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Une Saison Chez Lacan - Pierre Rey

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  • Pierre Rey

    UNE SAISON CHEZ LACAN

    Robert Laffont

  • A la mmoire du Gros,sans qui les choses...

  • Esprez ce quil vous plaira.

    Jacques Lacanin Tlvision.

  • 1

    Pacifique

  • 1 Il existe non loin de Los Angeles une plage de sable gris o viennent scraser les rouleaux du

    Pacifique.Lendroit sappelle Venice. Parallle la mer stire une avenue borde de minuscules cabanes en

    planches polychromes, ornes souvent de fresques naves aux couleurs agressives, o lon vend dessaucisses chaudes, des sandwiches la viande et des nourritures vgtariennes. Entre la mer etlavenue, une coule de bton a t rpandue sur le sable et amnage en gymnases de plein air. Souslil des passants, les habitus y jouent au paddle-tennis, sexercent la barre fixe, frappent dans dessacs de boxe ou glissent sur la surface dure du bton, les pieds arrims des patins roulettes.

    Venice nest que cette parallle de sable et dcume enserrant du bton hriss de palmiers. Le solest jonch de papiers gras, de gobelets de carton vides et damas de sable que le vent a pousss de lamer. Sur les stades en miniature sexercent des athltes, les reins mouls dans des pantalons de toilebleu jadis, le torse nu aux muscles exagrment dvelopps par lincessante pratique des haltres dontlnorme masse de fonte retombe avec un double choc sourd pendant que tourne, indiffrente, unetorsade de patineurs dans le chuintement feutr des roulements billes, le Walkman fix dans laceinture, les couteurs visss aux oreilles, rythmant leur glissante coule, pour eux seuls, de lamusique qui les coupe.

    Octobre touchait sa fin. Je marchais lentement sur la plage dans une brume dore de fin daprs-midi. Il ny avait pas beaucoup de baigneurs, mais ceux que jy rencontrais navaient pas la couleurlocale. Je veux dire que contrairement aux Amricains de la cte Ouest, ils avaient permis leurhistoire, jour aprs jour, de sinscrire sur les traits de leur visage. Celle de la veille, et beaucoupdautres encore, vcues autrefois, ailleurs peut-tre. Jtais en maillot comme les autres. Parfois, jeme couchais sur le sable et renversais la tte en arrire jusqu ce que me prenne le vertige suivre levol souple et silencieux dune mouette. Ou alors je regardais vers louest, du ct du large, je fixais lesoleil rougeoyant et mes yeux, lorsquils sen dtournaient, ne percevaient plus du monde alentour quedes taches blanches fugaces dont les vibrations treignaient ma rtine en une pulsation scande dedouleur douce. Des images se baladaient dans mon crne, que je subissais, me bornant les laisserdfiler dans lapparent dsordre o elles jaillissaient avant de svanouir, ne semblant avoir aucunrapport les unes avec les autres, bien que jeusse lintuition confuse quelles sarticulaient autour duncentre dcouvrir mais qui me restait encore invisible probablement navais-je aucune envie de levoir.

    Parfois, jtais crois par des nommes et des femmes qui couraient le long de la plage et je lesimitais, heureux de sentir le sang cogner mes tempes et la crampe envahir les muscles de mescuisses et de mes mollets lorsque jacclrais ma course et que le sable humide rsonnait de plus enplus vite sous mes pieds. Le soleil pntrait maintenant dans une brume lointaine qui en assourdissaitlclat, le tranformant en un disque rouge pos sur un plateau dune brume plus opaque frangeant laligne dhorizon. Plus loin, jarrivai une digue grossire dont lavance mordait la plage de ses blocsde roche rugueux aux artes vives. A leur base, la mer avait laiss des flaques et sur les rocheshumides et verdtres venaient battre de longues algues finement denteles qui dansaient sous lasuccion de leau quand elle sengouffrait sous la roche pour y mourir dans un clapotement de sel et devarech. Je saisis un petit crabe entre mes doigts et observai la ligne blanche dessine dans la chair demon index par la morsure de ses pinces. Je le dposai sur le sable. Il partit en sens inverse de la mer,vers les dunes. Je le rattrapai, men emparai de nouveau et le rejetai leau.

  • A cet instant, une norme vague imprvisible me suffoqua sous sa gicle froide. Je repris macourse. Je retrouvai pleins de sable mes vtement rouls en boule. Je me frictionnai longuement,enfilai ma chemise, mes jeans, pris mes espadrilles sous le bras et fus tent de revenir vers la rue :javais besoin dun bistrot et dune bire. Je regardai la mer une dernire fois.

    Sur ma gauche, trs loin, bien au-del de Marina del Rey, japercevais le panache de fume crachpar les gros porteurs qui senvolaient de laroport pour tracer une longue arabesque du ct de SantaMonica avant de svanouir lest. Cest cet endroit du Pacifique, au large, quavaient lieufrquemment les passages de baleines. Beaucoup de mes amis les avaient aperues, se dplaant engroupes foltres quelques miles de la cte. Des canots moteur les suivaient souvent, sans quellessen meuvent ou cessent de jouer, projetant leurs normes masses souples et grises, sur la crte desvagues, ou alors, dun coup de queue nonchalant, piquant dans les profondeurs marines pour reparatrecent mtres plus loin en expirant un geyser de vapeurs arc-en-ciel. Jamais encore je navais eu lachance de les voir. En revanche, une anne aprs linstant que je suis en train de dcrire, il mavait tdonn de faire la pche miraculeuse des vangiles. Jhabitais Malibu, une grve grise osessaimaient des maisons de bois bties sur pilotis que les vagues branlaient le soir, mare haute.En direction de louest, la terre la plus proche se situait six mille kilomtres.

    Un soir, vers deux heures du matin, je fus tir de ma lecture par les aboiements insistants dunchien. Je sortis sur la terrasse. Comme chaque nuit, de violents projecteurs placs sur la faade desmaisons illuminaient la mer de leur lumire crue, creusant chaque monticule de sable dombres dures.Je ne compris pas tout de suite pourquoi la plage, perte de vue, tait devenue un palpitant tapismtallique couleur dargent.

    Je dvalai lescalier, bondis sur le sable et menfonai jusquaux chevilles dans une glue paisse etfroide de poissons vivants grouillant sous la plante de mes pieds. Il y en avait des milliards. Quand lesrouleaux cumeux les rabattaient en grondant sur mes cuisses, sous leur pression, leau noire etphosphorescente se mtamorphosait en nappe de mercure solide. Il me suffisait douvrir les mainssous leau et de les refermer pour les sentir emprisonns entre mes doigts, essayant dchapper montreinte par de glissantes saccades. Je remontai chez moi quatre quatre et redescendis avec un sac enplastique qui fut plein en quelques minutes. Je le posai labri des vagues sur un rocher et revins versla mer pour observer.

    Et entendre.Car, rellement, jentendis le cri des poissons. Les femelles taient plantes verticalement dans le

    sable, leur seule tte mergeant, gueule spasmodiquement ouverte comme pour une respirationdifficile, laissant chapper une espce de gmissement sourd tandis que les mles, par grappes, sepressaient contre elles, indiffrents dans ce ballet damour et de mort lasphyxie qui les guettait,toujours plus loin et plus loin de la vague qui narrivait plus jusqu eux. Certains, par bondsdsordonns, tentaient de retourner vers la mer en un ultime instinct de survie mais la plupartsabandonnaient, ventre en lair, inertes. Je devais apprendre le lendemain quil sagissait des grunions . Une fois par an, quinze jours avant la plus haute mare, ils arrivent de la nuit pour frayersur les ctes du Pacifique stendant sur des centaines de kilomtres du nord de San Francisco lapointe sud du Mexique. Lorsque les ufs fconds sont confis la fragile garde du sable sec qui lesrecouvre, les survivants, destine accomplie, repartent vers le large pour y mourir. Le treizime jouraprs la ponte, la minuscule coquille dun jaune translucide clate.

    Quarante-huit heures plus tard, avec une rigoureuse prcision dhorlogerie, la plus haute vague de laplus haute mare balaie le rivage et ramne les alevins dans le ventre de la mer. Eux aussi, pour quedautres puissent vivre, allaient devoir mourir un jour dans lacte sexuel ultime.

  • Au moment o je mapprtais quitter la plage dans cette lumire mourante de Venice, je navaispas encore t tmoin de ltrange crmonial des grunions, mais lide me frappa soudain peut-tre celle que javais repousse plus tt que jtais mort. Car mourir, cest oublier. Et je ne mesouvenais de rien, malgr certains amis qui sobstinaient me servir de mmoire en me racontant leshauts faits de nagure, inconnus, dun tranger dont ils me juraient quil tait moi.

    Je ne savais plus pourquoi jtais l, ni depuis quand, ni pour combien de temps encore, ni ce quejy faisais.

    Ce ntait pourtant pas la premire fois que je mourais.A Paris, quand jtais vivant entre deux morts, il marrivait daller vers les quatre heures de laprs-

    midi la Coupole pour y djeuner seul dhutres et de viande crue. Les garons navaient pas encoreallum les lumires, et le fond de la salle o jaimais me rfugier ressemblait une immensecaverne sombre. A cette heure, il ny avait pas de clients.

    Souvent, nous tions deux.Lautre, ctait Sartre. Je nai pas souvent prt attention aux plats quil commandait, mais je me

    souviens quil buvait toujours le mme vin, dlicieux et trs cher, du chteau-canon.Jadmirais Sartre pour une grande partie de son uvre mais me posais des questions sur la prennit

    de ses crits philosophiques o invention, cration et imaginaire cdaient le pas au discours plusconvenu de la culture universitaire.

    La culture, cest la mmoire de lintelligence des autres.Hormis quelques appareils digestifs exceptionnels, elle ne produit que de la culture, un discours sur

    un discours, linfini, qui se dploie dans les limites sans surprise du registre de la loi : la nier, lacombattre ou la subir, dans tous les cas, cest encore la reconnatre. Hegel, dont Sartre sest largementinspir, lavait admis lui-mme avec humilit en constatant que depuis vingt-quatre sicles les gainsde la philosophie se bornaient des notes en index luvre de Platon .

    Un index relve de la culture. Et la culture est continuit.La cration, son contraire, est rupture.Au hasard de limprvisible dynamique de son mergence, elle scrte sa propre loi sur les

    dcombres du systme qui la prcde comme le dmontre le monotone parricide de lhistoire de lapense. Cest pour cela quelle est maudite, comme furent maudits tous les grands crateurs.

    Sartre est-il maudit ?A propos des trois moments de la dialectique hglienne, les mots de Lvi-Strauss me rsonnent

    encore loreille : Le jour o jai compris que thse, antithse et synthse taient le fondement delUniversit, jai quitt lUniversit.

