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Une randonnée à travers l’Histoire Philip Freriks

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Une randonnéeà travers l’Histoire

Philip Freriks

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Le Méridien de Paris

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Philip Freriks

Le Méridien de Paris

Une randonnéeà travers l’Histoire

Traduction de Kim AndrigaPhotographies de Alain Lechat

17 avenue du Hoggar, PA de Courtabœuf, BP 112 91944 Les Ulis cedex A, France

61, avenue de l’Observatoire75014 Paris, France

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Édition originale en néerlandais : De Meridiaen van Parijs © Philip Freriks en Utigeverij Conserve 2003

Adaptation : Emmanuelle Le GoffCouverture, maquette intérieure et mise en page : Jérôme Lo Monaco

Crédits photographiques : Alain LechatSauf : p. 4 : Philip FreriksP.49, p.60, p.62, p.66, p.69, p.85, p.89, p.91, p.92, p.94, p.109, p.118 : Jérôme Lo MonacoP.44 : © Roland Godefroy, droits réservésP.63 : © Fondation Boris Vian, droits réservés

La publication du présent ouvrage a été rendue possible grâce à l’aide de la Fondation pour

la production et la traduction de la littérature hollandaise (Foundation for the production and

Translation of Dutch Literature).

Imprimé en France

ISBN EDP Sciences : 978-2-7598-0078-0ISBN Observatoire de Paris : 978-2-901057-62-8

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pourtous pays. La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41,d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copisteet non destinées à une utilisation collective », et d'autre part, que les analyses et les courtescitations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle,faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite »(alinéa 1er de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que cesoit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal.

© EDP Sciences 2009

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Table des matièresIntroduction de l’auteur………...…………………………..Le Méridien de Paris………………………………………...Jan Dibbets et la ligne imaginaire…………………….….« Plagiat, Égalité, Fraternité » et le Da Vinci Code…....Un hommage à François Arago…………………………..L’astronome et les brigands……………………………...

En route ! ……………………………………………………..Plan I : Parc Montsouris ……………………....................

Au cœur de la Cité universitaire…………………………….La Fondation Juliana…………………………......................Le parc Montsouris……………………………………...........Mata Hari ou l’œil du jour………………………………..…...Les meilleures années de la vie d’Henry Miller……….......L’auberge du bourreau…………………………………..……

Plan II : L’Observatoire ………………..……....................Le boulevard Arago………………………………….….........La célèbre Closerie…………………………………..............La triste fin du maréchal………………………………………L’honneur perdu de François Mitterrand……………………

Plan III : Le Luxembourg...…………………….................La soif de pouvoir de Marie de Médicis…………………….Le Luxembourg, le jardin des poètes……………………….L’influente Gertrude Stein………….........………….............Da Vinci Code à Saint-Sulpice………………………….......

Plan IV : Saint-Germain-des-Prés …………………….....Le Mabillon……………………………………………………..Saint-Germain-des-Prés très «bibope »………………...….L’inondation de Paris………………………………………….La vieille dame du quai Conti………………………………..Le musée du Louvre……..................................………...…

Plan V : Le Louvre ……………………............................Le palais du Louvre…………………………………………..De Vinci, La Joconde, Peruggia et Brown………………….Le Grand Louvre………………………………………………Colette la scandaleuse……………………………………….Il était une fois la Comédie-Française………………….......Le jardin du Palais-Royal……………………………………..L'enfance de Céline, passage Choiseuil……………………Le baron Haussmann, sous-empereur de Paris…………...

Plan VI : Pigalle …………………….................................Les frères Goncourt…………………………………………...Le musée Gustave-Moreau……………………………….....Le romantique Ary Scheffer…………………………….…….Le Paris noir, les Afro-Américains dans la Ville Lumière.….

Plan VII : Montmartre ……………………........................Le Moulin de la Galette……………………………………….La Mire du Nord……………………………………………….

Plan VIII : Le Grand Nord ……………………..................

Bibliographie………………………………………...………..

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Le Méridien de Paris

La première édition néerlandaise a été publiée en 1995, sous le titre Het spoor van demonumentale meridiaan, een ‘petite histoire’ van Parijs (La piste du méridien monumental,une petite histoire de Paris). Suite à cette parution, j’ai reçu de nombreux courriers delecteurs qui contenaient souvent des compliments, parfois des critiques ou des

observations. Mais ils rendaient toujours compte avec enthousiasme de leurs expériencessur le parcours Arago-Dibbets, autrement dit le Méridien de Paris. La plupart du temps, ilsincluaient des photos pour fournir la preuve de leur exploit, tel un alpiniste qui se fait immortaliserau sommet du mont Everest. Dans la paroisse néerlandaise de Paris, un pasteur a ainsi mis àprofit un sermon afin d’inciter ses fidèles à suivre cette piste. Je remercie les auteurs de ceslettres de s’être donné cette peine et j’ai toujours considéré leurs témoignages comme unencouragement à poursuivre mes recherches. Plus de dix ans après la publication de mon livre, des promeneurs continuent à me tenir informé.Décidément, le méridien n’a pas fini d’intriguer et de fasciner ! D’édition en édition, je n’ai cesséde revoir et d’enrichir le texte. Ne serait-ce que parce que d’aucun ont proclamé, le Da Vinci Codeà la main, que le méridien d’Arago-Dibbets était la voie menant au Saint-Graal ! Dans le filméponyme, on voit même le protagoniste, Tom Hanks, courir dans la cour du Louvre, le long desmédaillons, pour prouver… Mais pour prouver quoi au juste ?Pour cette nouvelle version, j’ai donc à nouveau suivi le méridien. Il y avait beaucoup d’aspectsà revoir. La Ville de Paris se montre en effet pour le moins négligente envers son méridien élevéau rang de monument. Nombre de médaillons ont disparu. Je vous renvoie au chapitre « Unhommage à François Arago » et à mes conversations « plaisantes » avec les fonctionnaires dela Ville de Paris. Un petit scandale a également éclaté lorsqu’un architecte de renom s’estemparé de l’idée de Jan Dibbets (se référer au chapitre « Plagiat, Égalité, Fraternité »).Je précise que la promenade va du sud au nord. Lorsque je parle de gauche et de droite, jesuis donc dos au sud, et le bout de mon nez pointe vers le nord. Munissez-vous d’un plandétaillé de Paris, de grand format de préférence. L’Atlas Paris de Michelin, par exemple.

Paris, le 10 février 2007

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Le Méridien de Parisau-dessus des principaux symboles de lanation française. Par-dessus des bâtimentset des lieux qui jouent un rôle si importantdans la conscience collective qu’il n’y pastrès longtemps, les historiens ont inventéun joli terme pour les désigner : les lieux demémoire.

L’emplacement exact des 135 médaillons étaitinconnu. Bien qu’un recueil de poèmes et unbeau livre impressionniste leur fussentconsacrés, personne ne s’était donné lapeine de partir en exploration. C’étaitmême considéré comme trop trivial,indigne de l’œuvre d’art. Encore aujourd’hui,peu de passants en ont connaissance.Aussi, tenez-vous entre les mains undocument unique, une coupe transversalede la Ville Lumière. Et pour ce qui est de mapersonne : j’aime cette ville, mais je ne suispas jaloux. J’aime partager mon amour.Donc voilà. À vos godillots ! Avant d’explorer le trajet Arago-Dibbets, ilconvient de présenter plus longuementl’artiste et son œuvre.

Un des 135 médaillons du monument Arago.

C e livre s’est construit autour d’unerandonnée qui n’avait pas vocationà l’être. En effet, le trajet est avanttout une œuvre d’art, un monument

composé de 135 médaillons de bronze,coulés si discrètement dans le macadamparisien qu’il faut les chercher comme uneaiguille dans une botte de foin. C’est leurcréateur, l’artiste néerlandais Jan Dibbets,qui l’a voulu ainsi : un monument que lesbadauds découvriraient tout au plus au hasardde leurs promenades, de sorte que celafinisse par devenir une obsession intrigante.

L’idée est fondée sur l’existence virtuelle duméridien de Paris. Pourtant, il ne s’agit pasd’une illusion d’optique. Le monument existe :je l’ai vu, touché, foulé et finalement décrit.Une mission de reconnaissance le long d’unparcours aussi droit qu’imprévisible, et de cefait presque mystérieux. On a la sensation quela ligne droite du méridien se superposerarement au tracé capricieux des rues. Ondirait un débutant qui s’essaie au funambu-lisme, comme s’il y avait une corde tendue

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Jan Dibbets et la ligne imaginaireaussi géomètre. Il avait cartographié la partiedu méridien qui traversait la France et laMéditerranée, entre Dunkerque et Barcelone.Jan Dibbets prit ce méridien pour point dedépart. Il ne s’agissait pas ici de n’importequelle ligne géographique mais du méridienzéro ; la ligne de référence de notre tempsuniversel, le PMT (avec le P de Paris),déterminé par ce qu’on appelait le méridiende Paris. Jusqu’à ce que les Britanniquess’emparent de ce zéro prestigieux en 1884pour en faire, avec Greenwich, le GMT.Nous le verrons en emboîtant le pas à Tintindans le chapitre « L’astronome et les brigands ».

Une ligne captivanteÀ l’époque de François Arago, le méridienzéro était encore la ligne de référence. Surla partie parisienne du cercle de longitude,traversant la ville du sud au nord sur unedistance de douze kilomètres à vol d’oiseau,devaient être placés 135 médaillons debronze portant la seule inscription « Arago ».Tout simplement, dans le bitume, dans lesrues, dans les parcs, sur des trottoirs ousous le porche d’un passage inattendu. « En 1968, j’ai fait la liste de toutes leslignes imaginaires que je voulais baliser unjour. C’est la première fois que j’y parviens »,disait Jan Dibbets dans la voiture, et dans savoix perçait un peu d’excitation. Là où des lignes imaginaires sont balisées,naît le besoin impérieux et étrange de suivreces tracés. La vie « revisitée » d’un artistecélèbre fascine, tout comme la possibilité derefaire le trajet d’une expédition, de suivreles indications d’un journal de voyage d’unautre temps ou la progression d’une ancienneligne de front. Peut-être avons-nous envied’être surpris, de nous accorder une aventure

N é en 1941, Jan Dibbets est unartiste néerlandais reconnu enFrance. À l’époque où il étaitmaire de Blois, Jack Lang, héraut

du mitterrandisme et ministre de la Culturejusqu’en 1993, lui confia la tâche honorablede créer des vitraux pour la cathédrale decette petite ville de la Loire où l’adorableintrigante Marie de Médicis s’était autrefoisretirée de la cour. Pour l’inauguration, on vintchercher l’artiste à Paris en limousineministérielle, et j’eus la chance de l’accom-pagner. Dibbets me parla alors d’un toutautre projet. La Ville de Paris lui avaitdemandé de réaliser un monument pourFrançois Arago (1786-1853), astronomemais aussi scientifique novateur, humaniste,homme politique et même, quoique trèsbrièvement, chef d’État. Jan Dibbets s’in-téressait depuis des années à des lignesimaginaires qu’il voulait baliser. De la mêmemanière que Christo emballe des bâtiments.Toutefois, la comparaison s’arrête là : l’art deDibbets est d’une toute autre nature. Lemonument pour Arago ne devait en aucuncas avoir un caractère temporaire. La Villede Paris avait demandé à quatre artistesde renommée internationale de proposerun projet. Celui de Jan Dibbets fut retenu. Arago était non seulement astronome mais

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Jan Dibbets.

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des bâtiments qui sont autant de jalons del’histoire de France.

De Louis XIII à CélineLa promenade passe devant le salon de théoù Mata Hari acquit sa renommée mondialeainsi qu’une place d’honneur face au pelotond’exécution. Elle nous conduit au square nonloin de l’Observatoire où François Mitterrand,jeune homme politique, aurait mis en scèneun attentat contre sa propre vie, dans l’espoird’en tirer des profits politiques. Elle nousmène du palais du Luxembourg, prison cinqétoiles pour la noblesse française sous laTerreur (1773-1795), au Louvre où Louis XIII

chassa un jour le renard dans les couloirs dela Grande Galerie ; de l’Institut, lieu derencontre des pouvoirs scientifiques etculturels, à la Comédie-Française, où l’onjoue toujours le répertoire officiel deMolière, Racine et Corneille dans uneéternelle prolongation.

Le méridien croise le café où se rencontraientles surréalistes, coupe l’endroit précis où lemaréchal Ney fut fusillé, pour aboutir à laNouvelle-Athènes, le quartier où GeorgeSand et Frédéric Chopin vécurent ensemble,aux côtés d’illustres voisins comme les frèresGoncourt, Baudelaire et le peintre d’originenéerlandaise Ary Scheffer.

sans trop de risque, de frissonner dans lamaison hantée de l’histoire, de nous confronteraux émotions de ceux qui se laissaient guiderpar leur sensibilité. Et à cet égard, Dibbetsn’est pas différent des autres. « Plus unpoint ou une ligne sont mathématiques,plus le désir de les savoir sous nos piedsest grand. » Une fois le projet réalisé à l’automne 1994,lorsque le service des Travaux publics de laVille de Paris eut coulé les médaillons debronze dans le macadam, je tombai moiaussi en proie à cette étrange névroseobsessionnelle de la ligne imaginaire. Uneirrépressible envie naquit en moi de suivreà la trace l’œuvre d’art de Dibbets. Ilm’avait mis sur la piste, il m’avait séduit etéveillé ma curiosité, mon désir presque.Bien fait pour moi !Je me rendis coupable de piraterie (qui faillitcoûter la vie à Arago en son temps, maisnous en reparlerons plus tard) en kidnappantpour ainsi dire son idée. La statue élevée enl’honneur d’un individu, certes très méritant,apparut au cours de ma promenade commeune ode à tout Paris : un monument commé-morant une part importante de l’histoiremondiale, une promenade surprenante,sans ordre chronologique, à travers l’histoirepêle-mêle de la Ville Lumière. Le hasard avoulu que le méridien, et de ce fait l’œuvred’art de Jan Dibbets, traversent des lieux et

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Des surréalistes tels que le dramaturge Alfred Jarry ou le cinéaste Luis Buñuel fréquentaient la Closerie des Lilas.

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royale évolue depuis mille ans au gré del’histoire de France. Mieux encore, lemonument incarne souvent lui-mêmecette histoire, ou est du moins le lieu, jedirais presque l’univers, où celle-ci s’écrit.Le méridien est, par ailleurs, une ligne quitraverse Paris dans tous ses extrêmes, songénie et sa cruauté, sa générosité et sontotalitarisme, sa soif de pouvoir et sa foi enl’humanisme. C’est une trace de lagrandeur, du pathos, du prestige et de lapetite histoire parisienne. Je ne mehasarderai pas à affirmer que, contrairementà ce que l’on dit généralement, Paris c’est laFrance. Ce qui frappe, c’est que tant de sangait coulé sur ce chemin, et que la faiblesse dela chair y ait été si fréquemment à l’ordre dujour. Les Français ont souvent vécu la vieintensément. Il est évident que la conscienceet l’ambition ont dû, et doivent encore,s’affronter régulièrement, dans les palaisd’autrefois comme dans la Républiqueactuelle. Les Français sont aussi desspécialistes du drame de cour. Tout celarend le méridien si shakespearien, et l’idéede Dibbets si intéressante.

Le méridien coupe le Louvre en deux parties égales (en photo : le palais Royal du Louvre).

La ligne frôle le passage Choiseul que Louis-Ferdinand Céline a décrit avec tant d’acuitédans Mort à crédit et franchit le sommet dela butte Montmartre, au pied de laquellePigalle, malgré ses rides et ses affaissementsapparents, joue toujours au gai Paris. Etcomme il se trouve qu’Arago lui-même a vécubien des aventures, cela ne nous éloigne paspour autant de notre sujet.

Le Méridien ou l’histoire de ParisS’il se cache, au-delà du marquagetopographique, un enchaînement logiquedans l’histoire que je viens de résumer ainsiarbitrairement, je laisserai volontiers leshistoriens compétents le démontrer. Leméridien offre en tout cas assez de matièredramatique pour égaler l’œuvre deShakespeare et constitue en ce sens unlieu de mémoire à part entière. Le Louvre àlui seul y suffirait amplement. De ses débuts de forteresse jusqu’auxmilliards investis ces dernières annéesdans sa rénovation, l’ancienne résidence

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avec nos paperasses blanches de médaillonen médaillon, le regard fixé sur le sol comme siune peur obsessionnelle des crottes de chiennous préoccupait, guettant les plaquettes debronze sous des tas de feuilles mortes. Parfois,nous revenions sur nos pas. De temps entemps, les passants s’informaient de ce quenous faisions, et hochaient la tête quand nousleur disions que nous cherchions un numérodu monument pour Arago. Soit ils nousprenaient pour des fous, soit ils pensaientqu’on ne leur disait pas la vérité ! Des agentsà la recherche d’un secret impénétrable…Pour cette promenade, Christine Ogier avaitprévu deux heures, mais finalement cela nousprit deux jours. Voyez ce qui vous attend !Jamais Christine n’avait trouvé Paris aussipassionnant et j’étais de son avis.Ces expériences, nombre de lecteurs les ontvécues après nous ; leurs lettres entémoignent. Sur le trajet, ils ont souvent étéabordés par des curieux qui leur demandaientce qu’ils cherchaient ou, lorsqu’ils étaient aucourant, leur indiquaient le médaillon suivant.

Chaque emplacement est précisMon projet de promenade ne fut pas si facileà mener à bien. Pour savoir exactement oùtrouver les médaillons, il me fallut l’aide deceux qui avaient été responsables de leurmise en place. Stéphane Carrayrou, chef dela direction des Affaires culturelles de la Villede Paris, appréciait ma démarche maiscraignait qu’une « route Arago » le long duméridien ne fasse du tort à l’œuvre d’art deJan Dibbets. « Cela pourrait provoquer unconflit entre imagination et réalité », dit-il,sans que je comprenne en quoi cela poseraitproblème. Quant à l’artiste, il était plutôtamusé. De mon point de vue, c’était unexemple original d’art appliqué.Carrayrou finit par céder et son assistante,Christine Ogier, m’accompagna dans cetteaventure. Elle avait de la peine pour moi car,selon elle, je ne pourrai jamais trouver « cestrucs tout seul ». Elle n’avait pas exagéré.Nous nous mîmes en route munis de 135feuilles blanches qui claquaient dans le vent.Sur ces feuilles, les arpenteurs communauxavaient dessiné chaque médaillon à l’échelle.En effet, n’allez pas croire que le projet deDibbets fût exécuté à la légère, « à lafrançaise » comme on dit aux Pays-Bas. Lamajeure partie des frais fut consacrée auservice de géométrie de Paris, aux arpenteurs.Chaque emplacement fut calculé au millimètreprès. Arago eût contemplé ce travail deprécision avec fierté. C’est à cette occasionqu’on découvrit que le repère de 1806 ausud de Paris, la Mire du Sud, était éloignéde l’axe de quarante mètres. L’œuvre deJan Dibbets relevait ainsi des sciencesappliquées.

À la recherche des médaillonsEt nous voilà partis ! Nous attirions parfoisl’attention des badauds, en progressant

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Les passants seront peut-être étonnés de vous voirscruter de façon insistante le bitume parisien.

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« Plagiat, Égalité, Fraternité » et le Da Vinci Code

nouvellement plantés. Et c’est ainsi quel’architecte rebaptisa le méridien zéro, quiavait perdu son zéro depuis longtemps, laMéridienne verte. Une rangée d’arbrescomme colonne vertébrale de la France.Sous le signe de la liberté, de l’égalité et dela fraternité.

Un succès amerLe 14 juillet 2000, un pique-nique géant futorganisé le long de cette ligne verte, à plusde 330 endroits différents. Malgré unemétéo médiocre, des dizaines de milliersde personnes y participèrent. Les médiasn’en revenaient pas. L’idée de Chemetovétait acclamée de toutes parts. Partout enFrance, y compris donc sur le parcoursArago-Dibbets, on ne planta pas seulementdes arbres, mais on érigea aussi de petitesbornes d’un mètre de haut portant l’inscription« La Méridienne verte 2000 ». Le méridienoublié était caressé comme une découvertenouvelle, comme un indicateur de la vraieFrance profonde mythique. Le journal Le Monde longea la ligne, devillage en village, pour une longue série dereportages de fond. L’idée fut reprise par desjournaux étrangers. Un historien américain,Ken Alder, parcourut même la Méridienne àvélo et raconta ses expériences dans unlivre. Le long de la ligne verte, on goûtait àl’âme de la France. Le dégoût de Jan Dibbets est facile àcomprendre. Non seulement Chemetov luiavait volé son idée, mais surtout l’architecten’avait pas eu l’élégance ne serait-ce que deciter le nom de l’artiste néerlandais. Ajoutezà cela le fait que le président du Comité pourla célébration du millénaire, Jean-JacquesAillagon, alors ministre de la Culture, avaitUne borne de la Méridienne verte, rue de Rivoli.

C e qui est navrant pour JanDibbets, c’est que son méridienne devint connu en France qu’aumoment où un célèbre architecte

lui « emprunta » le concept. En effet, aumoment des préparatifs pour la célébrationdu nouveau millénaire de l’an 2000, PaulChemetov prit contact avec le Comitéd’organisation afin de leur soumettre uneidée brillante. Aussi fut-elle accueillieavec enthousiasme. Il proposa de baliserl’ancien méridien zéro de Dunkerquejusqu’à la frontière espagnole. Pour le trans-former en un monument reconnaissable.Pour renforcer l’unité nationale. En l’honneurde cette chose vague qui porte le beau nomd’identité. L’identité française dans ce cas,évidemment. Le balisage se ferait non pasavec des médaillons, mais par des arbres

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lettre adressée à Dibbets, Aillagon se dit navréet regrettait toute cette histoire. Toutefois,Dibbets ne devait surtout pas considérer cetteréalisation comme du plagiat, mais commeune idée généreuse pour renforcer l’uniténationale. Chemetov en personne prit laplume et fit savoir au journal Libération qu’ils’agissait de parler de territoire, de l’unité de lanation et des citoyens. Ces derniers ayant étévolontaires pour planter les arbres, le projetn’appartient de ce fait plus à personne. Il estlibre de droits, inaccessible aux collection-neurs, absent des galeries prestigieuses.On ne peut spéculer dessus. Il ne s’agitdonc pas ici de l’œuvre d’un seul homme,mais d’un projet commun, réalisé en toutefraternité, arrosé par le vin du pique-niqueet la pluie qui tombe du ciel.Ce fut de cette manière assez suggestive quel’on se débarrassa de Dibbets. Et voilà tout.La France adora ce pique-nique champêtre etn’en a retenu qu’une chose : ce méridien estfrançais, il appartient à tous les Français. Vivel’égalité, vive la République, et le reste ons’en moque.

Quelques années plus tard, Dibbets eut enquelque sorte sa revanche. Les médaillonsfurent incorporés au cirque du Da VinciCode. Dans l’adaptation cinématographique,ils sont mis en scène comme s’ils avaient étélà depuis des siècles, menant à l’endroit quiest au cœur de l’intrigue. Le méridien deParis balisé par Jan Dibbets, surtout la partiedans la cour du Louvre, était comme un dondu ciel pour les réalisateurs. Ici encore, il étaitquestion d’une forme de plagiat. Jan Dibbetsintenta un procès au producteur, Sony, qu’ilgagna facilement. Ils ne pouvaient en effetpas utiliser ses médaillons sans l’autorisationde l’artiste ayant droit.

été étroitement impliqué dans la réalisationdu monument pour Arago de Dibbets en tantque directeur des Affaires culturelles de laVille de Paris. Rudi Fuchs, directeur du Stedelijk Museumd’Amsterdam et ami de Jan Dibbets, rédigeaun petit texte pour alerter certains de sescollègues français. « Ces jours prochains,écrivit-il début juillet 2000, une œuvreremarquable d’imagination géographiquedoit être inaugurée en France : la Méridienneverte. Dans sa conception, ce projet estfortement réminiscent du marquage à la foisdiscret et monumental du passage du méridienzéro à travers Paris, conçu par l’artistenéerlandais Jan Dibbets – à la demande dela Délégation des arts plastiques – et réaliséen 1994 en hommage à François Arago.Cette œuvre d’art s’intègre parfaitementdans l’œuvre de Dibbets, qui s’intéressedepuis la fin des années soixante aux lignesgéographiques imaginaires. Bien sûr, lesméridiens n’appartiennent à personne et leméridien d’Arago de Dibbets est une œuvred’art publique dont tout un chacun peuts’inspirer. Il aurait néanmoins été de bonnegrâce que l’auteur de la Méridienne vertefasse mention, dans la publicité qui aentouré son projet, de l’œuvre exemplairede Jan Dibbets. »

Quand la presse s’en mêle…La presse française posa bientôt la question,légèrement rhétorique : s’agissait-il peut-êtred’un plagiat ? Un auteur anonyme, sous lepseudonyme de Paysan de Paris (d’après leroman éponyme de Louis Aragon de 1926),fit savoir par l’intermédiaire du Musée d’artmoderne de la Ville de Paris, que l’idée voléeportait la marque de la plus grossière vulgaritémêlée de présomption française. Dans une

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Un hommage à François Aragobronze de la capitale : il fut fondu par lesAllemands et il est impossible de savoir cequ’il est devenu. Son socle, lui, resta en placeet il est toujours là aujourd’hui. Un appel aété lancé par Comité Arago, constituéd’astronomes retraités et d’autres scientifiques,pour faire revivre le grand homme dans sonbronze premier. Malheureusement, personnen’est parvenu pas à retrouver la matrice del’original.La Délégation des arts plastiques de la Villede Paris eut l’idée pour la célébration dubicentenaire de sa naissance, de faire éleverun monument en rupture avec la tradition dela statue monumentale. Il fallait trouverréponse à la question de la conception d’untel ouvrage commémoratif à la fin XXe siècle,expliqua Stéphane Carrayrou.

L’engouement des uns,la réticence des autresOn demanda à quatre artistes reconnus desoumettre un projet. Celui de Jan Dibbetsfut choisi en raison de son caractère nonmonumental. Il était soutenu par tous ceuxqui comptent en France dans le domainedes arts plastiques, et en particulier parFrançois Barré, à l’époque directeur duCentre Georges-Pompidou, et par MichelLaclotte, alors directeur du Louvre. Lesoutien de M. Laclotte était le bienvenu, leprojet prévoyait en effet de placerquelques médaillons dans les salles duplus grand musée du monde.Même la Ville de Paris et le ministère de laCulture – encore diamétralement opposéssur le plan politique – étaient pour une foisd’accord. Cette entente se révélera utile, carle service des Travaux publics ne voulait pasentendre parler du projet. Comment ? Des

Le socle de la statue d’Arago se tient sur la place del’Île-de-Sein, dans le XIVe arrondissement.

Aujourd’hui disparue, la statued’Arago datée de 1893 se dressaitsur une petite place le long duboulevard qui porte son nom, dans

le XIVe arrondissement de Paris. Elle étaittournée vers l’Observatoire, qui s’élève surune butte au nom très approprié, Le Grand-Regard. Ce hasard n’a sans doute pas étédéterminant lorsqu’en 1667, Jean-BaptisteColbert fit l’acquisition de cette colline, aunom de Louis XIV. Le choix définitif d’un sitepour construire un observatoire offrant unelarge vue, était davantage déterminé par lasituation de plusieurs couvents. Mais c’estune sympathique coïncidence. La statue d’Arago était une œuvre d’art dansl’esprit du XIXe siècle, académique et martiale,ressemblante, plus grande que nature, digned’un fils de la nation. Quelque part entre 1942et la fin de la guerre, cet Arago connut lemême sort que bien d’autres statues en

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son chef me fit dire qu’un « programme desécurisation » allait être élaboré l’année même(2007) et qu’en 2008 un « programme derepose » serait mis en œuvre. Donc, pour direles choses sans ambages, les médaillonsdisparus seraient remplacés. C’est pourquoi j’indique dans ce livre égalementdans le détail les emplacements des médaillonsdisparus, le plus souvent avec la mention« trou, pas de médaillon ». Dans l’espoirque le programme de repose aura été réalisébien avant que l’édition que vous tenez entreles mains ne soit épuisée. Qui sait ? Avec letemps peut-être, elle se trouvera être tout àfait à jour.Ce qu’impliquait le « programme de sécuri-sation », mon interlocuteur ne sut me le dire.« La sécurisation, c’est la sécurisation »,affirma-t-il avec aplomb, et ce fut tout ce queje pus en tirer.

médaillons de bronze dans notre précieuxasphalte ? Et qui sera responsable desdégâts et de l’entretien ? Ce sera bien tropgênant de devoir tenir compte de cesmédaillons lors de travaux sur la voiepublique. Dans la capitale, les rues sontrefaites une fois tous les trois ans enmoyenne. Les débris sont aussitôt évacués.Personne ne vérifiera s’il s’y trouve desplaquettes de bronze « Arago ». On jugeaitpeu réaliste l’idée qu’un tel contrôle pourraitse faire. Cela s’est d’ailleurs avéré : desplaquettes ont disparu au cours du temps,alors même que la Délégation des artsplastiques avait pris ses précautions enfaisant fabriquer trois cents médaillonssupplémentaires, afin de remplacerd’éventuels exemplaires égarés. C’estd’ailleurs pour cette raison que nombre demédaillons ne se trouvent pas sur la voiepublique, mais sur des terrains particuliersappartenant à des universités, des ministèresou des musées, ou dans des parcs quirelèvent d’un autre service que de celui desTravaux publics.

Un constat décevantLors de mon « inspection » pour cettenouvelle édition, je découvris qu’une grandequantité de médaillons avaient disparu.« C’est incroyable ! » fut la réaction naturellede Jan Dibbets. Il m’apparut donc utiled’alarmer le service municipal concerné.J’eus quelques difficultés à découvrir quelétait au juste le service responsable. Quoiqu’il en fût, après de nombreux appels, jefinis par m’adresser au service deConservation des œuvres d’art religieuseset civiles, où un monsieur m’écouta avecimpatience avant de me signifier qu’ilsétaient au courant du problème de « votreartiste ». Comme si ce n’était pas leur affaire !Après quelques coups de fil supplémentaires,

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Bon nombre de médaillons sont introuvables.Aujourd’hui disparu, le n°1 se trouvait à proximitédu pavillon de Cambodge, à la Cité universitaireinternationale (en photo).

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n’ai guère pu observer un quelconque « effetArago ». Il est possible que, lorsque le casse présente, il reste limité à une expériencepurement cérébrale. Les commerçants, etsurtout les galeristes, qui ont un médaillonjuste devant leur porte, se sentent sansdoute privilégiés d’être ainsi installés sur cecélèbre méridien. Mais cette situationgéographique n’a aucun effet sur leurchiffre d’affaire.Avant de partir à la recherche de ces médaillons,une présentation de l’homme à qui cemonument est consacré s’avère indispensable.D’autant plus que sa vie fut rocambolesque !

Une œuvre méconnueJan Dibbets plaça le socle vide du boulevardArago au cœur de son hommage. Ce socle setrouvait déjà exactement sur le méridien. Enpartant de là, il disposa les médaillons vers lenord et le sud. « Au bout de quelque temps,les Parisiens commenceront à s’interroger surla signification de ces petits ronds de bronze,écrivit l’artiste dans sa présentation. Ilsprendront alors conscience de la lignelongitudinale imaginaire puis enfin – dumoins pour les plus curieux d’entre eux –de l’héritage spirituel que leur a laisséFrançois Arago. » C’est une belle parole,mais soyons honnête : jusqu’à présent, je

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L’astronome et les brigands

F rançois Arago (1786-1853) étaitaventurier autant que scientifique,et fut même brièvement chef d’Étaten 1848. En cette qualité, il abolit

l’esclavage dans les colonies françaises. Unhomme aux nombreux centres d’intérêt,humaniste, doté d’une excellente réputationde professeur, inventeur, mais aussi un vrai

notable digne de l’époque, député durantdes décennies, louvoyant entre les régimespolitiques successifs. Un bon citoyen convaincude l’importance de la recherche scientifiquepour le progrès, ainsi que du rôle stimulantincombant à l’État. Pourtant, malgré sa statue,on ne se souvient plus de lui comme du hérosqu’il fut quelque temps.

De Paris à LondresEn premier lieu, Arago était ingénieurpolytechnicien. Il sortait donc de l’Écolepolytechnique, fondée en 1794, qui formeencore aujourd’hui des ingénieurs civils etmilitaires. Éduqué aux frais de l’État, lepolytechnicien est obligé de mettre sestalents et ses connaissances au servicede l’intérêt public, c’est-à-dire au servicede l’Administration. Pendant ses premièresannées de jeune polytechnicien au servicede l’État, Arago mena une vie digne d’unroman d’aventures de Dumas.

François Arago (1786-1853), grand vulgarisateurde la science.

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de Greenwich ?- Évidemment, ce n’est pas celui deTombouctou !- Attendez ! Le chevalier de Hadoque, lui,a certainement compté en prenant commeméridien origine, le méridien de Paris, quiest situé à plus de deux degrés à l’est duméridien de Greenwich !- Mille sabords ! Vous avez raison !Comment n’y avons-nous pas songé plustôt ? Nous avons donc été trop loin versl’ouest ! Il faut rebrousser chemin ! »Six dessins plus loin.Dans la soirée, alors que le capitaineHaddock scrute l’horizon avec une paire dejumelles, un Tintin tout joyeux à ses côtés :« La voilà enfin, notre île au trésor ! »

Une origine révolutionnaireLe méridien servit de base à l’introductiondu système métrique « pour toutes lesépoques, pour tous les peuples », uneinitiative des révolutionnaires françaispour illustrer le progrès et l’humanismeuniversel. Le cercle longitudinal avait étécalculé dès 1718, mais la Convention fitrefaire les calculs entre 1792 et 1798 afinde pouvoir déterminer la mesure exactedu mètre en 1799. Des géographes semirent à l’œuvre entre Dunkerque etBarcelone – Arago devait par la suite calculerla portion entre Barcelone et Majorque – etdéterminèrent la longueur exacte de cetteportion du méridien. Un quarante million-ième du cercle longitudinal entourant leglobe correspondait un mètre. On réalisa unmètre étalon en platine chargée d’iridium,conservé encore aujourd’hui au pavillon deBreteuil dans le parc de Saint-Cloud à l’ouestde Paris, à une température constante dezéro degré. C’est là que siège le Bureauinternational des poids et mesures. Ces lieuxne se visitent pas.

Professeur d’astronomie, puis directeur du prestigieux Bureau des longitudes, Aragovécut une grande partie de sa vie àl’Observatoire de Paris. Ce dernier avait étéprécisément construit sur le glorieux méridienzéro, à partir duquel pouvaient être déterminéstoutes les positions et tous les endroits surterre. Les méridiens sont de longues lignes endemi-cercle, tracées sur le globe terrestre, dupôle Nord au pôle Sud, le tout évidemmentsoigneusement mesuré. Tous sont perpen-d icu la i res à l ’équateur. Quand lesBritanniques ont obtenu la confirmation deleur Britannia rules the waves, ils ont considéréque le méridien zéro faisait trop d’honneur àParis. Désormais, c’est l’Angleterre quidéterminerait le temps mondial. Depuis1884, le méridien zéro passe par l’observatoirede Greenwich, à Londres. Le point deréférence du temps universel n’y passe pasaussi joliment qu’en France par le centre dela capitale, mais il n’empêche : il est anglais.

Tintin toujours aussi perspicaceDans Le Trésor de Rackham le Rouge,Tintin se souvient juste à temps que Greenwichn’a pas toujours donné le ton. Accompagné ducapitaine Haddock, descendant du chevalierFrançois Hadoque qui autrefois tua en duel lepirate Rackham le Rouge, il part à la recherchede la Licorne, navire sur lequel Rackhamtransportait un trésor et qui fit naufrage auXVIIe siècle. Les deux amis connaissent lazone où le bateau a coulé. L’épave se trouveprès d’une île qui ne figure sur aucune carte. Laposition de l’île au trésor, calculée au sextant,semble erronée jusqu’à ce que Tintin s’écrie :« Capitaine, nous sommes des ânes !- Que voulez-vous dire ?- Voyons, capitaine, le méridien par rapportauquel vous avez compté les degrés delongitude, c’est naturellement le méridien

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Un climat d’insécuritéArago et son assistant étaient menacés pardes brigands qui se cachaient dans lesmontagnes autour de Cullera. Lorsqu’on luiparla des risques d’une attaque, Aragoprésenta un document lui permettant deréquisitionner une patrouille. Cette dernièrepartit dans les montagnes afin de les protéger.Mais les bandits en profitèrent pour piller lesriches de la ville de Cullera. Ils protestaientainsi contre l’intrusion sur leur domaine desagents de l’État en uniforme. Le problème futrésolu lorsque le chef des brigands, surprispar un violent orage, trouva refuge dans lahutte improvisée d’Arago. Il se fit passer pourun douanier et s’endormit aussitôt d’un profond

sommeil. Le lendemain, il disparut brusque-ment à l’arrivée du maire de Cullera et

d’un gendarme venus prendre desnouvelles du scientifique. La nuitsuivante, le bandit revint et s’en-dormit de nouveau. L’assistantd’Arago proposa de le tuer, mais le

jeune polytechnicien refusa. Àcompter de ce jour, Arago jouissait

de la confiance de son hôte inattendu.Un jour une caisse de matériel lui fut

dérobée, il la récupéra en un rien de tempsgrâce à son nouveau protecteur. Le chef desbrigands avait tenu parole. Le jeune ingénieurlui aurait même expliqué ce qu’il faisaitprécisément, et cela aurait paraît-il plu à soninterlocuteur. Un brigand éclairé donc ! Lascience sous la protection du banditisme. Cene fut à l’évidence pas la pire des aventuresque devait connaître le jeune François. Il en alla tout autrement dans le desierto deLas Palmas où une bande rivale n’avait quefaire des nobles ambitions d’Arago au nom duprogrès. Le scientifique parvint à échapper dejustesse à la mort et à se réfugier ailleurs.Heureusement les mesures avaient pu êtrefaites à temps.

Les débuts d’AragoFrançois Arago naquit le 26 février 1786 àEstagel, dans les Pyrénées-Orientales. Petitgarçon, il choisit d’être astronome, commed’autres rêvent aujourd’hui de devenirchauffeur de bus ou pilote. Le scientifiqueMéchain était passé dans son village pourprendre des mesures pour la partie du méridienentre Dunkerque et Barcelone. Sans douteMéchain était-il venu à la maison, car lepère d’Arago était maire. Les mystérieuxinstruments de mesure de cet ingénieuravaient certainement fait forte impressionsur le jeune François.Sous l’influence des Lumières, la foi dans leprogrès et l’intérêt pour les sciences avaientconnu un essor important. Pour ungarçon de cette époque, lareche rche sc ien t i f i que , depréférence couronnée par unedécouverte, correspondrait denos jours à une aventureboueuse dans la jungle organiséepar une fameuse marque de ciga-rettes. D’ailleurs, dans le casd’Arago, les deux allaient s’avérerparfaitement compatibles.En 1806, François Arago, alors âgé devingt ans et tout juste diplômé de l’Écolepolytechnique, partit en Catalogne encompagnie du physicien Biot, afin d’yfaire des mesures par triangulation permettantde calculer la longueur de l’arc de méridien,entre Barcelone et Majorque. Mais cefut une entreprise pénible. Avec sesinstruments complexes, il passa desmois dans des tentes ou des cabanessur des sommets isolés, près de la côtecatalane et sur les îles au large de celle-ci. Ce n’était qu’en allumant de grandsfeux de nuit que les géomètres pouvaient sevoir à distance et ainsi procéder à leursmesures.

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avait destiné à l’Empereur de France. L’incidentdiplomatique était grave. Étant donnée lescirconstances déjà suffisamment difficiles,les Espagnols préférèrent faire profil bas.Le navire, avec Arago et le lion survivant àson bord, put reprendre sa route versMarseille. En mer, il évita de justesse unnavire anglais ennemi (Napoléon avaitproclamé le système continental – un boycottcommercial de l’Angleterre – et était aussi enguerre contre les Britanniques), et finit pararriver à bon port. Arago, parti depuis troisans et qu’on croyait mort depuis plus d’unan, fut du coup accueilli en héros. Il avaitrisqué sa vie pour la science et la gloire dela France. À l’âge de vingt-trois ans, il futaussitôt nommé secrétaire perpétuel del’Académie des sciences. Le jeune hommen’avait plus à s’inquiéter de son avenir.Bientôt, François Arago obtint un logementde fonction à l’Observatoire.

Enlevé par les EspagnolsPeu de temps après, Napoléon envahissaitl’Espagne. Le jeune Français, avec sesinstruments bizarres, y fut arrêté pourespionnage et faillit être lynché par une fouleenragée. Il était alors en mission depuis prèsde deux ans déjà. Arago parvint à s’échapperet se retrouva en Algérie, où le Bey d’Alger leretint d’abord prisonnier avant de l’embarquersur un navire à destination de Marseille, quitransportait également deux lions, cadeauxdu souverain algérien à Napoléon. Ces lionsdevaient être son salut lorsque le naviretomba entre les mains des Espagnols quiremirent Arago en prison. Les siens restèrentlongtemps sans avoir de ses nouvelles, et larumeur voulait qu’il n’eût pas survécu auxexactions populaires. Sa mère faisait dire desmesses pour le repos de son âme. À Paris, sa disparition n’était pas passéeinaperçue. L’École polytechnique étaitsous l’autorité directe de l’Empereur. EnEspagne, bien qu’il fût au cachot, Aragoeut néanmoins la possibilité d’écrire, et ileut la présence d’esprit d’envoyer unmessage au Bey d’Alger pour l’informerqu’un de ses lions était mort de faim aprèsque la Marine espagnole eut détourné lenavire à destination de Marseille.

Sauvé grâce à un lionCela relève du miracle, mais le service ducourrier fonctionna, du moins celui pourAlger. Les liaisons avec la France ennemieavaient apparemment été suspendues,dans le cas contraire Arago aurait égalementpu alerter ses parents. Même si le messaged’Arago mit des mois à parvenir au bey,l’effet n’en fut pas moindre. La mort d’undes lions fut prise comme un affront ; lesEspagnols n’avaient pas à faire mainbasse sur le cadeau que le bey d’Alger

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Arago fut victime des guerres de Napoléon.

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de poursuivre ses recherches. Sous sadirection, on détermina la vitesse de lalumière et celle du son. Il inventa l’électro-aimant avec Ampère et soutint Le Verrier,découvreur de la planète Neptune.En tant que représentant du peuple, il œuvraplus tard pour que le Gouvernement françaisachète le procédé photographique de LouisDaguerre (1789-1851). Cet inventeur, aprèss’être associé avec le physicien NicéphoreNiepce, fut le premier en 1833 à découvrir laméthode pour fixer une image dans unechambre noire. À l’étranger, on s’intéressaitbeaucoup à la technique de Daguerre et onlui proposait des sommes considérables.Arago convainquit le Gouvernement del’importance du procédé. À partir de 1893,l’État paya une rente de six mille francs àDaguerre et au fils de Nicéphore Niepce.Ce dernier, mort d’apoplexie en 1833, n’ajamais connu l’invention, mais était tout demême détenteur du brevet.L’homme de l’Observatoire est considérécomme le père de la vulgarisation scientifique.Ses cours étaient publics et attiraient uneassistance très diverse. C’était un enseignantdoué, il attribuait lui-même le secret de son talent didactique au « thermomètre intellectuel »

De nouvelles ambitionsLe calcul du méridien étant achevé, le poly-technicien multidisciplinaire se tourna versd’autres aventures scientifiques. En 1810, ildécouvrit le phénomène de polarisationchromatique, une nouvelle méthode dedécomposition des couleurs. Ce fut cettemême année par ailleurs que Napoléon semaria pour la seconde fois, en grandepompe, entouré de trésors volés (mais nousen reparlerons plus loin lorsque nousévoquerons le Louvre). Arago a sansdoute assisté de près aux fastes de lacérémonie, mais cela ne l’a pas empêché

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Le scientifique commença sa vie de savant àl'Observatoire à partir 1805.

