13

Une scrupuleuse aventure - Numilogexcerpts.numilog.com/books/9782865410057.pdf · Robert Musil — "L'homme sans qualité" Préface A PAS MESURÉS SOUS LE CIEL GRIS Alain Jouffroy

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • Une scrupuleuse aventure

    Jean-Philippe Domecq

  • © Papyrus Editions 1980

  • Jean-Philippe Domecq

    Une scrupuleuse aventure

    Préface d'Alain Jouffroy

    éditions

    39, Boulevard Magenta - 75010 Paris

  • "La vie ordinaire est la moyenne de tous nos crimes possibles "

    Robert Musil — "L'homme sans qualité"

  • Préface

    A PAS MESURÉS SOUS LE CIEL GRIS

    Alain Jouffroy

    Une lecture continue, d'un seul jet, de ce livre assez bref, me semble absolument nécessaire à sa compréhension. Pourquoi ? Parce qu 'il est composé de courts fragments, de trois pages à trois lignes, que l'on est tenté de lire au gré d'un feuillettement nonchalant des pages. Je crois en effet que lorsqu 'un écrivain, par la multiplication des "blancs" entre les paragraphes, ou les groupes de paragraphes, incite à de tels caprices de lecture, il convient de lui désobéir en cherchant à reconstituer le continuité cachée sous la discontinuité typographique. Tout discours, aussi interrompu soit-il - le "haïkaï" japonais, cet anti-discours, en fournit l'exemple extrême —, implique une cohérence, une unicité complexe, viscérale ou mentale, mais irréductible. Jean-Philippe Domecq, écrivain né de race d'autant plus grande qu'elle ne s'appuie que sur la conscience de son propre néant, n'échappe pas à cette loi. Il accomplit, avec cette "Scrupuleuse aventure", le tour de force assez rare de nous persuader du grand intérêt que nous devons porter à son livre, tout en brisant à chaque instant l'attention que suscite chacune de ses interventions écrites dans le blanc mental du silence, fussent-elles les plus laconiques, ou les plus dépourvues de suspense par leur sujet apparent. Car, chaque fois, c'est la qualité de l'écriture, percutante et mate, puissante, élancée et rétractile, qui oblige le lecteur à faire attention à la moin- dre chose dite. Parfois, un secret essentiel s'y faufile, tel un rai de lumière sous une porte fermée. Contrairement au "haïkaï", en effet, qui met les choses à plat sans jamais dire pourquoi, les fragments qui composent "Une scrupuleuse aventure", s'ils procèdent de la même volonté de mise à plat de toutes les perceptions, réveillent en nous le besoin d'y déceler le "terrible secret" de leur insignifiance de surface.

  • Nous ne voyons les choses, et les êtres, que par instants, par détails, par bouts. Par des à-côtés. Entre ces instants, entre ces détails, la vie passe sans qu'elle ait besoin d'être nommée, commentée, expli- citée. Le non-dit occupe 90 % de l'attention distraite de tout un chacun. Les écrivains, plus obéissants à ce pourcentage qu 'on ne le croit généralement, consacrent l'essentiel de leurs efforts aux 10 % qui préoccupent les membres de leur entourage. Plus solitaire, plus retranché sur une sorte de "qui vive" permanent et muet, et surtout plus récalcitrant que les autres, Jean-Philippe Domecq a décidé d'en- trer, consciemment et par écrit, dans le domaine des 90 % du non-dit général, et d'en faire la substande même de tout ce à quoi il réfléchit, de tout ce à quoi il songe littérairement tous les jours. Des murs, des plinthes, des portails, des graffitis, des bruits, des grimaces et des sous-entendus furtifs. Cela suppose, de sa part, un étrange détache- ment par rapport aux motivations, comme aux fins, de sa propre activité, ou de sa propre oisiveté (comme on voudra). Ne cherchant à rien nous démontrer, il nous fournit toutes les armes par lesquelles nous pourrions lui démontrer nous-mêmes que son entreprise est vaine, sans espoir et sans collective raison d'être, en cette fin, caco- phonique, du X X siècle. Mais attention, s'il vous plaît, au piège que, ce faisant, il nous tend. Nous incitant à croire qu 'il se borne à distiller quelques minutes-miroir d'une existence présentée comme plate et sans source universelle de lumière, il nous confronte du même coup au phare de notre propre miroir intime. A nos murs, à nos plinthes, à nos portails, à nos grimaces, comme à la petitesse de notre propre folie des grandeurs. A nous d'en tirer les conclusions qu'il ne se per- met pas de tirer à notre place.

