement dominée par la sensation tactile (« mes doigts caressent… », « ma main s’enivre… de palper… »). Dans la troisième strophe (le premier tercet), la femme fait son apparition imaginaire, d’abord avec son regard félin mis en relief, et dans le deuxième tercet c’est son parfum de chat qui envahit les sens comme quelque attribut sorcier. Le parfum est le lien entre le chat « présent » et la femme absente, de même que la couleur brune de son corps, qui peut se rapporter aussi bien à Jeanne Duval (« la mulâtresse ») qu’à un chat16.

Le thème du parfum envoûtant qui est tantôt celui d’un félin, tantôt celui d’une femme, nous amène à l’autre poème consacré a priori à un « beau chat, fort, doux et charmant ». Ce deuxième Chat XLVII (Dans ma cervelle se promène…) fait écho au « premier17 » et l’explicite. On retrouve « l’air subtil, le dangereux parfum » de la femme au « corps brun » dans le « doux » parfum de « sa fourrure blonde et brune » qui avait « embaumé » le Je. Au cours de ce long poème (10 strophes) on ne saura plus dire si c’est du chat ou de la femme qu’on parle, le nom « chat » pouvant sans complications être remplacé par « femme » (cf. « Peut-être est-il fée, est-il dieu ? » de la 8e strophe) :

[…] chat mystérieux, Chat séraphique, chat étrange, En qui tout est, comme en un ange, Aussi subtil qu’harmonieux ! De sa fourrure blonde et brune Sort un parfum si doux, qu’un soir J’en fus embaumé, pour l’avoir Caressée une fois, rien qu’une.

Le Chat XLVII (Dans ma cervelle se promène…)

16 Gérard Bocholier attire notre attention sur la ressemblance entre ce parfum « subtil et

dangereux » qui lie la femme au chat : « Il y a autour du chat comme autour de la femme une sorte de nuage invisible, c’est le parfum, qui retranche subtilement d’un monde trop lourd pour les garder dans une brume à la fois présente et absente… qui tour à tour l’excite et l’endort » (Bocholier, 1993 : 50).

17 Cf. Le Chat XXXIII.

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Dans le cas des deux Chats, le parfum est actif et dangereux, le premier (Le Chat XXXIII) étant plus au centre de notre analyse dans ce chapitre car contenant une expression métaphorique « odorante » : « le parfum nage ». Le fait que le parfum « nage » insiste sur son état condensé, intense, presque liquide (quoique « subtil ») à cause de la multitude des pensées qu’il suggère, à cause des effets divers qu’il exerce sur l’âme.

Dans La Chevelure les vers suivants ont la particularité de faire figurer le verbe « boire » dans trois sens métaphoriques différents selon chacune des trois sensations impliquées :

Tu contiens, mer d’ébène, […] Un port retentissant où mon âme peut boire À grands flots le parfum, le son et la couleur

La Chevelure

La moins insolite est ici la métaphore « boire ton parfum » qui a l’air d’être l’élément inducteur permettant de comprendre les deux autres métaphores nettement plus « synesthétiques ». Éléonore Zimmermann a relevé dans ces vers « un empire total des sens », « une sensualité totalement satisfaisante, puisque liquéfiée (« À grands flots ») elle est bue. Mais elle est bue, rappelant le processus de subtilisation à la fin de "Parfum exotique", par "l’âme", et la couleur, qui s’étaient tout à l’heure mêlées au son et au parfum pour créer le breuvage des désirs du poète… » (Zimmermann, 1998 : 107).

Dans l’exemple suivant, le parfum se comporte de nouveau comme un liquide, peut-être en vertu de la même raison d’intensité qui lui fait prendre corps en quelque sorte18 :

En me penchant vers toi, reine des adorées, Je croyais respirer le parfum de ton sang […] Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !

Le Balcon

« Boire ton souffle » est en effet une métaphore pour « respirer ton souffle », où le souffle devient un liquide, qui a un goût et une odeur. L’exclamation « ô

18 C’est d’ailleurs souvent le cas dans les poèmes des Fleurs du Mal. Emploi semblable dans

Élévation, voir l’extrait analysé ci-dessus et d’autres ci-dessous (cf. les exemples analysés des poèmes suivants : Le Balcon, Le Flacon, Le Poison, Le Beau Navire, Causerie et Le Crépuscule du Matin).

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douceur ! ô poison ! » (métaphore en apostrophe) fait écho à la « liqueur » de l’Élévation aussi bien qu’au « parfum dangereux » et « embaumant » des Chats. On pourrait dire que chaque fois qu’une odeur ou un parfum se comporte comme un liquide (« nage19 » ou « jaillit20 ») ou se fait percevoir comme un liquide (se fait « boire21 » ou « avaler22 ») nous avons affaire à une présence « condensée » (quoique souvent complètement imaginaire), envahissante, donc plus ou moins dangereuse, de la personne évoquée par le parfum.

Dans « respirer le parfum de ton sang », le sang s’évapore et devient odeur à l’état gazeux, signe d’une pénétration totale, d’une contamination envahissante du Je par ce parfum bizarre de « sang ». On assiste à une métamorphose alchimique du Je en matière « poreuse », anticipation du flacon qui « se souvient » (Le Flacon). « Le sang » comme synecdoque de la personne elle-même et de son être nous ferait lire ce vers autrement.

