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UNIVERSITE DE PARIS XII UFR des Lettres et Sciences humaines CENTRE D’ETUDES FRANCOPHONES LE REEL ET SA REPRESENTATION DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE D’AHMADOU KOUROUMA THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME Pour l’obtention du grade de Docteur de l’Université de Paris XII PRESENTEE PAR MESMIN NICAISE YAUSSAH Sous la direction de : MONSIEUR LE PROFESSEUR PAPA S. DIOP 13 décembre 2004

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UNIVERSITE DE PARIS XII

UFR des Lettres et Sciences humaines

CENTRE D’ETUDES FRANCOPHONES

LE REEL ET SA REPRESENTATION

DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE D’AHMADOU KOUROUMA

THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME

Pour l ’obtention du grade de Docteur de l’Université de Paris XII

PRESENTEE PAR MESMIN NICAISE YAUSSAH

Sous la direction de :

MONSIEUR LE PROFESSEUR PAPA S. DIOP

13 décembre 2004

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UNIVERSITE DE PARIS XII

UFR des Lettres et Sciences humaines

CENTRE D’ETUDES FRANCOPHONES

LE REEL ET SA REPRESENTATION

DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE D’AHMADOU KOUROUMA

THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME

PRESENTEE PAR MESMIN NICAISE YAUSSAH

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Dédicace

Comme tout Malinké, quand la vie s’est

échappée de ses restes, son ombre s’est

relevée, a grail lonné, s ’est habil lée, et est

partie par le long chemin pour le lointain

pays malinké natal pour y faire éclater la

funeste nouvelle des obsèques.

A Ahmadou Kourouma.

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Exergue

Le roman n’a de sens et de valeur qu’à

répondre à l ’appel que le réel adresse à

chacun de nous, produisant en retour l’écho

de sa parole. Cet appel est- il audible dans le

monde où nous vivons ? La possibi l ité d’une

parole en écho y existe-t-el le encore ?

Philippe Forest, Le roman, le réel*

* quatr ième de couverture, Ed. Pleins Feux, 1999

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Gratitudes

Je t iens à témoigner ma profonde reconnaissance à Monsieur

le Professeur Papa Samba DIOP pour la patience et la

disponibil i té dont i l a fait preuve tout au long de ces années,

dans la direction de ce travail. Cependant, malgré les soins

extrêmes que j ’ai apportés à leur révision, les erreurs, les

omissions et les insuff isances qui y demeurent incombent, bien

entendu, à ma responsabil ité.

Je remercie tout particul ièrement Anne, mon épouse, pour

son affection et son sout ien permanents.

Que tous ceux qui ont contribué de près ou de loin,

directement ou indirectement, à la maturat ion de ce travail

trouvent ici l ’expression de ma profonde grat itude et ma haute

considération.

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Sommaire

Dédicace - 3 -

Exergue - 4 -

Gratitudes - 5 -

Introduct ion - 10 -

Première partie : Regards sur l 'œuvre : texte et contexte - 19 -

Préambule - 20 -

Chapitre 1 :

Les textes - 22 -

Chapitre 2 :

Récit et quête du temps - 42 -

1. Romans et désil lusion - 46 -

Chapitre 3 :

Roman kourouméen et référent historique - 53 -

1. Définit ion du contexte - 53 -

2. Le cl imat intellectuel - 55 -

3. Romans et histoire - 62 -

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Chapitre 4 :

L’Agressivité de l ’histoire - 72 -

1. La passivité du personnage - 82 -

2. Romans et recomposit ion fragmentaire - 88 -

3. Ironie de l ’histoire et destin tragique du personnage - 94 -

4. Un univers de nostalgie - 124 -

5. Le nom du protagoniste - 135 -

6. Roman et condamnation du colonial isme - 147 -

Deuxième partie : De l’histoire à l’écriture de l’histoire - 173 -

Préambule - 174 -

Chapitre 5 :

Le ton de la dénonciation - 175 -

1. Démesure et styl isat ion - 181 -

2. Stratégie discursive et historicité textuelle - 193 -

3. La fonction du réel - 202 -

4. Espace réel et espace fict if : enjeu du roman - 205 -

Chapitre 6 :

Jeu de l ’ imaginaire : déplacement et mise en présence - 213 -

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1. Réalité et f ict ion - 217 -

2. Diction et vérité - 224 -

3. Approche kourouméenne du réalisme - 229 -

4. Dialectique du roman kourouméen - 235 -

Troisième partie : Le réel comme modélisation - 241 -

Préambule - 242 -

Chapitre 7 :

Ecriture et représentat ion - 243 -

1. Analepse et reconstruct ion - 247 -

2. Effondrement de signes et représentat ion historique - 253 -

Chapitre 8 :

Écriture kourouméenne et souvenir - 256 -

1. Ecriture et mémoire - 258 -

2. Le l ieu de la mémoire - 264 -

3. Situation temporelle du roman kourouméen - 268 -

3.1. Le passé - 268 -

3. 2. Le présent - 278 -

3. 3. Le Futur - 284 -

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4. De la connaissance du présent - 288 -

5. Ecriture et oubli - 294 -

Chapitre 9 :

Sortie de l ’œuvre - 297 -

1. Composit ion romanesque et intertextualité - 297 -

2. Intr igue et intentionnalité - 306 -

3. Romans kourouméens et modernité - 310 -

Conclusion - 316 -

Annexes - 319 -

Index des notions - 320 -

Entretien avec Ahmadou Kourouma - 323 -

Post-scriptum - 340 -

Bibliographie - 342 -

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Introduction

Depuis l ’Antiquité, la quest ion de la représentation est au

cœur de la réf lexion sur la l it térature. 1

Or, la représentation a un l ien avec la percept ion, la faculté

d'analyse ou encore le rapport au monde. Elle se définit comme

la capacité de situer le possible par rapport au réel, en ce sens

que la représentat ion réfère à une chose et est le l ieu où le sujet

et le monde se rencontrent.

La représentat ion repose, de fait, sur une mise en présence :

elle vise à exposer ou à rendre compte de la réalité et des effets

que cette même réalité produit :

I l [ le te rme de représentat ion] dés igne d 'abord la manière dont les

êt re s humains se rappor tent à la réa l i té à t ravers «des représentat ions

menta les» de cet te réal i té (…) On s 'en ser t ensui te pour décr ire une

rela t ion entre deux ent i tés int ramondaines tel le s que, dans des

1 Nous référons ici à la problématique de l’eikōn et de la mnēmē reconduite par Paul Ricœur dans l’incipit de son livre La Mémoire, l’Histoire et l’Oubli, à savoir que le problème de la représentation, avant de ressortir à une accumulation de définitions nouvelles, fut une préoccupation pour les philosophes grecs : d’une part, pour Platon qui y perçoit un «enveloppement de la problématique de la mémoire par celle de l’imagination» et, d’autre part, pour Aristote pour qui la représentation reste un pathos, c’est-à-dire un rappel ou le souvenir d’une chose passée ( p. 5-65).

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contextes spécif iques, la première t ient l ieu de la seconde, sans que

pour autant son mode d 'exis tence soi t cons t i tut ivement ce lui d 'un

s igne (…) Enfin , le te rme est u t i l i sé pour déf inir le s moyens de

représenta t ion publiquement access ibles , inventés par l 'homme en tant

que moyens de représentat ion. C 'est a insi qu 'on di t d 'une image qu 'e l le

représente un obje t , ou d 'une proposit ion qu 'e l l e représente un éta t de

fai t . 2

L'usage philosophique le plus courant de la notion de

représentation la déf init comme «la formation par l 'esprit des

images de toute nature qui provoquent ou accompagnent nos

sent iments, nos pensées, nos volontés, et ces images el les-

mêmes3».

Quant au réel, c'est la marque du vraisemblable : «le masque

dont s’affublent les lois du texte, et que nous sommes censés

prendre pour une relation avec la réalité» (…), [un] «système de

procédés rhétoriques, qui tend à présenter ces lois comme

autant de soumissions au référent»4. C’est, aussi, le connu et le

modèle, c’est-à-dire le trait de la réalité histor ique et le champ

de l’événement historique vrai.

En un mot, le réel est ce qui se donne, présent à l ’esprit ,

comme objet de connaissance.

Cela dit, l 'h istoire lit téraire de l 'Afrique noire, tel le que ses

spécialistes la conçoivent, a un l ien avec un long et douloureux

2 Schaeffer, J.-M., Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1999, p. 104. 3 Pratique de la philosophie de A à Z, Paris, Hatier, voir article sur la représentation, p. 307-308. 4 Todorov, T., La Notion de littérature, Paris, Seuil, p. 88-89.

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passé. Lorsqu’on établit une cartographie des discours qui lui

ont été consacrés jusqu’alors, les écrits abondent qui

corroborent cette thèse5.

Ainsi souvent, pour le romancier africain, l ’aventure de

l ’écr iture se ressent d’abord comme une plongée qui, lorsqu’el le

se rapporte à sa conscience, met à nu la condit ion existent iel le

de l’homme noir.

L’approche de l ’écriture ou de la lit térature comme

expression des aspirations collect ives dépasse la dimension

purement f ict ive de l ’objet l it téraire ; ce d'autant plus que le

romancier négro-africain cherche à établi r surtout la connexion

entre la l it térature et les macrostructures ou paramètres

historiques.

Ce «Prométhée» moderne est, de fait, sensible aux quest ions

qui l ’environnent. Et pour se faire, lorsqu’il écrit , i l dévoile le

monde.

Par ail leurs, ce que les crit iques ont pendant longtemps

souligné à l ’égard de l 'auteur des Solei ls des Indépendances 6,

c’est le fait qu’ il soit considéré comme l’un des romanciers

africains qui aient soumis, dans le roman africain d’expression

5 L’Anthologie négro-africaine (Vanves, Edicef, (1967), 1992, 553 p.) de Lilyan Kesteloot a réuni les œuvres de la littérature africaine qui expriment la vision globale du monde négro-africain. Elle s'est longuement appesantie sur le lien entre le texte littéraire et le contexte. 6 Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances (1968), Paris, Seuil, (1970), 1995, 196 p.

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f rançaise,7 la langue de l 'ancien colonisateur aux contours

sinueux de sa langue maternelle 8.

Or, en trente ans, des Soleils des Indépendances à Allah

n’est pas obligé, les romans d'Ahmadou Kourouma condensent

comme dans un tableau les maux dont souffre l ’Afr ique : depuis

le déclin du grand empire mandingue aux guerres civi les

l ibérienne et sierra léonaise, via la décolonisation.

Imprégné par l ’histoire des conquêtes coloniales, de la

décolonisation et de la gestion des indépendances, Ahmadou

Kourouma théâtral ise, dans son œuvre, une vision tragique et

dramatique de l 'histoire du continent noir. Aussi, le fait

historique est employé comme fondement essentiel à son mode

d'écriture.

I l ne s 'agit guère de caricaturer l 'œuvre d’Ahmadou

Kourouma et, partant, l 'ensemble de la production négro-

africaine. Nous remarquons, seulement, qu'i l y a, chez ce

romancier, comme une sorte d'accompagnement mutuel du fait

historique avec l 'acte de créat ion lit téraire. Comme s'i l était

presque naturel, chez lui, de l ier l 'un à l 'autre : le fait historique

n'étant, par conséquent, qu'une sorte d’orientation dans le

discours narrat if . En conséquence, le roman d'Ahmadou

7 La tentative de sortir le roman africain des sentiers battus de la sacro-sainte lignée du colonialisme la plus audacieuse a sans doute été opérée par le Guinéen Alioum Fantouré dans un ouvrage très significatif, Le Récit du cirque…de la vallée des morts, paru en 1975 aux éditions Buchet Chastel. Mais, avant lui, Sembene Ousmane, Yambo Ouologuem et Ahmadou Kourouma sont considérés comme les bâtisseurs du roman nouveau africain d’expression française. 8 Kesteloot, L., Histoire de la littérature négro-africaine, p. 249.

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Kourouma s’ér ige en vecteur d'une relat ion avec le fait historique

réel.

Nous tentons, dans notre étude, de clarif ier le rapport de

cette dimension de la l it térature avec une not ion aussi vaste

qu'essentiel le : l 'Histoire. D'autre part, nous examinons le

rapport de la l it térature avec l ’histoire. Nous évoquons, non pas

des expériences provoquées par interférence, mais une entrée

en jeu dans les codes de l ' imaginaire.

Ces structures se rapportent aux catégories témoins qui

structurent l 'assimilation et la familiarisation avec les éléments

acquis antérieurement. Traiter de la mémoire permet de voir

comment, aux romans d'Ahmadou Kourouma, certains faits

historiques sont intégrés à l 'acte de créat ion.

L'objectif visé ic i reste l 'esquisse d'une interprétat ion du

texte l it téraire à partir de notions telles que le passé et le

présent en tant que système de compréhension du texte

l it téraire. Cela suppose un élargissement de l 'horizon

d'application qui confère aux romans d’Ahmadou Kourouma une

dimension originale, une certaine désorientation du discours

jusqu'ic i connu, voire une certaine imperfection.

Par ai l leurs, à vouloir faire du passé et du présent des

f igures l it téraires, i l sera possible d’y déceler des éléments

essentiels sous lesquels nous voudrions reconnaître un des

modes de l ’aventure «kourouméenne». Ce que nous essayerons

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d’évoquer ici, c'est le moyen par lequel l 'histoire rencontre

l ’ imagination dans une sorte de «coalescence» pour produire

l ’acte l i ttéraire.

En effet, nous ouvrons de nouveaux espaces de lecture car le

jugement crit ique et vertical de l 'œuvre n’est plus l 'apanage

d'une vision l it téraire simpliste et horizontale, un consentement

qui enferme les romans sur eux-mêmes.

Certes, l ’art est dif f ici le à cerner lorsque l'on se place du seul

point de vue de la subjectivité ; mais nous privilégions, dans

cette étude, l ’historicité, c’est-à-dire la manière dont est transcrit

le fait historique, comme modalité pour assumer les traits du

discours lit téraire. Pour autant, nous risquons de valoriser des

tendances secondaires.

Descendre dans le passé, remonter le temps ou encore

revisiter l ’histoire devient le vecteur et le leitmotiv de l ’écr ivain

ivoir ien qui , tel Ulysse rêvant «d'amener avec soi le sang noir de

la vie», offre «aux âmes des trépassés la possibi l ité de

reprendre pied de la vie», mais surtout «donne à soi-même

l ’occasion de renouer avec un savoir qui concerne sa propre

vie»9.

A l’ instar de ce personnage de l 'épopée d’Homère, l 'œuvre

romanesque d'Ahmadou Kourouma nous permet de renouer avec

une certaine connaissance histor ique. Aussi sa trajectoire se

9 Les extraits entre guillemets figurent p. 8 de Mémoire et création poétique (Paris, Mercure de France, 1992) de John E. Jackson.

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déploie-t-elle souvent dans une mise en évidence de

l 'expérience et de la manière dont el le la conçoit, la superpose

ou l’oppose avec l 'écriture.

En posant le problème de la mémoire et de sa connexion

avec la lit térature, nous rencontrons, enf in, ce qu'est la création

artistique. Force est de constater alors que la chose l it téraire se

pose, chez Ahmadou Kourouma, sous forme de douleur et

d' incompréhension. Autrement dit, que la f ict ion l it téraire n'est

plus seulement le fait d’une reformulation de ce qui était déjà là

mais qu’elle se fait aussi à la l isière de l ' inattendu.

Cet inattendu, c’est le témoignage où représentat ion et

exposit ion de l ’événement deviennent les préoccupations du

l it téraire ou du li t térateur. De fait , les romans choisis (Les

Solei ls des Indépendances , Monnè, outrages et déf is, En

attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n’est pas obligé)

portent sur cette gravi té. En effet, ces derniers se hissent à

hauteur d'un nouveau questionnement, à savoir : une sorte de

méditat ion ou d' inventaire des événements historiques.

La question centrale consiste à représenter ou se représenter

la trajectoire du temps, par l 'appropriat ion des faits réels, par

une écriture qui cherche à invest ir le champ représentat ionnel.

Le parcours que construit l ’œuvre romanesque d’Ahmadou

Kourouma aspire, désormais, à n'être que la province de la

représentation du passé et du présent, puisqu’i l s 'agit d'une

œuvre du rappel.

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Partant du constat que les langages lit téraires africains sont

des objets pr ivi légiés pour la réf lexion, i l s’agira, dans cette

étude, d'un travail sur les notions d’histoire et de li t térature. La

présente étude porte donc sur le lien entre les romans et la

conscience : car une adéquation relie, d'une manière singulière,

chacun d'eux avec les événements qu’ ils établissent.

Nous déclinons un plan en trois part ies. La première porte

sur le rapport du texte au contexte. Elle a pour caractéristique la

compréhension de l ’œuvre et la description des facteurs

historiques. Nous procédons, suivant une lecture

historiographique, par la mise en évidence de la connaissance

historique et du lien entre l ’œuvre et l ’histoire événementiel le.

La deuxième part ie examine le passage de la réali té à la

f ict ion. En renvoyant au couple histoire-f ict ion, el le a trait au

problème de la feint ise ou substitut ion. Elle aborde la question

dichotomique du réel et de l ’ imaginaire.

Enfin, la trois ième partie établi t le rapport entre l ’œuvre et la

mémoire. I l s’agit de voir quels mécanismes construisent ou

déconstruisent l ’histoire. Ainsi, l ’œuvre d’Ahmadou Kourouma est

perçue comme élément de familiarisation. Aussi doit-on savoir

quel rôle joue la mémoire dans le passage du réel à l ’ imaginaire.

En traitant du rapport l it térature-histoire, notre étude a eu

pour point de départ une interrogation essentiel le quant à la

capacité des romans à aborder l 'événement et à en témoigner.

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Mais nous allons avec inquiétude. Hésitant, craignant de nous

méprendre, de surest imer voire de sous-estimer, de ne pas juger

comme il faut et de ne pas mettre ce que nous voyons à sa vraie

place.

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Première partie

Regards sur l'œuvre : texte et contexte

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Préambule

Les années de colonisation ont marqué Ahmadou Kourouma à

un point tel que son œuvre romanesque renvoie explicitement à cette

période.

Lorsque paraît Les Soleils des Indépendances, en 1968, au

Canada, puis en 1970, en France, l ’ inst itut ion l it téraire accorde peu

ou presque pas d’attention au jeune romancier ivoir ien qui vient

pourtant de bousculer les mœurs l it téraires établies en refusant de

s’adapter aux goûts de ses contemporains, en se tournant vers le

passé récent de l ’Afrique pour mieux cerner l’avenir.

En ce temps où sont foulées aux pieds les valeurs

tradit ionnelles, v il ipendées les indépendances, alors que ses pairs

sont préoccupés par l ’analyse des indépendances, Ahmadou

Kourouma s’ interroge sur le devenir du cont inent noir, f ixe ses

obsessions : les années d’occupation française, les indépendances,

le règlement de la quest ion du pouvoir tradit ionnel, etc. Aussi va-t-i l

se lancer dans une quête af in de reconst ituer les souvenirs des

«années noires» ; car seul semble compter le regard tourné vers le

passé.

Une vingtaine d’années après la parution de son premier

roman, Ahmadou Kourouma publie Monnè, outrages et défis dans

lequel i l inventorie la résistance africaine, les années de

compromission avec l ’envahisseur et les indépendances truquées. On

ne le reconnaît pas dans la générat ion de ses pairs qui sont alors

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préoccupés de sortir le roman afr icain d’expression française dans

l ’ impasse créatrice dans laquelle i l se trouve.

Pourtant, Ahmadou Kourouma n’est pas éloigné des centres

d’intérêt l it téraire de l ’époque puisque, dans son roman, il

expérimente des jeux narrat ifs plus complexes, en même temps qu’i l

ébauche une relecture de la colonisat ion et des indépendances.

Vers la f in des années quatre-vingt-dix, En attendant le vote des

bêtes sauvages s ’inscrit dans le conf lit de la guerre froide et ses

conséquences sur les jeunes Etats africains. Ce troisième roman

trouve naturel lement sa place dans la droite l igne qu’i l a f ixée, à

savoir écrire l ’histoire contemporaine car le choix l it téraire qu’i l

représente n’est pas dicté par la mode mais suit la reconstitution

historique, voire ident itaire. Son œuvre romanesque, de ce fait, aide

aussi bien à comprendre qu’el le met en forme des f igures de son

époque : ainsi, on apprécie mieux l’ensemble, mais aussi son dernier

roman, Allah n’est pas obligé, à la lumière de quelques rappels

historiques.

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Chapitre 1

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Les textes

Le premier roman d'Ahmadou Kourouma, Les Solei ls des

Indépendances , paraît en France, en 1970. I l évoque la situat ion

d’un prince à l ’ère des indépendances africaines. Le personnage

principal , Fama, dernier descendant et hérit ier du trône de la

dynastie glorieuse des Doumbouya, est transplanté dans un

contexte qui le nie, l ' insulte et le dépouil le avant de le vouer à

une ontologique angoisse :

Lui , Fama, né dans l 'or , le manger , l 'honneur e t les femmes ! Éduqué

pour préférer l 'or à l ' or, pour chois ir son manger parmi d 'autres , et

coucher avec sa favor i te parmi cent épouses ! Qu'é tai t - i l devenu ? Un

charognard…

C'éta i t une hyène qui se pressa it . 10

10 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit. p.12.

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A l ’aube des indépendances, alors qu’i l s'est invest i dans le

combat pour la décolonisation et a espéré en tirer profi t, Fama

s’est retrouvé plus pauvre qu’auparavant. Aussi, pour faire face

à sa nouvelle condition, devient-il mendiant.

Plus tard, lorsqu’i l apprend le décès du cousin Lacina qui lui

avait usurpé son trône de roi du Horodougou, i l décide de se

rendre à Togobala pour organiser ses funérailles. Pendant son

séjour, Fama découvre les transformations de son vil lage natal.

Les indépendances sont aussi passées par-là : une section du

parti présidentiel y a été implantée et le poste de vice-président

lui a même été proposé !

Après les obsèques de Lacina, et malgré les condit ions d’un

nouveau départ à Togobala, Fama est tenté de retourner auprès

de sa belle Salimata. Revenu dans la capitale de la Côte des

Ebènes, les malheurs s’enchaînent : i l est accusé de complot

contre la vie du président, jugé et emprisonné. Gracié plus tard,

i l rentre à Togobala pour y mourir et y être enterré comme ses

aïeux. Ainsi, va le sort du représentant des Doumbouya sous

«les solei ls des Indépendances» qui, à cause d’un rêve, meurt

sans avoir assuré une descendance à la dynast ie des ancêtres.