    Sartre en tait-il sorti ?Cest alors que je vis les baleines.Jen comptai six. Elles chevauchaient la ligne dhorizon, traant leur route puissante sur une plaque

    de cuivre. Elles taient aussi merveilleuses et vraies quon me les avait dcrites.Je voulus dire merci. Mais, ne sachant pas trs bien qui me les avait offertes, tout hasard, je dis

    merci la mer.Je les suivis tant que je pus du regard. Elles disparurent.La nuit allait tomber et chasser cet extravagant ruissellement de pourpres. Je repris ma marche sur

    le sable sec et frais, heureux de savoir que les baleines existaient vraiment.Puis je me demandai comment, sur cette pointe de la Californie, en cette lumire dautomne qui

    basculait, javais pu penser Sartre. En refaisant le trajet lenvers Marx, Lvi-Strauss, Hegel,Sartre, la Coupole, brasserie, bire , je sus que ctait cause dune bire. Il avait crit : On est ce

  • quon fait. Javais la certitude absolue du contraire : on est ce quon ne fait pas. Je savais de quoi je parlais : je

    navais commenc tre quen cessant de faire. Depuis quatre ans, ma vie tait une non-actionparfaite. Je ne faisais strictement rien. Jtais devenu un buveur de temps. Je laspirais au goutte--goutte, attentif sa coule, dont jignorais le sens et le got quand jtais suppos ne pas le perdre, dutemps que je ne prenais jamais le temps davoir le temps. Les creux se meublaient dactions futilescomme les logements mdiocres de guridons surchargs de bibelots idiots qui, par compensationmtaphorique, comblent le vide mental de ceux qui les empilent. Je ne savais pas encore dire non.Janimais des quipes, je prtais loreille, pour me pntrer de mon importance, la logorrhedinconnus fades, jentrais dans un magasin pour acheter des chemises, jen ressortais avec deschaussures neuves, la vendeuse mon bras, et, quand par miracle je ntais pas phagocyt par lesautres, jappelais des amis pour leur poser la question la plus stupide qui puisse sortir de la bouchedun tre humain, Quest-ce que tu fais ce soir ? : Je faisais comme tout le monde.

    Par horreur daffronter le vide, je me fabriquais de la vacuit. Par crainte inconsciente de ma propreliquidation, jannulais par un faire lespace qui samenuise chaque instant pour nous rapprocherde la mort. Au cours des sicles, on avait gliss du Cogito ergo sum au Je fais, donc je suis aussidpourvu de logique que le Credo quia absurdum.

    Malheureusement, il y avait des absurdits qui ne passaient pas. Depuis que je mtais plac sous lesigne du Je suis parce que je ne fais pas , javais appris quil ny a pas de temps objectif puisque, loisir, je pouvais le rendre lastique, le rduire nant pendant que tournaient les toiles ou en faireun infini le temps dune tincelle.

    Le non-faire mavait apport ce prsent royal, pouvoir donner au temps la dure de son dsir.Selon mon humeur, je crais des temps vgtaux o je me transformais en arbre, des tempsmammifres o jtais chien, des temps terrestres qui me faisaient nuage, des temps cosmiques pourla mtamorphose dune vibration et des temps minraux o je devenais enfin pierre, avec ou sansmajuscule.

    Lenjeu donnait accs directement au je sans quoi le tu , le vous , le ils , nous restent jamais interdits. Et la loi non crite qui impose sa coloration nos existences : dure et intensit serepoussent. La barre qui les spare marque la frontire entre plaisir et jouissance pou r atteindre la jouissance, il faut mourir au plaisir. Pour entrer dans lintensit, svader de la dure qui borne leplaisir en ce quil la jalonne. La jouissance lannihile, temps sans dure, temps hors du temps despotes et de leur fameuse seconde dternit que noffrent que la peur, la mort, la victoire et lamour.

    Mme lennui mtait devenu jouissance, lennui surtout, qui mavait enseign cette vrit : Onest ce quon fait pour le regard de lAutre, pour le sien, On est ce quon jouit .

    Pendant que dautres crivaient sur le temps, son histoire, lorigine de la clepsydre, lefonctionnement de lhorloge, la trouvaille du cadran solaire, linvention du calendrier, ou comment ledcouper, lorganiser, etc., je perdais le mien avec volupt, veillant jalousement ce que personne nemen vole la moindre parcelle. Mon corps ou ma fantaisie me servaient de pendule. Je mangeaisquand javais faim, mendormais quand javais sommeil et me rveillais quand jouvrais les yeux. Jevoyais le soleil se lever, tracer son ellipse, disparatre dans locan et jtais presque choqu de cemouvement qui drangeait le silence en scandant des heures dont je possdais le sens mais avais perdule chiffre.

    Parfois, javais envie de crer. Me trottaient dans la tte quelques notes de musique, trois lignes detexte, lordonnance dun tableau, le dpart flou dun pome, la projection dun croquis. Mais quinallaient jamais la guitare, la plume ou le papier, et svanouissaient par la force des choses avec la

  • mme brusquerie quils staient prsents moi.Jtais trop bien pour crer. La jouissance est un tat de plnitude qui se suffit lui-mme. Cest

    pour cela quon ne peut rien en dire si on lprouve. Dans le cas contraire, on supple par lediscours.

    Moins on jouit, plus on explique. Moins on comprend, plus on affirme. En ce sens, les essais sur lacration sont aussi cocasses que les tudes sur le temps.

    En dehors peut-tre de Platon, Malraux, Berenson ou Faure ne font pas plus exception la rgle ducatalogue historique compar que Hegel dans son Esthtique, cent rponses au comment , pas uneseule au pourquoi .

    La cration ne vient jamais dun bonheur. Elle rsulte dun manque. Contrepoids dune angoisse,elle sinscrit dans le vide combler dun dsir dont on attend jouissance et de lchec de sonaboutissement. Autant dire quelle ne peut natre que dun ratage, le manque jouir. Jen avais mmedduit que depuis le dbut des temps, toute cration tait contenue dans les dix centimtres sparant lamain dun homme du cul dune femme. Lhomme brle de poser sa main sur ce cul. Sil va au bout deson geste, si la femme laccepte, ils se retrouvent dans un lit et font lamour. Il y a jouissance : riennest cr. Sil ne lose pas, fou de frustration, il rentre seul, compose La Neuvime Symphonie, peintLHomme au casque dor, crit La Divine Comdie ou sattaque au Penseur.

    Javais simplement oubli que la cration est ailleurs, partout o se manifeste le manque puisquil est de structure et nous conditionne, nimporte o, toujours. Et que cette main, se ft-ellepose sur ce cul, ny aurait jamais rencontr ce quelle croyait y trouver. Pas davantage que ce cul, supposer que les culs pensent, naurait retir du contact de cette main la plnitude attendue. Pourquoi,en ce quelle chappe au sexuel, la jouissance ne rsiderait-elle pas dans lacte de crer lui-mme ?

    Jy songeais prcisment en regardant ce marronnier, dans ce bar de Venice o je buvais enfin mabire. Le marronnier tait partie intgrante dune reproduction de gravure du XVIIIe qui dtonnait au-dessus des bouteilles de whisky, dans la cohue de types en jeans et maillot de lutteurs de foire, defilles blondes toutes en jambes dores qui avaient pouss fond le son de la machine disques. Sousle marronnier, il y avait une bergre gardant ses moutons dans la paix champtre dun autre ge. Maiscest le marronnier qui mintriguait. Il tait dessin avec une telle prcision quon ne pouvait leconfondre avec nul autre arbre, chne, htre, peuplier, acacia. Je compris soudain ce quil avait departiculier : le point focal que javais repouss au cours de cette longue journe de flnerie sur laplage, ce autour de quoi avaient converg mes ides sans latteindre, ctait lui, le marronnier. Pascelui de la gravure devant laquelle je bais dans le fracas des dcibels, mais son semblable, en plusfragile, gauche en entrant, juste aprs tre pass sous le porche de la loge de la concierge, dans lacour intrieure pave du 5, rue de Lille, dans le septime arrondissement, Paris.

    Au cours dune saison plus longue que les saisons de tous les marronniers, je lui avais jet un regardmachinal, constatant au printemps lclosion de ses rares fleurs grles ou, en automne, la chute de sesfeuilles. Au fond de la cour, droite, une porte laquelle on accdait par quelques marches de pierreuses. Jtais dj coup de la rue, du bruit, du monde.

    Un petit escalier en spirale, un palier, deux paillassons, deux portes noires. Je sonnais celle degauche : ctait l.

    Lacan.L aussi que, pendant dix ans, javais jou ma vie. L o javais fait le plus long de mes voyages. L

    o je mtais jur, tt ou tard, de tmoigner.Le temps avait pass, je navais pas tenu la promesse que je mtais faite. Et beaucoup de temps

    encore allait scouler entre linstant o, accoud au bar, je contemplais la gravure de la bergre sous

  • le marronnier, et celui o jcris ces lignes.Les prtextes ne mavaient pas manqu pour ajourner.Le principal tant une question que je feignais de trouver insoluble : Comment lcrire ?La rponse tait pourtant vidente : Comme je lcris.

  • 2

    Gnalogique

  • 2 Le bonheur na jamais rendu personne heureux. Juste avant de passer lacte, la plupart de mes

    amis morts par suicide affichaient les signes extrieurs de lquilibre et clamaient dsesprment quetout allait bien.

    Simplement, ils mouraient. Jusqu ce quils se tuent, nul naurait pu souponner le poids delombre ancienne qui oblitrait leur vie. Elle avait mobilis leurs forces pour un combat perdudavance contre un adversaire sans visage. Leur faon de mourir le rvlait enfin : trop tard. La mortprcdait le diagnostic. Pour avoir lun, il avait fallu payer avec lautre.

    G.S. tait couvert de femmes, ce qui ne lempchait pas davoir froid. Il les consommait pardizaines, avec le sombre apptit des repus dont la rgle est de navoir chacune quune seule fois.Grand seigneur, il laissait ses intimes profiter de ses restes. Il avait transform son appartement duseizime en bordel permanent o les initis, jour et nuit, pouvaient donner ralit leurs fantasmes.Tout esprit de conqute ou de rivalit aboli, les glissements de partenaires seffectuaient dans lachaleureuse complicit de labondance. Hors du crmonial dprimant de la sduction o rles,dialogues et attitudes sont convenus jusqu lcurement en bien ou en mal, on connat la fin delhistoire la brutalit sans fard de la situation rendait possible la distance intrieure quapporte enprime le sens du relatif.

    Un matin, on vint minformer que G.S. avait mis fin ses jours la veille au soir. Il stait bourr debarbituriques, lov en position de ftus dans leau tide dune baignoire et, coups de rasoir,sectionn les veines des poignets. Ceux qui ont dcouvert son corps mont dit quil avait sur les lvresun sourire dapaisement. Je pratiquais G.S. depuis assez longtemps pour ne pas men tonner : ilvenait de saccomplir. En rpandant son sang dans les eaux placentaires nos songes nous ont livrlquivalence dans linconscient du sperme et du sang , il avait ralis mtaphoriquement lincesteparfait, crime et chtiment confondus en quelques minutes dintensit pure dbloquant par magie lapesanteur dune existence barre par linterdit.

    Contrairement ceux qui perdent 1 a vie pour avoir refus de parler de la mort, je lvoquaissouvent avec, peut-tre, lespoir naf de men protger. Elle mavait pourtant frl un matin dprintemps, Cannes, dans un palace o tout est conu pour la douceur dtre. Il tait cinq heures dumatin. Pour en oublier une autre, dont le souvenir me taraudait, javais pass la nuit avec une fille.Elle venait de me laisser. Je fumais dans mon lit sans pouvoir mendormir. Je tranais depuis six moiscette blessure ouverte. Aucune cicatrisation ntait en vue malgr la faade chatoyante qui abritaitmon manque du regard des autres. Je cueillai alors au vol, et lisolai, une phrase qui venait de metraverser lesprit: Je comprends quon puisse se tuer. Instantanment, je fus paniqu : je venais deverbaliser la possibilit de ma propre disparition. Non vnementielle, comme lorsque lon thorisesur le sujet, mais en tant quexpression inconsciente dun vu mortifre.