Arago inventa l'électro-aimant avec Ampère (en photo).

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Révolution de 1848. Il avait une influencemesurée, raison pour laquelle il fut nomméministre de la Marine, puis ministre de laGuerre, au sein du Gouvernement provisoire.À partir du 9 mai 1848, il présida le Conseilexécutif, jouant de facto le rôle de chef d’État.En cette qualité, il mit fin à l’esclavage dansles colonies françaises. Le Conseil fut dissoutaprès quarante-six jours. Napoléon III

attendait déjà dans les coulisses. En 1852,Arago refusa de prêter serment au nouvelempereur et fit ses adieux à la politique. François Arago mourut le 2 octobre 1853.À ses obsèques nationales, ses ennemispolitiques étaient au premier rang. Lenouveau régime s’empressa de l’enterrersous les louanges afin de faire oublier auplus vite l’homme politique progressistequ’il était. C’était un grand homme et ilmérite sans conteste d’être commémoréle long de son cher méridien.

L’histoire d’Arago bien en tête, il estmaintenant temps de suivre le méridien àtravers Paris, les médaillons de Dibbetsen points de repère.

qu’il utilisait. Pendant ses cours, il s’adressait eneffet presque exclusivement à celui qui luiparaissait le moins futé, ce qui ne devait pas êtresans gêner la personne en question ! Dès qu’ilcroyait déceler une ombre d’incompréhension,il reprenait ses explications. Plus tard, ses coursfurent rassemblés et édités en dix-sept volumessous le titre Astronomie populaire, avec unepréface du scientifique prussien Alexandervon Humboldt avec qui il avait partagéune chambre à son retour d’Espagne. Lacollection connut un grand succès commercial.

Un engagement politiqueArago avait quarante-quatre ans lorsqu’ilfut élu député de son département nataldes Pyrénées-Orientales. Il conserva sonsiège jusqu’en 1852. Il fut également àdeux reprises conseiller général de laSeine. Comme aujourd’hui, un maire pouvaitaussi être député d’une circonscription.L’ancien président Jacques Chirac fut ainsimaire de Paris jusqu’en 1995, ainsi quedéputé d’une circonscription en Corrèze.En bon républicain, Arago prit part à la

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Grâce au Décret d'abolition du 27 avril 1848, 250 000 esclaves des colonies françaises furent émancipés.

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En route !

la preuve. Les influences saisonnièrespeuvent compliquer la recherche, surtouten automne lorsque les feuilles mortess’entassent sans montrer la moindredéférence envers l’œuvre d’art. De tempsen temps, la promenade se transformedonc en véritable jeu de piste.*

128 médaillons placésCompte tenu de « l’enthousiasme » desTravaux public pour ce projet (voir le chapitre« Un hommage à François Arago »), il est deplus en plus fréquent que des plaquettesaient disparu de manière temporaire, oumême définitive, en raison de travaux.Nous suivons la numérotation de la Ville deParis, qui a parfois oublié une plaquette pourl’insérer plus tard avec un numéro suivi d’unA ou d’un B. Parfois aussi, les agents de laville ont sauté un numéro ; je le préciserai.La numérotation va de 1 à 135, mais en réalitéil y a exactement 128 plaquettes.

Pour commencer notre promenade, nousempruntons le RER B jusqu’à la gare Cité-Universitaire, située sur le boulevard Jourdanface à la Cité universitaire internationale de

Et maintenant partons ! Nous allonssuivre le tracé du sud au nord.C’est désormais dans cetteposition, les cheveux de la

nuque orientés vers le sud, le nez indiquantle nord, que nous marcherons en funambulesur le méridien de Paris, que nous parleronsde gauche et de droite, que nous irons enavant et en arrière. Même si je décris le trajetavec autant de précision que possible, demédaillon en médaillon, de numéro ennuméro, i l est cependant préférabled’avoir un plan de la ville sous la main.Personnellement, j’ai utilisé l’Atlas Paris deMichelin. Malgré leur grand format, les planssont légers et, dans l’ensemble, clairs et lisibles.Les médaillons de bronze portent le N denord et le S de sud. Ils indiquent doncaussi la direction. La plaquette suivantese trouve de ce fait dans le prolongementde la ligne imaginaire, entre N et S.Quand la distance est grande ou quanddes bâtiments se dressent entre deuxplaquettes successives, l’axe est souventloin de correspondre à notre sens de l’orien-tation. Peut-être avons-nous triché çà et làen s’écartant de la ligne droite ; je n’en ai pas

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La Cité universitaire fut créée à partir de 1922, à l'emplacement de l'enceinte fortifiée de Paris.

* NDLE : À l’heure où nous imprimons, certains lieux, références ou médaillons mentionnés dans l’ouvrage ont pu disparaître ouêtre transformés : que le lecteur veuille bien accepter ces « erreurs » éventuelles, Paris est une ville en perpétuel chantier !

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avançant, nous voyons sur notre gauche lebuste d’André Honorat, fondateur de la Cité.Nous prenons à droite, avenue Rockefeller(les sentiers et les chemins de ce parc portentdes noms). Sur notre droite, le portrait d’ÉmileDeutsch de la Meurthe, descendant d’unefamille lorraine qui devait sa fortune au pétrole.Leur entreprise s’appelait Les Pétroles Jupiteret allait devenir Shell France. Émile Deutschfut le premier à faire un don magnifique per-mettant de lancer la construction de la Citéinternationale.Également sur notre droite, la FondationArgentine. Puis nous tournons à gauche,avenue Jean-Branet. Nous contournons laMaison internationale en prenant encore àgauche, puis le premier sentier à droite, aubout duquel trône le pavillon du Cambodge(le nom est inscrit sur la façade).Lorsque je fis le chemin pour la première fois en1994, les portes et fenêtres du pavillon étaientcondamnées et protégées par des barbelésdepuis déjà vingt ans. Sa ressemblance avecun camp de prisonniers était à propos : àl’image de son pays de rattachement, cepavillon datant de 1957 était pour ainsi direune victime des Khmers rouges. Ce n’estque très récemment que sa rénovation a étéentreprise. Elle fut achevée en 2003, et lebâtiment comporte aujourd’hui plus de deuxcents logements, ainsi que des studios pourles répétitions des étudiants du Conservatoire.

Paris, un campus comptant trente-sept grandsimmeubles, des « maisons » ou « pavillons »comme on les appelle, pour environ six milleétudiants.Au cœur d’un parc de quarante hectares, laCité a été fondée dans les années vingt, peuaprès la boucherie de 14-18, afin de favoriserle rapprochement entre les nations et fourniraux étudiants parisiens de meilleurslogements . Le brassage d’étudiantsprovenant de pays différents aurait un effetpositif sur la compréhension entre lespeuples, pensait-on. Un grand nombre denations, dont les Pays-Bas (voir lechapitre « La Fondation Juliana »), y firentconstruire leur pavillon. C’est là, au fonddu parc, que se trouve la première plaquetteen bronze du monument pour Arago.

Au cœur de la Cité universitaire

N ous quittons la gare RER Cité-Universitaire, traversons auniveau de l’arrêt de tramway quiporte le même nom (admirons au

passage le boulevard Jourdan complètementréaménagé), puis prenons l’entrée princi-pale qui porte l’inscription « Cité interna-tionale de Paris ». Face à nous, la Maisoninternationale. Le bâtiment principal, propriétéde l’université de Paris, abrite un théâtre. En

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des âmes étudiantes, a été fermée pendantde longues années. C’était la matérialisationd’un phénomène invisible : du point de vuesocial, le périphérique est un rideau de fer,un mur de Berlin, une séparation presqueinfranchissable entre la capitale et le reste dumonde, entre riches et pauvres, en avoir ou pas.

[Parcours]N°2 : Est placé devant le pavillon

du Cambodge, à droite au coin du trottoir.

N°3 : Environ vingt-cinq mètres plus loin, dans le prolongement de l’axesud-nord. Mais introuvable lors de ma dernière expédition.

N°4 : À gauche puis suivre la courbe vers la droite. Environ cent mètres plus loin. Se trouve sur la gauche dans l’asphalte rouge du sentier, vingt mètres après le terrain de sport, cinq mètres après le deuxièmecroisement de sentiers.

N°5 : Vingt-cinq mètres plus loin. Au milieu du premier chemin pavé à gauche. Donne l’impression d’être un peu à droite par rapport à l’axe. À hauteur de l’escalier de secours de l’aile gauche.

N°6 : Dix mètres en avant dans le gravierdu sentier. Disparu.

N°7 : Près du perron à l’arrière de la Fondation Victor-Lyon. A disparu il y a longtemps déjà. Peut-être à cause du renouvellement du gravier.On n’a pas pu me renseigner.

N°8 : Faire le tour jusqu’à l’entrée principale du bâtiment. À quatre mètres du perron de la même fondation, on voit encore un trou rond, mais la plaquette a disparu. Il paraît que des étudiants les exposent comme des trophéesdans leur chambre.

Nous contournons le pavillon par la gaucheet nous nous retournons : nos nez indiquentmaintenant le nord. Et c’est parti !

[Parcours]N°1 : La première plaquette aurait dû

se trouver à l’arrière du bâtiment, incrustée à l’angle droit du petit perron. Mais hélas le n°1 a été victime de la rénovation.

Faites un tour dans ce coin oublié de Paris,à l’ombre de l’ancienne Campuchea. Àquelques mètres de là, les voitures filent àtoute allure sur le périphérique. Grimpez surla colline dans le parc. De l’autre côté dupériphérique, d’imposants anges vert-de-gris veillent, depuis la tour du Sacré-Coeurde Montrouge, sur l’automobiliste qui fonce de la Porte d’Orléans vers l’autoroute duSoleil. Ce n’est que lorsqu’il reviendra sainet sauf du Midi que l’on saura si ce sont devrais anges gardiens. La passerelle enjambantle périphérique entre la Cité et l’église,construite autrefois pour faciliter le salut

Le Sacré-Cœur de Montrouge.

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élu en 2001, et ses adjoints verts ontdécidé de commencer ici la réalisation d’un tramway circulaire autour de Paris. Cela a donné lieu à une restructuration du boulevard,avec des pistes cyclables, mais sans médaillons pour Arago. Avec en revanche une borne de la Méridienne verte devant le n°31.

La Cité internationale est un beau parc,ouvert à tous. On s’y sent bien. Il y a beaucoupde jeunes, parfois de la musique, l’ambiancedétendue d’un campus en somme. Lesmaisons et les pavillons appartiennent à desfondations, à des gouvernements étrangers ouau ministère de l’Éducation nationale, qui arepris entre autres le pavillon néerlandais.L’exploitation de ce dernier est donc tout à faitfrançaise, il n’y a que le nom de Juliana qui soitencore néerlandais.

La Fondation Juliana

Àquelques centaines de mètres versl’ouest, sur le même trottoir, au n°61du boulevard Jourdan, est situé leCollège néerlandais, encore appelé

la Fondation Juliana. Une attraction architec-tonique d’un blanc éclatant. Ou du moins,c’est sans doute ainsi que l’imagina l’archi-tecte, le Néerlandais Dudok. Aujourd’hui, lebâtiment souvent encensé est plutôt d’un grissale, et même de l’extérieur on voit bien quecette construction originale est dans un état dedélabrement avancé : dégâts des eaux, fenêtresd’origine en acier remplacées par du plastique,fresques murales uniques mal entretenues, etc. La maison fut construite en 1928 grâce à desfonds particuliers néerlandais. Un Américaind’origine néerlandaise, Abraham Preyer,fut parmi les plus généreux. Initialementdestinée aux étudiants néerlandais, qui enont d’ailleurs largement profité, la maison fut

N°9 : Un peu plus loin sur le sentier qui traverse la pelouse, tout près de l’arbre.

N°10 : Dix pas plus loin en plein milieu de l’avenue Rockefeller (le millionnaire américain finança autrefois la Maison internationale), derrière la Maison des étudiants canadiens.

N°11 : Ressortir par l’avenue Jean-Branet, puis prendre à gauche,

en direction du 33, boulevard Jourdan. Sur le boulevard, à sept mètres devant le n°33, se trouvait la plaquette. Mais le maire socialiste,

Vous empruntez l’avenue Jean-Branet. Jean Branet acollaboré à la construction de la Cité universitaire àpartir de 1923.

Une borne de la Méridienne verte sur le boulevardJourdan.

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2,7 millions. Cela n’a pas été simple. Legouvernement néerlandais affirmait que leCollège était la propriété de la France et quecette dernière devait donc prendre les fraisen charge. Les Français n’avaient qu’àmieux s’occuper de l’entretien. Finalement,grâce à l’intervention de Rudi Wester,directrice de l’Institut néerlandais de Paris,les ministres concernés à La Hayevoulurent tout de même bien admettre quele Collège était aussi néerlandais. Que c’étaitmême un monument néerlandais. La Haye fitun virement de deux millions d’euros. Assezpour engager les travaux de restauration (été2008-2010).

[Parcours]Revenez sur vos pas jusqu’au n°33.

Arrêtez-vous un instantdevant une construction

curieuse à l’angle del’avenue David-Weil,qui sépare les deuxparties de la Cité U. Ils’agit de l’aqueduc de

la Vanne (j’évoqueraiplus loin le réservoir de

Montsouris), habillé par l’artisteClaude Lévêque. Celui-ci a sur-

monté la remise de 1930 d’un « diadème »en tôle ondulée argentée. L’œuvre d’art, quis’intitule Tchaïkovski, fait partie d’un grandprojet artistique le long du nouveau tramwayinauguré en décembre 2006.

N°12 : Se situait à la diagonale en facedu n°33 (de l’autre côté du boulevard, sur la contre-allée). Fut également victime de l’offensive municipale pouraméliorer la circulation. On y voit, un peu à droite, la Mire du Sud, un point d’orientation sur le méridien

donnée au gouvernement français après laSeconde Guerre mondiale. Le gouvernementnéerlandais était heureux de se défaire ducoûteux pavillon.

Un monument à restaurerLe Collège néerlandais fut dessiné parWillem Marinus Dudok (1884-1974), architectede l’hôtel de ville d’Amsterdam, du théâtre de laville d’Utrecht, du grand magasin Bijenkorf àRotterdam et de nombreuses autres villas,bureaux, bains publics, tunnels et viaducs.Dans L’École de Paris, 10 architectes et leursimmeubles, Jean-Claude Delorme, qui y vatout de même un peu fort, le classe dans cetteécole architecturale qui se manifesta dans lacapitale française de l’entre-deux-guerres.Selon lui, le bâtiment est un bel exemple decréativité parisienne, toutefoisl’inspiration de Dudok meparaît tout de même plusproche des mouvementsde Stijl et Bauhaus. Par ailleurs, Delormes’épuise en éloge pourDudok, dans un jargonf leu r i p rop re auxarchitectes : « La granderigueur de l’écriture deDudok ne conduit nullement àune sécheresse de style mais à uneexpression subtile […] entre le silence etla parole, entre la construction pure etl’architecture. […] W.M. Dudok, trèsproche de l’ascétisme de J.J.P. Oud,parvient néanmoins à une certaine tensionbaroque par ce rapport entre la massivitédes volumes et le sens du détail quepossèdent seuls les grands architectes. »Le Collège agonisant a été classé monumenthistorique par le gouvernement français en2005. La France a décidé d’allouer huit millionsd’euros à sa restauration, à condition que lesPays-Bas y contribuent à hauteur de

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de Paris datant de 1806, sorte depetite sculpture clairement visibleau bord du parc Montsouris. Ici encore, une borne de la Méridienne verte, face au n°33.

N°12A : Dans le parc, à quarante grands pas à gauche de la Mire du Sud, qui se trouve donc à une quarantaine de mètres hors de l’axe, au milieude l’avenue de Tunisie, à hauteur du troisième banc. Rien, hormis des chuchotements insistants. Je sursaute. Il n’y a pourtant personne à proximité. Le son vient de sous le banc. On y raconte une histoire d’amour perdu je crois.L’installation fait également partie du projet artistique le long du tramway. L’œuvre de Christian Boltanski, Les Murmures, est basée sur les confessions amoureuses d’étudiants de la Cité U.Parfois le haut-parleur s’éteint et la voix se tait.

N°13 : Saute aux yeux. À droite, les bureaux de Météo France. La plaquette est placée sur le petit parking devant la porte.

N°14 : À droite en tournant au coin à gauche de Météo France. Au milieu du sentier.

N°15 : À gauche, prendre un sentier courbe(avec des bancs). Le n°15 est placé après les bancs, près de la petite borne portant l’inscription « La Méridienne verte ».

Le parc Montsouris est un des quatre grandsparcs aménagés à l’initiative du préfetparisien Georges-Eugène Haussmann(1809-1891), avec le bois de Boulogne àl’ouest, le bois de Vincennes à l’est et le parcdes Buttes-Chaumont au nord.

La Mire du Sud était à l’origine installée dans le jardinde l'Observatoire. Elle fut ensuite déplacée dans leparc Montsouris.

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mondaine – d’ailleurs, où ne la vit-on pas ? –à la terrasse du pavillon Montsouris, où l’onest toujours aussi bien aujourd’hui (entréerue Gazan, sur le côté droit du parc).

Mata Hari ou l’œil du jour

M ata Hari signifie « œil du jour »en malais. Et en effet, on peutdire qu’elle cueillait le jour.Jusqu’à celui où elle devint la

victime de sa propre mythomanie et de lapeur hystérique des espions régnant dansles deux camps ennemis durant la GrandeGuerre. Elle avait le profil de la femme fatale,elle allait en subir les conséquences. C’esten tant qu’espionne que celle qui n’était enfait guère plus qu’une courtisane tropempressée, dut faire face au pelotond’exécution le 15 octobre 1917, sur le terrainmilitaire du château de Vincennes. Elle rêvaitde devenir célèbre, les balles du pelotonfirent d’elle une légende.Margaretha Geertruida Zelle naquit en1876 à Leeuwarden dans la provincenéerlandaise de Frise, où une statue lacommémore aujourd’hui. Après un mariageraté avec le capitaine Rudolf MacLeod del’armée coloniale avec qui elle séjourna aux

Le parc Montsouris

On raconte qu’ici, dans un lointainpassé, se trouvaient des moulinsà blé abandonnés dont même lessouris se moquaient. Moque-

souris aurait donné Montsouris. Une autrehistoire dit au contraire que ces moulins enpleine activité attiraient irrésistiblementtoutes sortes de rongeurs, d’où encoreMontsouris. C’est cette dernière versionque l’on peut lire sur la photocopiedéfraîchie que les gardiens du parc, àl’instar de leurs collègues des cimetièrespar is iens, d istr ibuent volont iers enéchange d’un pourboire et éventuellement unbrin de causette. Ils vous racontent alors cequ’on ne lit pas sur la photocopie Que, parexemple, l’étang que borde l’allée du Lac sevida à cause d’un défaut de constructioninexpliqué, le jour même de l’inaugurationofficielle en 1878. Pour l’ingénieur des Pontset Chaussées responsable, Alphand, unetelle honte fut insurmontable et il se suicida.Que Lénine, longtemps en exil à Paris, rédigeaitparaît-il ses discours sous le kiosque àmusique du parc. Que Mata Hari, célèbreNéerlandaise puisque ce nom cachait en faitla Frisonne Margaretha Zelle de Leeuwarden,danseuse nue très en vogue et espionneégarée, y fut signalée en sa qualité de demi-

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majestueusement tragique, en détaillant lesmille inflexions de son corps, les millerythmes de sa démarche, les mille expressionsde son visage, comme on se sent loin denos conventionnels entrechats de nos roisclassiques de la danse ! »La jeune Frisonne conquit le vieux monde.Elle voyagea de Paris à Madrid, à Vienne,Berlin et Milan. Elle pouvait demander toutce qu’elle voulait. Elle pensa même avoirtrouvé la reconnaissance définitive quandl’opéra de Monaco l’invita à se produire dansle ballet Le Roi de Lahore de Massenet.Mais le plus grand metteur en scène despremières décennies du XXe siècle, SergeDiaghilev – des célèbres ballets russes – nefut pas emballé. Après avoir beaucoupinsisté, elle fut prise trois mois à l’essai, sansgage, si elle y tenait absolument.

Colette contre Mata HariMata Hari était belle, mystérieuse, provocante,mais tous ne croyaient pas à son authenticitéartistique. Elle se produisit à Neuilly où elleavait trouvé une maison. Ce fut unereprésentation osée, qui se déroula sur troisjours, dont un spectacle exclusivement réservéaux femmes. Elle fit son entrée entièrementnue, montée sur un cheval blanc. L’écrivain

Indes, elle s’installa seule à Paris sous lenom de Mata Hari. En tant que LadyMacLeod, son imagination lui avait déjàpermis de remplir son carnet d’adresses dedames et messieurs aisés, artistiquementou socialement influents. Tout ce qu’elleleur racontait sur son passé soi-disant orientalétait pris pour argent comptant. Elle jouait del’intérêt pour la mystique orientale et seprésentait comme une spécialiste de l’artancestral de la danse asiatique : ses voilestransparents servirent ainsi de couverturepudique à des spectacles érotiques.

Encensée par les critiquesElle fut une artiste reconnue, comme lemontre un article paru dans La Presse aprèsses débuts officiels au musée Guimet àParis, ce dernier faisait cette époque déjàautorité dans le domaine de l’art oriental : « Elle a dansé avec des écharpes, uneplaque pour les seins, et c’est presquetout… Aucune n’avait osé, après desfrémissements d’extase, rester ainsisans voiles sous le regard des dieux – etquels beaux gestes, à la fois osés etchastes ! Elle est bien Apsaras, sœur desnymphes, des ondines, des walkyries etdes naïades, créées par Indra pour laperdition des hommes et des sages. MaisMata Hari ne joue pas seulement avecses pieds, ses yeux, ses bras, sabouche, ses ongles carminés, Mata Hari,que nul lien gênant ne comprime, joueavec ses muscles, avec son corps toutentier. Mais le dieu interrogé reste sourddevant l’offre de sa beauté et de sajeunesse, et elle offre plus : son amour, sachasteté – et une à une, ses écharpes,symboles de l’honneur féminin, tombentaux pieds du dieu. » Un autre journal, Le Gaulois, écrit à proposde ce spectacle : « Tout à tour féline, féminine à l’excès, puis

Demi-mondaine, Mata Hari se montrait régulièrementà la terrasse du pavillon Montsouris.

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pas de jalousie : « La seule femme à avoirun style incroyable était Mata Hari, » écrivit-elle. En matière de lancer de drapeauxérotique, Colette avait été battue.

Une femme suspecteMargaretha Zelle avait de nombreux amants,concubins et admirateurs. Elle entretenait unimportant réseau cosmopolite et se fit uneréputation de demi-mondaine, de femmeobligeante et vénale, ce qui ne tarda pas à larendre suspecte en ces temps de tensioninternationale.La qualité de l’ouvrage de Julie Wheelwrightréside en ce que l’auteure est en premier lieuadmirative envers Mata Hari. Femme divorcée,cette dernière sut se faire une place dans unesociété qui ne permettait à peu près rien auxfemmes indépendantes. Colette en savaitquelque chose. Le livre est aussi – et surtout –un tableau des mœurs des premièresdécennies du XXe siècle. À cette époque, onestimait que les femmes recherchaientl’excitation autant que le sexe, et quel’espionnage pouvait remplir cette fonctionaussi bien qu’un bon amant. Sans parler del’association des deux ! Il fallait avant toutsurveiller les femmes de la bonne sociétécar le risque de scandale pouvait donner lieuà des chantages. Dans le cas de relationslesbiennes, par exemple. Si ce « problème-là » ne se posait pas, on affirmait alors queles femmes s’intéressaient trop à l’organemasculin. Tel était le sort entre autres des« soldats en blouse », autrement dit lesinfirmières, également soupçonnées demotivations douteuses.En se fondant sur des pièces récemmentrendues publiques par Scotland Yard et surdes renseignements fournis par leNéerlandais Sam Wagenaar, spécialistereconnu de Mata Hari, Julie Wheelwrightdémontre que Mata Hari était manipulée,qu’elle n’était pas une espionne dangereuse,

Colette, qui s’y connaissait parce qu’elle aussise produisait nue sous des drapeaux de gaze(nous évoquerons Colette plus longuementquand nous serons au Grand Louvre), laperça à jour : « Elle ne dansait guère, mais elle savaitse dévêtir progressivement et mouvoir unlong corps bistre, mince et fier. Ellearrivait presque nue à ses récitals, dansait« vaguement » avec les yeux baissés etdisparaissait enveloppée dans ses voiles. »

D’après Colette, ses pas de danse et seshistoires hindoues n’avaient d’autre raisonque de faire de l’effet. Peut-être même était-elle un peu jalouse, comme le suggèrel’auteure anglaise Julie Wheelwright dansson livre The Fatal Lover. Colette trouvaitque Mata Hari n’était tout compte fait pas siséduisante. Elle avait selon elle un grosnez et une grosse bouche. Après sadernière représentation à Neuilly, durantlaquelle la curiosité atteignit les limites dudécent, Mata Hari s’inclina et parla ; elle semontra ennuyeuse à mourir.La journaliste américaine Janet Flanner,correspondante à The New Yorker, auteuredes superbes Paris Journals, ne souffrait

Une des nombreuses statues du parc Montsouris : Le Groupe de baigneuses de Maurice Lipsi (1952).

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et qu’elle fut à ses yeux injustement fusillée.Elle a été sacrifiée en tant qu’archétype de lafemme assoiffée de sexe, la séductrice, lafemme fatale, provoquant la ruine del’homme, voire de la société masculinesi bien conduite. Mata Hari, martyre duféminisme ? À l’époque en tout cas, lesautorités la dépeignirent comme un exempleeffrayant d’obscénité et de cupidité. Doncen rien une femme qui se conformait auxrègles en vigueur.

[Parcours]N°16 : Après le n°15, garder à droite

la remise des jardiniers cachéedans les buissons. Quelquesmètres avant une maisonnetteblanche carrée (commodités gratuites) se trouve le n°16.

N°17 : À gauche, suivre l’allée du Puits. Le médaillon est à deux mètres avant le premier banc à gauche.

N°18 : Sur le côté droit de la même allée, trois mètres plus loin, près du bord du trottoir, il y a un trou, mais plus de plaquette.

N°19 : L’allée du Puits débouche sur l’allée de Montsouris. Prendre à droite en direction de la sortie, face à l’avenue René-Coty. C’est là que se trouvaient les nos19 et 20. En raison du renouvellement de l’asphalte, les plaquettes ont été « enlevées », comme le confirme le gardien du parc. Peut-être réapparaîtront-elles dans le cadre du « programme de repose » ? Dans ce cas, le n°19 sera placé à droite de l’abri des gardiens, à trois mètres du trottoir.

N°20 : Quant au n°20, si le programme est appliqué, il sera à six mètres du bord du trottoir, à droite de

la colonne qui porte le nom curieux de Colonne de la Paix Armée, œuvre d’un certain Jules Coutan (1887). La colonne se dressait jusqu’en 1960 dans le square d’Anvers et dut céder la place à un parking souterrain.

Des architectures à découvrirPour compenser ces absences, je proposede faire un petit détour intéressant. Preneztout de suite à gauche la rue Nansouty etadmirez au n°14 la villa Guggenbühl. Cettemaison fut dessinée par l’architecte AndréLurçat, contemporain du Corbusier dont ilpartageait les idées. On la décrit parfoiscomme une sculpture cubiste, surtout parceque les fenêtres étaient initialement placéesà des hauteurs inégales. Plus tard, lespropriétaires de la bâtisse les ont modifiées,ce qui a fait perdre à la maison une partie deson originalité. Remarquez l’auvent caractéris-tique. André était le frère du peintre Jean Lurçat,qui fut très connu pour ses dessins de gobelins.À droite la rue Braque, du nom du peintreGeorges Braque qui y occupait au n°6 une

La villa Guggenbühl fut construite en 1926-1927 parl’architecte André Lurçat pour le peintre zurichoisWalter Guggenbülh.

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Le Méridien de Parisquatre-vingt mètres. C’est encore l’œuvred’Haussmann (voir chapitre « Le baronHaussmann »), qui, malgré les épidémies decholéra, mit des années à convaincre lesdéputés que l’eau de la Seine utiliséejusqu’alors était infectée.La rue Saint-Yves tourne brusquement vers lagauche, nous croisons une rue qui porte bienson nom de rue des Artistes. Au n°11 de la rueSaint-Yves, remarquez le bâtiment aux lignesépurées portant l’inscription « Cité duSouvenir ». Il s’agit d’un complexe réalisé en1924 à l’initiative d’un certain père Keller qui,après la boucherie de 14-18, espérait fournirdes logements décents aux survivants, enremplacement des taudis et des bidonvilles. Lachapelle s’élève toujours dans la cour, maisla gestion n’est plus aux mains de l’Eglise. À droite, prenez la rue Tombe-Issoire. C’est danscette rue que, d’après une chanson de gestefrançaise de 1182, un Guillaume d’Orange seserait déjà manifesté bien avant le Guillaumed’Orange dit le Taciturne, célèbre aux Pays-Bas.Voici son histoire. Sur la butte Montmartres’était installé Ysoré, un géant qui nemesurait pas moins de quatre mètres vingt.Il était bagarreur, provocateur, et tout Paris lecraignait. Les autorités firent appel à unvaillant guerrier de Montpellier du nom deGuillaume d’Orange, surnommé Guillaumeau Court Nez.

Court Nez était malin. Il rejoua une versionadaptée de David contre Goliath : en faisantsemblant d’être mort, il parvint à surprendreYsoré. La victoire ne fut pas facile pour autant.Les ennemis se livrèrent un combat acharné.Finalement, Nez Court sépara la tête du troncgéant et Ysoré fut enterré dans cette rue quis’appelait alors la route d’Orléans. En 1212, ondécouvrit une pierre tombale qui lui futattribuée, le Sepulcrum Isoreti. Son nom setransforma progressivement d’Ysoré enIsoere, puis Issoire. D’où la rue Tombe-Issoire,le tombeau d’Ysoré.

maison en brique, dessinée par les frèresPerret. Revenez sur vos pas et prenez àgauche la rue Nansouty, puis encore àgauche le square Montsouris, une jolie petiterue qui n’existe d’ailleurs que depuis 1922.Le peintre Roger Bissière, un ami deBraque, habita au n°8. À l’angle avecl’avenue Reille, au n°53 se dresse la maisonque le Corbusier construisit en 1923 pour lepeintre Amédée Ozenfant. Tous deuxprônaient le purisme, la version épuréedu cubisme. Selon Ozenfant, il fut le premierclient français de l’architecte qui allait êtrecélèbre et méconnu à la fois.

Sur les traces du baronHaussmannLe chemin le plus court vers le médaillon n°21passe par l’avenue René-Coty, mais cettedernière est dénuée de charme particulier. Ilest bien plus agréable d’emprunter sur lagauche la rue Saint-Yves, parallèle à l’avenue,qui longe l’un des plus grands réservoirs d’eaupotable de la Ville de Paris, le réservoir deMontsouris. Ici, sont recueillies, grâce à unaqueduc de 173 km, les eaux de la Vanne(voir l’œuvre d’art de Claude LévêqueintituléeTchaïkovski, dont nous avons parléplus haut) afin de pouvoir garantir l’achem-inement de l’eau jusqu’à une hauteur de

La chapelle de la Cité du Souvenir.

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Un fourmillement artistiqueHenry Miller déclara plus tard que les annéespassées à la Villa Seurat avaient été les plusheureuses de sa vie. Une petite villa d’artistesque Miller décrivit comme le centre du monde,représentative de l’importance que Paris avaità cette époque dans le domaine culturel. Toute la rue s’adonnait au travail dans le calmeet la joie. Chaque maison abritait un écrivain,un peintre, un sculpteur, un danseur ou unacteur. C’était une ruelle calme avec pourtantune activité intense, mais silencieuse, presquerespectueuse. Selon Miller, il y avait descentaines de rues comme celle-ci à Paris, laville où travaillait le plus grand contingentd’artistes du monde. C’était ce qui faisaitParis à ses yeux : un groupe hétérogèned’hommes et de femmes occupés par leschoses de l’esprit, qui dynamisaient la ville eten faisaient le pôle magnétique du mondeculturel.

La première rue à droite, à hauteur dun°100, s’appelle la Villa Seurat. Unhéritage typique des années vingt dusiècle dernier. Henry Miller (1891-

1980), sans le sou au début des années trente,y vécut gracieusement quelque temps. Sonpropriétaire et ami, Michael Fraenkel, espéraitlui aussi devenir écrivain. C’est ici que Millerécrivit Le Tropique du Cancer en 1934 (sonpropriétaire y figure sous les traits du person-nage de Boris), et qu’il vécut une belle histoired’amour avec Anaïs Nin. Contrairement àlui, cette dernière avait de l’argent et elle louapour lui l’étage supérieur. L’auteur anglaisLaurence Durell faisaient aussi partie de labande. Miller y publia en tant qu’éditeur lacollection Villa Seurat Series, qui comptaitMax et les Phagocytes de Miller lui-même,Le Carnet noir de Durell et Un Hiver d’artificed’Anaïs Nin. Alors que l’écrivain rendaitvisite à Durell en Grèce, la SecondeGuerre mondiale éclata et dût retournervivre aux États-Unis en 1939.

La Villa Seurat, un ensemble de villas d'artistes et d'hôtels particuliers construit de 1924 à 1926.

Les meilleures années de la vie d’Henry Miller

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des nus sensuels chevauchant des sortes dedauphins. Plus une plaisanterie me semble-t-il qu’une référence. La petite rue se trouvaità l’époque au bord de la ville, à la limite deMontparnasse qui connaissait alors sesheures chaudes. C’était autrefois un refuged’artistes. Aujourd’hui, les maisons sontdevenues beaucoup trop chères pour lanouvelle bohème.

[Parcours]N°21 : Tout droit jusqu’à la place

Saint-Jacques (station de métro Saint-Jacques). À droite, à l’angle avec le boulevard Saint-Jacques, se trouve un garage Renault. La plaquette pour Arago se situait entre le feu tricolore et la vitrine, mais elle a manifestement disparu. Au garage, pas d’information.

Le réceptionniste du garage Renault, qui estpourtant à ce poste depuis plusieurs années,n’avait donc jamais entendu parler d’unmédaillon pour Arago devant la porte, etsans doute encore moins de ce qui sedéroulait autrefois devant son garage. Ilignorait qu’à partir de 1832, plusieurs têtesfurent ici coupées !

Henry Miller avait vue sur l’atelier du peintreexpressionniste Chaïm Soutine (1893-1943),au n°17. La plupart des maisons, nos 1, 3, 5, 8,9 et 11, ont été construites par André Lurçat.Son collègue, Auguste Perret, a construit lamaison au n°7 pour la sculptrice Chana Orloff(1888-1968). On y voit déjà son intérêtpour le béton, qu’il utilisera plus tard pourreconstruire Le Havre, détruit par lesbombardements anglais. Depuis 1975, la Villa Seurat est classée, ce quilui a permis de rester une petite rue tranquille,silencieuse malgré ses pavés sans douted’origine. Elle est comme suspendue dans letemps. Mais aujourd’hui, on n’y sent plusl’activité artistique autrefois si intense. LaVilla Seurat fait penser à un de ces tableauxvides et quiets de De Chirico. Nulle plaquettesur les maisons qui rappellerait les habitantsd’alors. Comme s’il n’en persistait rien. Sur lafaçade du n°17, là où travaillait Soutine, estaccroché un panneau rond et usé représentant Le médaillon sur la façade du n°17.

La Villa Seurat est aujourd'hui une ruelle tranquille.

June et Henry Miller.

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Rien que dans les années houleuses entre1830 et 1848, on compta jusqu’à 558 exécu-tions. Le bourreau et ses assistants seretrouvaient à l’angle de la rue de la Tombe-Issoire et du boulevard Saint-Jacques, dansune brasserie qui portait le nom peuéquivoque de Cabaret du bourreau. Celan’a pas la même consonance que « caféde la Poste », mais les commerçants ontdu flair et n’ont-ils pas toujours su trouverle nouveau marché qui fera fureur ?

Le témoignage de WitnerL’Américain Theodore B. Witner, qui résidaitalors à Paris, apprit que le bourreau permet-tait parfois aux curieux d’assister à une exé-cution en qualité d’invité personnel. Il mani-festa son intérêt et rendit longuementcompte de l’événement, comme on le litdans Americans in Paris :« Je reçus hier soir une invitation fort polie deMonsieur Henri pour être présent ce matinquand il accomplira son devoir à l’égard d’unemalheureuse victime que ses pulsionsdestructrices ont poussé à fracasser à coupsde marteau le crâne d’un de ses semblables. Les exécutions sont assez rares, par rapport àla taille de la population, elles ont toujours lieule matin de bonne heure, sans annoncepréalable. Le criminel lui-même n’estinformé que la veille au soir. Toutes cesprécautions ont pour but d’éviter le désordreau moment où la guillotine entre en action.Celle-ci n’est généralement dressée queminuit passée, de sorte que très peu depersonnes, à l’exception de celles setrouvant à proximité immédiate, aient letemps de s’y rassembler entre le lever dusoleil et le moment de l’exécution. Notre rendez-vous était à huit heures, et il nousfut conseillé d’être à l’heure, car le gouverne-ment est très ponctuel dans ses œuvres. Lejour pointait à peine lorsque nous arrivâmes àla barrière de la rue Saint-Jacques. Il y avait

L’auberge du bourreau

Guillotin,Médecin,Politique,S’avise un beau matinQue pendre est inhumainEt peu patriotique

Et sa mainFait soudainLa MachineQui proprement nous tuera Et que l’on nommera Guillotine.

T elles sont les paroles d’une odeau bon docteur Guillotin, datantdes jours de la Révolution. Le pro-fesseur en anatomie, représen-

tant du peuple révolutionnaire, plaida pourl’introduction de l’appareil mécanique pourl’exécution de la peine capitale, que le peupleappelait le « rasoir national ». Bien qu’il s’yopposât fermement, il n’a pu éviter que lamachine porte son nom. Dans un premiertemps, la guillotine fut dressée sur le lieud’exécution traditionnel, à savoir devantl’actuel Hôtel de Ville. Elle fut ensuitedéplacée à la Bastille, mais les habitants duquartier protestèrent à cause de l’odeur dusang et des chiens qu’elle attirait. Il fallut ladéménager une nouvelle fois. Les exécutionsse poursuivirent place de la Concorde, justedevant l’actuel Hôtel de Crillon. C’est là quele cou du roi Louis XVI fut « décollé » de la têteroyale, comme on disait alors si élégamment.Plus d’un siècle plus tard, Mata Hari, que nousavons déjà évoqué, s’y faisait volontiers payerune chambre par un amant de passage.Par la suite, de 1832 jusqu’à la fin du siècle,la place Saint-Jacques fut le lieu réservé auxexécutions et la guillotine y était dresséechaque fois qu’il fallait décapiter quelqu’un.

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peut que souscrire à l’histoire.L’ambiance est de plus en plus joyeuse à labarrière Saint-Jacques. Malgré les précautions,une foule considérable s’est déplacée. Onplaisante et on rit. La police cherche à délogercertains curieux, montés dans des arbres, envisant leur postérieur à coups de baïonnette. Envain. « Rien ne peut calmer l’instinct animal duFrançais », écrit Witner.

Vite fait, bien fait !Puis le prisonnier arrive. Un jeune homme, lepas mal assuré, son visage « blanc comme unlinceul ». Une dernière confession. D’aprèsWitner, le futur mort lève un instant la tête versla hache et a dû la voir reluire au soleil pâle dumatin. « Une terrible lutte contre la mort à dû selivrer à ce moment dans la tête de ce pauvrebonhomme. À peine fut-il monté sur l’échafaudqu’on lui dénuda le torse et qu’il se retrouva surla bascule. Le bourreau la poussa doucementen avant, les pieds montèrent, le corps setrouva parfaitement à l’horizontale, le visagetourné vers le sol, le cou dans le trou entreles deux planches en bois. Le couperettomba dans un sifflement, la tête jaillit enavant, le panier bougea, tout disparut denotre vue, toute trace de l’homme avait disparud’un coup. Je n’en croyais pas mes yeux.Avait-on réellement pris une vie, ici ? J’avais vudescendre un homme de voiture, et voici qu’ilavait disparu, mort. Aussi rapide qu’unepensée, à peine le temps d’une émotion. Endehors d’un frisson au moment où la lourdelame fendit le silence pénible, l’exécution neprovoqua en moi aucune sensation. Je m’étaisarmé contre le pire, il se trouvait qu’il n’y avaitpas de quoi choquer le plus sensible d’entrenous. »Witner explique ensuite longuement combien laguillotine est humaine et que l’exécution se faitsi vite et si proprement que cela prévient leseffusions de sentiments malsains. À la fin, ildécouvre même deux hommes qui auraient

peu de monde. Un petit groupe de gardesmontés formait un cercle autour de l’endroit ;juste derrière eux, quelques grenadiers, à troisou quatre pas d’écart. La plupart desspectateurs semblaient être des soldatsen permission, et les éternels gamins defaubourg. En qualité d’invités de l’exécuteur,nous fûmes dirigés vers un cercle plus petitet l’on nous indiqua une place à quelquesmètres seulement de l’instrument de la mort.La plate-forme de la guillotine était plusélevée que je ne m’y attendais, huit ou dixmarches, de sorte que l’exécution serait visibleà quelque distance. La guillotine elle-même estun appareil fort simple, rien que deux piliersverticaux placés à une distance de quarantecentimètres, quatre ou cinq mètres de haut.Entre les deux, tout en haut, le couperet estretenu par une corde. Lorsque celle-ci estlâchée, le fer descend à toute allure dans lesrainures des pilliers. »

Un spectacle populaireWitner poursuit sa description techniquejusque dans les moindres détails. La lameest taillée de biais ; le condamné à mort estplacé sur une planche de traverse qui peutêtre basculée en avant d’un simple mouvementet tombe alors avec le cou exactement dans lamoitié inférieure d’un col en bois qui ensuitel’entoure complètement. À ce moment, il a vuesur le panier qui est disposé de sorte que satête tombe dedans. À côté de la victime setrouve un panier allongé qui reçoit le reste ducorps.Les invités du bourreau s’entretiennent àvoix basse en attendant le protagoniste dudrame. Ils échangent des expériences, lenombre d’exécutions auxquelles Untel aassisté. Un des spectateurs affirme avoir vuun jour onze condamnés « se faire raccourcir »en quatorze minutes chrono. Witner croitd’abord à une vantardise. Mais après avoir vul’allure à laquelle officie Monsieur Henri, il ne

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Le Méridien de Parisdes exécutions dans la capitale entre 1688et 1847. Ils étaient certes rejetés par lasociété (raison pour laquelle les enfants debourreaux de différentes villes se mariaientsouvent entre eux), mais ils jouissaientd’importants privilèges financiers. Bourreauétait une bonne situation ! Les Sanson étaient donc célèbres et figurentsouvent dans les chansons de cabaret del’époque. Celle-ci par exemple, d’un auteuranonyme :

Admirez de Sanson l’intelligence extrême !Par le couteau fatal il a tout fait périr.Dans cet affreux état, que va-t-il devenir ?Il se guillotine lui-même.

Demain Sanson, d’un air benêt,Me dira : faut que j’te tonde,Tu pourras l’ami, s’il te plaît,Terroriser dans l’autre monde.