    Je me sens d'autant plus à l'aise pour en parler que, connaissant Jean-Philippe Domecq, j'ai eu la chance de pouvoir l'observer jusque dans ses moments de plus grande perplexité sur son propre cas. Je l'ai toujours connu comme un homme délicieusement embarrassé du bi- zarre génie qui l'habite. Mal à l'aise, gêné par son incongruité, et pour- tant si affable, si disponible, si prévenant que c'en devient parfois pres- que gênant pour les autres. A cet égard, ce livre saugrenu, qui fait rire tout en inquiétant son lecteur, lui ressemble comme une goutte d'eau (propre) ressemble à une autre goutte d'eau (aussi propre). Saugrenu : quel beau mot. Et pourtant, tout n'est pas si simple. Comme la terre, l'individu tourne.

    Parfois, je lui téléphonais peu après minuit, pour lui dire que j'allais venir le voir. Tout le monde étant endormi, je le savais capable, lui, de m'attendre jusqu'à trois heures du matin. Il habitait Rennes, à l'époque, et j'habitais Paris. Je prenais ma voiture, stationnée en bas de mon appartement d'alors, rue Notre-Dame-des-Champs, et je fon- çais en pleine nuit sur l'autoroute déserte, qui conduit à cette ville,

  • particulièrement austère et fermée, mais solennelle et mystérieuse de la province française. Il nous arrivait de parler toute la nuit, seul à seul, dans sa chambre, entre une bibliothèque assez bien fournie et un chevalet où trônait le dernier des tableaux qu'il avait peint. Nous nous amusions beaucoup à parler jusqu'à l'aube, lui le "Rennais", moi le "Parisien", de tout ce qu'il y a de plus scabreux et de plus drôle à dire de soi, de tout ce qu'il y a de moins scabreux et de plus drôle à dire des choses. Nous démolissions les incompatibilités actuelles et provisoires du monde politique et du monde intellectuel. A deux, nous réinventions la vraie conversation, cette effraction du secret social. Quelle merveille ce fu t pour moi. Il est vrai que c'était sans doute réciproque. Cela se passait à l'époque où Jean-Philippe Domecq écrivait cette "Scrupuleuse aventure", dont il me lisait, sans y insister, quelques pages de temps en temps. J'étais fasciné par tant de perspi- cacité sur son propre sort - par ce mélange d'humour, de modestie et d'orgueil insondable sans lesquels il n'y a pas de plaisir à découvrir quelqu 'un.

    Assez avec les souvenirs. Qu 'est-ce que ce livre ? Un document exceptionnel sur le roman vécu par chacun de nous, en France, en ces années soixante-dix qui sont peut être, à notre siècle, ce que furent les années vingt pour le X I X (je pense à Stendhal, évidemment). Mais aussi une véritable machine à percevoir, dont j'aimerais montrer ici comment fonctionnent les rouages. Les vraies perceptions sont rares, mais quand elles ressortissent de la même veine, elles apparaissent comme "assidûment maniaques". Jean-Philippe Domecq a su profiter de son isolement relatif, à Rennes, pour donner à percevoir quelque chose que nous voyons et sentons tous les jours, en marchant dans la rue ou dans nos chambres, mais sur quoi nous ne nous attardons jamais très longtemps en pensée. Sa "manie" de valoriser la banalité tient à cette exigence. Mystérieusement, à l'insu de tout le monde, Jean-Philippe Domecq prend des notes et il sait trouver le moyen formel de les agencer, à l'état brut dirait-on, dans un courant qui traverse, d'un bout à l'autre, les cent quatre-vingt pages de son manus- crit. Cela tient du miracle de funambule de foire, du philosophe cyni- que et du stratège amoureux.

