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Med Pal 2006; 5: 337-342 © 2006. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés SOINS PALLIATIFS ET PSYCHOLOGIE Médecine palliative 337 N° 6 – Décembre 2006 Une réflexion sur la prise en charge des patients atteints de Sclérose Latérale Amyotrophique Hélène Brocq (photo), Centre de Référence pour les maladies neuro-musculaires et la SLA, CHU de Nice. Antoine Bioy, Unité Douleur et Soins Palliatifs, CHU Bicêtre. Summary Thoughts on the management of patients with amyotrophic lateral sclerosis Amyotrophic lateral sclerosis, also called Charcot’s disease, is a degenerative disease for which there is no known cure. After a long period of explorations, the diagnosis is finally established, plunging the patient and the family into a long complex process of care where each specialist strives to best relieve the patient’s suffering. The recent creation of reference centers favors better organization of accompanying practices, but the practitioners in these centers cannot control all situations and overcome all problems encountered by other caregivers. This illustrates the importance of informing the patient about his-her disease as well as the resistance encountered when palliative care becomes part of the therapeutic needs. We discuss here the specific prob- lems, particularly psychological problems, encountered by pa- tients with amyotrophic lateral sclerosis and question the diffi- culty in managing them within the framework of a coherent and dynamic care plan. Key-words: amyotrophic lateral sclerosis, Charcot’s disease, announcing disease, palliative care, psychology. Résumé La Sclérose Latérale Amyotrophique (SLA ou maladie de Charcot) est une pathologie dégénérative qui n’offre aucune issue cura- tive. Après une longue période d’exploration, le diagnostic enfin porté plonge les patients et leur entourage dans un processus de soins complexe, où chaque spécialiste de santé est mobilisé pour accompagner du mieux possible ceux qui souffrent de cette ma- ladie. La création récente de centres de référence favorise l’or- ganisation de cet accompagnement, mais les praticiens de ces centres ne peuvent à eux seuls réguler toutes les difficultés de terrain observées. Ainsi, alors que la communication au patient des données qui le concernent est majeure dans cette pathologie, des résistances à intégrer la dimension palliative dans les suivis est notable. Cet article fait le point sur les singularités de cette pathologie, principalement sur le plan psychologique, et ques- tionne la difficulté à les contenir et à les gérer dans une dyna- mique soignante cohérente. Mots clés : sclérose latérale amyotrophique, maladie de Charcot, annonce de diagnostic, soins palliatifs, psychologie. Présentation de la maladie et de ses conséquences La Sclérose Latérale Amyotrophique (SLA ou maladie de Charcot) est une maladie caractérisée par une atteinte des neurones moteurs périphériques (corne antérieure de la moelle épinière, du bulbe rachidien), et centraux. Le patient atteint de SLA s’inscrit donc dans un état défici- taire évolutif, qui le mène progressivement vers une dé- pendance totale à l’environnement. La SLA peut toucher presque tous les muscles et altère de ce fait des fonctions importantes, comme la motricité, la communication ou la déglutition (paralysie des muscles labio-glosso-pharyngo-laryngés), ou encore des fonctions vitales comme la respiration. La mort du patient survient au bout de quelques mois (médiane de survie : quarante mois), le plus souvent par insuffisance respiratoire. La pré- valence de cette maladie est de 4 à 6 pour 100 000 per- sonnes, avec un âge moyen de début d’apparition à 55 ans. La découverte des déficiences se fait, insidieusement, au jour le jour. Classiquement, le malade perd sa force musculaire au niveau de la main puis l’évolution est ascendante, vers la racine du membre, bilatérale et Brocq H, Bioy A. Une réflexion sur la prise en charge des patients atteints de Sclérose Latérale Amyotrophique. Med Pal 2006; 5: 337-342. Adresse pour la correspondance : Hélène Brocq, Centre de Référence pour les maladies neuro-musculaires et la SLA, Service de Médecine Physique et Réadaptation du Professeur Claude Desnuelle, Hôpital Archet 1, CHU de Nice, 151, route de Saint-Antoine-de-Ginestière, BP 3079, 06202 Nice Cedex 3. e-mail : [email protected]

Une réflexion sur la prise en charge des patients atteints de Sclérose Latérale Amyotrophique

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Med Pal 2006; 5: 337-342

© 2006. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

SOINS PALLIATIFS ET PSYCHOLOGIE

Médecine palliative

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N° 6 – Décembre 2006

Une réflexion sur la prise en charge des patients atteints de Sclérose Latérale Amyotrophique

Hélène Brocq (photo), Centre de Référence pour les maladies neuro-musculaires et la SLA, CHU de Nice.