Les Soleils des Indépendances a été accueil l i par la critique,

longtemps après sa parution, comme le récit inaugural de la

nouvelle générat ion de romanciers africains d'expression

française. Aussi les nombreuses incorrections grammaticales et

sémantiques qui sont d’abord sévèrement crit iquées par les

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milieux bien-pensants ont-el les été, par la suite, accordées à la

rigueur créatrice et pressenties comme la volonté de tordre le

cou à une inst itut ion française caduque, à savoir la langue.

Lisons, à ce propos, un crit ique sénégalais :

Je venais de sor t i r , émerveil lé , d 'un monde de lumière pure ,

d 'élégance , de noblesse, de généros i té , de grandeur d 'âme, mais auss i

de fermeté dans la construct ion de l 'homme, de responsabi l i tés

ple inement assumées , quand Ahmadou Kourouma se proposa de me

promener dans une soc iété veule, p leutre, sca tophi le , qui se suic ide

sans s 'en rendre compte , qui d ispute l es morceaux de viande, en

décompos i t ion aux charognards, un monde carnavalesque , désar t iculé ,

désordonné, sans desse ins, abrut i , déshumanisé . 11

Les Solei ls des Indépendances se caractérise, en effet, par

un mélange subt il entre la langue maternelle de l 'auteur et cel le

du colonisateur. Cependant, hormis ce procédé styl ist ique, de

nouvelles problématiques ont surgi depuis lors12.

Plus de trente ans après sa parution, ce roman s' insère dans

une pensée plus large. Ce qui n'était alors qu’objet de curiosité

l it téraire, c’est-à-dire une allégorie sur la déchéance, est devenu

le sujet d'une préoccupation majeure. I l n’est plus un acte isolé,

11 Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique, Paris, Acct-Karthala, p. 17. 12 Une certaine critique littéraire s’est, en effet, complue souvent dans l’analyse du désenchantement et de la tropicalisation de la langue française lorsqu’il s’est agi de comprendre l’œuvre d’Ahmadou Kourouma. Nous proposons, au contraire, par le biais de l’historiographie, de saisir sa spécificité articulée sur les conditions de production.

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comme l ’ont prétendu ses détracteurs car Les Soleils des

Indépendances fait désormais partie d’une unité cachée mais

réelle dans laquelle chacun des quatre romans d’Ahmadou

Kourouma, comme élément d’un même ensemble, contribue à

peindre originalement l’histoire contemporaine de l ’Afrique.

Sans perdre, pour autant, sa singularité, i l est un des

maillons de la chaîne qui s’étend jusqu’à Allah n’est pas obligé13.

En 1990, c’est-à-dire plus d’une vingtaine années après la

parution de son premier roman, Ahmadou Kourouma publie son

deuxième livre : Monnè, outrages et défis14. I l dénonce le

colonialisme, notamment celui que prat iquent les Français.

Néanmoins, ce roman se focalise sur la question du trône par la

mise en rel ief de la vie d’un roi grabataire abusé par de soi-

disant amis puis abandonné par son f i ls, au crépuscule de sa

longue vie.

Ce l ivre déroule environ un siècle d’histoire d’expédit ions

punit ives et de conquêtes coloniales, de 1860 à 1950, au cours

desquelles seuls quelques rois qui, comme Djigui, le personnage

principal du roman, ont fait le choix de collaborer avec le

conquérant français, ont eu la vie sauve. Il y est question des

humil iat ions inf l igées aux populations africaines pendant la

colonisation française : travaux forcés, réquisit ions, impôts, etc.

13 Kourouma, A., Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, 232 p. 14 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, Paris, Seuil, 1990, 286 p.

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Un tel roman n’a pas de pareil dans l’histoire de la l it térature

africaine d’expression française puisqu’i l retrace la vision

intérieure, recrée l ’atmosphère des conquêtes coloniales telles

que furent vécues par les populat ions colonisées et les derniers

descendants des rois africains. Ainsi, Monnè, outrages et défis

est une crit ique à l’adresse des colonisateurs français qui ont

bouleversé le paysage polit ique africain.

Depuis la fondation du royaume de Soba au XIIème siècle, la

dynastie des Keita vi t dans l ’attente du messager qui la

préviendrait de l ’arrivée d’étrangers. Sept siècles plus tard, c’est

à Djigui que revient le bonheur de l ’accueil l i r. Cependant,

Samory est entré en résistance contre les troupes françaises ;

bien plus, des nouvelles du front, le plus souvent contradictoires

et peu rassurantes, arr ivent chaque jour au «Bolloda», le palais

royal.

Au lieu de préparer son armée à l ’éventualité de la guerre, le

roi Djigui passe le plus clair de son temps à sacrif ier af in

d’obtenir des esprits la protection des ancêtres. I l est surpris, un

beau jour, par l ’ intrusion des troupes coloniales par le sommet

de la colline Kouroufi, que les fét icheurs avaient pourtant truffé

de sort ilèges.

Pour laver cet affront et honorer son blason, Djigui déf ie leur

chef. Mais l ’ interprète l ’en dissuade. Au péri l de sa vie, le roi

abandonne tout espoir de redorer son blason et est contraint de

se soumettre aux nouveaux conquérants.

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Au départ sensible aux intentions des colonisateurs, Djigui

f init par les désapprouver lorsqu’i l réalise, sur le tard, qu’i l a été

manipulé. En effet, pendant l ’occupation, le contrôle du royaume

lui a échappé peu à peu. Isolé, ensuite, par un f i ls qui rêve de lui

succéder, i l meurt, à cent vingt-cinq ans, dans l ’abandon total.

En somme, Monnè, outrages et déf is dénonce la méthode

française de soumission des populations autochtones. Bien plus,

ce roman devient le sujet non seulement de la narrativisat ion du

quiproquo mais aussi celui où se déploie et s’analyse la vérité

historique. Car, au l ieu de la signature d’un trai té adéquat entre

le roi et le représentant de la France, i l s ’était plutôt agi, par le

truchement de Soumaré, d’un arrangement entre frères de

plaisanterie, c’est-à-dire d’un accord de principe sous-tendu

entre le roi Djigui et l ’ interprète du commandant, ce dernier

ayant auparavant brandi une menace de mort : ce qui contraignit

le premier d’accepter :

Djigui ne répondi t pas. L ' in terprè te se cha rgea lui -même de l 'annonce .

D 'abord sur le cheval ar rêté , puis en le fa isant t rot te r le long du t a ta .

I l lança : «Le roi ordonne ! La guerre est f inie. La cons truct ion du tata

ar rêtée. La issez les a rmes sur place . » Les t i ra i l leurs repr irent les

mêmes appels . Les guerr ier s res ta ient camouflés dans les tranchées. Le

capi taine dégaina son pis tole t e t t i ra en l 'a i r . 15

15 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 37.

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Près d’une décennie après Monnè, outrages et déf is , paraît le

troisième roman d’Ahmadou Kourouma : En attendant le vote des

bêtes sauvages16.

Ce roman, qui récupère le thème de la geste du chasseur ou

donsomana , met en scelle un dictateur afr icain nommé Koyaga.

Celui-ci v ient de perdre les deux symboles de son pouvoir, c ’est-

à-dire deux puissants talismans : une météorite, symbole des

puissances du cosmos, transmise par sa mère Nadjouma et un

Coran sacré, le signe de la puissance d’Allah, hérité du

marabout Bokano. Pour les retrouver, i l doit faire dire la vérité

sur sa vie par les spécial istes de la purif ication : un griot ou

«sora», nommé Bingo et un apprenti répondeur ou «cordoua»

appelé Tiécoura. Aussi a-t-i l organisé son «donsomana» qui va

égrener, en cinq veillées, son existence de chasseur, de

président et de dictateur.

Après la colonisat ion, Ahmadou Kourouma s’attaque ici aux

maux de la guerre froide. Dans le monde et en Afrique, en

particul ier, sous prétexte d’endiguer le communisme, ce conf li t ,

qui a opposé pendant plus de quarante ans (1947-1989) le bloc

de l ’Ouest à celui de l’Est, a fait des ravages et permis de

just if ier toutes formes d’atrocité et de commettre les pires excès

dont l ’att itude du personnage de Koyaga en est l ’ incarnation.

Entre fétichisme et magie, le syncrétisme d’En attendant le

vote des bêtes sauvages dépeint les al lées de la république

16 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998, 357 p.

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africaine. Par ail leurs, la part iculière structure narrative de ce

l ivre laisse augurer qu’i l s'agit-là d’un nouveau tournant dans les

Belles-lettres africaines car Ahmadou Kourouma, en se réarmant

du verbe, manie, sans concession et de façon inattendue,

l ’humour.

En réalité, le romancier ivoirien s’est saisi de l’épopée et en

a modernisé la trame puisque l’épopée, ic i, ne recouvre plus

uniquement l ’héroïsme légendaire du personnage mais devient

l ’apanage de l ’anti-héroïsme, c’est-à-dire qu’el le s’ insère dans le

l it naturel de la violence et de la barbarie.

Ainsi, Ahmadou Kourouma met à l’épreuve le donsomana, «le

conte du chasseur» ; i l en repousse les l imites jusqu’à ce que

celui-ci ne constitue plus uniquement le rêve de s’entendre dire

ses vérités ou ses exploits mais devienne également le récit qui

détourne les exploi ts de ce même chasseur :

Tout est prê t , tout le monde es t en place . Je di rai le r éc i t pur if ica toi re

de votre vie de maî tre chasseur e t de dic tateur . Le réc it pur if ica toi re

es t appelé en malinké un donsomana . C’est une geste . I l es t d i t par un

sora accompagné par un répondeur cordoua. Un cordoua es t un ini t ié

en phase pur i f icatoi re , en phase cathar t ique . Tiécoura e st un cordoua

et comme tout cordoua i l fa i t le bouf fon, le pi t re , le fou. I l se permet

tout e t i l n’y a r ien qu’on ne lui pardonne pas. 17

17 Ibid., p. 10.

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Le roman qui compte en tout six veil lées en consacre une au

second du dictateur : Maclédio. Koyaga est le f i ls unique de

Tchao, un ancien t irai l leur de l ’armée coloniale qui viole, le

premier, le principe de nudité qui fonde la société paléo en

revêtant les habits du colonisateur.

En effet, de retour de la Première Guerre mondiale où i l s’est

dist ingué pour ses faits d’armes et décoré à propos, Tchao

transgresse le fameux tabou en épinglant, sur ses nouveaux

vêtements, la médail le qui lui a été décernée. Cette violation

marque, historiquement, le début de la colonisation dans les

montagnes qui avaient jusqu’alors été épargnées :

Comme les autres t i r ai l leurs, et même souvent mieux que les

ressor t i s sants de cer taines e thnies des plaines, Tchao le montagnard

avai t su por ter la chéchia rouge , se bander le ventre avec la f lane ll e

rouge , enrouler autour de la jambe la bande mol le t ière et chausser la

godasse. I l é ta i t parvenu sans grand effor t à manger à la cui l ler , à

fumer la Gauloise. C’est avec pla is ir que , de re tour dans les

montagnes, les autor i tés f rançaise s cons ta tèrent qu’ i l refusa i t de

revenir à la nudi té or igine lle . Les administra teurs repr irent les f iches

cont radic toires des ethnologues qui , tout en demandant le maintien du

régime de faveur consent i aux paléonigr i t iques, montra ient que les

montagnards nus avaient des besoins comme tous les humains. 18

18 Ibid., p.15-16.

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Pourtant, le jour de l ’assaut des troupes françaises dans son

vil lage, Tchao est arrêté et conduit en prison où i l meurt peu de

temps après :

L'image de mon père à l ’agonie, en chaînes, au fond d’un cachot ,

res tera l’ image de ma vie . Sans cesse, el le hantera mes rêves. Quand

je l ’évoquerai ou qu’el l e m’apparaî tra dans le s épreuves ou la défai te ,

el le décuplera ma force ; quand el le me viendra dans la vic toi re, je

deviendrai crue l , sans humanité ni concession quelconque. Termine

Koyaga. 19

I l n’empêche que Koyaga connaîtra le même sort. Tout

comme son père, i l est fait t irai l leur sénégalais puis débarqué en

Extrême-Orient et en Algérie.

De retour en république du Golfe, i l souhaite intégrer la

nouvelle armée du pays. Soupçonné par les nouvel les autorités

de troubler l ’ordre, i l est arrêté et enfermé. Depuis sa cellule, i l

organise un complot pour assassiner le président Fricassa

Santos.

En effet, malgré sa détention, Koyaga réussit à prendre

contact avec d’anciens membres de l’armée coloniale, pour la

plupart originaires des montagnes comme lui. I l parvient à

constituer un commando et renverser le pouvoir en place.

19 Ibid., p. 20.

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Après une nuit entière passée à déjouer les sorti lèges de l ’un

et l ’autre, Fricassa Santos est anéanti, à l’aube ; tué puis

amputé de certains de ses membres par la br igade de lycaons de

Koyaga pour, soi-disant, éviter une éventuelle vengeance des

puissants esprits du mort :

Un dernier soldat avec une dague tranche les tendons , ampute les bras

du mor t . C’est la muti la t ion r i tuel le qui empêche un grand ini t ié de la

trempe du président Fr icassa Santos de ressusc iter . 20

Ainsi Koyaga prend les rênes du pouvoir qu’ i l partage avec

trois autres compagnons : le colonel Ledjo qui a mené les mutins

a en charge la présidence du comité d' insurrection ; Tima qui a

déjà un mandat à l ’Assemblée et en devient le président

provisoire ; Crunet, le mulâtre, obt ient la présidence du

gouvernement. Quant à Koyaga, i l prend la direction du ministère

de la défense.

Le nouvel homme fort de la république du Golfe joue sur la

carte ethnique car, au sein du comité d’insurrection, toutes les

catégories de la population sont représentées puisque celui-ci

regroupe aussi bien les autochtones tels que Ledjo et Koyaga

que les descendants esclaves comme Tima ou des mûlatres,

c’est-à-dire les descendants d’anciens colonisateurs tel que

Crunet.

20 Ibid., p. 94.

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Cependant, cette harmonie ne fait pas long feu. En effet les

désaccords ne tardent pas à naître au sein du comité. Deux

camps alors se forment : l ’un est représenté par Ledjo et Tima ;

l ’autre par Crunet et Koyaga. Les premiers se targuent d’être des

nat ionalistes, c ’est-à-dire proches des aspirations du peuple et

de l ’ idéologie marxiste tandis que les seconds font prévaloir leur

appartenance au camp des libéraux, c’est-à-dire au bloc de

l ’Ouest.

Néanmoins, les tentat ives de réconciliat ion ne manquent pas.

Au cours de l ’une d’el les, d'ail leurs, un putsch est orchestré par

les deux représentants du bloc de l ’Est pour tenter de prendre le

pouvoir. I l conduit à l ’assassinat de Crunet alors que Koyaga

parvient à y échapper en organisant la riposte.

En effet, appuyé par quelques mil ices de son ethnie, sur les

l ieux mêmes du carnage, le futur dictateur contre-attaque et

réussit à anéantir les deux auteurs du complot. Après quoi,

désormais seul survivant du défunt comité d’insurrection, i l

s’instal le aux commandes de la république du Golfe.

Koyaga se rend alors à la maison de la radio pour annoncer

le changement de régime. I l y conclut, avec le chroniqueur

vedette Maclédio, un compagnonnage, avant d’entamer une

tournée d’explications et d’ init iations, dans les pays où la

pratique de la dictature a déjà fait ses preuves.

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I l y va «comme on entre à l’école» : i l écoute, rencontre «les

maîtres de l ’autocratie», «les plus prest igieux chefs d’Etat des

quatre coins cardinaux de l’Afrique l iberticide», «les maîtres de

l ’absolutisme et du parti unique»21.

De fait, du totem caïman ou le maître de la républ ique des

Ébènes, Koyaga apprend la gabegie : une not ion de l’économie

qui confond les besoins individuels du chef de l’Etat avec les

intérêts du pays. Ainsi, les recettes qui proviennent de la vente

des matières premières doivent, avant tout, servir à enrichir le

président qui peut, par la suite, les distr ibuer sous forme de

dons aux populations permettant, de fait, l ’exercice des

largesses du chef. I l apprend aussi ce qu’est la calomnie, qui

déguise le mensonge en vérité car, en polit ique, l ’un et l ’autre

sont une même chose ; et, ainsi de suite : au Pays des Deux

Fleuves, chez l 'empereur Boussoma, totem hyène ; en

république du Grand Fleuve, chez le dictateur au totem léopard ;

en pays des Djebels et du Sable chez le potentat au totem

chacal du désert, i l s’ init ie à «l ’art de la péril leuse science de la

dictature»22.

De retour en république du Golfe, aguerr i par les conseils de

ses maîtres et les enseignements de ses pairs, Koyaga n’a plus

de mal à établ ir un véritable système coerciti f . Aussi règne-t- i l

sans discont inuer et de façon autocrat ique pendant trois

décennies. Au cours de celles-ci, i l se caractérise par une 21 Les extraits entre guillemets figurent tous p. 171 d’En attendant le vote des bêtes sauvages. 22 Kourouma A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 171.

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violence de tout genre : disparit ions d’opposants, exactions,

culte du part i unique et de la personnal ité ; et, au total, une

gest ion économique catastrophique.

Cependant, au cours de ce long règne, les tentat ives

d’assassinat contre sa personne, auxquelles il n’échappe que

grâce à ses deux puissants tal ismans (la météorite de sa mère et

le Coran de Bokano), sont nombreuses.

Ainsi, En attendant le vote des bêtes sauvages retrace, dans

un humour décalé, l ’histoire des dictatures en Afrique et dénonce

le sout ien dont elles ont bénéficié de la part des démocrat ies

occidentales au nom de la lutte contre le communisme.

Composé de plus de trois cents cinquante pages, En

attendant le vote des bêtes sauvages est le plus long roman

d’Ahmadou Kourouma. Cette longueur pourrait souligner, à el le

seule, l ’étendue de la question traitée et être justif iée par la forte

complexité de la période abordée car des hécatombes dont les

dirigeants africains ne cernent pas l’enjeu, à tout le moins,

surviennent sur un continent qui digère, à peine, un siècle de

colonisation et quatre siècles d’esclavage.

En effet, en quarante ans, une mult itude d’événements

surviennent sur le continent noir : aux indépendances de 1960

succèdent les dictatures et les cr ises économiques des années

quatre-vingt ; puis, dans les années quatre-vingt-dix, l ’euphorie

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démocratique qui est, à présent, retombée à cause du

déclenchement de nouvelles guerres tribales ou civiles.

D’autre part , la caractérist ique même de ce roman exige que

la vérité éclate. Par conséquent, r ien n’est laissé au hasard.

Aussi, puisqu’i l s’agit de donsomana, est-il impérat if , pour le

conteur, de respecter sa déclinaison : i l doit, notamment,

prendre en considération les interrupt ions, les incipit et les

longues explications qui facil i tent l ’éclairage et la compréhension

à l ’auditoire. De la sorte, le récit lève tous les malentendus,

toutes les équivoques :

De par t sa s truc ture, En attendant… est une œuvre e ssentiel lement

axée sur l’ora l i té . La narrat ion s’éta le sur s ix ve il lée s où «l ’œuvre »

d’un homme au fa î te du pouvoir , mais ayant sombré dans une violence

inouïe , se raconte e t se révèle sans mascarades ni dé tours . I l s ’agi t

d’un réc i t pur if ica teur (chanson expia toi re) ou le donsomana que

débal lent Koyaga, Maclédio, Bingo le Sora e t le Cordoua . C’est une

épopée au goût de soufre qui la isse le lecteur pantois , des confessions

durant lesquelles l ’e spr i t apparemment morbide de Koyaga est passé

au peigne fin pour cerner e t ident if ier les causes de son éta t

pa thologique. 23

Ainsi En attendant le vote des bêtes sauvages revêt- il

quelques caractéristiques de la forme tradit ionnelle orale avec,

d’une part, un auditoire et, d’autre part, un conteur. Autrement 23 Kapanga, K. M., «L’Enfance échouée comme source du drame dans En attendant le vote des bêtes sauvages», Ahmadou Kourouma écrivain polyvalent, Présence francophone n°59, p. 92-108.

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dit, ce roman déborde largement le cadre habituel du genre

romanesque. Le ton en est, d’ai l leurs, donné aux premières

pages du roman :

Nous voi là tous sous l’ apatame du jardin de votre ré sidence. Tout es t

prê t , tout le monde e st en place . Je dira i le réci t puri f ica toire de vot re

vie de maî tre chasseur e t de dic ta teur . Le réc i t pur if ica toi re est appe lé

en mal inké un donsomana . C’es t une ges te. I l es t d i t par un sora

accompagné pa r un répondeur cordoua. Un cordoua est un ini t ié en

phase pur if ica toire , en phase ca thar t ique . Tiécoura est un cordoua et

comme tout cordoua i l fai t le bouffon, le pi tre , le fou. I l se permet

tout e t i l n’y a r ien qu’on ne lui pardonne pas. 24

La symétrie entre ce qui relève de la vie dans la Cité et ce

qui revient au domaine de la chasse explique, probablement,

pourquoi En attendant le vote des bêtes sauvages apparaît sous

cet aspect du récit oral ou de veillées et recourt abondamment

au règne animal pour indexer la barbarie de l ’homme.

Cependant, à travers le visage du dictateur, le romancier

ivoir ien a peut-être voulu montrer la lutte complexe de la survie.

Car, s’i l est vrai que les dictatures ont sévi de tous temps, le

traitement de cette quest ion par Ahmadou Kourouma pourrait

s’expliquer par le rôle de pivot que joue une tel le f igure dans le

marasme actuel de l’Afr ique.

24 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op.cit., p. 10.

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Allah n'est pas obligé, le dernier roman d’Ahmadou

Kourouma, met en scène un adolescent. C’est la première fois

qu’apparaît un personnage aussi jeune dans son œuvre. Ce l ivre

reprend tout à fait à son compte des faits contemporains : ceux

d’enfants enrôlés de force dans les guerres fratricides et tr ibales

qui endeuillent leur pays : qu’ i l s ’agisse du Libéria, de la Sierra

Leone ou même de la Somalie dont la situat ion a

particul ièrement servi de chevil le à la genèse du roman.