Mais Monsieur Henri était la brebis galeusede la famille. Plus encore que ses ancêtres,il vivait en marge de la société. Homosexuel,il eut de nombreuses aventures et contractades dettes importantes. Pour les rembourser,il faisait des conférences, sans doute à vousglacer le sang, et invitait volontiers lesétrangers fortunés à assister aux exécutionsmoyennant paiement. Witner a donc certaine-ment dû débourser pour recevoir cette« invitation fort polie » et assister au premierrang à l’exécution. Un beau jour, ou plutôt une longue nuit,Monsieur Henri perdit au jeu la guillotinemise en gage quand il ne lui restait plus uncentime en poche. Lorsque la prochaineexécution dut avoir lieu, le bourreau ne dis-posait plus de son instrument. Il ne lui restaqu’à se confesser. Le ministère de la Justicepaya sa dette de jeu qui s’élevait à trois millehuit cents francs de l’époque, et MonsieurHenri fut révoqué le 18 mars 1847. Ce fut lafin peu honorable d’une légendaire lignée debourreaux.

très certainement battu leurs tambours si leprisonnier s’était mis à crier, comme cela fut faitquand Louis XVI voulut s’adresser à la fouledepuis l’échafaud. Pour un homme de son époque, Witner n’apas tort. Le 25 janvier 1792, La Chronique deParis écrivait : « Le peuple ne fut pointsatisfait : il n’avait rien vu ; la chose étaittrop rapide ; il se dispersa, désappointé,chantant pour se consoler de sa déception,un couplet d’à-propos : « Rends-moi mapotence de bois, rends-moi ma potence. »Avant, une exécution était une longue torturequi attirait une foule excitée et parfoishystérique. La guillotine était d’unemodernité déconcertante. »Après l’exécution, Witner se rendit avec lesautres invités à l’École pratique, où l’on pouvaitvoir les restes de la victime. « Le cou avait ététrès proprement coupé à hauteur de latroisième vertèbre. L’expression du visage étaitremarquable, aucune trace de douleur, mais duchagrin, une tristesse intense dans chaque ridede cette pâle figure. »

Bourreau de père en filsIl y a un élément de cette histoire que Witnerne nous raconte pas. Monsieur Henri, lebourreau, doit être Henri Clément, le dernierde la célèbre lignée des bourreaux Sanson.Jusqu’au siècle dernier, la fonction de bour-reau se transmettait de père en fils. LesSanson se sont chargés de la quasi-totalité

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en 1893. Mais l’Arago de bronze futfondu par les Allemands comme ils le firent pour nombre de statues parisiennes. Le socle est donc videdepuis la Seconde Guerre mondiale. Il fait à présent partieintégrante du nouveau monumentpour Arago. Au bas du socle, une inscription difficilement lisibleindique que le monument en médaillons fut une commande du gouvernement français à Jan Dibbets, ainsi que l’année1994 quand l’œuvre fut installée.

N°26 : L’unique plaquette posée à la verticale, sur une des faces du socle.

N°27 : Faire le tour du socle côté rue, boulevard Arago.

Le Paris de CélineÀ la fin du siècle, le lieu d’exécution fut ànouveau déplacé, cette fois-ci au mur de laprison de la Santé, sur le boulevard Arago.Nous pouvons, entre autres, le lire dans leroman de Céline, Mort à crédit, quandFerdinand se dispute violemment avecCourtial, l’inventeur douteux : « Les jeunes gens au jour d’aujourd’hui ontle goût du meurtre ! Tout ça Ferdinand ! Moije peux te dire, ça finit Boulevard Arago !Avec la cagoule mon ami ! Avec la cagoule !Malheur de moi ! Juste Ciel ! J’aurais étéresponsable ! »Le roman pourrait presque se lire comme unguide de Paris. Céline traverse la ville danstous les sens, indiquant les noms de rue etles stations de métro. Son traducteurnéerlandais, Frans van Woerden, dévoilecependant qu’il prenait çà et là, au nom dela littérature, quelques libertés avec laréalité géographique. Nous retrouveronsCéline plus loin, le méridien croise en effetson enfance au niveau des médaillons 109et 110.

[Parcours]N°22 : À partir de la place Saint-

Jacques, prendre la direction de la rue du Faubourg-Saint-Jacques. Lemédaillon est juste devant le n°81. Continuez dans cette rue.

N°23 : Près du bord du trottoir de la petite place en face, place de l’Île-de-Sein, diagonalement opposé au n°79.

N°24 : À droite, à quelques mètres après les marches menant au souterrain du service de propreté.

N°25 : Quinze pas plus loin, juste sous le panneau indiquant le nom de la place de l’Île-de-Sein. Sur le socle devant vous se dressait fièrement la statue de François Arago, inaugurée

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Le boulevard Arago

en 1988. Depuis, Brusse partage son tempsentre la capitale française et l’Extrême-Orient.Le critique d’art Pierre Restany, idéologue dunouveau réalisme, le décrit comme un créateurd’objets étranges et extraordinaires, des feuxfollets à vénérer. Il le considère comme « le plusgrand chaman de tous les Peter Pan du mondealtaïque derrière l’Oural ». Brusse ne cesse defasciner par le subtil message spirituel qu’iltransmet. Lentement, mais sûrement, il suitson chemin qui le mènera aux sommetsd’immortalité d’un Yves Klein, où il retrouveracertainement quelques-uns de ses amis,à commencer par Jean Tinguely.

Un haut mur entoure la prison de la Santé.

Avant de traverser le boulevardArago, cela vaut la peine de ledescendre sur la droite. Toutd’abord en raison du haut mur qui

entoure la prison de la Santé. Cette dernièremérite reconnaissance en tant que lieu demémoire criminel, littéraire et ciné-matographique. La Santé figure en effetdans d’innombrables romans et filmsfrançais. Des criminels célèbres furentenfermés ici, comme Carlos, JacquesMesrine ou encore Maurice Papon, maisaussi un certain Guillaume Apollinaire.En raison ensuite de la Cité Fleurie dontl’entrée se situe un peu plus loin, au n°65.De nombreux artistes ont vécu et travailléici, tels que Picasso, Henry Moore et, encoreaujourd’hui, le néerlandais Mark Brusse. Cet artiste multidisciplinaire, qui habite àParis depuis 1961 (avec quelques interruptions),peint, écrit et crée des objets. Il a exposé auStedelijk Museum d’Amsterdam, à la Biennalede Venise et a imaginé une sculpture de douzemètres de haut pour le Parc olympique de Séoul

Les ateliers de la Cité Fleurie furent construits en 1880avec les restes du démontage de l'exposition universelle.

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De grandes cités avec leurs rempartspérissent, des incendies transformenten cendres des territoires entierset leurs populations. Des forêts avec lesmontagnes se consument : ainsi l'Athoset le Taurus de Cilicie, et le Tmolus, etl'Oeta, l'Ida, doté auparavant d'innom-brables sources, maintenant aridel'Hélicon des Vierges, et l'Hémus que nepossédait pas encore Oeagre. L'Etna voit redoubler ses feux… »

[Parcours]Revenir au socle, puis traverser.N°28 : Se trouvait à quelques dizaines

de centimètres du bord du trottoir, devant la grille du jardin de l’Observatoire.

N°29 : Un mètre plus loin, juste devantla grille.

Une fresque à découvrirPlus bas encore, au n°53, à l’angle de la ruede la Glacière, un tabac du nom d’Aragoprésente une peinture murale consacrée àl’astronome. La déco est authentique, d’unstyle années cinquante inchangé. C’est decette période que date la fresque débridéed’un certain A. Sauvage. Au centre trôneFrançois Arago, la main posée sur le globeterrestre, ses pieds tenant un téléscope etun sextant. Il est entouré de signes zodiacaux :Taureau, Cancer et Gémeaux. Derrière lui, lafigure mythologique de Phaéton apparaîtdans son char solaire, en route vers son destin.Pour prouver son ascendance, Phaéton, filsd’Hélios, dieu du soleil, et de Clymène, filled’un dieu marin, fut autorisé à conduire lechar solaire pendant une journée. Mais il neparvint pas à maîtriser les chevaux et la terrecommença à brûler. Une sorte d’effet deserre décrit ainsi par Ovide (d’après latraduction de A.-M. Boxus et de J. Poucet) :

« Les points les plus élevés de la terresont la proie des flammes ; elle se fend,se crevasse et se dessèche, privée desève. Les pâturages blanchissent,l'arbre avec ses feuilles est en feu etla moisson séchée s'offre commematière à sa propre perte. Il y a pire. Le médaillon n°29.

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Si le parc de l’Observatoire est fermé, faitesen le tour. Prenez à gauche, direction placeDenfert-Rochereau. Sur cette place sedresse Le Lion de Belfort sculpté parBartholdi (il s’agit en fait d’une copie, trois foisplus petite que l’original), pour commémorerla résistance de l’héroïque ville de Belfort.Cette dernière, placée sous le commandementdu colonel Denfert-Rochereau, tint têtependant cent trois jours aux envahisseursprussiens, de 1870 à 1871. À Belfort, le lionhaut de onze mètres est couché contre lefort et regarde vers l’ouest, et non pas versl’ennemi à l’est, comme c’était initialementprévu. La sculpture fut retournée sous laprotestation des Allemands. Depuis, onraconte à Belfort que le lion rugit parfoisdans la nuit.Sur la place s’élève aussi la plus anciennegare parisienne encore en usage aujour-d’hui, ouverte en 1846 sur la petite lignede Sceaux, que les Parisiens un peu âgéscontinuent d’appeler ainsi. La voie faisaitune boucle, de sorte qu’il n’était pasnécessaire de retourner les locomotivessur une plaque tournante, ce qui prenaitbeaucoup de temps. En 1893, la ligne futprolongée jusqu’au Luxembourg, et laboucle ne servit plus.

N°30 : Doit se situer dans le jardin, mais je ne suis pas parvenu à le localiser. Le jardin de l’Observatoire n’est ouvert que du 1er avril au 1er septembre (de 13 h à 19 h) et du 1er septembreau 15 octobre (de 13 h à 18 h).

N°31 : Devrait se trouver juste devant l’escalier dans le jardin qui mèneà l’Observatoire.

N°32 : Un peu plus loin de cet escalier.N°33 : Dans la petite allée qui suit.N°34 : Dans la même allée.N°35 : Toujours dans l’allée.N°36 : Juste avant le perron.N°37 : Au milieu du perron.N°38 : Dans l’Observatoire.N°39 : Également à l’intérieur de

l’Observatoire. Exceptionnellement, nous avons obtenu l’autorisationde le traverser et d’humer l’odeur de trois siècles d’encaustique sur le parquet grinçant. L’Observatoire est toujours une institution scientifique et non un musée. On ne peut le visiter qu’une fois par mois. Ceux qui souhaitent franchir ce seuil sont nombreux et les listes d’attente sont longues. Il y règne le silence sacré de l’étude et de la science. On n’y voit personne. Impossibledonc pour nous de visiter la salle du méridien. Pourtant, c’est ici que le monument de Dibbets fut inauguré et arroséde champagne, près d’une tige de laiton incrustée dans le sol, le symbole du cercle longitudinalqui doit s’y trouver, très exactementmesuré. Le méridien, ailleurs imaginaire, a été ici matérialisé.

Le Lion de Belfort sur la place Denfert-Rochereau.

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point de chute des élites littéraires etintellectuelles. Elle mérite donc que l’ons’y attarde…

[Parcours]

N°40 : Se trouve de l’autre côté du bâtiment, droit devant l’entrée principale. Invisiblequand la grille est fermée.

N°41 : Visible quand on est devant la grille. Vu de là (donc exceptionnellement dos au nord), le médaillon est à droite de l’extrémité de la barrière, derrière la borne en pierre.

N°42 : De nouveau cap sur le nord. Douze grands pas (mètres) plus loin, un peu à gauche du milieu de la rue (avenue de l’Observatoire).

N°43 : Sur le trottoir à gauche, à hauteurdu troisième arbre. Médaillon introuvable. Comme me le signale un lecteur dans un courrier, le trottoir a été à nouveau asphaltéle 2 juillet 1996. J’ignorais que tousles trottoirs parisiens portaient un tampon avec la « date d’asphaltage ».Si l’on se mettait à y prêter attention,on risquerait presque de perdre la raison. Oui, Paris est une ville pleine de dangers !

N°44 : À l’angle de l’avenue Denfert-Rochereau, à droite de la statue de Théophile Roussel(1816-1903), tout près du passage piéton de droite. Théophile Roussel était un député républicain. Il fut connu pour être un pionnier de la protectiondes enfants grâce à sa loi-Roussel (1874). À présent, traverser d’abordl’avenue Denfert-Rochereau, puis à droite le boulevard du Montparnasse, pour vous retrouverà la Closerie des Lilas.

La Closerie des Lilas est un bar-restaurantconsidéré encore aujourd’hui comme le

Buste de Théophile Roussel, avenue Denfert-Rochereau.

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la pièce Ubu Roi, ou le cinéaste Luis Buñuel,aimaient à fréquenter les lieux. Un jour, il yaurait eu un jour une grande bagarre,lorsqu’une discussion pour savoir si on pouvaitencore épouser une femme allemande aprèsla récente guerre mondiale dégénéra quelquepeu. La montée en vogue d’établissements

tout aussi connus tels Le Dôme et LaCoupole ramena pour quelque temps lecalme à la Closerie, au grand bonheur

d’Ernest Hemingway qui s’était installétout près, au 112 de la rue Notre-Dame-des-

Champs. Aux heures creuses, il venait volon-tiers s’y asseoir pour lire et écrire. On lecommémore ici, ainsi que d’autres célébrités,grâce à de petites plaquettes en cuivreportant leurs noms, vissées au bar à cequi est censé avoir été leur place. Depetits monuments à Arago avant l’heure !À l’angle de la Closerie des Lilas, sur laplace Camille-Jullian, on croise un autrepersonnage illustre, le maréchal Michel Ney.

La célèbre Closerie

De la fin du XIXe siècle jusqu’aulendemain de la Première Guerremondiale, la Closerie des Lilasfut une simple guinguette, un

modeste établissement avec un jardin oùl’on dansait le dimanche. Certainement auson de l’accordéon, ce Stradivarius du pauvre,comme on l’appelle. On raconte que le poète Verlaine auraitle premier à venir de temps en temps ysavourer une consommation. On dit aussique Trotski et Lénine y auraient passé delongs après-midis à jouer aux échecs. Commeils étaient pauvres, ils consommaient peu et lepatron se plaignait lorsque ces deux misérablesrusses avaient encore été ses seuls clients. Ilfaut se méfier de telles histoires, caraucun secteur n’est aussi propice à lanaissance de légendes que celui deslimonadiers.Dans les années vingt, des surréalistes,comme le dramaturge Alfred Jarry, auteur de

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Hommage au maréchalErnest Hemingway évoque l’ancienmaréchal, « son ami », dans le chapitre« Une génération perdue » de Paris estune fête, après avoir rapporté une discussionpolémique avec l’écrivain et collectionneused’art Gertrude Stein pour savoir si tous lesjeunes hommes qui ont vécu dans leur chairla Première Guerre mondiale appartiennentà « une génération perdue ».« Puis comme j’arrivais à la hauteur de laCloserie des Lilas, la lumière se reflétait surmon vieil ami, le maréchal Ney, statufiésabre au poing, et l’ombre des arbres jouaitsur le bronze, et il était là, tout seul, sanspersonne derrière lui, avec le fiasco qu’ilavait fait à Waterloo, et je pensai que toutesles générations seront perdues par quelquechose et l’ont toujours été et le seront toujourset je m’arrêtai à la Closerie pour tenircompagnie à la statue et pris une bièrebien fraîche avant de rentrer à la maison,dans l’appartement au-dessus de la scierie. »

[Parcours]N°45 : Après le maréchal Ney, traverser

la rue Notre-Dame-des-Champs, place Camille-Jullian. La plaquette,à droite juste devant le passage piéton de la rue d’Assas, a disparu.

N°46 : Traverser la rue d’Assas, sur la gauche. Face à l’arrêt du bus 83, quatre mètres avant le parcmètre.

Une parenthèse : au 100bis de la rued’Assas, dans une cour, se trouve le joli petitmusée Zadkine, situé dans l’ancien atelierdu sculpteur que tous les Néerlandaisconnaissent grâce à son monument auxvictimes de la guerre à Rotterdam, LaVille détruite. C’est à cet endroit qu’il l’acréé. La statue est parfois surnomméeVille Sans Cœur, parce qu’Ossip Zadkine,en visitant Rotterdam peu après la guerre,

La triste fin du maréchal

C ’est en effet sur la place Camille-Jullian que se dresse uneimposante statue représentant lemaréchal Michel Ney, duc

d’Elchingen et prince de la Moskova, titrequ’il devait à sa conduite glorieuse lors de labataille de la Moskova et surtout lors de laretraite de Russie.Quand l’Empereur se fut évadé d’Elbe, Neyfut chargé de l’arrêter, mais il rallia l’autrecamp et livra combat durant les Cent-Jours,qui déboucheront sur la bataille de Waterlooet la seconde Restauration de l’anciennemonarchie.Arago ne renia pas Napoléon, c’est le moinsqu’on puisse dire. Ainsi la monarchie rétabliele priva de sa Légion d’honneur. Le maréchalNey fut condamné à mort pour haute trahison.Par un froid et brumeux matin de décembre, ilfut conduit à l’allée devant l’Observatoire pouréviter la foule qui s’était assemblée dans laplaine de Grenelle (aujourd’hui un boulevardoù passe le métro aérien). Le soldat prodiguede Napoléon fut fusillé juste devant la ported’Arago. Mais il eut droit à sa statue en 1853,un an après le couronnement de l’empereurNapoléon III.

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copie entièrement restaurée aux muséesroyaux d’Art et d’Histoire à Bruxelles. De l’autre côté de la rue Michelet, la facultéde pharmacie et le lycée Montaigne, un desplus célèbres lycées parisiens. Ce derniern’est pas tout à fait un lycée d’excellencecomme peuvent l’être Henri-IV ou Louis-le-Grand. Certes des lycées pour les bonsélèves, mais surtout des établissementspour les élites.

[Parcours]N°51 : À l’angle gauche de

la rue Michelet qui croise le jardin. L’emplacement est visible, mais la plaquette a disparu. Encore un étudiant ?

N°52 : Presque en face du n°4 de l’avenuede l’Observatoire, devant une des grilles d’accès au jardin. Idem.

N°53 : Presque en face du n°2, le lycée Montaigne. Là aussi il y en avait une, autrefois…

C’est à cet endroit précis, à droite dujardin de l’Observatoire, que s’est dérouléle drame tragicomique qui faillit mettre finà sa carrière politique de François Mitterrand.Si le futur président de la République aacquis une réputation d’homme politiquerusé, futé, voire machiavélique, c’est dû engrande partie à ce que l’histoire a baptisél’affaire de l’Observatoire.

disait y avoir vu « une ville sans cœur ».L’humour des Rotterdamois a aussi donnénaissance au sobriquet Jean Trou. Lemusée Zadkine a récemment acquis desœuvres de Jan Dibbets (fermé les lundiset jours de fête).

[Parcours]N°47 : Traverser vers le petit parc.

Longer la grille et la haie sur une vingtaine de mètres (vers la gauche) et admirer en passant la fontaine Marco-Polo au style baroque. Le médaillon se trouvait à un mètre du bord du trottoir. On n’y voit plus qu’une borne de la Méridienne verte.

N°48 : Se situait dans le parc, à gauche après la fontaine, à un mètre et demi avant le banc qui se trouvele plus à gauche. Mais le gravier duparc a été renouvelé. Adieu Arago !

N°49 : Et rebelote ! À droite de la deuxième table de ping-pong, à cinquante centimètres à droite de la dalle de béton, dans le sable. Introuvable. Disparu.

N°50 : Était à hauteur de la rue des Chartreux à trois mètres d’un trou dans la haie. La haie a disparu, puis est revenue, mais sans trou. Tout cela est évidemment sans importance. La plaquette s’est volatilisée. Et dire que nous faisions confiance au Service des parcs et jardins.

Le remarquable bâtiment en brique rouge,à l’angle de la rue Michelet, fait partie dela Sorbonne et abrite l’Institut d’art etd’archéologie. Il fut dessiné en 1920 parl’architecte normand, Paul Bigot, etachevé en 1932. Bigot est surtout connupour ses maquettes de la Rome antique,dont l’original peut être vu à Caen et une

La fontaine Marco-Polo a été construite entre 1867 et 1874.

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d’ailleurs que Mitterrand n’ait pas été aucourant de ce dernier fait. Pesquet dit vouloirle prévenir parce que, malgré leurs divergencespolitiques, il a de l’estime pour la personne deMitterrand. Durant une dizaine de jours,Pesquet fait monter la pression. Chaque jour, ilapporte de nouveaux détails, il affirme que ledénouement est proche. Mitterrand, qui ad’abord ses doutes sur la véracité de l’histoire,est de plus en plus assailli par l’incertitude,surtout quand un député gaulliste de premierplan publie un article dans les journaux,appelant à se tenir prêt, car « le drame serapeut-être pour demain. Des escadrons de lamort ont passé la frontière espagnole, une listede personnalités à éliminer a été dressée. »

La pression monteFrançois Mitterrand commet une erreurcruciale. Il ne va pas voir la police. Mêmeses amis ne sont pas mis au courant. Onpeut le comprendre. Le climat de l’époquedonnait à Mitterrand toutes les raisonsd’être méfiant. Une protection policièreaurait permis à ses opposants politiquesd’être en permanence au courant de sesmoindres faits et gestes. Nous sommes le15 octobre 1959, le conditionnement psy-chologique de François Mitterrand est aupoint. Il a encore croisé Pesquet dans lescouloirs du Sénat, celui-ci lui affirme quel’attentat pouvait avoir lieu à tout moment.Que s’il se rendait compte de quelque chosede suspect, il devrait éviter de rentrer chezlui. Qu’il ne trouverait aucun abri dans sarue et qu’il ferait mieux alors de se cacherdans les buissons du jardin del’Observatoire. L’homme politique dequarante-trois ans, qui avait été le plusjeune ministre de l’histoire, devientnerveux. À tout hasard, il va lui-mêmechercher son fils à l’école, et le soir, il dînechez un ami proche, Georges Dayan. Versvingt-trois heures, avant de rentrer chez lui,

L’honneur perdu de François Mitterrand

N ous sommes en octobre 1959.Depuis 1958, le général deGaulle est de nouveau au pou-voir. L’impotente IVe République,

dont Mitterrand avait été plusieurs fois ministre,entre autres de la Justice et de l’Intérieur, n’avaitpas su résister à la crise algérienne. Le régimeen place aurait été liquidé à cause d’un complotfomenté par les défenseurs d’une Algériefrançaise et par l’armée française sur place,tous soutenus par les fidèles du général.Quoi qu’il en soit, la guerre d’Algérie se poursuitet la crainte que la France ne finisse par seretirer de la colonie donne naissance àtoutes sortes de groupuscules fascistesfanatiques. Un certain Jean-Marie Le Penest lui aussi déjà actif à l’époque. Legouvernement gaulliste tend à vouloir réglerleurs comptes à ses opposants déclarésdont Mitterrand. Le climat politique estextrêmement tendu et malsain. Les rumeursd’attentats et de complots se multiplient.Mitterrand apprend qu’il court un risque. Ilest informé de ces menaces par RobertPesquet, un poujadiste, comme on appellealors les populistes d’extrême-droite. Cedernier a été élu député malgré des poursuitespénales pour escroquerie. Il semblerait

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droite » et de « coiffer son rival politique Mendèsd’une courte tête » dans l’opinion publique.L’affaire aura des répercussions énormes.Du jour au lendemain, Mitterrand est la riséedu monde politique. Ses « amis », le socialisteGuy Mollet en premier, le laissent tomber.Le Sénat retire à Mitterrand son immunitéparlementaire et il est mis en examen pour« outrage à magistrat », commis « enamenant la police à entreprendre desrecherches sans intérêt alors qu’il lui cachait unélément valable d’information qu’il possédait. »

Il n’y eut jamais de procès, les chargesn’étaient pas solides et, entre-tempsMitterrand avait lancé une contre-offensivequi portait ses fruits. Car lui aussi ensavait long sur ses ennemis politiques, eten particulier sur le Premier ministregaulliste, Michel Debré. De plus, l’ex-Premier ministre Bourgès-Maunouryrévéla que Pesquet avait tenté de lemanipuler lui aussi. L’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber et FrançoiseGiroud, qui est alors un magazine militant,prend la défense de Mitterrand, soutenu parun chroniqueur célèbre et au-dessus de toutsoupçon, bien qu’ami de la famille. C’est eneffet à cette occasion que François Mauriac,

il fait un détour par la célèbre brasserie Lippoù il compte parmi les habitués. Il y a unvague rendez-vous avec Pesquet afind’avoir d’éventuelles dernières nouvelles.Mais Pesquet n’est pas là. Mitterrandremonte dans sa Peugeot 403 et empruntela rue de Seine. « Au début de la rue deSeine, une voiture colle la mienne contrele trottoir, raconte-t-il quinze ans plus tardà son biographe Franz-Olivier Giesbert. Jedeviens vigilant. Arrivé en haut de la rue deTournon, devant le Sénat [voir aussi entreles médaillons 75 et 76], je me rends comptequ’elle me suit toujours. Au lieu de tourner àdroite, pour aller chez moi (rue Guynemer),je prends la rue de Médicis, à gauche, his-toire de me donner le temps de réflexion. Ausquare Médicis, voilà que la voiturecherche à nouveau à me coincer. Alors là,mes derniers doutes se dissipent, je metsles pleins gaz et leur prends quelquesmètres sur le boulevard Saint-Michel. Jetourne brusquement rue Auguste-Comte[médaillon 54], saute de ma voiture ausquare de l’Observatoire et, vite fait, je coursdans les jardins où je me jette à terre. » Il estminuit quarante-cinq, une voiture freine dansun crissement de pneus, neuf tirs de mitrail-lette claquent, autant d’impacts de ballesseront par la suite relevés sur la voiture deMitterrand.

Mitterrand ridiculiséLes manifestations de sympathie et desolidarité affluent de toute part. L’ancienPremier ministre Pierre Mendès-France etle communiste Jacques Duclos appellentà se mobiliser contre le fascisme. Mais le22 octobre, Robert Pesquet donne uneconférence de presse le 22 octobre. Ilrévèle qu’il a lui-même commis cet « attentat-bidon » à la demande de Mitterrand dans lebut de manipuler la politique, de « provoquerdes perquisitions dans les milieux d’extrême-

Jardin de l’Observatoire, le refuge de François Mitterrand.

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[Parcours]N°54 : Traverser la rue Auguste-Comte,

le trou est au bord du trottoir devant l’entrée du jardin du Luxembourg.

N°55 : Début de toute une série de médaillons. Tout d’abord, un mètreaprès l’entrée.

N°56 : Trente mètres plus loin sur l’alléeasphaltée.

N°57 : Sur la même allée, huit mètres plus loin.

N°58 : Se situait autrefois encore huit mètres plus loin, mais apparaît aujourd’hui introuvable.

N°59 : À gauche du croisement asphalté.

N°60 : A disparu.

Au jardin du Luxembourg, de gentesdames taillées dans la pierre tiennentsalon, qu’il pleuve ou qu’il vente. Nousy croisons Laure de Noyes (1307-1348),Marguerite d’Angoulême (1492-1549) etValentine de Milan, duchesse d’Orléans(1370-1408). Sans oublier Marie deMédicis (1573-1642) qui occupe une placeà part dans le cœur des Français.

dans son Bloc-notes du 20 novembre 1959,écrit cette fameuse phrase que tous lesjournaux citeront quand Mitterrand quitterason poste de président. Il cite en effetMaurice Barrès et le décrit comme un enfant« souffrant jusqu’à serrer les poings dudésir de dominer la vie. »

Un complot politiqueDes années plus tard, Robert Pesquet areconnu qu’il s’était rendu coupable demanipulations. Ancien ministre de laJustice et de l’Intérieur pendant la guerred’Algérie, François Mitterrand disposaitcertainement d’informations qui pouvaientêtre compromettantes pour certainsgaullistes comme Michel Debré. Mitterrandétait un réformateur, Debré un défenseurfanatique de l’Algérie française. Ce derniercraignait, pour citer Pesquet, qu’un leaderde l’opposition puisse se servir d’undossier sensible pour porter un coup graveà la politique en Algérie. Ce leader, c’étaitMitterrand. Aussi, pour l’empêcher d’agir, ilfallait le discréditer, l’exécuter moralement.Jean Lacouture, biographe très respecté,partage l’opinion de Giesbert selon laquellePesquet a dit la vérité au moins sur ce point.Mitterrand en savait trop et devait disparaître.Sinon physiquement, alors du moins de lascène politique. Nombreux sont ceux en France qui ont toujoursrefusé de croire que Mitterrand étaitcomplètement innocent dans cette affaire.L’attentat, il le devait en partie à lui-mêmepour avoir tenu la police et ses amis à l’écart.Quelques années plus tard, en 1963, paraîtLe Coup d’État Permanent, un pamphletvirulent dans lequel le futur président serévèle un écrivain doué et un antigaullisteinébranlable. Après une telle affaire, on lecomprend ! Comme le parfum de lavengeance a dû être doux en cette premièrejournée à l’Élysée en 1981… Des médaillons Arago traversent le jardin du Luxembourg.

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cette situation pour faire assassiner leconfident de sa mère Concini, qu’il voyaitsans doute comme un mauvais génie. Il exilasa mère au grand et triste château de Blois,accompagnée par le cardinal Richelieu, sonnouveau conseiller. C’est dans même cetteville que se trouve la cathédrale pour laquelleJan Dibbets a dessiné des vitraux, villeadministrée par l’ancien ministre de laCulture, Jack Lang jusqu’en 2001.Richelieu parvint à réconcilier la mère et lefils, ce qui lui permettait d’assurer avanttout sa propre position à la tête du royaumeet d’accumuler une grosse fortune grâce à lacorruption active, qui serait aujourd’hui jugéemoralement répréhensible, mais à l’époqueuniversellement acceptée. Mais les chosesne s’arrangeront jamais vraiment entre lamaman et son fiston. Voilà maintenantjalouse de l’influence du cardinal sur le roi.Elle tenta alors un nouveau coup d’État quitourna très mal. L’ancienne régente s’étanttellement trompée sur la situation que l’onparla de journée des Dupes. Louis XIII l’envoyaà Compiègne, mais elle fuya à l’étranger. Lesprières maternelles pour pouvoir rentrer àParis ne trouvèrent pas le moindre écho, et

La soif de pouvoir de Marie de Médicis

M arie de Médicis, une mèrecontre nature, une mamanroyale qui se lança à deuxreprises dans un conflit armé

contre son fils Louis XIII. Une femme quiporte le nom d’une famille florentine connuepour ses affaires de poisons, même si cetteréputation est due à la reine Catherine, issued’une autre branche. Marie naquit à Florence et, en 1600,épousa Henri IV, un protestant du sud quiavait auparavant été marié pour la forme àMarguerite de Valois dite la Reine Margot.Marie de Médicis était donc reine deFrance depuis son mariage, et, quandHenri IV fut assassiné en 1610, elle se fitnommer régente, le dauphin – le futur roiLouis XIII – n’ayant que neuf ans. En tantque régente, on la décrit comme d’uneintelligence médiocre en matière d’affairespolitiques. Sa soif de pouvoir était d’autantplus grande. Contrairement à son mari, quiavait proclamé l’Édit de Nantes, si favorableaux protestants, elle choisit le camp descatholiques fanatiques et chercha l’appuides Espagnols.C’était une famille sympathique n’est-ce pas ?Non dépourvue de ce sens typiquementfrançais du drame, des jeux de pouvoir et dusang versé. Rappelons-nous : Henri IV avaitété assassiné après avoir une première foiséchappé de justesse aux massacres de laSaint-Barthélemy…

Exilée par son filsÀ la majorité du dauphin, Marie de Médicisrefusa de céder sa place à la régence.Mais sa politique rencontrait de plus enplus de résistance. Son fils, qui cernaitbien la répartition des pouvoirs, profita de

La statue de Marie de Médicis au jardin du Luxembourg.

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de gardien en plexiglas, plus ou moins transparent, qui se trouve à l’angle du siège monumental du Sénat, sur le trottoir, tout près de la grille.

Le Luxembourg, le jardin des poètes

Le jardin du Luxembourg compteparmi les endroits les plus parisiensde Paris. D’une surface de vingt-trois hectares, il est parfois appelé

le jardin des poètes. Verlaine et Rilke aimaienty passer du temps, le petit Charles Baudelaires’y promenait à la main de son élégant papa etThéophile Gautier semble y avoir causéquelque étonnement en y promenant uneécrevisse au bout d’un ruban bleu ! On raconte d’ailleurs la même histoire surson collègue et ami Gérard de Nerval. Célinefréquentait également le parc, Mort à créditen témoigne. Le jeune cinéma français, laNouvelle vague de Jean-Luc Godard,Claude Chabrol, Jacques Rivette ou LouisMalle, y ont tourné. Peu après la révolteétudiante de mai 68, l’accès fut quelque

Marie de Médicis mourra en 1642 à Cologne.Au sommet de son règne, elle fit construirele palais du Luxembourg que vous avezdevant vous. Le peintre flamand Rubensfut chargé de décorer les salles avecd’immenses toiles que l’on peut aujourd’huiaujourd’hui admirer au Louvre.

[Parcours]N°61 : N’a pas été placé.N°62 : N’a pas été placé non plus.N°63 : Idem.N°64 : Idem.N°65 : Continuer tout droit. À droite,

une dalle de béton en haut de l’escalier vous mène à la partie basse du jardin. Sur cette dalle, il y a trois médaillons pour Arago à la suite.Les autres numéros jusqu’au 74 sont manquants et ne figurent pas sur les plans officiels. Telle est apparemment la façon de compter de l’Administration ! Descendre maintenant l’escalier. Prendre à gauche le long du bassin, en direction du palais.

N°74 : À dix mètres à gauche de l’abri

Aujourd’hui, le palais du Luxembourg est le siège du Sénat.

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voit très bien sur la peinture) entourée decompresses imbibées de vinaigre. En tantque membre du Comité de sûreté générale,David envoya également de nombreuxmalheureux à l’échafaud, pour ensuite enfaire des esquisses.

La fête avant la mortCompte tenu des circonstances désespérées,on s’amusait bien au Luxembourg. Lesserviteurs ou les traiteurs étaient autorisés àlivrer des repas et on organisait des décla-mations et des concerts. Comme entémoigne La Dernière Lettre d’Olivier Blancqui décrit la vie dans les prisons révolution-naires. Le livre contient de nombreuses lettresd’adieu pathétiques écrites par les condamnésà mort. L’auteur cite un prisonnier anonymeracontant qu’il est divertissant « de voir arriverdans un misérable fiacre deux marquis, uneduchesse, une marquise, un comte, un abbéet deux comtesses qui s’évanouissent endescendant et qui ont la migraine en montant.[…] Dans l’autre corridor […] habitentMonsieur de la Ferté, Monsieur le duc de Lévi,

temps interdit aux jeunes hommes auxcheveux longs. « Les poètes sont dangereux,il faut les exécuter », chanta Guy Béart, undes pères de la chanson française. Et pourles petits poètes en herbe, le Luxembourgabrite toujours le célèbre théâtre de guignol.

Une prison pour privilégiésLe palais du Luxembourg fut construit à partirde 1615 sur ordre de Marie de Médicis. Cettedernière souhaitait une résidence qui luirappellerait le palais Pitti de sa jeunesseflorentine. La coupole dorée, la quatrièmede Paris, devait alors souligner le pouvoir etla grandeur de la régente. Mais la reineétait si peu aimée des Parisiens que ceux-ci ont toujours refusé d’appeler le bâtimentde son nom comme cela se faisaithabituellement. Après près de deux sièclesd’occupation par des descendants de lafamille royale, le palais fut transformé en prisonsous la Terreur en 1793, et fut appelé avec uncertain sens de l’euphémisme la Maisonnationale de sûreté.C’était une prison pour les privilégiés si on peutcontinuer à les appeler ainsi. On y enfermaitessentiellement des aristocrates, mais aussides dirigeants de la Révolution qui tendaient deplus en plus à s’envoyer mutuellement àl’échafaud. Des leaders révolutionnaires déjàtombés en disgrâce tels que Hébert, Danton etCamille Desmoulins y furent enfermés avant depasser sous le couperet. Même David, lepeintre semi-officiel de la Révolution que l’onappelle parfois pour cette raison le « chantrede la Terreur », y fut emprisonné quelquetemps, soupçonné d’activités antirévolution-naires. L’artiste en profita pour commencerson célèbre tableau Les Sabines (exposé auLouvre). David est surtout connu pour sareprésentation de l’assassinat de Maratqu’un eczéma qui a l’air particulièrementrépugnant forçait à prendre quotidiennementdes bains de soufre prolongés, la tête (on la Une prison pas comme les autres.

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des escapades. Malgré les plaintes et lesprotestations, le régime révolutionnaire nereviendrait plus sur cette décision.

Des exécutions à la chaîneUn autre prisonnier peint un tableau un peumoins idyllique. « En général, la noblesse faisaitbande à part, elle se familiarisait peu avec lescitoyens des sections de Paris. Les rues del’Université, de Grenelle, Saint-Dominique, quiétaient en masse au Luxembourg, conservaientl’étiquette la plus rigoureuse ; on se traitait demonsieur le prince, de monsieur le duc,monsieur le comte, monsieur le marquis ; onfaisait salon avec gravité, et l’on se disputaitsur les pas et les visites. » Ces petitesrencontres étaient d’ailleurs rapportées àl’extérieur comme des « rassemblementssuspects d’aristocrates ». Se basant surun rapport du commissaire du peupleHerman concernant cette supposée agitation,les autorités réunies dans le Comité de salutpublic craignait que la population ne se fassejustice elle-même et exécute les prisonniersde ses propres mains. Il fut donc décidé queles prisonniers qui avaient « tenté la révolte »et « excité la fermentation » devaientcomparaître dans les vingt-quatre heures.Herman saisit sa chance et fit passer centsoixante-quinze prisonniers devant leTribunal révolutionnaire la nuit même.Des mouchards et des faux témoins parlèrentd’un grand complot qui aurait visé entre autresla libération de Danton et de CamilleDesmoulins, l’homme qui avait appelé àprendre la Bastille la veille du 14 juillet 1789.Quarante-huit heures plus tard, les premierscondamnés furent décapités grâce à cesfaux témoignages. En l’espace de trois jours,cent quarante-six des cent soixante-quinzeaccusés furent exécutés. Parmi eux, lafamille Tardieu de Maleyssie, composé desépoux et de leurs deux filles. La cadetten’avait pas reçu son ordre d’exécution,

Monsieur le marquis de Fleury, Monsieur lecomte de Mirepoix ; tous les matins, en selevant, ils braquent leurs lunettes d’ap-proche, et ils ont l’agrément de voir queleurs hôtels ne sont pas changés de placedans la rue de l’Université. […] Les prisonnierssont au nombre de dix ou douze dans unechambre […] ; chacun a son lit de sangle et lepetit matelas. Les uns font leur cuisine, pendantle gigot à la cuisine pour l’attendrir, les autresont recours à la marmite perpétuelle du traiteurCoste. Les riches ont soin des pauvres […].Tout le monde fraternise ».Par ailleurs, chaque chose avait son prix et,pour jouir d’un plus grand confort, il fallait payer.Les hommes et les femmes avaient le droit dese rencontrer durant la journée, mais ceux quiavaient de quoi acheter les gardiens pouvaientparfois passer aussi la nuit avec l’amant oul’amante de leur choix. L’amour au sensphysique du terme était profitable : pour lesfemmes enceintes, l’exécution était repoussée.Pour les prisonnières encore en âge et enforme, la semence était donc un produit trèsdemandé ! Mais selon Olivier Blanc, lelibertinage était également un passe-temps. Il rapporte une anecdote sur Mmed’Ormesson qui provoqua l’hilarité.Réputée pour être portée sur la chose,elle fut un jour prise en flagrant délit derrièreun paravent, en compagnie d’un jeune gardiende prison, dans une position qui ne laissaitaucune place au doute. Elle tenta encore deprésenter la chose comme un viol, mais àl’époque on ne croyait pas encore trop à ceschoses-là. Le chef de la police Marino fitrassembler toutes les femmes du Luxembourg, ycompris les vieilles douairières à lorgnon, et lesapostropha ainsi : « Savez-vous ce qu’onrépand dans le public ? Que le Luxembourgest le premier bordel de Paris, que vous êtesici un tas de putains, et que c’est nous quivous servons de maquereaux ». Hommes etfemmes furent alors séparés et c’en était fini

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Un peu plus loin, la rue Guynemer oùFrançois Mitterrand vécut au n°4 du tempsde l’affaire de l’Observatoire que nousavons déjà évoqué, et encore bien après.Tournez à gauche, puis prenez la premièrerue à droite, rue de Fleurus. Direction len°27. C’est là que vécut l’écrivain et critiqued’art Gertrude Stein.

L’influente Gertrude Stein

Gertrude Stein (1874-1946) est unede ces figures qui donnent de lacouleur à une ville et à uneépoque. Elle s’installa à Paris en

1903. L’immeuble de la rue de Fleurus futpendant des années un lieu de rencontrepour d’innombrables artistes. Matisse, JuanGris et bien d’autres venaient régulièrementchez elle. Picasso y fit son portrait (exposéau Metropolitan Museum à New York). Sonlivre le plus connu est L’autobiographied’Alice Toklas, du nom de sa compagneavec qui elle formait, selon certains, « uncouple de vilaines commères ». On affirmeaussi qu’elle préférait discuter de sujets plusélevés (« a rose is a rose is a rose ») tels quel’art et la littérature avec des hommes, etqu’elle appréciait moins la compagnie féminine.S’il n’y avait pas moyen de l’éviter, elle préféraitalors les maîtresses aux épouses légitimes, quiétaient de toute façon, les unes comme lesautres, accueillies par Alice B. Toklas.

Stein et Hemingway,une histoire manquéeAu début, Ernest Hemingway débordaitd’admiration respectueuse pour cette femmequi habitait à Paris depuis bien pluslongtemps que lui et qui décidait plus oumoins ce qui était politiquement et artistique-ment correct ou non. Il demanda poliment àêtre reçu. Dans Paris est une fête, au

apparemment à cause d’une erreur, mais nevoulait pas rester en vie sans sa famille.Cela ne posa pas de problème, la Républiquese fit un plaisir de se montrer magnanime.En 1815, c’est encore ici que fut emprisonné lemaréchal Ney, dont nous avons déjà évoquél’histoire, avant d’être fusillé. En 1879, le palaisfut attribué au Sénat. Durant la Seconde Guerremondiale, le maréchal Sperrle, commandant dela Luftwaffe pour le front de l’ouest, s’y installa.Il fit faire de grands travaux. Un bunker futmême construit sous le jardin, mais n’ajamais été utilisé. Aujourd’hui, le palais est redevenu Sénat. Leposte de sénateur est de loin l’emploi politiquequi offre la plus grande sécurité en France :l’élection est indirecte, le mandat est de neufans. Le Luxembourg est aussi un musée, etpeut donc se visiter.

[Parcours]Après le médaillon 74, tournez à gauche etpassez devant le Petit Luxembourg. À votredroite se tient le monument à EugèneDelacroix, voyageur par excellence. Admirez lejardin d’hiver et voyez les joueurs d’échecsassis le long du mur sur les célèbres chaises enfer ou, lorsqu’il pleut, sous le kiosque du XIXe

siècle sur la gauche.

Monument à Delacroix par Aimé Jules Dalou (1838-1902).