    A cet instant prcis, toutes les cloches de Pques sonnrent.Glac, je me dirigeai vers la fentre, ouvris en grand les rideaux et dus fermer les yeux sous

    lintensit de la lumire.Je les rouvris, et ce fut comme si je sortais dune tombe.En bas, semblant jouer la marelle entre les ombres longues des palmiers au lever du soleil, des

    jardiniers ratissaient le gazon autour de la piscine dans lincandescente claboussure de ce matindavril qui rendait la Mditerrane aussi jeune que si elle tait ne de laube. Des colombes blanchesroucoulaient, le monde venait mystrieusement dclore dans la splendeur chaude du soleil. Je sus que

  • jtais guri, mais je tremblais toujours. Je tirai les rideaux pour recrer la nuit, absorbai un somnifreet mendormis.

    Je mveillai midi. Jallai rinstaller la terrasse du restaurant juste au-dessous de mes fentres etcommandai les mets les plus dlicats, le vin le plus exquis. Dinstinct, je savais que je devais prendreen considration ltat de ce malade sur lequel je posais mon regard pour la premire fois parce quilavait failli mourir. Il fallait que je maime un peu. Souffrir mavait fait mdecin. Je venaisdapprendre le prix dun chagrin damour.

    A cette poque, la notion de paiement mtait pourtant trangre. Jtais chroniqueur dans unquotidien, vivais en notes de frais trs au-dessus de mes moyens et suivais avec ravissement lamigration frivole des masques que je proposais, y croyant moi-mme, ladmiration de mes lecteurs.Je prenais des nains pour des dieux, des lgendes de photo pour des tres humains. Javalais desrumeurs, je recrachais du vent.

    Les journes commenaient presque invariablement par des visites dhuissiers venus me saisir .Saisir quoi ? Je ne tenais qu loxygne.Je navais pas trente ans, les ftes se succdaient, mes dettes saccumulaient, le quotidien

    mblouissait, lextraordinaire tait mon ordinaire, mes nuits, des feux dartifice, et je maudissais lesommeil qui me volait du plaisir.

    Ma confusion des valeurs tait totale. Elle devint aberrante le jour o je dcouvris le jeu par ennuides galas. Je quittais de plus en plus tt la table du dner pour aller masseoir celle du trente etquarante. Trs vite, jy restai viss douze heures daffile, trois heures de laprs-midi, trois heures dumatin, au rythme de la pulsation du cur des casinos, trente vies trente morts toutes les trenteminutes, entrecoupes de purgatoires o les croupiers battaient les cartes pour les remettre dans lesabot avant le dbut dune nouvelle taille.

    La vie en acclr. Et pourtant, le contraire de la vie relle o toute entreprise ncessitelinvestissement dides, de travail, de rflexion et de temps. De temps surtout. Au bout de trois jours,six mois, dix ans, la rponse arrive sous forme dun peut-tre . Au jeu, elle est instantane,irrmdiable. Oui ou non, tout de suite. Aucun temps mort entre le dsir et la sanction par laquelle ilaboutit, flamboiement ou dsespoir selon que les objets vous aiment en obissant votre appel secretou se dtournent de vous en rpondant aux vux dun autre. On rencontre trs peu didiots dans lescasinos (lidiot est sujet de lidiotie parce quil nest objet que de la Loi, et de ne pas la transgresser,en aucun cas de la jouissance) mais les monstres y pullulent je faisais partie de la famille. Enfranchissant le barrage blas des physionomistes, ils passent de lautre ct du miroir pour sidentifieraux signes nigmatiques qui dchiffrent leur chance. Ils deviennent couleurs, cartes, nombres. Ilsprennent des visages de d. Les affaires terrestres ne les atteignent plus. Ils sont venus jouer, rien neles empchera de jouir.

    Jouer-jouir : il ne faudrait srement pas creuser beaucoup pour dcouvrir que jocare, joculari etgaudere ont une trs ancienne tymologie commune o la triple drive de leur sens se concentrait enune unique racine signifiant simultanment jouer, jaculer, jouir.

    Jusquau jour o, mayant fait tant jouir, le jeu se joua de moi. Ctait la fin de lt. Depuislongtemps, pour obtenir des plaques la caisse, je signais des bons qui tenaient lieu de monnaie. Leurtotal me foudroya.

    Les retours sur Paris sont toujours maussades. Celui-ci fut catastrophique : me doutais-je alors quejavais fait exprs de me mettre en danger ? Vieille habitude qui datait de lenfance et illustre le motde Dali (ses formules mont davantage enchant que ses peintures) : Le coup de pied au cul, cestllectrochoc du pauvre. Ds quune situation me pesait, je marrangeais inconsciemment pour men

  • faire exclure jai appris depuis que la libert, pour des raisons videntes qui tiennent la structuremme de la langue, tait au prix de lex-clusion.

    Et que lon ne peut -clore que lorsquon est ject de ce qui est clos.Le jeu navait t quune chappatoire de plus pour briser la circonfrence des cercles. Je me noyais

    pour quon marrache la maternelle, tombais malade pour viter la communale, me battais pour trerenvoy du collge et, quand je ne copiais pas ouvertement sur mon voisin, je flnais sur les quais lesjours de concours afin dtre ex-puls, avec quel soulagement, de lUniversit.

    Mme chose en amour. Pour me dculpabiliser, la rupture ne devait jamais sembler devoir tre demon fait alors que, par mes propos ou mon attitude, je lavais rendue invitable. Javais mme russi me faire mettre la porte dune prison militaire o je purgeais une peine pour un motif que jaioubli. Il va de soi que ma vie professionnelle ne faisait pas exception cette rage souriante de casser.Je dployais une nergie immense investir des places fortes. Sitt conquises, mon impulsion mepoussait les fuir.

    Javais une terreur morbide des positions acquises, de la rptition, des certitudes. Tout ce quiengageait lavenir me gchait le prsent. Cette fois, je fus gt. Je perdis mon travail, rompis avec lesmiens, me mis fuir amis et relations, et mcartai des lieux que javais frquents.

    Table rase.Depuis des annes, je courais aprs mon ombre. Il fallait que je souffle. Je ne savais pas encore ce

    que je dsirais, quoique jeusse dj pay cher pour apprendre ce que je ne voulais plus.Bien plus tard, je devais lire la phrase de Lacan, Les non-dupes errent . En ce temps-l, aucun

    autre jeu de mots naurait pu mieux me coller la peau : jerrais. Le nom de Lacan mtaitparfaitement tranger. Je lentendis prononcer pour la premire fois par une fille blonde qui habitaitlimmeuble den face et, sachant que je la regardais, se promenait nue depuis plusieurs jours devant safentre. Je la rejoignis un aprs-midi. Le soir, elle me demanda si je voulais laccompagner pourprendre un verre avec des amis chez Lacan, ce sera marrant. Je devais avoir autre chose faire. Maispourquoi, si longtemps aprs, me suis-je rappel ce nom ?

    Parfois, pour me laver de mes soucis, je retournais faire du sport la cit universitaire o javaisrsid jadis. Je ny tais pas le seul tudiant prolong.

    Jadorais la boxe. On croisait les gants avec qui le souhaitait, saris choisir ses partenaires. Lundeux me dplaisait particulirement, ce qui tait rciproque. Sa carrure gigantesque, ses cent trente-cinq kilos et sa force animale impressionnante lavaient fait surnommer Le Gros . Je ne savais riende lui, sinon quil tait mdecin. Avec un art fielleux, nous appuyions sournoisement nos coups pournous descendre vraiment.

    Quand lun de nous tait durement sonn, ce qui arriva plusieurs reprises, lautre se confondait enexcuses hypocrites.

    Lantipathie cre des liens. Bientt, notre affrontement se transfra du ring au terrain dialectique.Jtais certain dy prendre lavantage. Je me croyais vif, je le jugeais lourd, je bnficiais dun passalors que son paisseur commune, ses costumes de confection et son absence de manires, aggravepar le ddain quil leur portait, semblaient devoir le priver davenir. Je le lui disais tranquillement,avec sadisme.

    Il massnait un exasprant sourire placide. Je contre-attaquais coups de parisianisme, relationsronflantes, milieux clectiques dont je possdais la cl, endroits ferms o lon me droulait le tapisrouge. Il me tournait le dos avec ennui, enchanait sur les mythes celtes ou la dernire caisse debourgogne quil avait reue. Un jour que je lui demandai quelle tait sa spcialit en mdecine, il meconfia, comme regret et avec beaucoup de chichis, quil tait psychanalyste.

  • Il tait perdu : jallais pouvoir lui expliquer Freud !Javais dcouvert son existence lge de douze ans en raflant dans la bibliothque de mon pre un

    Crapouillot davant-guerre consacr la sexualit. Javais tir deux conclusions du choc de ma lecture: les adultes mentaient aux enfants sur le seul sujet qui les passionne, la culture navait dautre raisonque servir de garde-fou aux pulsions. Ctait crit noir sur blanc, elles existaient, jtais libre. Labrche tait ouverte. Ma vie durant, jallais llargir en dvorant Jung, Freud, Adler, Otto Rank,Ferenczi et les autres sans chercher approfondir ce qui les diffrenciait aussi bien que lesvulgarisations de leurs thurifraires, que je plaais sur un mme plan. Quelques brves passes et leGros comprenait que je nen savais gure plus que les spcialistes de magazines, cest--dire rien. Lepoint zro. Il me fit la charit de nen rien laisser paratre. Au lieu de mcraser, il entreprit unpremier dcrassage durgence touches lgres, ouvrant un champ qui piquait mon intrt, opposantpour quelles me fussent renvoyes par effet de miroir un brusque silence aux questions trop puriles,sabstenant de mexpliquer ce que je ntais pas mr pour entendre, gnreux surtout au point de nejamais tenter de me convaincre dans convaincre , il y a vaincre , mais il y a surtout con .

    Le con, ctait moi.Avec mauvaise foi, je maccrochais pied pied pour ne pas lui laisser dmolir trop vite les valeurs

    du systme qui, jusque-l, mavaient servi de bquilles boiteuses. Il en prenait un sacr coup. Monnarcissisme aussi. Au fil des jours, sans avoir lair dy toucher, le Gros, en gants de velours, continuaitson patient travail de sape. A mesure que sa rigueur me dbusquait de mes -peu-prs, jentrevoyaisavec effarement ltendue de ce que jignorais. Par labord dun angle imprvu qui tenait un signeinfime, il arrivait mme remettre en perspective les thmes les plus rebattus de mes propres terres.Un soir, au cours dun dner, nous avions dmarr sur la ngation chez Shakespeare pour aboutir limpasse dune virgule qui nous tint veills toute la nuit. Mais une virgule qui, suivant sa place,clairait dune coloration neuve lnigme de la destine humaine, selon quelle transformait la phraseen interrogation ou en affirmation : To be or not, to be, that is the question.

    La ponctuation classique ( To be or not to be , etc.) consistait en un pas de danse entre la vie et lamort ( tre ou ne pas tre ) qui questionnait Hamlet. Celle du Gros ( To be or not, to be , etc.) sedcryptait sous forme de rponse : malgr la difficult dtre , il faut choisir de vivre.

    On ne mavait jamais racont ce genre de truc lcole, je ne lavais lu nulle part. Je dcouvraisple-mle un savoir parallle dont jignorais jusque-l quil pt exister. Il me restait ferm pourinsuffisance de connaissances. Terrifi lide de mourir idiot, je dcidai de mettre les bouchesdoubles.