Antoine Bioy, Unité Douleur et Soins Palliatifs, CHU Bicêtre.

Summary

Thoughts on the management of patients with amyotrophic lateral sclerosis

Amyotrophic lateral sclerosis, also called Charcot’s disease, is a degenerative disease for which there is no known cure. After a long period of explorations, the diagnosis is finally established, plunging the patient and the family into a long complex process of care where each specialist strives to best relieve the patient’s suffering. The recent creation of reference centers favors better organization of accompanying practices, but the practitioners in these centers cannot control all situations and overcome all problems encountered by other caregivers. This illustrates the importance of informing the patient about his-her disease as well as the resistance encountered when palliative care becomes part of the therapeutic needs. We discuss here the specific prob-lems, particularly psychological problems, encountered by pa-tients with amyotrophic lateral sclerosis and question the diffi-culty in managing them within the framework of a coherent and dynamic care plan.

Key-words:

amyotrophic lateral sclerosis, Charcot’s disease, announcing disease, palliative care, psychology.

Résumé

La Sclérose Latérale Amyotrophique (SLA ou maladie de Charcot) est une pathologie dégénérative qui n’offre aucune issue cura-tive. Après une longue période d’exploration, le diagnostic enfin porté plonge les patients et leur entourage dans un processus de soins complexe, où chaque spécialiste de santé est mobilisé pour accompagner du mieux possible ceux qui souffrent de cette ma-ladie. La création récente de centres de référence favorise l’or-ganisation de cet accompagnement, mais les praticiens de ces centres ne peuvent à eux seuls réguler toutes les difficultés de terrain observées. Ainsi, alors que la communication au patient des données qui le concernent est majeure dans cette pathologie, des résistances à intégrer la dimension palliative dans les suivis est notable. Cet article fait le point sur les singularités de cette pathologie, principalement sur le plan psychologique, et ques-tionne la difficulté à les contenir et à les gérer dans une dyna-mique soignante cohérente.

Mots clés :

sclérose latérale amyotrophique, maladie de Charcot, annonce de diagnostic, soins palliatifs, psychologie.

Présentation de la maladie et de ses conséquences

La Sclérose Latérale Amyotrophique (SLA ou maladiede Charcot) est une maladie caractérisée par une atteintedes neurones moteurs périphériques (corne antérieure dela moelle épinière, du bulbe rachidien), et centraux. Lepatient atteint de SLA s’inscrit donc dans un état défici-taire évolutif, qui le mène progressivement vers une dé-pendance totale à l’environnement.

La SLA peut toucher presque tous les muscles et altèrede ce fait des fonctions importantes, comme la motricité,

la communication ou la déglutition (paralysie des muscleslabio-glosso-pharyngo-laryngés), ou encore des fonctionsvitales comme la respiration. La mort du patient survientau bout de quelques mois (médiane de survie : quarantemois), le plus souvent par insuffisance respiratoire. La pré-valence de cette maladie est de 4 à 6 pour 100 000 per-sonnes, avec un âge moyen de début d’apparition à55 ans.

La découverte des déficiences se fait, insidieusement,au jour le jour. Classiquement, le malade perd sa forcemusculaire au niveau de la main puis l’évolution estascendante, vers la racine du membre, bilatérale et

Brocq H, Bioy A. Une réflexion sur la prise en charge des patients atteints de

Sclérose Latérale Amyotrophique. Med Pal 2006; 5: 337-342.

Adresse pour la correspondance :

Hélène Brocq, Centre de Référence pour les maladies neuro-musculaires et la SLA,

Service de Médecine Physique et Réadaptation du Professeur Claude Desnuelle,

Hôpital Archet 1, CHU de Nice, 151, route de Saint-Antoine-de-Ginestière, BP 3079,

06202 Nice Cedex 3.

e-mail : [email protected]

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souvent asymétrique. Puis, elle se diffuse aux muscles dutronc, de la nuque, des membres inférieurs, de l’oropha-rynx et de la langue. Le déficit est précédé de crampes etde fasciculations représentées par des décharges asyn-chrones d’une fibre ou d’un groupe de fibres [1].