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vérité dans un récit, et s’il est nécessairede les utiliser, il faut les utiliser ? »« Mais vous n’y êtes pas du tout, dit-elle.Vous ne devez rien écrire qui soit inac-crochable. Cela ne mène à rien. C’est uneerreur et une bêtise. »Cette conversation ne plut pas àHemingway. Il eut sa revanche plus tardquand il raconta comment « cette grossepatate de Gertrude Stein, cette vantardeméprisante » (ce n’est pas lui qui a parlé ences termes, ils proviennent de quelquescollègues qu’il n’aura certainement pascontredits) avait eu l’idée de sa philosophiede la « génération perdue ». Elle avaitdéniché l’expression dans un garage oùelle essayait de faire réparer sa Ford. Lejeune mécanicien n’y était pas parvenu, etson patron, mécontent, lui avait lancé :« Vous êtes une génération perdue ».On lança la même phrase à Hemingway,futur prix Nobel, et à tant d’autres qui furentimportants pour la littérature américainedans ces années-là. Bref, Gertrude Stein etHemingway, c’est une histoire manquée.Le n°27 est un immeuble inintéressant,mais une plaque indique que Stein etToklas ont vécu ici jusqu’en 1938, dans unesorte de cabanon de jardin dans la cour,qu’on arrive tout juste à voir depuis la rue,grâce à la porte d’entrée vitrée.

[Parcours]Nous revenons sur nos pas. À gauche, rued’Assas, puis à droite, rue de Vaugirard.Aux nos70-74 se situe l’ancien couvent desCarmes qui servit de prison sous laRévolution. Mais la détention y était bienmoins agréable qu’au Luxembourg ! Dans lacrypte reposent toujours les restes de centquatorze prêtres réfractaires qui y furentassassinés. Une plaque sur le mur nous apprendqu’Edouard Branly, catholique convaincu

chapitre « Miss Stein instructs », il donnecette description : « Ma femme et moi avions été nous présenterà Miss Stein, et celle-ci, ainsi que l’amie quivivait avec elle, s’était montrée très cordiale etamicale et nous avions adoré le vaste studio etles beaux tableaux : on eût dit l’une desmeilleures salles dans le plus beau musée, saufqu’il y avait une grande cheminée et que lapièce était chaude et confortable et qu’on s’yvoyait offrir toutes sortes de bonnes choses àmanger et du thé et des alcools naturels,fabriqués avec des prunes rouges ou jaunesou des baies sauvages. […] Les deux hôtessessemblaient nous avoir pris en sympathie, ellesaussi. […] Elles semblèrent nous aimer plusencore lorsqu’elles vinrent nous voir dans notreappartement: peut-être en raison de l’exiguïtédes lieux qui nous rapporchait davantage. MissStein s’assit sur le lit, posé à même le plancher,et demanda à voir les nouvelles que j’avaisécrites et elle dit qu’elle les aimait, sauf celle quej’avais intitulée : « Là-haut, dans le Michigan ». « C’est bon, dit-elle, il n’y a pas de doute là-dessus. Mais c’est inaccrochable. Je veux direque c’est comme un tableau peint par un artistequi ne peut pas l’accrocher dans une expositionet personne ne l’achètera non plus parce quenul ne trouvera un endroit où l’accrocher. »« Mais pourquoi s’il n’y a rien de grossierdans le texte et si l’on essaie simplementd’utiliser les mots dont tout le monde sesert dans la vie courante ? Si ce sont lesseuls mots qui peuvent introduite de la

Gertrude Stein était une poétesse, écrivain, dramaturge et féministeaméricaine qui a passé la majeure partie de sa vie en France.

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chapitre « Le Paris noir »). Retour à la rue deVaugirard. Tournez à droite, passez sous lesarcades, le long de la vitrine du Sénat ettoutes ses bénédictions. Traversez la rueGarancière. Au bout de la galerie, un mètreétalon en marbre, installé là entre février 1796et décembre 1797 pour faire connaître à lapopulation le système métrique qui venait d’en-trer en vigueur. De tels mètres étalons furentinstallés à seize endroits très fréquentés de laVille de Paris. Il en reste deux. Celui-ci est leseul qui soit encore à sa place d’origine.

Da Vinci Code à Saint-Sulpice

C ontinuez jusqu’à la rueServandoni (à l’angle delaquelle se trouve lamaison de Poupée). La

rue porte le nom d’un des archi-tectes de l’église saint-Sulpice,plus particulièrement de lachapelle de la Vierge. Au n°20habita Olympe de Gouges, la

femme révolutionnaire la pluscélèbre. Auteure de la Déclaration

des droits de la femme et de lacitoyenne, avant de finir sur l’échafaud

en 1793, elle est considérée comme uneféministe avant la lettre.

qui travaillait ici au couvent devenuInstitut Catholique, est à l’origine de latélégraphie sans fil, grâce à son inventionde la radioconduction.

N°75 : Nous suivons la rue de Vaugirarden direction de l’est, et longeons le Sénat. Au niveau de l’entrée principale, au 15bis rue deVaugirard, juste en face du n°26, vous trouvez le médaillon.

En face du Sénat part la rue de Tournon quenous avons évoquée à l’occasion de la fuitede Mitterrand. Cette fois-ci, nous prenonsnotre temps pour la descendre dans le sensopposé. Tout de suite à gauche, au n°20,vécut l’écrivain autrichien Joseph Roth,auteur du merveilleux romanRadetzkymarsch. L’immeuble étaitalors un hôtel. Roth n’a jamaisvécu dans une maison ou unappartement lui appartenant. Ilmourut en 1939 à Paris dessuites de son alcoolisme et futenterré au cimetière de Thiais,au sud de la capitale. Dans lesannées après guerre, le café Tournonétait le lieu de rencontre des écrivainsnoirs américains, tels que Richard Wright,James Baldwin et Chester Himes (voir le

Afin de généraliser l’usage du système métrique, la Convention nationale fit placer seize mètres étalons en marbre,dans les lieux les plus fréquentés de Paris.

Olympe de Gouges(1748-1793).

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L’effet DaVinci CodeCe dernier détail, de même que l’idée que legnomon ferait partie de la dénommée lignerose, est une invention. Mais de nombreuxvisiteurs y croient apparemment, au pointque des avertissements ont été placardésdans toute l’église contre « les dangers duDa Vinci Code ». Il y a même toute une expli-cation comme quoi la « ligne méridienne »menant à l’obélisque n’est ni le méridienzéro de Paris de l’époque, ni la relique d’unculte païen, et pas davantage l’axe mystiquede la France, contrairement à ce que sem-blent croire de nombreux lecteurs du chef-d’œuvre de Dan Brown. Les médaillons pourArago de Jan Dibbets ont néanmoins étéintégrés à l’histoire et Tom Hanks court surles plaquettes filmées en gros plan dans lacour du Louvre, pour prouver l’existence dela ligne rose, le méridien solaire qui aboutitfinalement dans la galerie marchande duCarrousel du Louvre. Alors même que legnomon n’est que simple science, approuvéepar l’Eglise catholique, comme il est ditexplicitement. Il s’agit d’un cadran solaire dudébut du XVIIIe siècle qui servait à lire l’heureet surtout à déterminer l’équinoxe, afin depouvoir fixer chaque année la date dePâques. Dans la partie supérieure du vitrailse trouvait une lentille. Celle-ci ayant disparu,le système ne fonctionne plus.

Au bout de la rue Servandoni, nous nous trou-vons devant la face latérale de l’église Saint-Sulpice qui jouit aujourd’hui, bon gré mal gré,d’une célébrité mondiale grâce au Da VinciCode. Depuis la rue, nous pouvons voir l’ori-fice par lequel la lumière tombe sur le gnomonde Saint-Sulpice dont il est tant question dansle roman. Regardez bien : il s’agit de ce petitpoint blanc dans le vitrail supérieur oùmanque un bout de verre. Nous pouvonsentrer par la porte latérale. Attention car siune messe est en cours, vous vous retrou-verez aussitôt au beau milieu des croyants.Ces derniers n’apprécient pas beaucoup detelles irruptions. Préférez alors la porte dedevant. S’il n’y a pas de messe, entrez par laporte latérale. Vous vous trouverez alorsdirectement sur le gnomon, la tige de laitonorientée exactement nord-sud et qui se pro-longe sur l’obélisque côté nord. C’est là-dessous que se trouverait la trappe que Silasforce brutalement avant de violenter lareligieuse.

La tige de laiton rejoint l’obélisque côté nord.

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depuis 1999, elle était entourée d’échafaudagespour intercepter les morceaux de ciment quise détachaient.En sortant de l’église, tournez à droite,traversez, prenez la rue des Canettes, puisà droite la rue Guisarde, à gauche la rueMabillon, longez le marché Saint-Germain,tournez à droite dans la rue Clément, puis àgauche dans la rue Montfaucon : vous voilàenfin devant le café Le Mabillon, sur leboulevard Saint-Germain.

N°76A : Situé entre les nos 127 et 125 du boulevard Saint-Germain, à gauche de l’arrêt de bus.

N°76B : En face, entre les nos 152 et 154, boulevard Saint-Germain, près des cabines téléphoniques.

Revenez un instant sur vos pas et rendez-vous devant le café Le Mabillon qui connutson heure de gloire dans les annéescinquante. L’établissement était alorsfréquenté, entre autres, par des artistesnéerlandais installés à Paris. Il ne reste pasgrand chose de la décoration d’origine.Aujourd’hui, l’établissement est devenu unesorte de lounge bar, peuplé de jeunesbranchés.

Entre légendes et véritésQuoi qu’il en soit, depuis quelques années,le nombre de visiteurs de Saint-Sulpice aexplosé. Cela rapporte des fonds supplé-mentaires plus que bienvenus. Néanmoins,les sentiments du curé sont mitigés. Il ne ledit pas en ces termes, mais cet argent aquelque chose de diabolique. En sorcellerie,les équinoxes sont connues pour être desjours qui bouleversent l’équilibre, surtoutdans les relations. De même, on raconte que l’église aurait étéconstruite sur les ruines du temple païend’Isis. Ce genre d’histoires, le curé enentend bien trop souvent à son goût. Lavérité est qu’il y eut jadis ici une égliseparoissale pour les paysans de la rivegauche de la Seine, vouée à saint Sulpice,évêque de Bourges au VIe siècle. Avecl’urbanisation progressive de Saint-Germain, il fallut une église plus grande.La construction démarra en 1646, maisfaute d’argent l’édifice ne fut achevé qu’unsiècle et demi plus tard.Monsieur le curé évoque volontiers lavéritable histoire de son église, queBaudelaire y fut baptisé et que VictorHugo s’y maria. Pour ne citer que cesexemples. Et en même temps, il n’hésitepas à signaler aux touristes trop désin-voltes qu’ils se trouvent dans un lieu deculte (« Prière d’enlever vos casquettes ! »)et non pas dans une espèce de « DaVinciland » !

[Parcours]Après avoir brûlé un cierge, sans intentiondiabolique, nous ressortons par la grandeporte. La tour nord est actuellement en coursde restauration pour la jolie somme devingt-huit millions d’euros (fin des travauxprévue fin 2010). Cette construction, un peudisgracieuse, a toujours posé problème ; Le médaillon n°76A.

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Le Méridien de Paris

dans Au fil du temps, Une vie : « Le soleilsemblait ne jamais se lever sur Paris. Unlourd ciel d’hiver s’apesantissait sur la villecomme un couvercle de fer. Les mains et lesvisages des passants étaient gris et blêmes ;un silence apathique enveloppait tout. Il yavait peu de circulation dans les rues,quelques camions au gazogène et de vieillesfemmes sur d’antiques bicyclettes.» La Franceétait alors souvent en grève. Quand ce n’étaientpas les communistes qui interrompaient letravail, c’étaient les trains de charbon quirestaient bloqués à cause des quantitésrecord de neige et du gel des systèmesd’aiguillage. Cette impression subsiste quand on voitun des classiques du cinéma Quai desOrfèvres d’Henri-Georges Clouzot (1947),avec Louis Jouvet dans ce qui est de loinson meilleur rôle (le hasard veut que lefilm passe à la télévision alors que je suisen train de lire un livre sur Paris après lalibération !). Le film semble vouloir confirmerles observations de Miller. Les personnagesportent de lourds manteaux d’hiver à l’intérieurdu commissariat ou sont assis à leur bureau,une couverture jetée sur la tête et les épaules.Les musiciens, mis en scène dans lescabarets et music-halls qui étaient alors lagrande mode, soufflent sans cesse sur leursmains. Les rares fois où il y a un petitcalorifère, comme dans le bureau de Jouvetau palais de Justice du quai des Orfèvres,rendu si célèbre par Maigret notamment, il setrouve qu’il n’y a plus de charbon !

Arthur Miller fut parmi les éclaireurs d’un nou-veau flux de jeunes Américains disposant dedollars d’autant plus solides que le francfrançais avait été dévalué à plusieurs reprises.L’afflux ne fut toutefois pas comparable audéferlement de l’entre-deux-guerres, lorsquela littérature du nouveau monde avait éludomicile à Montparnasse, mais Paris n’enresta pas moins un rêve américain.

Le Mabillon

Dans les années cinquante, Parissortait tout juste de la guerre etdes privations des premièresannées suivant la Libération.

L’existentialisme de Sartre et les caves deSaint-Germain donnaient l’impression queles temps de Montparnasse avec leur foison-nement artistique se poursuivaient tout sim-plement dans le quartier d’à côté. Ce que putêtre Paris avant et après la Libération, onpeine déjà à l’imaginer aujourd’hui. Lisez parexemple Paris libéré d’Antony Beevor etArtemis Cooper qui raconte une multituded’anecdotes et de tableaux d’ambiance.Parmi toutes les publications sur le Jour J,ce livre offre une chronique des plus sympa-thiques d’une ville pleine de traîtres qui sevoulaient résistants. On en garde l’imaged’un Paris où il faisait froid avant tout, oùrégnaient la pauvreté et la peur d’unetroisième guerre mondiale.

Paris maussadeHiver 1947 à Paris, Arthur Miller ne retrou-ve rien du centre du monde si cosmopolited’antan, mais aperçoit une métropoledélabrée, « achevée » par la guerre. Il écrit

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Le Méridien de ParisÉtonnamment, la France était pour lui ce queles États-Unis sont pour bien des Françaisgrâce aux vieux films américains. Ce paysn’est qu’une grande usine à rêves, un gigan-tesque Hollywood ; Kousbroek pensaient lamême chose, mais des studios de Boulogne !Il a écrit sur son arrivée à Paris. Ses phrasesreflètent aussi mes sentiments, même si laville s’est révélée à moi à travers la NouvelleVague. « En descendant du train à la gare duNord en 1950, je vis les larges rues baignéesde la lumière du matin, avec l’eau argentéequi coulait dans les caniveaux, l’architecturemonumentale qui me faisait parfois l’impressionirréelle d’un décor de cinéma. Cela devait êtrela plus grande aventure intellectuelle de ma vie,et la sensation de libération perdure encore. »

La naissance de CobraLe 8 novembre 1948, un groupe d’artistesplasticiens de Belgique, du Danemark etdes Pays-Bas se réunit dans le bar de l’hôtelNotre-Dame. A travers un pamphlet rédigépar le Belge Christian Dotremont, ils s’oppo-saient aux bisbilles politiques qui marquaientla conférence internationale sur l’art d’avant-garde, tenue à la Maison des lettres à Paris.Le mouvement, qui prendrait par la suite lenom de Cobra (Copenhague, Bruxelles,Amsterdam), vit le jour à cet endroit toujoursaussi touristique, face à la célèbre cathédrale. Contrairement à Arthur Miller, Corneille, un

La Hollande à ParisUn grand nombre d’artistes expérimentauxnéerlandais fut également attiré par lacapitale française au point de venir s’yinstaller. Ce n’était pas un hasard si cesrebelles des Pays-Bas venaient précisé-ment à Paris pour prendre un grand bol devent de liberté. Malgré la désillusion initialede Miller, la réputation de la Ville lumièrecomme « mère de tous les arts » restaitintacte. Même si l’Amérique avait commencéà exercer une grande fascination, New Yorksemblait à cette époque désespérémentloin. De plus, c’était à Paris que venaient lesAméricains eux-mêmes, intellectuels,artistes et surtout musiciens de jazz.Dans sa préface au catalogue de la manifes-tation La France aux Pays-Bas (1985), l’auteurnéerlandais Rudy Kousbroek écrit que, pourles intellectuels de sa génération, c’était« comme un devoir » de se rendre de tempsen temps dans la capitale française. « Onconsidérait que c’était nécessaire pour ledéveloppement personnel, indispensable sion voulait rester au courant de ce quicomptait dans le domaine du théâtre, de lalittérature et de l’art. »Paris était donc « un passage obligé » quioffrait la possibilité de s’échapper d’uneHollande qui sentait le renfermé. LesNéerlandais n’avaient pas conscience d’unParis triste, et ne voyaient pas le couverclede fer d’Arthur Miller. Ils avaient une visionmythique de la Ville lumière. En ce quiconcerne Kousbroek, la capitale étaitsurtout fondée sur le cinéma. Le diable aucorps de Claude Autant-Lara avec GérardPhilipe et Micheline Presle, sur l’amour d’unadolescent pour une jeune femme mariée,l’avait profondément marqué.Un thème aussi scandaleux « traité avecautant d’amour et de compréhension ». Il yavait plein d’autres films français, tellementmoins « puérils, pudibonds et frustes ». Le dramaturge américain, Arthur Miller.

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constitutive. Une de ces propositions futCobra et l’absence du « Pa » de Paris frappa.« Paris n’est plus le centre de l’art », a ajoutéDotremont. Miller nota sèchement que dansles années suivantes, un grand nombre demembres de Cobra choisira précisémentParis pour y travailler. Le Danois Asger Jorn,un des piliers du mouvement, y débarqueraencore en 1956. Cobra fut dissout en 1951.Ici, au cœur de Saint-Germain-des-Prés, nousdevons évidemment parler jazz. La musiquedes années cinquante. La musique quirendait Paris si attrayant. Vous foulez ici unsol sacré !

des peintres de Cobra, n’a jamais vu en laVille Lumière « la grisaille et la morosité »d’une ville damnée. À l’automne 1994, ilme dit au téléphone : « Non, je n’ai jamaisressenti ça. En revanche, c’était une villesans voitures. Et ce dont je me souvienssurtout, ce sont les policiers à vélo enpèlerine noire. Il y avait de la pauvretéaussi, oui. Et sur ce point, la situation amis longtemps à s’améliorer ».Dans une édition de luxe portant le titre Cobra,le Belge Richard Miller rappelle commentDotremont proposa une liste de noms à sescompagnons, cinq jours après la réunion

Le jazz signifiait contre-culture,underground, et il était indissociablede l’existentialisme et du film noir.Justement parce que la Ville lumière

était encore si grise et morose. Une ville dedélabrement et de crasse incrustée, de faimet de froid. Les gages des musiciens, telsque le groupe du légendaire Boris Vian,écrivain mais aussi trompettiste, compositeur

et producteur de disques, se limitaient le plussouvent à un repas chaud. Ce n’était déjàpas si mal. Malgré les restrictions imposées par l’économiede guerre toujours en place, Paris mordait àpleines dents sa liberté nouvellement acquise.On jouissait existentiellement. Entre L’Êtreet le Néant , suivant la délimitationphilosophique plutôt large de Jean-Paul

Saint-Germain-des-Prés très « bibope »

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sur place. Ce qui l’intéressait, c’étaient lesjeunes, l’attitude de cette nouvelle généra-tion. Accessoirement, les caves étaientfréquentées par de jolies demoiselles aveclesquelles il discutait volontiers philosophiequand Simone de Beauvoir était plongéedans l’écriture d’une des lettres enflamméesà son amant outre-mer.Ce sont des histoires élevées au rang delégendes. Racontées encore et encore,couchées sur le papier, conservées,oubliées puis rappelées au souvenirlorsqu’une belle occasion se présente. Il y aquelques années par exemple, à la sortie dela collection Jazz in Paris, avec une centainede CD. L’héritage de l’heure de gloire delabels tels que Philips/Fontana, Musidisc,Barclay, Decca France. Des enregistrementsqui ne prennent toute leur dimension qu’àtravers les textes d’accompagnement quivous racontent le Paris d’alors, les annéescinquante, les films noirs, la Nouvelle Vague,les derniers jours de l’incontestée capitaleculturelle du monde.

C’est peut-être mon imagination, mais enécoutant, mon oreille croit déceler commeun mélancolique son parisien. Sans douteparce que je fréquentai jadis certaines deces boîtes de jazz, comme aux Trois Mailletzavec Memphis Slim qui avait davantage l’aird’un digne hobereau que d’un chanteur deblues populaire. Ou encore parce que je me rappelle lessoirées au Caméléon, rue Saint-André-des-Arts, où le violoniste Jean-Luc Ponty se pro-duisait souvent. Nous avions vingt ans et lemonde était à nos pieds. Et puis bien sûr, leson de velours de Barney Wilen. Un garçonfrêle, disparu après ses premiers succèsdans un puits noir d’alcool et de drogue. Le jazz à Paris, outre Saint-Germain-des-Prés, c’est aussi et avant tout Boris Vian, quiétait non seulement musicien et chroniqueurpour la revue Jazz Hot, mais également

Sartre, que le pataphysicien Vian rebaptisaJean-Sol Partre dans son Manuel de Saint-Germain-des-Prés. Aujourd’hui encore, cesobriquet va drôlement bien au petit grandpenseur dont un œil disait merde à l’autre.Le nom du philosophe et son existentialismefurent rapidement associés par la presse deboulevard à ce qui se passait dans certainescaves de Saint-Germain. Ceux qu’onappelait les rats de cave y dansaient commedes sauvages au son de la musique jazz,traditionnelle d’abord, jusqu’à ce que lespremiers disques de Charlie Parker etMi les Davis at te ignent la capi ta lefrançaise. Cette danse sauvage, appeléejusqu’alors swing, suivant le standardmusical d’avant-guerre, fut promptementrebaptisée bebop (« bibope », écrivait Vianen français phonétique). L’isolement del’Occupation était révolu, Saint-Germain-des-Prés chantait la Révolution.

Une atmosphère de fêteOn attribuait toutes sortes de débordementsà cette jeune génération – la chanteusedébutante Juliette Gréco n’avait que vingt-deux ans et son nez ne ferait pas connais-sance avec le bistouri du chirurgien avantlongtemps. Les parties de danse nocturnesaux rythmes diaboliques de la nouvellemusique devaient sûrement conduire à desexcès sexuels, supposait-on. Sous lesvoûtes des caves, on s’amusait à confirmerles préjugés en élisant une Miss Vice ou uneMiss Poubelle. Quelle rigolade ! Dans cestrous à rats sans air, la nouvelle générationessayait de respirer après l’Occupationétouffante et l’esprit petit-bourgeois qui ysuccéda. Sartre n’était pas amateur de jazz. Pour lui,c’était de la musique jetable. Une tendanceà la durée de vie limitée. La musique jazz,c’est comme les bananes : on les consomme

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d’ouvrir également le soir, de vingt et uneheures à minuit. Sartre s’y montrait, ainsique Raymond Queneau. Mais les parents dela jeunesse ainsi tentée craignaient le pire etfirent constater que la sortie de secours étaittrop étroite de cinq centimètres par rapport àce qu’exigeaient les directives. Le Caveaudes Lorientais dut fermer. Mais on donnatoujours aux musiciens d’alors le nom deLorientais. Il n’en faut pas plus aux amateurspour comprendre. Ce fut alors au tour de Saint-Germain-des-Prés. La jeune littérature chez Flore, les vieuxlittérateurs aux Deux Magots, comme disaitSartre. Le jazz devint souterrain. Au coin de larue. Du n°29 de la rue Dauphine, où desauteurs et journalistes comme Albert Camuslevaient le coude au bar de noctambules LeTabou, la compagnie hétérogène passa aun°33, où Le Club du Tabou ouvrit ses portes le11 avril 1947. Un des fondateurs était l’écrivainRoger Vailland (La Loi). On y passait desdisques et, à partir de vingt-deux heures, legroupe des frères Vian y jouait, avec Boris àla trompette évidemment. Le Club du Taboun’a duré qu’une année, mais cela a suffi pour

directeur artistique chez Philips, puis chezBarclay. Il produisait des dizaines de disques.Il était le roi du jazz de Paris !

Les lieux à la mode se succèdentTout a commencé un peu plus loin, dans larue des Carmes du Quartier-Latin, ce qui,pour un habitant de la rive gauche, est toutà fait autre chose que Saint-Germain-des-Prés. M. et Mme Pérodo, un couple breton,y ouvrirent Le Caveau des Lorientais,nommé d’après la ville portuaire presqueentièrement détruite. Le clarinettiste ClaudeLuter y jouait de cinq à sept heures, avecson orchestre de jazz traditionnel. En un riende temps, l’établissement devint le rendez-vous à la mode. À l’instar des zazousrebelles sous l’Occupation, on y pratiquaitune danse dérivée du lindy hop (Harlem,années trente). « Ils étaient très, très swing »,écrivait Boris Vian.À la condition de reverser la moitié de sesbénéfices aux victimes des bombardementsde Lorient, le couple Pérodo obtint l’autorisation

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de jazz. Souvent d’ailleurs en les associant autour de chant d’une célébrité de l’époque. Lesaxophoniste belge Bobby Jaspar assuraainsi la première partie de Juliette Gréco ;Erroll Garner partagea l’affiche avec GloriaLasso. Même Louis Armstrong se vit associéau crooner francophone Jean Constantin, aumoins aussi connu dans la Ville lumière queSatchmo.Pendant ce temps, Boris Vian était devenuun des piliers du Tout-Paris. Son roman J’iraicracher sur vos tombes, très osé pourl’époque, avait connu un départ difficileavant de devenir un bestseller. L’interdictionde diffusion qui frappait sa chanson anti-

militariste Le Déserteur aumoment des combats françaisen Indochine, renforçait saréputation de non-conformistepar qui le scandale arrive. Ildevint le voisin du poèteJacques Prévert, avec qui ilpartageait la terrasse au-dessus du Moulin Rouge. Lesdeux étaient membres actifsdu collège de Pataphysique,sorte d’anti-Académie française,qui éditait non seulement desCahiers contenant des études

sérieuses d’écrivains reconnus méconnus,mais qui se moquait surtout de l’importance quese donnait l’establishment artistique. L’écrivainsurréaliste Alfred Jarry avait inventé et mêmedéfini la notion de pataphysique dans sa piècede théâtre Ubu roi : la science des solutionsimaginaires.

Chaque membre recevait un faux titre. Depréférence celui de satrape. Dans le livre deFrank Ténot, Boris Vian, Jazz à Saint-Germain,une photo représente Henri Salvador – plustard auteur de chansons populairesindétrônables, mais à l’époque jeunejazzman montant – recevant les décorationsde l’ordre des pataphysiciens.

en faire une légende, ne serait-ce que parcequ’il arrivait aux voisins de renverser lecontenu d’un pot de chambre sur la têtedes noctambules qui quittaient la cave unpeu trop bruyamment. Juin 1948 vit l’ouverture du Club Saint-Germain, à l’angle de la rue de L’Abbaye etde la rue Saint-Benoît. Toujours une cave,mais plus grande et plus belle que Le Tabou.La culture des rats devenait de bon ton.C’était hors de prix pour le commun desmortels qui ne venait plus qu’aux matinées,quand les droits d’entrée étaient beaucoup plusmodiques. « Les Jazz Messengers au ClubSaint-Germain » étaient une des séries de dis-ques les plus cotées de majeunesse. Et on y dansaitévidemment toujours lamême danse. Une dansedevenue très, très bibope.Un mois après l’ouverture,Boris Vian y emmena DukeEllington. Miles Davis racontedans son autobiographie quec’est au Club Saint-Germainqu’il rencontra Jean-PaulSartre, Pablo Picasso etJuliette Gréco. De cetteannée date son histoired’amour, qu’on dit passionnée, avec lachanteuse qui allait devenir si célèbre. Etc’est ainsi qu’il compose en 1957, super-visé par Boris Vian, la musique devenueclassique d’Ascenseur pour l’échafaud,avec Barney Wilen, René Urtreger, PierreMichelot et Kenny Clarke.

Boris Vian,pilier du Tout-ParisLe jazz était désormais à la mode et remplissaitles salles. Même l’Olympia, la plus grande sallede variété et de chanson française, située sur leboulevard des Italiens, organisait des concerts

Boris Vian fréquente les cafés de Saint-Germain-des-Prés où se rassemblent

intellectuels et artistes de la rive gauche.

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Le trompettiste Chet Baker, mort à Amsterdam,y était un habitué. Puis c’en fut fini du jazz entant que musique de la nouvelle génération.Saint-Germain embrassa la mode et devintfrivole. Aujourd’hui, le jazz est de retour. Il y amême deux stations de radio FM qui n’émettentque ça. Il y a toujours des caves, mais auxalentours des Halles et du Marais maintenant.On n’y danse plus. On est assis, on écoute,on boit un verre. Ce n’est pas désagréable,mais ce n’est plus tellement bibope.

[Parcours]Du Mabillon, nous prenons la rue de Buci.Puis, à gauche la rue de Bourbon-le-Château, à droite la rue de l’Echaudé,traverser la rue Jacob et prendre à gauche larue de Seine.

Suivant les recommandations de sesmédecins, Vian ne jouait plus. Il souffraitd’une grave maladie cardiaque. Il paraissaittoutefois plus actif que jamais. Il écrivait deschroniques enflammées et, en tant quereprésentant de Philips, il refusa de produireDave Brubeck, qu’il qualifia de « sous-merde qui n’a rien à voir avec le jazz ». Il selança dans un procès pour les droits d’adap-tation cinématographique de J’irai cracher survos tombes. Les uns après les autres, les producteursavaient laissé tomber le projet et revendu lesdroits. Le film finit par se faire, mais contre legré de Vian, furieux d’être à peine consultésur le projet. Il fit tout pour en bloquer laréalisation. Il n’y parvint pas et le film, sousla direction de Michel Gast, sortit quandmême. Pour les amis de Boris Vian et dans lesmilieux du jazz, cette production étaitévidemment un tombeau sur lequel on nepeut qu’aller cracher, pour rester dans lestyle de Vian. Exception faite pour la bellebande-son d’Alain Goraguer (Jazz &Cinéma, vol. 1). Et ce fut précisémentpour cette musique qu’on parvint à convaincreVian d’assister à la projection privée du film.« Fais-le pour Alain ! ». Ce fut un rendez-vous avec la mort.Pendant la projection, le 23 juin 1959, Vianfut victime d’une crise cardiaque et mourutdans son fauteuil de cinéma. L’histoire veutque le film l’ait tellement énervé qu’il failletenir les réalisateurs pour responsables desa mort précoce à l’âge de trente-neuf ans.Mais c’est là une des nombreuses légendesde Saint-Germain-des-Prés. Ce n’est pas lefilm, mais son cœur malade qui coûta la vieà Boris Vian. À la fin des années soixante, le jazz avait engrande partie disparu de Saint-Germain. LeChat qui Pêche, situé un peu plus loin rue dela Huchette, survécut encore quelque temps.

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[Parcours]N°79 : Juste après l’angle de l’Institut

de France. Médaillon invisible. N°80 : Quatre mètres avant la porte

qui mène à la place de l’Institut de France.

N°81 : Après avoir passé la porte, cinq mètres après le passage. Ne cherchez pas : la place devant l’Institut a été entièrement refaite avec des pavés à l’ancienne. C’est plus beau que l’asphalte qu’il y avait autrefois. Mais c’était apparemment trop de peine que de replacer le médaillon.

N°82 : À gauche après l’angle sur le trottoirétroit, sous le panneau quai Conti.

Sur le Quai Conti se dresse le magnifiquebâtiment dessiné par Louis Le Vau (1612-1670, également architecte d’une partie duLouvre et du palais des Tuileries aujourd’huidisparu). Le monument ne fut terminé quebien après sa mort, en 1693. Il se trouvedans le prolongement exact de la Courcarrée du Louvre, de l’autre côté de la Seine.

N°77 : À gauche, à l’angle de la rue desBeaux-Arts devant la porte de la Galerie Doria. Un jour que je passais par là, la rue était en travaux et le n°77 avait disparu. Lorsque je me renseignai, il apparut que le médaillon,avec le ciment qui l’entourait, avait étéconfié à la Galerie Doria. Après la findes travaux, on l’a soigneusement remis en place, et il y est toujours.

N°78 : Il n’en a pas été de même à la Galerie Jacques-Lacoste, au n°12 de la rue de Seine. La plaquette a disparu.

Un peu plus loin, à l’angle de la rue Mazarine,on peut voir une plaque d’un autre genre sur lemur. Une plaque qui indique le niveau de l’eauen 1910. C’est un sujet d’actualité, car Pariscraint une nouvelle crue du siècle dans lesannées à venir. En l’année susdite, le centrede Paris fut entièrement inondé.

L’inondation de Paris

En l’hiver 1910, la Seine déborda deses rives. Entre le 21 janvier et lafin du mois, l’eau recouvrit tout lecentre de Paris. Ce ne fut que le 15

mars que le fleuve retrouva son niveau habituel.Il n’y eut pas de morts à déplorer, mais les dom-mages furent plus que considérables. Deux centmille habitants furent victimes de dégâts deseaux. Quinze pour cent des immeublesparisiens furent inondés. La rue de Seine futsous l’eau jusqu’à l’autre côté du boulevardSaint-Germain. Rive droite, l’eau s’étendaitjusqu’à la gare Saint-Lazare. Dans le centre,les transports se faisaient par bateau. L’Opéraresta toutefois ouvert, on y avait apporté desgénérateurs spéciaux pour que les spectaclespuissent continuer à avoir lieu. On réim-prime encore aujourd’hui les cartes postalesmontrant des images de cette catastrophe.

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loin la plus prestigieuse. C’est le summumde ce qu’on peut atteindre en France.L’admission se fait par cooptation.

En quête de l’immortalitéDans l’admission au sein de cette compagniedistinguée de quarante personnes, le plusimportant n’est pas de rédiger le dictionnairede la langue française. L’Académie estoccupée à cette tâche depuis 1635 et,compte tenu du caractère gérontocrate ducollège, on a toujours l’impression que cesmessieurs y sont depuis cette année-là !Quelques femmes ont été admises depuis1981 et la première d’entre elles futMarguerite Yourcenar. Ces dames, pourtantpas en leur prime fleur non plus, donnentl’impression d’être de petites jeunettes.Yourcenar ne fut nommée qu’après luttes etintrigues. À sa réception, elle ne porta pasd’épée. La cérémonie terminée, elle nese rendit plus jamais quai Conti, car elleestimait ce combat pour l’admissiond’une femme – car tel était l’enjeu desdébats – méprisable. Elle a néanmoinsbrisé un tabou, et depuis d’autresfemmes ont suivi.

La vieille dame du quai Conti

I ci siège l’Institut de France qui comprendcinq compagnies : l’Académie française,l’Académie des inscriptions et belles-

lettres, l’Académie des sciences de notrehéros Arago, l’Académie des beaux-arts, etl’Académie des sciences morales et politiques.Depuis 1795 et la fin de la Terreur, il s’occupede questions philosophiques, politiques,historiques et économiques. Des réunionsdont on n’entend jamais parler sont organiséeschaque semaine.Il faut voir l’Institut comme une sorte dechambre haute pour écrivains, scientifiques,philosophes et maréchaux… Bref pour tousceux qui présentent un intérêt exceptionnelpour la nation et qui sont prêts à payer unepetite fortune pour porter l’uniforme brodé deramages verts et le bicorne assorti. L’épéede cérémonie est offerte par les membresdes l’Académies. Certes ma comparaisonavec la Chambre des lords anglaise n’estque symbolique, car les académiciens n’ontpas le moindre pouvoir politique. Mais danscette France qui a aboli la monarchie etl’empire, on ne peut plus faire de nobles.Quand on entre à l’Institut, on appartientpour ainsi dire à la noblesse de laRépublique. L’Académie française est de

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Armand Jean du Plessis (1585-1642), étaitdepuis 1624 le Premier ministre omnipotent,le Chef du conseil du roi comme on disaitalors. Grâce à Marie de Médicis et Anned’Autriche, l’épouse du roi, il avait réussi àfaire carrière. Le roi en question était LouisXIII, à qui le cardinal avait promis lors de soninvestiture d’employer toutes ses capacitéset toute son autorité à miner le parti deshuguenots, à diminuer l’orgueil des grands,à forcer les citoyens à remplir leurs devoirset à élever son nom au rang qu’il méritaitdans les nations étrangères. Il a employétoutes ses forces à respecter sesengagements, et il existe une multitudede romans historiques consacrés à l’èreriche en complots de l’ambitieux prélatqui respectait autant le célibat que les roisfrançais étaient monogames. On attribuequelques aphorismes savoureux à ArmandJean du Plessis de Richelieu. Par exemple :« Savoir dissimuler est le savoir des rois » ou« Avec deux lignes d’écriture d’un homme, onpeut faire le procès du plus innocent ». Entre-temps, il s’activait aussi comme promoteurimmobilier et fit construire une ville nouvelleen Touraine, à laquelle il donna tout simplementson nom. Cette petite cité vaut le détour. Surson lit de mort, il aurait déclaré : « Je n’ai eud’ennemis que ceux de l’État ». C’est legenre de morale grâce à laquelle les futurshauts fonctionnaires de l’élitiste Écolenationale d’administration apprennent toujoursla valeur d’une place dans l’Administration.

Non, ce qui compte le plus dans l’admission,c’est d’être déclaré immortel ! Le rêve de tout unchacun, pour lequel des alchimistes ont sacrifiétoute leur vie. Et la France a la solution : vousfranchissez le seuil de l’Institut et vous voilàimmortel. C’est aussi le seul collège à vousimmortaliser de manière aussi ostentatoire.Peut-être cela tient-il au fait que les Français nevoient pas leur langue comme un simple moyende communication, comme un outil pour ainsidire, mais comme une part essentielle de leuridentité nationale. Cela expliquerait aussil’agitation parfois un peu exagérée autour dufrançais qui, dit-on, menace de devenir lavictime d’un complot mondial initié parHollywood, la CIA et Dieu sait quels autresimpérialistes culturels américains.Heureusement, les Français savent bienrelativiser les choses. Le ministre de laCulture Jacques Toubon fut l’instigateurd’une loi protectionniste sur la langue visantprincipalement à enrayer la progressionsournoise de l’anglais. À partir du momentoù il déposa son projet de loi, il fut com-munément appelé Mister Jack Allgood. Il adepuis longtemps changé de poste, mais cesobriquet le poursuit toujours.

L’œuvre du cardinalL’Académie fut initiée par le cardinalRichelieu, mais ce n’est pas lui qui en a eul’idée. Un groupe d’intellectuels, commeon les appellerait aujourd’hui, avait constituéun salon littéraire. Une sorte de sociétésecrète, car on était facilement suspect ences temps-là. Les membres se lisaient despoèmes, échangeaient leurs opinions, et ilsdevaient garder le plus strict silence. Maiscomme toujours, quelqu’un ne sut pas tenirsa langue, et d’autres écrivains et poètesvoulurent intégrer la société. Il devint alorsinévitable que le puissant cardinal appritl’existence de ce salon ad hoc.Pour rafraîchir votre mémoire : Richelieu,

Armand Jean du Plessis de Richelieu, cardinal, duc etpair de France, ministre de Louis XIII.

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Comme Richelieu, Napoléon III (empereurde 1852 à 1870) lorgnait un fauteuil sousla célèbre coupole de l’Institut. Il chargeason ministre de l’Enseignement, Mérimée,l’auteur de Carmen, d’écrire un livre surJules César qu’il publia ensuite sous sonpropre nom impérial. Le pot aux roses futdécouvert et provoqua un scandale con-sidérable. Exit Napoléon III.La subordination de l’Académie française aurégime politique ou du moins au chef de l’Étatest toujours en vigueur aujourd’hui. Leprésident de la République a le droit derejeter la candidature d’un nouveau postulant.Et ce n’est pas de la théorie ! De Gaulle aainsi empêché plusieurs élections, pas demanière formelle, mais en faisant passer lemessage à l’Académie suffisammentlongtemps à l’avance afin d’éviter laconfrontation. Une fois membre, on devientdonc bel et bien artiste ou scientifiqueofficiel. C’est sans doute pour cette raisonque l’Académie est davantage vue commeune aimable tradition que comme un facteursocial important.

Mais que fait donc cette Académie?L’Académie sauvegarde le français enrédigeant un très officiel Dictionnaire de lalangue française. Cela n’avance pas vite.La dernière édition date de 1935. En plusde trois cent cinquante ans, il y a eu huitéditions, une tous les quarante-cinq ans. Ily eut une période durant laquelle pasmoins de quatre maréchaux furent élus àl’Académie (Lyautey, Joffre, Foch etPétain). Pétain fut d’ailleurs exclu en 1945.Pas d’immortalité pour les collaborateurs !Il court beaucoup d’anecdotes sur cesmessieurs les académiciens dont certainspeinent à rester éveillés pendant leur durtravail sur le dictionnaire. C’était notamment

Un coup d’État miniatureRichelieu donc. Lorsque l’existence d’ungroupe de littérateurs s’ébruita, d’autresvoulurent en faire partie. Parmi eux, lepoète François Le Métel, seigneur deBoisrobert, qui entretenait de bons rapportsavec le cardinal. Boisrobert fut admis au clubdes écrivains et Richelieu lui proposa d’insti-tutionnaliser la société. Comme l’indiqual’historien Gaston Boissier en 1909, certaine-ment dans l’esprit du cardinal : « La littératures’administre comme le reste, il est bon qu’ellesoit soumise à une autorité publique ».Boisrobert ne demandait que ça, et sut assezbien préparer le coup d’État miniature. Les collègues lettrés de Boisrobert furentfurieux, ce qui démontre que la relationentre l’art et le gouvernement était à cetteépoque aussi délicate qu’aujourd’hui. Lesopposants voyaient bien où cela les mènerait,et ils mirent quelque temps à céder. Richelieuavait une autre raison d’insister. Il supposaitqu’il serait accueilli au sein de la sociétécomme une sorte de membre honoraire etque cela contribuerait à son succèsd’écrivain médiocre. L’illusion de l’immortalité: dans ce sens, le poète qu’il aurait tant vouluêtre a perdu contre le politicien cynique etintouchable.

L’Académie sous le contrôle de l’ÉtatLes grands de la terre, du moins en France,ont souvent des ambitions littéraires.Comme si l’exercice du pouvoir était aussiprosaïque qu’un emploi de comptable. Poureux aussi, et pour eux surtout, il s’agit princi-palement de partir en quête de l’immortalité.S’ils ne savent pas écrire, ils s’érigent enconstructeurs pour l’éternité. Louis XIV fut deceux-là, conscient que la pierre est bien plusrésistante que l’écriture. Mitterrand ne pritaucun risque, il écrivit et il construisit.

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vers le nord), compter six arbres. C’est là. On voit encore le trou, mais le médaillon a disparu.

N°87 : Droit au-dessus, près d’un banc. Il faut donc remonter les marches et compter de nouveau six arbres en partant de l’escalier. Hélas, il ne reste plus que le trou rond.

N°88 : Traverser la rue. À l’angle de la partie du Louvre qui s’avance (la Petite Galerie), à hauteur des tuyaux d’évacuation en forme de poissons qui se dévorent. Ici encore, rien qu’un trou. Rempli de mégots !