    Il y a, dans cet auto-portrait peu déguisé, l'image d'un Charlot moderne, qui aurait lu Robert Musil : le Charlot de la classe intellec- tuelle, alors que l'autre ne parlait que de la situation sociale des dé- classés. Les intellectuels sont privés du pouvoir qu'ils prétendent dénoncer, mais cette dépossession fait le comble de leur autorité, quand ce n'est pas de leur morgue. Ils savent transformer le négatif du manque en positif du message pour autrui. Ils se substituent à tous ceux qui n'écrivent pas, c'est-à-dire à la très grande majorité des gens. Tels sont et leur défi, et leur grâce. Même s'ils s'insurgent contre le pou-

  • voir, ils en fondent un autre, plus attractif, que Régis Debray a parfai- tement cerné : mais un pouvoir imaginaire, susceptible de se trans- former un jour (quel jour ? telle est, pour eux, la question existen- tielle) en pouvoir réel. En attendant, ils disposent du seul pouvoir humain qui soit entièrement respectable - la puissance. Ils jouissent solitairement, mais toujours à l'égard d'un public (le leur), de la puis- sance de leur parole, de leur écriture. Ils en abusent parfois. De même, les gens du pouvoir abusent de leur impuissance - dont ils se servent pour réprimer ceux qui voudraient s'emparer du leur. Quant à moi, je préfère l'abus des premiers à celui des seconds : c'est tout ce qui sépare le marquis de Sade de Gilles de Rais.

    Jean-Philippe Domecq utilise sa puissance (ses dons d'écriture et de parole) pour dire, apparemment, des riens. Il s'enferme dans sa chambre, ou il la quitte pour une autre, puis encore pour une troi- sième, où chaque fois il va faire l'amour à une, ou à deux femmes. J'allais dire à des initiales car, pudique, ou plutôt réticent à l'égard de cette police qu 'on appelle le mur de la vie privée, ou le qu 'en dira- t-on, il ne donne jamais leurs noms. De chambre en chambre, il se fait ainsi "son cinéma", sa philosophie d'acteur sans écran ni pellicule. "Les événements de ma vie, écrit-il, m'apparaissent comme cet espace blanc qui sépare les images consécutives d'une bande dessinée ; je vais de signes en images, mon comportement n'a d'autre rôle que de les relier, de fonder leur succession ; quoi d'étonnant à ce que tout s'enchaîne si facilement ? C'est limpide, parce que c'est plat, tout bonnement." Nous sautons donc d'un paragraphe à l'autre au-dessus de ce qu'il appelle son "comportement", et, ce faisant, nous devinons l'obscure énergie qu'il a mise à traverser des intervalles innommables. Mais au lieu de nous révéler des scènes ordinairement exemplaires et ordinairement significatives de sa vie privée (comment vit-il ? on n'en sait rien. De combien dispose-t-il d'argent ? rien non plus. A-t-il de la famille ? pas un mot), il nous parle de petits événements isolés de leur contexte : les images de sa bande dessinée. Il rentre par exem- ple, la nuit, dans sa chambre déserte, mais constatant que la nuit a profité de son absence pour s'y installer, calme et lunaire, il renonce à allumer la lumière électrique. Ou bien, il observe l'attitude d'un passant, d'une jeune femme à bicyclette, la présence d'un landau devant une porte cochère, la rumeur des frigorifiques dans une bou- cherie où la viande n'est pas encore pendue aux crochets, très tôt le matin. Il les note avec la précision exacte et somnambulique de celui qui s'intéresse à tout ce qui se présente au hasard, parce qu'il rêve aussi à tout autre chose. Jean-Philippe Domecq a les capacités enregistreuses d'une caméra automatique. L'auteur-cinéaste, ici, fait confiance, de loin, au caméraman qui tient la plume. Son art consiste à savoir découper les images, en se refusant chaque fois de les faire

  • se la poser, qu'en la ressassant il ne faisait que s'enfoncer, elle revenait, le sondait.

    La chambre, l'enclave respiraient, suspendues et vides au-dessus des rues, aussi imperceptibles qu'un souffle de gisant.

    Une nuit qu'ils longeaient la forêt de R., le comportement de son amie le surprit et l'effraya ; mais il n'en fut pas étonné : il la connaissait depuis peu, mais tout en elle — son regard si coupant qu'il semblait chargé d'une constante ironie, ses attitudes distantes et le secret dont elle s'entourait, sa froide détermination dans les égare- ments les plus crus - tout cela pouvait laisser présager cet éclat de nuit.

    Il y avait pluie battante. Il roulait vite comme d'habitude, aussi vite que le permettait la visibilité. La route était peu fréquentée.