La suppléance des fonctions vitales marque la périodede fin de vie, mais parfois des interventions sont néces-saires bien avant (comme la nécessité en urgence d’unetrachéotomie). Enfin, le patient garde ses fonctions cogni-tives intactes et peut connaître le

locked in syndrome

cequi fait dire à Michèle Fussellier, Présidente de l’ARS

1

,qu’il s’agit d’une pathologie « d’emmurés » lucides.

La SLA est une pathologie lourde et, à ce jour, mor-telle. Sa prise en charge est complexe et forcément pluri-disciplinaire. Elle nécessite une excellente coordinationentre les différents intervenants. En France, des centresexperts SLA ont été créés régionalement pour accueillirles patients et aider les professionnels du soin d’autresstructures, notamment celles qui interviennent à domicile.

Des rencontres, qui réunissent lesprofessionnels du soin mais aussiles bénévoles (réactualisation desconnaissances, formations,échanges autour notamment dedonnées intersubjectives, etc.),sont organisées chaque année.Cette rupture d’avec le tradition-nel clivage que l’on observe parailleurs, notamment dans les con-grès ou d’autres dispositifs desoins, s’avère enrichissante pour

tous. D’autant que ces réunions incluent aussi les équipesde soins palliatifs qui travaillent de concert avec « les spé-cialistes » de la SLA.

Cette coordination est d’autant plus nécessaire que cettemaladie implique bien sûr le patient et son entourage fa-milial, amical, mais aussi tous les professionnels médi-caux et paramédicaux qui, à domicile, s’investissent, auquotidien, dans le suivi de ces patients (kinésithérapeutes,orthophonistes, infirmières libérales et en HAD

2

, auxiliai-res de vie

3

, etc.). Le travail est ici complexe puisque laSLA nécessite une redéfinition de la vie quotidienne à tousles niveaux. Très vite, elle assigne au couple parental denouveaux rôles, le mari se substituant à son épouse pourles tâches de la vie courante, les enfants devenant les pro-

longements de leurs parents en les aidant au quotidien etparfois même, pour certains, dans leurs besoins les plusintimes, etc. Le patient évolue d’une dépendance relativeà une dépendance bien réelle qui ne manque pas de ré-veiller des affects en lien avec l’aspect symbiotique despremières relations. Dans de telles conditions, lorsque lesrôles familiaux s’inversent, il est très difficile de mainteniravec autant de force qu’auparavant son rôle parental, decontinuer à protéger ses enfants alors que l’on a, fonda-mentalement, besoin d’eux, pour la vie de chaque jour.Car l’enfant peut participer à l’habillement de son parent,avoir à le soulever en cas de chute, et souvent plus encore.Et, pour l’enfant, comment se structurer face à un parentsi fragile, sans devenir et mourant ? Comment continuerà grandir et à se différencier alors que la maladie lesimmerge totalement dans le corps de leur parent, sans dis-tance, et qu’ils ressentent, au quotidien, la grande fragilitéde l’étayage parental ? L’enfant est très impliqué (voireimbriqué) dans cette pathologie. Il est, très souvent, sol-licité par le parent en perte d’autonomie mais aussi parl’autre parent qui présente, régulièrement, des signaux defaiblesse physiques mais aussi, parfois, d’intenses mouve-ments de colère, de l’énervement, de la tristesse, etc.

À toutes ces dimensions en lien avec la maladie, ilfaut mobiliser des compétences pouvant, d’une partidentifier ce qui a cours, mais également proposer dessolutions alternatives lorsque cela s’avère nécessaireet/ou possible, et ce, dès les premiers instants de la réelleprise en charge du patient : le moment de l’annonce dudiagnostic.

L’annonce du diagnostic

Apprendre que l’on est atteint d’une maladie mortelleest une catastrophe personnelle, individuelle, qui s’accom-pagne du sentiment que la vie s’arrête [2-4]. Dans le cadrede la SLA, la banale entorse du pied pour laquelle le pa-tient avait consulté, souvent pendant des mois, ou encorela faiblesse musculaire de la main, devient subitement uneterrible maladie mortelle. Et ce qui fait trauma, c’est aussicette « annonce surprise » et l’effraction des défenses quis’en suit.