Une autre apparition du « sang » « parfume » l’image poétique dans Le Voyage VI :

(Nous avons vu)… Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ; La fête qu’assaisonne et parfume le sang […]

Le Voyage VI

Les « étonnants voyageurs » (réels et imaginaires) et leurs souvenirs sont au centre de ce cycle intitulé Le Voyage. Ceux de ce VIe poème ont eu la malchance d’assister au « spectacle ennuyeux de l’immortel péché ». Les voyageurs des cinq premiers poèmes du cycle nous révèlent des scènes, des images moins morbides, plus romantiques (cf. « l’Eldorado promis par le Destin », « les plus riches cités, les plus grands paysages »), qu’on analysera dans un prochain travail consacré aux métonymies. Les vers cités ci-dessus nous rendent spectateurs d’une représentation peu ordinaire qui donne le frisson, où les personnages sont le bourreau et le martyr. La participation du lecteur à la « fête » devient totale grâce à l’implication graduelle de tous ses sens : au début ce n’est que la vue (du bourreau) qui est sollicitée, ensuite la vue et l’ouïe (on

19 Voir La Destruction, Le Chat (Viens, mon beau chat…) 20 Voir Le Flacon. 21 Voir Élévation, Le Balcon, La Chevelure. 22 Voir La Destruction.

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voit et on entend le martyr sangloter) et enfin – le plus subtil des sens – l’odorat. Mais son application est bien complexe : on sent l’odeur du sang se répandre dans l’air (au sens concret) et on s’imagine la foule excitée par la vue du condamné décapité (emploi métaphorique de « fête parfumée et assaisonnée par le sang »). « Assaisonner » introduit l’activation du goût et fait aussi appel à l’odorat (remarquons le parallèle oxymorique entre un « plat qu’on assaisonne » (langage culinaire !) et cette fête morbide)23. Le verbe « parfumer », agissant directement sur l’odorat et arrivant de cette manière le plus rapidement possible à l’imagination, couronne la description. Sans lui, l’image serait plus fade et moins vivante.

2.5. Relations de synesthésie

Il nous est souvent difficile de délimiter la sensation olfactive par rapport aux autres sensations invoquées sur les pages du recueil. En effet, les Fleurs du Mal sont « imprégnées » d’hypallages aussi bien grammaticales, de qualification que d’hypallages de perception en vertu des lois si chères au Baudelaire de « l’analogie universelle », ou – pour mieux dire – de la synesthésie. Nous suivons dans notre analyse le point de vue de Michel Théron, selon qui : « Logiquement on distingue 5 sens : ouïe, odorat, toucher, goût, vue. Mais dans la réalité ils sont mêlés. Là encore, c’est l’analyse qui sépare ce que la perception unit. On dit en effet couramment : « boire des paroles, dévorer des yeux », etc. La synesthésie est cette fusion indifférenciée des sens. L’hypallage renvoie souvent à ce type d’expérience. « Le silence vert des champs » est une hypallage par la forme (grammaticale), et une synesthésie par l’esprit ou le sens » (Théron, 1992 : 98). Baudelaire appelle « correspondances » les phénomènes de synesthésie et en use sans gêne. Chez lui l’ouïe « entend des parfums s’élever » ou voit des couleurs, comme la vue subodore les sons. L’odorat entend, le toucher voit. R.-B. Chérix dit à propos de la théorie des synesthésies : « La métaphore classique usait certes déjà de ce pouvoir, mais combien modestement. Il appartenait, là aussi, aux romantiques d’exploiter ces

23 Poussé plus loin, notre raisonnement nous amène à une association hardie et choquante, mais

d’autant plus envahissante, entre un cuisinier et un bourreau. Si le lecteur en est secoué de son indifférence, de son « Ennui », le message poétique est bien passé.

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ressources psychiques et d’enrichir par elles le clavier des figures poétiques » (Chérix, 1993 : 35). Le parfum combiné à d’autres sens donnera « une unité imprévue, une liberté, une harmonie nouvelles à toutes les autres images24 ».

Et [la sainte jeunesse] qui va répandant sur tout, insouciante Comme l’azur du ciel, les oiseaux et les fleurs, Ses parfums, ses chansons et ses douces chaleurs !

J’aime le souvenir…

Cette comparaison à trois comparants a une structure en chiasme à trois éléments où les deux bras du X grec sont complétés par une ligne verticale : à « fleurs » correspond « parfums », à « oiseaux » « chansons » et à « azur » « douce chaleur ». Les trois sensations, olfactive, auditive et tactile, sont étroitement unies, imbriquées par cette structure syntaxique particulière.

Dans Spleen II, l’association se fait entre odeur et vue sans l’intervention de l’ouïe :

Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.