    Elle commença par lui dégager le sexe et le sucer. Elle eut tôt fait de l'amener au seuil de la jouissance ; il était sur le point de jouir quand elle éteignit brutalement les phares. Il voulut réenclancher la commande, elle l'en empêcha, et rivé au pare-brise il éjacula dans une crispation angoissée. La voiture ne quitta pas la route, il freina ; une fois à l'arrêt, elle le laissa rallumer les phares. Non loin de là, un chemin s'enfonçait dans la forêt. Il y engagea la voiture, le faisceau des phares fouillait les fougères et les troncs, le véhicule s'arrêta dans un grincement de branchages gorgés de pluie. Elle sortit aussitôt, se campa devant les phares et plongea la main entre les cuisses. Dans l'éclairage acide, sa toison bien offerte paraissait grise et rare. Elle releva le visage et lui sourit ; elle était trempée. Il ouvrit vivement la portière et alla la rejoindre. Ils commencèrent à se branler, elle lui parut perdre de son entrain, elle jouait distraitement à se presser le membre entre les cuisses. Il voulut la pénétrer, ils manquaient de tomber, elle l'agaçait de plus en plus, il essayait de l'entraîner vers l'aile de la voiture, elle se refusait. Elle lui retira la main qui lui fourrageait l'anus. Pourtant il la sentait jouir ; il la fit mettre à genoux ; et les paupières ne cillèrent pas lorsque le sperme gicla au visage.

    Au cours de cette courte séquence de rêve, il entrait dans une grotte de troglodyte. Il en fit le tour en murmurant : je peux encore aimer. La grotte était vide, seule une balançoire oscillait doucement au bout de grosses cordes effilochées.

    ".... Vois-tu, je n'aurais jamais dû oublier la leçon que j'avais tirée de ma réclusion de juillet. A l'époque j'avais cessé d'attendre quoi que

    , ce soit et pour autant je ne sombrais pas dans le détachement ni

  • l'abdication. J'avais simplement décroché du monde, ce n'était pas très heyreux, mais somme toute cela me donnait une perception si décalée des choses et des gens, que cela me rendait extraordinairement disponible. A tout, à rien: sensible comme jamais.

    Depuis des êtres et des événements sont venus à moi, et avec eux la cavalerie de l'espoir, qui maintenant me piétine. Une fois de plus, le plancher m'est passé dessus.

    Dois-je conclure que ma chasse au bonheur m'impose de constants détours et retours vers l'impasse ? Le monde est sans doute plus féroce que mon désir d'être heureux ; j'en attends trop et ce faisant j'essaie de le prendre de front, ce qui est la dernière des stratégies face à une bête féroce. J'en vois certains qui savent prendre le monde comme il va pour mieux l'accompagner de leur danse et ainsi lui imposent leur ruse, le détournent au gré de leurs désirs, et lui font faire leurs petits tours et REVOLUTIONS.

    Je prendrai garde à ne plus laisser dépasser la main du fauteuil. Ne pas oublier que sitôt qu'on avance la main, elle se fermera sur un soupir : "ah bon... "

    La vieille question du suicide comme solution a trop souvent été posée en termes pathétiques, dans les belles affres d'une jeunesse maudite. On a un peu vite oublié que la SOLUTION marque le terme d'une démonstration mathématique et qu'on peut l'envisager avec la même exacte froideur que pour tirer un trait au bas d'une soustrac- tion. "

    Il entendait des chuchotements circuler parmi les convives, il commençait à éprouver des coups d'œil. Il aurait voulu se rattraper, couvrir son mutisme pénible, s'excuser. Il tenta un sourire, mais ses lèvres refusaient de s'arquer. C'était touchant. Mais pas assez.

    Il pensait rire, mais il crut bien trembler.

    Les éclaboussures de peinture giclent autour de l'écran couleur lie de vin. Ses contours sont marqués de rubans sales et déchirés, de lamelles de cuir maculées d'essence et d'incarnat. Un fauteuil de cuir fait face à l'écran : il est si déformé, si torsadé qu'il tient du molosse ou du pachyderme ; on le dirait prêt pour un cent mètres. Une main dépasse du coude du fauteuil ; au poignet, une manche de chemise aux couleurs fades disposées en fines rayures. La main pend mollement, les contours en sont pulvérisés par l'éclat aveuglant d'une ampoule électrique allumée au creux de la paume. L'ensemble est vu à ras du sol, qui est abruptement souligné par deux bandes horizontales, telle une indication de niveau sur dessin industriel. Hors de portée de la

    CouvertureUne scrupuleuse aventureCopyright d'originePage de titreÉpigraphePréface - A PAS MESURÉS SOUS LE CIEL GRIS