À présent, les choses vont encore se com-pliquer. Une partie des médaillons se trouveen effet à l’intérieur du Louvre, et plusprécisément dans les salles situées ausud et au nord de la cour Napoléon où sedresse la célèbre pyramide. Il y en aégalement quelques-uns à l’extérieur, àproximité de la pyramide. Pour respecterl’ordre chronologique, nous devrions doncentrer, ressortir, puis entrer à nouveau.Je vous propose de localiser d’abord lesplaquettes à l’extérieur.Nous nous dirigeons un peu vers la droite,jusqu’au passage vers la cour Carrée duLouvre. Là, nous tournons à gauche endirection de la cour Napoléon (avec lapyramide). Continuons sur la gauchejusqu’au pavillon Daru (le nom est inscritau-dessus de la porte) : c’est d’ici que Tom

le cas du maréchal Joffre, héros de laGrande Guerre. Le plus souvent, on lelaissait dormir, mais quand on arriva aumot « mitrailleuse », la courtoisie exigeâtqu’on le prévienne. Le vieux soldat seréveilla alors en sursaut et en donna aussitôtla parfaite définition : « Une mitrailleuse estun fusil qui fait pan ! Pan ! Pan ! Pan ! »

[Parcours]

N°83 : Traverser ; à trois mètres à droitedu réverbère, juste devant le bac du bouquiniste.

N°84 : Médaillon manquant.N°85 : À soixante mètres vers

la gauche, descendre l’escalier vers le quai de la Seine. Revenir jusqu’à l’endroit où des tuyaux sortent du mur. À cinq mètres en direction de la Seine, vous pouvez apercevoir l’emplacement où le médaillon a été délogé d’entre les pavés. Continuer sur le quai, le long des péniches. Profitez de la vue sur l’île de la Cité et sur le pont Neuf avec la statue d’Henri IV(nous évoquerons plus tard ce roi de France). Le pont Neuf a été emballé par l’artiste Christo il y a quelques années. Ce fut un événement considérable, sur lequel on avait une belle vue depuis ce point. Remonter les marches, juste après la brigadefluviale des sapeurs-pompiers. Emprunter ensuite le célèbre pont des Arts pour traverser.

N°86 : Tout de suite après le pont, tourner à gauche. Descendre l’escalier si possible, car parfois le quai est inondé. En partant des marches de gauche (nez tourné

Le pont Neuf.

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Le Louvre formait donc un ensemble clos.Sous ce palais disparu se trouvent aujourd’huiun parking souterrain, les murs d’enceinte dutemps de Charles Quint qui ne furent décou-verts qu’en 1985, et des boutiques de luxeouvertes même le dimanche. La lumière dujour y entre grâce à une pyramide inversée,qui forme aussi le clou du Da Vinci Code. Si

spots et des projecteurs, mais avec soixante-dix mille petites lampes de huit watts chacune, discrètement installées. Féérique et théâtral pour les uns, une fête foraine selon les autres.

Ca y est : nous avons repéré à l’extérieurles médaillons, ou du moins leursemplacements quand ils ont disparu. Àprésent, entrons dans le musée. Si laqueue devant l’entrée principale sous lapyramide est longue (ce qui est souvent lecas), je vous conseille d’aller à l’entrée duCarrousel du Louvre (un peu à droiteaprès l’arc du Carrousel). Le Carrousel duLouvre est le centre commercial souterrainqui se trouve rue de Rivoli à hauteur despyramides. C’est aussi l’épicentre de l’in-contournable Da Vinci Code, mais nous enreparlerons plus tard.

Hanks, héros du film Da Vinci Code, courtjusqu’à la plaquette n°94B.

N°92A : Cour Napoléon. La plaquette se trouve à gauche (nez vers le nord) devant le pavillon Daru.

N°92B : Se diriger vers la petite pyramideà droite ; au bout d’une vingtaine de mètres, vous verrez le médaillon.

N°93 : À la pointe de la petite pyramide,le « petit diamant » comme l’appelle son architecte, Pei. Un trou béant avec quelques brins d’herbe. Le médaillon a disparu.

N°94A : Vingt pas, à travers un nuage degouttelettes de la fontaine.

N°94B : À l’angle du bassin. À la tombéede la nuit, il y a d’ailleurs une mise en lumière des façades alentour. Non pas avec des

Le musée du Louvre

Les deux ailes aux extrémités duLouvre étaient autrefois reliées par unbâtiment qui donnait sur le jardin desTuileries. Tuileries comme la fabrique

de tuiles qui s’y trouvait dans un lointainpassé. Ce fronton fut longtemps la résidencedes souverains, rois ou empereurs, et étaitconnu sous le nom de Tuileries.

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vous convaincre que Paris est la plus belleville du monde.

par le passé cette architecture était surtoutun exemple remarquable de créativité,depuis la vague quête de Sophie Neveu, ondirait plutôt un lieu saint, devant lequel despèlerins du monde entier se font immortaliseren numérique ! De là, une galerie mène auhall central où se trouvent les guichets.

Organiser sa visiteLe Louvre est le plus grand musée du monde,dit-on. On peut y errer des heures durant, laseule difficulté étant d’éviter de se laisser sub-merger par la foule de trésors. Le moment leplus calme est la fin de l’après-midi. Lesdirigeants du Louvre conseillent aux visiteursde ne pas y déambuler plus d’une heure etdemi d’affilée. D’où les différentes cafétériasoffrant de beaux points de vue. Le mieux est des’y rendre plusieurs fois avec un plan arrêté :aller admirer tel tableau, visiter tel départementou par exemple l’ancien palais qui a sa propreexposition permanente. Bref, une heure par-ciet le lendemain une heure par-là, c’est plusagréable et plus digeste.Le musée est fermé le mardi et ouvre les autresjours de la semaine, de 9 h à 18 h, jusqu’à21 h 45 le mercredi et le vendredi. Entre 18 het 21 h 45, les tarifs sont réduits. Le premierdimanche du mois, l’accès est gratuit. Lesvisites en soirée ont leur charme. Grâce ausilence relatif et aux ombres, on a l’impressionde mieux « sentir » le lieu, de se projeterdans le passé.Pour les principales œuvres d’art, des petitsguides sont en vente dans la très grandelibrairie du Louvre, sous la pyramide. Lesvedettes du Louvre, comme la Joconde, laVénus de Milo, La Dentellière de Vermeer, yfigurent toutes, avec nom, prénom etadresse ! Sinon, on vous propose un dépliantgratuit contenant le plan du musée et desrenseignements pratiques. Et n’oubliez pasde jeter de temps en temps un coup d’œil parune fenêtre, s’il était encore besoin de

Le palais du Louvre

Le Louvre est un bâtiment fascinant,plein de mystère, avec des couloirset des coins secrets, rempli de sou-venirs d’une vie de gloire et de

décadence. Au cours de la dernière décen-nie, un milliard d’euros ont été dépenséspour tout assainir et rénover, et on peut direque c’est une réussite. Le Grand Louvrebrille, communique, cultive. Il faut donc unpeu d’imagination pour revoir en ce gigan-tesque bâtiment la ville dans la ville où, sousles fenêtres de la famille royale, les artisans,charlatans, prostituées et artistes traitaientleurs affaires. Dans une atmosphère depuanteur, de maisons où la lumière du journe pénétrait pas, de boue et de sang. Il y eutdes périodes, parfois des décennies, où lepalais fut inhabité, abandonné, envahi par lavégétation, les toits cassés, plein de ver-mine. À cet égard, il est intéressant deregarder l’œuvre du peintre préromantiqueHubert Robert (1733-1808), qui peignit sisouvent le Louvre dans son état de délabre-ment, qu’on lui donna le surnom de Robertdes Ruines.

Un vrai romanLorsqu’on se promène dans les couloirs decette nouvelle version débordant d’air et delumière, il peut être amusant de chercher lecontraste. Imaginez-vous avec Marie deMédicis, jeune épouse du roi Henri IV, dansde hautes salles obscures, humides, oùpousse la mousse et où des personnagesdouteux se sont installés dans les coinscomme des bêtes dans leur terrier. « Voicibientôt quarante ans que le Louvre crie partoutes les gueules de ces murs éventrés, de

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Cet endroit portait le nom de « Louvre ». Onignore si le mot est un dérivé de léproserie oudu latin Lupera à cause d’une louverie, ouencore de lower, tour de guet en saxon. Quoiqu’il en soit, le nom est devenu et resté leLouvre. L’opération Grand Louvre du présidentMitterrand (chef d’État de 1981 à 1995) a permisde montrer au public, sous le pavillon Sully,les vestiges des tours de défense de PhilippeAuguste retrouvées en 1863, ainsi que ledonjon démoli bien plus tard sous François Ier.

François Ier

s’installe au LouvreQuelques siècles plus tard, un nouveau murfut construit le long de la Seine qui s’éloignaitdu fleuve, à peu près là où se dresse aujour-d’hui le petit arc de triomphe du Carrousel.Le fort en tant que tel devenait inutile. LeLouvre pouvait être réaménagé et agrandipour en faire un château de plaisance. Unpalais, donc. Charles Quint fit ajouter desétages et des fenêtres au bâtiment, et l’agré-menta de sculptures. Il y eut une bibliothèqueet un jardin. Et on se mit à collectionner lesœuvres d’art. Mais durant la guerre de CentAns contre les Anglais (celle où la pucelleJeanne d’Arc a joué un rôle héroïque), qui seprolongea au XVe siècle, le Louvre servit deprison et d’entrepôt à munitions. Le palais ne retrouva sa gloire qu’en 1527lorsque François Ier s’y installa définitivement.À partir de ce moment, le Louvre futrégulièrement rénové et agrandi. L’architectePierre Lescot, un ami du poète Ronsard,signa la salle des Caryatides qui sera doré-navant le cœur du palais. Les principauxévénements historiques y prennent place,pour le meilleur et pour le pire ! Quelquesexemples : on y pendit quelques protestantsaux traverses en 1591 ; après la mortd’Henri IV, on y exposa son effigie en cire ;les souverains y suivaient depuis la fenêtreles tournois organisés sur la place ; on y

ces fenêtres béantes : « Extirpez ces verruesde ma face ! » On a sans doute reconnul'utilité de ce coupe-gorge, et la nécessitéde symboliser au cœur de Paris l'allianceintime de la misère et de la splendeur quicaractérise la reine des capitales » écrivitHonoré de Balzac en 1846. À d’autresmoments de l’histoire, ces mêmes sallesforment le décor pompeux de somptueusesfêtes royales ou impériales. Le Louvre estun roman. Quand le roi Philippe Auguste partit encroisade à la fin du XIIe siècle avec son collègue,beau-frère et rival anglais Richard Ier Cœur deLion, il avait quelques raisons de se méfier desNormands. Il fit donc construire un mur dedéfense autour de ce qui existait déjà de Paris.Ce mur débouchait sur la Seine à proximitéimmédiate de l’église Saint-Germain-de-l’Auxerrois (qui s’élève toujours sur la place duLouvre) et était relié au fort qui s’y trouvait déjà.

Le Louvre au XVe siècle, dans Les Très Riches Heuresdu duc de Berry (musée Condé, Chantilly).

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poignarda ou on les frappa à coups desabre. Dans le reste de la ville obscure, il enalla de même. À mesure que le massacreprogressait, on entassait les cadavres deces pauvres hommes tandis que le roi, lareine et toute la cour assistaient au spectacle,relata un historien quelque temps après.Parmi les trois mille victimes se trouvaitévidemment Gaspard de Coligny, surnommél’Amiral, et allié du stathouder néerlandaisGuillaume le Taciturne. En guise d’amendehonorable tardive, la rue qui longe le lieu dudrame a été récemment rebaptisée rue del’Amiral de Coligny.Le roi lui-même était déjà condamné àl’époque du drame, suite à un empoison-nement dont il faisait l’objet par erreur, maisdont la méthode était très ingénieuse. Parles pages d’un livre que sa mère avaitdestiné à quelqu’un d’autre.La cérémonie de mariage de Marguerite deValois servit de prétexte pour rassemblertout ce beau monde au Louvre. Elle était lafille de Catherine, ses frères l’appelaienttendrement Margot, d’où son surnom laReine Margot. Elle épousa le protestantHenri IV, roi de Navarre, et par la suite roi deFrance. Le mariage avait eu lieu quatrejours plus tôt, et comme la fin des festivitésn’avait pas encore sonnée, une grandepartie des invités étaient encore là.

donna des fêtes, des concerts et des specta-cles de ballet. Sous Louis XIV, ce fut iciqu’eurent lieu les premières représentationsdes pièces de Molière.

Le massacre de la Saint-BarthélemyCatherine de Médicis, veuve d’Henri II (tuédans un tournoi) et régente de 1560 à 1564,avait une suite tellement importante – 700archers, 215 gardes, 600 chevaux –, qu’elledécida de faire d’importants agrandissements.Elle fit entre autres construire la Petite Galerie,perpendiculaire à la Seine (plaquette Aragon°88, dehors sur le trottoir). Tout compte fait, lepalais se limite à l’époque à la partie qu’onappelle aujourd’hui le pavillon Sully, plus laPetite Galerie. Cela n’en suffit pas moins àaccueillir une assemblée de centaines denobles, même protestants, comme ce 23 août1572 où Charles IX, incité par Catherine deMédicis et son comparse le duc de Guise,ordonna le massacre des protestants, la nuitde la Saint-Barthélemy.Au début, Catherine de Médicis n’était pasopposée à une réconciliation avec lesprotestants, mais elle voyait d’un très mauvaisœil la manière dont l’amiral de Coligny,protestant, agrandissait son influence sur sonfils ; le roi Charles IX (roi de 1560 à 1574) et leconduisait à une guerre contre l’Espagnecatholique qu’elle voyait comme une alliée.Coligny devait donc disparaître. Il fallait lefaire discrètement, suivant le principe qu’unefeuille morte se camouffle plus facilementdans une forêt automnale. Selon Catherinede Médicis, pour cacher un cadavre, lemieux était de faire un carnage avec pleind’autres cadavres !On raconte que le roi en personne tira surles huguenots depuis les fenêtres de la salledes Caryatides. Les nobles protestantsrassemblés au Louvre furent poussésdehors. Dès qu’ils passèrent la porte, on les

Le massacre de la Saint-Barthélemy (Un matindevant la porte du Louvre, Édouard Debat-Ponsan,huile sur toile, 1880).

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l’amiral de Coligny, comme le lui suggéraitCatherine de Médicis. Henri passa donctoute la nuit au lit avec sa femme. Ils étaiententourés de nobles protestants, ceux-cisortirent du Louvre le lendemain matin.Marguerite de Valois fut brutalement réveilléepar un noble protestant grièvement blessé,poursuivi par quatre archers. Tout ensanglanté,il se jeta sur son lit dans l’espoir que lesdraps royaux lui serviraient d’asile. Pour s’emparer du royaume de France,Henri IV fera plus tard annuler le mariage, etsoutiendra même qu’il n’a jamais prononcéde vœux sur cet échafaud. Il épousera Mariede Médicis en 1600.

Henri IIIet ses fêtes extravagantesSous Henri III (roi de 1574 à 1589), successeurde Charles IX, le Louvre est principalement unlieu de fête. Les ripailles s’enchaînent. Descombats entre des lions et des chiens y sontorganisés. Depuis les fenêtres de la salle desCaryatides, les spectateurs suivent cescombats inégaux. Le roi était cultivé, lisaitl’italien et le latin. Il soutenait les écrivains etles artistes plasticiens. Il discutait volontiersde sujets élevés et aimait s’amuser avec cequ’on appelait alors ses « mignons ». Sesfestivités extravagantes devaient êtrefinancées par le peuple, mais cela ne contribuapas à sa popularité. Après la journée desBarricades le 12 mai 1588 – la première dansla longue série qu’allait connaître l’Histoire deFrance –, il s’enfuit pour ne jamais revenir. Après l’assassinat d’un de ses « petits amis »qui convoitait la femme du duc de Guise, leroi prit conscience de ses errements et fondala Confrérie royale des pénitents. En sonabsence, la cour imitait les processionsroyales par d’effrénées parties costuméesdans la salle des Caryatides. Des drag-queens avant la lettre !

Un mariage politiqueLa Reine Margot était une forte tête. Onraconte qu’elle était très belle et attrayante,et on lui attribuait un gros appétit sexuel. Elleaurait eu une relation incestueuse avec aumoins un de ses frères. Sa liaison avec leduc de Guise, fervent catholique, fut pas-sionnée. On prétend que son époux, égale-ment passé à la postérité comme quelqu’unqui savait y faire au lit, ne parvenait pas à lasatisfaire, ce qui est sans doute supposénous donner une idée de sa sensualitédébridée. La Reine Margot était poète et écrivit sesmémoires. On a également beaucoup écritsur elle. Alexandre Dumas lui consacra uncélèbre roman sous le titre La Reine Margot.On affirme qu’il s’agit de son meilleur romanaprès Les trois Mousquetaires. En 1994,Patrice Chéreau la remit à la mode en faisantun film du même titre, troublant et intrigant,avec Isabelle Adjani dans le rôle de Margot.« Le mariage de Marguerite de Valois etd’Henri de Navarre aura moins été un accou-plement au sens biblique du terme qu’unealliance au sens diplomatique du terme »,écrit Francis Lancassin dans sa préface à LaReine Margot de Dumas. La mère d’Henri,Jeanne d’Albret, espérait que ce mariageentre la princesse catholique et le jeune roiprotestant faciliterait la réconciliation entreprotestants et catholiques. Le mariage fut une froide affaire. Aussitôtses vœux prononcés, sur « un échafaud »ainsi que sa femme le formulera plus tard,sur le parvis de Notre-Dame, Henri se lève etdisparaît, car il ne veut pas assister à la suitede la messe. Celle-ci terminée, il revient etaccompagne sa femme au palais.Margot, dont le premier grand amour avait étéle très catholique duc de Guise, sauva la vieà son jeune époux en lui conseillant, « uneexpression tragique » sur le visage, de resterau palais et de ne pas s’amuser en ville avec

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venir des centaines de malades dans lanouvelle galerie où il était supposé lesguérir en « touchant les écrouelles ». Enfait, il passait dans les salles, entouré deserviteurs et de médecins, et traçait unepetite croix sur le front de ses sujets.Parmi toute cette agitation vivait la populationartistique, ainsi que les nobles de famillesrivales, protestantes ou catholiques. La sœurdu roi invitait volontiers quelques dizaines dehuguenots pour des séances de prièrecollective, ce qui déclenchait invariablementles protestations du cardinal de Paris. Dansce chaos régnait une ambiance envenimée.L’assassinat du roi, à quelques pas de là, ruede la Ferronnerie, dans ce qui est maintenantla zone piétonne du quartier des Halles, enfut la démonstration.

Le Louvre sous Louis XIIILouis XIII (roi de 1610 à 1643) épousa Anned’Autriche en 1612, alors qu’il avait onzeans. Son père avait été assassiné deux ansplus tôt et sa mère Marie de Médicis étaitrégente. Il y a un médaillon pour Arago dansles appartements d’Anne d’Autriche (nous yreviendrons). Le mariage donna lieu à de

Constructionde la Grande GalerieLe palais resta vide pendant vingt-cinq ans.Son successeur Henri IV (roi de 1589 à1610), qui avait d’abord été marié à la reineMargot, épousa Marie de Médicis – encoreun sacré numéro ! – en 1600. Sa nouvelleépouse n’osa pas l’amener au Louvre, tant lepalais était sale et délabré. Après qu’un peude rangement et de ménage eurent été faitsen toute hâte, elle vint inspecter le résultatpour ne trouver que vide et obscurité. Elleeut la peur de sa vie, elle ne put croirequ’elle se trouvait au Louvre et crut toutd’abord qu’il s’agissait d’une mauvaiseplaisanterie.

Du coup, son mari s’occupa sérieusementd’agrandir le Louvre. Sous son règne futconstruite le long du fleuve la GrandeGalerie, longue de quatre cent cinquantemètres. Le roi pouvait ainsi voir ce qui sepassait sur la Seine, et les meilleurs artisanset les maîtres de chaque discipline s’yconsacraient à la peinture, la sculpture,l’orfèvrerie, l’horlogerie, la certification,etc. Les artistes et artisans, accompagnésde leurs familles, se présentèrent en grandnombre à la Grande Galerie, où on leurattribua l’entresol. Les tapissiers y furentinstallés avant de déménager auxGobelins sur la rive gauche. Pour financerson projet, le roi créa un impôt sur lestransports de vin qui passaient parl’actuelle banlieue de Corbeil. Les taxessur l’alcool ne sont pas chose nouvelle !La construction de la Grande Galerie étaitaussi en partie un geste politique. Pouraugmenter sa légitimité, Henri IV souhaitaitse consacrer largement à sa tâche royalede thaumaturge. La tradition voulait quechaque nouveau roi, après son sacre, eût lacapacité de guérir la scrofulose ou tuberculoseganglionnaire. Cinq fois par an, Henri faisait

Le palais du Louvre fut agrandi sous le règne d’Henri IV.

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de sa mère contre la sévère politique fiscalede Mazarin, cardinal et Premier ministre. Ilavait compris une fois pour toutes qu’il valaitmieux tenir la plèbe de Paris à distance. Il seréfugia avec sa mère au palais de Saint-Germain-en-Laye – que l’on rallie aujourd’huien vingt-cinq minutes par le RER (ligne A).Mais une fois la révolte terminée, il parutpréférable du point de vue politique que lafamille royale revînt au Louvre. Malgré sonaversion pour ce lieu, Louis XIV fit encoreconstruire d’importantes dépendances,comme la partie est autour de la courCarrée, et la colonnade longue de centquatre-vingts mètres face à la vieille égliseSaint-Germain-de-l’Auxerrois.L’année de la mort de Mazarin (1662), le RoiSoleil célèbre officiellement la naissance dudauphin, mais aussi la perte de son mentorqu’il ressent comme une libération. Deuxjours durant, les Tuileries sortent le grand jeu :une fête foraine, des défilés de cavaliers et dechars, un carnaval et un tournoi pacifique.Mille trois cents courtisans, tous déguisés,dansent autour de leur roi qui s’est costuméen empereur romain.Quand sa mère meurt quatre ans plus tard,Louis XIV s’enfuit du Louvre. Un an plustard, la cour s’installera encore brièvementau palais des Tuileries, qui se situait entre

grandes festivités, un ballet, une vastekermesse sur la place royale (l’actuelleplace de la Concorde), des défilés decavalerie le long de la Seine et des feuxd’artifice. Dans un premier temps, la con-struction se poursuivit sans discontinuer. LaGrande Galerie servait à toutes sortesd’activités. Le cardinal Richelieu y installala monnaie et l’Imprimerie royale. Un journaly emménagea aussi, La Gazette de Francedu docteur Théophraste Renaudot, connugrâce au plus grand prix littéraire après leGoncourt. Renaudot devint un des médecinsattitrés du roi et ouvrit en 1635 un cabinet oùles malades pouvaient se faire soignergratuitement. Le roi fonda aussi unebanque de prêt à but non lucratif. Il mourutpauvre. D’autres parties des vastes bâtimentsfurent temporairement laissés à l’abandon, etavaient retrouvé un état apparemment siproche du naturel que Louis XIII aimait y courirle renard. Le chameau du zoo royal avait luiaussi le droit d’y aller faire un tour de temps àautre. L’ambiance entre les murs ne devaitpas être bien douillette !

Louis XIV à VersaillesLouis XIV n’aimait ni le Louvre, ni Paris.Lorsqu’il était encore un jeune garçon, ilvécut la Fronde, une révolte sous la régence

La colonnade fut édifiée sous le règne de Louis XIV.

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tution et de débauche, que les gardienstoléraient et encourageaient tout cedésordre en mettant à disposition lesportes et couloirs. De plus, les habitants duLouvre hébergeaient des personnesrecherchées par la police, on s’y battait enduel et les étudiants des Beaux-Artsgênaient tout le monde avec leur tapage.La lettre n’eut guère d’effet. Chacun faisaità sa guise, avec les poêles et cheminéesqui couvraient les murs de suie et rendaientla situation dangereuse. L’ébéniste Boulle,dont les réalisations comptent aujourd’huiparmi les meubles anciens les plus chers,perdit de précieuses commandes dans ungrand incendie en 1720. Quelques annéesplus tard, le toit du pavillon de Flore tombaen proie aux flammes suite aux pratiquesimprudentes du tenancier d’une friterie, oul’équivalent de l’époque.

En route vers la RévolutionCela continua sous Louis XV Le cardinal deRohan et une succession de ministress’approprièrent les appartements de lareine mère, Anne d’Autriche. Les sculpteursGirardon, Pigalle, Lemoine, Falconet yavaient leurs ateliers. Le peintre FrançoisBoucher, qu’on compte parmi les peintresrococo, y résidait également. Le philosophedes Lumières François Marie Arouet, plusconnu sous le nom de Voltaire (1694-1778),idole de la bourgeoisie libérale anticléricale,tenait tout cela en piètre estime. Il n’était pasle seul.Mais faute d’argent, les travaux de restaurationrestent en suspens sous Louis XVI. Le peupleaffamé contraint, quelques mois après le débutde la Révolution le 14 juillet 1789, à revenir aupalais des Tuileries. Le peuple en révolte valittéralement chercher la famille royale àVersailles. Le roi cède quand la situationmenace de virer au bain de sang. La nour-riture la plus élémentaire, le pain, est venue

le pavillon de Flore et le pavillon de Marsan(avec vue sur le jardin des Tuileries). Cepalais sera détruit durant les combats de laCommune en 1871. En 1678, Louis part àVersailles, la vivante folie.

Une population cosmopoliteUne fois que le Roi Soleil et toute sa coureurent tourné les talons, le palais fut pourainsi dire squatté par une foule d’artistes,leurs modèles, des journalistes, des scien-tifiques et d’autres énergumènes. L’espacelibéré était occupé par les Académiesroyales, en premier lieu par l’Académiefrançaise. Vers la fin du siècle, on y organisapour la première fois des expositions.L’Académie des sciences (toujours celle oùArago siègerait plus tard) s’installa dans lesanciens appartements du roi. On pouvait yvoir des bocaux contenant des préparationsanatomiques dans du formol, un chameauempaillé (serait-ce celui de Louis XIII ?), unsquelette d’éléphant…Nombreux furent ceux qui s’y bricolèrent unpetit appartement. Dans des coins etrecoins, sous les escaliers ou sous les toits.Les espaces entre les piliers de la colonnadeétaient bouchés pour y aménager un logementou un atelier. Un dénommé Watelet eut pendantvingt ans un délicieux jardin sur le toit de cetteaile du palais. La cour Carrée était envahie parun pêle-mêle de cabanes et baraques oùvivaient des veuves d’artistes, des apothicaireset des charlatans, des ouvriers du bâtiment etdes sculpteurs ratés. Les gardiens et les gardessuisses tenaient un petit commerce ou un cafésous les portails et dans les couloirs du palais.Ces derniers servaient également de lieux depasse. Le 2 novembre 1701, le ministrePontchartrain écrivit au capitaine responsabledu maintien de l’ordre dans le palais etses environs. Il l’avertit que le roi avaitété informé que les couloirs du Louvreaccueillaient les pires formes de prosti-

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Muséum central des arts. Une modificationsubtile dont la signification m’échappe pour lemoment. Peut-être reflétait-elle la transforma-tion du Louvre en une sorte d’entrepôt centralde tous les trésors de l’art dérobés dans lereste de l’Europe par les arméesnapoléoniennes au nom de la Révolution etde la libération ? Cela ne posait pas deproblème aux artistes français. Le 28 juillet1798, l’arrivée à Paris d’une collection destatues classiques venues d’Italie donna lieu àun véritable défilé triomphal à travers lacapitale, depuis le Jardin des plantes enpassant par le Champ-de-Mars (encoresans sa tour Eiffel) jusqu’au Louvre. Lesartistes qui continuaient d’y habiter avaientilluminé leurs fenêtres et donnaient un bal.Peu de temps après, les tableaux de peintresfrançais furent transférés de Versailles àParis. En avril 1799, la partie restaurée de laGrande Galerie fut rouverte avec une expo-sition de peintures des écoles française etflamande. Les autorités furent surprises parl’afflux incroyable de curieux. D’après unrapport officiel, la foule prit une telle ampleurque, malgré les efforts et l’aide des gardiensde musée, la police perdit le contrôle de lasituation.

Le Louvre intéresse NapoléonEn 1803, le Muséum central des arts devinttout simplement musée Napoléon, unchangement de nom qui en annonçait unautre à suivre un an après : Bonaparte allaitdevenir l’empereur Napoléon Ier. Le célèbretableau Le Sacre de Napoléon de David –autrefois chantre de la Terreur – servirait depreuve que tout cela était réellement arrivé. « Ce n’est pas de la peinture, on marchedans ce tableau », fut la réaction du protagonistequi ne revenait pas d’une représentation d’un telréalisme. Tellement réaliste que Napoléon

à manquer ; l’économie est dans un étatpitoyable. On dit parfois que le peuple alla àVersailles chercher « le boulanger » dansl’espoir que sa présence aux fourneaux del’État produise un miracle. Le miracle se fit attendre. A peine un anplus tard, le 10 août 1792, le peuple entrade force au palais des Tuileries. Désormais,c’est là que se réunira la Convention,l’assemblée révolutionnaire. La familleroyale est arrêtée et emprisonnée auTemple. Le trône est renversé. Un an après,jour pour jour, à l’occasion du premieranniversaire de la chute de la monarchie oude la fête de la République – dans l’inter-valle, Louis XVI fut décapité le 21 janvier1793 –, les salles de la colonnade et de laGrande Galerie ouvrirent leurs portes aupublic en tant que musée. Pour cette grandepremière, on commença par une expositiontemporaire d’œuvres d’artistes vivants et de538 trésors de la collection royale. Le muséeexistait en premier lieu pour les artistes, c’estpourquoi les cinq premiers jours de ladécade révolutionnaire, ils étaient les seuls àpouvoir le visiter. Il y avait ensuite trois jourspour le public, et les deux derniers joursétaient réservés à l’entretien et aux réparations.Lorsque la France revint au calendrier tradi-tionnel, le public n’avait accès au muséeque les week-ends. Le reste du temps, ilappartenait aux artistes et à leurs élèvesqui y passaient leur temps à copier et àétudier pour devenir peintre ou sculpteur.En 1794, des peintres restés célèbres telsque Fragonard ou Robert des Ruines entrèrentà la direction de ce qui s’appelait alors offi-ciellement le Muséum national des arts.

Un succès populaireIl faut faire la distinction entre la partie devenuemusée et la partie réservée à l’habitation situéedans l’aile des Tuileries aujourd’hui disparue.En 1796, le nom du musée se transforme en

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architectes Percier et Fontaine (duCarrousel). Essayons d’imaginer cemariage. Le jeune couple arriva en carrossede Saint-Cloud, franchit la porte d’honneurdes Tuileries et s’arrêta devant le perron. Ilpassa d’abord entre deux groupes de sculp-tures, puis sous un arc de triomphe. Ensuite,il entra dans le hall du palais, à la tête de leursuite triomphale. L’empereur, son épouse etson escorte se dirigèrent du palais desTuileries, en longeant la Grande Galerie,longue quatre cent quarante-deux mètres,vers le salon carré à l’extrémité est. Des cen-taines d’invités formaient une haie d’honneursans fin. Pour l’occasion, les murs de laGrande Galerie avaient été recouverts du butinde la grande armée, des œuvres d’art del’Europe entière et d’au-delà. « Empruntées »,comme on dirait plus tard. Après Waterloo, laFrance dut rendre aux nations pillées deuxmille soixante-cinq tableaux, deux centquatre-vingts sculptures en pierre ou enmarbre, deux cent quatre-vingt-neuf enbronze, et mille cent quatre-vingt-dix-neufobjets en verre ou céramique. En 1821, cespertes furent compensées par une grandeattraction, La Vénus de Milo, un cadeau dumarquis de Rivière, ambassadeur deFrance à Constantinople, au nouveau roiLouis XVIII.

exigea que des modifications soient apportées.Une première version le montrait se couronnantlui-même empereur. Cela fut jugé quelque peuprovocant. Pendant ce temps-là, David racontaità qui voulait l’entendre que l’empereur l’avaitcouvert de compliments, mais cela tenait surtoutà ce que le gouvernement, économe, avaitessayé de négocier le prix de la toile qui coûtaitcent mille francs de l’époque. Une fortune. Napoléon se fichait bien des artistes quivivaient toujours au Louvre. Ces derniersavaient pourtant allumé des bougies ensigne d’admiration lorsqu’il avait rapportéson butin de guerre. En 1806, il les mit tousà la porte. L’empereur avait besoin deplace, il s’était lui-même installé dans lepalais des Tuileries. Les autorités révolu-tionnaires avaient effacé toutes les inscrip-tions qui rappelaient la royauté. Napoléonfit présentement graver un N partout, avec unaigle et des abeilles. Du haut du tympan dupavillon Sully, son buste regarde toujours laplace où se dresse aujourd’hui la pyramide. Lamême année, il fit construire l’arc de triomphedu Carrousel en l’honneur de la grandearmée, la sienne bien entendu. La partie duLouvre longeant la rue de Rivoli n’existait pasencore. Napoléon donna l’ordre de la construireafin de parfaire pour ainsi dire le Louvre.

Les fastes du Petit CaporalLe terme de « grandeur » semble souventinévitable quand on se réfère au PetitCaporal. Il serait peut-être mieux de dire« grandiose », puisque « grandeur » atout de même une connotation denoblesse. L’empereur était passé maîtredans l’organisation de manifestationsgrandioses. Il était un régisseur talentueuxde spectacles de masse, si ce n’est pas luimanquer de respect que de qualifier ainsison (second) mariage avec l’archiduchesseMarie-Louise d’Autriche. Il disposaitd’ailleurs de maîtres d’œuvre délégués, les

Le Sacre de Napoléon, Jacques-Louis David, 1805-1807, huile sur toile, musée du Louvre.

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s’appelait à présent musée impérial duLouvre, un nom bien mérité.L’histoire se répéta encore une fois, dumoins jusqu’à un certain point. En 1870, laguerre franco-prussienne éclata et Paris futassiégé par les troupes de Bismarck.Napoléon III capitula le 3 septembre 1870,la population de Paris prit elle-même enmain la défense de sa ville à travers unerévolte connue sous le nom de la Communede Paris. Napoléon III fut renversé. Fidèle àses traditions, le peuple révolté pilla lepalais des Tuileries. Cette fois-ci, le palaissubit des dommages bien plus importants etpartit en flammes.

Le témoin d’Aragon Dans Les beaux quartiers (1936), le célèbreauteur communiste Louis Aragon (1897-1982) donne la parole à un témoin oculaire :

« N’est plus ce qu’il était non plus, Paris.L’année de l’Exposition. Votre âge à peuprès. C’était encore l’Empire, le luxe. À peuprès. J’avais des chevaux. Allée del’Impératrice, le dimanche matin. C’était lesderniers temps de l’Empire, les derniers, lesplus beaux. Paris… »Il eut un geste qui prenait circulairement àtémoin tout le Louvre, puis grimaça dans ladirection du jardin.« … A bien changé. Regardez-moi ça : untrou. Y a là quelque chose qui manque. Jene me souviens plus. Ah oui ! Un trou… lepalais des Tuileries. Vous êtes trop jeune,vous n’avez pas connu… bien entendu… j’aivu brûler ça, mon bon monsieur, la populace !Une chose horrible, la populace… parce quel’incendie, comme incendie, c’était un belincendie. Une chose bien triste, mais un belincendie, on ne peut pas dire. La populace… »Il arrangea le petit bout de journal qui luitenait lieu de mouchoir :

Pillages en sérieLa situation politique restait agitée enFrance. En 1830, il y eut une autre révolutionqui dura trois jours et où un autre roi(Charles X) fut chassé. Alexandre Dumaspère y prit part avec enthousiasme. Il l’évoquedans ses Mémoires. Il raconte combien lesassaillants étaient courageux, et comment leLouvre fut pris et le palais des Tuileries pillé.Et aussi cette anecdote à vous arracherquelques larmes : « Un enfant de douze ansétait monté, comme un ramoneur, par un deces tuyaux de bois qui, dressés contre lacolonnade, servent à la décharge des gravats,et il avait, aux moustaches des Suisses, plantésur le Louvre un drapeau tricolore ». Ceci pourrappeler en quelque sorte aux rebelles qu’il nevivait plus de roi dans le palais, mais qu’on ygardait les trésors de la nation. Les dégâts faitsau Louvre furent minimes. Les rebelles tombésdurant les trois journées de soulèvementsanglant furent enterrés dans le jardindevant la colonnade, en attendant la cryptedéfinitive sous la colonne élevée pour euxplace de la Bastille.

Lors de la Révolution suivante, celle de1848, le musée s’appelait musée nationaldu Louvre. Le palais des Tuileries fut unenouvelle fois pillé, mais le Louvre restaintact. L’empereur Napoléon III, neveu dupremier et fils du roi de Hollande (1806-1810), que les Néerlandais appelaientLouis Napoléon au lieu de Louis Bonaparte,entreprit des travaux. L’aile Richelieu futconstruite, deux ailes parallèles furentrajoutées de chaque côté, et comme dansles années passées, on continua à rénoveret à restaurer à grande échelle. Il y eut dutravail pour trois mille ouvriers et centcinquante sculpteurs. On fit des fouillesdans quatorze mille mètres cubes de terre.Pour faire plaisir à l’impératrice, une abon-dance d’ornements fut ajoutée. Le musée

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« Du feu partout, du feu ! Mon bon monsieur,là-bas, là-bas… Rue Royale, rue deCastiglione… sur la rive gauche, rue duBac… il pouvait être quatre, cinq heures dumatin, et puis, pan, pan, pan, pan ! De tousles côtés. Tout à coup, qu’est-ce que je vois? Ils brûlent le Louvre, le pavillon de Flore !Une fumée qui sort comme si on n’avait pasramoné des siècles… des grandes languesrouges… le Palais-Royal… les Tuileries…ah, ça, les Tuileries, ils les ont eues, ils lesont eues jusqu’au trognon, mon bon monsieur…il n’en restait que des pierres noires… et puispan, pan, pan ! On tuait à son tour la populace.Ah, il y a une justice, il y a une justice, c’est

un grand soulagement de penser qu’il y aune justice. Pan, pan, pan sur la populace !Rue de Rivoli, des fenêtres, les gens bientiraient sur les mégères dans la rue, lespétroleuses ! Il y a une justice, n’en doutezpas. Vous êtes jeune, mais vous verrez ! »Pendant des années, on discuta du sort de laruine des Tuileries. Finalement, les débrisfurent enlevés, enterrant par la même occasionun symbole d’autoritarisme royal et impérial. Entout cas, la jeune IIIe République ne se sentaitguère appelée, politiquement ou financièrement,à réhabiliter les Tuileries. Dorénavant, leschefs d’État français allaient devoir secontenter de l’Élysée.

C e n’est pas tant le talent incontestéde Léonard de Vinci, mais surtout levol spectaculaire de la Joconde en1911 qui a fait de cette œuvre de

l’artiste italien le portrait le plus célèbre, le plusvisité, regardé, copié, reproduit, désiré et peut-être aussi le plus déshonoré au monde. Dumoins si on considère les multiples détourne-ments comme une forme de viol.Et voilà qu’en outre, elle se révèle partie

intégrante d’un complot barbare, cible del’Opus Dei, gardienne d’un code secret. Oupeut-être est-elle un « il » en la personne deson créateur et est-elle Léonard de Vincitravesti en tenue de femme ?Pour autant que nous sachions, la femmesur le tableau a juste posé de son plein gré,elle n’a rien demandé de plus. Rien ne nousindique qu’elle se soit montrée provocante ouqu’elle ait cédé à de quelconques avances.

De Vinci, la Joconde, Peruggia et Brown

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d’une bataille d’historiens. La légende veutque Léonard de Vinci soit mort dans les brasde François Ier, et que ses restes et sa tombeaient été perdus pendant les guerres deReligion. En tout cas, la Joconde futexposée au château de Fontainebleau, puisau Louvre en passant par Versailles.Sur le tableau, La Gioconda pose à contre-jour, un paysage imaginaire à l’arrière-plan.Elle regarde le spectateur. De Vinci était unspécialiste du sfumato, qui signifie littéralement« évaporation » et désigne en jargon artistiquele fait de peindre avec des contours vaporeuxet imprécis. Cela permet de donner vie auvisage, les traits semblent bouger. Voilàpourquoi ce sourire est si mystérieux, si réel.Ou peut-être les traits expriment-ils aucontraire une profonde tristesse, la désillusion.La femme, encore jeune, avait perdu sapetite fille peu avant que Léonard de Vinci necommence son portrait.

Mais qui a volé la Joconde?Le tableau fut dérobé du Louvre le 21 août1911. Les connaisseurs chantaient seslouanges. Le marquis de Sade la jugeait« l’essence même de la féminité » et GeorgeSand disait qu’il suffisait d’avoir posé un seulregard sur elle, pour ne plus jamais l’oublier.Mais auprès du grand public, la Joconden’était guère connue. Le tableau étaitavant tout une œuvre du grand maîtreLéonard de Vinci. Ce fut grâce à la renomméemondiale de l’artiste – sans oublier son séjourà la cour française – que le vol fit grand bruit.Les journaux se jetèrent sur l’affaire. Lepublic suivit passionnément les recherches,comme s’il s’agissait d’un roman policier,un feuilleton à suspense en livraisonsquotidiennes. La police n’avait aucune idée du coupableet cherchait donc des mobiles politiquesou artistiques. Quelques années auparavant,les jeunes cubistes s’étaient prononcés

Ou alors ce devrait être ce sourire de calmerésignation. Son drame, c’est que le rapt lui aen quelque sorte fait perdre son innocence, afait d’elle une complice, victime silencieusedu syndrome de Stockholm, un fantasmeérotique même. Et c’est comme si Dan Brownl’avait enlevée une nouvelle fois, lui avaitattribué un nouveau rôle bien au-dessus deses forces. Cela la rend encore plus énigma-tique, plus tragique, plus triste, plus belle etattirante. Mona Lisa ou l’innocence violée.

L’histoire de la JocondeMonna Lisa (avec deux « n » en italien) étaitl’épouse du notable florentin Francesco delGiocondo. C’est en raison du patronyme sonmari que le tableau est plus connu en Francesous le nom de la Joconde. Nous ignorons ladate précise de ce portrait, mais il existaitdéjà en 1504. Lorsque Léonard de Vincivient vivre en France en 1517, invité par leroi François Ier, le tableau était dans sesbagages. Le roi l’a-t-il lui-même acheté pourquatre mille écus d’or, ou bien la vente est-elle passée par les héritiers du peintre aprèsla mort de celui-ci en 1519 ? C’est l’enjeu

La statue de Léonard de Vinci sur le Piazzale desOffices de Florence.

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de changements. Le Louvre n’a jamaisconnu une telle affluence. Tout le monde veutla voir, comme si tous espéraient découvrir lesecret du code par leurs propres yeux.