Car l’une des dimensions spécifique de la SLA est celled’un temps de latence important entre les premiers exa-mens et l’établissement du diagnostic (14 mois dans lesformes de début bulbaire, à 21 mois dans les formes dé-butant aux membres inférieurs). Cette période est d’autantplus longue que les signes d’appel initiaux ne sont passpécifiques.

Dans ce contexte, il n’est pas simple pour un praticiend’énoncer « en amont » la SLA comme faisant partie du

1. Association pour la recherche sur la sclérose latérale amyotrophique et lesmaladies du motoneurone.2. Hospitalisation à domicile.3. Les psychologues libéraux n’interviennent pas (ou rarement) à domicile, carleurs actes ne sont toujours pas remboursés par la sécurité sociale. Les patientsgravement malades connaissent souvent des situations sociales difficiles, neleur permettant pas de financer ce type d’intervention.

Apprendre que l’on est atteint d’une maladie mortelle est une catastrophe personnelle.

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diagnostic différentiel, et beaucoup préfèrent attendre queles signes cliniques soient suffisants pour pouvoir annon-cer ce diagnostic, une fois mené l’ensemble des examenset des consultations nécessaires. Cependant, il est à noterqu’après un à deux ans de parcours où beaucoup de dia-gnostics possibles auront été énoncés sauf celui-ci, l’an-nonce « ultime » va avoir un retentissement d’autant plusimportant que le patient n’aura jamais entendu cette pos-sibilité, cette fois révélée. Une charge affective naît alors,difficile, voire impossible à métaboliser psychiquementdans l’instant, mais aussi moins intense que dans la si-tuation où le diagnostic aura été « temporisé » par le mé-decin (lui-même pris par sa souffrance de devoir dire) etoù le patient, pour mieux comprendre l’inconnu, fera ap-pel à d’autres medias, comme Internet. Les informationsobtenues par ce biais, sans possibilité de reprise et deliaison, compliquent la tâche. Car certains patients qui nesupportent pas de découvrir seuls et chez eux la réalitébrute de la maladie, préfèrent déserter précocement le pro-cessus de soin et les consultations pluridisciplinaires.

Ainsi, le début de la crise commence avec l’annoncedu diagnostic qui inclut en liminaire le long parcoursavant que la maladie soit effectivement nommée. L’an-goisse de séparation et la douleur dépressive que génèrece type de situation peuvent prendre une valeur haute-ment traumatique et désorganiser durablement le rapportau monde. Le patient se sait désormais condamné à vivredans l’incertitude du lendemain. C’est le terrible et le banaldu mourir : une solitude radicale qui interroge la capacitéà être seul de chacun. En fonction de la structure psychi-que sous-jacente, la solitude de la maladie peut être vécuecomme un abandon ou un arrachement et conduire, dansles cas extrêmes, à un véritable vécu d’anéantissement desoi.

Parfois, les réactions de l’entourage renvoient au ma-lade la brisure du lien, ce qui majore le sentiment de déré-liction. La douleur morale est à son paroxysme, lorsquecette rupture de la continuité existentielle ne peut pas êtrecompensée par l’investissement d’objets internes protec-teurs. Dans ce cas précis, les mots manquent et le maladeest atteint dans sa capacité à penser et à élaborer les affects.

Dans ces moments de grande détresse, le patientéprouve une angoisse très désorganisante : le sentimentde ne pas se sentir authentiquement contenu et soutenupar le monde médical qui est vécu, la plupart du temps,dans les représentations communes, comme technique-ment surpuissant. Cette angoisse peut devenir paroxysti-que et déclencher des attaques du lien qu’il faut apprendreà contenir. Ce type de conflit peut trouver une issue fa-vorable dans la négociation entre les différents acteursimpliqués : patient, famille, soignants, la personne la plusengagée dans ce processus de négociation étant, bien évi-demment, le malade. C’est dire qu’un malade ne peut se

comprendre seul et isolément, les relations interperson-nelles pouvant tout à la fois se renforcer ou se rompre àtravers la crise existentielle que génère la maladie grave.

Le moment de l’annonce du diagnostic est aussi le mo-ment de l’identification de soi avec les diverses représen-tations, toujours subjectives, que véhicule la maladie.Dans le cadre de la SLA, on peut aisément comprendretoute la souffrance en lien avec les représentations de lamort (par asphyxie ou fausse route), mais aussi la souf-france narcissique générée par les images que véhicule,dans notre société, l’idée de la dépendance et du handicap.