Le verbe « respirer » peut prendre ici de multiples sens. Il peut être l’élément verbal d’une personnification : le tableau perçoit l’odeur, métonymiquement, les personnages plaintifs et pâles figurant sur ces tableaux respirent, perçoivent ces odeurs. « Respirer » peut aussi avoir le sens figuré de « respirer la santé » dont la première apparition écrite selon Le Petit Robert se situe vers 1870 au sens de « avoir l’air de, dégager une impression de ». Ce sens est basé sur le verbe transitif aujourd’hui « vieilli » (Le Petit Robert, 1992 ; « peu usité » déjà selon le Larousse de 1911) qui signifie « émettre une odeur ». Si les personnages « respirent » cette odeur, c’est-à-dire émettent cette odeur, il s’agit d’une métonymie du contenant pour le contenu (le tableau pour personnages qui y figurent comme ci-dessus), créant une synesthésie sophistiquée (la vue du tableau provoque une sensation olfactive)25. On peut aussi supposer un sens plus

24 Jean Prévost, 1997 : 227. 25 P. Renard (1996 : 134) a décelé dans ce passage un phénomène étrange de synesthésie

« négative » : « Tous les sens sont ici convoqués mais de façon négative ou absente, comme s’il s’agissait de mettre en scène une synesthésie de l’effacement. L’odorat ne peut plus guère saisir le parfum des fleurs passées, ni l’odeur du flacon débouché ; le toucher ne rencontre plus que des étoffes démodées ; les yeux n’ont devant eux que la pâleur des tableaux de Boucher, peintre du XVIIIe siècle, et par métaphore l’ouïe ne perçoit que la plainte des

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direct, certes moins « poétique », selon lequel le tableau, en tant qu’objet matériel, s’est imprégné d’une odeur après un long séjour dans un placard. Odeur réelle et odeur imaginaire coexistent ici.

L’odeur peut aussi se combiner à des sensations tactiles :

Au bord d’un gouffre dont l’odeur Trahit l’humide profondeur.

L’Irrémédiable I

Du point de vue de la syntaxe il s’agit ici d’une hypallage où l’adjectif « humide » est déplacé de « gouffre » (sens propre) ou d’« odeur » (sens métonymique) devant « profondeur ». Au lieu de dire « gouffre profond à l’air humide », Baudelaire préfère « gouffre [à] l’humide profondeur ». « Air » est remplacé par « odeur » dans cette équation. C’est en effet l’odorat qui prévaut sur tous les autres sens, c’est lui qui permet de pressentir les dimensions de l’abîme avec son air humide. L’hypallage – comme dans d’autres textes le chiasme – suggère l’interchangeabilité des sens qui sont étroitement imbriqués.

Mais il y a pire encore, notamment dans les pièces condamnées. Voici une autre image du gouffre-Enfer impliquant trois sens :

Par les fentes des murs des miasmes fiévreux Filtrent en s’enflammant ainsi que des lanternes Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.

Femmes damnées (Delphine et Hippolyte)

Les « miasmes fiévreux s’enflammant » associent l’odorat à la vue et au toucher. L’odeur désagréable devient visible, elle prend feu, devient lumière (comparée aux « lanternes »). Cette image s’attaque à notre vue (allusion possible au feu destructeur qu’on a déjà rencontré dans La Destruction), aussi bien qu’au toucher (normalement on touche pour constater la fièvre, et l’on ressent la chaleur par l’épiderme).

Dans l’expression « parfums affreux » l’adjectif est à prendre au sens fort : lié aux affres de l’Enfer. Mais en étant associées aux parfums « qui comporte[nt] contrairement à l’odeur une information valorisante : agréable,

pastels (vv. 10-14). Ces quatre vers résonnent de références intratextuelles d’autres poèmes des Fleurs du Mal – Le Parfum, Le Flacon, mais loin d’en convoquer la richesse, ils en donnent une version exténuée et sans séduction. »

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bon à consommer26 », les mêmes affres deviennent moins « affreuses ». Dans cet exemple le mot « parfum » porte l’« information valorisante » du corps, du sensuel (cf. Parfum exotique et autres poèmes sensuels : le parfum y sera présent à coup sûr). Dans son article « Rythme, parfum, lueur27 », E . M. Zimmermann nous démontre à partir de ce même vers de Baudelaire tiré de l’Hymne à la Beauté que chaque fois que cette formule réapparaît sur les pages du recueil (ou une autre lui faisant écho), le parfum est « lié au monde des sens » (Zimmermann, 1998 : 94), à la « sensation, … qui, dans la dichotomie de ‘Mon cœur mis à nu’, tomberait dans la catégorie de ‘l’animalité’ » (op. cit. : p. 102), ou plus loin (op. cit. : p. 122), le parfum est l’équivalent de la « volupté ». Au vu de ce raisonnement le groupe nominal « parfums affreux », si simple du premier coup d’œil, nous amène à une image poétique extrêmement riche et condensée. Elle nous fait voir et même sentir l’atmosphère de l’enfer, des tortures qui attendent les fornicateurs et en même temps laisse soupçonner, à travers « les fentes des murs » les plaisirs sensuels de ses victimes. N’était le caractère sans doute lesbo-pornographique du poème, le verbe « humer » de la 5e strophe mériterait aussi une analyse détaillée, car il unit l’action de flairer à celle de boire : « elle humait voluptueusement / Le vin de son triomphe, et s’allongeait vers elle ».