Les caricatures de Mona LisaAprès son retour à Paris, les surréalistesfurent les premiers à abuser d’elle. En1919, Marcel Duchamp lui ajouta unemoustache et un bouc. Sa version reçut letitre phonétique L.H.O.O.Q. Pour les jeunesloups d’alors, rassemblés entre autres dansle mouvement Dada, la Joconde était lesymbole de l’art bourgeois qu’il fallait honniret ridiculiser.Suite à son enlèvement, elle fit l’objet dequantité de romans, films, séries et étudeshistorico-artistiques approfondies, dontaucun jusqu’à présent n’est parvenu àrésoudre le mystère de l’expression de labouche. Son sourire apparaît comme sus-pendu, prêt à s'éteindre. D’après derécentes recherches, ce sont des microfissuresdans la toile qui auraient modifié l’anatomie et laforme du sourire. Les craquelures dans le coingauche de la bouche jettent une légère ombrequi suggérerait une contraction. L’effet estencore plus fort autour des yeux, d’où cetteimpression que la Joconde louche légèrement.Tout cela est sûrement vrai, et donnera sansdoute lieu à d’autres réflexions encore. On aainsi essayé de démontrer à l’aide d’un ordi-nateur que Mona Lisa serait en fait un auto-portrait de Léonard. En adaptant un peu sonraisonnement, il paraît qu’on y arrive. La Joconde est un sujet apprécié desdessinateurs politiques. Les femmes quideviennent Premier ministre ou chef d’État,de Golda Meir à Margaret Thatcher, seretrouvent tôt ou tard dessinées sous lestraits de Mona Lisa. Elle sert d’objet public-itaire, figure sur des cartes postales. AndyWarhol l’associe à Marilyn Monroe dans unportrait double du mythique idéal féminin.

contre ce qu’ils appelaient l’art officiel, « l’artmuséal ». Pablo Picasso et Georges Braques’étaient opposés à l’idée que les œuvresd’art devaient toujours rester accrochéesaux murs des musées. Les futuristes italiensprotestaient en des termes comparablescontre cet establishment artistique dans lestemples sacrés de l’art reconnu.La police arrêta le célèbre poèteGuillaume Apollinaire, qui pensait soutenirles cubistes en déclarant partout demanière provocatrice : « Il faut brûler laJoconde ». On craignait qu’il ne joigne legeste à la parole. Lors de perquisitions,on trouva en outre chez lui quelques statuettesphéniciennes provenant du Louvre que sonsecrétaire Géry Piéret avait soi-disant emprun-tées. Il fallut quelque temps à Apollinaire pourconvaincre la police que son appel devait êtrecompris comme une métaphore et pouvoir quit-ter la prison de la Santé.En fin de compte, il se révéla qu’un peintre àl’esprit quelque peu dérangé, VincenzoPeruggia, avait enlevé sa chère compatriotepour la ramener dans son pays d’origine. LaJoconde fut retrouvée à Florence et, aprèsune brève tournée italienne, elle regagna saplace au Louvre le 13 décembre 1913.

Une célébrité internationaleLa Joconde devint sur le coup une starmondiale, et il ne sera plus jamais possiblede passer quelques instants en tête à têteavec elle. Lorsque le peintre FernandLéger, débordant d’idéalisme, prit ladéfense de la démocratisation de l’art àl’époque du Front Populaire de 1936, il netarda pas à découvrir, à sa grande déception,que les foules populaires transportées auLouvre ne s’intéressaient qu’à une seulechose : la Joconde.Et avec Brown comme héritier de VincenzoPeruggia, la première décennie du nouveausiècle ne semble pas devoir apporter beaucoup

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d’après Brown. Évidemment, elle ne secontenterait pas de moins !Dans les cas de Dali ou Duchamp et de leurdésir de changer cette demi-femme, del’habiller autrement, de la déshabiller, de laparer ou de l’enlaidir, il s’agit selon Pomeradede pur fantasme, voire de fétichisme.Ces fantasmes en disent long sur uneépoque donnée. Dans les annéescinquante, elle est représentée en femme-enfant ; à l’époque du peace and lovecomme proche de la nature, voire naturiste ;les années quatre-vingts en font une femmefatale. En 1969, une sorte de jeu de l’oiepermettait de l’habiller comme on voulait,Mona Lisa ou la femme-objet soumise.Enfin, le personnel du Louvre a parfois dumal avec la diva de la maison. Elle est eneffet plus exigeante que n’importe quellestar. Ils sont parfois agacés car les visiteursne leur parlent que d’elle. Mais ils sont contentsde l’avoir. Si contents, qu’elle est à jamaisenfermée dans une cage de verre !

C’est ainsi que cette chère Mona Lisa trèscomme il faut, peut-être même un peu coincée,a été représentée en bikini, voire en monokiniou en jarretelles. Bien qu’on la mobilise pourtout et n’importe quoi, parfums, mode, acces-soires et tutti quanti, selon un de ses gardiens,Vincent Pomerade, conservateur des Muséesde France, la Joconde est une pièce de muséepar excellence, avec tout ce que cela impliquede beauté, d’inaccessibilité et d’universalité.Elle est rare, unique : elle incarne l’art.

Femme-enfant ou femme-fataleLa Joconde est devenue partie intégrantede notre imaginaire. Et cela peut prendrede drôles de tournures ! Un jeune Bolivienl’attaqua en 1956. Il lui lança une pierre caril la haïssait sans savoir vraiment pourquoi.Son coude gauche fut abîmé et, depuis,elle est protégée par une vitre blindée. Unevitre qui porte de curieuses indications

Le Grand Louvre Dans les années soixante, il ne fallaitpas manquer un seul film français.Jean-Luc Godard, le pape dumouvement de renouveau qu’on

appelle la Nouvelle Vague, fit parier aux pro-tagonistes de son film Bande à part qu’ilspouvaient visiter le Louvre en six minutes.Sur l’écran, on les voit qui se mettent àcourir en rigolant, à travers des centainesde mètres de salles, des escaliers, descouloirs, accélérant dans la Grande Galerie.Ils se moquent des œuvres exposées, ducontexte historique. Le Louvre représentepour eux l’ordre établi, prêt d’étouffer dansles poussières que personne ne balaie plus.

Un musée délaisséD’innombrables trésors antiques étaiententreposés dans de vieux cartons dans lessouterrains sous le pavillon Carré, là où le

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luxe. De tous les grands travaux qu’il aentrepris dans la capitale, c’est sans aucundoute son magnum opus. Bien sûr, songigantesque projet rencontra de vives résis-tances. Une rénovation si poussée, quis’accompagnait d’une totale réorientationarchitecturale et surtout muséale, ne pouvaitque donner lieu à des discussions passion-nées. Lorsque le président désigna de sur-croît comme principal maître d’œuvre l’archi-tecte sino-américain Ieoh Ming Pei avec sonprojet de pyramide en plein milieu de la courNapoléon, Paris entra en ébullition. Selon uncritique d’architecture reconnu, tout celaaurait des airs de décor hollywoodien et leLouvre deviendrait au mieux une filiale deDisneyland. Une maquette fut réalisée pourconvaincre l’opinion publique. À l’étranger,on parla bien sûr de mégalomanie présiden-tielle, de cette irrépressible grandeur française.Mitterrand s’en est fort peu soucié, neserait-ce que parce que la grandeur n’estpas une honte en France. Et il a sans douteeu raison. En fin politicien qui connaît sessujets, il s’était mis d’accord avec le mairede Paris, Jacques Chirac. Ce dernier futdes années durant un de ses plus férocesopposants et lui succéda en mai 1995.Dans le contexte politique français, un telaccord entre gentlemen n’était pas évident.Mais Mitterrand sut convaincre Chirac :malgré leurs différends politiques, ilsavaient un intérêt commun. Paris recevaitbeaucoup d’argent du gouvernement pourfaire des choses « sympathiques »,Mitterrand avait de grandes promessesculturelles à respecter. Désormais, on l’appelaparfois Mitterramsès.

Une rénovation réussieOn ne trouve plus personne aujourd’huipour soutenir que le Grand Louvre est unéchec. De l’opinion générale, l’argent, plusd’un milliard d’euros, a été bien dépensé.

roi Henri IV, d’origine protestante, avait sesappartements après avoir jugé que « Parisvalait bien une messe » (1593), donc aprèss’être converti au catholicisme pour pouvoirde fait exercer son pouvoir royal dans lacapitale. En principe, toutes ces trouvaillesarchéologiques et héritages de la glorieusehistoire de France étaient soigneusementrépertoriés dans un grand registre de soixantemille entrées, correspondant à l’ensemble desrichesses du musée.Mais on ne vérifiait plus si quelqu’un étaitencore capable de localiser tous les objetsainsi numérotés. On se doutait que ça neservirait à rien. En quelque sorte, les cartonsétaient là pour se servir discrètement, et celase passait ainsi apparemment. Une armuredu XVIe siècle par exemple, une pièce rare,fut sortie en catimini, pièce par pièce. Enraison de l’aménagement on ne peut pluschaotique du palais, résultant des transfor-mations et des changements d’affectationsuccessifs au cours des siècles, il ne restaitguère de locaux techniques pour la réserveet l’administration. Ces derniers devraient,comme dans tout musée moderne, occuperenviron quarante pour cent de l’espacetotal. Au Louvre, c’était à peine dix pourcent ! L’aile Richelieu, le long de la rue deRivoli, aujourd’hui si joliment restaurée,était entièrement occupée par le ministèredes Finances. Bref, dans les années soixanteet soixante-dix, le Louvre était comme undinosaure agonisant. Il n’y a pas si longtempsencore, il n’y avait pas d’électricité dans laPetite Galerie, les anciens appartements dela famille royale.

L’œuvre de FrançoisMitterrandLe projet du Grand Louvre, proposé par leprésident François Mitterrand peu aprèsson élection en 1981, n’était donc pas du

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distance pour rallier les différents départementsdu musée a été considérablement réduite. Endix ans à peine, le nombre de visiteurs apresque quadruplé pour dépasser les huitmillions. Et il n’y a pas que des touristes, lesParisiens aussi viennent de nouveau auLouvre. Flâner et même s’égarer dansl’immense palais est devenu un plaisir ensoi. D’une boutique d’antiquités poussiéreuse,le Louvre s’est transformé en une entreprisemoderne de plus de mille six cents employés,avec sa propre maison d’édition, sa société deproduction, ses CD-Rom et ses boutiques.

[Parcours]Nous avions sauté trois numéros (nos89-91). Nous sommes à présent à l’intérieur.

N°89 : L’accès le plus rapide se fait par l’entrée Denon. Cela tombe bien, car c’est le chemin le plus court non seulement pour aller voir la Joconde dans la salle des États, mais aussi pour accéder à la partiedu Louvre aussi où fut assassiné Jacques Saunière et où les toilettes ne débouchent pas sur le quai de Seine.Il faut savoir qu’en raison d’un manque de personnel, certaines parties du musée ne sont pas ouvertes tous les jours (voir sur le site : www.louvre.fr).De la salle B, se rendre à la salle 27, Rome V antiquité tardive. De là,en salle 21, salle Qabre Hiram. À gauche du passage et à droite de la vitrine contenant des bijoux du IVe siècle se trouve le médaillon. Autrefois, du temps de la reine mère, c’était ici la salle des Muses,et depuis la fin du siècle dernier, un bureau. Mais tout a été tellement chamboulé et réaménagéqu’il n’en reste rien.

L’exécution des travaux s’est bien déroulée,comme nous l’avons vu. En fin de compte,tout allait être terminé avec un peu plusd’une année de retard (fin 1997). Enfin, pastout à fait. Car les réaménagements sepoursuivent encore aujourd’hui, maisl’essentiel est réalisé. Il y eut d’ailleurs uneexcuse valable pour le retard. Il fallut eneffet un délai supplémentaire pour faired’autres fouilles : la démolition donna lieu àtoutes sortes de nouvelles découvertesarchéologiques intéressantes. Et pour lapetite histoire, les combats politiques ontégalement entraîné des retards. Justeavant la première cohabitation en 1986,Mitterrand fit déménager les prestigieuxbureaux du ministère des Finances de l’aileRichelieu pour avoir les mains libres.L’essentiel des fonctionnaires s’étaient déjàinstallés dans une colossale constructionrécente dans l’est de Paris. Le nouveaudécideur aux Finances, Édouard Balladur,futur candidat malheureux aux présiden-tielles, fit revenir le mobilier et les tentures,parce qu’il jugeait que les nouveaux locauxn’étaient pas assez chic. Cela coûta un millionet demi d’euros supplémentaires pour unepériode de deux ans à peine. Après sondépart, Mitterrand refit tout vider, l’incidentétait clos, le Louvre était libre.De la même façon, les Tuileries furent entière-ment rénovées et une nouvelle passerelle, lepont de Solferino, relie le Louvre au muséed’Orsay et sa collection impressionniste del’autre côté de la Seine. Du coup, il y aégalement une bonne liaison avec la stationRER d’où l’on peut suivre Louis XIV, le mal-heureux occupant du Louvre, à son palaisversaillais, tout aussi mégalomane.

Avant la rénovation le musée occupaitcinquante-sept mille deux cents mètrescarrés. Cette surface a aujourd’hui triplé.Grâce au hall central sous la pyramide dePei, une sorte de station de distribution, la

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avec vue sur les Arts de l’Islam.Monter à l’étage au-dessus(le rez-de-chaussée). Contournerpar la droite jusqu’à l’indication

« Rez-de-chaussée » sur le mur. Le médaillon s’y trouve entre les escalators.

N°96A : Continuer à droite, puis tourner à gauche en direction du balcon dans la cour Puget, avec ses sculptures françaises. Une fois là-bas, contourner la cour. Descendrel’escalier puis tourner à droite. Voilà le médaillon dans le coin à l’extrémité gauche, à l’ombre d’unesculpture en marbre de Thomas

N°90A : Se diriger vers la salle 31, cour du Sphinx : le médaillon se trouve près du lion sans pattes. Ici encore, je fus déçu lors de ma tournée d’inspection, rattrapé par l’actualité. La cour du Sphinx servait provisoirement d’entrepôt, en prévision de l’hypothétique cruedu siècle (voir aussi médaillon 78).

N°90B : Au pied de Rome le Tibre, qui est accompagné d’une louve et desjumeaux fondateurs de l’empire romain, Romulus et Remus. Comme l’indique le nom de la salle, c’était autrefois une cour ou un jardin, attenant aux appartements d’Anne d’Autriche. Pour le reste, voir 90A.

No. 91 : Derrière le Tibre se trouve un escalier, la plaquette 91 se situe sur la volée de marches, au fond. Àgauche en regardant vers la Victoire de Samothrace, donc. La statue est une des pièces maitresses du musée. Elle fut découverte en 1863 par l’archéologue français Champoiseau sur l’île grecque de Samothrace. La statue célébrait probablement une victoire en mer.

Empruntons à présent les couloirs souterrainspour nous rendre de l’autre côté de la courNapoléon, dans l’aile Richelieu. Nous pouvonséventuellement passer par l’aile Sully et lasalle des Caryatides au rez-de-chaussée pourvoir d’où partit le massacre de la Saint-Barthélemy. Puis entrons dans le hall centraldirection Richelieu. Profitez-en pour jeter uncoup d’œil depuis la galerie à travers le toit deverre. Les façades offrent un beau spectacle.

N°95 : Depuis le hall d’accès, prendre lepremier couloir à droite. Escalators

Le médaillon n°91 se trouve à proximité de la célèbreVictoire de Samothrace.

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N°97A : Au milieu de la sortie du passageRichelieu. À trois mètres desdoubles grilles.

N°97B : Un peu plus à gauche sur le trottoir, près du passage piéton. Je ne vois rien. Juste une petite borne de la Méridienne verte.

N°98 : En face, place Colette, entre la bouche de métro et le réverbère.Hélas, l’asphalte a été renouvelé.

La romancière Colette (1873-1954), qu’ona honorée en donnant son nom à uneplace, est un cas à part dans l’histoire dela littérature française. Arrêtons-nousquelques instants sur sa vie sulfureuse etson œuvre originale.

Colette la scandaleuse

J eune fille, Gabrielle Colette épousaen 1893 le journaliste Willy, quifréquentait le Tout-Paris littéraire etjournalistique ainsi que de nombreuses

dames en dehors de chez lui. Willy poussa sajeune épouse à écrire ses souvenirs d’école etles publia sous son propre nom. Le premierlivre, Claudine à l’école, fut le début d’unelongue série très réussie, devenue presquelégendaire, qui continuait à paraître sous lenom de Willy.Mais le « Soleil d’or », comme la nommait samère, s’émancipait. Elle se mit à écrire sousson propre nom, et à partir de 1905 elleentretint même ouvertement des relationsavec une autre femme. Elle se sépara deWilly. Colette avait acquis une notoriété deromancière talentueuse sous son proprenom. Pour gagner de l’argent, elle dansait entenue légère pour le même public qui fut sicharmé par Mata Hari. Un parfum de non-conformisme et de scandale l’entourait. Plustard, Colette sera aussi actrice dans sespropres pièces. C’est la raison pour laquelle

Regnaudin (1622-1706), Saturne enlevant Cybèle. Cette statue était jadis destinée au parc de Versailles.

N°96B : Descendre l’escalier, le médaillon est juste en face, dans le passage vers la cour Marly. Voilà pour les médaillons dans le Louvre.

Quitter le Louvre par le passage Richelieuentre la pyramide et la rue de Rivoli. Vousdéboucherez juste en face de la station demétro Palais Royal-Musée du Louvre. Maisavant, grâce aux hautes fenêtres de ce pas-sage, jetez un dernier regard à l’intérieur duLouvre.Il y a une halte très agréable ici, Le café Marly(entrée à gauche du passage Richelieu). C’estun de ces endroits parisiens où l’on aime semontrer, où la terrasse offre une vueimprenable et – ô miracle –, on a su jusqu’àprésent y maintenir une qualité tout à faitacceptable. Un piège à touristes convenabledonc.

Le café Marly se situe dans un endroit unique, aucour du Louvre, sous ses arcades et en face de lagrande pyramide.

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[Parcours]N°99 : Traverser diagonalement la place

en allant vers la gauche, puistraverser la rue. À gauche du Conseil d’État, à quatre mètres à droite du panneau « Rue Saint-Honoré », pilesous la dernière colonne à gauche.Un trou rond et une borne de la Méridienne verte.

N°100 : À droite en tournant à l’angle. Voilà le centième médaillon sous une des tables de la terrasse du Nemours, entre la quatrième et la cinquième colonne en partant de l’angle qui porte le panneau« Galerie de Nemours ».

N°101 : À droite au niveau du passage près du panneau « Domaine national du palais Royal », à gauche de la vitrine de la boutique de souvenirs Noxa.

N°102 : Au milieu du passage, à hauteurde l’entrée de service (à droite) de la Comédie-Française.

La cour d’honneur derrière le Conseil d’État,à droite de la Comédie-Française donc, est

on la surnomme la Mistinguett de la littératurefrançaise, d’après l’artiste de variété mon-dialement célèbre dans l’entre-deux-guerres.

Un écrivain à succèsLa romancière et journaliste épousa en 1911l’homme dont elle attendait un enfant, sonrédacteur en chef Henry de Jouvenel. Cedernier avait déjà un fils, Bertrand. Plus dedix ans après, elle publia son meilleurroman, Chéri, qui sera par la suite adapté authéâtre. Puis elle quitta le père pour son filsBertrand. Elle avait alors cinquante-et-unans, lui en avait vingt. Une année plus tôt,elle signa pour la première fois un livre de lasérie Claudine (La maison de Claudine) deson propre nom.En 1927, elle s’installa dans un appartementau 9, rue de Beaujolais, au nord du jardin duPalais-Royal. Trois années plus tard, leplancher céda et elle habita pendant cinqans à l’hôtel Claridge sur les Champs-Élysées. Elle était extrêmement productive.Elle écrivit un autre livre célèbre, Le Blé enHerbe. Elle vécut avec le Hollandais MauriceGoudeket, lui aussi beaucoup plus jeunequ’elle. Elle ouvrit avec lui un salon debeauté, rue de Miromesnil. L’entreprise futun échec. Goudeket, qui était juif, fut arrêtépendant la guerre et interné à Drancy enattendant d’être déporté. Grâce à sesrelations, Colette le fit libérer et éviter ladéportation. En 1945, elle fut la premièrefemme à être élue membre de l’académieGoncourt, qui décerne le plus importantprix littéraire de France. Elle fut aussi lapremière romancière à recevoir desfunérailles nationales en 1954. Le curé duquartier avait d’ailleurs refusé d’y prendrepart. Elle était trop pécheresse pourl’église. Ce qui a évidemment contribué àsa notoriété. En 1955, Maurice Goudeketpublia ses souvenirs de ses années avecColette sous le titre Près de Colette. La terrasse du Nemours.

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Je ne peux que vous recommander unesoirée à la Comédie-Française : lesacteurs sont généralement excellents, toutcomme les mises en scène ; les traditionssont authentiques. Nous sommes conscientsd’être ici dans un foyer de la culture, peut-être même de l’identité française.

La comédie ou l’art du diableLa Comédie-Française à proprement parlern’a jamais été la « Maison de Molière », con-trairement à ce qu’on cherche souvent àfaire croire. Le plus grand dramaturge

La Comédie-Française est au théâtrece que l’Académie française est à lalangue. On y joue en premier lieules classiques du répertoire français

(Molière, Corneille, Racine, Marivaux, DeMusset), mais aussi des pièces beaucoupplus récentes. Ces dernières doiventcependant avoir connu leur première aumoins dix ans plus tôt et être écrites par desauteurs français. On peut aussi jouer despièces d’auteurs étrangers à une condition :que les heureux élus ne fassent plus partiedu monde des vivants.

cette manifestation de l’art contemporainqu’ils considéraient comme une violationdu cadre historique. Le successeur deJack Lang voulut s’en débarrasser, mais ladestruction s’annonça trop onéreuse.D’autant plus que la femme d’un ministreami prit la défense de Buren. Les colonnespurent donc rester, mais continuent àcréer la controverse.

N°103 : Sous la rangée de colonnes de gauche (clin d’œil adressé à Buren), la plaquette se situe contre la fenêtre de la cantine de la Comédie-Française, après la deuxième colonne.

Vous avez rejoint la Comédie-Françaisefondée en 1680. Elle s’élève ici, au cœurdu Palais-Royal, depuis 1799. On raconteévidemment beaucoup d’histoires sur uneinstitution aussi respectable que laComédie-Française, sur les rivalitésacharnées, les tragédiennes adorées, lesfavoris du roi, les conflits politiques, leséternels règlements de compte et lespetits mensonges qui préservent lalégende.

la cour où se dressent les colonnes quelquepeu postmodernes de Daniel Buren, initiale-ment si contestées. L’artiste imagina etinstalla ces colonnes à la demande duministre de la Culture de l’époque, JackLang, dont le bureau côté est donnait surla cour. Les voitures qui s’y garaient danstous les sens le dérangeaient. Nombreuxfurent ceux qui préféraient les voitures à

Le médaillon 103.

Il était une fois la Comédie-Française

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français de tous les temps mourut en 1673 ;son mécène Louis XIV ne signa le décret quidécida de la fondation de la Société desComédiens français, appelée communé-ment Comédie-Française, que le 21 octobre1680. La Comédie n’est pas un théâtre, maisune compagnie qui a joué dans les salles lesplus diverses. Les premières années, elleparcourut Paris à la recherche de locauxadaptés. Mais dès que la Comédie voulaits’installer dans telle ou telle paroisse, le curéconcerné protestait avec véhémence : lacomédie, c’était l’art du diable. Lorsqu’uneactrice célèbre, Adrienne Lecouvreur, con-temporaine et amie de Voltaire, vint àmourir à l’âge de trente-huit ans, le curégarda fermées les portes de Saint-Sulpice :on lui refusa un enterrement religieux carelle n’avait pas renié son métier à temps.Voltaire a par la suite décrit comment soncorps fut enterré en catimini quelque partau bord de la Seine en pleine nuit, et il luidédia un poème distribué sous le manteau.

« Que direz-vous, race future,Lorsque vous apprendrez la flétrissante injure

Qu’à ces arts désolés font des hommes cruels ? Ils privent de la sépulture Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels. »

Molière, le patron des comédiens françaisCe n’est qu’en 1799 que la compagnies’installa définitivement dans l’ancienThéâtre du Palais-Royal, appelé par lasuite Théâtre français ou plus simplementLe Français. C’est là, au Français, queMolière a souvent joué avec sa propretroupe. Lors d’une représentation du Maladeimaginaire (il jouait le rôle d’Argan), il fit unmalaise qui devait l’emporter quelques joursplus tard, à son domicile de la rue deRichelieu voisine. Il n’est donc pas mort surscène comme le veut la légende, ni dans lefauteuil qui servait dans la pièce, conservécomme une relique et exposé dans le hall duthéâtre. Mais, c’est vrai, il s’en fallut de peu.La Comédie-Française est donc l’occupantpermanent du Théâtre français comme lefurent Molière et sa troupe du roi. Dans la

Entrée de la Comédie Française, place Colette

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écrivit : « Sa Majesté a ordonné et ordonnequ’à l’avenir lesdites deux troupes deComédiens français seront réunies pour neplus faire qu’une seule et même troupe quisera composée des acteurs et actrices dontla liste sera arrêtée par Sa Majesté. Pourleur donner moyen de se perfectionner deplus en plus, Sa Majesté veut que laditeseule troupe puisse représenter lescomédies dans Paris, faisant défenses àtous autres Comédiens français de s’établirdans la ville et faubourgs de Paris, sansordre exprès de Sa Majesté ».

Émile Fabre, directeur de 1915 à 1936,résuma l’ingérence royale comme suit : « Enfait, la Société n’a plus de droits ; elle estdans la main du gouvernement. Qu’on leveuille ou non, la Compagnie, dès sa fondation,a porté la marque de sa servitude ». Après la période d’excitation révolutionnaire,l’empereur Napoléon lança un oukase, ledécret de Moscou (l’empereur se trouvaitalors en Russie et ne savait pas encore cequi l’attendait à la Bérézina). Dans son livreLa Comédie-Française, Patrick Devaux écrit :« Le décret de 1812 porte nettement lecaractère d’un despotisme omniprésent et[…] met quelque peu à mal les libertéscorporatives de la Comédie. C’était sansdoute le prix à payer pour la faveur dontelle allait jouir sous l’Empire ».

La situation n’a pas beaucoup changé. Ledirecteur de la Comédie-Française, offi-ciellement son administrateur, continue àêtre nommé par le chef d’État, donc de nosjours par le président de la République.Comme le président français est élu au suf-frage direct et représente donc un courantpolitique, il s’agit souvent d’une nominationhautement politisée. Les paroles de Richelieusont toujours d’actualité : « Les Lettres sedirigent comme le reste, il est bon qu’ellessoient soumises à l’autorité publique ».

bouche du peuple, le Français est depuisdevenu la Comédie-Française et poursimplifier la « maison de Molière ». C’estune question de subtilité parisienne !Dans les guides et les livres recensant lesmonuments historiques, la Comédie-Française fait souvent défaut, il faut alorschercher à Théâtre français.

Sous la coupe des autoritésLa fondation de la Société des Comédiensfrançais en 1680 était la phase finale d’unprocessus de fusionnement de différentescompagnies qui se produisaient dans lacapitale. Le roi souhaitait renforcer le rôlecentralisant du gouvernement sur tous lesplans, militaire, administratif, politique,sans oublier le domaine si sensible de laculture. Dans l’acte de fondation, Louis XIV

Molière fit un malaise lors de la représentation duMalade imaginaire (dessin de Moreau le Jeune).

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Les sociétaires et les pensionnairesÊtre comédien ou comédienne à laComédie-Française, c’est appartenir à uneélite, et à une tradition pluriséculaire.Matériellement, votre confort est assuré,mais votre liberté de mouvement s’en trouveréduite. On ne peut guère d’adonner à desexpériences novatrices, la Comédie reposesur l’ordre établi. Comme son nom officiell’indique, la compagnie est une société.Les principaux comédiens sont action-naires et participent aux bénéfices. Lessociétaires désignent leurs pairs.Terminé le temps du privilège royal !Après la fondation, on cessa relativementvite de se préoccuper des souhaits du roien matière de nouveaux acteurs. On disaittout simplement que les caisses étaientvides et qu’il n’y avait donc plus d’argentpour engager les protégés de Sa Majesté.Celle-ci décida alors de payer les comédiens,et sans doute surtout les comédiennes, de sapoche. On ne pouvait donc plus les refuser.Cependant, ils ne devenaient pas sociétaires,mais pensionnaires. Cette distinction existe toujours. Aujourd’hui,un pensionnaire est engagé, après audition,pour deux ans au maximum. Une fois par an,un comité d’administration composé de huitsociétaires plus l’administrateur déterminequel pensionnaire sera engagé ou pourraêtre promu sociétaire. Il arrive aussi que soncontrat ne soit pas renouvelé.Un sociétaire reçoit un contrat pour dixans, plus trois douzièmes d’une action. Il ya trente-deux actions au total, toutes sontsous divisées en douzièmes. Le comitédécide si, au bout d’un certain temps, unsociétaire doit en avoir plus. Lorsqu’unsociétaire veut quitter la Comédie avant leterme de son contrat, il paie une sommede rachat. Au bout de dix ans, les contrats

sont renouvelés à chaque fois pour unedurée de cinq ans, et au bout de trente anspour une durée d’un an seulement. Àchaque terme, le comité peut décider demettre fin à la collaboration. Un comédienou une comédienne peut demander uncongé pour jouer ailleurs. À Paris, cela nepeut être que dans un autre théâtre national(donc pas dans le circuit indépendant) oudans un film.

Beaumarchais à la ComédieDurant un siècle, la royauté française s’estdivertie avec la Comédie. Plus tard,Napoléon fut lui aussi un grand amateurde théâtre, il occupa sa loge impérialedeux cent soixante-dix fois. Sa famille etles hauts fonctionnaires étaient supposésen faire autant. Le théâtre devenait un

Admirez sur la façade de la bâtisse les nombreuxbas-reliefs représentant d’illustres dramaturges (enphoto : le portrait de Molière).

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la révolution en action. » Rien d’extraordinaireà ce que Louis XVI ait d’abord voulu lire lapièce de Beaumarchais, c’était mêmemonnaie courante. Jusqu’en 1914, le ministèrede l’Intérieur décidait quelles pièces pouvaientou non se jouer. Aussi la relation de laComédie-Française avec le gouvernementtourne-t-elle systématiquement autour de laquestion « Qui siège au Comité de Lecture ? »Ce comité avait une importance capitale, car ilproposait les pièces à jouer.

La jeunesse de TalmaTout comme l’église catholique estimaitqu’une actrice péchait autant que n’importequelle traînée, les comédiens ne jouissaientgénéralement pas de droits citoyens, pourautant qu’il y en ait. Ils dépendaient de labonté du roi. Le comte Honoré GabrielRiqueti de Mirabeau (1749-1791), membreprogressif des États généraux de 1789,réformateur mesuré, défenseur d’unemonarchie constitutionnelle et grand orateur,réclama les mêmes droits de citoyenneté« pour les juifs, les protestants et lesacteurs » que pour tous les autres. Ce futchose faite en décembre 1789.Grâce à la Révolution, la Comédie-Française put également se renouveler,surtout grâce au jeu du jeune pensionnaireFrançois Joseph Talma (1763-1826), né àParis mais fils d’un dentiste d’originefrisonne. Dans Brutus de Voltaire, le tragédienmonta sur scène jambes nues, les cheveuxcourts et vêtu d’une simple toge classique. Lamode de l’époque étant au pathos et auxmises en scène surchargées, ce fut unerévolution en soi. Une célèbre comédienned’un certain âge s’écria : « Voyez doncTalma, qu'il est laid ! Il a l'air d'une statueantique ».D’un coup, Talma devint populaire, et il saisitle pouvoir. Ici comme ailleurs, on vit l’abolitiondes privilèges et du favoritisme qui continuaient

endroit où il fallait faire acte de présence ;l’utilité administrative l’emportait de loinsur le plaisir dramatique.Il arrivait que la Comédie-Française semontre presque rebelle, comme quand ellejoua les pièces de Pierre Augustin Caronde Beaumarchais (1732-1799), Le barbierde Séville (1775) et La folle journée ou Lemariage de Figaro (1784). Toutes étaientdes critiques hardies de la sociétéfrançaise et surtout de la place qu’y occupaitla noblesse. Le révolutionnaire Dantondéclara même : « Figaro a tué la noblesse ».Lorsque Beaumarchais voulut faire jouerson Figaro, le roi Louis XVI exigea de le lired’abord. « C'est détestable, cela ne serajamais joué : il faudrait détruire la Bastillepour que la représentation de cette pièce nefût pas une inconséquence dangereuse. Cethomme déjoue tout ce qu'il faut respecterdans un gouvernement » déclara-t-il. Àquelques années de la Révolution de1789, ce furent en quelque sorte desparoles prophétiques.Un comte plus ou moins dissident, lecomte de Vaudreuil, fit jouer la pièce dansson domaine privé de Gennevilliers dansl’actuelle banlieue, ce qui finit évidemmentpar se savoir, provoquant tumulte et sensation.Sur l’insistance de nombreuses personnalités,le roi céda. La pièce déjà si contestée devint unénorme succès. Les sociétaires purentcompter sur une grosse part de bénéfice ; pourla première fois un écrivain faisait fortune grâceà une pièce. Beaumarchais toucha quarantemille francs de droits, ce qui était alors unesomme colossale. Le roi et ses noblesprivilégiés souffraient de gros dégâts poli-tiques. Napoléon estimerait quelques décen-nies plus tard en homme d’État chevronné :« Sous mon règne un tel homme eût étéenfermé à Bicêtre. On eût crié à l’arbitraire,mais quel service c’eût été rendre à lasociété !... Le Mariage de Figaro, c’est déjà

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(1793), Odéon (1797) et Théâtre del’Impératrice (sous Napoléon). Ce qui était leThéâtre du Palais-Royal devint le Théâtre de laLiberté et de l’Égalité puis Théâtre de laRépublique. Avant son arrestation, le roi semontra une fois à l’Odéon avec son épouse, ilsboudèrent les dissidents de la rive droite.

Le théâtre sous la RévolutionLe régime révolutionnaire renforçait constam-ment la censure. Il fallait supprimer despassages dans les pièces classiques,même celles de Molière. Les jacobins fana-tiques – à l’origine de la Terreur – considéraientde plus en plus les représentations au Théâtrede l’Égalité comme des provocations. LeThéâtre de l’Odéon fut fermé et ses acteursarrêtés. Collot d’Herbois, comédien raté etauteur aigri d’après Patrick Devaux dansLa Comédie-Française, était chargé desaffaires de théâtre en tant que membreexécutif du Comité de salut public. Il apposaitla lettre G sur les papiers de ceux qui ne luiétaient pas agréables. G pour guillotine.Ce même Comité comptait un autre acteurdans ses rangs, Charles-Hippolyte Delpeuchde Labussière. Ce dernier était chargé derassembler des preuves. Aussi rusé quecourageux, il parvint à créer le désordre.De manière inexplicable, les dossiersétaient incomplets ou inexacts, des papiers

par exemple à attribuer à de très vieux acteursles rôles de jeune premier. Il était ainsi arrivéque le chevalier si jeune et impétueux sur lepapier, doive sur scène s’appuyer sur deuxécuyers chaque fois qu’il se jetait à genouxdevant sa dame. L’acteur qui jouait le rôle étaitsi âgé qu’il menaçait de perdre son équilibre ouson souffle quand il devait se relever, avec unélan juvénile de préférence.

L’ordre établi est menacéLes collègues menacés n’appréciaient pascette attaque contre l’ordre établi. Lareprésentation de Charles IX de Marie-Joseph de Chénier, une attaque violentecontre le rôle de la monarchie et de l’églisecatholique dans la funeste nuit de la Saint-Barthélemy (voir aussi le chapitre « Le palaisdu Louvre »), leur fournit l’excuse pour mettreTalma à la porte. La pièce était une poudrièrepolitique. Sous la pression du peuple, le roivenait de quitter Versailles pour revenir dansson palais des Tuileries, et cette dure critiquede ses ancêtres était donc un défi direct lancécontre le monarque et son pouvoir absolutistetoujours en vigueur. Danton finissait ainsi saphrase que nous avons citée plus haut : « SiFigaro a tué la noblesse, Charles IX tuera laroyauté ». Mais la goutte qui fit surtout déborder le vasepour une partie des sociétaires, ce fut que lejeune Talma s’attribua le rôle principal quandun comédien plus âgé déclara forfait. Ilsvotèrent son renvoi. Le maire révolutionnairede Paris, Bailly, menaça alors de fermer lesthéâtres si les représentations avec Talma nereprenaient pas leur cours. Talma revint. Lerésultat fut un schisme : une partie des socié-taires traversa la Seine et s’installa dans cequi est aujourd’hui le Théâtre de l’Europe(Odéon), et qui s’appela alors successivement,au rythme des changements politiques :Théâtre français (1782), Théâtre de la Nation(1789), Théâtre de l’Égalité, section Marat

Jean-Sylvain Bailly, maire de Paris depuis juillet1789, apporta son soutien au jeune Talma.

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national. Lors du siège de Paris par lesPrussiens de Bismarck en 1870, ce futMadame Agar qui fit vibrer les foules enrépétant la Marseillaise quarante-quatre foisen une seule soirée. Comme si cela com-pensait le manque d’armes et de nourriture.Et de tous temps, il y avait bien sûr lesmessieurs, blottis dans l’obscurité de leurloge, qui développaient des passionssecrètes pour ces beautés sur la scène. Ilslouaient leurs charmes, et parfois payaientpour les posséder. Certaines tragédiennesétaient des légendes vivantes, elles lerestèrent après leur mort.

La Clairon et Rachel,deux actrices pharesParmi elles, Claire-Joseph Leiris dite LaClairon (1723-1803). Elle disait d’elle-mêmequ’elle apprenait aussi facilement les secretsdu plaisir sensuel que les répliques dethéâtre. Elle devint ainsi célèbre à plusieurségards : « Paris m’a adorée, j’ai régné enBavière, j’ai traversé les guerres, lesrévolutions. J’ai connu la misère, la honte,la souffrance, la maladie. J’ai fréquentébeaucoup d’hommes et quelques femmes,j’ai partagé les secrets de leur vie ». Il y aquelques années, Edwige Feuillère, elle-même sociétaire connue de la Comédie, aconsacré une biographie romancée à LaClairon. Elle nous apprend, entre autreschoses, que cinq ans après l’entrée envigueur du calendrier républicain, elle neconnaissait toujours pas les nouveaux moiset jours par cœur. Feuillère la décrit commelibertine et chaste à la fois, âpre au gain etgénéreuse, actrice et sincère, sanspréjugés ni illusions. Libre, réaliste et intel-ligente, La Clairon était une femme de notretemps. Le livre est intéressant, parce qu’ildonne une idée de la vie de cette femmedans son époque, louvoyant entre la scène

disparaissaient pour être retrouvésailleurs. D’incessants ajournements enrésultaient. C’est ainsi qu’il sauva sescamarades dont l’infinie gratitude ne s’exprimaqu’en 1803 à travers un spectacle de charitéau profit de leur sauveur qui vivait dans unemisère noire.En 1799, un incendie éclata à l’Odéon, laTerreur avait pris fin quatre ans plus tôt,l’heure était à la réconciliation. La compagniedivisée en deux camps fut réunie par lenouveau régime et Talma psalmodia : « QuelleJérusalem nouvelle sort du fond du tombeaubrillante de clarté ? » La question étaitrhétorique ; la Comédie-Française renaissaitde ses cendres. La troupe renouvelée attaquaavec Le Cid de Corneille, et depuis ce jour-là,elle n’a plus quitté le Théâtre français.

Le beau rôle des actricesMis à part le célèbre Talma, considéré enson temps comme un grand innovateur dra-matique, ce sont surtout les actrices de laComédie-Française qui ont accédé à unerenommée éternelle. Les femmes tenaientles premiers rôles dans les tragédies, ungenre considéré comme supérieur auxcomédies. Elles s’étaient spécialisées dansces pièces pleines de destinées inélucta-bles, de dénouements dramatiques et derésistances désespérées aux puissancessupérieures. Elles étaient des tragédiennesqui n’avaient pas leur pareil pour incarner ledrame, ce qui ne pouvait se faire sans lesvibrations infinies d’un trémolo dans la voix.Du pathos, du pathos et encore du pathos,apparemment le public ne s’en lassait pas.Aussi ce sont à elles que l’on faisait appeldans les temps difficiles de guerre ou derévolution, pour déclamer la Marseillaise.Rachel, la plus célèbre de toutes, remplissaitles salles dans la période révolutionnaire de1848, avec son interprétation de l’hymne

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sous le général de Gaulle, tenta de renforcerson emprise sur la compagnie en voulantnommer tous les membres de la direction.Les réactions furent vives, Malraux duts’avouer vaincu. Il y a quelques annéesseulement, quand le pouvoir passa de lagauche à la droite, la nomination de l’admin-istrateur souleva l’inquiétude publique. Lenouveau gouvernement était lui aussiattaché aux symboles, et la Comédie-Française en fait certainement partie. On ne lalaisse pas à n’importe quel homme de théâtre

sans attaches politiques. La Comédie-Française ne se porte

pas plus mal. On a construit,restauré, agrandi. Le petitThéâtre du Vieux-Colombier,connu pour nombre d’expéri-

mentations osées, a été entière-ment rénové et attribué à la

Comédie-Française, de sorte que lesgardiens du répertoire peuvent se lancerdans des aventures théâtrales sans mêmesortir de chez eux.

[Parcours]N°104 : En tournant l’angle à gauche

sous le péristyle de Chartres, le médaillon se situe sous la fenêtre de la cantine. À droite, le jardin du Palais-Royal.

N°105 : Devant la boutique de pipes, À l’Oriental.

Majestueux et élégant, le jardin du Palais-Royal offre au promeneur un havre de calmeen plein Paris, avec ses allées de tilleuls, sesparterres abondamment fleuris et sesbassins. Il occupe le coeur d'un ensembleharmonieux constitué par le Palais-Royal enlui-même et ses trois galeries qui abritentcommerces, fabricants de médailles etboutiques de mode.

et la chambre, entre ce qui était interdit etce qui était à peine toléré.Rachel (1821-1858) n’avait rien à envierà La Clairon. Elle la battait même peut-être en étant morte si jeune. C’était unevéritable diva, qui donnait bien du fil àretordre aux directeurs. Elle fut la sociétairequi s’était vu attribuer de loin le plus dedouzièmes de l’histoire de la Comédie. Elleavait droit à de longs congés pour jouerailleurs, ce qui nuisait aux finances de laComédie. Elle faisait aussi ce qu’elle voulaitdes hommes. Napoléon III l’adorait.Victor Hugo estimait qu’elle avait « fait de Corneille et de Racinedes génies contemporains etpleins d’actualité ». Le dramaturgerenommé, Alfred de Musset,faillit se laisser déborder par sontalent poétique lorsqu’il se hasardaà lui consacrer sa plume : « Forted'instinct, ignorante, vraie princessebohémienne, une pincée de cendre où il y aune étincelle sacrée. Il faut nécessairementreconnaître là une faculté divinatoire, inexpli-cable, et qui ressemble à ce qu’on appelleune révélation. Tel est le caractère du génie ».Comme tant d’autres célébrités, Rachel estenterrée au Père-Lachaise. On raconte quependant des années, de jeunes acteursdébutants se sont rassemblés sur sa tombe.Ils y déclamaient les pièces qu’elle avaitjouées avec tant de succès, dans l’espoirque son talent rejaillirait sur eux.Sarah Bernhardt, qui allait acquérir une tellerenommée, ne fut jamais très attachée à laComédie-Française. Elle n’y est restée quequelques années. Elle avait d’autres ambitions,et surtout, une grande soif de liberté.

Malraux désavouéLa dernière grande crise entre le gouvernementet la Comédie-Française date de 1959,lorsqu’André Malraux, ministre de la Culture

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Je n’ai pas pu établir où se trouvait précisémentce canon à cette époque car, comme je l’ai dit,le méridien ne fait qu’effleurer le jardin. Donc sile canon était posé exactement sur le méridien,il devait se trouver quelque part entre lesmédaillons 103 et 105. Ce n’était en tout caspas un endroit très logique, car en 1799 lecanon fut déplacé vers la pelouse au centre duparc, devant le premier pavillon, juste derrièreles bancs. C’est là qu’on pouvait le voir, il y aquelques années encore. Il fallait bien regarder,moi-même j’ai cru au prime abord qu’ils’agissait d’un vieux dispositif d’arrosage.Heureusement, un panneau d’information dansla haie, à droite du pavillon, balaya mes doutes.Jusqu’en 1914, le coup de canon retentissaittous les jours, à la satisfaction de tous. Bénisoit le sieur Rousseau. L’excès de détonationsdans les années de guerre qui suivirent eutapparemment pour conséquence qu’on n’étaitplus très demandeur d’un coup de midi.Monsieur Rousseau avait prévenu : le canonne marquerait que les heures heureuses. En1990, le coup de canon quotidien fut rétabli, lebonheur revint, grâce à un sponsor entreautres, le sieur Vuitton, qui fait négoce debagages. Or, depuis, le canon a encoredisparu de manière inexpliquée et la belletradition a une nouvelle fois pris fin. Mais ilreste le panneau explicatif.