Dans l’entretien qu’i l a accordé à Héric Libong, Ahmadou

Kourouma conf ie :

En fa i t , c 'es t quelque chose qui m'a é té imposé par les enfants . Quand

je suis par t i en Ethiopie , j 'a i par t ic ipé à une conférence sur les enfants

soldats de la corne de l 'Afr ique. J 'en a i rencontré qui é ta ient

or igina i re s de la Somal ie . Cer tains avaient perdu leurs parents e t i l s

m'ont demandé d 'écr ire quelque chose sur ce qu ' i l s avaient vécu, sur la

guer re t r iba le (…) Comme je ne pouvais pas écri re sur le s guerres

tr iba les d 'Afr ique de l 'Est que je connais mal, e t que j 'en avais juste à

côté de chez moi , j ' a i t r avai l lé sur le Libér ia e t la Sie rra Leone. 25

Allah n’est pas obligé26 est, en fait, la dernière épopée, le

dernier avatar accablant que manifeste le romancier ivoirien. La

fragili té économique des Etats modernes africains étant, comme

25 Extrait de l'entretien accordé à Héric Libong, site web de L'Humanité, 14 septembre 2000. 26 Kourouma, A., Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, 232 p.

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à l ’accoutumée, tourné en déris ion, à travers le drame de cet

enfant, nommé Birahima, on découvre les atrocités de la guerre.

Ainsi, c’est le récit du tragique de l’orphelin face à son

dest in. Vict ime de la terreur, le jeune homme qui s’est lancé à la

recherche de sa tante est contraint de l’exercer à son tour s’ i l

veut rester en vie :

M’appe lle Birahima. J ’aura is pu être un gosse comme les autres (dix

ou douze ans, ça dépend). Un sa le gosse ni me il leur ni p i re que tous

les sales gosses du monde s i j ’étais né a i l leurs que dans un foutu pays

d’Afr ique. Mais mon père est mort . E t ma mère , qui marchai t sur les

fesses, el le e st morte aussi . Alors je suis par t i à la recherche de ma

tante Mahan, ma tutr ice . C’est Yacouba qui m’accompagne. Yacouba,

le fé t icheur , le mult ip l icateur de bi l lets , le bandi t boi teux. Comme on

n’a pas de chance, on doi t chercher par tout , par tout dans le Liber ia et

la Sierra Leone de la guerre tr ibale . Comme on n 'a pas de sous , on doi t

s’embaucher , Yacouba comme gr igr iman fé t icheur musulman e t moi

comme enfant-solda t . 27

Par ai l leurs, ce qui s ’effondre aux confins de ce texte, c’est

le mythe de l ’Afrique idyl l ique. Nous sommes, en effet, saisis par

le paradoxe d’une Afrique tradit ionnellement harmonieuse,

protectrice et sans heurt comme avant la colonisation française

et le spectacle inouï des violences qui se déversent sur le

cont inent noir aujourd’hui.

27 Kourouma, A., Allah n’est pas obligé, op. cit., Quatrième de couverture.

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Ainsi, tout comme les précédents romans du romancier

ivoir ien qui sont autant de pièges à événements, celui-ci nous

replonge dans la tragique réali té des guerres économiques. De

fait, Allah n’est pas obligé, à l ’ instar des autres romans

d’Ahmadou Kourouma, se donne à l ire comme le fruit de

l ’ imagination où l ’histoire réelle a toute sa place dans la

narrat ivisat ion.

Orphelin de père à la naissance, Birahima qui vient de perdre

sa mère, a entrepris de se rendre auprès de sa tante Mahan qui

vit quelque part au Libéria. I l se lance à sa recherche avec un

dénommé Yacouba, un ancien traf iquant de cola reconvert i

marabout et multipl icateur de bil lets de banque. Cependant, la

guerre civi le fait rage dans ce pays.

A l’âge où les enfants découvrent les plaisirs des bancs de

l ’école élémentaire, le personnage principal du roman

d’Ahmadou Kourouma apprend le maniement des armes. I l fait

l ’expérience de l ’horreur de la guerre et l ’apprent issage de la

galère du soldat dans les camps et les combats qui opposent sa

faction à celles des ennemis. Au reste, l ’usage populaire de la

langue française, dit encore petit-nègre, non seulement traduit le

niveau peu élevé de son instruct ion ; surtout, i l témoigne

suff isamment de l ’ insécurité dans laquelle il baigne :

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Et d’abord… et un…M’appel le Birahima. Suis p’ t i t nègre . Pas parce

que suis black e t gosse. Non ! Ma is suis p’ t i t nègre parce que je par le

mal le f rança is. C’é comme ça. 28

En somme, Al lah n’est pas obligé est un roman dans lequel

l ’adolescent rencontre la mort. En effet, d’un camp à l ’autre,

Birahima est confronté à la perte d’un être cher, d’un proche ou

d’un camarade qu’ il a rencontré au cours de son périple. Par

ail leurs, en faisant le récit de la vie pendant la guerre, ce l ivre

paraît comme une sorte de démarche thérapeutique qui l ibère le

subconscient de son auteur.

28 Ibid., p. 9.

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Chapitre 2

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Récit et quête du temps

Tout comme dans les précédents romans d’Ahmadou

Kourouma où les événements historiques sont donnés à

profusion, Allah n’est pas obligé s’élabore sur le chaos qu’a

suscité la bipolarisation au lendemain de la Seconde Guerre

mondiale.

En effet, la séparation du monde en Est et Ouest a eu des

conséquences graves pour le continent africain. Les

indépendances n’ayant pas conduit, tout comme on l ’escomptait,

au maintien des démocraties déjà existantes, des tensions ne

tardent pas à surgir entre les différentes communautés : les

nouveaux dirigeants poli t iques, plutôt que de servir les intérêts

de la collectivité, s ’étant empressés de favoriser les membres de

leur ethnie.

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Dans un tel contexte, d’aucuns, pour se maintenir au pouvoir,

soll icitent l ’appui d’un bloc, tandis que les autres recourent, pour

les renverser, au sout ien de l ’autre camp ou vice versa.

D’après certaines analyses, l ’ef fondrement du bloc de l’Est

aurait dû mettre f in aux antagonismes entre le bloc occidental et

le bloc soviétique et permettre la restauration de régimes

démocratiques dans le monde et en Afrique, en part iculier. Au

l ieu de quoi, l ’opposit ion africaine s’est heurtée au refus des

chefs d’Etats qui ont écarté toute idée de changement polit ique29.

Ce qui a conduit, à l ’évidence, au déclenchement de nombreux

conf li ts à caractère tribal30.

Le sort de Birahima ressemble à celui de mil l iers d’autres

adolescents qui sont pr is en tenaille dans les guerres qui

déchirent leur pays. Ainsi, i l s’agit d’abord d’un témoignage que

le romancier rend aux innocentes victimes de ces conf lits.

Allah n’est pas obligé prol ifère dans l’analyse de l’histoire

événementielle. I l permet, comme un f i l d’Ariane, de remonter la

trame historique. Ainsi, s’explique la présence des principaux

29 L'année 1990, en Afrique, marque le retour au multipartisme, un processus interrompu trente ans plus tôt au lendemain des indépendances africaines. Cependant, la plupart des partis d’opposition se heurtent aux régimes caporalistes qui refusent le consensus. 30 Les origines de la tragédie rwandaise sont, assurément, séculaires et remonteraient aux débuts de la période coloniale avec le rejet du pouvoir tutsi par les indépendantistes hutus qui déposent, avec l'appui du gouvernement, le roi Kigeri V. A l'instar des régimes africains, celui du Hutu Habyarimana était largement soutenu par les pays libéraux, en particulier la Belgique. Mais le nouvel ordre mondial qui naît au lendemain de l'effondrement du bloc soviétique modifie la donne dans ce pays. La réponse à la démocratisation en cours sera ethnique car les Tutsis qui ont été marginalisés par le régime du Hutu Habyarimana coalisent pour le renverser (cf. Michel Gaud, La Tragédie rwandaise «Problèmes politiques et sociaux», Dossiers d'actualité mondiale n° 752 du 28 juillet 1995)

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bell igérants des guerres du Libéria et de Sierra Leone : Samuel

Do, Charles Taylor, Prince Johnson, etc.

La structure même de ce roman est assez évocatrice : i l

puise dans l ’histoire réelle, comme dans un grenier, la nourriture

indispensable à l’acte de création. Aussi, Allah n’est pas obligé

qui doit son existence à la perception que le romancier se fait du

monde réel, est, à l’ instar de l ’histoire, un récit d‘événements, la

seule dif férence étant que l’histoire ne s’intéresse qu’aux

événements spécif iques, aux situations qui comptent ou qui ont

eu une importance et ne s’attache qu’à ce qui est nécessaire à

son actualisat ion ou a un caractère unique.

Cependant, l ’histoire, tout comme le roman, trie, simplif ie,

organise ou fait tenir un siècle en quelques pages31. Elle propose

une synthèse de l’act ion de l ’homme depuis les temps

immémoriaux (d’où son lien certain avec la mémoire) car, el le

permet de préserver de l’oubli ce qui a éveil lé ou continue

d’éveiller la curiosité face au spectacle du monde.

I l se trouve ici que Allah n’est pas obligé est affecté au même

spectacle puisqu’i l embarque, à travers l ’expérience poétique,

dans la reproduction de l’histoire ou qu’i l consacre une

importante part à celle-ci.

D’une manière générale, les romans d’Ahmadou Kourouma se

conçoivent comme mesure du temps. I ls évaluent aussi bien son

impact que ses différentes acceptions. Ainsi, Allah n’est pas 31 Veyne, P., Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, coll. Points, p.14.

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obligé est perceptible comme construction du temps, c’est-à-dire

qu’i l se parcourt comme une des f igures fragmentaires d’où se

déploie le processus direct ionnel mettant en évidence les

événements historiques réels.

Ce roman est, de fait, un élément de la chaîne qui rappelle la

structure dans laquelle le temps est impliqué car Allah n’est pas

obligé nous informe à la fois sur le passé et le présent. I l établit

d’abord une cohérence dans l’univers poét ique romanesque

d’Ahmadou Kourouma. Après quoi, i l devient une tension

particul ière vers ce phénomène temps.

Rares sont les romanciers qui ont fait de la li t térature aussi

bien un lit de cohérence temporelle qu’un ensemble élaboré. I ls

se sont bornés pour la plupart souvent à la production d’écrits

orphelins et irréguliers, contrairement à Ahmadou Kourouma qui

fait ici f igure d’exception et consacre la l i ttérature africaine

comme l ’expression de la plus haute unité.

L’une et l ’autre découlent de la cohésion et du priv i lège qu’ i l

accorde au temps dans son écoulement. Cela procède des

romans eux-mêmes, dans la mesure où ils induisent un

prolongement comme s’i l était presque naturel que l’un découlât

de l’autre. Aussi, i l n’est plus impossible que leur détermination

devienne une sorte de «recherche du temps perdu», c’est-à-dire

une sorte de reconst itut ion des situations vécues ou éprouvées

dans le temps.

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1. Romans et désillusion

L’une des particularités des récits de f ict ion chez Ahmadou

Kourouma est de paraître souvent sous l’aspect d’une réécriture.

Aussi opèrent-i ls presque toujours autour d'une répét it ion du fait

historique réel.

En effet, d’un roman d’Ahmadou Kourouma à l’autre, l ’univers

imaginé n’a pas effacé le monde réel : bien au contraire, des

î lots de réalité résistent à l ’ imaginat ion. Ce qui implique la

superposit ion, dans le roman, de l ’espace réel et de l ’espace

inventé ou que le roman combine f ict ion pure et palimpseste,

c’est-à-dire que subsiste toujours une sorte de coexistence, dans

les récits, des univers réel et imaginaire.

En une trentaine d’années, l ’œuvre romanesque d’Ahmadou

Kourouma s’est conçue, pour l ’essentiel, dans la théâtralisation

de l ’act ion des régimes polit iques africains. La singularité du

style trouve une objectivation dans cette infamie. Ainsi, Allah

n’est pas obligé permet de pointer l ’ ignominie dans laquelle les

régimes africains ont basculé. Cependant, aucun autre que

Fama, le personnage principal des Solei ls des Indépendances

n’accable mieux ces apprent is sorciers !

D’un roman à l’autre, l ’histoire des personnages déphasés

puis projetés dans des terr itoires inconnus est le lieu privi légié

de l’ inexorable «bâtardise» qui accable le cont inent noir peu

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après la proclamation des indépendances. En conséquence,

l ’histoire réelle sert ic i de modèle à l ’ imaginat ion.

S’agissant des Solei ls des Indépendances, Ahmadou

Kourouma conf ie s’être inspiré de la situation réelle de ses

camarades injustement emprisonnés sur ordre d’Houphouët-

Boigny alors que celui-ci était président de Côte d’Ivoire. Ce

l ivre, à l ’origine, ne serait qu’une sorte de témoignage contre

les persécut ions qu’ont subies certains Africains au moment du

retour au pays natal pour la raison qu’i ls étaient opposés aux

systèmes poli t iques en place ou simplement pr is comme tels.

En effet, une fois que ces derniers revenaient en Afrique

après avoir étudié dans les universités occidentales, les

dirigeants africains lançaient une véritable chasse aux

intel lectuels qui se soldait, soit par la condamnation, soit par

l ’exi l forcé ou la mort certaine, à moins que ceux-ci ne se

convert issent à l ’ idéologie du tyran.

Ainsi, Les Soleils des Indépendances, à bien des égards,

évoque-t- i l les circonstances d’un dif f icile retour tel qu’ il a été

vécu par certains camarades d’Ahmadou Kourouma.

Pour autant, le ton qu’i l opte ressorti t beaucoup plus aux

règles de l ’art romanesque qu’à celles en vigueur dans le cadre

de la narration des faits de sa vie personnelle ou d’une

autobiographie. Autrement dit, i l y a eu ici, pour Les Solei ls des

Indépendances , la conception d’une trame puis la présence de

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personnages qui semblent être sortis de l ’ imaginaire même du

créateur ; ce qui est tout le contraire d’un récit qui a en charge

la vie de l ’auteur par lui-même. Alors, ce qui aurait dû paraître

une autobiographie d’Ahmadou Kourouma a, ic i, connu une autre

dest inée.

I l en est ainsi de son dernier roman Allah n’est pas obligé.

C’est à la demande des enfants somaliens, pris dans la

tourmente de la guerre civi le qui ravage leur pays, qu’Ahmadou

Kourouma a fait grâce de celui-ci. Or, là aussi, au l ieu d’évoquer

une enfance somalienne dans un cadre qu’il maîtrisait moins, i l a

non seulement transposé leur situat ion dans un milieu qu’i l

connaissait ; mais, surtout, i l s ’est tenu au respect des lois

narrat ives ou aux logiques de la vraisemblance, notamment la

chronologie et la gradat ion de l ’act ion.

Aussi, nous pouvons aff irmer, sans risque, que les romans

d’Ahmadou Kourouma se construisent sur le modèle du drame :

le genre, par excel lence, qui dévoile le pathétique.

Le début du récit est souvent indexé sur la f in de l’histoire.

En d’autres termes, la f in est presque connue d’avance puisque

les t itres des romans exemplif ient une structure narrative en

boucle. Aussi ne reste-t-i l qu’à dénouer les mobiles de l’act ion.

Ici, les romans d’Ahmadou Kourouma tiennent d’une

contradiction par laquelle le présent prétend comprendre le

passé. Ses romans étant, en effet, suspendus à une déveine qui

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annihile l ’act ion et le suspense mais n’empêche pas, cependant,

toute forme d’espoir.

La guerre, la violence, la délation, etc., sont les maux qui

paralysent les Etats modernes africains. Monde de désolation

mais aussi de désespoir et de transformations qui dépersonnif ie

les protagonistes et où se consume l ’ i l lusion d’un monde

meilleur, métaphore d’une déliquescence organique et d’un

univers de brutali té et d’animosité, les romans kourouméens sont

des récits bouleversants des peuples l ivrés au chaos de

l ’histoire.

La fragmentat ion qui s’observe dans Les Solei ls des

Indépendances poursui t ainsi sa désintégrat ion dans les autres

romans : la l itanie des anathèmes est, en effet, longue. Le

pil lage des ressources qu’ont inst itué les régimes despotiques

africains au lendemain des indépendances cont inue de faire des

ravages dans les sociétés où les populations étaient mal

préparées.

Tour à tour, Fama, Dj igui, Birahima et Koyaga, dans une

moindre mesure, s’immiscent dans une histoire qu’i ls ne

maîtrisent guère. Mais Fama à lui tout seul préf igurait-i l déjà

cette folie, cette désagrégation ? Toujours est-i l que le

mouvement qu’i l amorce va en entraîner d’autres, plus

destructeurs. L’agencement même des dif férents récits des

personnages épouse admirablement cette spirale de l ’Histoire :

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celle d’une époque qui compose avec l’ indif férence et la

tourmente.

Tout comme cette écriture d’Ahmadou Kourouma qui s’ouvrait

sur une déshérence et qui va inexorablement se distribuer

comme le principal axe de création li t téraire, la déshérence qui

n’était alors applicable qu’aux Soleils des Indépendances se

répand sur l’ensemble de l’œuvre. I l s ’agit, non moins, d’un trait

de la narration que de son aspect même. En effet, i l y a plus

qu’une simple impression dans les romans d’Ahmadou Kourouma

qui prennent véritablement des al lures de f in du monde et

dépeignent l ’apocalypse, l ’hécatombe des indépendances.

Ainsi, au lieu d’une simple volonté du romancier ivoir ien,

cette vision chaotique est f i l le de l ’histoire el le-même, qui se

manifeste comme un énorme éclatement de l ’univers. Les

privations connaissent diverses graduations, allant des

sapements des fondements tradit ionnels que la nouvelle société

post- indépendance remet en cause à l 'émergence de confl its qui

endeuil lent un peu plus le continent africain. La fourberie des

récits ne dif fère pas de la brusquerie dans laquelle ceux-ci ont

été engendrés.

L’histoire réelle cont iendrait en el le-même les défauts que

symbolisent les romans. Ceux-ci ne feraient rien d’autre alors

que la reproduire telle quelle, avec ce qu’el le draine. Ainsi, les

romans d’Ahmadou Kourouma s’imprègnent de la misère du

monde et le romancier peut ou non la prendre à sa guise. I ls

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présentent un mélange de réel et d’ imaginaire. Le premier

s’inscrit dans une sorte de reproduct ion de l ’événement

historique ; tandis que le second est producteur de contrastes et

formule la distance qu’i l peut avoir avec le précédent.

Dans l ’œuvre d’Ahmadou Kourouma, i l y a ainsi toujours cette

double tension marquée, d’une part, par l ’ identif ication de la

f ict ion à la réalité effective et d’autre part, par la distanciation

avec le milieu représenté, c’est-à-dire entre la tentat ion de

recopier cette réali té et de reproduire l’événement originaire et

la correction que veut en apporter Ahmadou Kourouma. Mais au-

delà de cette oscil lation entre le désir d’authent ic ité et le

morphisme qu’il impose, i l y a encore cette posture qui permet,

sans doute, d’établir l ’équil ibre et de réaliser l ’harmonie

recherchée par ce genre d’écriture.

A la f in des années soixante, le champ dans lequel s’ inscrit

l ’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma est comparable à une

avant-garde en matière de création l it téraire -à peu près

identique à celle introduite par le Nouveau Roman dont Alain

Robbe-Gri llet devient l ’un des représentants- puisque après lui le

jugement porté sur la l it térature africaine fut considérablement

bouleversé. 32

32 La publication par Lilyan Kesteloot de son Anthologie négro-africaine marque le début de la reconnaissance par les universités européennes de la littérature africaine. En France, son enseignement est accueilli avec chaleur et l’on dénombre plusieurs études consacrées à la littérature africaine ainsi que l’existence de revues spécialisées telles que Présence francophone, Notre Librairie, etc.

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Presque quarante années ont passé et bien que sa

conception de la chose l it téraire n’ait pas tout à fait changé,

Ahmadou Kourouma se donne maintenant pour principe une

écriture où i l s’agit moins, pour la réalité, d’une dilut ion dans la

f ict ion que d’une écriture qui se const itue comme la synthèse

entre ces deux discours inégaux. C’est ainsi qu’Allah n'est pas

obligé simplif ie le ton et dépouille l ’écriture de ce que le genre

romanesque considérait jusqu’alors comme sacro-saint.

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Chapitre 3

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Roman kourouméen et référent historique

1. Définition du contexte

D’une manière générale, la lit térature africaine se veut

réaliste puisqu’elle ne s’ intéresse qu’aux condit ions concrètes de

l ’existence, notamment à travers la peinture des mœurs et

l ’analyse des souffrances et des idéaux du colonisé.

Elle a, de bonne heure, eu affaire avec l ’histoire réelle

puisqu’elle en a été le ref let. Dans les écrits qui l ’ont composée

et la composent encore, i l s’est agi avant tout de référence

objective et d’al lusion implicite car les romans sont condit ionnés

dans et par le temps.

L’histoire événementiel le est ainsi revendiquée par l’écrivain

africain comme le leitmotiv de la créat ion l i t téraire. De ce fait, on

décèle aussi bien la visée historienne que la portée historique ;

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car, si la l it térature raconte, el le fabrique aussi l ’histoire de

l ’homme noir. De plus, ce qui la rend particul ièrement digne

d’exister, c’est le fait qu’elle soit, à la fois, le produit élaboré

d’une mise en intr igue et une épopée. Ainsi, comme artif ices, les

romans savent mieux ref léter la réalité.

L’expérience l it téraire n’est réellement vécue que dans sa

capacité à fabriquer et à rendre compte de la réali té. En

s’intéressant au rapport avec le réel, elle reconnaît, en effet, le

fait essentiel et ult ime d‘exister comme organisation d’un espace

et d’une action.

La l it térature comme relais de l ’histoire devient, à cet égard,

la question majeure que traitent sans cesse les romanciers

africains, dont Ahmadou Kourouma. En effet, ses romans

n’échappent pas à la prise de conscience de la réalité. Et si l ’on

reconnaît, chez lui, une prise en considération thématique des

événements historiques, ce n’est pas tant que cette prise de

conscience soit uniquement à t it re indicat if mais el le relève aussi

du fait qu’el le spécif ie et dévoile une intent ion purement

historique.