Il faut encore mentionner une autre apparition, plus cachée, de l’odeur dans la 5e strophe de ce long poème à propos de ces « femmes damnées » aux « regards charmants, baume divin ». La métaphore in praesentia en apposition de ce vers réalise le même type d’association que dans « miasmes fiévreux » : elle associe vue, toucher et parfum, l’adjectif « charmant » ayant le sens (comme ailleurs : charmants climats, etc.) d’envoûtant, ensorcelant.

Une autre apparition « charmante » est celle de la déesse de l’amour, portée par un doux zéphyr :

De l’antique Vénus le superbe fantôme Au-dessus de tes mers plane comme un arome, Et charge les esprits d’amour et de langueur.

Un Voyage à Cythère

26 Geninasca, 1976 : 131. 27 In Zimmermann, 1998 : 90-140.

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Le parfum se comporte ici comme le fantôme d’une ancienne divinité grecque. Le verbe « planer » comme le motif de la comparaison lie « arome » et « fantôme » (à remarquer la rime riche entre le comparé et le comparant, qui aurait d’elle-même suffi à rapprocher ces deux notions sans qu’il soit besoin de recourir à une comparaison explicite). Tandis que le verbe « charger » est employé au sens d’« attaquer par une flèche d’amour » et au sens métaphorique d’« imprégner d’une odeur, d’une humeur langoureuse », d’« envoûter » en fin de compte. Dans une lecture paronymique « charger » pourrait se lire « charmer ». Nous avons affaire ici à une syllepse à cause des deux sens qui y sont activés. Le fait de l’avoir décodée nous permet une lecture en profondeur sur deux niveaux de cette image fantomatique de Vénus, le code étant le motif du parfum.

Le parfum refait son apparition quelques vers plus bas :

Où les soupirs des cœurs en adoration Roulent comme l’encens sur un jardin de roses Ou le roucoulement éternel d’un ramier !

ibid.

Nous sommes en présence d’une comparaison « filée » (à la façon de la métaphore filée du Flacon28) avec un comparé en extension (« les soupirs des cœurs en adoration ») et deux comparants encore plus étendus et interchangeables grammaticalement (cf. « ou ») en vertu de l’amour de Baudelaire pour la synesthésie (« l’encens… ou le roucoulement… »). Le premier terme du comparé « soupirs » (terme de la galanterie amoureuse) correspond au second élément du premier comparant (« jardin de roses », appartenant au même registre), tandis que « cœurs en adoration » (terme de théologie) correspond à « encens ». Voici donc une structure en chiasme suivie également par les termes du second comparant : en effet « roucoulement » et « ramier » s’inscrivent sur un ton plaisant dans le registre de la galanterie amoureuse, tandis qu’« éternel » se rapporte à l’isotopie religieuse introduite par « adoration » et par « encens ». Le verbe métaphorique « rouler » donne une dimension visuelle à l’encens et, par synesthésie, au soupir. Si l’on essaye de cerner tous les sens possibles du verbe « rouler », on doit distinguer entre un

28 Cf. « Lazare odorant […], le cadavre spectral / d’un vieil amour ranci », analysé ci-dessus.

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sens propre qui est celui de décrire des mouvements circulaires, et un sens métaphorique, enregistré dans les dictionnaires (cf. Larousse, 1911 et le Petit Robert, 1992), qui est en rapport avec un bruit sourd, semblable à celui provoqué par le roulement d’un objet. À ce point-là, on se rend compte que « rouler » est plus métaphorique dans le comparé « soupir » et dans le second comparant « roucoulement » que dans le premier comparant « encens ». Cependant, le sens métaphorique étant accepté par l’usage et faisant partie intégrante du lexique du français (métaphore usée imposée par une déficience du langage, appelée aussi catachrèse, cf. « roulement du tambour, du tonnerre »), la surprise esthétique est plus grande au niveau de l’emploi apparemment plus conforme au sens premier, non figuré. Ce dernier sens est plus visuel, il fait allusion aux ronds formés dans l’air par l’encens que l’on y répand. L’activation simultanée de ces deux sens du verbe « rouler » est une syllepse. Nous avons « vu » de l’air plus ou moins parfumé « jaillir » (Le Flacon, L’Âme du vin), « nager » (La Destruction, Le Chat) comme des liquides et maintenant nous le voyons « rouler » comme « des bruits sourds et prolongés29 » ou comme des ronds dans l’air.

Plus curieusement, l’élément aérien fait métaphoriquement « gonfler » le cœur :

le cœur tout gonflé d’espoir et de vaillance Le Reniement de Saint-Pierre

L’adjectif « gonflé » sous-entend que l’espoir et la vaillance ont une extension physique, aérienne. Comme les poumons se gonflent d’air, le cœur se gonfle d’espoir. Il s’agit donc d’une métaphore in absentia où seuls deux termes sur les quatre qui constituent l’analogie apparaissent. Ce sont les comparants (poumons, air) qui sont absents, sous-entendus.

L’élément aérien peut non seulement gonfler l’âme, mais il peut aussi, plus agréablement, la bercer :

J’enlace et je berce son âme Dans le réseau mobile et bleu Qui monte de ma bouche en feu.