U ne de ces boutiques qui bordaientle jardin se fit remarquer, ouplutôt son propriétaire. Un certainmonsieur Rousseau, horloger de

son métier, fut obsédé dès 1786 par l’idéequ’un méridien traversait sa boutique. Il fallaitun peu d’imagination pour y croire, car si l’onsuit les calculs du monument de Dibbets, laligne longitudinale passe très vite à gauchedu jardin sur la rue de Montpensier et la ruede Richelieu. Peut-être monsieur Rousseauavait-il une vision plus large du méridien ?Quoi qu’il en fût, il posa un petit canon sur laligne. Exactement dans le sens de la longueur.L’engin était très ingénieux. Il comportait uneloupe orientée de telle façon que le soleil faisaitexploser la poudre à midi pile. Boum ! Il étaitmidi, chacun pouvait régler sa montre !

Coups de canon jusqu’en 1914Il n’y avait pas toujours du soleil, mais l’horlogeravait tout prévu. Sur le canon, il fit graver cetteinscription latine : « Horas non numero nisiserenas » (« Je ne compte que les heuresheureuses »). Le sieur Rousseau fut considérécomme un bienfaiteur de l’humanité, et soncommerce au n°95 de la galerie du Beaujolaisen récolta les bénéfices.

Le jardin du Palais-Royal

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d’être noble. Son nouveau nom fut PhilippeÉgalité et il vota pour la décapitation de soncousin Louis XVI. Cela ne lui aura guère profité.Noble un jour, noble toujours, il fut lui aussimené à l’échafaud. Son vote lui est toujours reproché par leslégitimistes, des monarchistes qui souhaitentrevoir un Bourbon sur le trône de France alorsque le prétendant, le comte de Paris, est unOrléans. Par ailleurs, un Canadien d’originenéerlandaise prétend être encore plus Bourbonque le candidat des légitimistes, puisqu’il seraitun descendant direct de Louis XVII. Le jeune filsdu roi décapité se serait évadé de façonmystérieuse, aurait rallié les Pays-Bas et, sil’on en croit une pierre tombale à Delft, c’estlà qu’il serait enterré. Le Canadien, agentimmobilier de son métier, souhaite lui aussifaire valoir son droit au trône français, indépen-damment bien sûr de savoir si ce trône estdisponible. Pour les monarchistes, cela n’estqu’affaire de patience. Accessoirement,

Architectures des XVIIe et XVIIIe sièclesLes bâtiments autour du jardin sont un belexemple de la promotion immobilière de laseconde moitié du XVIIIe siècle. Philippe, ducd’Orléans, cousin de Louis XVI, y fit construiredes immeubles avec des galeries de boutiquescôté parc. C’était un homme au train de viecoûteux, qui s’assura ainsi des revenusconfortables. Deux grands incendies del’Opéra voisin, en 1763 et en 1781, rendirentde toute façon nécessaire de construire à neuf.La construction du Théâtre français, qui abritela Comédie-Française, a été lancée en 1781.Dans les galeries s’installèrent des commerces,surtout des restaurants et des bistrots. Uneboutique de la largeur d’une arche de la galerie,avec l’étage au-dessus pour servir de logementou d’entrepôt, devait rapporter cinq mille livres,ce qui équivaut presque à que ce qu’on endemande aujourd’hui.Le bâtiment du Conseil d’État était à l’origineun palais que le cardinal Richelieu destinaità son usage personnel. Il demanda à l’archi-tecte Jacques le Mercier d’en faire unerésidence modeste, moins le palais d’unpuissant ecclésiastique que celui d’un simplediplomate. Il mourut le 4 décembre 1642sans jamais avoir vécu dans le palaisCardinal qu’il légua à la famille royale. Celle-ci s’y installa pour quelques années dans lajeunesse de Louis XIV. D’où le nom de palaisRoyal. Le Roi Soleil en fit cadeau à son frère,Philippe, duc d’Orléans, ancêtre de l’autrePhilippe d’Orléans.

Le palais pendant la RévolutionÀ la Révolution, le palais fut rebaptisé PalaisÉgalité. Son propriétaire se rangea du côté desrévolutionnaires, siégea même à la Convention,l’assemblée révolutionnaire, et cessa donc

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qui grouillaient sous ce hangar impudique,effronté, plein de gazouillements et d'unegaieté folle, où, depuis la Révolution de1789 jusqu'à la Révolution de 1830, il s'estfait d'immenses affaires. […] Il n'y avait làque des libraires, de la poésie, de la politiqueet de la prose, des marchandes de modes,enfin des filles de joie qui venaient seule-ment le soir. […] Le matin, jusqu'à deuxheures après midi, les Galeries de Bois [àl’emplacement actuel de la Galeried’Orléans] étaient muettes, sombres etdésertes. Les marchands y causaientcomme chez eux. Le rendez-vous que s'yest donné la population parisienne ne com-mençait que vers trois heures, à l'heure de laBourse. […] La poésie de ce terrible bazaréclatait à la tombée du jour. De toutes lesrues adjacentes allaient et venaient un grandnombre de filles qui pouvaient s'y promenersans rétribution. De tous les points de Paris,une fille de joie accourait faire son Palais.Les Galeries de Pierre appartenaient à desmaisons privilégiées qui payaient le droitd'exposer des créatures habillées commedes princesses, entre telle ou telle arcade, età la place correspondante dans le jardin ;tandis que les Galeries de Bois étaient pourla prostitution un terrain public, le Palais parexcellence, mot qui signifiait alors le templede la prostitution. »Après les grands incendies de laCommune en 1871, les galeries en boisdisparurent définitivement. Il ne resteguère de cette époque que le restauranttrois étoiles Le Grand Véfour. Sous lesgaleries, vous ne trouvez plus que desboutiques de luxe.

[Parcours]N°106 : Continuer dans la galerie de

Chartres. Prendre le prochain passage à gauche. Quelques mètres plus loin, devant le poste d’accueil et de

des tests ADN n’ont fait que renforcer lesdoutes concernant les origines du royalagent immobilier.

Un espace de libertéLe jardin du Palais-Royal était un domaineprivé, et Philippe d’Orléans-Égalité fit en sortequ’il le resta. La police n’y avait pas accès. Lejardin devint une zone franche où tout ce queDieu et le roi interdisaient était possible. Desmodernistes politiques y discutaient et com-plotaient. Il y avait cent treize estaminets où desfemmes, certaines en partie dénudées,proposaient leurs services. Des librairies àpremière vue innocentes se révélaientfréquemment être des endroits où goûterdes jouissances toutes autres que littéraires.Il y avait parfois tant de monde dans lejardin, qu’une pomme lancée par une fenêtren’aurait pas atteint le sol, d’après un témoinde l’époque.Aux nos 57 à 60 de la galerie Montpensier sesituait le célèbre Café Foy où le soir du 13juillet 1789, Camille Desmoulins appela lepeuple à prendre la Bastille, parce que lerenvoi du ministre des Finances Neckerannonçait selon lui un massacre des patriotes.De nos jours, le jardin du Palais-Royal estun des endroits les plus beaux et les pluscalmes de Paris. Aux beaux jours, vouspouvez y déjeuner tranquillement sur unedes terrasses, en se remémorant tout cequi s’y est déroulé. Relisez donc Balzac etLes illusions perdues (1837-1843) :« Cesvitrages encrassés par la pluie et par lapoussière, ces huttes plates et couvertesde haillons au-dehors, la saleté desmurailles commencées, cet ensemble dechoses qui tenait du camp des Bohémiens,des baraques d'une foire, des constructionsprovisoires avec lesquelles on entoure àParis les monuments qu'on ne bâtit pas,cette physionomie grimaçante allaitadmirablement aux différents commerces

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Au XVIIIe siècle et surtout au début du XIXe

siècle, la rue de Richelieu était une desrues les plus cotées de la capitale, avecses boutiques chic, ses hôtels, restaurantset théâtres. Cela vaut la peine de s’arrêterun instant au n°41, devant les curieusesvitrines du magasin Gloires du Passé. Àl’angle de la rue Molière, ne manquez pasle buste du plus grand écrivain dramatiquede France. Un peu plus loin, au n°58, le monumentintellectuel par excellence : la Bibliothèquenationale avec sa salle de lecture où ilrègne une ambiance de sanctuaire. Lamajeure partie de la collection de livres aété déménagée en 1997 vers laBibliothèque François-Mitterrand, plusmoderne, sur le quai Saint-Bernard le longde la Seine. Je vous ferai grâce de toutesles polémiques, des disputes et des pétitionsen raison des tours en verre qui abritent laréserve – le verre est mauvais pour laconservation –, et je ne parlerai même

surveillance. Mais vous ne le trouverez pas : encore un médaillon qui a disparu !

N°107 : Un passage plus loin. À gaucheavant la galerie Montpensier. Tout juste encore dans le passage. Un trou, ça oui, mais pas de plaquette.

N°108: Continuer vers l’extérieur, rue de Montpensier. Près de la petite porte jaune et bleue du n°9. Un trou, pas de médaillon.

Au n°15 de la rue se trouve le passage deRichelieu d’où Restif de la Bretonne dansLes nuits de Paris aperçoit une « jeune etjolie personne » qui se faufile dans le jardindu Palais-Royal. Il la suit, l’aborde, ellerépond. Il fait trois fois le tour du jardinavec elle et, à la quatrième fois, alorsqu’elle semble l’écouter attentivement –car l’espoir fait vivre, n’est-ce pas ? – ellesort soudain la clef d’une des maisons etse glisse à l’intérieur. L’espoir s’estévanoui. Il localise l’entrée principale de lamaison en comptant à partir du Café Foy.D’après le garde suisse, il s’agit de laduchesse de *** (en français dans le texte,après tout les galants devaient se montrerdiscrets). Restif, clairement déçu, se con-sole « par l’assurance de l’honnêteté decelle avec qui je venais de causer ».Si le passage est ouvert, je vous conseillede suivre Restif sur le chemin du retour.Dibbets voulait aussi faire placer unmédaillon ici, mais il se heurta à la copro-priété. Si la porte du passage est fermée, ily a un autre passage un peu plus loin quimène au restaurant L’Incroyable.

N°109 : Se trouve sur le trottoir devantle 24, rue de Richelieu, une dépendance du ministère des Finances. Statue de Molière, rue Richelieu.

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dizaines de mètres plus loin se trouve lepassage Choiseul, qui nous offre l’occasionde citer quelques noms bien connus. Auxnos 27-31 se trouvait jusqu’en 1910 la maisond’édition d’Alphonse Lemerre, chez qui PaulVerlaine publia ses premiers poèmes. Plusloin, l’entrée du Théâtre des Bouffes-Parisiens, exploitée durant des années etavec beaucoup de succès par le compositeurd’opérettes Jacques Offenbach. Ses spectaclesétaient incontournables. Les souverains del’Europe entière venaient y assister. MêmeBismarck s’y rendit quand Napoléon III l’invitaà Paris pour un grand défilé à l’occasion del’exposition universelle de 1867. Trois annéesdonc avant la guerre franco-prussienne et lachute de Napoléon III. Il faut dire que la pièceprésentée La grande-duchesse de Gerolsteinétait une satire des pratiques dans lesnombreux petits royaumes allemands dontle chancelier de fer voulait tant se débar-rasser. Le tsar de Russie était égalementcurieux, car la rumeur voulait que la piècese moquât des excès romantiques de feula tsarine Catherine. Le tsar le prit bien,parce qu’il était semble-t-il totalement sub-jugué par le rôle-titre, interprétée parHortense Schneider. Cette dernière avaitdéjà tourné la tête au khédive d’Egypte.Dès lors, rien d’étonnant à ce qu’ellemenaça régulièrement Offenbach de partirs’il n’augmentait pas ses gages. Parailleurs, cette opérette, une des quatre-vingt-dix écrites par Offenbach (quatre paran), fut jouée au Théâtre des Variétés quidonne sur le passage des Panoramas.Celui-ci est tout près, et il vaut le détour.L’accès se trouve au 10, rue Saint-Marc.

Mais d’abord, poursuivons dans le passageChoiseul. En face des Bouffes-Parisiens, aun°64, se trouve la boutique avec apparte-ment où Louis-Ferdinand Céline passason enfance misérable telle qu’il l’adécrite dans Mort à crédit.

pas de toutes les grèves du personneldénonçant les défaillances dans le systèmeinformatique supposé acheminer les livresvers les banques de prêt en un tempsrecord. Mais sachez que bien des pages dejournaux ont été noircies sur ce sujet ! Au n°61 un panneau nous apprend queStendhal rédigea ici, entre 1822 et 1823,Les Promenades dans Rome, et aussi etsurtout son célèbre Le Rouge et le Noir. Aun°63, au Grand Hôtel de Malte, a logéSimon Bolivar, le libérateur du Venezuela,en 1806. Peut-être y verrons-nous un jourChavez !Continuez un instant jusqu’à la jolieplace Louvois qui a des choses intéres-santes à partager avec nous. Non pascette fontaine monumentale de 1844ornée de dames replètes qui symbolisentles fleuves Seine, Garonne, Loire etSaône. Non, autrefois se dressait ici undes huit opéras que Paris comptait alors.En 1794 y eut lieu la première parisiennede La Flûte enchantée de Mozart.Napoléon Bonaparte venait y assister à uneexécution de Die Schöpfung de Haydn, laveille de Noël 1800, lorsqu’il fut pris pourcible d’un attentat (raté) un peu plus loin. Le13 février 1820, le Duc de Berry futmortellement poignardé juste devant laporte en sortant après une représentationdu Carnaval de Venise. L’agresseurespérait ainsi mettre fin à la dynastie desBourbon. L’opéra fut ensuite rasé pour yconstruire une chapelle expiatoire. Mais aprèsla Révolution de 1830, ce projet fut abandonné.

Vers le passage ChoiseulPrendre à gauche la rue Chabanais (au n°11 futarrêté pour trahison le général Pichegru, queles Néerlandais connaissent bien du temps oùleur pays faisait partie de l’Empire), à gauche larue Chérubin, à gauche rue Sainte-Anne, àdroite rue des Petits-Champs. Quelques

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En tant qu’écrivain, Céline était d’avis quela littérature dans son approche humanisteavait fait l’impasse sur la bassessehumaine, que l’homme avait toujours étaitpeint sous un meilleur jour que ce qu’il estvraiment. Noircir et se noircir, telle est ladevise de son écriture. Il fallait le dire enfin :l’humanité est basse et méchante ! Ce seraitun grand soulagement pour tous ! Aprèscinquante pages d’introduction dans Mort àcrédit, cette soif de sincérité poussera enfinle médecin Céline à écrire la « vérité ».Louis Ferdinand Destouches dit Céline(1894-1961) est un écrivain aussi mythiqueque controversé. Pour de nombreuxlecteurs, son premier roman Voyage aubout de la nuit (1932) a été une secousselittéraire inégalée ; pour d’autres, il s’estdisqualifié une fois pour toutes en tantqu’auteur de pamphlets antisémitescomme Bagatelle pour un massacre etL’École des cadavres, dont la rééditionest d’ailleurs interdite (conséquence : les

C ’est le séjour de Céline passageChoiseul qui est à l’origine ducynisme qui le caractérisera plustard, de sa profonde méfiance

d’autrui et de sa manie de la persécution.En tant qu’écrivain, Céline était d’avis quela littérature dans son approche humanisteavait fait l’impasse sur la bassessehumaine, que l’homme avait toujours étaitpeint sous un meilleur jour que ce qu’il estvraiment. Noircir et se noircir, telle est ladevise de son écriture. Il fallait le dire enfin :l’humanité est basse et méchante ! Ceserait un grand soulagement pour tous !Après cinquante pages d’introduction dansMort à crédit, cette soif de sincéritépoussera enfin le médecin Céline à écrirela « vérité ».Louis Ferdinand Destouches dit Céline(1894-1961) est un écrivain aussi mythiqueque controversé. Pour de nombreuxlecteurs, son premier roman Voyage aubout de la nuit (1932) a été une secousselittéraire inégalée ; pour d’autres, il s’estdisqualifié une fois pour toutes en tantqu’auteur de pamphlets antisémitescomme Bagatelle pour un massacre etL’École des cadavres, dont la réédition estd’ailleurs interdite (conséquence : les éditionsoriginales de ce livre valent aujourd’hui unefortune). Jusqu’à sa mort, Céline eut uncabinet de médecin, mais sa professionne lui a jamais rapporté beaucoup d’argent.Il était en effet un médecin de pauvres et,pour autant que l’on sache, ne se faisaitque rarement payer. Il n’avait guère foi enl’humanité, mais il avait pitié de ceux quin’arrivaient pas à se débrouiller.C’est le séjour de Céline passage Choiseulqui est à l’origine du cynisme qui le carac-térisera plus tard, de sa profonde méfianced’autrui et de sa manie de la persécution.

L’enfance de Céline, passage Choiseul

Le passage Choiseul aujourd’hui.

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danse à l’étage. Il ne buvait ni ne fumait, dor-mait très peu. Les différentes parties de sesmanuscrits sont assemblées avec des pinces àlinge. C’est étonnant à voir : l’écrivain mondiale-ment connu dans la peau du simple artisan qu’ilvoulait être ! « Je suis ici pour travailler »déclare-t-il. Pour un roman, il « fignolait » deuxmille cinq cents pages à la main.Lors du second entretien, on entend souventson perroquet siffler et ou alors ses chiensgrogner ou aboyer. Il les appelle tous sans dis-tinction « petit père ». Dans ce dernier entretien,il souligne : « J’ai cessé d’être écrivain pourdevenir un chroniqueur ». La façon condescen-dante, méprisante dont il prononce le motécrivain est significative. « Alors j’ai mis mapeau sur la table, parce que, n’oubliez pas unechose, c’est que la grande inspiratrice, c’est lamort. Si vous ne mettez pas votre peau sur latable, vous n’avez rien. Il faut payer ! Ce qui estfait gratuit sent le gratuit, pue le gratuit. À l’heureactuelle, vous n’avez que des écrivains gratuits.Et ce qui est gratuit, pue le gratuit ». Dans undes entretiens, il dit désirer sa mort. Il plaisanteavec le sujet et précise qu’il serait bien que sondécès arrive tout de suite, sous l’œil de lacaméra. Il ne faudrait pas que l’agonie durelongtemps, car la douleur ne lui dit rien. « Aurevoir et merci » seraient ses dernières paroles.Il allait être servi l’année même !

Une enfance difficileDans ces entretiens, l’auteur se rappelle sesannées d’enfance dans le passage Choiseulavec un mélange d’horreur et de nostalgie. Il yvécut depuis l’âge de deux ans (1896) jusqu’àses treize ans (1907) quand la famille démé-nagea au 11, rue Marsollier (IIe arrondissement)plus loin vers l’ouest. Il y habita jusqu’àce qu’après quelques années d’école àl’étranger, il se porta volontaire pour l’arméeen 1912. Son père était correspondancierdans une compagnie d’assurances, sa mèretenait une boutique de dentelles.

éditions originales de ce livre valent aujour-d’hui une fortune). Jusqu’à sa mort, Célineeut un cabinet de médecin, mais sa professionne lui a jamais rapporté beaucoup d’argent.Il était en effet un médecin de pauvres et,pour autant que l’on sache, ne se faisaitque rarement payer. Il n’avait guère foi enl’humanité, mais il avait pitié de ceux quin’arrivaient pas à se débrouiller.

Deux interviews téléviséesCéline a donné deux interviews pour la télévi-sion, en 1957 et en 1961, l’année de sa mortprovoquée une congestion cérébrale. Dans lesdeux cas, les enregistrements eurent lieu danssa villa délabrée de Meudon en banlieueparisienne. Il habitait au 25bis route des Gardes.Sa maison a été rachetée par un particulier etne se visite pas. Céline est enterré auCimetière des Longs-Réages, à Meudon.Lors du premier entretien, il est visiblementtendu et prend soin de bien formuler sesréponses. Dans le second entretien, il sepermet quelques plaisanteries et desexpressions argotiques. Il a l’air d’un ermiteun peu sauvage, un solitaire aux cheveuxfous, bizarrement coupés, nageant dans soncostume de velours côtelé (1957) ou vêtud’un gilet de laine sur un pantalon qui montresurtout à quel point il est maigre (1961).Le bureau dans son cabinet médical est tou-jours recouvert de papiers, quatre ans après lespremiers enregistrements. C’est là qu’il écrivait,pendant que sa femme donnait des cours de

Le jeune Louis-Ferdinand a habité dans cet appartementdu passage Choiseul.

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etc. Je ne me posais pas la question [si j’aimaisma mère]. […] Eux étaient angoissés par leursproblèmes de la croque […]. Je me rappelleune chose: il n’y avait jamais qu’une vitrine quiétait allumée le soir au gaz, parce que, dansl’autre, il n’y avait rien. […] Il n’y avait pas decomplexe n’est-ce pas ? Il s’agissait demanger, de donner à bouffer.C’est curieux, il faut avouer que ça vous mar-que aussi [de vivre là], pas tant que la prisonmais ça vous marque, en ce sens que je n’avaisaucun endroit où aller jouer, où vont les gosses.Et nous avions dans le passage Choiseul troiscent soixante becs de gaz qui marchaient jouret nuit, vous le savez, et nous avions les petitschiens qui faisaient leurs besoins. Et puis nousavions des chansons. Chose assez curieuse, je

peux dire que j’ai assisté à la fin deschansons. Au début, avant la guerre dequatorze, chaque fois qu’il entrait unearpète ou une midinette, comme elles

s’appelaient, au début du passage, ellecommençait à chanter. Elle chantait pendanttoute sa durée de traversée du passage. Etpuis, après quatorze, on n’a plus chantédans le passage. C’est un signe des temps.C’est tout ce qu’on avait comme distraction.C’est la chanson des petits apprentis. Et puisdes midinettes. C’est à peu près tout.

Depuis ce temps-là, j’ai été voir le passage, j’yretournais souvent, mais les gens je ne lesconnais plus. […] [C’est] une espèce qui adisparu puisqu’on ne demeure plus au passageChoiseul. L’hygiène s’y refuse et puis d’abordc’est éclairé à l’électricité, c’est fini le gaz.Enfin, on peut dire que j’ai été élevé dans unecloche à gaz. Enfin, c’était une façon commeune autre. Ça marque tout de même d’êtreélevé dans une cloche à gaz. Il y a beaucoupd’animaux de laboratoire, quand ils viventdans une étuve, ils s’en ressentent. Ce n’estpas tout simple. Passage Choiseul, on voyait aussi des bellesclientes, on voyait des gens qui étaient bien au-

« Ah ! Je me rappelle une chose, c’est que cheznous, on bouffait des nouilles. […] On faisaitune lessiveuse de nouilles, parce que la nouilleest le seul aliment […] qui n’a pas d’odeur, carla dentelle, et surtout la dentelle ancienne,retient les odeurs. Par conséquent, j’ai vécudans la panique de l’odeur. Donc il n’était pasquestion ni de viande, ni de poisson, ni de rien.La nouille ! La nouille ! Alors ma mère, la pauvre femme […], elle étaitinfirme. Pour monter un escalier d’un étage entire-bouchon comme ça, pour le monter lemoins possible, elle faisait une lessiveuse denouilles. Alors on bouffait de la nouille avec unpeu de beurre le soir, très peu. C’est vrai quej’ai été élevé aux nouilles et à la panade. »

Dans Mort à crédit, la galerie couvertes’appelle passage des Bérézinas.

« On a quitté rue de Babylone, pour seremettre en boutique, tenter encore lafortune, Passage des Bérézinas, entre laBourse et les Boulevards. On avait un loge-ment au-dessus de tout, en étages, troispièces qui se reliaient par un tire-bouchon.Ma mère escaladait sans cesse, à cloche-pied. Ta ! Pas ! Tam ! Ta ! Pas ! Tam ! Elle seretenait à la rampe. Mon père, ça le crispaitde l’entendre. Déjà il était mauvais à causedes heures qui ne passaient pas. Sans cesseil regardait sa montre. Maman en plus, et saguibole, ça le foutait à cran pour des riens.En haut, notre dernière piaule, celle quidonnait sur le vitrage, à l’air c’est-à-dire,elle fermait par des barreaux, à cause desvoleurs et des chats. »

Dans l’entretien, il raconte ses annéesd’enfance :« Je n’avais pas beaucoup de chance d’êtredoux et affectueux. J’ai été élevé dans les giflesparce que […] à cette époque-là, on élevaitavec des gifles et puis tais-toi, tu es un voyou

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maison des Pyrénées. Vous ne trouverez plus qu’un trou. À gauche, rue de Gramont. À droite, le siège de l’ancienne Société des Restaurateurs, Limonadiers et Hôteliers (SNRLH), devenue Synhorcat depuis 2002.

N°111 : À droite devant l’entrée de service de ce qui fut le siège principal du Crédit Lyonnais(au 16, rue du Quatre-Septembre). Après le grand incendie du 5 mai 1996, le bâtimenta été sous divisé et s’appelle a présentLe Centorial.Médaillon introuvable.

Prendre la rue du Quatre-Septembre versl’ouest, tourner à droite dans la rue – et non

dessus de notre condition évidemment. Tout çaa dû marquer, probablement. Je les regardaisavec admiration. Et ma mère d’ailleurs mefaisait la morale. Elle me faisait remarquerqu’une cliente était un objet sacré, qu’elle avaitdes responsabilités que je ne soupçonnais paset que c’est grâce à elle que nous survivions,et que je ne pouvais pas imaginer même lesacrifice et la vertu des gens riches. […] Ellevénérait beaucoup les gens riches, qu’elletrouvait bien au-dessus de notre condition etque par conséquent il s’agissait une fois pourtoutes de les remercier de bien vouloir nousfaire vivre très humblement. [J’ai découvert lanature] au cimetière, pour aller voir la tombe dema grand-mère, quand elle est morte. »

[Parcours]Traversez le passage.

N°110 : À la sortie rue Saint-Augustin, tourner à droite. Le médaillon est devant le n°15,

Le siège du Crédit Lyonnais est un bel exemple de l’architecture commerciale parisienne de la fin du XIXe siècle.

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Le médaillon 118 se trouve pile à la pointe de l’annexe ajoutée à La Taverne.

C’est dans cette rue, à l’angle de la rue desItaliens, qu’était autrefois le siège du journalLe Monde. Souvent d’ailleurs, on l’appelait lequotidien de la rue des Italiens. Chacun savaitalors de quoi il était question. Il m’arrivait parfoisd’y passer quand j’étais correspondant pour unjournal néerlandais. Plus tard, j’eus mon bureauun peu plus loin, rue de Provence. L’immeubleétait dégradé. En haut la rédaction, en basl’imprimerie. Tout un enchevêtrement debureaux rédactionnels. Du désordre et de lapoussière. Des archives conservées dansles couloirs étroits. La réunion rédactionnelleau petit matin (puisque Le Monde est unjournal du soir) se faisait debout, pour qu’ellene dure pas trop longtemps. En face, il yavait un bistrot sympathique où j’ai souventdéjeuné avec des collègues du Monde. Il yavait quantité de petits troquets comme çadans le quartier. La plupart n’ont pas survécuau départ du journal.À présent, la rue est vide et terne. Àl’époque, c’était l’agitation. Des coursiersallaient et venaient. Et puis il y avait lemoment où le journal devait sortir. Là où setrouvent maintenant des portes irréprochables,il y avait des trous dans un mur sale, quicrachaient des paquets de journaux à partir de13 h. Ces paquets étaient attrapés au vol pardes livreurs costauds qui criaient et juraientpour se rappeler à l’ordre. Ça sentait l’encreet le papier. Le romantisme de la presse !

N°119 : Pile devant le n°9 du boulevard Haussmann.

N°120 : En face, devant le n°16 de ce même boulevard Haussmann, après le panneau avec le plan du quartier.Mais celui-ci a disparu.

pas le passage – de Choiseul. Tout desuite, à droite sur le mur du bâtiment quiabritait la banque, vous apercevez lestraces d’une des premières attaques aériennesde l’histoire, le 30 janvier 1918. Un peu plusde neuf mois avant l’armistice du 11 novembre,qui mit fin à une des plus grandes boucheriesde tous les temps. Revenir à la rue de Gramont, tourner àgauche, aller jusqu’au bout de la rue pourprofiter de la belle vue sur le Sacré-Cœur.Prendre à gauche le boulevard des Italiens.Les nos 112 à 115 n’ont jamais été placés.

N°116 : Se situait juste devant l’entrée principale du Crédit Lyonnais, au n°19 du boulevard des Italiens. Disparu.Le bâtiment de la banque a été dessiné par un architecte néerlandais du XIXe siècle, Bouwens van der Boijen. À l’intérieur, la coupole est un des plus beaux exemples de structures d’acier telles qu’elles furent souvent employées à l’époque, sous l’influence de l’ingénieur Gustave Eiffel.

N°117 : Traverser le boulevard en direction de La Taverneoù l’on mange à volonté tantôt de a choucroute, tantôt des huîtres. Le trou où se trouvait le médaillon est visible devant la terrassecouverte à hauteur du vélo blanc peint sur la chaussée.

N°118 : Tourner à gauche au coin, pour prendre la rue Taitbout.

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voulait rendre impossible à tout jamais laconstruction de barricades dans les rues deParis. […] Les contemporains ont baptisé sonentreprise l’« embellissement stratégique ».Benjamin s’est un peu trop laissé guider par lesopposants de Napoléon III. Entre 1852 et 1869,Haussmann a transformé la ville médiévaledélabrée et insalubre, aux sombres ruellessinueuses et aux puants égouts à cielouvert, en une métropole moderne dotée delarges boulevards, de places spacieuses,du tout-à-l’égout et de l’eau courante. Il adonné naissance à une ville neuve et surtoutvivable qui, malgré toutes les critiques,répondait apparemment aux besoins. Unerénovation urbaine aussi poussée aurait étéexagérée s’il ne s’était agi que de donnerplus de liberté de mouvement aux militaires.Par ailleurs, la frénésie urbaniste sous lerégime impérial aura surtout contribué àrendre le pauvre homme impopulaire.L’augmentation explosive du nombre deconstructions donnait lieu à des spéculationstellement folles et eut lieu dans un climatpolitique si controversé, qu’il fallait biens’attendre à quelques doutes sur lesbonnes intentions du préfet et de son grandpatron. Ils étaient nombreux à soupçonnerque Haussmann soutenait le mécanisme

Le baron Haussmann était un hautfonctionnaire très puissant, un pro-tégé de l’empereur Napoléon III.Aussi se moquait-on en appelant le

sous-empereur celui qui allait avoir la missionde transformer Paris en un ensemble gérable,d’ordre et de calme. Les larges percées, dansla capitale si souvent rebelle (depuis 1789, il yavait eu deux autres révolutions sanglantes, etnous ne comptons pas le massacre de laCommune en 1871), n’auraient eu d’autre butque de créer des champs de tir antirévolution-naires. On raconte qu’il suffit de voir le plan desrues : de longues voies droites pour que lesarmes lourdes puissent tenir en respectd’éventuels révolutionnaires.

Un plan antiguérilla ?L’écrivain allemand très francophile WalterBenjamin (1892-1940) considérait encore enplein xxe siècle que Haussmann avaitété le planificateur antiguérilla urbaine.Assainissements, démolitions, améliora-tions, rénovations, tout cela avait été fait àses yeux dans un but répressif. Dans DasPassagenwerk, Benjamin parle de Parisen tant que « capitale du XXe siècle » : « Levéritable but des travaux d’Haussmann, c’était des’assurer contre l’éventualité d’une guerre civile. Il

Le boulevard Haussmann aujourd’hui.

Le baron Haussmann, sous-empereur de Paris

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pour prévenir ce dont on l’accuserait sifacilement par la suite. Il s’agit d’un compterendu officiel avec des chiffres et destableaux. Les titres des chapitres (« Voiespubliques. Promenades et plantations »,« Eaux et égouts », « Édifices religieux,municipaux, scolaires ») indiquent quel’auteur ne voulait pas entrer dans l’histoirecomme un militaire habillé en civil maiscomme responsable d’une rénovationurbaine réussie. C’est le succès du tech-nocrate qu’il défend, et Jordan le soutient.« Il ne voyait en la capitale rien de cetteénergie, ce mystère ou ce charme quienchantaient ses contemporains. Il préféraitParis nettoyé avec des rues tirées aucordeau », affirme Jordan.Bernard Marchand, auteur de l’ouvrageantérieur Paris, histoire d’une ville, prend partiepour le « bureaucrate mal-aimé », quoiqu’ilpublie une citation de 1857 qui pourrait fairecroire le contraire. Haussmann, qui avaitbesoin du soutien financier de l’Assemblée,essentiellement composée de provinciaux, usad’un argument décisif pour convaincre lescampagnards méfiants : « Il s’agit d’établirdes voies qui assureront des communicationslarges, directes et multiples entre les princi-paux points de la capitale et les établisse-ments militaires destinés à les protéger ».

Explosion de la populationSi l’on veut, il y avait d’autres raisons desoupçonner le préfet de la Seine (l’actueldépartement de Paris). Les révolutionssuccessives – 1789, 1830, 1848 et quelquesrévoltes intermédiaires – restaient encore

cynique de la raison d’État française, et que lesgrands travaux d’alors n’étaient ainsi que desvoiles pudiques cachant un concept stratégiqueanti plébéien beaucoup moins honorable.

Symboledu despotisme napoléonienParce que « drastique » est un euphémismepour décrire l’ampleur et la vitesse d’exécutionde son projet d’assainissement, il a joui, outrede résistances politiques, de l’attentionempoisonnée des écrivains, chroniqueurs etdessinateurs. La rénovation urbaine de Parisdevint le symbole du despotisme napoléonien.Haussmann, qui se présentait sans ironiecomme un artiste démolisseur, fut accusé despires desseins. Avec ses décisions autoritaireset ses manipulations financières, il s’était faitbeaucoup d’ennemis.Ses célèbres boulevards, qui relient lesdifférents quartiers de place en place, pournotre confort d’aujourd’hui, furent tracésau cordeau à travers le vieux Paris sinueuxde Balzac et Hugo. « Parce que les balles nesavent pas prendre la première rue à droite »,comme le formula le député de l’oppositionlibérale, Ernest Picard. Émile Zola, dans LaCurée, n’en parlait déjà plus sur le ton de laplaisanterie : « […] une entaille là, une entailleplus loin, des entailles partout. Parishaché à coups de sabre […], traversé pard’admirables voies stratégiques qui mettrontles forts au cœur des vieux quartiers ».Cela résume en quelques mots l’injusticeou en tout cas l’inexactitude d’une réputationposthume largement fondée sur les accusationspeu impartiales de ses ennemis de l’époque.« Haussmann est resté ce que la plupart deses contemporains pensaient de lui », écritl’historien américain David Jordan dansTransforming Paris, The Life and Labors ofBaron Haussmann. Jordan s’appuie sur lesmémoires que Haussmann a publiés en1890, l’année précédant sa mort, sans doute

Émile Zola ne cessa de critiquer les avenues toutesneuves du Paris d’Haussmann.

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faubourgs, vers la banlieue dirait-on aujour-d’hui. Jacques Chirac, qui fut pendant desannées maire de Paris, n’a finalement pasagi autrement !

Une rénovation indispensableLa nécessité de rénover Paris se faisait sentirdepuis un certain temps. Sous la Révolutionfrançaise, une commission d’artistes avait étéchargée d’élaborer des projets. C’est dans cecontexte que Napoléon commença à faireconstruire la rue de Rivoli – la portion avec lesarcades – qui, faute de temps, ne dépassapas le Louvre. Sous Rambuteau, le travail futrepris à une échelle plus modeste. QuandNapoléon III accéda au pouvoir après laRévolution de 1848, la situation était plusqu’urgente. Le nouveau chef d’État voyait bienque la cavalerie seule, à laquelle il faisaitd’ailleurs appel sans état d’âme, ne suffiraitpas à sauvegarder la paix sociale. La villeavait grandi de manière explosive et, sur leplan de l’hygiène, elle avait cinquante ans deretard sur Londres, où le neveu de Napoléon Ier

avait passé quelque temps durant son exil. Ily avait vu que le tout-à-l’égout et Hyde Park(qui lui servit d’inspiration pour les grandsparcs parisiens, voir le chapitre « Le parcMontsouris ») faisaient déjà une belle différence. En 1832 et en 1849, la capitale avait connu degraves épidémies de choléra. Trente millemorts rien qu’en 1832 ! La maladie frappaitsans distinction de personne, des ministresaussi en moururent. Les égouts à ciel ouvert,y compris ceux des tanneurs et leurs produitschimiques agressifs, se jetaient dans la Seinequi fournissait en même temps la ville en eaupotable. Les maisons s’entassaient au pointqu’il fallait allumer la lampe à cinq heures del’après-midi, même au mois de juin ! Lenouvel empereur apportait « le rêve un peuconfus d’un Paris grandiose et humain oùles classes sociales vivraient en harmonie,

très présentes à l’esprit de la classe possé-dante. L’afflux massif de pauvres de laprovince, qu’Haussmann traitait avec méprisde nomades, dépassait les capacités d’ab-sorption de la capitale. D’un demi-million àpeine en 1815, la population passa à un millionen 1848 et à presque deux millions en 1870.Rien que sur la petite Île de la Cité vivaientquinze mille personnes. Les Misérables deVictor Hugo et tous ces autres crève-la-faimd’Eugène Sue ou de Balzac y croupissaientsous les tours de Notre-Dame. Au début dela Révolution française, deux pour cent de lapopulation française vivaient à Paris ; 80 ansplus tard, ce chiffre avait atteint sept pourcent. On attendait du préfet qu’il protège encas de besoin le bourgeois de tous cesQuasimodo et autres Gavroche.Deux décennies plus tôt, le prédécesseur deHaussmann, Rambuteau, qui donna son nomà la première grande percée, avait déjà mis engarde contre le bouleversement de l’équilibresocial qui pourrait résulter des grands travaux.La bourgeoisie avait une peur bleue de toutecette populace affamée, une peur légitimecomme le montrerait la Commune de 1871.On proposa de réserver la ville intramuros auxactivités de commerce et de luxe. Jordan noteà juste titre que le célèbre périphériqueparisien est presque plus efficace sur ce pointque les fortifications de 1840. La stratégie étaitdonc moins militaire que sociale ; il fallaitchasser les pauvres du centre vers les

Napoléon commença à faire construire la rue de Rivoli.

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Le Méridien de Parisville où il donnait des réceptions somptueusespour des chefs d’État étrangers. Rien qu’enlisant le menu du dîner donné en présence deLéopold Ier, roi des Belges, vos papilles gus-tatives se mettent au garde-à-vous. Un repasavec l’empereur autrichien Franz Joseph, le28 octobre 1867, coûta cent cinquante millefrancs de l’époque. En outre, grâce à sonmariage avec une jeune fille originaire duBordelais et un poste de préfet dans cetterégion, Haussmann avait acquis la réputationde posséder la meilleure cave à vins de Paris.En dehors de ses liaisons avec deuxdanseuses, on ne sait que peu de choses sur savie privée, et surtout sur ses pensées intimes.

Les pauvres hors de ParisHaussmann construisait pour le bourgeoisaisé, ce qui rendit la cavalerie superflue. Lespersonnes aux revenus modestes n’avaientaucun moyen de s’offrir un logement dans lecentre de la ville, elles durent partir ailleurs.Elles se retrouvèrent dans les faubourgs et lesquartiers excentrés de l’est, comme Belleville,Ménilmontant ou Saint-Antoine. On trouve àces endroits quelques exemples de boulevardsà fonction stratégique. Ce ne fut pas unebagatelle d’ailleurs de les réaliser. De laBastille part un canal, le canal Saint-Martin, quipouvait faire office de barrière naturelle.Haussmann le fit approfondir jusqu’à atteindresix mètres, posa le boulevard Richard-Lenoirpar-dessus et y fit construire une caserne. Àpartir de la place de la République, il fitréaliser une percée jusqu’à la place de laNation, le boulevard Prince-Eugène (aujour-d’hui boulevard Voltaire), à travers le cœurhabituel de la révolte, comme il l’appelait.Le boulevard Diderot qui passe devant la garede Lyon avait la même fonction. Les dan-gereux quartiers populaires furent ainsiisolés du Paris impérial. Ces boulevardsjouaient le rôle d’un cordon sanitaire. Jamais« mon illustre souverain » ne montra un tel

où les pauvres auraient du travail, et où lestravailleurs seraient heureux » raconteBernard Marchand dans Paris, Histoired’une ville. Mais « ce rêveur voulait avanttout une capitale impériale », ajoute Jordan.Haussmann, qui s’était fait connaître dansdifférentes provinces comme un manipulateurvolontaire et impitoyable au service du nouveausouverain, fut nommé chef des travaux.

Le financement des travauxGrâce au soutien indéfectible de l’empereur, lepréfet put se lancer dans les travaux à brideabattue. Il se révéla être un « Archimède dufinancement urbaniste », comme le dit jolimentJordan. Il y avait en effet un octroi sur tous lesbiens qui entraient dans Paris, y compris lesmatériaux de construction et les produits depremière nécessité. La demande en matériauxde construction était énorme et l’affluxcroissant de biens était encore renforcé parla venue d’ouvriers certes pauvres, maisqui n’en devaient pas moins manger. Lesarrivées de matériaux et de vivres furentdonc de plus en plus importantes et, grâceà l’octroi imposé, les travaux d’Haussmannse financèrent en partie eux-mêmes.Les entrepreneurs devaient avancer les fraisdes marchés qu’ils remportaient, le gouverne-ment ne payait qu’à la fin. Haussmann expro-priait à grande échelle, les terrains quirestaient pouvaient être revendus ultérieure-ment avec de gros bénéfices grâce à l’aug-mentation de leur valeur foncière. Cetteastuce lui vaudrait d’ailleurs la haine éternelledes grands et petits bailleurs de Paris. Cesderniers s’estimaient volés et, sur ce point, ilsallaient plus tard obtenir gain de cause. Détailremarquable : selon Jordan, le préfet n’ajamais fait disparaître un seul centime dans sapropre poche. Il était incorruptible, et en celaun serviteur irréprochable de l’État.Il menait d’ailleurs une vie de roi à l’hôtel de

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Installation d’égouts modernesL’île de la Cité était pour ainsi dire rasée ; sapopulation était réduite de quinze mille à cinqmille personnes. Le centre de la nouvelle villeétait déplacé vers l’ouest grâce à l’achèvementde l’Arc de Triomphe, installé au centre del’Étoile d’où partent douze avenues etboulevards. Le Paris d’aujourd’hui, le Parisde l’haussmannisation, Paris et sesimmeubles haussmanniens. Pas si mal pourun bureaucrate mal-aimé !Des égouts modernes, que le tsar de Russievisita, étaient installés. L’Opéra était bâti. Il fallutune « lutte homérique » pour faire installer desconduits d’eau sur plus de cent kilomètres. Lesdéputés se refusaient à croire que l’eau de laSeine était dangereuse, même si Pasteur enavait fourni la preuve. La légende qui couraitparmi les fanatiques de l’eau de Seine étaittenace, et même des scientifiques continuaientà croire à la pureté de l’eau polluée du fleuve.Ce ne fut que grâce à un budget aussi serréqu’irréaliste que Haussmann parvint à con-vaincre l’Assemblée, ce qu’on ne manquapas de lui reprocher lorsque les inévitablesdépassements se présentèrent. Ce fut ledébut de la fin. Son système de financementsi ingénieux ne fonctionnait plus depuis qu’ilfallait rendre les terres expropriées s’il en

enthousiasme, affirma Haussmann. Aubesoin, il pouvait même attaquer le faubourgSaint-Antoine par l’arrière. Ailleurs, à l’ouest du canal souterrain, il n’étaitpas besoin de faire des embellissementsstratégiques, car il ne s’y trouvait pas depopulace menaçante. Les vrais assainisse-ments pouvaient commencer. Haussmannattaqua par la grande croisée (percée est-ouestrue de Rivoli - rue Saint-Antoine ; percée nord-sud boulevard Sébastopol - boulevard Saint-Michel). Il traversa la Seine et se coupa unchemin à travers le Quartier-Latin. Le boulevardSaint-Germain vit le jour, en partie au prix de ladémolition de nombreux jolis petits hôtelsparticuliers. Un des critères pour le tracé desboulevards était la perspective. Le regarddevait pouvoir porter de place en place. Onn’y est pas toujours parvenu, ou parfoisseulement grâce à des astuces. Jordans’enthousiasmait à propos de la percée duboulevard Henri-IV qui part de Bastille endirection de l’île Saint-Louis : dans sonprolongement, la coupole du Panthéons’élève au-dessus de la ville et donne l’im-pression que là se trouve la place suivante.Mais non, Haussmann s’est servi duPanthéon comme un trompe-l’œil. « Pourcette seule raison, il mérite qu’on l’aime »,estime Jordan.