Le malade doit aussi « composer » avec l’atteinte nar-cissique que cette maladie porte au corps, notamment danssa dimension esthétique et que les patients ne manquentpas de découvrir, au contact des autres malades, dans lessalles d’attente des consultations pluridisciplinaires.

En l’absence d’une prise en charge où le malade peutexprimer, à son rythme, toute la peur viscérale qu’il res-sent, l’angoisse est susceptible d’engendrer un vécu catas-trophique pouvant conduire à une déstructuration notabledu moi [5]. Cette souffrance singulière nourrit alors desmouvements psychoaffectifs intenses qui peuvent « dé-construire » durablement l’unité psychosomatique etgrandement désorganiser la relation médecin-malade quiconstitue le pivot essentiel de la prise en charge.

L’information au malade au cœur de la prise en charge

Notamment dans cette pathologie, l’information aumalade constitue la clé de voûte de la prise en charge, dufait de l’absence d’emblée de perspective curative et de ladimension dégénérative à la fois inéluctable, rapide, ettrès lourde qu’impose la SLA. Si de nombreux choix thé-rapeutiques vont devoir être faits (moment de la posed’une gastrostomie, d’une ventilation non invasive, d’unetrachéotomie, etc.), et pour certains discutés de façon an-ticipée du fait de la difficulté à communiquer qui va s’ins-taller, le malade va devoir s’appuyer entièrement sur l’in-formation délivrée, mais aussi sur la qualité du lien tisséentre lui et ses différents intervenants [6].

Or, l’image souvent très idéalisée du médecin est alté-rée dans cette maladie, ce qui peut rendre difficile (et/ouconsidérablement différer) l’établissement d’une relationde confiance. Le traditionnel rapport asymétrique du mé-decin supposé savoir au malade est mis à mal, ce qui placel’écoute de l’homme malade au cœur du dispositif desoins. Une écoute qui ne fait pas encore réellement partiede la culture médicale, qui la réduit le plus souvent à êtrele lieu de recherche des symptômes à confirmer par l’ob-tention de signes cliniques.

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Ceci explique sans doute que l’on observe trop souventune attitude qui consiste à vouloir tout régler par le moyenle plus évident mis à la disposition des médecins : la pres-cription médicamenteuse. Cette dernière concerne en pre-mier lieu le riluzole, une benzothiazole dont l’objectif estde diminuer les phénomènes excito-toniques engendréspar la SLA. Si un bénéfice thérapeutique peut en être at-tendu (notamment sur la durée de vie), il n’est pourtantpas curatif. Mais tant qu’il semble avoir un effet, certainspraticiens hésitent alors à considérer leur patient commerelevant du palliatif dans un mouvement qui n’est pas sansévoquer celui plus global où, au moins pour les médecins,les soins palliatifs ne relèvent que de la gestion de la finde vie [7].

L’autre dimension de la prescription médicamenteuseconcerne toute la gamme des anxiolytiques et anti-dépresseurs, censée pallier à la souffrance du patient prisdans l’effroi de sa maladie et de ses conséquences. Si cesmédicaments peuvent évidemment constituer une « cou-verture de fond », ils ne peuvent se concevoir que dansune perspective plus globale de prise en charge de cettesouffrance qui ne relève plus du cerveau en tant

qu’organe ni des neurosciences,mais de la psyché et sa dynami-que interne mais aussi relation-nelle [8]. Et, il revient sans douteau médecin d’accepter cette di-mension, et d’insuffler la créa-tion, au sein de sa structure, d’unauthentique lieu de paroles, oùprécisément tout ce qui touche àla psyché pourra être repris, éla-

boré, mûri pour les patients. Ce lieu, faisant tout d’abordintervenir des psychologues cliniciens, ne relève pas uni-quement d’un désir d’humanité qui contrasterait avec unetechnicité médicale parfois un peu trop rapidement décritecomme déshumanisante. C’est aussi un lieu de reconnais-sance du patient comme un être humain certes malade,mais ne se limitant pas à cette maladie.