La Pipe

29 Le Petit Robert, 1992.

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La métaphore « fumée – réseau mobile et bleu » est complétée par les verbes, eux aussi métaphoriques, « enlacer » et « bercer », tandis que la « bouche de la pipe » peut être considérée comme une métaphore imposée par l’usage, une catachrèse. Celle-ci a tout de même pour fonction d’insister sur la profonde analogie qui existe entre le fumeur et son instrument, la pipe30. Cette analogie est renforcée par le vers « Je fume comme la chaumine », où le verbe « fumer » peut être intransitif (la pipe fume), mais appliqué au « poète » il devient transitif (je fume la pipe). Le « réseau » est une concrétisation métaphorique visuelle de la fumée qui fait aussi intervenir le toucher (« j’enlace » et « je berce »).

La même couleur bleue associée au parfum apparaît dans le poème suivant :

Sur ta chevelure profonde Aux âcres parfums, Mer odorante et vagabonde Aux flots bleus et bruns […]

Le Serpent qui danse

Comparant de « chevelure », « mer odorante » est en apposition. Le caractérisant de « chevelure » est « profonde » qui est une épithète habituelle de la mer. À l’inverse, l’un des caractérisants du comparant est « brun » qui se rapporte plus souvent à la chevelure. Le thème et le phore (comparé et comparant) de cette métaphore in praesentia sont donc étroitement liés par ces apparentes impropriétés. « Âcres » est lié syntaxiquement à « chevelure » et « odorante » à « mer », mais il s’agit sans doute de synonymes. « Flots bleus et bruns » opère la même fusion en mettant côte à côte les deux adjectifs que logiquement on s’attendrait à voir séparés, chacun à sa place respectivement derrière « mer » et « chevelure ».

2.6. Vision provoquant la sensation olfactive

L’air humide, en forme de brouillard cette fois-ci, apparaît dans Le Crépuscule du matin :

Une mer de brouillards baignait les édifices… 30 Cf. Dominique Rincé (1988 : 51) : « Élévation, lévitation, vaporisation maîtrisée ou même

auto-combustion délectable, la tranquille fumerie baudelairienne génère ainsi toute une variété d’aimables paradis dans son odorante inconsistance. »

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Cet air saturé de vapeurs (l’idée de la concentration de quelque chose dans l’air31, ce qui le rend semblable, donc comparable à un liquide, étant toujours valable) a le comportement par excellence d’un liquide : il « baigne » la ville matinale comme une « mer ». La métaphore a deux phores ou comparants qui se renforcent mutuellement : « mer » et « baignait ». Ces derniers invoquent plus la perception visuelle qu’olfactive. La densité du brouillard suggérée par son association à la mer rend les bâtiments à peine perceptibles. Et ce n’est qu’après cette vision intérieure de la ville moderne perdue dans l’air gris qu’on « sentira » cet air lourd, pollué, à l’odeur de charbon et de fumée. En quelque sorte la vue engendre l’olfaction. On a une impression olfactive très vague, mais néanmoins très évocatrice et vivante.

La vision d’un tableau est indéniablement à l’origine de la sensation olfactive dans les vers suivants :

Au milieu des flacons, des étoffes lamées […] Des marbres, des tableaux, des robes parfumées […] Dans une chambre tiède où, comme en une serre, L’air est dangereux et fatal, Où des bouquets mourants dans leur cercueil de verre Exhalent leur soupir final […]

Une Martyre (Dessin d’un maître inconnu)

Le tableau est introduit par l’invocation des odeurs qui curieusement se dégagent des objets peints sur lui. L’air est aussi « dangereux », comme dans Le Chat (XXIII) ou dans Le Flacon. Mais son caractérisant « fatal » qui cause la mort des « bouquets… dans leurs cercueils de verre », prépare le lecteur au thème du « dessin » morbide : la martyre décapitée. C’est un des rares cas des Fleurs du Mal où la vue active le sens de l’odorat, les parfums qu’on croirait sentir n’ayant aucune source réelle (les « robes parfumées » et les « bouquets mourants » représentés sur le dessin n’étant que de pures abstractions picturales). Par l’ecphrasis32 détaillée du tableau, Baudelaire réussit à provoquer

31 Développée à propos de la place plus importante du motif « air / odeur / parfum / liquide » dans

Élévation, La Destruction, Le Chat, Le Flacon et d’autres. 32 Description littéraire d’une œuvre d’art. A. Bailly, Dictionnaire Grec-Français, Paris,

Hachette : 1950 : 636.

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la sensation olfactive33. Dans d’autres textes, nous assistons au procédé contraire, où l’odorat permet de s’imaginer visuellement des pays lointains (quand « Ego… se trouve transporté, par la vertu du parfum vers de charmants climats, au-delà des mers34 » qui sont une vision intérieure, comme par ex. dans Parfum exotique ou Le Serpent qui danse35, etc.). Les métaphores « bouquets mourants » (pour fleurs flétries) et « cercueils de verre » (pour vases) introduisent l’atmosphère macabre de la suite du poème. L’air saturé d’odeurs mortifères est comme une condition nécessaire pour la compréhension globale et approfondie du tableau. À quel point la vue d’un tableau provoquait chez Baudelaire des sensations olfactives, nous le voyons dans l’appréciation qu’il donne dans « Les Salons » des Femmes d’Alger de Delacroix : « Ce petit poème d’intérieur plein de repos et de silence […] exhale je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes inondés de tristesse. » (cité dans Himy : 1993 : 15).