    Javais tout mon temps. Bien que jeusse toujours gagn ma vie pisser de la copie, je voulusdabord savoir si jtais capable dcrire. Par crire , il faut entendre laptitude faire passer dansun texte la plus haute communicabilit motionnelle laide dun matriau utilis par tous, la lettre.

    Avec, pour la forme, des moyens simples, sans littrature le mot est prendre comme rature dela lettre.

    Et, pour le fond, le courage daller jusquau bout, meurtre compris, dans le dvoilement de la vrit.Car, ds lors quelle se pratique sans masque, lcriture est un meurtre. Jen fis la traumatisante

    exprience sur le clavier de ma premire Smith Corona. Javais coup le tlphone et mtais enfermdevant une feuille de papier vierge. Rgle du jeu, la remplir en ne refusant rien de ce qui me venait lesprit, quel que ft le danger de lcrire. Je restai hbt pendant de longues minutes, priv soudaindu support du sujet, bloqu encore plus lorsque les premires phrases se prsentrent.

    Non par larticulation des mots qui me les offraient toutes faites, mais par le contenu des ides queprovoquait leur enchanement. Rien voir avec lcriture automatique des surralistes dont les mots

  • font musique dfaut de ne prendre sens que dans le non-sens. Ce qui marrivait tait plus terrible.Alors que la fonction la plus courante du langage est de locculter, je venais dentrer par effraction

    dans lhorreur du sens pur dvoil par la tornade de linconscient laquelle je venais douvrir la porte.Lusage de mes yeux tout neufs ne mtait pas encore familier ( Ils ont des yeux pour ne pas voir... ), simplement, il mtait dsormais devenu impossible dtre aveugle.

    Au bout de trois heures, la page tait couverte de signes.Personne ne la lirait jamais. Jtais pouvant davoir pu la produire. En nage. Javais cent ans.

    Mais je savais que le jour venu, je pourrais recrer cet tat : je pourrais crire.Press par une ncessit irrpressible, javais dj t, mon insu, branch sur les paysages dau-

    del du miroir.En lespace dune nuit, je rdigeais des pices en un acte o soprait une catharsis dont le sens

    profond mchappait.Lune delles sappelait La Dame aux rats.Ctait lhistoire dune femme superbe celle qui nexiste pas vivant dans les gouts de

    Paris ( leur propos, elle parlait du murmure des eaux de la rivire... ) au milieu dune profusiondaccessoires luxueux et baroques, candlabres en argent massif, lit baldaquin du XVIIIe, tables enonyx, vaisselle dor, etc., pour chapper la prophtie dune cartomancienne de quartier lui ayantaffirm quune explosion atomique tait imminente. Au fond de son abme, la lisire de la folie,flanque de deux animaux imaginaires, un iguane et un kangourou auxquels elle tient un discourspassionn, elle nourrit des centaines de vrais rats. Passe un homme rencontr dans une soire. Il estambassadeur, la juge folle, en tombe amoureux, veut la sauver, lui rend visite. A bout de souffle, ilarrive au bas des marches de fer qui conduisent aux abysses...

    A quelle profondeur sommes-nous exactement ? Soixante-trois mtres vingt-sept, rpond la dame.Le Gros avait lu la pice. Pourquoi 63, 27 ? Par hasard. Il ny a pas de hasard.Avec brio, je memployai sur-le-champ lui dmontrer le contraire. Un mois plus tard, nous

    sortons dun dner. Nous nous bousculons involontairement dans la porte tambour du hall. Il soupire. Merde, quest-ce que tu es grand... Combien tu mesures ? Quatre-vingt-dix. 63 et 27, a fait combien ?Je jubilai : en dehors de lintervention du hasard dont je soutenais lexistence, il ny avait pas une

    chance sur un milliard quun nombre concidt avec la somme de deux autres pour donner ma propre hauteur-profondeur .

    Le Gros se garda dinsister. Toutefois, la cinquime observation du mme tonneau, je dusadmettre contrecur que le hasard , de concidence, avait pris des allures dhabitude. Le doutecommenait me tarauder quand survint lhistoire du quatre-quatre-neuf .

    Il avait en traitement une serveuse de bar de la quarantaine, presque analphabte, Mme B. Elleperdait rgulirement son travail pour svanouir sans raison. Bien entendu, elle avait faitlaccablante tourne des spcialistes : Vous navez rien.

    A un dtail prs, elle continuait de tomber en syncope.Finalement, elle avait chou chez le Gros, dont certains de ses collgues, avec une perversit

    confraternelle, lui adressaient leurs cas assommants en mdecine, le cas assommant est

  • celui qui nentre pas dans le champ du savoir du praticien.Mme B. dbita une fois de plus la litanie de ses malheurs. Un matin, elle ramne un rve. Idiot, docteur, idiot... Tous les dimanches, je fais mon tierc. Or, jai rv que dans ma

    combinaison de trois chiffres, je pariais deux fois sur le mme numro, le 4. Je jouais le 4, le 4 et le 9: quatre-quatre-neuf.

    Sans entrer dans les dtails de llucidation du rve, dats et vrifis avec rigueur en coursdanalyse, voici la scne vcue dans le rel quoi il renvoyait.

    Une scne trs ancienne... Mme B. devait avoir entre quinze et dix-huit mois. Ce jour-l, sa mre esten train de la cajoler. Arrive son amant. Il apporte un cadeau. La mre remet lenfant dans sonberceau, ouvre le paquet et sextasie devant un superbe manteau blanc. Elle ltal sur le lit. Elleladmire.

    perdue de reconnaissance, elle treint son amant. Malgr les cris de protestation de lenfantdlaisse, il veut lui faire lamour. Elle lui demande de revenir plus tard. Les hurlements de la petitefille redoublent. Pour la calmer, sa mre la prend dans ses bras et la dpose au milieu de son propre lit,sur le manteau. Elle raccompagne lamant sur le palier.

    Ils sembrassent longuement. Lamant sen va. La mre revient dans sa chambre, pousse un cri defureur et administre une dure correction lenfant : pour se venger davoir t prfre et abandonne,la future Mme B. a souill le manteau de ses excrments. Elle a fait caca sur le manteau neuf.

    Caca neuf. 4-4-9.Quand on me prescrit un antibiotique, jignore totalement le nom et le dosage des ingrdients qui

    entrent dans sa composition. Je constate simplement que ma fivre tombe.Mme rapport de cause effet dans lanalyse : a opre .A linstant o il est capable de les verbaliser, les symptmes nvrotiques qui avaient amen le

    patient sur le divan svanouissent. Au-del du mythe, la symbolique de Sisyphe nest rien dautre quele bgaiement dun corps qui parle, condamn rpter jusqu la fin des temps le discours somatiquede lhystrie, avec sa peau, ses tics, ses gestes inachevs, ses crampes et ses douleurs, faute davoir pufaire passer dans le langage la mmoire de ce qui lavait inscrit au fer rouge dans la psych.

    Bien souvent, un excs de culture sert de bouclier au refoul. Avec Mme B., qui nen avait aucune,la cure fut brve. Trois mois aprs son dbut, elle ne devait plus jamais retomber en syncope.

    Il y eut aussi le cas de ltudiante.Quoique trs brillante, elle chouait rgulirement ses examens. Le jour de lpreuve, place

    devant la feuille blanche, une soudaine paralysie du bras lempchait physiquement dcrire ce quellesavait, la contraignant rendre copie blanche.

    Lanonymat de sa cliente tant prserv, le Gros consentit me communiquer les represstructuraux du symptme hystrique redoubls dune seconde conversion somatique.

    Il arrivait la jeune fille daller skier dans la poudreuse en haute montagne. Elle lui confiaquarrive au sommet aprs des heures defforts, elle rebroussait chemin par o elle tait venue,panique lide de tracer son sillage sur ltendue neigeuse immacule. Espace intact de la feuille depapier, espace lisse de la neige, le Gros ne fut pas long relever lanalogie. Dans les deux cas,renvoyant lune des significations du symptme, la situation dangoisse tait lie une surfacevierge qui ne devait tre macule daucune souillure, caractres de lalphabet ou empreinte des skis :vierge comme la jeune fille qui ne ratait ses examens que pour mieux refouler lide de ne plus ltre.

    Surtout, comme devait le montrer ultrieurement lanalyse, si elle reportait sur tout prtendant,avec lhabituel poinon de linterdit qui fait cortge au fantasme, le dsir inconscient de son proprepre.

  • Mes classes dbutaient peine. Je dcouvrais avec stupfaction une culture marginale qui tait lamienne ce que linconscient est au conscient. De grands pans de mystre seffondraient soudain.Ainsi, sans que je leusse jamais pressenti, certains ne possdaient-ils pas la rponse aux questionsque je me posais en art, en littrature, en politique et en comportements humains ou amoureux ?Javais tourn en rond dans lthique culturelle de mon code social. Le Gros mouvrait un monde. Jedcouvrais simultanment des disciplines inconnues de moi, linguistique, anthropologie structurale,smantique, tymologie, et le rapport avec lanalyse de ses autres pigones, ethnologie, histoire descivilisations, des religions, des mythes, des folklores. Je dcouvrais est prendre dans le sens de Je dcouvrais lexistence .

    Comprendre tait une autre affaire.Le jour o je me butais aux textes, lillusion de mon intelligence svanouit. Javais arpent jusque-

    l les terrains familiers o un mot masquait lui seul la faille dune ignorance. Ainsi baptisait-onjadis toute maladie inconnue du nom de fivre . Aujourdhui, on parle d allergie , de stress , de virus . Phnomne ternel de dsignation perverse consistant soit jouer avec les signes quirvlent le manque, soit se dbarrasser de ce quon refoule en rebaptisant ce qui pourrait le dsigner.Ainsi dun penseur niant la pense, Alain.

    A ses yeux, tout ce qui a trait linconscient devient les penses folles . Folles au point detransformer un radical intransigeant en renfort involontaire des thologiens dont il fltrissait lafermeture desprit. Quand il cherche dcouvrir lhomme le plus heureux du monde , tout ce quiltrouve proposer est un prfet de police, prcisment parce que les urgences de sa charge ne luilaissent pas le temps de penser .

    Apologie de la ccit qui sagrmente dun savoureux syllogisme: tant donn que les crtins nontpas accs la pense et que les prfets de police, daprs Alain, ne pensent pas, on pourrait en dduireque tous les prfets de police sont des crtins. De mme, et inversement, pourquoi ne pas affirmer que,sil suffisait dtre intelligent pour faire fortune, moins de cons seraient riches ?

    Le Gros tait profond et navait pas dargent.A propos des sources de son savoir, il me dit quil tait lacanien , quil suivait les sminaires

    de Lacan et participait aux travaux de lcole freudienne . Je me ruai dans une librairie pouracheter les crits. Jeus beau les parcourir toute la nuit, je ny compris absolument rien. En apparence,Lacan utilisait pourtant les mots de tout le monde, mais la faon dont il en truffait le contexte desplaces nigmatiques leur confrait une connotation ambigu qui rendait vanescent le sens de laphrase, prive soudain de ses automatismes ordinaires.

    Lalternative tait simple : ou jtais stupide, ou ces textes relevaient du pur dlire.Le lendemain, je dclarais au Gros que les crits ntaient que du charabia. Jignorais encore le mot

    de leur auteur : Je ne parle pas pour les idiots. Toute matrise suppose lapprentissage dunetechnique que nul ne conteste aux spcialistes, plombier y compris. En revanche, ds quil sagit delangage, unique bien commun reu en partage de naissance, chacun simagine que la facult desexprimer donne le droit de comprendre et que laccs au son dbouche obligatoirement sur celui dusens.