La SLA dans une perspective palliative

Si cela n’est pas toujours identifié en tant que tel parles spécialistes de la SLA, les prises en charge mises enplace obéissent bien à une stratégie palliative, dansl’abord même de la maladie (qui ne dispose d’aucun trai-tement curatif), ce qui amène un positionnement forcé-ment particulier des équipes vis-à-vis du malade. En effet,cette maladie les situe au-delà des ressources thérapeuti-ques ordinaires. En annonçant une SLA, le médecin neu-rologue annonce aussi son impuissance à la guérir. Et, lessoignants sont renvoyés à leurs propres limites, ce qui

oblige chacun à réfléchir sur son rapport à sa propre mort.Les mouvements pulsionnels qui sont mobilisés sont par-fois intenses et le psychologue peut favoriser certainesprises de conscience à travers la verbalisation des résis-tances et/ou des angoisses. Mais, il s’agit là d’un travaildifficile et délicat à mener car culturellement peu valoriséà l’hôpital en dehors du champ spécifique des soins pal-liatifs, dont on rappelle que la SLA n’est pas toujoursidentifiée comme relevant d’emblée. Voire, le terme mêmede « soins palliatifs » peut gêner, car il peut être perçucomme synonyme d’échec, mais également, ces soins pa-raissent le lieu d’une subjectivité importante très difficileà entendre ou à prendre en charge, celle des patients.

Or, dans les prises en charge SLA, ce moment où l’ondoit passer d’un prétendu champ curatif (en fait, tout cequi peut être mis en œuvre pour retarder la fin de vie) auchamp palliatif est bien difficile et se lit jusqu’au choixdes intervenants « psys ». Ainsi, à des postes de psycho-logues cliniciens, il est souvent préféré des postes de neu-ropsychologues plus enclins à poser des diagnostics dedémence temporo-frontale (15 % des patients SLA) et àobjectiver les troubles. Si ce travail n’est pas à minimiser,le hiatus vient du fait que ce qui leur est implicitementdemandé est de réifier la souffrance des patients et, parlà même, de prolonger le déni manifeste des implicationsprofondes de la maladie grave, en barrant l’accès à la re-présentation symbolique qui autorise la médiation et l’in-tégration de la douleur morale des malades, des familleset des soignants qui les accompagnent.

Le sujet malade devient objet de discours, objet desoins, objet de recherche. Dans de telles conditions (retourà l’organicité, mise à distance scientifique), la prise encharge du malade risque de fonctionner selon le modèleclivé maladie/malade. Or, pour accompagner un maladeatteint de maladie grave (même dément), le médecin doitparvenir à établir une distance critique vis-à-vis du savoiret du pouvoir de la médecine et ne pas répondre à l’an-goisse du malade uniquement par le savoir ou la techni-que. Mais, il est vrai qu’entre l’indifférence et l’investis-sement affectif excessif, que l’on sait inefficace voirenuisible pour le soignant comme pour le patient, la posi-tion thérapeutique « idéale » est difficile à trouver. La dé-gradation physique à laquelle on est amené à s’identifier,la souffrance du malade mais aussi celle de sa famille,tout cela pèse lourd pour les équipes de soins, et le psy-chologue clinicien doit parvenir à maintenir, dans desconditions particulièrement difficiles, une circulation po-sitive des affects de tous. Car telle est la gageure des équi-pes confrontées à la maladie grave : travailler dans ladifficulté quotidienne, dans la mouvance de l’angoisse etdu désespoir des malades et de leurs familles, tout enconservant autant que faire se peut une dynamique degroupe satisfaisante pour tous.

Le sujet malade devient objet de discours, objet de soins, objet de recherche.

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Seule la co-construction d’une pensée collective riche,c’est-à-dire qui ne soit pas dévitalisée et désincarnée maisémotionnellement colorée, peut permettre un authentiqueaccompagnement de la dynamique psychique propre à lafin de vie. Chaque soignant doit accepter de « dépasser »individuellement la relation qu’il entretient avec la mala-die pour se laisser « toucher » par la souffrance du maladesans jamais fusionner avec elle et sans projeter sur le pa-tient des perceptions qui lui appartiennent en propre etqui découlent uniquement de son vécu.

Dans le cadre de la SLA, ces projections peuvent êtremajorées par les phénomènes anxieux, souvent paroxys-tiques, et les difficultés et/ou l’absence de communicationdu malade.