Un autre cas d’olfaction intérieure provoquée par la vue se présente dans Les Phares :

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, Et d’un grand crucifix décoré seulement, Où la prière en pleurs s’exhale des ordures…

Les Phares

Le point de départ est l’ecphrasis de « La leçon d’anatomie » de Rembrandt. La prière est associée à une émanation en vertu aussi de l’expression figée « la prière monte au ciel » ; le verbe « s’exhale » est par conséquent métaphorique, mais il acquiert un sens très physique par l’ajout du complément de lieu « des ordures » (probablement au sens archaïque de pourriture, corps en décomposition). Dans l’univers poétique des Fleurs du Mal « ordure » peut aussi être interprétée comme « chair corrompue », de laquelle – comme un parfum de sacrifice – se détache la prière de l’esprit (un parfum de sainteté peut-être). Notre idée est renforcée par la double nature du trope parce que « la prière

33 Cf. la remarque de Gonzague de Reynold (1993 : 314) : « …il [Baudelaire] a transformé sa

Martyre en un chef-d’œuvre de composition plastique, en un dessin rehaussé de couleurs et de parfums. »

34 Geninasca, 1976 : 133. 35 Cf. « Sur ta chevelure… aux âcres parfums… mon âme rêveuse appareille… ».

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en pleurs », personnifiée, désigne métonymiquement une personne pleine de regrets, éplorée, adressant sa prière au ciel.

2.7. Le parfum et les liquides précieux

Nous avons déjà vu que dans de nombreux cas (cf. Le Chat, Le Parfum, La Chevelure) le parfum se comporte comme un liquide. Dans ce sous-chapitre nous nous arrêterons sur quelques exemples où nous avons remarqué son lien avec la liqueur et le vin qui d’après l’auteur des Fleurs du Mal lui-même, sont – avec « la science philosophique », « la pharmaceutique » et « les parfums les plus subtils » – les « moyens de fuir, ne fût-ce que pour quelques heures, son habitacle de fange, et, comme dit l’auteur de Lazare : ‘d’emporter le paradis d’un seul coup’36 ».

Le premier exemple est tiré du Beau Navire :

Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses, De vins, de parfums, de liqueurs.

Contrairement au Flacon, l’armoire métaphorique37 a ici une connotation agréable, aussi bien du point de vue de son comparé (seins de la femme) que de ses caractérisants : vins, parfums, liqueurs, où les parfums sont encadrés par des liquides précieux. À ce propos Dominique Rincé s’exprime en ces termes : « Le vin et les liqueurs qu’il [Baudelaire] chante, nectar des « amants » ou gros rouge des « chiffonniers » et des « assassins », sont d’abord des motifs poétiques où s’inscrivent ses rêves de liberté et d’évasion » (Rincé, 1988 : 49).

L’association étroite entre le vin et le parfum est aussi suggérée dans Le Poison :

Le vin…dans l’or de sa vapeur rouge.

Cette métaphore fait référence au passage de l’état liquide à l’état gazeux, tout en insistant sur le caractère précieux du vin (comparé à l’or). Si la plupart du temps le parfum se comporte comme un liquide (il « nage », se laisse « boire », etc.), ici nous observons le procédé inverse : le vin s’évapore.

36 Baudelaire cité dans Rincé, 1988 : 48. 37 Cf. aussi Spleen II : « Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées », où le comparant est le

boudoir, proche de l’armoire.

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Outre les vins et les liqueurs il existe d’autres sortes de liquides précieux dans les Fleurs du Mal. Dans Franciscae meae laudes la femme louée est comparée à un bain parfumé :

Dulce balneum suavibus Unguentatum odoribus.

Franciscæ meæ laudes

Le bain liquide, l’onguent solide et les odeurs suaves se combinent dans ce bain luxueux.

2.8. Le parfum dangereux

Léon Bopp place les parfums dangereux parmi les parfums « désagréables », à « tonalité négative38 ». Pour nous les parfums seront dangereux parce que séducteurs, envahissants, ensorcelants, dominants et plus souvent « charmants » que repoussants.

Nous analyserons par la suite deux occurrences métaphoriques du parfum « dangereusement agréable », qui n’ont pas encore été mentionnées :

Je me représentai sa majesté native, Son regard de vigueur et de grâces armé, Ses cheveux qui lui font un casque parfumé, Et dont le souvenir pour l’amour me ravive.