    Les jours et les saisons passaient, jtais mal dans ma peau, je craquais de tous cts comme unbateau pourri, la reddition tait proche. Un soir, dans un restaurant chinois, je demandai au Gros dunair faussement dsinvolte sil pouvait me prendre en analyse. Il me rpondit que ctait impossibleparce que nous nous connaissions trop . Jinsistai. Tant qu y passer, je prfre que ce soit avectoi quavec un autre.

    Il dveloppa des arguments qui me laissrent perplexe.

  • En rentrant dans mon appartement, jallai masseoir par terre ma place favorite, face mescaisses. Elles sempilaient jusquau plafond et contenaient ce qui, jadis, avait eu mes yeux valeur detrsor, livres, manuscrits, objets, vtements.

    Je ne les avais pas ouvertes depuis trois ans mais aimais les contempler quand je me heurtais unproblme. Il y en avait peu prs cinquante. A chacun de mes dmnagements, il fallait deux camionspour les emporter.

    Aujourdhui, tant dannes plus tard, elles moisissent toujours dans un garde-meuble, scelles avecdes clous.

    Javais pourtant appris que je ne tenais pas grand-chose.Un jour, du temps que je jouais, on mavait prvenu que des huissiers viendraient me saisir le

    lendemain . On mavait conseill de mettre hors de leur porte les objets prcieux . A deux heuresdu matin, javais fait une espce dinventaire.

    Un objet prcieux , ctait quoi ?Jliminai instantanment le mobilier et autres accessoires mcaniques ou mnagers. On les

    trouvait chaque coin de rue, remplaables. Vtements, idem, aucune valeur. On ne pouvait pas saisir mes enfants, restait ma bibliothque. Javais digr son contenu : pourquoi maccrocher aucontenant ?

    Javais presque tout limin, sauf une vingtaine douvrages ddicacs par des amis. Aprs avoirrflchi lventualit de les perdre, je compris quen dehors de tout ftichisme, les amis, comme lestextes, je les avais dans mon cur, morts ou vivants, et jamais.

    Jentrai dans mon lit pour une nuit sereine.Je savais dsormais que, ne tenant rien, je serais toujours riche. Je naimais que la vie et la libert.

    En dehors de ces biens, on ne pouvait rien me prendre. Au matin, les huissiers ne se prsentrent pas.Ayant mentalement renonc ce quon devait marracher, jtais presque du quon ne mendbarrasst pas.

    Par la suite, de mme quon ne jette pas un livre dj lu, peut-tre parce quelles renfermaient desfragments de mon moi pass mis entre parenthses et auquel, obscurment, je maccrochais, jecontinuai trimbaler mes caisses dont javais oubli depuis longtemps le dtail de leur contenu jelignore toujours.

    Je mditai devant elles jusqu laube, conscient quelles taient une parfaite allgorie de masituation. Jtais bloqu, clou, ignorant ce qui se cachait lintrieur. Au moment daller me coucher,jappelai le Gros, qui travaillait dj depuis deux heures. Puisque tu ne peux pas me prendre,indique-moi quelquun dautre. Il me donna trois noms. Pourquoi ne pas citer les deux premierspuisquils nont rien voir laffaire ? Clavreul et Perrier. En mveillant, au dbut de laprs-midi,je composai leur numro dans lordre. Le premier tait occup, le second absent de Paris. Jessayai letroisime.

    Je voudrais un rendez-vous avec le docteur Lacan. Je ne peux pas le dranger en ce moment, me dit la femme ctait Gloria. Pouvez-vous

    tlphoner six heures ?Je maccagnardai devant la montagne de caisses et attendis.Six heures. Gloria encore. Restez en ligne une minute. coutez, il peut me prendre ou pas ? Ne quittez pas, le docteur Lacan veut vous parler...Me parler ? Tout ce que je voulais, ctait quil me reoive.

  • Est-ce que les masseurs, les dentistes ou les tailleurs exigeaient un entretien pralable avant demaccorder rendez-vous ?

    Puis soudain, la voix monocorde, tranante, ddoublant la voyelle de chaque phonme... Oui ? Je voudrais vous voir.Jaffrontai un long silence. Pourquoi ? dit Lacan.La seule ide qui me vint lesprit fut que javais les mains moites. Pendant une minute au moins,

    aucun son ne sortit de ma gorge.Finalement, je mentendis dire : a ne tourne pas rond.

  • 3

    Alphabtique

  • 3 Je mtais vtu pour le sduire. Tweed, velours, cachemire. Je souffrais mme, pour ajouter mon

    charme, dune lgre claudication due un coup de pied reu au cours dun assaut de savate. Je mis unpoint dhonneur arriver lheure prcise o il mavait convoqu. Il poussa le jeu ne pas me faireattendre une seconde. Synchronisme parfait. A peine Gloria mavait-elle ouvert la porte du vestibuleque scartait le vantail de la porte de son bureau. Nous nous adressmes un grand sourire. De toutevidence, malgr les patients que javais aperus dans la salle dattente, il nattendait que moi. Laporte de son cabinet se referma sur nous. Il plaa sa chaise paralllement son bureau. Je me posai surla mienne.

    Face face.Depuis la veille, javais eu le temps dorganiser mes dfenses. Je le considrai avec une curiosit

    amuse, croisai les jambes et allumai une cigarette non, a ne le drangeait pas du tout, il me tenditun cendrier et en quelques phrases pudiques, parsemes comme pour la ncessit de mon rcit desnoms chargs dimportance dont je faisais mon ordinaire, lui traai le portrait brillant dun dilettantedou venu lui ce ntait pas formul mais implicite pratiquement par la rencontre conjugue duhasard et de la curiosit intellectuelle.

    Il eut lair de trs bien comprendre. Il tait charm. Moi aussi. Quand je lui parlais de mesoccupations professionnelles dans le journal qui memployait, il me demanda si je connaissais MmeZ., qui y travaillait aussi. Je navais jamais entendu ce nom auparavant et le lui dis. Il me demandatout trac si je buvais. Je restai interloqu. Non, je ne buvais pas. Du vin, comme tout le monde, maisboire pour boire, non. Jtais un sportif, comment aurais-je pu ? Il en convint volontiers.

    Jallumai cigarette sur cigarette. Il me tendait toujours le cendrier. Puis, sur un dernier sourire, il seleva. Lentretien tait termin. Combien de temps stait-il coul ? Une heure ? Plus, peut-tre. Je luidemandai combien je lui devais. Bien que personne ne men et inform, je connaissais dj le chiffrequil me lana. Javais dcid quil serait exorbitant. Il le fut. Il correspondait exactement ce quejavais russi emprunter la veille deux de mes amis aussi dmunis que moi. Je lui tendis donc mestrois billets, sans surprise. Ils disparurent instantanment dans la poche de son pantalon. Il me serra lamain avec un grand sourire et me dit : A demain. Je lui rpondis que, malheureusement, ctaitimpossible parce que je navais pas de quoi le payer. Il gardait toujours ma main dans la sienne et jecherchais le moyen de la lui retirer sans quil prit mon geste pour une offense. Il ouvrit la portecomme sil navait pas entendu et rpta A demain .

    Je me retrouvai dans la rue, gorge serre, me demandant si le manque de ressources nallait pasbriser dans ses prmices une relation aussi ineffable.

    O allais-je me procurer largent ?Je fis mentalement le tour de toutes les relations susceptibles de me le prter. Javais dj appris,

    lors dexpriences prcdentes, que les grandes tapes dans le dos, autant que le plaisir donn ou reu,en amour, marquaient un temps darrt ds que lon saventurait sur le terrain dlicat du numraire.Quelque temps auparavant, javais eu besoin dun relais financier pour une dette urgente. Lempruntque je sollicitais ne devait pas durer plus de quarante-huit heures ainsi que je lavais prcis enremettant, pour preuve de ma bonne foi, un chque sign de mon nom quon pourrait prsenter lencaissement sitt pass ce dlai. Je mtais adress dans la mme journe trois personnes, unefemme, deux hommes.

    La femme tait clbre. Elle chantait et menait une revue. Le dimanche aprs-midi, je la rejoignais

  • dans sa loge. Il y avait toujours du caviar dans une vasque de cristal, du Champagne et de la vodkafrapps. Do jtais, jentendais les rumeurs de la salle qui lapplaudissait. Elle entrait comme unebombe, couverte de paillettes tincelantes dans la loge-boudoir, membrassait passionnment,dgrafait ma chemise. Pour que nous ne fussions pas drangs, son coiffeur homosexuel jouait lescerbres derrire un rideau de velours. A linstant o ses yeux chaviraient, de furieux coups frapps la porte larrachaient mes bras pour la jeter dans ceux de son public.

    Au cours de la reprsentation, le mange se reproduisait plusieurs reprises. Elle se jetait du sofasur la scne, de la scne sur le sofa. Dans les intervalles, je me rconfortais au caviar.

    Jestimai que cette intimit partage crait un abandon suffisant pour que je lui parle dargent avecaussi peu de pudeur quelle me parlait damour. Malgr sa fortune, jeus la surprise de lentendrerpondre que nous jouions tous deux: de malchance. Le matin mme, elle avait d payer un normerappel dimpts qui lavait laisse exsangue. Je devais toucher mon propre argent deux jours plus tard.Je lui demandai si je pouvais lui venir en aide. Elle me remercia avec effusion mais refusa, arguantquelle sen sortirait toute seule.

    Le premier de mes deux amis tait chanteur. Toujours aussi connu. Ses refrains sont sur toutes leslvres. Ses airs denfant perdu mavaient incit le prendre en charge dans ses moments de dpression il en avait beaucoup. De temps en temps, je lemmenais Deauville et poussais mme lattentionjusqu lui mettre une fille dans les bras. Il me tlphonait parfois trois heures du matin. Nousrefaisions le monde. Je laimais assez pour lui demander ce service.

    Par extraordinaire, les impts taient passs le matin mme. Je raccrochai, navr pour lui. Il merappela une demi-heure plus tard. Il venait davoir une ide. En prcisant que ctait pour moi, il luisuffirait de demander dix de nos amis communs le dixime de la somme dont javais besoin, ainsipourrait-il me tirer daffaire.

    Avec mille remerciements, je dclinai son offre gnreuse.Mon deuxime ami ne chantait pas. Beaucoup plus g que moi, il faisait chanter les autres, rgnait

    sur un empire de botes de nuit et passait pour tre ce quon appelle dans le milieu un juge de paix ,cest--dire un sage, un homme dhonneur coopt par ses pairs pour trancher en dernier recours leslitiges des marginaux.

    Pas de chance l non plus: les impts.Ce fut le seul qui me dit la vrit. Quelques jours plus tt il avait prt une somme importante a

    lun Se mes amis, qui ntait mme pas de ses intimes.Quelle quen fussent les raisons avoues ou relles lavais ressenti ces refus comme une trahison et

    mtais jur, duss-je en mourir, de ne plus jamais laisser quiconque le pouvoir de me blesser dunedrobade.

    Comment fis-je ce soir-l et les jours suivants pour tenir parole ? Lai-je seulement tenue ? Jaioubli.