Ainsi, Ahmadou Kourouma n’envisage pas d’autres formes

d’écriture que celle où s’enchevêtrent récit de f ict ion et

événements historiques. L’histoire étant, en effet, mouvement et

cohérence logique et ordonnatr ice. Comme si l ’auteur n’avait de

chance d’emporter quelque adhésion qu’à la seule condit ion de

rendre les énergies et la force de l’histoire, le dessein

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kourouméen de l ’écr iture devient une combinatoire de f ict ion et

de réalité ! Aussi faut-i l rappeler, en déf init ive, cette conf idence

de l’auteur lui-même à propos d’une interrogation sur

l ’ importance de chacun de ses romans :

La l i t téra ture afr icaine ce sont des l ivre s écr i t s par des Afr icains

trai tant des sujets afr icains fa i sant connaître au monde cet hér i tage

que nous voulons je ter à l 'eau. 33

2. Le climat intellectuel

Les analystes, de nos jours, s’accordent à dire que la

colonisation a été un désastre pour l ’Afrique ; que celle-ci a tout

détruit : l ’exemple patent étant, à ce jour, le morcellement de ce

cont inent 34.

Pendant plus d’un siècle, en effet, la colonisation s’était

réduite à produire une image négative de l’homme noir. Dans

33 Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999. 34 Bien avant la conférence de Berlin (15 novembre 1884 - 26 février 1885) à laquelle on attribue le partage de l'Afrique, sur le terrain celui-ci était déjà largement entamé. En effet, excepté le Maroc et la Libye, l'Afrique du nord était sous protectorat et toutes les côtes occidentales occupées. L'Afrique centrale et orientale était largement pénétrée. Il n'empêche qu'après cette conférence, le processus de partage déjà commencé s'accélère, de même que le caractère expansionniste de la colonisation. La France, pour sa part, en sus des territoires qu'elle occupait déjà (le Haut Sénégal-Niger, le Congo français, etc.) crée les colonies de Guinée, de Côte d'Ivoire, du Dahomey (actuel Bénin).

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son intérêt, elle avait entrepris une véritable dépersonnalisat ion.

La colonisation a, en effet, imposé sa morale et sa vision du

monde et plaqué son éducation à l’Afrique.

Après plusieurs siècles d’esclavage qui vident le continent

africain de plusieurs centaines de mil l ions d’hommes et de

femmes35, la colonisat ion s’était invitée à la même entreprise de

déréalisation. Au total, ces deux hécatombes ont déstructuré et

détruit ce que les sociétés africaines avaient de vital, c’est-à-

dire l’organisation polit ique de leur cité.

A la f in du XIXème siècle, alors même que l ’Amérique

blanche est encore alourdie par ses préjugées de supériorité sur

la masse prolétarienne noire, un jeune docteur en philosophie, à

peine adulte, t ient ce discours qui marque, sans doute, le début

de la prise de conscience du sentiment d’appartenance à la race

noire :

Nous ne devons pas accepter d’être lésés , ne fusse que d’un iota, de

nos pleins droi t s d’homme. Nous revendiquons tout droi t par t iculie r

appar tenant à tout América in l ibre au point de vue pol i t ique, c ivi l e t

soc ial ; jusqu’à ce que nous obtenions tous ces droi t s , nous ne devons

35 Une nouvelle querelle est apparue de nos jours dans les milieux universitaires sur le nombre réel des victimes de la traite négrière entre les partisans d’une responsabilité historique européenne face à son passé esclavagiste qui lui rejettent les causes de son grave déclin démographique et ceux qui affirment que la population de l’Afrique noire n’atteignait guère la centaine de million et révise à la baisse les chiffres souvent avancés. (L. M. Diop-Maes, Afrique noire, démographie, sol et histoire, Présence africaine/Khepera, 1996 et H. Thomas, The Slave Trade : The story of the Atlantic slave trade, 1440-1870, Simon & Schuster, 1997 cités par Nicolas Journet in «Controverses autour des conséquences de l’esclavage», Sciences Humaines n° 147, mars 2004).

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jamais nous arrêter de prote ster et d’assa il l i r la conscience

américa ine. 36

W. E. Du Bois ainsi jetait le pavé dans la mare ; car peu

d’intellectuels noirs avant lui s’étaient exprimés à propos de

l ’ identité noire. Bien mieux, i l jetait les bases d’un mouvement

noir d’où jail l i t , quelques années plus tard, la Négritude 37.

Ainsi, pas à pas, autour de ce mouvement, les intel lectuels

noirs prennent conscience de leur existence. I ls entreprennent

une véritable razzia, une fouil le de leurs l ieux de mémoire,

réinvestissent leur passé desquel les éclate une Afrique unif iée.

Par ai l leurs, les récits sont nombreux qui ont témoigné et

témoignent encore de cette ferveur et de cette époque révolue38.

La situation histor ique de l’homme noir fut, pour ainsi dire, le

caractérisateur ; car la crit ique du fait colonial était perçue

comme un mode de production l it téraire. Ou, à tout le moins,

avait-el le, de quelque façon, inf luencé les écrivains africains.

Sur la réf lexion et l ’écr iture et à travers des récits singuliers, l ’on

put, en effet, cerner une vérité historique. Au-delà de leurs

inscriptions poétiques, leurs écrits prirent appui sur une

référence ou un site, un discours ou une f igure.

36 W. E. B. Du Bois cité par Lilyan Kesteloot dans Anthologie négro-africaine, op. cit., p. 14-15. 37 Le mouvement de la Négritude naît dans les années 1930 autour de ces trois figures : Césaire, Damas et Senghor. 38 L’inventaire suivant témoigne de la prise de conscience et démontre, à suffisance, comment les intellectuels africains ont totalement adhéré à la révision de leur propre histoire : Ferdinand Oyono, Camara Laye, Sembene Ousmane, Nazi Boni, Mongo Béti, Abdoulaye Sadji, Amadou Hampâté Bâ, etc.

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Cette référence f it l ’objet d’un pèlerinage qui est au cœur de

l ’attestation même du récit. La preuve qu’une f ict ion conduisait

au contenu des choses réelles. Ainsi, les auteurs comme Nazi

Boni ou encore Chinua Achebe ont su renouer les f i ls d’une

histoire brusquement interrompue par la diff ici le rencontre avec

l ’Occident. Leurs œuvres comptent, en effet, parmi d’excellents

récits historiques voire ethnologiques. Ces deux auteurs ont,

d’une certaine manière, contribué à entretenir la mémoire ou à

perpétuer la tradit ion tout en édif iant de véritables monuments

l it téraires. Leurs cas, cependant, ne furent pas isolés ; car, au

total, des chroniques sur l’histoire de tel le société tradit ionnelle

constituèrent un pan de la l i ttérature africaine d’alors.

A la f in des années soixante, la thématique du roman afr icain

se renouvelle. Elle sort des sentiers battus de la reconstruction

identitaire, des conquêtes et des expansions coloniales en

manifestant son intérêt pour le tableau des premières années

des indépendances poli t iques. Le bilan qu’el le dresse est

négatif . En fait, le nouveau roman africain fust ige les guerres et

les répressions qui ont éclaté par-ci, les dictatures et les

corruptions qui ont fait irruption par-là.

A cette époque où presque tous les intellectuels africains

parlent sur le même ton, la dist inction vient du romancier ivoirien

Ahmadou Kourouma qui vient de publier au Canada, puis en

France, son premier roman : Les Soleils des Indépendances. Le

succès que ce livre emporte sur le tard fut dû, pour l ’essentiel,

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au fait que ce roman tournait le dos, dans un style innovant et

envoûtant, à la tekhnē en vigueur dans les sacro-saints milieux

l it téraires afr icains.

Ecoutons, à propos, le crit ique Sénégalais Makhily Gassama

restituer vie et force à ce roman d’Ahmadou Kourouma :

Ic i , mesquinerie s, médiocr i tés , destruc tions systémat iques, t yrannies

et larbinisme, ivresses du pouvoir pour le pouvoir entre les gens de la

même race ! Action ? que non pas ! r ien que des feux d 'a r t if ice qui

pè tent sur les toi t s de chaume ! Négation de l 'Homme e t de l 'Histoi re. 39

En effet , Les Solei ls des Indépendances abonde d’hyperboles

et de tournures en langue vernaculaire. D’après une anecdote

que rapporte Lyl ian Kesteloot l ’auteur de l ’Anthologie négro-

africaine et spécialiste de la l it térature africaine, Ahmadou

Kourouma aurait relevé le déf i lancé par un camarade :

En réa li té , Kourouma ava it tenté une expér ience résultant d’un par i

avec un camarade : écr ire en f rançais un réci t fourmi l lant

d’expressions mal inké t radui tes . Ainsi , tout au long de son texte, i l

marche sur ce t te corde raide , et l ’expér ience devint performance ,

imposant un s tyle in imi table et cependant exemplaire. 40

39 Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique, op. cit., p.18. 40 Kesteloot, L., Anthologie négro-africaine, op. cit., p. 445.

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Mais, trente ans après, l ’auteur des Solei ls des

Indépendances att ire l ’attent ion sur un tout autre plan. Car,

chemin faisant, ses préoccupations l i t téraires dépassent, de nos

jours, les questions purement scripturaires. Autrement dit, se

posent aujourd’hui aux romans d’Ahmadou Kourouma non plus

seulement les questions relatives au style mais la vert igineuse et

cruciale quest ion de leur sens. Aussi, l ’ interrogat ion qui se

formule à l ’orée de son œuvre revêt-el le une tournure toute

nouvelle et essentiel le qui touche directement à l’architectonie

du sens : quelle est la portée historique de l ’œuvre d’Ahmadou

Kourouma ?

En trois décennies, celle-ci semble être passée de la fable

polit ique au questionnement historique, eu égard notamment à la

persistance du passé et de l’ impression que son œuvre renvoie à

une sorte d’écoulement du temps.

En effet, l ’œuvre d’Ahmadou Kourouma couvre plus d’un

siècle et demi d’histoire. Elle est, par conséquent, une œuvre

sensible, une œuvre en rapport avec la mémoire, qui participe

dans la pulsion d’une écriture de l’histoire grâce à la fourniture

de la vision qu’en a gardée l ’auteur, c’est-à-dire une vision

actuelle par rapport au passé et au présent.

Au début des années soixante, alors que la France ouvre la

voie de l ’ indépendance polit ique à ses anciennes possessions

africaines, les intel lectuels africains avaient, des décennies

auparavant, entrepris la fol le course pour le redressement de

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l ’Afrique. En l’espace de quelques années, les préjugés que l ’on

avait pendant longtemps formulés à l ’encontre du Noir

s’écroulaient sous les assauts répétés de la respectabil ité

retrouvée.

Mais l ’ intellectuel africain n’al la pas seulement à la conquête

de son passé, i l prenait activement part à la réf lexion,

notamment grâce à des écrits engagés dans lesquels i l n’hésitait

pas à fustiger l ’action du poli tique. Le cas d’Ahmadou Kourouma

n’est pas isolé mais reste, cependant, exemplaire.

Son œuvre est imprégnée par l’histoire réelle. La lecture qu’i l

en propose abonde, en effet, d’obstacles, de déceptions et de

retournements. Elle est à mettre en parallèle avec l ’apathie

générale de l ’Afrique. Son œuvre porte les st igmates générés

par les siècles d’esclavage et la déshumanisat ion qui s’en est

suivie. Aussi, lorsque Marc Fenoli lui demande s’ i l n’y a pas chez

lui une sorte de nostalgie, voici ce qu’il répond :

I l y a en effe t quelque chose de permanent qui s’expr ime- là , une

vér i té , une réal i té qui est évoquée d’un texte à l’aut re . Oui , c ’est vra i ,

ça apparaî t chez Ahmadou Kourouma, i l y a le fa i t que les gens

avaient une cer ta ine vie , avaient un cer ta in monde qui éta i t peut-ê tre

fermé, qui n’avai t pas que des avantages, mais qui sa t i sfai sa i t à tout ,

qui avai t sa cohérence pol i t i que e t économique e t , qui maintenant , a

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disparu. Avec la coloni sa t ion quelque chose a é té cassé, e t ce monde

s 'e s t diversif ié . 41

L’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma mêle ainsi

peinture de l ’époque et reconstitution historienne. Elle explore le

sil lon creusé par de nombreux cataclysmes et semble se trouver

à sa place, en poursuivant la dénonciation de l ’action des

polit ic iens africains. Elle plonge également dans les abîmes du

passé ; travail le à la rest itution de la mémoire en exploitant

explicitement ou pas le temps apocalypt ique et les misères

actuelles.

Elle joue, en somme, sur l ’ambivalence des choix, balance

entre recomposit ion fantaisiste et exactitude de la reconstitut ion.

3. Romans et histoire

I l est à présent intéressant d’art iculer la réf lexion autour des

rapports qu’entretient l 'œuvre d’Ahmadou Kourouma avec

l ’Histoire et la manière dont el le épouse les grands

bouleversements du siècle dernier.

41 Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999.

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Le 8 mai 1945, la Seconde Guerre mondiale se termine en

Europe. Les troupes africaines qui ont combattu aux côtés des

armées al liées sont rentrées en Afrique. Face aux horreurs et

sous le feu des bombes, elles ont obtenu l ’honorabili té de leurs

frères d’armes. Cependant, l ’égalité devant la mort a brisé aussi

le mythe de l ' invincibil ité de l ’homme blanc. D’autre part,

l ’héroïsme démontré sur les champs de batai l le ouvre la voix

vers plus d'autonomie. Cette dernière conduit d’abord à

l ’élaborat ion de lois qui reconnaissent aux Africains les mêmes

droits qu’aux citoyens français ; puis, à l ’ indépendance pol it ique,

quinze ans plus tard.

Avec la bénédict ion de la métropole, les nouveaux dirigeants

africains s’instal lent aux commandes. Les Solei ls des

Indépendances ne s’est pas donné la peine de revenir sur les

dif férentes étapes de cette émancipat ion. L’on pourrait dire

qu’Ahmadou Kourouma a presque, délibérément, cru bon

d’accorder plus d’importance aux problèmes que rencontraient

les anciennes colonies au lendemain des indépendances que de

s’attarder sur la décolonisation. I l n’empêche, cependant, que

Monnè, outrages et déf is est longuement revenu sur cette

période et même sur les résistances des derniers grands

empires africains qui l ’ont précédée, notamment ceux de

l ’Occident de l ’Afrique et sur la méthode de leur affaibl issement

polit ique après qu’i ls eussent décliné.

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En effet, la pénétration occidentale en l ’Afr ique avait conduit

au dérèglement polit ique de cette dernière et bouleversé les

repères tradit ionnels du fonctionnement des sociétés africaines

qu’el le remplaça par des Etats art if ic iels et fragiles.

Dans ce deuxième roman, Ahmadou Kourouma décrit avec

fantaisie les déboires de l ’Afrique aux mains des colonisateurs.

Comme s’i l était nécessaire d’aborder la quest ion de la

colonisation, i l introduit une lecture de l ’histoire, approfondit son

examen car la voie qu’il choisit est, incontestablement,

informative.

Dans son troisième ouvrage En attendant le vote des bêtes

sauvages , derr ière l’ostracisme de Koyaga et les métonymies

comme «homme au totem léopard» ou «empereur», i l n’y a guère

du mal à reconnaître les régimes tort ionnaires des Zaïrois

Mobutu, Centrafricain Bokassa 1er ou Ivoirien Félix Houphouët-

Boigny, pour ne citer que ceux déjà morts. La suppression des

noms ou bien l’usage des équivalences ne conduit même plus à

dissimuler ce qu’il eût été dangereux de nommer ouvertement, la

démarche d’Ahmadou Kourouma s’ inscrivant, de fait, dans

l ’ identif icat ion polémique et partiale, tant, i l y a, dans celle-ci, le

choix d’un engagement polit ique et idéologique du romancier.

La synthèse historique qu’il propose tend vers une forme de

vérité irréfutable car les romans d’Ahmadou Kourouma ne se

conçoivent pas indépendamment de l ’ idée de vraisemblance. I l

est, en effet, faci le d’établir un l ien entre la f ict ion et l ’histoire

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événementielle. Cependant ce l ien ne doit pas voiler l ’ef fort

qu’effectue le romancier sur la première. I l v ient d’emblée du fait

que l’évolut ion de l ’une suit la trajectoire de l’autre.

Ainsi, Les Solei ls des Indépendances décrit avec soin l’état

de l 'Afrique au lendemain de la décolonisat ion tandis que Allah

n'est pas obligé s’ inspire beaucoup des guerres civiles du

Libéria et de Sierra Leone. Ahmadou Kourouma explore

l ’événement pour sa propre genèse l it téraire.

Cependant, s’ i l ne s’appl ique pas à la reconstruct ion, i l y a,

néanmoins, la volonté de donner au lecteur des éléments qui lui

permettraient de concevoir l ’histoire comme matrice et

indépendamment de la version off iciel le. La preuve, les

nombreuses références aux guerres d’Indochine ou d’Algérie

auxquelles le romancier ivoirien a participé et qui attestent du

sérieux des recherches entreprises en amont pour inscrire les

romans au-delà des sphères du romanesque au détr iment de

celles de la réalité.

Pour échapper aux tentacules de l’historiographie, c’est-à-

dire à la f i l iation entre les romans et le contexte, Ahmadou

Kourouma emploie une technique narrat ive bien singulière : la

fable poli t ique. Ainsi, le donsomana, par exemple, s’avère

particul ièrement adéquat lorsqu’i l s’agit, dans son avant-dernier

roman, de traquer le mensonge des hommes polit iques.

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La geste ouest africaine devrait, par déf init ion, honorer le

chasseur ; or, par à une interact ion, le romancier ivoirien

parvient à la situer à mi-chemin entre histoire et f ict ion éclatant

les l imites matérielles de la geste af in de falsif ier le caractère de

la dénonciation. L’insertion du contexte histor ique dans la f ict ion

est, à cet égard, une parfaite réussite. Aussi, l ’aisance avec

laquelle Ahmadou Kourouma oscil le entre récit de f ict ion et

réali té historique démontre, à suff isance, le caractère aléatoire

de l’acte narratif . En effet, bien qu’i l s ’inspire de la réalité

historique, le récit de f ict ion n’est pas moins marqué, comme

toute f ict ion, par la subject iv ité de son créateur.

De la manière dont ce dernier reprend à son compte

l ’événement, l ’on est tout proche de la feintise partagée, c’est-à-

dire de l’ intent ion, chez Ahmadou Kourouma, de se décaler et de

prendre de la distance avec la réalité. Cela dit, la frontière entre

f ict ion et histoire est visible, y compris lorsqu’elle semble

s’estomper. I l ressort, en fait, une ambivalence de situat ion qui

démontre suff isamment le jeu complexe interactif entre les deux

discours et l ’unité apparente qui les lie.

Aussi, Monnè, outrages et déf is s’ouvre sur cette scène

sacrif icielle. La violence est ainsi placée à la source de l’ouvrage

ou montrée à découvert dans le caprice du roi :

Du sang ! encore du sang ! Des sacr i f ices ! encore des sacr i f ices !

commandait Djigui . Affolé s, sbires et s icaires se précipitè rent dans la

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vi l le , obl igè rent , dans les concess ions, le peuple à sacr if ier . […] i l

manquai t des sacr if ices humains. I ls descendirent dans les quar t ie rs

pér iphér iques, enlevèrent t rois albinos e t le s égorgèrent sur les aute ls

sénoufos des bois sacrés envi ronnants . Ce fut une faute…le fumet du

sang humain se mêla à ce lui des bête s e t t roubla l 'univers. Les

charognards enivrés piquèrent sur les sacr if ica teurs affolé s et le roi

s tupéfai t s 'écr ia : "Arrê tez , ar rêtez les couteaux !" Les pythonisses ,

géomanc iens, je teurs de caur is e t d 'ossele ts interrogés répétèrent leur

sentence : la pérennité n 'éta i t pas accordée. 42

Ce passage se rapporte à l’ invasion imminente du royaume

de Soba par les troupes françaises. Informé des succès qu’el les

viennent de remporter sur les armées de Samory, Djigui Keita a

entrepris de contenir, par les sacrif ices, la menace qui pèse sur

son royaume. I l a, par ai l leurs, ordonné la construct ion d’un mur

géant ou tata qui, selon lui, endiguerait l ’offensive des troupes

coloniales et protégerait tout le royaume contre l ’ invasion des

Nazaréens. Or, ses précautions s’avèrent vaines car la

prédiction annoncée survient malgré tout et, avec elle, la

colonisation et son cortège d’humil iations.

En effet, sans avoir rencontré la moindre résistance, les

troupes du commandant français Faidherbe pénètrent dans la

vil le sainte de Soba :

42 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p.13.

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Sur le chant ier , l ’ ina ttendue appar i t ion d’une colonne f rançaise au

se in du ta ta ava i t paru aux gens de Soba la manifesta t ion d’une

sorcelle ri e supér ieure à ce l l e du roi . Tous les guerr ie rs étaient

descendus des murs e t s 'é ta ient réfugiés dans les tr anchées d 'où, de

temps en temps, apparaissa ient , pour aussi tôt d ispara î tr e, des tê tes

tressées de guerr ier s . […] Entouré de ses suivants, Dj igui r es ta un

temps à écouter les explos ions , à regarder les fumées envelopper la

col l ine. Ensui te, i l s t rot tèrent paresseusement le long du rempar t

inachevé . Dans les fossés, t ra înaient des fusi l s , des sagaies , des

pioches ; achevaient de se consumer les amoncellements de matér iels

et de vivres auxquels les guerr ier s avaient mis le feu avant de

dégue rpir . 43

Très rapidement, les nouveaux arrivants prennent possession

du royaume. I ls instal lent des comptoirs, instaurent toute sorte

de prestations, d’ impôts ou de taxes. Dj igui, qui n’avait alors eu

la vie sauve que grâce à son rall iement, trouve aussi un intérêt

en s’impliquant activement dans l ’ implantat ion de la colonie :

Au cours des s ix premiers mois du pouvoir toubab, protégés par les

t i ra i l leurs, guidés par les s ica ires , le capitaine blanc, Djigui et

l ' in terprète é ta ient montés dans toutes les montagnes, avaient parcouru

toute s les savanes, ava ient trave rsé toute s le s r ivières des pays de

Soba pour vis i ter chaque chef- l ieu de canton. Partout , des fê tes et des

danses les avaient accueil l i s et l eur avai t été offer t tout ce qui se

propose à des hôtes de marque , même les vierges peules pour le r epos .