Le dispositif thérapeutique dans les centres de référence

Pour accompagner les malades et leurs familles,l’équipe pluridisciplinaire du centre référent doit se struc-turer et se souder véritablement pour faire face et répon-dre d’une manière souple et adaptée à la demande desmalades. Cela suppose un partage des compétences et lamise en place d’une sorte de « cartographie » intersubjec-tive des champs d’intervention de chacun, incluant la dé-finition commune de frontières mais n’oubliant pas deprévoir également des points de passage. Dans le meilleurdes cas, le respect de chacun dans sa compétence néces-saire et spécifique devient, au fil du temps, une évidencepour tous dont les conditions sont dépendantes d’une cer-taine volonté institutionnelle, mais aussi de personnes(chef de service, cadre supérieur de santé, etc.). Cette co-hésion est d’importance puisque face à son corps qui sedérobe, il reste au malade pour tout étayage sa « capacitéà penser », les liens qui l’unissent à lui-même et au mondeet sa capacité à accepter le corps soignant comme un élé-ment stable de l’ensemble, au sens du

holding

décrit parWinnicott [9]. Cette stabilité engage le repérage progressifde son identité profonde, intime, à travers la reconnais-sance partagée et graduelle de sa place, au travers deséchanges, du lien et de la relation à l’autre. La modalitéqualitative de sa présence à l’autre, le rythme des rencon-tres, engage totalement l’équipe (au sens large) et en faittout à la fois le « vecteur rythmique » de l’évolution de lamaladie, et le « synchronisateur » de la désorganisationpsychosomatique.

Dans la SLA, l’angoisse est particulièrement impor-tante car le patient devient, de façon progressive, totale-ment dépendant du milieu dans lequel il vit. Il a, de fait,un besoin structurel de la présence de l’autre, d’un objetexterne comme support de sa continuité physique et psy-

chique. Lorsque tout se passe bien, on observe une véri-table indifférenciation se mettre en place entre le patientet l’accompagnant qui n’est progressivement plus perçucomme un objet différent et différencié, mais comme unobjet faisant partie du moi. Souvent, les patients utilisentla relation qu’ils ont avec leurs proches pour réorganiserune manière d’être au monde qui ne soit pas génératriced’angoisse ou le moins possible. On assiste alors à la miseen place de liens affectifs privilégiés qui offrent un vécusécurisant, apaisant. Avec le temps qui passe, un déni deplus en plus manifeste de la séparation entre le moi etl’objet peut s’installer.

Mais, le patient reste tributaire de l’autre qui assurepour lui une fonction que le moi ne parvient plus à as-sumer seul. D’un point de vue intra-psychique, la relationà l’autre risque de représenter un étayage vital à cause dela complémentarité structurelle qu’elle lui assure.

En l’absence de lit d’hospitalisation de neurologie, leshospitalisations (en pneumologie ou en gastro-entérologie)impliquent la rupture de cette continuité existentielle, cequi déclenchent des mouvements de panique chez le ma-lade, qui a toujours du mal à retrouver, dans un hôpitalpressé, bousculé, une réassurance affective qui lui per-mette de rétablir avec les soignants, la continuité existen-tielle que l’hospitalisation a interrompue. Les difficultésde communication, voire l’absence totale de communica-tion, les projections que cette absence de communicationgénère, parfois, obligent le psychologue à sortir de sa ré-serve pour rétablir, par sa présence auprès du malade, unecertaine forme d’altérité. Mais les hospitalisations restentdes moments de grande souffrance qui requièrent l’atten-tion de tous. Et, toute aide à l’équipe est une aide au pa-tient qui a parfois bien du mal à se saisir comme distinctd’autrui, tant il a besoin de l’autre pour organiser sa viepsychique. Dans une telle situation d’interdépendance, sil’étayage vient à manquer ou devient défaillant, c’est l’en-semble du fonctionnement psychique qui est menacé.

Il y a alors apparition d’une angoisse que les soignantsévoquent sans relâche, tant elle est déstabilisante poureux, etc. L’absence de groupes de paroles, au cours des-quels les soignants pourraient s’exprimer et parler de leurvécu, rend toujours difficile le juste positionnement vis-à-vis du malade.