    Sans me demander mon avis, Lacan concluait imperturbablement chaque sance par un A demain qui me rejetait les mains moites dangoisse dans les gris de la rue de Lille. Le jour suivant, triturantdans ma poche largent que javais trouv la veille au prix deffroyables recherches pendantcombien de temps allais-je pouvoir accomplir ce quotidien miracle ? je me retrouvais dans soncabinet.

    Mme exquise urbanit de sa part. Cigarette. Vers les cinq heures, Gloria lui apportait sur unesoucoupe de porcelaine une tasse de th et deux dattes. Son ton tait si amical que je neusse pas ttonn quil me prit de les partager avec lui.

    Outre son th, il semblait dguster mes paroles.

  • Il tait capital quil ny et pas derreur sur la personne. Sans avoir lair de les monter en pingle, jefaisais adroitement un discret talage de mes mrites, maventurant toujours plus loin sur lesdrisoires rivages o les nes, pour avoir du son en loccurrence celui de sa voix se font pluspaons que nature.

    Le troisime jour, au lieu de me faire passer directement dans son bureau, Gloria me conduisit dansla petite bibliothque du fond o elle mabandonna pendant cinq minutes parmi dautres patients. Jeles lorgnai la drobe : Qui taient-ils ? Pourquoi taient-ils l ? Ignoraient-ils que Lacanmattendait ?

    Sitt en sa prsence, je lui fis remarquer son retard .Il sen excusa vivement, poussa la courtoisie jusqu men justifier les raisons et acheva sa phrase

    par un Je ne suis pas responsif qui me laissa en plein dsarroi.Au soir de notre cinquime rencontre, alors que, selon son habitude, il mtreignait la main aprs

    stre empar de mes billets, il me dclara tout trac : Jai dcid de vous faire une place en analyse.Je le regardai sans comprendre. Mais je croyais que nous avions dj commenc ?Il se leva. A lundi , dit-il.Le dimanche, je maperus que tout magaait qui ne se rapportait pas cette prochaine rencontre.Curieusement, je navais souffl mot des prcdentes quiconque. En dehors de la femme que

    jaimais dont je nprouvai lenvie de len informer que cinq ou six ans plus tard il faut dire quejavais rduit mon entourage au minimum. Je fuyais depuis longtemps les contacts rapides, multiples,superficiels et sans lendemain que semble faire natre une certaine forme de journalisme. Ils avaientengendr en moi une telle nause que, euss-je imagin lenfer, je laurais conu comme une scne deparade sociale : un salon de gala brillamment illumin. Les invits sy pressent. Bloqu en leur centre,une cigarette dans une main, un verre plein dans lautre, je suis agress par la matresse de maison quifait dfiler devant moi pour me les prsenter des gens que je ne reverrai jamais.

    Ne supportant pas davantage le danger des rencontres et leur corollaire, les questions faussementinquites danciennes relations, javais dcid de changer de quartier pour me dissoudre dans la ville.Je naurais pas imagin que ce ft si facile. Les capitales du monde, que nous croyons ntres parcequon nous y salue en certains lieux de notre nom, se prtent toutes les vanescences. En fait, dans letemps et dans lespace, avant de nous rduire linvisible, elles se limitent ce presque rien quest latrajectoire rptitive dun circuit, quelques amis, trois restaurants, les utilitaires factures, le lieu detravail, les lieux de la nuit. Tel qui fut roi dun microcosme, ds quil oublie ses quelques points dechute se retrouve anonyme parmi des inconnus.

    Tous liens rompus, cest--dire a-lin, je nobissais qu lurgence de me mettre entreparenthses, drivant sur une orbite neutre o je ne pouvais plus nommer, car jignorais le mot quirenvoyait aux choses, le nom qui renvoyait aux visages, les visages qui me renvoyaient moi cest--dire presque rien indiffrent soudain la rumeur, sourd aux parfums, rfractaire la course.Mon seul projet tait linstant prsent. En dehors du travail que javais entrepris, je ne me souciais pasplus du lendemain que de mes poches vides, pressentant peut-tre que brouter de nouveau lherbegrasse du bercail me priverait de ma dernire chance de devenir ce que jtais.

    On est ce quon dsire.Mais ce quon dsire, on lignore. Et ce dsir, dont nous ignorons en quoi il consiste, mais que nous

    subissons comme la frappe la plus singulire de notre moi , nul dentre nous na choisi quil noushabite. Il est crit . Il nous prcde. Nous entrons dans son champ par le biais du langage.

  • Avant mme de natre, nous sommes vous, heur ou malheur, en devenir un jour le gestionnaire.Do la faille.Car ce dsir qui nous structure nest pas ntre. Il est, par le biais du discours, dsir de lAutre, dsir

    dun Autre dsirant.Cest pourquoi, tres de dsir, notre destin est de ne pouvoir accder quau manque--tre.A cinq ans, je peignais. A quatorze, je rvais de vieillir. La vieillesse me serait douce. Chaque jour

    coul me rapprocherait de la matrise totale, cet instant nigmatique o les crateurs de gnieaccdent enfin lintensit de la couleur pure pour pntrer, lore de la mort, au cur absolu deleur vibration.

    A vingt-huit, un soir de novembre, dans le tumulte des appels, le staccato des Remington et lebrouillard des cigarettes, par une espce de ddoublement foudroyant, je devins soudain spectateur demoi-mme et me vis , mgot aux lvres, une effroyable pile de papiers sur mon bureau, untlphone chaque oreille pour couter sans les entendre des gens dont jignorais lidentit. Laquestion me transpera : O tais-je ?

    Dans les bureaux dun quotidien. Pour y faire quoi ? Des chroniques dites parisiennes .Ctait absurde, jtais peintre. Alors ?Linconscient ne sinscrit pas sur une droite.Mon pre, pour enrichir ce quil appelait mon bagage (ce qui empche davancer sitt quon se

    dplace) rvait pour moi dun savoir universel.Un matin, il eut cette phrase trange : Tu devrais peut-tre apprendre la stno. Pourquoi ? Je suis peintre. On ne sait jamais. Si un jour tu voulais faire du journalisme...Cet change navait dur que dix secondes. Je lavais compltement oubli. Quinze ans plus tard, il

    me revenait en mmoire alors que le vu secret de mon pre, travers moi, lui aussi devenir autre,tait dj ralis.

    Tel tait le fatum des Grecs, vivre dans le rel linconscient de lAutre. Leur discours. A Delphes,entre les hommes et les dieux, au nom dApollon, la Pythie formait relais. Mais les oracles quelletransmettait, aprs leur suppos sjour dans lOlympe, ntaient quune parole faisant retour lenvoyeur. Ds lors, ma trajectoire devint si prvisible qu dix-sept ans jobtenais ma premirertribution en publiant des dessins dans un journal. Ainsi slaborait la synthse provisoire de deuxdsirs antinomiques, peinture et journalisme : par le biais dun compromis, dessin + journaux.

    Mais les ruptures sont plus exigeantes.Pour accder mes fins inconscientes, jen arrivai bientt faire dire aux Lettres un jeune pote

    de Rilke le contraire de ce quelles disaient. Le jeune pote demande : Comment tre certain que jesuis pote ? Rponse : Si on te privait de posie, est-ce que tu mourrais ? Non. Alors,conclut Rilke, cest que tu ne mrites pas dtre pote.

    Exactement ce que je croyais avoir lu. La tte sur le billot, je laurais jur au moment o jetransfrais le dialogue une interrogation vitale : Si on te privait de peinture, est-ce que tu mourrais?

    A ma grande honte, je fis la mme rponse : non.Jen dcrtai sur-le-champ que je ntais pas digne dtre peintre : mes couleurs devinrent donc des

    vocables.Mes pinceaux, une Smith Corona.Vingt ans plus tard, je relus les Lettres : nulle trace de ce que je croyais y avoir trouv. Dans la

  • fiction pistolaire de Rilke des rponses de supposes questions , javais imagin, mon propreusage, un dialogue qui nexiste pas. Fonction de lerreur dans le champ de linconscient : pour vivre lediscours de lAutre, jtais all jusqu minventer une fausse raison docculter mes propresaspirations.

    Trois semaines aprs ma premire visite rue de Lille, je revis le Gros la piscine. Jtais si absorbque jen avais presque oubli son existence. Depuis le jour o il mavait indiqu le trio Clavreul-Perrier-Lacan, il tait rest sans nouvelles.

    O tu tais pass ? Jai commenc une analyse. Avec qui ? Lacan.Il me dvisagea avec incrdulit. Il ta pris ? Quest-ce que a a dextraordinaire ?Il secoua la tte avec perplexit. Je croyais quil ne prenait plus personne. Tu es gonfl ! Qui ma donn son tlphone ?Son tonnement mtonnait. Non que jprouvasse le moins du monde la sensation davoir bnfici

    dune faveur le prix de nos rencontres y entrait sans doute pour quelque chose , mais parce quilme paraissait normal quun praticien accdt toute demande. Le renom de Lacan ne mavait toujourspas effleur, pas davantage que son temps ntait pas extensible. Je brlais de raconter au Gros nospremiers tte--tte.

    Instantanment, je sentis sa rticence. Pourquoi essayait-il de dtourner la conversation ? Nousavions cent fois voqu le sujet. Soudain, alors que par ses soins je my retrouvais en plein cur, ilfeignait de sen dsintresser. Sans mme me laisser le temps de lui en demander la raison, prtextantun rendez-vous urgent, il grommela quelques excuses et tourna les talons.

    Auparavant, ce lundi, javais retrouv Lacan et peru mon gard un indfinissable changementdattitude. Sur linstant, je naurais su prciser en quoi il consistait. Et vrai dire, il mtaitindiffrent de lapprofondir. Lacan tait toujours affable, attentif, chaleureux. Peut-tre ses silencesplus prolongs ? Insensiblement, ils transformaient notre dialogue en monologue : je parlais. Gris parmon propre dbit, jen redoublais le flot pour lempcher de minterrompre.

    En ce temps-l, je navais pas encore appris couter.Plus tard, jallais devoir mendier lacquiescement dun battement de cils, la dsapprobation dune

    moue.Il est toutefois remarquable, alors que trop occup mcouter je navais aucune chance de

    mentendre, que certaines de ses interventions se soient graves dans ma mmoire. On a fait trs peudtudes sur le cerveau des perroquets. On sait seulement quils ont accs la reproduction dessignifiants, en dautres termes, quils peuvent rpter les sons. Je partageais avec eux ce donacoustique. Mais, pas plus queux, je navais le privilge, partir des sons, davoir accs leursignifi, cest--dire leur sens.

    Jen tais peine ma dixime sance que Lacan se paya le luxe dune phrase hors de ma porte,prcisment parce quil savait que je ne pouvais pas la comprendre. Comme lordinaire, javais dmenvoler dans une ample tirade mtaphysique lorsque je dbouchai brusquement sur une questiondont lnonc, comme elle sadressait plus moi qu lui-mme, me laissa silencieux sitt que jeleus pose :

  • a existe, lme ?Au mieux, jattendais un sourire. Jeus droit une rponse : La psych, cest la fracture, et cette fracture, le tribut que nous payons parce que nous sommes

    des tres parlants.Je nen tais ni aux algorithmes, ni la mtonymie, ni aux mathmes Algorithmes ? Mathmes ?