Le canal Saint-Martin, une frontière naturelle selon Haussmann.

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Lachaise. Ce furent les funérailles d’unbureaucrate mal-aimé.

[Parcours]De la rue Taitbout à la rue de Châteaudun.Nous croisons la rue de Provence. C’est làque se trouvait mon bureau. L’immeuble atoujours l’air aussi défraîchi. Un peu plusloin, dans la rue Taitbout, il y avait un bistrooù nous allions souvent. Pas cher, mais bon.Géré par deux dames. À moitié en sous-sol.Les clients y étaient tellement entassés, qu’àpeu près tout le monde devait se lever pourfaire passer de nouveaux arrivants. Lesdames n’ont pas survécu à l’époque moderne.Le Mirabelle, au 52-54 rue Taitbout, a ferméses portes. Un peu plus loin dans la rue, il y amaintenant Kalistéa, cuisine française familiale.J’en aurais sûrement fait ma cantine (ouvertdu lundi au vendredi seulement, de 11 h 45à 14 h 40. Menu à 14,90 a).

N°121 : Dans la rue de Châteaudun à hauteur du n°32, tout près de l’abri bus.

N°122 : Se trouve dans la cour de la dépendance du ministère de l’Éducation qui se dresse juste à côté. Invisible quand la porte est fermée. Certains de mes lecteurs m’ont écrit, m’indiquant que l’on peut parfois entrer quand le gardien est de bonne humeur.

N°123 : Toujours dans la cour.

Je vous propose de faire un petit détour pournous rendre jusqu’au médaillon 124 dans larue Pigalle, et ainsi de passer devantquelques adresses illustres dans le quartierartistique anciennement connu sous le nomde La Nouvelle-Athènes. Prendre la rue deChâteaudun vers l’ouest. Tourner à droitedans la rue Saint-Georges.

restait, tout ou partie, après exécution duprojet définitif. Ce système le privait d’uneimportante source de revenus. Il commençaà émettre des bons, une manœuvre à la limitede la mauvaise foi. Il dut faire des emprunts.Le gouvernement mettrait jusqu’en 1929 pourpayer le Paris d’Haussmann.

La fin d’HaussmannLorsqu’en 1869, Napoléon III opta pour lalibéralisation de son régime, l’opposition sedéclara prête à collaborer à condition de voirtomber la tête d’Haussmann. Depuis peu, ilétait également sénateur quoiqu’il ait préféréêtre ministre de Paris. Il se disait à présent« baron », bien qu’il n’eût aucun droit à cetitre, accordé par Napoléon Ier à un oncle.Peu de temps après, la guerre franco-prussienne éclata. L’empereur fut défait et laplèbe de l’est parisien descendit vers le centreimpérial et l’occupa. S’il y avait eu un projetstratégique anti barricade, alors la révolte de laCommune aura prouvé qu’il ne valait rien. Lesbarricades se généralisèrent et il fallut unesemaine aux troupes de Thiers (ceux qu’onappelait les Versaillais, rassemblés autour dela Légion étrangère) pour mettre fin à larébellion d’un peuple exilé. On estime qu’il yeut au cours de cette semaine sanglantetrente-cinq mille morts, souvent massacrésavec barbarie.Haussmann s’exila en Italie, puis alla vivredans sa maison près de Bordeaux. Plus tard,dans ses mémoires, il passa le drame soussilence. On lui demanda de siéger dans unecommission qui devrait étudier l’assainisse-ment de Rome. David Jordan frissonne àl’idée : l’haussmannisation de Rome, quellesconséquences cela aurait-il pu avoir ? À lamort du préfet octogénaire en 1891, LeFigaro suggéra de lui offrir des obsèquesnationales. Il n’y eut pas de réaction officielle,et pas un ministre ne se manifesta. GeorgesEugène Haussmann fut enterré au Père-

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d’euros seulement, mais le prix Goncourtvous garantit de vendre des centaines demilliers d’exemplaires. Un roman commeL’Amant de Marguerite Duras, les librairesen ont vendu un million. Les mauvaiseslangues, pas si mauvaises que ça, affirmentque les différents éditeurs se mettentd’accord entre eux. Les jurés sont souventdes employés des grandes maisons d’édition.« À chacun son tour », c’est ainsi que celafonctionnerait.

Revenez un instant sur vos pas et empruntezla rue Saint-Lazare que vous prenez versl’ouest. Tournez ensuite à droite, dans la rueTaitbout. Au n°80, engagez-vous dans lesquare d’Orléans (l’entrée se trouvait autrefoisau 40 rue Saint-Lazare). La porte du squareest fermée les samedis et dimanches. Ici ausquare d’Orléans, George Sand (1804-1876)et Frédéric Chopin (1810-1849) y vécurentensemble ; l’écrivain Alexandre Dumas, auteurdes Trois mousquetaires, y habita avec une deses maîtresses ; et Charles Baudelaire (1821-1867) résida au n°15.

Encore une rue plus loin (repassez par la rueSaint-Lazare), à droite, prenez la rue de laRochefoucauld où se trouve au n°14 lemusée Gustave-Moreau.

Au n°43 de la rue Saint-Georgesvécurent les frères Goncourt(Edmond, 1822-1896 ; Jules, 1830-1870). À l’initiative d’Edmond fut

fondée en 1896 une société littéraire nomméeAcadémie de Goncourt. Dès 1885, il avaitl’habitude de recevoir ses amis à déjeuner ledimanche, dans sa propriété d’Auteuil qu’ilappelait le grenier des Goncourt.Depuis 1903, les dix membres del’Académie se réunissent chaque année aurestaurant Drouant pour décerner le prixlittéraire le plus convoité de France. Levainqueur remporte quelques dizaines

Les frères Goncourt

Portrait d’Edmond et Jules de Goncourt, par PaulGavarni (1804-1866).

Autoportrait de Gustave Moreau.

Le musée Gustave-Moreau

G ustave Moreau (1826-1898) a laisséson héritage suspendu aux murs deson atelier. Le peintre symbolisteavait hérité la maison de ses

parents, il y fit ajouter un étagequ’il avait effectivement prévude transformer en musée aprèssa mort. Il y a quelques années,les pièces d’habitation ont étérestaurées et ouvertes au public.C’est un musée curieux, avec un

drôle d’escalier tournant et un parquet quicraque. Lisez au besoin The Flaneurd’Edmund White.Montez la rue de la Rochefoucauld, vous

débouchez sur la rue Pigalle,tournez à gauche dans la rueChaptal. Là, loin de l’agitationparisienne, se trouve un exquispetit musée, le musée de la Vieromantique.

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N°124 : Nous revenonsrue Jean-Baptiste Pigalle. Le médaillon se trouve à hauteur du n°69.

N°125 : À hauteur du n°5 rue Duperré (tout de suite à gauche en bas de la place Pigalle), devant le magasin de guitares Major Pigalle. Un trou, mais pas de médaillon.

En arrivant de la rue sur la place Pigalle,je suis abordé par une dame plus trèsjeune qui m’assure qu’il fait moins humideà l’intérieur, et qu’elle saura très bien mechouchouter si je veux m’abriter uneheure avec elle.

Elle est toute seule sous son parapluie,gardienne des restes d’une tradition enperdition. La prostitution semble ne plusêtre le secteur d’activité le plus dynamiqueici depuis longtemps, et de toutes lesboîtes de striptease qui servaient du mauvaischampagne, il ne reste que quelques-unes.On voit plutôt des peepshows et des sex-shops. Seul le Moulin Rouge se maintienten monument patenté du Paris chaud.

Le romantique Ary Scheffer

Doté d’un agréable jardin, le muséeétait autrefois la maison du peintrenéerlandais Ary Scheffer (1795-1858). Né dans la ville de

Dordrecht; il fut par la suite naturaliséfrançais. Il vécut ici à partir de 1830 et y tenaitsalon. Il fut envoyé à Paris par sa mère, afind’étudier à l’École des Beaux-Arts. C’était unhomme engagé aux idées libérales, etapparemment un hôte apprécié. Chaquevendredi soir, il recevait essentiellement desintellectuels libéraux, des hauts fonction-naires, des écrivains, des journalistes etaussi des femmes émancipées quipartageaient ses opinions. Quelquescélébrités venaient régulièrement, commeVictor Hugo, George Sand et Chopin, FranzLiszt, les peintres Ingres et Delacroix, lepoète Lamartine et l’écrivain Ernest Renanqui, au lieu de devenir prêtre, épousa unenièce de Scheffer.Ary Scheffer était un peintre de son temps,c’est-à-dire un romantique. Il avait une pro-duction énorme et une valeur marchandesuffisamment grande pour pouvoir demanderdes prix considérables. Sa maison illustrebien son aisance matérielle. Sa fille léguaune importante collection de tableaux auDordts Museum de Dordrecht.

Détail de l'œuvre d’Ary Scheffer, Les ombres de Francesca da Rimini et de Paolo Malatesta apparaissent à Dante et à Virgile (1835).

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célèbres y venaient. Les Français suivirent.Vers le milieu des années vingt, Ada s’installa àson compte. Le Bricktop’s devint un succèsénorme, en partie grâce à la présence régulièrede celui qui était encore le prince de Galles,mais qui après sa mésalliance avec madameSimpson deviendrait le duc de Windsor.Bientôt, une autre Afro-Américaine se feraconnaître, Joséphine Baker, dont on parleraitbeaucoup plus encore, et pas seulement enraison de son aventure passionnée avecGeorges Simenon.

Une ville ouverte et toléranteOn sait qu’après la Première Guerre mondiale,beaucoup d’Américains vinrent s’installer dansla capitale française, pour un temps plus oumoins long. Pour eux, la vie en France ne coû-tait rien à l’époque. Nous parlons là desAméricains blancs. Nombre d’écrivains ontchanté le Paris d’alors. Quantité de livres ontété écrits. Comme si la littérature américaineprovenait essentiellement de la Ville lumière. Iln’y avait pas le moindre intérêt pour lesmusiciens de jazz noirs d’alors, comme pourles autres Afro-Américains, alors même quela capitale française allait très vite avoir unesignification très particulière à leurs yeux.

C omme cet endroit a dû être différentdans les années vingt et trente. Àl’époque où le carrefour Pigalle-rueFontaine était un petit Harlem au

pied de Montmartre, avec son propre CottonClub qui s’appelait Le Grand Duc. C’est làqu’un jour se présenta une chanteuse deChicago, Ada Louise Smith, qui avait nonseulement la peau claire pour une fille noire,mais surtout les cheveux roux. D’où sonsurnom, Bricktop.

Le jazz arrive dans la capitaleIl paraît que, les premiers temps, elle pleuraitsur la petite scène du Grand Duc. Elle com-mençait déjà à être connue en Amérique et étaitdonc habituée à un meilleur public, surtout plusnombreux. Mais les choses changèrent quandelle fit la connaissance de l’actrice (blanche)Fanny Ward qui vint l’applaudir avec ses amis.Bricktop devint alors the talk of the town. LeGrand Duc était bondé tous les soirs. D’autresclubs ouvrirent leurs portes. Paris découvrait lejazz. Bricktop donnait des cours de charlestonà Cole Porter lors des soirées qu’il organisaitdans son magnifique appartement de la rivegauche. Scott Fitzgerald et d’autres Américains

Le Paris noir, les Afro-Américains dans la Ville lumière

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américains était-il grand quand les Françaisleur adressèrent des paroles aimables tellesque « soldat noir, très gentil, très poli ».Même les prostituées prenaient parti poureux. Il y eut de fameuses bagarres à Pigalleparce que les marines américains nesupportaient pas que les Françaisesdansent avec des hommes noirs. Les fillesde joie et leurs souteneurs choisissaient lecamp des noirs. Ce qui échappait à la plupartdes Afro-Américains, c’était que les Françaismaintenaient une stricte séparation descouleurs dans leurs propres colonies et queleur attitude envers les Américains noirs senourrissait de certains stéréotypes assezdouteux. « Tout ce qu’ils savaient, c’est queles Français les traitaient mieux que ne l’avaitjamais fait un Blanc, et ils réagissaient enconséquence, » écrit Tyler Stovall dans sonfascinant ouvrage Paris Noir, AfricanAmericans in the City of Light.

Fuir l’Amérique racisteCes expériences positives donnèrent une répu-tation quasi mythique à Paris chez les Noirsd’Amérique. Aussi le contraste était-il grand.Car, aux États-Unis, malgré leurs efforts, lessoldats noirs ne constataient guère d’amélio-ration de leur sort. Au contraire même,comme semblait le montrer « l’été rouge »de 1919. Cette série de révoltes racialessanglantes commençaient généralement pardes lynchages provoqués par de jeunes

Paris se révéla être en effet une sorte deparadis, une ville sans racisme, sansapartheid, une zone franche sur les rives dela Seine. Paris avait la réputation de ne pasvoir les couleurs. C’est pourquoi, à partir de ce moment-là jusquetard dans les années soixante, des générationssuccessives de Noirs américains, souvent desartistes à l’image de ceux du mouvement lit-téraire Harlem Renaissance, se rendirent enFrance. Et avant tout à Paris bien sûr. Ilsavaient compris que le climat social y donnaitbeaucoup moins le mal de tête, comme l’expri-ma un jour le pianiste Kenny Drew, qu’enAmérique, encore si raciste à l’époque. Les soldats noirs du corps expéditionnaireaméricain ne tardèrent pas à en fairel’expérience. Leur propre état-major lesmobilisait pour les corvées les moinsnobles, comme décharger les navires.On les jugeait inaptes aux actes decombat. Ils n’étaient même pas assezbons pour servir de chair à canon, contraire-ment à leurs frères africains des coloniesfrançaises. Après la guerre, ils furent exclusde la participation aux parades triomphales.

Eugene Bullard,fondateur du Grand DucL’histoire du fondateur du Grand Duc, EugeneBullard, est exemplaire à cet égard. Il était venuen France en passager clandestin, après queson père lui eut dit qu’il n’y avait « pas d’églisesséparées pour les Noirs et les Blancs, pas plusque des écoles ou des cimetières ». Bullards’engagea dans l’armée française quand laGrande Guerre éclata en 1914. Il devint pilote.Ses exploits et son courage lui valurent la Croixde guerre. Lorsque les Américains entrèrent enguerre en 1917, il fut enrôlé dans leurs troupes.Et fut aussitôt interdit de vol en raison de sacouleur de peau.Aussi l’étonnement des militaires afro-

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et l’intervention du gouvernement, le propriétaire deLa Coupole dut faire ses excuses. Où aurait-onpu voir une telle chose dans l’Amériqued’alors ? En plus de toutes ces vedettes telles queHemingway, Fitzgerald et le couple GertrudeStein-Alice B. Toklas, il y eut donc un autregroupe d’Américains à Paris, eux aussiécrivains, peintres, danseurs, musiciens, toutautant artistes donc, mais largement ignorés del’histoire. Il n’y eut apparemment que peu deponts entre ces deux mondes, exception faitede la boîte de nuit de Bricktop à Montmartre. Etplus tard celle de Joséphine Baker qui ouvrit elleaussi son propre club. Pour se référer à ce clonede Harlem au pied du Sacré-Cœur, les Françaisparlaient avec un mélange d’admiration et deméfiance du « tumulte noir ».Au cours des années, l’artiste modifia lesparoles de sa célèbre chanson J’ai deuxamours : « Mon pays et Paris » devint « Monpays est Paris ». Elle renia ainsi symbolique-ment sa patrie (par la suite, elle se fit effec-tivement naturaliser Française), et elle con-tribua à établir définitivement la réputationde la capitale française comme lieu de liberté,associé de surcroît à l’élégance des annéesvingt. Chose étrange : en 1929, la fameusebrasserie La Coupole, à la clientèle blancheaméricaine – attirée par les récits roman-tiques sur la Lost Generation et ses habi-tudes de consommation – refusa l’accèsde l’établissement en raison de sa couleurde peau, à une des têtes de file de HarlemRenaissance, le poète Claude McKay. Etpourtant, cet évènement ne fit que renforcercette réputation. Car, après bien du tumulte etl’intervention du gouvernement, le propriétairede La Coupole dut faire ses excuses. Oùaurait-on pu voir une telle chose dansl’Amérique d’alors ? En plus de toutes ces vedettes telles queHemingway, Fitzgerald et le couple GertrudeStein-Alice B. Toklas, il y eut donc un autre

Blancs attaquant les quartiers noirs. Rienqu’à Chicago, il y eut trente-huit morts enl’espace de quinze jours, quinze Blancs etvingt-trois Noirs. Les Noirs américainsprenaient conscience dans la souffrancequ’ils étaient toujours tenus de connaître leurplace. Même s’ils avaient autant donné queles autres dans la guerre. Même s’ils avaientvu en France qu’on pouvait vivre autrement.« Entre la mort et subir le racisme, il y avait unautre choix : l’exil à l’étranger » écrit Stovall.Parmi ces exilés se trouvait donc l’artiste derevue Joséphine Baker, qui allait devenir unelégende vivante en France. Au cours desannées, l’artiste modifia les paroles de sacélèbre chanson J’ai deux amours : « Mon payset Paris » devint « Mon pays est Paris ». Ellerenia ainsi symboliquement sa patrie (par lasuite, elle se fit effectivement naturaliserFrançaise), et elle contribua à établir définitive-ment la réputation de la capitale françaisecomme lieu de liberté, associé de surcroît àl’élégance des années vingt. Chose étrange :en 1929, la fameuse brasserie La Coupole, à laclientèle blanche américaine – attirée par lesrécits romantiques sur la Lost Generation et seshabitudes de consommation – refusa l’accès del’établissement en raison de sa couleur depeau, à une des têtes de file de HarlemRenaissance, le poète Claude McKay. Etpourtant, cet évènement ne fit que renforcercette réputation. Car, après bien du tumulte

Joséphine Baker dansant le charleston aux FoliesBergère, lors de la Revue nègre en 1926

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naissance. En Amérique, les protestations contrela discrimination étaient considérées comme dela propagande communiste.À Paris en revanche, ils étaient accueillis enlibérateurs quelle que fût leur couleur de peau.Et dans ces années d’après-guerre, la villerestait toujours aussi peu chère pour lesAméricains. Les anciens G.I. avaient droit à unebourse qui leur permettait d’y vivre assez bien.Bien des soldats noirs démobilisés enprofitèrent. Et le talent était récompensé.Pour l’auteur de romans policiers ChesterHimes, la victoire commença à Paris. Pourlui, comme pour bien d’autres, tout valaitmieux que de rester en Amérique, oucomme l’écrirait plus tard James Baldwin :« Je ne choisissais pas vraiment la France,je me tirais de l’Amérique ».

Wright contre BaldwinCe fut pourtant à l’étonnement général qu’en1947 un écrivain reconnu comme RichardWright décida de s’exiler à Paris. Grâce à sonroman Native Son (1940), sa situationfinancière était en effet confortable. Deplus, il fut de nouveau acclamé en 1946pour son livre autobiographique Black Boy.Selon Stovall, il jouissait alors auprès deses compatriotes noirs d’un même prestigeque Joséphine Baker dans l’entre-deux-guerres. Comme elle, il avait du succès, il

groupe d’Américains à Paris, eux aussiécrivains, peintres, danseurs, musiciens, toutautant artistes donc, mais largement ignorés del’histoire. Il n’y eut apparemment que peu deponts entre ces deux mondes, exception faitede la boîte de nuit de Bricktop à Montmartre. Etplus tard celle de Joséphine Baker qui ouvrit elleaussi son propre club. Pour se référer à ce clonede Harlem au pied du Sacré-Cœur, les Françaisparlaient avec un mélange d’admiration et deméfiance du « tumulte noir ».

Des hommes et femmes comme les autresPour les artistes noirs ou les écrivains deHarlem Renaissance, Paris était une ville où ilspouvaient être des hommes et des femmescomme les autres. Au cours des années, desrapports s’instaurèrent avec les Africainsfrançais, tels que le poète et futur président duSénégal, Léopold Sédar Senghor, ou leMartiniquais Aimé Césaire. Les leaders d’unmouvement culturel panafricain, qui voulaitdonner un sens à la notion de « négritude ».Paris était un refuge où régnait la tolérance, enparticulier quand il s’agissait d’amour. LorsqueNancy Cunard, héritière d’un célèbre magnatmaritime, eut une liaison avec le pianiste dejazz noir Henry Crowder, le scandale enAmérique fut énorme, et la colère de sa famillele fut encore plus (« Qu’est-ce que tu veux à lafin, de l’alcool, de la drogue ou un nègre ? »).Ce ne fut qu’à Paris que les deux tourtereauxtrouvèrent le calme et purent essayer d’être uncouple ordinaire.Le dilemme entre livrer combat de l’intérieurou s’exiler pour le faire de l’extérieur, n’étaitpas d’actualité durant l’entre-deux-guerres.Et dans les années suivant la SecondeGuerre mondiale, la question ne se posaittoujours pas. Les Noirs américains étaientdéçus par leur propre pays. Parmi eux, certainsavaient donné leur vie dans la lutte contrele nazisme, mais ne reçurent aucune recon-

Paris, une ville de liberté pour les Noirs américains(en photo : une rue de Montmartre, près de labasilique du Sacré-Cœur).

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temps « assis dans les bars et cafés à se direcombien la situation est horrible en Amérique ».

Miles David fidèle à son paysLes mêmes arguments, en moins politique,étaient employés par Miles Davis contre lesmusiciens de jazz qui, encore dans les annéessoixante, choisissaient de s’exiler dans la capi-tale française. « Ils y perdaient quelque chose ;leur énergie, leur acuité », dit-il. À l’époque, laréputation de Paris en tant que zone franchepour les Noirs américains qui « avaient lamigraine » restait quasiment entière. Davis yallait souvent, on l’y acclamait, il avait une rela-tion passionnelle avec la célèbre chanteuseJuliette Gréco, mais lui non plus ne voulait pasy rester, pour ne pas être privé de cette chosespéciale, unique, qu’il n’entendait et ne voyaitqu’à New York et qu’il jugeait d’une importancecapitale. Lui non plus ne pouvait se passer del’Amérique. « Et Juliette comprenait », raconta-t-il plus tard. Son collègue Donald Byrd, l’intellectuel, finit parfaire la même analyse de la situation et retour-na aux États-Unis après avoir passé quatre ansà Paris. Lui non plus ne voulait pas manquertous ce qui couvait dans son pays, surtout à cemoment-là. Les musiciens de jazz qui s’instal-lèrent à Paris dans les années soixante, for-mèrent la dernière vague d’exilés. Ils n’étaientpas seuls. On estime le nombre d’Américainsnoirs à Paris à l’époque à environ mille cinqcents. Après, les choses changèrent, à Paris commeen Amérique. Beaucoup de ces Américainsfurent amenés à réfléchir en voyant que tousles balayeurs parisiens étaient des Africains,donc des Noirs, comme l’écrivit WilliamGardner Smith dans son Return to BlackAmerica. La population noire (francophone) deParis était infiniment plus nombreuse que dansles années vingt. Stovall donne le chiffre d’undemi-million. Du coup, Paris est « ressenti »comme beaucoup plus noir, affirme-t-il.

était connu et donc un symbole, un héros, et dece fait un merveilleux ambassadeur à Paris. Le dilemme des exilés ne devint d’actualitéqu’au moment où la lutte pour les droits civilsdémarra vraiment en Amérique. Mais Wrightavait déjà essuyé des critiques auparavant. Enpremier lieu parce qu’il était communiste (unpéché mortel en Amérique, quasiment undevoir intellectuel en France), mais aussi parceque son séjour à Paris, sans doute bénéfique àsa dignité et au bonheur de sa famille, l’isolaitdu « matériau brut » aux États-Unis. En « roireconnu de la communauté noire », il lançaJames Baldwin dans la capitale. Il lui montra le

chemin du Tournon où tant d’autres artistes dedifférentes couleurs et nationalités se réunis-saient. Mais à peine six mois après sonarrivée, le nouveau venu rebelle commit unesorte de parricide. Dans un article polémiquede la revue Zero, il démolit Native Son. Selonlui, le livre confirmait les stéréotypes queWright prétendait combattre. Le protagonisteexistait à la grâce de la haine et de la peurdes Blancs, sans être lui-même un homme,alléguait Baldwin. Ce fut un événement qui fit date et bouleversale petit monde parisien des Noirs américains.Richard Wright accusa Baldwin de trahison aucours d’une violente dispute dans la célèbrebrasserie Lipp sur le boulevard Saint-Germain.Les choses ne s’arrangèrent jamais entre lesdeux hommes. Contrairement à Wright, James Baldwin n’ajamais tellement cru à l’existence d’une « com-munauté noire » à Paris. Il retourna aux États-Unis pour se ranger aux côtés de Martin LutherKing lors de manifestations dans le Sud.Baldwin avait besoin de l’Amérique, « for betterand for worse ». Il ne voulait pas, comme lesautres Noirs américains à Paris, passer son

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[Parcours]N°126 : Se trouvait devant le Sexodrome

au 23, boulevard de Clichy.Traverser le boulevard.

N°127 : Était juste devant la pharmacie, au n°34.

Continuez sur la gauche. Passez devant larue Germaine-Pilon (sur votre droite), laCité du Midi, la Villa des Platanes. De joliesruelles ou des cours intérieures où l’on amalheureusement souvent bien du mal àaccéder, mais qui témoignent de l’époqueoù Montmartre était le quartier des artistespar excellence. Puis, prenez à droite la rueCoustou, et montez pour arriver au Cafédes Deux Moulins qui a servi de décor aufilm le plus français de ce début de siècle,Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. À enjuger par ce que dit Internet, le café faitaujourd’hui partie des établissements lesplus fréquentés de Paris. Nous voici dansla rue Lepic, une des plus « parisiennes »de Paris. C’est typiquement Montmartre.Continuez jusqu’à l’angle de la rue Lepic et dela rue des Abbesses. Nous avons maintenantle choix. Nous pouvons tourner à gauche etsuivre la courbe vers la droite jusqu’au 54, rueLepic. A cette adresse, dans l’appartementdu troisième étage vécut Théo Van Gogh,qui y logea son frère Vincent entre 1886 et

Paris n’est pas un paradisUne diaspora noire très variée, essentielle-ment africaine, a fait aujourd’hui de la capitalefrançaise son centre culturel. Mais celan’avance pas beaucoup les Noirs Américains,pour autant qu’ils ressentent encore le besoind’un séjour prolongé à Paris. Les rapportsavec les Français noirs sont aussi difficilesqu’avec les blancs. Cela tient sans doute à labarrière linguistique, mais Stovall signaleaussi un autre problème plus fondamental. LesNoirs américains sont souvent des militants,tandis que les Antillais par exemple sesentent tout d’abord français, avec lesdroits et les devoirs que cela implique.Autrement dit, la lutte des Américains n’estpas la leur.Paris n’est pas un paradis, les Noirs américainsle savent à présent. Toutefois, d’après Stovall,la Ville lumière a conservé sa bonne réputationchez les Noirs d’Amérique. Ne serait-ce queparce qu’on vous parle tout de suite sur unautre ton. Il en a fait l’expérience dès quel’homme noir arrêté pour un contrôle d’identitéprésente un passeport américain. « Ça peutmême aller jusqu’à des excuses ».Au cours des entretiens qu’il mena pour sonlivre, Stovall fut frappé que ce soient justementles Blancs américains qui insistent sur le climatraciste dans la capitale française, tandis queleurs compatriotes noirs affectionnent toujoursParis comme un lieu de tolérance et un refugepotentiel. Paris est toujours montré en exemplecomme étant une ville relativement aveugleaux couleurs en comparaison au « statu quoracial » des États-Unis.En 1994, la Sorbonne a accueilli un colloquesur les Noirs américains à Paris et leurinfluence. À cette occasion, une plaquettecommémorative fut inaugurée sur la façadede l’ancienne adresse parisienne de RichardWright, au 14, rue Monsieur-le-Prince. Enhommage et en souvenir de lui, ainsi que detous ces autres Américains à Paris.

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1888. Ils y firent la connaissance deToulouse-Lautrec, à qui Vincent offrit uneVue des toits de Paris peinte depuis safenêtre de la rue Lepic. C’est dans cetappartement que Vincent a peint la plupartdes toiles de sa période parisienne. D’ici, ilpartit pour Arles qui était sous la neigequand il y arriva par train, le 21 février 1888. Nous pouvons aussi traverser vers la droitepour emprunter la rue Tholozé et grimper

Le Bal du Moulin de la Galette (détail), peint par Pierre-Auguste Renoir de 1876 (Musée d’Orsay).

Le Moulin de la Galette

jusqu’au Moulin de la Galette. Nous passonsdevant le Studio 28, un des lieux sacrésdes cinéphiles parisiens. Une fois en haut,retournez-vous pour profiter du joli point de vue.

[Parcours]N°128 : Nous retrouvons la rue Lepic.

Prendre à droite et s’arrêterun instant au n°79. Un trou,

pas de médaillon.

Le moulin appartenait autrefois aumeunier Debray. Ce dernier avait faitpreuve de fidélité et de courage en1814 dans la lutte contre les

Cosaques qui occupèrent Paris après l’exil deNapoléon sur l’île d’Elbe. Ses descendants youvrirent une guinguette où ils vendaient dedélicieux gâteaux. D’où son nom, le Moulin dela Galette. Celui-ci était si pittoresque que lesimpressionnistes venaient en masse y poserleur chevalet. Il a été ainsi peint par Corot,Cézanne, Van Gogh (en 1886, le tableau està la Glasgow Art Gallery) et Toulouse-Lautrec. Mais c’est Auguste Renoir qui a leplus contribué au renom de la guinguette

grâce à sa célèbre toile Le Bal du Moulin dela Galette (exposé au Musée d’Orsay). Pourpeindre ce tableau, il se rendit tous les matinsau jardin, où l’attendaient ses modèles, desfilles de Montmartre, et ses propres amis. Àgauche sur le tableau, on distingue clairementun grand échalas en chapeau melon. Il s’agitde son ami, le peintre cubain Pedro Vidal deSolarès y Cardenas, qui fait quelques pas dedanse maladroits avec la petite Margot,Marguerite Legrand pour l’état civil, avec quiRenoir a eu une liaison aussi tendre quetragique. C’était une vraie Parisienne, unefille de la rue, attirante, insolente, marchantsur une corde raide à la marge de la société,entourée de mauvaises fréquentations, cequi agaçait profondément Renoir. Aprèsquelques années, la petite Margot tombagravement malade. Auguste Renoir, encorepauvre comme Job, écrivit au docteurGachet, mécène et plus tard protecteur deVincent van Gogh à Auvers-sur-Oise. Maisle médecin avait été blessé dans un accidentde chemin de fer et ne pouvait se déplacer.Il les dirigea vers un confrère, qui ne put rienfaire. On suppose que la petite Margot estmorte de la variole, fin février 1879. AugusteRenoir resta désemparé. Voyez sur le tableaucomme elle était belle, sa petite Margot !Revenir à la rue Lepic. Suivre la rue et, arrivéà la rue Girardon, tourner à gauche. Prendrel’avenue Junot.

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ou il n’ouvre pas. La seule solution est deprendre rendez-vous par téléphone. J’aipromis de ne pas donner son numéro, il leferait d’ailleurs aussitôt changer. Nous noussommes toutefois quittés bons amis, bien quel’homme jugea l’idée d’un guide de promenadele long du méridien de Paris, et donc à traversson jardin, inutile et répréhensible.

Descendre l’avenue Junot.

N°129 : On fera donc une croix sur celui-là.

En face, se situe l’ancien atelier du peintre etgraveur Eugène Paul, plus connu sous lenom de Gen Paul (1895-1975), une « figure »comme disent les Français avec admiration. Ilnaquit rue Lepic dans une maison qui futpeinte par Vincent van Gogh dans sa périodeparisienne. En parlant de prédestination :Gen Paul était ami avec Utrillo, à côté de quiil est enterré au cimetière Saint-Vincent-de-Montmartre. À sa mort, l’historien Jean-PaulCrespelle écrivit : « avec lui, un des dernierspeintres méconnus du vieux Montmartre avaitdisparu ». « Le dernier des monstres sacrés »,disait Le Figaro.

Au n°1 avenue Junot, se situe un ciné-ma, le Cinéma du Moulin de laGalette, à côté duquel il y a unegrille et un interphone surmonté

d’un petit panneau de cuivre portant l’in-scription « Régisseur ». Derrière cettegrille se dresse le célèbre Moulin de laGalette que tout le monde, y compris toutle Japon, voudrait voir de près. Maiscomme le célèbre moulin a été restauréavec des fonds particuliers et qu’il est der-rière cette grille sur un terrain privé, lepassant ordinaire ne peut pas le visiter.Que faire ? Exit le moulin, c’est la Mire duNord qui nous intéresse ! Il s’agit du pointd’orientation septentrional élevé en 1736 et, quicontrairement à sa consœur du sud, se trou-verait exactement, d’après les calculs, sur leméridien. Aussi le médaillon 129 se trouve-t-ilau pied de la mire, elle-même au pied duMoulin.Il semblerait qu’il existe une servitude, un droitd’accès donc, qui s’applique à la mirepublique, mais pas au moulin privé. Celasignifie qu’on peut emprunter le sentier privéà travers le jardin pour aller voir la mire,mais qu’on doit éviter à tout prix de regarderle moulin ! Donc le seul moyen d’entrer estde sonner chez le régisseur et de demanderpoliment la Mire du Nord et surtout pas lemoulin de la Galette, car là le refus seraitimmédiat !On peut d’ailleurs se demander si, en pratique,il y a une réelle différence. Dans un momentde grande sincérité, le régisseur m’a confiéqu’il avait plusieurs fois envisagé de se faireinterner dans une maison de repos, parce queles cars de touristes viennent tous sonner, depréférence un par un, pour voir le moulin. Pourlui, la mire, c’est tout pareil.Bref, il prend la liberté d’interpréter la servitudeà sa guise. En d’autres mots, il répond absent

La Mire du Nord

La tombe de Maurice Utrillo

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ne servaient selon lui qu’à complaire au publicet l’abêtir politiquement. La construction en1909 de sa maison alors très controversée surla Michaelerplatz de Vienne – qu’on netarderait pas à désigner communément par« la maison sans sourcils » à cause deslignes épurées sans la décoration baroquetant appréciée en Autriche – fut interrompuepar la police à cause de l’indignation populaire.De plus, l’empereur Franz Joseph se plaignitcar cette « souillure » l’empêchait de voir enface l’aile droite du palais Hofburg. Cettemême année, Oskar Kokoschka fit sonportrait. Loos déménagea à Paris en 1922et y construisit en 1926 la maison deTristan Tzara. Une sorte de théâtre futmême aménagée à l’intérieur pour lesspectacles dadaïstes. Deux ans plus tard,en 1928, Adolf Loos dessina une maisond’angle pour Joséphine Baker (voir lechapitre « Le Paris noir »), mais celle-ci nefut jamais construite. Après la mort deTzara, sa maison fut subdivisée enappartements.À gauche du n°23, un passage mène à larue Lepic, avec, à mi-chemin, une portedonnant accès à un boulodrome privé. Ony joue même l’hiver, sous éclairage artifi-ciel. En bas dans la rue, on peut entendreles boules qui s’entrechoquent. Une petitetouche d’authenticité au cœur de Montmartre !

N°132 : Continuer à descendre l’avenue Junot, tourner à droite, avenue Simone-Dereure. Le médaillon est au niveau du n°15.

Poursuivre jusqu’à la place Casadesus (lacélèbre famille de musiciens), puis succes-sivement petite place, petit square, allée desBrouillards, vue sur le Sacré-Cœur. Vous arrivez sur la place Dalida sur laquellese dresse le buste de la plus kitsch de toutesles chanteuses françaises, célèbre pour des

N°130 : Un peu avant le 3, avenue Junotprès des marches, deux mètres vers le milieu du trottoir. Un trou, pas de plaquette

N°131 : Un trou, pas de plaquette au niveau du n°10 (près de la portedu garage).

Jetez un coup d’œil au n°13 où le célèbredessinateur Francisque Poulbot mourut en1946 ; puis au n°15 et à la maison originale,dessinée par l’architecte autrichien Adolf Loos(1870-1933) pour l’écrivain dadaïste TristanTzara. Adolf Loos fut un des premiers architectesmodernistes. Sa conférence « Ornement etcrime » en 1908 signa l’arrêt de mort desdétails décoratifs en architecture. Ces derniers

Depuis l’allée des Brouillard, vous bénéficiez d’unebelle vue sur le Sacré-Cœur.

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Les deux derniers médaillons se trouvaientPorte Montmartre, tout près du périphériquenord. À pied, le parcours le plus agréable passepar la rue Caulaincourt vers l’est. Puisdescendre à gauche l’escalier de la rue desSaules, tourner à droite rue Marcadet, àgauche rue du Mont-Cenis, jusqu’à la placeJules-Joffrin. Prendre à gauche la pittoresqueet commerçante rue du Poteau, puis toujourstout droit.

N°134 : À l’angle de l’avenue de la Porte-Montmartre et la rue René-Binet. A disparu.

N°135 : Tourner au coin, avenue de la Porte-Montmartre en direction du périphérique. Là se trouve une bibliothèque de la Ville de Paris. Le dernier médaillon était à vingt centimètres de la porte d’entrée, mais il est là encore introuvable.

tubes comme Gigi l’amoroso, Bambino et I lost my love in Portofino. Elle habitait toutprès au 11bis, rue d’Orchampt. Pour y aller,revenez sur vos pas par la rue Girardon,c’est dans le prolongement. Il y a toujours samaison portant une plaquette commémorative.La chanteuse se suicida en 1987, à l’âge de 54ans. Le site web qui lui est consacré expliqueson acte de la façon suivante : « elle pense quesi elle a réussi sa vie d’artiste, elle a raté sa viede femme. Elle n’a pas de mari, pas d’enfant,les années commencent à lui peser ». En1986, elle interprétait « Moi, je veux mourirsur scène ». Son souhait ne se réalisa pas,elle mourut chez elle après avoir ingéré uneforte dose de somnifères, pour un sommeiléternel. Avant, elle avait griffonné sur unbout de papier : « Pardonnez-moi, la viem’est insupportable ». Sa mort tragique n’afait que renforcer sa renommée. Elle figuretoujours parmi les chanteuses françaises lesplus populaires. Au cours des années, elle avendu cent vingt millions de vinyles et CD.Son rayonnement est tel que le maire deParis (ouvertement homosexuel) vint déposerun bouquet de fleurs à ses pieds pendant sacampagne électorale, en compagnie dequelques photographes rassemblés à la hâte.Lorsque je me trouvai face à son buste, despassants me firent remarquer que je ne devaispas continuer mon chemin sans la toucher,sinon cela me porterait malheur. « Un câlin ? »me demandai-je tout haut. « Les deux seins »,répondirent mes interlocuteurs, « il faut toucherles deux seins ». En m’adonnant à cet exercice,je remarquai qu’on avait sculpté un soutien-gorge dans le bronze, ce qui rendit le toucher,aussi symbolique soit-il, tout de même moins,comment dirais-je, intime…Prendre à gauche la rue Girardon, descendrel’escalier, première à gauche. On se retrouveavenue Junot.

N°133 : Au n°47. Un trou, pas de médaillon. Le buste en bronze de la place Dalida, à Montmartre.

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Aux débuts, ce devait être un vide-grenier, unendroit où on pouvait se faire quelques sousavec ce qu’on avait de superflu, où l’on faisaitdes affaires dans la marge. En marge de lasociété en quelque sorte. En tout cas en margede la ville. Dans la zone.

Le dernier médaillon avait été placé devantla porte d’une bibliothèque comme un symbole.Comme une invitation à se plonger dans leslivres, s’aiguiser l’esprit, lire tout ce qui a étéécrit sur cette ville, sur son mystère, sonméridien, sa science, sur son amour et sondégoût, sa honte et sa gloire, sa fierté et sadouleur. Vous serez frappé par le fait quetous ceux qui viennent d’ailleurs croientdevoir la conquérir. Ce fut le cas d’Henri IV etaussi de François Arago, légèrement avantagégrâce à sa drôle d’aventure le long du méridien.En lisant, vous comprendrez pourquoi ici on estfier de l’expression « Paris sera toujours Paris ».C’est une déclaration d’amour, une carteblanche que la ville s’est offerte avec l’idée,peut-être l’illusion, que Paris ne peut êtrevaincue, que Paris décide en fin de compteelle-même de son destin. Paris embrasse,Paris décapite, Paris flirte volontiers avec lesrebelles et les anarchistes, tout en aimantl’ordre et le calme. Ce monument de préci-sion et de liberté est en parfait accord aveccela. Hommage à Arago, c’est le titre officiel,mais en fait il s’agit du Méridien de Dibbets.Ampoules comprises.

N otre promenade se termine à peuprès telle qu’elle a commencée.Dans un Paris soigneusementévité par tous ou presque, une

sorte de no man’s land dans le vacarme decette horrible autoroute circulaire. Ici, l’espacevide correspond à peu près à la zone militairelarge de deux cent cinquante mètres qui setrouvait autour des fortifications, et dont onconstata en 1870 l’inutilité puisque les canonsmodernes des Prussiens n’avaient aucun malà tirer par-dessus. Dans ce terrain vagueentourant Paris, toute construction était inter-dite. Inutile de dire qu’il y en eut quand même !Clandestinement, et au vu de tous. Desbaraques branlantes, des maisonnettes provi-soires, des cabanes « tout de travers ». Unezone d’ombre. Encore aujourd’hui, on dit avecmépris à propos d’un tel environnement désor-donné : c’est la zone ici. Cet endroit a étépartiellement employé pour la constructiondu périphérique. Les projets dataient de 1940,mais la route ne fut achevée qu’en 1973. On serait à peine surpris de voir ici un panneau:Attention, vous quittez le secteur parisien. Plusloin, c’est le monde étrange et insaisissable dela banlieue, que les habitants de ce côté dupériphérique considèrent comme une jungle oùils préfèrent ne pas se montrer. À PorteMontmartre, quand on continue en passantsous le périphérique, on se retrouve sur lecélèbre marché aux puces (les week-ends etlundis seulement). C’est plutôt chic aujourd’hui.

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