Conclusion

Le malade qui se dégrade inéluctablement du point devue physique, la peur viscérale qu’il éprouve, à laquelleparfois on est amené à s’identifier, l’épuisement des fa-milles, leur colère, la lenteur des réponses sociales et ad-ministratives, tout cela représente une charge affective qui

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pèse très lourd sur les épaules des familles et des équipes,notamment celles de pneumologie et/ou de l’HAD, qui tra-vaillent de concert avec les centres SLA.

Le malade atteint par la SLA est un malade dont il esttrès difficile de s’occuper (la toilette, par exemple, peutdurer une heure). Il a une espérance de vie désespérémentréduite et la mort qui le menace pèse lourdement sur lesoignant qui doit faire face à ses propres angoisses. Et,dans un tel contexte, la violence peut sourdre à tout mo-ment. Si la mise en place de groupes de paroles dans lesunités de soins palliatifs a légitimé aux yeux de tous ladifficulté psychologique à être confronté au quotidien àla mort et aux situations de souffrance, dans les servicesde soins traditionnels, les soignants continuent à faireface, sans aucun soutien, à la mort des malades mais aussià des impératifs techniques, économiques (manque de dis-ponibilité par rapport à la charge de travail, effectifs res-treints, etc.) et autre.

Le malade quant à lui, lorsqu’il est hospitalisé, vit dansun univers où il n’a plus ses repères habituels, où soncorps qui se dérobe est à l’évidence une charge pour touset où, en l’absence de communication, il a du mal à sefaire comprendre. La plupart du temps il est traité commeun dément qu’il n’est pourtant pas. L’absence de commu-nication renforce le sentiment déjà très aigu de solitudeet d’incompréhension. Citons ainsi la femme d’un patientqui avait mis sur la porte de la chambre d’hôpital de sonmari un panneau où il était écrit : « Mon mari entend toutet comprend tout. Merci. »

Si le patient SLA s’inscrit de fait dans une démarchepalliative, ce fait n’est pourtant pas toujours reconnucomme tel par nombre de soignants. Il s’agit là d’uneforme de résistance en lien avec leur difficulté à encadrerune pathologie encore peu connue, et qui induit des mou-vements psychiques violents. Pourtant, des directives of-ficielles commencent à émerger [10, 11], qui, si elles sontsuivies d’effet, permettront sans doute un diagnostic plusrapide de la maladie, une meilleure identification des be-

soins du patients et de son entourage tant sur un planmédical que psychologique et social et enfin, une véritablecoordination entre praticiens.

Références

1. Desnuelle C. Sémiologie et diagnostics différentiels dans lasclérose latérale amyotrophique. Progrès en médecine phy-sique et de réadaptation. Paris, Masson ; 1998 : 85-95.

2. Brocq H. Annonce du diagnostic d’une maladie grave : po-tentialités traumatiques et prise en charge psychologique.In : Ferragut E. (dir.) Émotion et traumatisme. Le corps et laparole. Paris, Masson ; 2005 : 34-43.

3. Lebigot F. Le traumatisme psychique. In : Ferragut E. (dir.)Émotion et traumatisme. Le corps et la parole. Paris, Mas-son ; 2005 : 67-75.

4. Brocq H, Collomp R, Bioy A, Ferragut E, Raucoules M. Ledispositif médical d’annonce : enjeux, méthodes, proposi-tions pour l’avenir. Douleurs 2005 ; 6 : 197-224.

5. Winnicott D. La crainte de l’effondrement. Nouvelle revuede Psychanalyse 1974 ; 2 : 35-44.

6. Brocq H, Berthet L. Évaluation de la qualité de vie en soinspalliatifs : mythe ou réalité ? Incidences sur le devenir psy-choaffectif du patient en fin de vie. In : Ferragut E. Psycho-pathologie de la douleur, Évaluation, Thérapies, Prévention.Paris, Masson ; 2001 : 66-81.

7. Bioy A.

Avec la mort pour diagnostic. Med Pal 2005 ; 4 :37-43.

8. Zarifian E. Le goût de vivre. Paris : Odile Jacob 2005.

9. Winnicott D. De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot1969.

10. HAS. Prise en charge des personnes atteintes de sclérose la-térale amyotrophique. Recommandations. Texte court ettexte long. Février 2006.

11. Desnuelle C (Président du comité d’organisation). Confé-rence de consensus. Prise en charge des personnes atteintesde sclérose latérale amyotrophique. Centre Universitaire Mé-diterranéen. Nice. 23 et 24 novembre 2005.