    Mtonymie ? mais je percevais confusment que derrire cette formulation se cachait une nigme.Malheureusement, les cls my faisaient dfaut.A quelle fracture faisait-il allusion ? Quel rapport entre un tribut et le langage ? Et comment le fait

    davoir qualit d tre parlant impliquait-il en corollaire la notion de tribut ?Un tribut pour payer quoi ? Quelle dette ? Quelle faute ?Je soupesais la phrase avec mfiance sans faire deffort spcial pour la retenir.Si je peux la citer si longtemps aprs, cest que jen pressentais peut-tre la densit du sens dont je

    ne doutais pas quil me serait rvl quand je serais capable de le dchiffrer ainsi vous rive la foi, celui qui est suppos savoir .

    En fait, elle contenait plusieurs grandes lignes de force de llaboration lacanienne, barre qui spare jamais signifiant et signifi, rapport de ce clivage linconscient structur comme un langage ,refente du sujet dj divis par sa recherche dune transcendance qui lui fait riger, contre le vide de lamort, la statue de ses dieux et sinventer une me.

    On sabstiendrait volontiers dvoquer ses failles.Mais comment passer sous silence l innocence de mes dbuts lgard de lanalyse ?Lalphabet comporte vingt-six lettres. Pour le savoir, encore faut-il ne pas ignorer lexistence de

    lalphabet lui-mme.Sans la connatre, jen percevais pourtant les premiers effets sous forme dune ombre immense,

    inconnue, lombre de la lettre A .Cest ainsi. Pourquoi ne pas le dire ?Jai appris depuis que tout dplacement dans le champ dun savoir implique en prambule le

    difficile aveu de ses manques. A demain, dit Lacan. Je ne peux pas.Il leva un sourcil. Je nai pas dargent, ajoutai-je. A demain, rpta-t-il en mouvrant la porte.

  • 4 Jai rencontr toutes sortes de gens chez Lacan. Parfois, ils encombraient son escalier, assis sur les

    marches, perdus en un rve intrieur dont mon passage ne les tirait pas.Je vous chie dessus, je vous emmerde, je vous couvre dexcrments.Mieux : je vous encule.Il ne sagit pas dinsultes, mais du signal dun veil.Lveil, cest une rupture de discours.Pour la provoquer, il a suffi que jintroduise quelques notes hors tessiture dans la gamme du texte.Leur violence mme, leur hors-texte, a produit le choc.Ainsi procdaient les matres zen, coups de pied. Et le peintre, vou tant de gris pour le seul cri

    dun rouge.La littralit peut se parer de toutes les couleurs.Mais, pour garder sa cohrence, elle ne peut en choisir quune. Un mot ct, lensemble du

    discours bascule dans le hors sens o la folie nous interpelle.Inversement, un substantif au-dessous du ton, dans un texte qui se revendique de la perversion, nous

    livre le lieu de renonciation o le refoulement fait borne. Dans Le Bleu du ciel, propos dune femmequi se dnude et qui lexcite, Bataille crit : Je regardais son derrire nu avec le ravissement dunpetit garon : je navais rien vu daussi pur, rien daussi peu rel, tant il tait joli. tant donn lalibert de sens qui prcde et qui suit cet extrait, on peut imaginer en quel embarras ce derrire, latranscription, dut plonger celui qui ladmirait, faute davoir os lappeler cul : l o la ponctuation duvulgaire et t ncessaire, il y a eu drobade.

    A lintrieur dun genre, roman, essai, posie, discours politique ou universitaire, la littralit sedoit dtre monochrome autant que le code linguistique soudant lidentit du groupe quil dsigne.

    Nous habitons le langage, le langage nous habite.Mais nous y cohabitons dans des quartiers rservs o tout changement de tonalit implique le rejet

    cest--dire un scandale et ce qui le sanctionne, lintolrable retour une ralit lude. Dans ledbut de ma relation avec Lacan, ce lien renou la fois rejet, scandale et retour , ctait largentque je lui donnais.

    Jusqualors, comme lpingle si bien lexpression populaire, mes yeux, largent, ctait de lamerde .

    Ni fin en soi, ni moyen de circulation de la richesse, pas davantage symbole dun acquis, encoremoins mtaphore phallique. Un simple droit dentre pour le jouir du jeu.

    Je me souviens des petits matins dans une suite de palace, les billets froisss, qui ne signifiaientrien, vids poignes dans le tiroir dune commode pour un sursis fragile dans largot des casinos,on dit que cest de largent qui couche dehors et les jours de dveine, lidiotie des palmiers, ladception de laube, la note signe un employ morose pour fuir plus vite et prolonger la nuit. Delargent a-lin, en ce que rien ne le rattache ce qui aurait d le faire natre, talent, ides, efforts, delargent impay son seul rapport est la chance, elle ne vient pas de moi, elle mest extrieure.

    Lacan debout dans lembrasure de la porte. Le crmonial des billets glisss dans sa main lalimite exacte o chaque analysant, ni trop ni pas assez, soupes par lui, y puisse sentir la contrainte et,par son biais, faire retour au rel.

    A la boule qui me serrait la gorge quand je lui annonais en prambule que je navais pas de quoilui rgler la sance, ctait mon cas. Je suppose que, ds le dbut de la cure, il modulait ses tarifs la

  • tte du client, selon son angoisse ou la probabilit de son statut social. Quelques francs pour la torturedes plus dmunis, des fortunes pour la certitude affiche des autres : il fallait que la somme exige,quelle que ft ltendue des ressources de sa pratique, entamt le seuil au-del duquel, cessant dtrengligeable, elle drangeait, elle privait.

    A ce prix seulement, elle dgageait le terrain et librait du joug de la reconnaissance. On repartaitde zro : personne ne devait rien quiconque.

    Contraintes. Il savait que je me levais tard. A demain, six heures. Daccord. Six heures du matin. coutez...Il me serrait la main. Le lendemain, je sortais de chez moi sans avoir ferm lil. Il rptait

    lexprimentation jusqu ce quil ft sr que jaie pris le pli de son exigence. II en aurait falludavantage pour me faire renoncer : jtais ferr.

    Met-il demand de le rejoindre aux antipodes pour une entrevue de vingt secondes dix millions,jaurais trouv largent et jy serais all. Quand ils ont cette force, les liens du transfert sontinscables. Je ne me posais pas le problme en ces termes, je navais pas le choix : question de vie oude mort.

    Thoriquement, il est pourtant si facile dinterrompre...Quand elle a lieu, la rupture se produit sitt que le danger se manifeste. Les certitudes se lzardent.

    Lanalysant aussi.Cette vrit quil tait venu affronter, il nest plus question de la regarder en face sitt quil en

    flaire les prmices du dvoilement. A peine au dbut de la traverse, dj, ses jambes flchissent.Regard anxieux par-dessus son paule. Il suffirait de quelques pas en arrire pour retrouver intactesles illusions scurisantes qui forgeaient son moi bquilles, victoires de jadis, bouclier culturel,paravent social. A lavant, le noir absolu. Aucune assurance de voir un jour la fin du tunnel qui luia jamais garanti quil y en avait une ?

    Le doute souffle la rponse : pourquoi ne pas rebrousser chemin ?Ce doute, ce ne sont pas les inconnues qui lengendrent, mais le poids touffant de la peur. Pour

    mieux la refouler, on lensevelit sous une batterie de prtextes dont laccumulation finit par justifierlventualit de la fuite. Y cde-t-on, elle se paie dune blessure ouverte do gouttera lamertume, linfini.

    Un lapin me prserva du dsastre de ma lchet.Il gisait au fond dun foss par un froid dhiver glacial figeant une lugubre plaine de givre. Je

    mapprochai. Il tait minable dans la mort, gel, rigide, sa fourrure grise bouffe aux mites sedtachant par plaques. Je tendis la main : le cadavre eut alors une espce de spasme qui empcha mesdoigts de le frler. Abasourdi quil pt renfermer une ultime tincelle de vie, je voulus, partag entrelhorreur et la compassion, le prendre dans mes bras pour le rchauffer. Nouveau soubresaut.

    Avec lourdeur, il se redressa sur ses pattes et claudiqua dune faon pitoyable sur la terre brle parle gel.

    Plus javanais vers lui, plus il sloignait par petites saccads maladroites. Je ne lui voulaispourtant pas de mal, mais simplement laider, labriter, le soigner.

    Le sauver.Rien faire. Quels que fussent mes efforts pour le rattraper, il mchappait toujours, crant en moi

    un indicible sentiment dangoisse. Lorsque je mveillai, le lapin tait aussi loin que tout rve qui se

  • drobe. Celui-ci, lun des premiers que suscita lanalyse, tait la porte du premier venu, moi ycompris. Il ne demandait aucun dcryptage et ne prsentait pas plus de mystre que la page de btonspropose en exercice aux enfants de la maternelle.

    Fallait-il que je fusse paum : mme le message quil contenait, en quelque sorte un lamentable tatdes lieux, je ne le reus pas en clair tout de suite. Mais, sans que je pusse en distinguer la raison, il mesemblait que ce lapin ne mritait pas dtre renvoy dans la fosse commune des songes morts.

    Bien plus tard, travers les mille piges quils me tendaient, jarrivai rattraper lun aprs lautrela plupart de mes rves. Plus je les pntrais, plus devenait sophistique, pour que leur sens me resttinterdit, llaboration des mtaphores qui composaient la trame manifeste des suivants. Il me fallutlongtemps pour mapercevoir que, malgr lincroyable varit de leurs canevas, dans leur latence, ilsme racontaient toujours la mme histoire. Sitt que je les perais jour, ils changeaient le code deleur syllabaire afin de garder un temps davance sur lventualit dune nouvelle interprtation, unedistance.

    Elle avait pour double fonction de me tenir en veil tout en me protgeant, jusqu ce quil fttemps de les digrer, de rvlations trop prcoces. Ou bien, pour mieux mabuser, tout devenaitridiculement simple. Sinstaurait alors entre le rve et moi, sujet rv, sujet rvant, une dialectique ola limpidit des vidences offertes ntait quun camouflage supplmentaire du refoulement quilavait motive.

    Au cours dune priode particulirement trouble, pour ne pas oublier leur contenu manifeste,javais plac au pied de mon lit un magntophone. Lorsque la violence dun songe me projetait dans labrume dun demi-veil, jen bredouillais les lments narratifs et me rendormais. Course poursuite,affaire de rbus : les images optiques nous renvoient des images acoustiques dont la dcoupe desphonmes et des morphmes, articule dune faon autre, se noue brusquement pour un sens nouveau.Ces jeux du signifiant, une phrase clbre pourrait en illustrer lambigut. Phontiquement, on laperoit ainsi : Je pan se don je sui. Mais, selon les hasards du jeu syntaxique, lcriture en livre dixsignifis diffrents commencer par le bon Je pense, donc je suis , Je panse, donc jessuie , Je pends ceux dont je suis , Je panse donc jeu suit , Jeu, pense donc, jai suie , Jeux,panses, dons, Jess, huis , Jepp, anse, Donge, suie , Je pense, Donge essuie , Je panse, dangersuit , Jeux, pense donc, jeux-suie , Je pense, donc jessuie , etc.

    Au dbut du sicle, une jonction capitale fut manque.On tait en 1905. A Vienne, un mdecin se battait pour faire reconnatre par les cercles scientifiques

    une nouvelle thrapeutique baptise par ses soins psychanalyse .Au mme instant, la mme anne, Paris, un professeur obscur donnait la Sorbonne, devant une

    maigre poigne dlves, des cours sur une discipline quil venait de crer de toutes pices, la linguistique . Lironie du sort fit que ces deux hommes ne se rencontrrent jamais lanecdote neprcise mme pas si lun des deux avait entendu parler de lautre.