La pa ix, l 'œuvre civi l i sat r ice f rançaise , les lois du Blanc e t les

43 Ibid., p.37-38.

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besognes du Noir avaient é té expl iquées à tous. Tous les indigènes les

avaient compr ise s e t sues, e t le capi ta ine blanc , l ' in terprè te et Djigui

avaient cessé de dir iger le s missions de recrutement, de réquisi t ions e t

de c ivi l i sa t ion, laissant leur responsabil i té ent ière aux t ira i l leurs et

aux s ica ires . 44

Au cours des années qui suivent la prise de Soba, les

populat ions paient le pr ix fort . Elles sont décimées par les

travaux forcés et les réquisit ions ou sont chassées des vi l lages

par les collectes d’impôts obligatoires jusqu’à ce que de

nouveaux changements poli t iques surviennent, c’est-à-dire peu

après la Seconde Guerre mondiale :

Cependant , tout le monde compri t les conclusions e t le s déc isions

pr ises par les nouveaux ma îtres - Djé l iba exigea que les paroles

fussent dé tachées e t répétées pour qu’i l pût les commenter une à une .

Le commandant Bernier éta i t agoni et banni d’Afr ique. Le Centenaire

éta i t restauré dans la pléni tude de se s pouvoirs , avec toute s

prérogat ives, même ce ll es de révoquer Béma et de se dés igner un autre

successeur 45.

Monnè, outrages et déf is retrace ainsi, successivement, les

événements qui se sont déroulés, en Afrique pendant toute la

période qui a précédé les indépendances et cel le qui a suivi.

Sans pour autant céder à la tentation de faire son procès, ce

44 Ibid., p. 72. 45 Ibid., p. 218.

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roman ne fait pas non plus qu’une description naïve et s imple de

l ’histoire.

A tout le moins, Monnè, outrages et défis tente quelque

analogie. C’est-à-dire plus qu’une simple équivalence, i l veut

dépasser le point d’équil ibre problématique entre récit de f iction

et réalité histor ique et tente de «reconstruire au travers du texte

la morphologie de l ’Histoire». 46

Cette reconstruction morphologique laisse penser

qu’Ahmadou Kourouma est un romancier familier de la réalité.

Ainsi souvent, ses romans abondent d’ inférences histor iques

comme dans l’extrait suivant :

La l iber té, la nabata avai t , pour ceux de Bol loda, ce t te de rnière

s igni f icat ion. Le Centenaire déconcer té se demandai t pourquoi de

Gaul le voula i t absolument équiper tous le s Noirs d 'Afrique, nous

garant ir à nous tous des por teurs de vie i l les mamans. Après de va ines

et épuisantes expl icat ions, pour sa i sir les not ions de ci toyens e t

d 'égal i té - "Désormais, Arabes e t Noirs des colonie s sont des c i toyens

avec éga l i té de droi t avec les França is de France" , on démontra au

Centenaire que, s ' i l n 'ava it pas renoncé à toutes se s épousai l les , i l

aura i t pu désormais fai re venir de Par is une jeune vierge toute rose

pour complé ter son harem : per spect ive qui arracha un léger sour ire au

vie i l lard. 47

46 Ngandu Nkashama, P., Mémoire et écriture de l’histoire dans Les Ecailles du ciel de Tierno Monénembo, Paris, L’Harmattan, p. 31. 47 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 218.

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La transcription des événements réels vise, en fait , à étendre

le champ de la f ict ion de façon à ce que cette dernière puisse

être considérée comme réelle et non plus seulement comme une

ent ité f ict ive.

Aussi la réussite d’Ahmadou Kourouma provient-elle, par

exemple, du fait qu’ i l enlève de la contenance à un personnage

historique pour le traiter comme f ict if : ce qui, ici, donne plus de

consistance à la f iction. Inversement, i l investit l ’espace f ict if de

personnes réelles pour montrer que l’univers imaginaire et le

monde réel se superposent. L’histoire réelle, par conséquent,

n’est plus qu’une intuit ion dans laquelle le créateur trouve la

matrice de son inspiration. En revanche, la f ict ion reste ut il isée à

des f ins compensatoires, c’est-à-dire qu’el le sert à écrire une

réali té absente.

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Chapitre 4

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L’Agressivité de l’histoire

L’histoire moderne de l ’Afrique n’est pas inséparable des

grands bouleversements du XXème siècle tels que ceux qui

inf ligent les pires souffrances aux individus. En effet, peu après

la proclamation des indépendances, les nouveaux Etats africains

s’ér igent vite en dictatures et mènent des polit iques très dures et

répressives envers les populat ions. Et si c’est en Europe que le

principe apparaît d’abord, i l n’empêche qu’une forme nouvelle de

total itarisme se développe en Afrique, à partir des années

soixante.

L’exercice de la dictature, sur le continent noir, est le fait de

despotes éclairés qui n’éprouvent ni sympathie, ni pi tié pour leur

peuple. Ils ont souvent accédé au pouvoir soit avec l’aide d’une

milice, soit avec l’appui de riches groupes f inanciers ou la

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bénédiction des anciens colonisateurs qui désirent se maintenir

en Afrique.

Une fois aux commandes du nouvel Etat, i ls se lancent dans

une véritable inquisit ion. De fait, au lendemain de la

décolonisation, le continent africain devient «la terre de la

damnation et “d’indépendances maléf iques“ où le carnaval des

nouveaux dieux africains semble avoir tué sous ces “soleils des

indépendances“ tous les rêves d’ indépendance». 48

Pour museler les peuples dans la peur permanente et la

terreur, les nouveaux hommes forts torturent ou n’hésitent pas à

user de la force. En somme, i ls instal lent de vrais systèmes de

coercit ion à cause du mensonge et de la propagande

idéologique.

Certains intellectuels afr icains, qui prennent conscience de

l ’ampleur du désastre humanitaire, se pressent d’en témoigner

dans des écrits qui dénoncent la légit imité même de ces pouvoirs

où les violences succèdent aux privat ions de tous genres. Or,

c’est dans ce contexte que paraît le premier roman d’Ahmadou

Kourouma.

Bien plus que pour son originalité, cet ouvrage est l ’un des

meilleurs l ivres qu’un romancier africain ai t pu écrire49, surtout

48 Vuillemin, A., Le Dictateur ou le dieu truqué, Paris, Klincksieck, 1989, p. 237. 49 Les Soleils des Indépendances bouleverse la structure de la langue française à cause des nombreuses irrégularités grammaticales et syntaxiques qui soumettent celle-ci à l'esthétique de la langue originelle du romancier, c'est-à-dire le malinké. Ainsi, le génie du créateur procède de ce que l'écriture ici s'enrichit de plus d'une signification.

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grâce au procédé mis en œuvre pour dénoncer les violences et

les exactions des nouveaux dirigeants africains.

Au l ieu d’un simple témoignage, Les Solei ls des

Indépendances se décline ic i comme une métaphore. I l s ’agit, en

fait, d’un récit vert igineux où se déploie un champ sémantique

qui dif fère du sens ordinaire ; car en créant un contact entre la

langue française et la langue malinké, Ahmadou Kourouma

cherche à donner une autre signif icat ion que celle que l ’on

donne souvent au mot.

Or, ce l ivre fait état de la déchéance d’un prince. Fama ayant

été dépossédé de son trône puis ruiné par les indépendances est

réduit à travail ler aux pompes funèbres. Circonstance

aggravante : Salimata, sa femme est stér ile. Pour autant, tout va

de plus en plus mal : i l est accusé de complot contre le chef de

l ’Etat et condamné. Gracié peu de temps après, i l est blessé à la

frontière par un garde alors qu’i l se rend à Togobala pour mourir .

Les Solei ls des Indépendances étonne et surprend davantage

aussi par son agressivité et l ’allure presque apocalyptique qu’i l

couve parfois comme dans le passage ci-après :

Un vent fou f rappa le mur , s 'engouffra par les fenêtres e t les hublots

en s i ff lant rageusement. Les mendiants entassés dans l 'encoignure

s 'épouvantèrent e t miaulèrent d 'une façon impie e t maléf ique qui

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provoqua la foudre. Le tonne rre cassa le cie l , enf lamma l 'univers e t

ébranla la ter re e t la mosquée . 50

Cette violence symbolise l’hosti l i té des «soleils» des

indépendances. Quant à Ahmadou Kourouma, il laisse fantasmer

sa plume en accumulant les images qui donnent, en déf init ive,

plus d’effet aux désastres causés par cette étrange ère. Bien

mieux, i l n’hésite plus à comparer le parti unique et les

indépendances aux sociétés d’ init iées où les grandes sorcières

dévorent les enfants des autres :

Mais quand l 'Afr ique découvri t d 'abord le par t i unique ( le par t i

unique , le savez-vous ? ressemble à une socié té de sorcière s, les

grandes in i t iées dévorent les enfants des autres) , puis le s coopéra tives

qui cassèrent le commerce , i l y avai t quat re-vingts occas ions de

contenter et de dédommager Fama qui voulai t être secré ta i re généra l

d 'une sous- sect ion du par t i ou directeur d 'une coopéra t ive. 51

D’autres romans d’Ahmadou Kourouma, à l ’ instar des Solei ls

des Indépendances, décrivent d’une manière générale la

violence inouïe de ces régimes africains. Souvent, les forces en

présence démontrent à suff isance le caractère inouï de celle-ci :

l ’armée, la pol ice, la mil ice sont, en effet, les différents symboles

de ces régimes répressifs.

50 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 27. 51 Ibid., p. 24.

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Les indépendances n’apportent pas le répit que les

populat ions afr icaines escomptaient. En effet, après la

colonisation, el les sont surprises par la brutali té des nouveaux

dirigeants. Aussi Les Soleils des Indépendances décrit cette

atmosphère délétère de violence et la main mise d’une poignée

de scélérats sur les morceaux viandés des indépendances.

Lorsqu’elle n’est pas imagée, la violence peut être visible,

c’est-à-dire qu’el le peut s’exprimer dans les actes même des

personnages comme Koyaga, le président chasseur et dictateur

de la républ ique du Golfe que le romancier ivoirien assimile,

d’ai l leurs, à un chef d’Etat africain encore en exercice.

Tout comme les dictateurs africains, cet être de papier

exerce un pouvoir sans partage. Ainsi, à partir du modèle

classique, Ahmadou Kourouma fai t, presque avec précision, le

portrait du dictateur réel. Cela dit, cette modélisat ion était tel le

qu’i l n’y a plus de place à l ’ improvisat ion.

Le fait qu' i l se serve d’un dictateur réel pour reproduire le

caractère de son personnage dénote la confusion qui règne,

parfois, entre la réali té et la f ict ion. Aussi, i l n’y a pas de l ieu

possible pour l ’obstruct ion de la vérité : le procédé de

reproduct ion étant l ié ici à la description d’événements

historiques réels.

Les dictateurs représentés tour à tour dans le roman sont bel

et bien des chefs d'Etat réels encore aux commandes ou déjà

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morts. Le choix de ces personnages a conduit Ahmadou

Kourouma à désigner habilement les coupables des maux qui

tétanisent l ’Afr ique tant sur le plan polit ique que sur le plan du

développement technique. Surtout, i l témoigne le rall iement de

l ’auteur au camp de la dissidence52.

En effet, la dénonciation de l ’abus de pouvoir est monnaie

courante et plus directe que cela ne paraît a priori . Aussi, si le

premier roman d’Ahmadou Kourouma a semblé ambigu quand,

pour se dérober de la censure et dénoncer plus eff icacement les

maux qui ont tétanisé l 'Afrique au lendemain des indépendances,

i l a choisi de s'attaquer à la condit ion d'un prince africain, ses

romans suivants sont devenus moins symbol iques et peu à peu

suggestifs : le rapport du romancier ivoir ien à l 'écriture et, par

conséquent, à la diabolisation des hommes poli t iques africains

sont devenus un jeu de juxtaposit ion.

Au f i l des ans et à la faveur de nouvel les publications, i l a eu

de plus en plus recours à un mode de dénonciat ion moins

implicite, plus dépouil lé et quelques fois moins poétique :

Nous voi là tous sous l 'apatame du jardin de vot re résidence. Tout es t

prê t , tout le monde e st en place . Je dira i le réci t puri f ica toire de vot re

vie de maî tre chasseur e t de dic ta teur . Le réc i t pur if ica toi re est appe lé

52 La dissidence se caractérise par une nette opposition entre le prince qui détient le pouvoir politique et le scribe qui éduque les masses. Ainsi, un bon nombre d'intellectuels africains parmi lesquels l'Ivoirien Ahmadou Kourouma ayant fait le choix de ne pas se mettre au service des dictateurs africains étaient considérés par ceux-ci comme des opposants. D'ailleurs, ces derniers vivaient pour la plupart en exil d'où ils se manifestaient par des écrits contestataires qui dénonçaient les frasques de ces dirigeants.

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en mal inké un donsomana . C 'e st une ges te. I l es t d i t par un sor a

accompagné par un répondeur cordoua . Un cordoua e st un ini t ié en

phase pur if ica toire , en phase ca thar t ique . Tiécoura est un cordoua et

comme tout cordoua i l fai t le bouffon, le pi tre , le fou. I l se permet

tout e t i l n 'y a r ien qu 'on ne lui pardonne pas. 53

Ou encore :

Je décide le t i t re dé fini t if e t comple t de mon blabla es t Allah n 'es t pas

obl igé d 'êt re juste dans toute s ses choses ici -bas. Voi là . Je commence

à conter mes sa lades. 54

Ainsi, s i le premier roman d'Ahmadou Kourouma a paru

équivoque, ceux qui suivent Les soleils des Indépendances l 'ont

été de moins en moins. De fait, on y l it ce que le romancier a

bien voulu y mettre. Le moyen de dénoncer plus eff icacement la

dictature étant de dire la vérité, Ahmadou Kourouma a adapté

son ton aux transformations du monde poli tique africain, c'est-à-

dire à mesure que les Etats se sont enlisés dans la violence.

A la f in des années soixante-dix, environ vingt ans après la

proclamation des indépendances, l 'Afr ique est presque

ent ièrement aux mains des dictatures55. De fait, l 'écriture

53 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p.10. 54 Kourouma, A., Allah n'est pas obligé, op. cit., p.9. 55 Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les anciennes colonies qui souhaitent s'exprimer en dehors du système Est-Ouest créent leur propre organisation pour mieux se faire entendre. En plus de l'afro-asiatisme dont l'objectif principal est l'indépendance, les dirigeants du Tiers-monde réunis à Bandung (du 18 au 24 avril 1955) déclarent rester neutres dans le conflit qui oppose

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d'Ahmadou Kourouma s'accompagne d'une prise de conscience

de la peur dans laquelle les peuples africains étaient cloîtrés. Et

plus les Etats afr icains se révèlent coercit ifs, plus Ahmadou

Kourouma tend vers une dénonciat ion virulente et moins

détournée. Ainsi, i l s 'est inspiré de plus en plus de faits réels

tels qu'i ls apparaissent dans son dernier roman, Allah n’est pas

obligé.

Cependant, Ahmadou Kourouma semble fasciné par la f igure

du tort ionnaire à propos duquel i l déclare la chose suivante :

Oui, Koyaga, j ' avoue qu 'au fond de mon cœur j 'admire sa brutal i té , sa

brutal i té violente . Koya ga es t cer tainement le pire des dic tateurs , mais

i l y a une cer ta ine logique dans sa façon d 'agi r . Quand i l ar r ive dans

mon his toi re on n 'a pas voulu le prendre comme un mi li ta ire , s i on

l 'ava i t engagé comme t ir ai l leur , f ina lement comme tout le monde, i l se

serai t contenté de ça. C 'es t a lor s qu 'i l a commencé à fa ire un combat

de lu t te , e t quand i l a pr is le pouvoir , le pouvoir é tant l e pouvoir , hé

bien i l s 'es t défendu par tous les moyens pour le garder . A cer tains

moments i l appara î t presque sympathique. I l es t sympa thique. I l gère

les affa ires de façon sympathique, à 4 heures du matin i l se révei l le

l'URSS aux Etats-Unis. Cependant, ils souhaitent intervenir dans les affaires du monde et prendre parti. Or, on sait que le Tiers-monde peine à s'imposer, à faire valoir ses opinions et à constituer ce troisième bloc qui permettrait de sortir du jeu bipolaire. Au-delà des formules et des discours, les contradictions qui apparaissent au sein du mouvement le fragilisent. Des oppositions armées éclatent, les idéaux communs ne résistent pas aux intérêts nationaux. Pis encore, certains dirigeants s'engagent clairement au côté de tel bloc et reçoivent son soutien. Aussi, malgré leurs efforts, les pays africains n'échappent pas au clivage Est-Ouest. Au lendemain des indépendances, l'Occident qui veut à tout prix maintenir son influence et sauvegarder ses intérêts soutient des régimes dictatoriaux, ultraconservateurs, corrompus et très impopulaires. (Cf. George Padmore, «Appendice V», Panafricanisme ou Communisme ?, Paris, Présence Africaine, 1960, p. 449-457).

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pour recevoir les gens. Moi-même j 'a i été reçu par Koya ga à quatre ou

cinq heures du matin. 56

Les nombreux exemples de dictature que l 'histoire a retenus

ou qu'elle offre ont été souvent précédés d'une période de

troubles comme, par exemple, dans les anciennes républiques

romaines ou dans l 'ancien empire de Russie57. La situation de

l 'Afrique est part iculièrement troublante dans la mesure où les

f igures connues de tyrans ne datent que des indépendances ; ce

qui supposerait que ce continent en avait, jusque là, été

épargné.

Certes, l 'Afrique a connu des périodes d' instabi lité ; mais i l

est dif f ici le d'aff irmer que l 'explosion des dictatures sur ce

cont inent puise dans une longue tradit ion de terreur.

Contrairement aux dirigeants actuels qui n'ont de l 'exercice du

pouvoir que la recherche de la satisfaction personnelle, leurs

aînés ont avant tout recherché, dans la quiétude et l 'harmonie,

l 'honneur et l 'épanouissement des individus :

56 Propos recueillis par Marc Fenoli, 18 janvier 1999. 57 La dictature est un système dans lequel tous les pouvoirs sont assumés par une même personne, un groupe ou un parti politique. Ces dictatures apparaissent au lendemain de la Première Guerre mondiale : en Russie en 1918, en Italie en 1922, en Pologne en 1926, en Allemagne en 1933 et en Espagne en 1939. Après la Seconde Guerre mondiale, celles d'Italie et d'Allemagne disparaissent alors que s'instaurent les dictatures communistes de type prolétariat en Europe de l'Est : Albanie, Bulgarie, Roumanie, Tchécoslovaquie, Hongrie, Yougoslavie, R. D. A., etc.

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Ce qui f rappe, chez les peuples noi rs promus à l 'autonomie ou à

l ' indépendance, écr i t Senghor , c 'e st l ' in-conscience de la plupar t de

leurs che fs : leur mépris des va leurs cul ture l les négro-afr ica ines. 58

En effet, les dirigeants africains actuels, pour la plupart,

n'ont pas de la poli tique la déf init ion d'autrefois, c'est-à-dire cet

instrument de prospérité économique et de paix sociale. I ls n'ont

de la notion du pouvoir, au contraire, que l 'ascendant qu'i ls

peuvent exercer sur la populat ion au regard des moyens

impressionnants qu'i ls affectent pour opprimer d'éventuels

contradicteurs. En somme, ce ne sont que des pseudo-chefs à la

solde de l 'ancienne puissance coloniale.

Mais ici, Ahmadou Kourouma éclaire la part d'ombre de ces

hommes. Aussi, en décrivant les coulisses du pouvoir de

Koyaga, i l dévoile les ruses que les chefs d’Etats africains

emploient pour le garder longtemps. Ainsi, i l y a, dans trois des

romans d'Ahmadou Kourouma, trop de répression. Cependant,

pour expliquer le châtiment honteux que les uns inf ligent aux

autres, le narrateur n'hésite pas à user de la piste ethnique, un

peu avec sarcasme :

Nous les Nègres, nous sommes comme la tortue, sans la bra ise aux

fesses nous ne courrons jamais : nous ne tr avai l le rons pas, ne paierons

jamais nos impôts sans force. I l faut immédiatement monter dans les

58 Senghor, L. S., Liberté, tome 1, op. cit., p. 282.

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vi l lages, monte r la force , recréer la peur : les Noirs ne reconnaissent

pas une arme cachée dans son fourreau. 59

1. La passivité du personnage

Ecrire un roman ne signif ie pas seulement suivre un

raisonnement, c’est ajouter aux critères déjà existants des

f igures nouvelles. Or, le roman est, par déf init ion, un cadre dans

lequel vient se loger une histoire ou une act ion. I l se fait

rarement par ant icipat ion, c’est-à-dire par ce qui arr ive, mais par

l ’accentuation de l ’événement ou par ce qui a déjà eu lieu. En

d’autres termes, i l décrit «les mil ieux et les mœurs et [expose]

les lois qui les régissent ; le but de l ’écriture n’[étant] plus

l ’esthétisation du réel mais le rendu f idèle des réali tés les plus

quot idiennes.»60

Par ai l leurs, le roman «sert à représenter des objets, des

événements, des actions, des personnages». 61

Or, il ne se passe r ien ou presque dans ceux d'Ahmadou

Kourouma. Certes, le grand empire mandingue s'est effondré à la

59 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 256. 60 Il s’agit ici de l’approche réaliste du roman, qui triomphe vers la seconde moitié du XIXème siècle grâce aux auteurs comme Emile Zola. Gilles Philippe, «Triomphe et déclin du roman réaliste», Le roman. Des théories aux analyses, Paris, Seuil, coll. Mémo, p.33-39. 61 Todorov, T., La Notion de littérature, op. cit., p.17.

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suite de la conquête française. Cependant, pour faire face à

l ’ intrusion des Européens, la résistance s'organise très mal. Ce

qui explique, sans doute, l ’ immobil isme de l’action.

Djigui et Fama, les principaux personnages des deux

premiers romans d’Ahmadou Kourouma sont agis par l 'Histoire

car c’est par celle-ci que se réalise leur destinée. Ce sont des

personnages sans épaisseur malgré la conscience ou la

pertinence des événements qu’i ls affrontent. Aussi ne sont-ils

pas véritablement les maîtres de leur destin mais seulement ce

que le sort en a pressenti. Ainsi, Djigui et Fama sont totalement

négatifs. Ils subissent l ’act ion ou n’offrent souvent que des

réact ions telles que la peur ou la colère aux dif férentes

situat ions auxquelles i ls sont confrontés. Leurs i t inéraires ayant

été indexés au préalable, i ls demeurent enfermés à l’ intérieur de

la logique de l ’Histoire.