Une nuit que j’étais…

La métaphore in praesentia « cheveux-casque parfumé » tient de l’oxymore à cause du caractère guerrier du mot « casque ». En effet, le contexte marqué par « vigueur », « armé », « majesté » nous fait penser à un casque militaire. Son emploi a un double effet : « casque » insiste sur l’aspect visuel (cheveux couvrant complètement, d’une couche épaisse la tête) et sur l’aspect olfactif, mis en évidence par l’union inattendue d’un attribut guerrier, qui est le casque et d’un autre – celui de la galanterie, qui est le parfum. L’exclamation de l’avant-dernier vers « ô reine des cruelles ! » nous amène de façon

38 Bopp, 1969 : 877 : « Les tonalités du parfum ne sont négatives que lorsque Baudelaire parle du

parfum, quelquefois dangereux, de la mulâtresse, ou de certains parfums ‘orageux’, ou des ‘âcres parfums’ de Jeanne, ou des ‘sales parfums’ d’un vieux jeu de cartes, ou encore et enfin des ‘dangereux parfums’ de quelque Circé, une Circé qui a donc quelque ressemblance avec la mulâtresse. En résumé : des parfums sales, des parfums âcres, des parfums orageux, et deux fois des parfums dangereux. Tels sont les seuls parfums désagréables des Fleurs. »

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incontournable au motif du parfum dangereux – si subtilement codé dans la métaphore « casque parfumé » – de la femme dominante, qui se sert de son parfum naturel ou d’autres parfums magiques pour ensorceler, subjuguer les hommes.

Une autre apparition d’odeur subtilement subjuguante peut être décelée dans le vers suivant :

Tu répands des parfums comme un soir orageux […] Hymne à la Beauté

Dans cette comparaison, le soir peut désigner métonymiquement les fleurs qui s’épanouissent à ce moment de la journée et toutes les odeurs qui s’aiguisent dans l’air lourd d’avant l’orage. Cette Beauté nous envahit comme un ouragan de parfums plutôt lourds, « riches et corrompus » (suggérés par l’air surchargé de parfums d’avant l’orage et par la vision des rafales et des tourbillons du même orage). Ce n’est pas la même Beauté que celle du Que diras-tu ce soir… dont la « chair spirituelle a le parfum des Anges » presque insaisissable. Pour augmenter l’intensité de l’effet que cette Beauté complexe au « regard infernal et divin » a sur ses adorateurs, le poète recourt de nouveau à l’odorat, introduisant le parfum comme motif de la comparaison de cette Beauté à un air saturé d’odeurs.

Dans ces exemples le parfum est dangereux parce qu’il agit directement sur l’âme et ignore totalement la raison, ce qui rend ses « victimes » vulnérables au maximum. Le parfum reste une arme dangereuse à tous les points de vue, grâce surtout à son don de vaporisation immédiate dans l’air, qu’on ne peut pas ne pas respirer une fois qu’on y est présent. En plus, les effets qu’il a sur l’âme restent incontrôlables et mystérieux. Il peut séduire, empoisonner, rendre sain39, réconforter40 ou expliquer les symboles, renvoyer à l’essence des choses. Selon George Călinescu « les odeurs sont pour Baudelaire les hiéroglyphes du

39 On reconnaît les saints d’après l’odeur que leur corps exhale après la mort. Dans l’Église

orthodoxe c’est une condition décisive pour être canonisé, car seule l’exhalaison du corps sans souffle peut témoigner d’une vie incorruptible, reniant les plaisirs terrestres.

40 Cf. entre autres la remarque de Walter Benjamin à ce sujet : « L’odorat est le refuge inaccessible de la mémoire involontaire… Si, plus que tout autre souvenir, la reconnaissance d’une odeur est consolante, c’est sans doute parce qu’elle assoupit profondément la conscience du temps écoulé. En évoquant une autre odeur l’odeur présente abolit des années » (Benjamin, 1979 : 193).

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processus cosmique dans son ensemble, depuis son organisation jusqu’à sa décomposition. La pestilence, les miasmes cadavériques occupant dans sa gamme olfactive une place égale à celle du musc et de l’encens41 ». Les odeurs, d’après Élisabeth Barillé et Catherine Laroze, peuvent aussi être à la base ou même la condition de l’œuvre artistique, car « en recréant un univers familier et rassurant autour de nous, les odeurs facilitent et provoquent l’éclosion de la pensée et de l’inspiration42 ». Ainsi donc les odeurs peuvent être des remèdes, des solutions ou des armes. Toutes les possibilités sont bien présentes dans la « symphonie de senteurs, à la fois subtile et puissante43 » des Fleurs du Mal.

3. Conclusions

Ce recensement qui s’est voulu exhaustif par rapport aux odeurs les plus cachées et les plus fugaces mais qui – vu la limite floue entre vapeur, air, parfum et liquides parfumés – n’a sans doute pas pris en compte toutes les occurrences possibles du motif du parfum dans les Fleurs du Mal, a pour résultat de démontrer que le motif du parfum apparaît la plupart du temps sous forme figurée. Il s’agit notamment d’un très grand nombre d’emplois métaphoriques des odeurs ou des verbes qui y sont liés. Cela peut paraître surprenant dans la mesure où Léon Bopp affirme en guise de conclusion au chapitre portant sur les odeurs dans son ouvrage volumineux consacré à la psychologie des Fleurs du Mal : « Donc la métaphorisation ou la figuration est rare dans le domaine des sensations olfactives ou de ce qui s’y rattache. […] La métaphorisation des odeurs est exceptionnelle dans les poèmes que nous étudions » (Bopp, 1969 : 882). Certes, des odeurs concrètes apparaissent à certains points forts des poèmes de Baudelaire, et ce sont sans doute ces parfums-là (Causerie, Le Parfum) qui par leur force irrésistible subjuguent non seulement le poète mais aussi son lecteur. Mais on ne pourra pas nier que les rapports souvent compliqués qui s’établissent entre parfums, liquides, corps divers, visions et sons constituent aussi des moments clés des textes baudelairiens. Ainsi le parfum associé à un liquide ou carrément liquéfié