    Le premier, ctait Freud. Le second, Saussure.Deux moments cls de lhistoire de la pense.La vis, lcrou.Mais, trangers lun lautre, inutiles, clivs dans leur singularit alors quils ne pouvaient oprer

    qu tre deux, rivs en un dans la complmentarit de leur fonction structurante.Y mettre le trait dunion ne fut pas le moindre mrite de Lacan. Pourtant, jusqu ce quil postult

    Linconscient est structur comme un langage , personne ne semblait stre aperu que ces deuxjalons, spaulant pour une dialectique inaugurale, ouvraient, lis enfin, la voie royale une logiqueindite de linvestigation. Auparavant, enferms dans la spcialit qui leur tait propre, analyste et

  • linguiste, ignorant chacun lexistence de lautre, chrissaient leur ghetto.A la piscine de la cit, je rencontrais souvent un garon dorigine roumaine qui tait un excellent

    brasseur. Il sappelait Frantz et occupait luniversit de Vincennes une chaire de linguistiquediachronique. Son savoir thorique tait inpuisable. Sans lui prciser pourquoi, je laccablai dequestions sur des points prcis qui faisaient relais entre analyse et linguistique. Un jour que nousmarchions dans le parc, jessayai de lattirer sur mes terres en le branchant, propos de la smantiquede la mtaphore et de la mtonymie, sur la fonction de glissement et de condensation qui confrait aurve et la langue la mme identit structurale. A ma stupeur, il parut ne pas comprendre ce que je luidisais. Je lui demandai alors sil tait au courant des applications thrapeutiques de la matire quilenseignait :

    Enfin, Frantz, daprs toi, la linguistique, a sert quoi ?Il rflchit un instant et massna sur le ton de lvidence : A former des linguistes.Au quattrocento, un cerveau humain celui de Vinci par exemple tait capable dembrasser la

    masse des connaissances de son temps, art, physique, anatomie, architecture, philosophie.Aujourdhui, toute avance dans un savoir donn est pluridisciplinaire. Paradoxe : aucun de ses

    fragments ne se relie plus un tout chaque spcialiste , ferm au reste, nen est dtenteur quedune infime partie mais, pour progresser dans ltude dune de ces parties, laccs toutes lesfractions de cet ensemble est ncessaire.

    On aura compris que la rdaction de cet ouvrage nobit en rien aux lois de la chronologie ou de laprimaut de lanecdote ft-ce par le biais des rves interprts pas davantage quaux lmentsde mon histoire personnelle (ils napparaissent que pour mieux dsigner la topologie du point zro),encore moins la mise en ordre dune hirarchie qui les ferait intervenir par ordre dimportance.

    Certes, ces lments sont prsents dans le fil de sa trame, mais imprvisibles, leur mergencentant soumise qu lapparente confusion des faux hasards de linconscient.

    Dans La Dentellire de Vermeer, le tableau entier sordonne autour de la seule chose que le peintrene nous donne pas voir, laiguille avec laquelle brode la dentellire.

    Supprimez ce point central invisible, la toile fout le camp, elle ne signifie plus.Dans ce texte, Lacan joue un peu le rle de cette aiguille.Mme lorsquil en semble absent, il reste le point focal autour duquel tout se gnre et sorganise.

    Cause de lcriture, il en constitue galement les effets. En dautres termes, quoique omniprsent, ilne se trouve pas forcment l o il est, mais plutt au lieu o il a lair de ne pas tre, le corps mme dela lettre.

    Tous les rapports humains sarticulent autour de la dprciation dautrui : pour tre, il faut quelAutre soit moins.

    Le deux appelle un rapport de forces. Si tu es moins, je suis plus, si tu es plus, je ne suis pasassez, si tu es trop, je ne suis plus. Lacan stait toujours rclam dun retour Freud.

    A supposer que leurs travaux se fussent situs la mme poque et eussent-ils vcu dans le mmeespace de pense, il me semblait impossible, malgr leur qualit rciproque, que la fatalit de la loi du deux et pu les pargner.

    Au fond, lui dis-je, il suffit de mettre deux crabes dans le mme panier pour quils se dvorent.Vous-mme ny chappez pas.

    Il me regarda avec attention. Supposez que Freud soit toujours vivant. Vous chercheriez vous dmolir. Ce serait la guerre.Au bout de plusieurs saisons, javais remarqu quil ne se drobait jamais lorsquon le mettait en

  • cause sur le registre dune thique : ce genre de questions faisait partie de mes petites joies. Aprs untemps de rflexion, il me rpondit vivement :

    Rien ne prouve quil met dsavou.En dehors des stratgies de sa pratique, il ntait jamais neutre, ignorait le sens du mot composer

    et fonctionnait trop vite pour ne pas bouillir dimpatience: le monde tait trop lent.Il aurait voulu que chacun comprit tout comme lui, instantanment. Parfois, cause de ce

    trpignement intrieur, pour un rien, le couvercle sautait.Avec Gloria, qui aurait d se trouver dans la pice avant mme quil let appele elle ne sen

    laissait pas conter et lui tenait tte jusqu ce quil baisst le ton avec des volte-face dont la rapiditme stupfiait (il ne saccrochait jamais lorsquil sentait quil avait tort ou tait sur le point decommettre une injustice). Ou sitt quil tait aux prises avec les tracasseries du quotidien, lobtentionaux renseignements dun numro de tlphone, une dmarche administrative, les raseurs qui ledrangeaient en cours de sance malgr le filtrage, lindolence dune standardiste.

    Quelle conne !Il avait lu une de mes pices. Quelque temps plus tard, il stonna quelle ne ft pas reprsente. Je

    lui citai le nom dune trs fameuse et vnrable actrice il la connaissait trs bien qui je lavaissoumise et qui lavait refuse.

    Sortant brusquement de ses gonds, il leva les yeux au ciel, exhala un soupir exaspr et cracha: Quelle conne !

    Con , conne , un adjectif dont les fourches de la double tymologie, sans rapport apparent, serecoupent pourtant, lies par une obscure racine commune ensevelie dans la nuit des origines dulangage.

    Le grec dabord, hystericon do nous viennent hystrie et utrus (dsignant les organesde la gestation fminine) dont lusage et lusure phontique nont gard que le con de la derniresyllabe.

    Par extension, le con de cet hystericon, comme nous lindique sans quivoque son sens vulgaire,concerne tout ce qui touche labsence de pnis. Pour un Grec, traiter quelquun de con revenait le dpouiller symboliquement de ses attributs virils, en dautres termes, le chtrer.

    Lallemand ensuite, une trs ancienne origine do a driv le mot ecke, coin (substantif dont onnotera au passage quil est du genre fminin).

    Le rapport entre la castration et un coin ?Un con dans un triangle.Parce quun con, par dfinition, est coin-c il ne peut pas aller au-del dun coin.Mais ce coin lui-mme, issu de la croise de deux droites, sitt quune troisime se referme sur les

    deux premires pour former le triangle qui le bloque, fusionne alors avec cet autre trianglefantasmatique de la castration, le pubis fminin, le con de hystrique.

    Quel con !Lacan employa lexpression deux reprises lorsque je citai le nom de personnages aussi illustres

    quimbus de leur importance dont je savais, son insu, quil avait refus de les prendre en analyse.Trois mois aprs le dbut des sances, la plupart des symptmes apparents qui mavaient conduit

    chez lui avaient disparu. Il parat que jtais phobique . Le Gros me lavait rvl. Il avait raison.Ma vie tait tisse de sensations dplaisantes lorsque survenaient certaines situations types dont laplupart procdaient dune comdie sociale, entrer dans une picerie, dire bonjour, je voudrais unpaquet de caf, me retrouver dans une foule, tre lheure, participer la plus drisoire contrainte norme vestimentaire cravate, croiser quelquun que je navais pas envie de voir, faire semblant, par

  • courtoisie, de mintresser des propos convenus dont, lavance, je connaissais par coeur le morneenchanement demande-rponse.

    Autant de tortures bnignes qui me laissaient hagard, le front moite, ravag par une irrpressibleenvie de fuir.

    En fait, elles ne staient vanouies momentanment que sous la pression spcifique dun temps dela cure. Mais, sur le coup, avec de neuves dlices, je jouais prouver le soulagement de leur absence: Deux baguettes, je vous prie, six yaourts et un paquet de beurre : la volupt du rhumatisant librdun lumbago.

    Lavouer aujourdhui me fait sourire : je suis toujours aussi phobique. Mais, entre-temps, jaingoci avec mes phobies.

    Ou je ne me mets plus en position davoir les prouver, ou, le duss-je, les considrant commelaccident dun temps vide, je les subis avec la rsignation ennuye quappellent les fatalitsextrieures.

    A lpoque o je cessai de les ressentir, elles ntaient que les signaux dalarme de dgts plusprofonds qui nallaient pas tarder se manifester.

    Mais cela, je lignorais encore.Le regard fixe, je continuais presque chaque jour gravir les marches en colimaon du 5 de la rue

    de Lille.Les deux salons dattente taient toujours aussi encombrs de patients abms dans leurs rflexions.

    On ne peut dcrire que ce quon imagine. Jtais l pour tre ailleurs : mme en faisant un effort, je neme souviens de rien. Ni de la couleur des murs, ni du nombre de chaises, pas davantage que je merappelle la position des lampes y avait-il des lampes ? , la teinte de la moquette oulemplacement des guridons.

    Une ou deux fois, on moublia dans la bibliothque du fond. Combien de temps y restai-je ?Je ne sais pas.Gloria ne my et-elle pas dcouvert (tiens, vous tes l, je vais prvenir le docteur Lacan, il

    allait partir), oublieux du temps qui passe, jy serais peut-tre encore.

  • 5 Nos possessions nous possdent.Pour lavoir mal compris, certains, possdant trop qui ne jouissent pas assez, atteignent ce point

    bascule o largent, de moyen, devient fin en soi. Riches millions, ils vont se consumer jusqularrt du cur pour en capter le double : en chiffrant linfini de leur manque, ils franchissent labarrire sparant le besoin du dsir.

    Limit, le besoin les bornait.Infini, le dsir les a-line.Il en est de largent comme de lanalyse. Existe une zone subtile de drapage o fin et moyens, se

    substituant lun lautre, intervertissent la logique de leur fonction. Il arrive parfois que ceux quiparlent, force de parler, se transforment en professionnels du divan autant que ceux qui coutent. Leverbe, sa pratique, sa dure et son tarif, devenus fin en soi, raison de vivre, finissent, par constituer enun renversement pervers la structure essentielle dune existence o le rel, rduit lirralit de lalettre qui le tient distance, ne se manifeste que pour mieux sluder dans la coule du discours.

    Lanalyste lui-mme nest pas labri de la contagion.Pas davantage que ses analysants ne sauraient se passer de lui, son tour, fantasmatiquement

    protg de la mort par leur demande, pourrait-il survivre sans ce rempart dmes en peine, venues lui pour quil nomme leur dsir ?

    Quoi du sien, lorsquon sait quen cette dialectique, fig par dfinition dans le non-agir, il tient laplace du mort o sa vie mme se drobe ? Capitonne. Coupe. Close. Certains, assis trop longtempssur la berge, assument le risque suprme dy rester. Matres agir incitant une action qui leurchappe, spectateurs neutres dont la vie se dilue dans le flot du discours de lAutre sans que ne leseffleure plus, sitt sortis de leur cabinet en sortent-ils jamais ? le choc brlant de sa puls