Ces personnages échouent dans toutes leurs épreuves. Et,

ce sont les mauvais chemins déf inis d’avance par la logique du

récit qui s’ouvrent devant eux :

Le pessimisme de Kourouma anéanti t ses per sonnages. Chaque fois

qu’ i l s’appesanti t sur les qual i tés d’un ê t re , c’est toujours et

uniquement pour accuser les vices de l’ê tre antagonis te qu’ i l avi l i t . E t

chaque fois que les c ircons tances invi tent l ’auteur à por ter un

jugement de valeur posi t if sur le personnage (…) ou à lui fa ire

accompl ir un geste humain, c’e st-à-dire noble , généreux, ce jugement

et ce geste sont aussi tôt détruit s soi t par une s imple image, soi t par le

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jugement ou le geste qui suit immédiatement , soi t par l’ar t i f ice d’une

s i tua tion bur lesque (…), si tua tion à l’ al lure moliére sque . 62

I ls se font dans cette prédétermination, dans le montré ou le

déjà là. De fait, l 'outrecuidance du psychologisme f ige autant

l 'action que les personnages. Ces derniers, en effet, n'arrivent

que peu souvent à se débarrasser de l ’emprise de la narrat ion et

ne sont pas les opérateurs de changement de l ’act ion racontée.

Mais, i ls représentent le modèle anti-épique des événements

dans lesquels ils sont engagés. En effet, ceux-ci les

déshéroïsent, les dégradent. I l suff it , de fait, de recourir au

contenu des récits pour s'en persuader.

Le thème de la guerre, par exemple, dans Monnè, outrages et

déf is est un fait que le romancier traite avec ironie alors que

celle-ci est le l ieu où chaque combattant fait preuve de courage

et de bravoure : en effet, i l n 'y a pas de véritable engagement au

combat que la présence seule des troupes françaises aurait suff i

à déclencher :

Sur le chant ier , l ' ina t tendue appar i t ion d 'une colonne f rança ise au se in

du ta ta ava i t paru aux gens de Soba la manifestat ion d 'une sorcel le r ie

supér ieure à cel le du roi . Tous les guerr ier s éta ient descendus des

murs et s 'é ta ient réfugiés dans les t ranchées d 'où, de temps en temps,

appara issa ient , pour aussi tôt d ispara î tr e, des têtes t ressées des

62 Gassama, M., La Langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique, op. cit., p.83-84.

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guer r ier s . 63

Ou, encore :

Entouré de ses suivants, Djigui re sta un temps à écouter le s

explosions , à r egarder les fumées envelopper la col l ine . Ensuite , i l s

t rot tè rent paresseusement le long du rempar t inachevé. Dans les

fossés, t ra îna ient des fusi l s, des saga ies , des pioches ; acheva ient de

se consumer les amoncellements de ma tér ie ls et de vivres auxquels les

guer r iers avaient mis le feu avant de déguerpir . 64

L'absence de combat et l 'échec de Djigui démontrent combien

rien de nouveau n’arrive. Bien plus, l ' instauration des visites du

vendredi, qui semble atténuer ce désastre renforce l ' immobil isme

et la passivité du personnage. Elle détourne l ’élan du récit en ne

renforçant que le pouvoir des colonisateurs :

Au cours des s ix premiers mois du pouvoir toubab, protégés par les

t i ra i l leurs, guidés par les s ica ires , le capitaine blanc, Djigui et

l ' in terprète é ta ient montés dans toutes les montagnes, avaient parcouru

toute s les savanes, ava ient trave rsé toute s le s r ivières des pays de

Soba pour vis i ter chaque chef- l ieu de canton. Partout , des fê tes et des

danses les avaient accueil l i s et l eur avai t été offer t tout ce qui se

propose à des hôtes de marque , même les vierges peules pour le r epos .

La pa ix, l 'œuvre civi l i sat r ice f rançaise , les lois du Blanc e t les

63Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p.37. 64 Ibid., p. 38.

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besognes du Noir avaient été expliquées à tous . 65

Les vis ites du vendredi qui redonnent de l ’ importance à Djigui

auraient pu servir à édif ier une nouvelle action. Or, elles ne sont

aussi que des impression fuyantes, un simulacre puisque

Ahmadou Kourouma n’a pas d'autre façon de montrer la

prégnance de l 'événement déterminant que de donner à son

personnage l ' i l lusion de redorer son blason.

D’une manière générale, Fama et Djigui volettent sans pour

autant créer un espace qui serait le leur. Aussi, par rapport aux

déterminations reçues, aucun surcroît n’est inventé qui leur

procurerait ce nouvel espace. Ils n’échappent pas à la

détermination mais perdent le pouvoir d’être des personnages

l ibres en se désappropriant. Le roman devient dès lors une forme

inerte de f idél ité à la passivité qu' i l faut poursuivre :

Pour encourager et honorer not re roi , des vi l lageoi s spontanément

vinrent à la mosquée , courbèrent la pr ière du comba ttant e t des

disciple s inavoués du marabout Yacouba, en prof i tè rent pour égrener

des chapelets à onze gra ins pr ohibés. Le commandant enjoignit le

Centenaire de se sépare r des anti-Blancs. Avant que le Kélémassa ne

se prononçât sur la r equête, Fadoua, le por te-canne et l 'exper t en

fét iches, opta pour le dialogue : «I l ne faut pas offr ir au Toubab les

pré textes d ' interdi re l 'é tat de guerre e t de suppr imer les vis i tes de

65 Ibid., p.72.

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vendredi . »66

En définit ive, l 'arbitraire n'a que peu d’importance. À cause

du passé, i l y a une exigence nouvelle de l 'événement qui va

beaucoup plus loin que l 'écriture et qui s'accommode d'une

détermination beaucoup plus impérieuse que celle du hasard.

Aussi, Fama n'existe pas en dehors de la bâtardise des

indépendances, Djigui non plus sans l 'agression française. Ces

personnages ne sont pas des bâtisseurs, mais des vict imes de

l 'histoire. Bâtir aurait été produire quelque chose qui ne fût pas

préconisée par quelque volonté ou quelque événement

extérieurs au personnage. Cela aurait été établir une forme

d’intell igibil i té caractérisant non seulement l ’attente du lecteur

mais aussi une forme d’ indéterminat ion du personnage, une

résistance au parcours déjà tracé.

Mais Fama et Djigui sont à un tel point déterminés qu'il s'est

produit indépendamment d'eux quelque «malheureux»

événement : pour l 'un, la désillusion du combat des

indépendances et, pour l 'autre, l 'ef fondrement de son autorité.

Aussi, i ls ne peuvent prétendre être autre chose que cet

acharnement du sort sur eux, c'est-à-dire être des personnages

l ibres de toute détermination car quelque chose ici a été conçue

dans les romans par la possibi l ité seule qu'i ls ont de dire le

désenchantement du temps, l 'agressivité de l 'histoire.

66 Ibid., p. 188.

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2. Romans et recomposition fragmentaire

L'histoire africaine de la colonisation exerce une tel le

inf luence dans l 'œuvre d'Ahmadou Kourouma que cette dernière

y est presque entièrement moulée.

Parmi les romanciers africains de sa génération, sans doute,

est-i l celui qui accorde une tel le importance aux événements de

cette époque. Depuis Les Soleils des Indépendances à Allah

n'est pas obligé, en trente ans, Ahmadou Kourouma s'est, en

effet, établi comme le romancier familier des tribulat ions de

l 'Afrique moderne.

Cela dit , au début des années cinquante, soit une vingtaine

d’années avant la parut ion de son premier roman, ce qui

singularise la toute jeune l it térature africaine, c'est son goût

pour l 'engagement polit ique en faveur de la l ibérat ion des

peuples maintenus sous la dominat ion étrangère. Les écrits qui

paraissent alors n'ont guère pour préoccupation majeure que la

colonie, et ce, malgré que le ton et la tournure variassent,

souvent, d'un auteur à l 'autre67.

67 Bien que certains écrivains africains reprochèrent à d'autres leur transcendance à l'égard de la colonisation, il n'empêche que leurs œuvres, notamment celles du Guinéen Laye Camara ruinaient aussi l'image du colonisateur souvent plus que ne l'entendit, par exemple, le Camerounais Mongo Béti qui avait alors de la définition de l'anticolonialisme une espèce d'engagement politique de la littérature.

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Aujourd'hui encore, la l it térature africaine ne s'est pas

totalement affranchie de cette tâche collective car, comme

auparavant, elle reste mil i tante.

Les années soixante s'ouvrent avec la parution d'un bel

ouvrage : L'Aventure ambiguë68 de Cheikh Hamidou Kane,

désormais un classique de la lit térature africaine. D'autre part,

les écrivains afr icains, de plus en plus nombreux, ressentent le

besoin de renouveler leur thématique. Aussi ne célèbrent-i ls plus

uniquement la vieil le Afrique, lointaine et guerrière, mais

traitent- ils de tout et, surtout, de l 'homme et de son rapport à la

société.

Et même si un auteur comme Nazi Boni reste encore

nostalgique à la tradit ion, le roman africain se diversif ie : i l

devient ant inomique et de plus en plus contestataire. Aussi, aux

écrivains qui recherchent l 'excellence bourgeoise et sécuritaire,

ceux de la nouvelle générat ion opposent l 'Afrique comme cadre

dans leurs récits69.

Or, c'est dans un tel contexte que paraît : Les Solei ls des

Indépendances .

Trois autres ouvrages suivent sa parution. Et, tel un

cont inuum, toute f in d’un roman paraissant comme un début en

68 Kane, Ch. H., L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, (1961), 2000, 191 p. 69 Dépassé le temps de la colère et de la fascination à l’égard des traditions et l'univers traditionnel, la nouvelle forme du roman africain s'offre en spectacle aux forces du mal et de l'angoisse. Dans sa représentation du monde, elle traduit le destin tragique de l'homme au lendemain des indépendances. Parmi les romanciers de cette nouvelle génération, il y a des précurseurs comme Ahmadou Kourouma et Yambo Ouologuem.

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puissance de l ’autre, tous les romans d’Ahmadou Kourouma

mettront au jour dif férents aspects de l 'Afrique moderne, rompue

à la corruption et infestée par les nombreuses dictatures.

Ainsi, ces derniers s’ inscrivent dans la l ignée obsessionnel le

de l ' identif icat ion au passé. Nostalgiques parfois, i ls scrutent ,

auscultent jusqu'au détail cette histoire qui dét ient, assurément,

la clé de la compréhension des drames mis en scène. Aussi

l ' invention reste-t-elle rarement l ibre d'autant plus qu'en dépit de

ses incl inat ions, le romancier ivoirien souhaite déclamer sa

f idél ité à la nature. Ainsi conçue comme organisat ion du temps,

son œuvre se donne à lire, en déf init ive, comme une peinture

historique en marquant ic i davantage la pr imauté de la réalité sur

l ' imaginaire.

Lorsque paraît Les Solei ls des Indépendances à la f in des

années soixante, l 'Afrique compte presque déjà une décennie

d' indépendance. Pourtant, elle a très vite déchanté car l 'euphorie

ne dure que très peu de temps. En effet, «les soleils des

Indépendances» qui succèdent aux «solei ls de la polit ique» se

heurtent à toutes sortes d'obstacles sur les plans poli t ique,

économique et social.

Après le partage et la distr ibution des postes, les promesses

sont restées inexécutées, les lendemains des indépendances

africaines s 'étant, en effet, révélés plus cyniques que jamais.

Ainsi Fama, le personnage principal des Solei ls des

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Indépendances , est-i l écarté du pouvoir par des f i ls d'esclaves,

vil ipendé par sa communauté :

- Assois tes fesses e t f e rme la bouche ! Nos ore i l le s sont fa t iguées

d 'entendre tes paroles !

C 'éta i t un cour t e t rond comme une souche , cou, bras , poings et

épaules de lut teur, visage dur de pierre , qui avai t c rié , s 'exc ita i t

comme un gr i l lon affol é e t se hi ssai t sur la pointe des pieds pour

égaler Fama en hauteur. 70

Ce personnage est à l ' image de cette Afr ique tradit ionnelle

qui souffre, à cause du mépris et de l ' indifférence des jeunes ou

bien des nouvelles mentali tés que ceux-ci ont acquises avec la

colonisation et la modernité. Ainsi, pendant que d'aucuns sont

préoccupés par les fresques de la révolte et du désespoir,

Ahmadou Kourouma fait l ' inventaire des changements

effroyables de l 'Afrique moderne, cependant que le si l lon que

creuse son œuvre est un véritable pèlerinage dans le temps et

aux confins de la mémoire, un désir d'évoquer l ' instant passé et

de renouer avec le temps révolu.

Au reste, ses deux derniers romans i l lustrent à merveil le cet

ancrage temporel. En effet, En attendant le vote des bêtes

sauvages et Allah n’est pas obligé soulignent, à coups sûrs, les

incertitudes de l 'Afrique en proie à la dévastat ion. Qu' i l s'agisse

70 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p.15.

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de l'échec des systèmes poli t iques ou de l 'éclatement des

guerres, r ien n'est laissé au hasard. Bien au contraire. Ces deux

romans égrènent les complots fomentés, les étranges amitiés et

les persécutions, faisant, de fait, ressort ir l ’ image d'une Afrique

maudite.

L'œuvre d'Ahmadou Kourouma, est ainsi truffée de faits

historiques concrets. Aussi ne paraît-elle plus simplement

évoquée une incursion, une sorte d'escapade seulement mais

elle devient familière du temps et de l 'histoire tragique du

cont inent noir dès lors qu'el le arpente la douloureuse et indicible

réali té.

Les romans d’Ahmadou Kourouma décrivent, en effet, les

tribulations qui ont réellement eu lieu dans le temps. A propos, i l

déclare s'être inspiré d'une rencontre réelle pour façonner un

des personnages de son avant-dernier roman :

Moi-même, di t- i l , j ' a i é té reçu par Koyaga à quatre ou cinq heures du

matin . 71

Aussi la particularité du romancier ivoir ien réside-t-el le dans

cette représentat ion des événements réels comme faisant

ent ièrement partie de l 'œuvre de f iction et dans la manière

71 Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999.

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d'associer les uns à l ’autre de tel le façon que les faits réels

f inissent par être assimilés par l 'art i f ice poétique.

De fait, l 'événement réel a plus d'importance ic i, voire plus de

valeur que la f ict ion, lorsque celle-ci est considérée séparément.

Ce procédé ayant trouvé une objectivat ion dans le fait que

l 'œuvre est presque ent ièrement hantée par la trace, laquelle

scelle, en somme, l 'œuvre et son existence.

Eu égard à la façon dont la narrat ion découle, i l semble que

le principe de vérité est à la base de l 'acte de création.

L' identif ication à un personnage réel étant d'une profonde uti l ité

tel le que la véracité du propos en dépend. Ce qui suppose ic i

que l 'œuvre ne devient réalisable qu'avec cette prise en

considération de la réali té.

Trente ans après la parution de son premier roman, la

perspective est restée la même puisqu'elle s'est poursuivie dans

la réflexion de la trame historique. Voulant cependant rendre

f iable son orientat ion discursive, l ’œuvre romanesque

d’Ahmadou Kourouma a pris appui sur le socle que la réalité

offrait . A cet égard, i l déclare notamment recourir aux origines

«pour donner une idée d'où est partie l 'af faire» :

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Évidemment , i l fa l lai t que je par le des or igines, el le s sont tr ès

importantes car ça donne une idée d 'où es t par t ie l 'af fa i re et du

changement inte rvenu. 72

Ainsi le romancier ivoirien puise-t-i l systématiquement aux

sources ou bien recherche-t-i l un appui précis avant de réf léchir

aux condit ions de création de son œuvre.

En somme, réali té et f iction entretiennent, ici, une étroite

l iaison. Et, dans leur collaboration, la simple vision d’un roman

d’Ahmadou Kourouma devient une recomposit ion fragmentaire de

l 'histoire puisque que celui-ci suit pas à pas le cheminement

historique.

3. Ironie de l’histoire et destin tragique du

personnage

Mis à part Koyaga et Birahima, Fama et Djigui se

singularisent par le caractère prévisible de leur destin. Un

nombre de traits aussi bien sémantiques que psychologiques

voue ces deux personnages à un fort déterminisme. En effet, la

72 Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999.

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l ivraison de leur nom a quelque l ien avec leur destin quoique

celui de Fama soit négativement chargé. Ce dernier est le

descendant d'une famille princière. A la mort de son père, c'est à

lui que serait échu le trône ; mais les administrateurs coloniaux

de l 'époque l 'évincèrent au détriment d’un cousin dénommé

Lacina.

Aussi, au l ieu de grandeur, Les Solei ls des Indépendances,

se caractérise par la décadence du dernier descendant de la

dynastie des Doumbouya. Fama est déf ini, dès les premières

pages du roman, comme un «vautour» qui s 'empresse de joindre,

à la cérémonie des funérail les du sept ième jour de feu Koné

Ibrahima, le reste de la bande qui sévi t dans la capitale :

Aux funérai l les du septième jour de feu Koné Ibrahima, Fama al lai t en

retard . I l se dépêchai t encore , marchai t au pas redoublé d 'un

diarrhé ique. I l é tai t à l 'autre bout du pont re l iant la vi l le blanche au

quar t ie r nègre à l 'heure de la deuxième pr ière ; la cérémonie avai t

débuté. 73

Le narrateur n'en dira pas davantage sur ce mystérieux

personnage. Du moins, cette cérémonie est l 'occasion de

souligner, d'une part, les activités qui occupent tous les

commerçants ruinés par les indépendances et de faire valoir,

73 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 11.

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d'autre part, le devoir de la communauté envers l ' individu,

notamment l 'obligat ion d'assister les proches pendant un décès.

Cependant, le motif réel de la présence de Fama aux

funérai lles de Koné Ibrahima, reste le gain : ce qu'elles

rapportent beaucoup plus qu'une simple présence du

représentant des Malinkés de la capitale ; car nul n'ignore que

cette nouvelle «act ivité» permet de faire vivre son ménage :

Comme toute cérémonie funéra ire rappor te , on comprend que les gr iots

malinké , les vieux Malinkés, ceux qui ne vendent plus parce que

ruinés par le s Indépendances (e t Allah seul peut compter l e nombre de

vieux marchands ruinés par le s Indépendances dans la capi ta le ! )

t rava il lent tous dans les obsèques e t le s funérai l les . De vér i tables

professionnels ! 74

Tout comme les autres «hyènes» de la bande présentes aux

funérai lles, Fama n’exerce plus aucune activité. Or, travail ler

dans les pompes funèbres est devenu sa seule source de

revenus. Aussi, autour de la mort de ce mystérieux Malinké vient

se greffer, non pas une vision de la mort de la société à laquelle

i l appartient, mais le sort de Fama. Non seulement, i l a été

écarté du pouvoir par la faute de la colonisation, mais l 'hérit ier

du trône du Horodougou est rejeté par les siens et, même,

vil ipendé par des f i ls de chien et des hommes sans caste :

74 Ibid., p.11.

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L'ombre du décédé al la i t t ransmet tre aux mânes que sous les solei l s

des Indépendances les Mal inkés honnissaient et même gi f la ient leur

pr ince . Mânes des a ïeux ! Mânes de Mor ina, fondateur de la d ynast ie !

i l éta i t temps, vra iment temps de s 'apitoyer sur le sor t du dernier et

légi t ime Doumbou ya ! 75

Pour survivre à la spoliat ion, i l a d’abord été un commerçant :

ainsi, i l a exposé dans tous les grands marchés d'Afrique :

Dakar, Bamako, Bobo, Bouaké :

Fama déboucha sur la place du marché der r ière la mosquée des

Sénéga la is . Le marché éta i t levé mais persis taient des odeurs malgré

le vent . Odeurs de tous les marchés d 'Afr ique : Dakar , Bamako, Bobo,

Bouaké ; tous le s grands marchés que Fama avai t foulés en grand

commerçant. Cet te vi e de grand commerçant n 'é ta i t plus qu 'un

souvenir parce que tout le négoce avai t f in i avec l 'embarquement des

colonisa teurs. 76

Lorsque surviennent «les solei ls de la polit ique», Fama

délaisse son commerce pour se consacrer entièrement à la lutte

pour l ' indépendance du Horodougou et venger l’ imposture de

Lacina. Or, au lendemain de l’ indépendance, Fama est «jeté aux

mouches comme la feuil le avec laquelle on n'a f ini de se

torcher» et a vu ses il lusions s 'envoler. Aussi est-il contraint 75 Ibid., p.16-17. 76 Ibid., p. 22.

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d’intégrer la bande d'hyènes77 et de mendier pour vivre car «tant

qu'Allah résid[ait] dans le f irmament, tous les f i ls d'esclaves, le

parti unique, le chef unique, jamais ne réussiraient à le faire

crever de faim» 78.

A la cérémonie des funérail les, probablement, l 'un des seuls

l ieux fréquentés par les Malinkés qui respectent encore la

coutume, Fama subit, paradoxalement, le pire des affronts et des

déshonneurs : i l se fait malmener par Bamba, un descendant

d'esclave, à l’allure ingrate («court et rond comme une souche,

poings et épaules de lutteur, visage dur de pierre» 79) ; autrement

dit, tout le contraire de Fama dont la stature faisait «le plus haut

garçon du Horodougou, le plus noir, d'un noir br il lant du charbon

avec des dents blanches, les gestes, la voix, les richesses d'un

prince»80.

En déf iant le dernier représentant des Doumbouya, Bamba

brisait volontairement les règles de la tradit ion et faisait

péric l iter le dernier socle sur lequel reposait encore l 'espoir de

Fama. D’ai l leurs, les premières pages des Solei ls des

Indépendances se répandent comme un écho sur tout le roman :

elles signalent les diff icultés que rencontrera, plus tard, le

personnage principal.

77 Dans la cosmogonie ouest africaine, l’hyène incarne le «symbole de la stérilité, de la nuit chaotique et du désordre perturbateur de l’harmonie universelle» contrairement au lièvre qui est le reflet des qualités morales positives telles que «la fécondité, la lumière, l’ordre, la Vie». Nous avons extrait cette citation au livre de Makhily Gassama, La Langue d’Ahmadou Kourouma, paru en 1995 aux éditions Acct-Karthala. L’auteur l’emprunte au livre de Gusine Gawdat Osman, L’Afrique dans l’univers poétique de Léopold Sédar Senghor, N.E.A., Dakar-Abidjan-Lomé, 1978. 78 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 25. 79 Ibid., p. 15. 80 Ibid., p. 48.