41 Călinescu, 1972 : 240. 42 Barillé et Laroze, 1995 : 119. 43 Cf. Ruff, 1955 : 132.

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introduit l’idée de la concentration, de la densité des particules odorantes et par là des pensées et des émotions.

Dans un certain nombre d’extraits nous avons constaté que la sensation visuelle est à la base de la sensation olfactive. Voire, elle en est la seule condition et la seule source. Par conséquent la perception de l’odeur est complètement imaginaire et intérieure, ce qui serait le contraire de l’affirmation de Jacques Geninasca qui soutient que « les perceptions olfactive et gustative, toujours localisées extérieurement, même lorsque – dans l’hallucination – elles sont dépourvues de support objectif, ne donnent jamais lieu à un parfum ou à une saveur intérieurs » (Geninasca, 1976 : 133). Nous n’avons pas affaire ici à une hallucination (mais à une ecphrasis) et la perception olfactive dans les deux exemples du chapitre ne peut être qu’intérieure car complètement « dépourvue de [tout] support objectif ». Néanmoins elle reste évocatrice de nuances et de détails qui auraient été ignorés sans son invocation. Car le parfum, la sensation olfactive en général donnent une unité, une harmonie aux autres images, et par là à l’univers poétique baudelairien44.

Nous avons relevé beaucoup de passages qui comportent des figures « mêlées ». Aussi nous sommes-nous rendu compte que notre approche, qui se voulait purement technique et objective, est fortement empreinte de subjectivité. Il est donc presqu’impossible d’établir une seule et unique interprétation valable. Comme l’a très justement remarqué Michel Théron : « Le texte est plus hanté qu’habité. Des sens y viennent, comme des inventions, ou y reviennent, comme des revenants. Du nouveau survient, et de l’ancien on se souvient. […] La poésie est la défaite de la logique, et la logique est la défaite de la poésie45 ».

Le parfum échappe à toute uniformisation, car son effet est toujours différent. Il dépend de la nature du « sujet flairant », de son histoire, de ses souvenirs, de ses expériences antérieures et de ses préférences futures qui donneront vie à une série infinie et irrépétable d’associations. Celles-ci ne seront jamais les mêmes tout comme les réactions subjectives à tel ou tel parfum. De ce point de vue le parfum produit un effet aussi capricieux et 44 Cf. Prévost, 1997 : 227. Voir aussi à ce propos la remarque de Dominique Rincé, déjà citée ci-

dessus : « [le parfum] crée une unicité réconfortante de l’image en la substituant à la multiplicité mensongère du réel » (Rincé, 1988 : 92).

45 Théron, 1992 : 54 et 98.

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incontrôlable qu’une œuvre artistique. C’est ce que nous a suggéré en tout cas cette lecture « olfactive » des Fleurs du Mal. De même une fleur – œuvre artistique nouvelle – peut « épancher à regret » son parfum tant que le lecteur – « sujet qui hume » – n’y sera pas encore habitué. Une toute nouvelle odeur, si elle est trop forte, pénétrante pour la narine humaine peut choquer et même dégoûter. Mais si on la flaire à petites bouffées avec des intervalles pour laisser les pensées se déployer comme des « chrysalides », elle peut devenir envoûtante, « charmante ». C’est ce qui est arrivé au bouquet des Fleurs du Mal. Depuis le jour de sa parution et jusqu’à notre époque il continue à répandre ses parfums et à ensorceler ses lecteurs. En mêlant à sa « palette figurative » des parfums et des odeurs toujours renouvelés et variés, Baudelaire a fait appel à la plus mystérieuse et redoutable arme qui ait prise sur les hommes. « Car les hommes pouvaient fermer les yeux devant la grandeur, devant l’horreur, devant la beauté, et ils pouvaient ne pas prêter l’oreille à des mélodies ou à des paroles enjôleuses. Mais ils ne pouvaient se soustraire à l’odeur. Car l’odeur était sœur de la respiration. Elle pénétrait dans les hommes en même temps que celle-ci ; ils ne pouvaient se défendre d’elle, s’ils voulaient vivre. Et l’odeur pénétrait directement en eux jusqu’à leur cœur, et elle y décidait catégoriquement de l’inclination et du mépris, du dégoût et du désir, de l’amour et de la haine. Qui maîtrisait les odeurs maîtrisait le cœur des hommes46 ». _________________________

ANGELA PALÁGYI

Université Eötvös Loránd de Budapest Courriel : [email protected]

46 Patrick Süskind, Le Parfum, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Paris, Fayard, 1986,

pp. 190-191.

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