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Dès le début du roman, en effet, Fama est perdu et son

dest in scellé. Aussi, les insultes que lui profèrent certains

membres de sa communauté de même que la prise du pouvoir

par les descendants d'esclaves ne sont que les manifestat ions

du mauvais sort qui pèse sur lui. Ces soleils sur les têtes, ces

polit ic iens, tous ces voleurs et menteurs, tous ces déhontés,

n’étaient que le désert bâtard où devait s’éteindre la dynast ie

Doumbouya :

I l é tai t prédi t depuis des s ièc les avant l es sole i ls des Indépendances,

que c 'é ta i t près des tombes des aïeux que Fama deva i t mour ir (…) 81

L'affront de Bamba signe le déclin des Doumbouya, la f in

d'une époque et, par conséquent, accentue le confl it dont i l est

quest ion tout dans ce roman mais qui apparaît déjà en f i l igrane,

dans le premier chapitre, sous la forme, d'une part, du discours

démodé et parfaitement rôdé dans la tradit ion qui est incarnée

par Fama ; et, d'autre part, dans l 'att i tude désinvolte de Bamba,

qui tranche totalement avec la vision ancestrale et qui est le

signe d'un changement d'époque. Ce qui se prof ile, dans ce

chapitre déjà, c'est l 'opposit ion entre l 'ancien et le nouveau

monde : un monde soucieux et respectueux des valeurs

tradit ionnelles et un autre monde, moderne, mais perverti et

encore mal canalisé.

81 Ibid., p. 185.

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A défaut d'épouser cette nouvelle ère et «la bâtardise» des

indépendances, Fama se replie sur son passé : i l choisit de

rester prisonnier de sa structure et du déterminisme de son

appartenance princière en dépit des changements polit iques :

Adapte- toi ! Accepte le monde ! Ou bien es t-ce pour le s funéra i l les de

Ba lla que tu veux par t ir ? Ma is les funéra i l les , ça peut toujours

at tendre. Reste, Fama ! Le prés ident e st prê t à paye r pour se fa i re

pardonner le s mor ts qu ' i l a sur la conscience, les tor tures qu ' i l vous a

fai t subir ; i l es t prê t à pa yer pour que vous ne par l iez pas de ce que

vous avez vu. Prof i te de cet te aubaine ! Buvons ensemble l e la i t de la

vache de tes peines. 82

Fama cont inue donc de cult iver l ' image du prince. Ce qui

accroît , de toute évidence, son décalage, son anachronisme et

l 'humour, notamment à travers son al lure f ière et alt ière ou son

charisme, quoique le narrateur ironise souvent sur l 'autorité qu' i l

pouvait encore représenter. I l reste, malgré tout, l 'hérit ier du

trône du Horodougou même s'i l a perdu tout espoir de le

reconquérir :

Fama, avec sa digni té habitue l le, marcha encore quelques pas, puis

s 'a rrê ta encore e t scanda le s mots :

82 Ibid., p. 182.

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- Regardez Doumbou ya, le pr ince du Horodougou ! Regardez le mar i

légi t ime de Sal imata ! Admirez-moi , f i l s de chiens, f i l s des

Indépendances ! 83

Ou encore :

Mais tout ce la é ta i t f ini , tout ce la ne l ' intéressa it p lus . Que la récol te

du sorgho de l 'harmat tan prochain soi t bonne ou mauva ise , le mourant

s 'en désintéresse . 84

Lorsqu' il arrive aux funérai l les de Koné Ibrahima, Fama se

fait remarquer : i l se pavane, sans doute, parce qu'i l est de

condition supérieure comparé au reste des Malinkés qui sont

présents à la cérémonie et qu’ il veut le montrer ; de fait, i l ne

manque pas l 'occasion de rabrouer le griot qui se méprend, dans

le partage des offrandes, de respecter la tradit ion en associant

les Doumbouya aux Keita alors que ceux-ci sont princes du

Horodougou, totem panthère et ceux-là rois du Ouassoulou, au

totem hippopotame. Cela dit, nous sommes saisis par le contre-

pied qui caractérise ce personnage.

Ainsi, contrairement aux apparences, Les Soleils des

Indépendances ne fait pas l 'apologie des indépendances

africaines, ni l 'éloge du principat. Il relate, plutôt, les errements

83 Ibid., p. 191. 84 Ibid., p. 186-187.

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du prince dans l 'ère moderne ; expose, conséquemment, la

conception malinké du sort ou destin.

Celui de Fama est prédit plusieurs siècles à l 'avance et se

réalise, avec précision, malgré le temps qui sépare ces deux

événements car, non seulement Fama vit sous les funestes

«solei ls des Indépendances» mais le comble, c'est qu'i l revient

mourir à Togobala près des siens :

Fama par ta i t dans le Horodougou pour y mour ir le plus tôt possible . I l

éta i t prédi t depuis des s ièc les avant les sole i l s des Indépendances, que

c 'éta i t près des tombes des aïeux que Fama devai t mourir . 85

Le verbe «devoir» - que nous soulignons, par ai l leurs -

évoque l' implacabil ité même de ce destin, le fait qu’i l doit

s’exercer. I l se laisse l ire comme l ’emblème où doit le porter son

cruel dest in. Par conséquent, quoiqu’il tentât, Fama était

condamné d’avance. Aussi est-i l déjà aveuglé par ce même

dest in, lorsque Bal la veut le retenir dans sa vi l le natale :

Personne ne peut al le r en dehors de la voie de son dest in . Balla é tai t

ahur i . Après tout , Fama, tu as beau être le dernier des Doumbou ya, le

maît re de tout le Horodougou, t u ne va lais que le pe t i t- f i l s de Bal la .

Ignorant comme tu é tais des viei l l es choses e t aussi aveugle e t sourd

dans le monde invis ible des mânes et des génies que Bal la l 'é tai t dans

85 Ibid., p. 185.

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notre monde, tu devais d 'écouter le vieux fé t icheur . Un voyage au

mauvais sor t , c 'es t un acc ident grave et s tupide, ou une ter rible

maladie, ou la mort , ou une int r igue… 86

Dès que les funérail les avaient f ini, Fama avait décidé de

retourner à la capitale, en dépit des mises en garde du fét icheur

Balla. En effet, malgré les supplications de ce dernier, le pr ince

du Horodougou revient auprès de sa femme, Salimata.

L’éventualité d’un mariage avec Mariam aurait dû aiguiser

l ’appétit de Fama et permettre à ce dernier de concrét iser ce

qu’i l n’avait pas réussi à faire avec son épouse, c’est-à-dire

assurer une descendance à la dynastie Doumbouya.

Au reste, l 'att itude contraire de l 'hérit ier du trône du

Horodougou étonne. Fama étant, assurément, un tradi tionaliste

(car seul Allah sait quelle importance il accordait à la magie !),

tout porte à croire qu'i l aurait suivi le féticheur Balla et serait

resté à Togobala af in d’éviter le risque qu'i l courrait en repartant

dans la capitale.

Or, une fois revenu, les choses se gâtent. En effet, à cause

d’un rêve, Fama est accusé de complot contre le président, est

jugé et emprisonné, avant d’être remis en l iberté quelques mois

plus tard.

En réalité, en quit tant Togobala, le dernier Doumbouya venait

se jeter dans la capitale des Ébènes af in que s'accomplisse le

86 Ibid., p. 146.

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funeste dest in. C'est en prison que celui-ci se révèle nettement,

d'ail leurs :

Lui Fama n 'ava it pas écouté les paroles prophét iques du grand sorc ier

Ba lla, lor s du dépar t de Togoba la. Cela lu i paraissa i t maintenant

incroyable et c 'é ta i t pour tant vrai . Pourquoi tant d 'entê tement ? Parce

que Fama suivait son dest in. Les paroles de Balla n 'ont pas é té

écoutées, parce qu 'e l le s ri cochaient sur le fond des ore i l les d 'un

homme sol l ic i té par son dest in, le des t in prescr i t au dernier

Doumbou ya. «Fama, maintenant i l n ' y a plus de doute , tu es le dernier

Doumbou ya. C 'est une vér i té net te comme une lune ple ine dans une

nui t d 'harmattan. Tu es la dernière gout te du grand f leuve qui se perd

et sèche dans le déser t . Cela a é té di t e t écr i t des siècles avant toi .

Accepte ton sor t » (…) murmurai t- i l . 87

En fait , le patronyme «Fama», plus puissant que la magie de

Balla, inscrivait son porteur dans un espace précis et fortement

décalé du milieu moderne dans lequel celui-ci vivait au

lendemain des indépendances :

Maintenant, d i tes - le-moi ! Le voyage de Fama dans la capita le

(d’une lune , d isa i t- i l ) , son retour près de Salimata, près de ses amis e t

connaissances pour leur apprendre son désir de vivre déf ini t ivement à

Togobala , pour arranger se s affa ires, vraiment di te s- le-moi , ce la é ta i t -

i l vra iment, vra iment nécessaire ? Non et non ! Or de t rè s bons

sacr if ice s pouvaient l’ adoucir , et pour le dé tourner, de t rè s durs

87 Ibid., p.168-169.

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sacr if ice s. Bal la l ’a di t et redit . Fama a durc i les ore i l le s, i l lui f al la i t

par t i r . Une cer taine crâner ie nous condui te à not re per te. 88

«Fama» signif iant «roi», cette distinction référant aussi aux

terres du Horodougou sur lesquelles i l aurait dû régner,

l 'obst ination du descendant des Doumbouya s'accommodait

d'une délocalisation.

En effet, Fama paie son entêtement par une

déterr itorialisation et une mort certaine, qui entraîne, par

ricochet, le tr iomphe des indépendances ou du monde moderne

sur le monde tradit ionnel et régressif , certes, mais humain, à

l ’égard du descendant des Doumbouya.

La mort de Fama marque la f in du déterminisme et souligne,

surtout, la spécif icité de l 'histoire comme continuité ou comme

évolution.

Elle fait aussi apparaître l ' idée de circular ité dans la tradit ion,

de même d'ai l leurs, que dans celui de dest in. Les aïeux de Fama

étant enterrés à Togobala, c'est dans ce même vil lage que la

dépouil le est conduite fermant, ainsi, la boucle :

I l éta i t prédit depui s des s ièc les avant le s sole i ls des indépendances ,

que c 'é ta i t près des tombes des aïeux que Fama deva i t mour ir . 89

88 Ibid., p. 146. 89 Ibid., p. 185.

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Ou encore :

Fama ava it f in i , é ta i t f ini . On en aver t i t le chef du convoi sani ta i re . I l

fal la i t rouler jusqu 'au prochain vil lage où on a l la i t s 'ar rêter . Ce

vi l lage é ta i t à quelques kilomè tres , i l s 'appela i t Togobala . Togoba la

du Horodougou. 90

La not ion de circularité réfère ici au mode de vie que Fama a

dû mener, même pendant la fameuse période des «solei ls des

Indépendances», comme prince et déshéri té. I l n'empêche que

Fama ne cessera de se vanter souvent d’avoir vécu en légit ime

Doumbouya comme il se plaît à le rappeler peu avant sa mort :

Fama, avec sa digni té habitue l le, marcha encore quelques pas, puis

s 'a rrê ta encore e t scanda le s mots :

- Regardez Doumbou ya, le pr ince du Horodougou ! Regardez le mar i

légi t ime de Sal ima ta ! Admirez-moi , f i ls de chien, f i l s des

Indépendances ! 91

En effet, lorsqu'i l se rend aux funérailles de son cousin

Lacina à Togobala, pendant son escale à Bindia, chez ses

beaux-parents, «i l [est] salué (…) en honoré, révéré comme un

président à vie de la république, du parti unique et du

90 Ibid., p.196. 91 Ibid., p. 191.

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gouvernement»92. Aussi, malgré cet air de modernité des

indépendances, Fama continue de recevoir les égards dus à son

rang de prince du Horodougou.

Dans Monnè, outrages et défis , la quest ion du destin est

aussi cruciale. Mais, cette fois, i l s'agit d'un personnage dont le

nom même embraye sur l ' isolement dans lequel i l sombre vers la

f in de sa très longue vie : car «Djigui», en mal inké, signif iait

«mâle solitaire»93

Ce roman crit ique repose, pour l 'essentiel, sur la vision

africaine de la colonisat ion française. La période qu'i l relate

s'étend sur plus d'un siècle ; ce qui équivaut à l 'âge, plus ou

moins, réel de Djigui.

Celui-ci, que le narrateur surnomme aussi le Centenaire ou

Patriarche, sans doute, à cause de son extraordinaire longévité,

est le témoin des événements qui transforment sa vie et cel le du

royaume ; une transformation faite de hauts et de bas et qu' i l a,

d'une façon générique, qualif iée de «saisons d'amertume» ou

«monnew», ce dernier terme n'ayant pas d’équivalence en

français.

Sur près de trois cents pages, ce l ivre dresse un réquisitoire

contre les conformismes et les pires compromissions dus au

colonialisme. Dans ce roman, la pérennité des Keita qui règnent

sur le pet it royaume depuis plusieurs siècles est menacée de

92 Ibid., p. 95. 93 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 161.

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s'éteindre à cause de l ’ invasion des troupes coloniales. Aussi

Djigui a-t-i l ordonné aux sicaires et aux sbires d' immoler des

bœufs, des moutons, des poulets et mêmes des humains af in

d'obtenir, des ancêtres, l 'annulat ion du mauvais sort qui est

suspendu, comme une épée de Damoclès, au-dessus de la

dynastie. Une fois que celle-ci a été acquise, la narrat ion,

proprement dite, peut commencer.

Cependant, ce qui frappe, c'est la tournure que prend le

sacrif ice. Ayant été offert aux mânes pour écarter le funeste

sort, celui-ci n 'a pu garantir la pérennité des Keita. Bien au

contraire, ce sont les prières qui tr iomphent : ce qui suppose ic i

que Djigui a récolté un demi succès :

Le ma tin, i l é tai t a l lé au plus pressé : se sauver , sauver le pouvoi r, e t

avai t engagé le combat pour assurer , quoi qu 'i l advienne , la pérenni té

de la dynas tie des Keita, le s rois de Soba dont le totem es t

l 'hippopotame. D 'abord par le s sacr i f ices , ensui te par les pr ières . Les

sacr if ice s avaient été va ins ; le s pr ières avaient tr iomphé. 94

En fait, le mauvais sort n'a pas été totalement écarté mais

seulement retardé. L'acceptation momentanée ou part iel le des

suppliques de Djigui ne serait alors qu'une parenthèse ouverte

qui f inirait par se refermer sur lui, tôt ou tard. En effet, le

94 Ibid., p. 16-17.

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dénouement du roman donne raison au début puisque Djigui

f inira quand même sa vie en vieux «mâle sol itaire».

Le sort de ce dernier ressemble, à bien des égards, à celui

de certains personnages des tragédies grecques. Son parcours a

quelques trai ts communs, par exemple, avec celui de Œdipe

dans la tragédie éponyme de Sophocle : Œdipe Roi95.

Ce dernier, accablé par le destin, a beau vouloir le fuir, n'y

échappe pas. En effet, ayant appris de l 'oracle l 'abominable sort

qui était réservé à leur f i ls Œdipe, Jocaste et Laïos décident de

s'en séparer. L'enfant est alors recueil l i par un berger et remis

au roi Polybe qui l 'élève comme son propre f i ls. Plus tard, Œdipe

qui apprend les prédictions du dieu delphique prédisant son

parr icide quitte ses parents adoptifs croyant ainsi échapper à la

fatal ité. Cependant, la vi l le de Thèbes est terrorisée par un

Sphinx. Plein de bonté et de soll icitude, le personnage de

Sophocle répond aux plaintes de la Cité assiégée. Sur le chemin,

au cours d'une rixe, i l f rappe à mort Laïos son père biologique.

Accueil l i en héros, i l épouse sa mère. Œdipe, de cette façon,

retombe dans les mailles du f i let du dest in.

Toutefois, i l faut se garder de tout comparer et lever au

moins une équivoque. Pour les tragiques grecs, la fatal i té n'est

pas le ressort du hasard. Autrement dit, i l y a une idée de cause

à effet à laquel le nul ne se dérobe ; en l ’espèce, le malheur qui

95 Sophocle, Œdipe Roi, Paris, Le Livre de poche, «Classiques de poche», 1994, 140 p.

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f rappe Œdipe découle de la malédiction qui pèse sur le clan des

Labdacos.

En effet, ayant conçu une passion pour le f i ls de Chrysippos

qu'il enleva, Laïos et toute sa descendance avaient été maudits.

En Afrique, cette même malédiction eut pu être détournée. I l

aurait suff i, alors, de voir un marabout ou de recourir au

féticheur. En somme, là où le dest in grec implique la chute du

héros, le marabout africain obt ient le tr iomphe de sa magie :

Un voyage s 'étudie : on consulte le sorc ier , l e marabout, on cherche le

sor t du voya ge qui se déga ge favorable ou maléf ique. Favorable, on

je t te le sacr if ice de deux colas blanches aux mânes e t aux génies pour

les remerc ier . Maléf ique , on renonce , mais s i renoncer est insa tiable

(et i l se présente de parei l s voyages) , on pat iente, on cour t chez le

marabout , le sorc ier ; des sacr if ice s adoucissent le mauvais sor t e t

même le dé tournent. 96

C'est dire que le mauvais sort, bien qu'il ait aussi une cause,

en Afr ique, n’est pas pour le moins insurmontable. A propos,

c'est encore un des romans d'Ahmadou Kourouma qui nous

donne le meil leur exemple.

Dans En attendant le vote des bêtes sauvages , en

rencontrant Koyaga, son homme de dest in, Maclédio a pu mettre

96 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 145

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f in au sort qui pèse sur lui. Ainsi, le mauvais sort peut être

circonscrit par les puissances surnaturel les.

Les marabouts, c 'est-à-dire les saints musulmans sont mis à

contr ibution car i ls sont considérés comme des spécial istes dans

l 'art divinatoire. Tout comme les féticheurs, i ls interviennent

dans la rectif ication du mauvais présage.

En Afr ique de l’ouest et, en part iculier, dans les milieux

islamiques où s'al l ie si bien animisme et pratique rel igieuse,

sacrif ier pour soll iciter la grâce des esprits des ancêtres n'est

pas tout ; les prières aussi sont indispensables. Du moins, c'est

le sens auquel prête la prière de Djigui.

Cependant, le sort du roi de Soba étant scellé d'avance du

fait d'une sémantisation non naïve de ce nom et à cause des

événements qui se déroulent dans le royaume, l ’édif ice des Keita

menace toujours de s’écrouler.

Tout commence avec le défi lé incessant des messagers

censés annoncer à Djigui l 'arrivée imminente d'une catastrophe.

Le premier cavalier qui se présente au palais est aussitôt

identif ié par le roi pour qui, apprendre à le reconnaître, fut une

branche essentielle du programme d'éducation :

Devant le Bol loda , sous l 'arbre à pa labres, l ' a t tendai t , a ssis sur son

trône dans son habi t d 'appara t , Djigui , le roi des pays de Soba dans le

Mandingue : «Sois le bienvenu, messager ! Tu e s entré dans un pays

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de foi , d 'hospi ta l i té et d 'honneur », sa lua d 'une voix for te et sûre un

Djigui vis iblement sat i s fa i t d 'avoi r é té à la hauteur de l 'événement. 97

La prédict ion, tel le qu'elle avait été annoncée par les devins

et à laquelle les descendants des Keita avaient été préparés

depuis le XIIème siècle, venait ainsi de se réaliser puisque

Djigui reconnut le messager vermeil :

C’éta i t l u i ! Le messager avec tous les s ignes dis t inct if s qu’on lui

avai t décr i ts : la grande ta i l le e t les barbes abondantes… le cheval

a lezan… la se l le rouge… le grand sabre arabe dans son four reau

rouge… la chéchia rouge… les bot tes rouges ; le sac en bandoul ière

rouge… rouge… rouge. 98

Or, fort de l 'assurance de ses fét iches et de la promesse qu' il

avait obtenue des prières de protéger Soba contre l ’ imminence

d'une attaque, Djigui refuse de suivre les recommandations de

ce messager en les qualif iant de mensonges. D'ai l leurs, le

royaume était sur le point de dresser des remparts et planter des

fétiches sur la colline Kouroufi pour empêcher les troupes de

pénétrer dans Soba. En somme, pour Djigui, le royaume était

imprenable.

Puis, au fur et à mesure que d'autres grandes vi l les tombent

aux mains des conquérants, les messagers aff luent au Bolloda

97 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p.18-19. 98 Ibid., p. 17-18.

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avec de nouvelles proposit ions de Samory qui souhaitait ral l ier

Djigui à la résistance qu' il menait contre l 'occupant français.

Ceux-ci provoquent le trouble du roi et, par conséquent,

déclenchent sa furie puisqu’il ordonne la mise à mort du dernier :

«Kabako ! Kabako (ext raordinaire) ! Mett ez- le à mor t . Un seul

caval ier en rouge avai t été prophét isé ; ce lui-ci est un impos teur ! »

s 'écr ia Djigui . 99

En effet, la mult ipl icat ion des messagers est mal perçue au

Bolloda du fait qu'el le contredit les prédictions des devins. Or,

elle n'est, en fait, que le signe de la discordance ; la preuve que

non seulement les prières n’ont pas réussi mais surtout que la

prophétie ne s'est réalisée que partiel lement. L'aff lux des

messagers ressorti t, en fait, au caractère i l lusoire et improbable

de la divinat ion : i l renforce la dimension implacable du dest in.

Ce désordre relève, en effet, d'une fail le : l 'arr ivée des

messagers au Bolloda l imite la portée du discours prophétique et

la connaissance de l 'homme en la matière. A ce propos, le

chapitre trois, qui suit les mises en garde du narrateur sur les

malheurs à venir, est sciemment intitulé : «Les hommes sont

l imités, i ls ne réussissent pas des œuvres infinies». Ces mots du

t itre ne laissent guère d'autre recourt possible au personnage

99 Ibid., p. 24.

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puisqu’ils résonnent comme une sentence. Aussi, quoi que

pourrait essayer Dj igui, ses moyens étaient l imités d’avance.

L' i l lustrat ion parfaite de cette limite, s 'avère l ' inuti l i té du tata,

ce mur géant qui aurait protégé Soba contre l ' invasion. Ainsi, la

puissance de la magie ic i s'effr ite dès lors que les troupes

françaises apparaissent au sommet de la coll ine Kourouf i.

Ce retournement de la situat ion marque signif icativement le

début des malheurs de Djigui qui est, après tout, contraint

d'abdiquer et de faire vœu d'allégeance aux nouveaux maîtres

de Soba lesquels traduisent, aussitôt, cette apparente conf iance

par la promesse d'un train.

Or, le train n’est qu’une ruse pour le nouvel occupant pour

mieux asseoir sa dominat ion puisque autour de cet engin vont se

greffer des scènes insoutenables de mauvais traitements telles

que les humiliations, l 'obligat ion de prélever toutes sortes de

taxes et les mult iples sévices qui contraindront les populations

autochtones envers les colonisateurs. En effet, le train valait un

tel sacrif ice ignoré tout à fait par Djigui, qu’ il croyait faire une

affaire en acceptant d’honorer cette proposit ion :

Pour la énième fois , le roi nègre posa la même question à l ' in terprè te

qui autant de fois conf irma. Alors Djigui sol l i ci ta la main du Blanc , la

serra et l 'embrassa ; vac il lant , le suppl ia; i l s ent rèrent s 'asseoir dans

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le Kébi ; comme Soumaré l 'ava it prévu, le pr ince malinké fa ibl issa i t

sous l e poids de l 'honne ur. 100

La construction du train de Soba se révèle faucheuse en vies

humaines. En effet, tous les hommes valides sont conduits de

gré ou de force sur le chantier, des sacrif ices sont mandés aux

habitants pour mener le projet à son terme. Par ai l leurs, au fur et

à mesure qu’i l envoie de travailleurs forcés, Djigui exige des

colonisateurs l’exécut ion de leur promesse jusqu’au jour où, au

cours d'une visite du chantier, i l découvre l 'horreur causée par le

fameux train :

La première vis i te avait é té réservée à une pe t i te gare où la

démons t ra t ion du t ra in avai t fa i t fui r les suivants du roi . Djigui en

éta i t sort i déçu mais non aff l igé . C’es t ensui te qu’ i l ava it é té horri f ié .

Dans les autres chantie rs : le por t , les carr iè res e t le s exploi ta t ions

fores t ières ; la souffrance, la misère, le s maladie s, l a mort des

core l igionnaires envoyés au Sud é taient p lus la ides que ce qu’ i l ava it

imaginé , p ires que ce que l’ interprèt e lu i en ava i t di t . Dans un

chant ier , des enfants de Soba l’avaient menacé ; dans un autre, i l s lui

avaient tendu les mains en pleurant e t chantant des soura te s. 101

Djigui se désil lusionne. En tant qu’homme d’honneur, i l était,

assurément, un impitoyable ennemi des masques et croyait aux

promesses des colonisateurs. Or, voici qu’ il apparaît lui-même 100 Ibid., p. 74. 101 Ibid., p. 90-91.

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comme la victime de son i l lusion, qu’i l est le jouet des

apparences. C’est lui qui, t rop crédule, s’en est laissé abuser.

La visite du chantier lui fait prendre conscience des

souffrances qu'endure son peuple. Bien plus, lorsqu'i l entreprend

une tournée dans son royaume, Djigui se trouve devant une

étrange procession de zombies :

(…) i l compta un, deux, trois, c inq, vingt , des centa ines de revenants

qui se suiva ient , vola ient p lutôt qu ' i l s ne marcha ient à sa rencontre, e t

qui , l 'un après l 'autre , ar r ivés à deux pas devant lui , dans un

mouvement quasi automat ique , s 'a t ténuaient , s 'écar ta ient e t

réappara issai ent à demi cachés dans les hautes herbes, où, à deux

aunes du fossé, i ls cons t i tuèrent une véri table double ha ie de femmes

et d 'hommes, tous serré s dans le même pagne de couti l blanc. 102

Le royaume sur lequel i l règne n'est plus qu'une nécropole

host ile où déambulent les âmes des défunts. Pis encore, la

situat ion qu'i l découvre sur le tard mêle, au sentiment d'échec,

celui de l ' impuissance :

Djigui é ta i t défai t ! ava it é té congédié par se s sujets . I l ne se re tourna

pas, c 'eût été lâche . Et i l n 'est pas vra i qu ' i l p leura ; i l n 'avai t plus une

gout te de l arme dans le corps. 103

102 Ibid., p. 122. 103 Ibid., p. 125.

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En effet, c'est au beau milieu d'un vil lage fantôme et

méconnaissable, comme on en dénombre un peu partout dans le

royaume, que Djigui fait, pour la première fois, la cruelle

expérience de la soli tude. Ce qui rétabli t alors la colonisation

dans son rôle de nécessaire dominat ion, qui marque, à lui seul,

l ’ant ithèse mise en œuvre dans ce roman, à savoir le

renversement et le contrepoids qui pourraient avoir conduits

Ahmadou Kourouma à rel ire les thèses sur la colonisation.

De fait, Djigui sombre dans une phase de dépression avant

de reprendre sa lutte contre l 'administration coloniale :

Joignant les acte s aux paroles , Dj igui repr i t aussi tôt son surnom de

généra l d 'a rmée , Kélémassa (maître de la guer re) et Djél iba en le

louangeant c ri a Massa . A la sui te du gr iot , nous clamâmes en chœur le

nouveau surnom, et chacun rentra chez lui pour revenir au Bol loda en

tenue de combat. 104

Par ai l leurs, au cours de cette même période, Djigui se met

en quête de sainteté, recherche le salut de son âme. I l en prof ite

pour faire le ménage dans son harem af in de ne garder que les

quatre épouses que tolère l ' Islam. D’autre part, i l ef fectue un

pèlerinage à la Mecque.

En fait, sous l’ impulsion du marabout Yacouba, que

l 'administration coloniale recherchait comme activiste, la vie au

104 Ibid., p. 185.

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Bolloda s'était recentrée sur les questions de spiritual i té. Son

inf luence sur la petite communauté des viei l lards qui était restée

f idèle au chef se traduit même par la remise en cause de

certains pi l iers de la royauté. I l commande, par exemple, la

suppression des sacrif ices dans lesquels i l ne voit aucun

bénéfice spir ituel :

(…) les tuer ies e t off randes du mat in n 'étaient pas d 'une grande

or thodoxie musulmane : el les ressembla ient aux prat iques des rois

pa ïens et cafre s adorant au révei l leurs dj inns, gr is-gr is e t autre s

paganismes nègres. 105

Ou encore :

Avec Yacouba , le Bol loda des temps des ressent iments s 'anima puis

cra igni t le s i lence mais sur tout voulut Al lah (…).106

Austère et cri t ique envers le colonialisme, Yacouba était à

l 'origine d'une nette améliorat ion. En revanche, lorsqu'il est

arrêté, la consternat ion est grande au palais. Le simulacre de la

résistance et sa présence ayant, pendant quelques temps,

éloignés la pensée du colonialisme de l 'esprit des habitants du

Bolloda, les soucis réapparaissent.

105 Ibid., p. 164-165. 106 Ibid., p. 165.

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En effet, peu après l ’arrestation de Yacouba, l 'état du

royaume et celui du roi recommencent à se dégrader :

Brusquement des cr i s déchirèrent le ca lme : apparurent a lor s les

mendiants , les mêmes aff reux lépreux, sommeil leux e t aveugles

qu 'avant les sa isons d 'amertume. 107

La colonisation, pourtant déjà très atroce, devient plus

répressive. Et, surtout, arr ivent les guerres : des conf lits pour

lesquelles Soba paie un lourd tribu et qui le contraignent à de

nouveaux sacrif ices. Cependant, Djigui, en jouant de toute son

inf luence, tente d’ inf léchir le sort de la dynastie :

(…) i l é ta i t a l lé au plus pressé : se sauver , sauver le pouvoir e t avait

enga gé le combat pour assurer , quoi qu ' i l advienne , la pérennité de la

dynas tie , la dynas tie des Ke ita, le s rois de Soba dont le totem es t

l 'hippopotame. 108

Lorsqu'il se met, enf in, à comprendre l 'histoire, i l est un peu

tard. En effet, le «Renouveau», l ' idéologie inspirée par les

partisans d'un néo-colonial isme a déjà fait du chemin dans le

royaume.

107 Ibid., p. 220. 108 Ibid., p. 16.

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Sous l ' impulsion du commandant Bernier, Béma, le f i ls de

Djigui, a redonné à la colonisation un nouveau visage. Le

commandant et Béma sont parvenus «à tirer des cachettes les

quelques hommes valides que [les vil lageois] dissimul[aient]

encore dans quelques vil lages [af in de les] envoy[er] dans les

plantations des colons du Sud»109. I ls ont rétabli les peines

d'antan : le travail forcé, les impôts, les prestations, etc. ainsi

que les règles de ségrégation qui permettent de distinguer les

soumis de ceux qui dét iennent le pouvoir :

Avec le pé tainisme, trop de choses avaient changé : les Noirs ne

pouvaient p lus monter au Pla teau de la capi ta le, le quar t ier des

Blancs, sans des la issez-passer spéciaux ; le gouverneur ne receva it

plus les commissionnai res d 'un vieux chef nègre re t ra i té . Quand les

envoyés furent re lâchés, on leur annonça que le pouvoir de Dj igui éta i t

te rminé ; les vis i tes de vendredi suppr imées. Le Centenaire deva it le

savoi r et cesser les agi ta t ions stéri les. Dans les papiers du gouverneur ,

i l n 'exi s ta i t p lus de chef Djigui Ke ita . 110

Le remplacement de Bernier par le commandant Héraud

marque l 'entrée dans une nouvelle ère : i l redonne,

conséquemment, un peu d'espoir aux habitants du Bolloda, en

particul ier, à Djigui qui retrouve ses anciens attributs de roi.

109 Ibid., p. 194. 110 Ibid., p. 195.

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Pour autant, le commandant Héraud n'arrête pas le progrès

amorcé depuis quarante ans.

Des élections démocratiques propulsent, Touboug, le

candidat du Centenaire, à l 'Assemblée Nationale française au

détriment de Béma. Cependant, le viei l lard ne tarde pas à

déchanter puisque, sitôt après son élection, l 'ex- inst ituteur se

préoccupe moins du sort de Dj igui que du bonheur des siens.

Le retour en France du commandant Héraud marque la f in de

cette belle époque que les histor iens de Soba appellent les

années «glorieuses de Soba». Sur le plan historique, les

«glorieuses de Soba» correspondraient à la période 1930-1940

pendant laquelle on note de grands progrès sociaux et civ iques

dans les colonies, notamment la f in des brimades et des

humil iat ions envers les populat ions autochtones. Pour la

première fois, sont votées, au parlement français des lois sur

l 'égal ité des droits entre les Français de la Métropole et ceux

des colonies. Au même moment, de violents affrontements

éclatent, à l ’Assemblée nationale, entre les partisans de la

décolonisation ral l iés aux parlementaires communistes et ceux

qui soutiennent la colonisation.

Voici comment le narrateur résume la situat ion :

Mais on peut planter un fruit ier sans ramasser les gousses , ramasser

les gousses sans les ouvr ir , le s ouvr ir sans les consommer. Le monde

es t toujours plus nombreux e t la rge qu 'on ne croi t . Allah peut plus que

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ce que tu connais ; t rop de choses que nous ne soupçonnons pas sont

vra ie s, tout ce que nous pouvons concevoir est du domaine du

possible . Personne ne conna ît le monde en total i té : i l ne faut jurer de

r ien. 111

En fait, la vie de Djigui se conçoit comme un système, c'est-

à-dire qu'el le s' intègre dans un réseau «anthroponymique». Elle

est d'abord circonscrite par le nom, qui est capital, et est ce

autour de quoi vont se greffer le récit et tout ce qui affecte ce

personnage, lequel déploie, ensuite, sur la total ité du récit, les

caractéristiques l iées à son sens.

Le Patriarche (c’est ainsi que le narrateur le surnomme) qui

fut entouré pendant longtemps par sa famil le et ses nombreux

court isans, meurt dans une grande détresse. Tel est la f in de la

très longue existence du dernier Keita dont le règne fut marqué,

surtout, par de grands moments d'amertume ; mais qui n’aura

pas été égalé par son successeur, Béma.

Ce qui fait la singularité de ce personnage, outre le sent iment

de tristesse, c’est celui d' impuissance qui le caractérise au

crépuscule de sa vie, le sentiment de ne pas avoir bât i de

grandes œuvres. Aussi percevons-nous de cette f in tragique le

ref let du destin qui était déjà gravé dans son nom : Djigui.

Sur le plan l inguistique, Djigui nous apparaît comme signe,

c'est-à-dire qu'i l a, d'une part, le côté signif ié qui tient compte du

111 Ibid., p. 272.

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fait que ce nom indexe déjà sa f in certaine et, d'autre part, le

côté signif iant, c'est-à-dire la part qui sert d'apanage au

personnage pour qu' il se réalise, enfin, comme i l a été préconçu.

Cela dit, le nom «Djigui» et les événements vécus par ce

personnage sont, sinon l iés par des l iens étroits non arbitraires,

au moins désirés. Aussi devons-nous cesser de nous étonner

quand celui-ci est cont igu et a valeur de symbole car i l

rapproche le texte d'un des éléments de sa dénotat ion, à savoir

le référent.

La vie de ce personnage tient d'une association du nom

(signif ié) et de la charge (négative) des événements (signif iant).

Ainsi, le récit se réduit à sa plus simple expression de signe ou

d'élément permettant la distinct ion du personnage par rapport au

dest in auquel son nom le vouait. Au regard de la conduite du

roman, ce dernier l ivrait déjà sa trame.

Le romancier ivoirien a, pour ainsi dire, su jouer sur le nom

pour définir le type de situation. Le nom pourrait avoir été un

catalyseur, un embrayeur du drame qu'i l entendait dénoncer ;

d'autant que le destin du personnage est resté souvent rattaché

à la f initude.

Le comportement de Dj igui se calquant sur le nom, ce dernier

pourrait avoir actualisé le premier. Par ai l leurs, l 'accumulation

d'un nombre de malheurs n'a contr ibué qu'à accentuer le funeste

dest in.

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Au reste, l 'action n'aura davantage servi qu'à noircir le sort

du personnage : puisque le procès avait déjà eu l ieu dans le

nom, elle n’aura permis que de conf irmer cette sentence. De fait ,

Monnè, outrages et défis semble fondé sur une sémantisat ion où

le dest in du personnage se greffe sur le nom.

Aussi, i l ne pouvait arr iver à Djigui, contrairement à Fama,

que ce qui était déjà signif ié dans et par le nom, c’est-à-dire

déchoir et être évincé du trône, tout comme «l'ancien chef de

bande de fauves déchu et chassé de la bande par un jeune

rejeton devenu plus fort»112.

4. Un univers de nostalgie

Ce qui frappe dans Les Soleils des Indépendances , c'est le

cynisme des indépendances. Ahmadou Kourouma ne dissimule

guère son désir de recueil l i r les souffrances et les déceptions

nées des désillusions qui sont apparues peu après l 'euphorie, le

sent iment d'échec ayant entraîné l 'évocat ion d’une enfance

heureuse mêlée, parfois, d’une certaine obsession pour la terre

natale.

112 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 161.

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Désil lusion et enfance sont, en fai t, les deux maîtres-mots de

ce retournement temporel. En clair, elles rattachent, à bien des

égards, à un passé, à un souvenir plus ou moins lointain.

Cependant, s’ i l y a, dans les romans d'Ahmadou Kourouma, trop

peu ou pas de récurrences à ces mots, pour autant, lorsque

Fama fustige le climat de la capitale de la Côte des Ébènes qui

draine le mauvais temps, on ne peut penser, à juste ti tre, qu’au

climat toujours sec de sa terre natale du Horodougou :

Vil le sa le e t gluante de pluies ! pourr ie de pluies ! Ah ! nos talgi e de la

te rre na ta le de Fama ! son c ie l profond et lointa in, son sol ar ide mais

sol ide, les jours toujours secs. Oh ! Horodougou ! tu manquais à ce t te

vi l le et tout ce qui avait permis à Fama de vivre une enfance heureuse

de prince manquai t aussi ( le sole i l , l 'honneur e t l 'or ) (…) 113

Cette opposition révèle, en effet, le ton général, qui n'éclate

pas toujours au grand jour mais que le romancier ivoirien arrive,

volontiers, à insinuer.

Sans être réellement marquée, la nostalgie est suggérée,

c’est-à-dire qu’el le est associée à l 'expression du passé qui est,

du reste, évoqué un peu partout. Ce qui, d'abord, rattache sous

cette notion, c'est une composit ion : non pas que l ’œuvre

romanesque d’Ahmadou Kourouma soit signif icative d'une

certaine homogénéité au point qu' i l n'y ait plus que

113 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 21.

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ressemblance entre les dif férents romans ; mais c’est le cadre

qu'ils évoquent, c'est-à-dire les indépendances et la période qui

a succédé qui rendent une atmosphère délétère où l 'euphorie

qu’el les devraient susciter cède à la terreur de la guerre froide.

Pendant la colonisation, Fama, qui fut un r iche commerçant,

vit alors du produit de ses ventes, en dépit de la spoliat ion : i l

n’en a pas gardé toujours un mauvais souvenir même si la lutte

qui a conduit le Horodougou à l ' indépendance s'est avérée

infructueuse et lourde de conséquence pour lui et pour son

commerce. Car, à la place des postes à responsabilité qu’ il

convoita, i l n'obt int que deux cartes d’ identité.

En revanche, s'i l n'y avait eu ce malencontreux écart, tout

porte à croire que le prince du Horodougou n'aurait point eu

besoin de ce royaume d'enfance. Or, ce n'est qu’à la suite de

son désespoir qu' i l se focalise sur son pays, sur la terre de ses

ancêtres Doumbouya.

Ce qui provoque la nostalgie, c'est le reniement de Fama par

ses anciens compagnons de lutte et, par conséquent, le

dénuement qui en résulte au niveau matériel. Autrement dit, s' i l

avait obtenu le poste de secrétaire de sous-sect ion du parti ou

de directeur de coopérative, Fama aurait probablement connu

une autre f in :

Fama voyageait avec son ami Bakar y. Celui -c i ne cessai t pas de

l 'embrasser . «Ne regre tte r ien, d isa i t- i l , tu seras heureux maintenant . »

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Une embrassade. «Tu as de l 'argent e t tu pour ras en avoir beaucoup

plus. »114

Avec une carte d' identité de citoyen ivoirien et une carte du

parti dont i l était membre, le sort du descendant des Doumbouya

se réduit à travail ler dans les pompes funèbres et à mener une

vie de déshérité. Bien plus, Fama qui fut aussi déchu de son tit re

de prince du Horodougou est renié par des gens sans

importance, en particul ier les f i ls d'esclaves dont Bamba qui

s'était alors autorisé de le déf ier :

L'ombre du décédé al la i t t ransmet tre aux mânes que sous les solei l s

des Indépendances les Mal inkés honnissaient et même gi f la ient leur

pr ince . Mânes des a ïeux ! Mânes de Mor iba, fondateur de la d ynast ie !

i l éta i t temps, vra iment temps de s 'apitoyer sur le sor t du dernier et

légi t ime Doumbou ya ! 115

Ce geste témoigne du renversement qui s'opère dans cette

société malinké avec les indépendances et la crainte que cette

nouvelle ère inspire. Les premières pages des Solei ls des

Indépendances sont assez explicites, à cet égard. Elles montrent

un prince Doumbouya qui redouble le pas pour se rendre aux

funérai lles du mystérieux Koné Ibrahima : drôle de période, que

celle des «solei ls des Indépendances» où l 'on voi t des princes

114 Ibid., p. 175. 115 Ibid., p. 16-17.

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se précipiter, comme des diarrhéiques, aux funérailles d'un

i l lustre inconnu !

Une fois sur place, i l ne parvient qu'à trouver un bout de

natte au l ieu du trône qui lui aurait été réservé en pareil le

circonstance. Lorsqu'il prend la parole et veut rappeler, à

l 'occasion, les tables de la coutume, i l est injur ié par la foule qui

assiste la famil le endeuillée. Une tel le hosti l ité était inimaginable

dans la société traditionnelle.

Vers la f in du roman, à sa sortie de prison, alors même qu' i l

vient d'obtenir la promesse d'une vie meil leure, Fama décide, à

la surprise de son ami Bakary, de retourner f inir ses jours à

Togobala. Ainsi, ce roman a-t-i l, dans une certaine mesure, une

f ibre de nostalgie. Nostalgie du royaume Horodougou avec son

temps «toujours» sec et son ciel «toujours» profond ; mais

nostalgie aussi de ces temps immémoriaux où les tradit ions

étaient respectées :

Écla ts de r ire. Fama tendi t l ' ore i l le . I l ava it eu raison de ne point

décolérer , de ne point pardonner , le f i l s d 'âne de gr iot mêla i t aux

éloges de l 'enterré des al lusions venimeuses : quel rapport l 'enter ré

avai t- i l avec les descendants de grandes fami lles gue rr ière s qui se

pros t i tuaient dans la mendic i té , la quere l le et le déshonneur ? Fi l s de

chien plutôt que de caste ! Les vra is gr iots , les derniers gr iots de caste

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ont é té enter rés avec les grands capi taines de Samor y. Le c i-devant

caquetant ne savait ni chanter ni par ler ni écouter . 116

La fourberie du griot de même que la dépravat ion dans

laquelle vit la nouvelle société malinké déclenche chez Fama un

monologue, qui véhicule, dans le texte, un exutoire. En effet,

privé des seuls postes qu'il escomptait après les indépendances,

Fama s'est réfugié dans son passé. Et même si celui-ci n'a

jamais été radieux à cause d’un petit garnement européen

d'administrateur qui commandait le Horodougou, au moins, grâce

à son rang de Prince inspirait-i l encore le respect.

Or, les indépendances ont tout transformé :

L'ombre du décédé al la i t t ransmet tre aux mânes que sous les solei l s

des Indépendances les Mal inkés honnissaient et même gi f la ient leur

pr ince . 117

La colonisation a mis f in à la guerre alors que celle-ci avait

permis de subvenir aux besoins des populat ions. Quant aux

indépendances, el les avaient entraîné la ruine de nombreux

commerçants.

Ces deux événements sont vécus comme une malédiction par

le personnage. Aussi, c 'est la raison pour laquel le, pour toute

116 Ibid., p. 17-18. 117 Ibid., p. 16-17.

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trêve, ne lui restait-t- i l que le nostalgique souvenir de son

enfance ; ou bien ce retour à Togobala auprès du pet it groupe de

serviteurs qui est resté f idèle à la cour des Doumbouya, un

retour pendant lequel Fama restaure le lointain Horodougou :

Révei l lé avant le premier cr i du coq Fama put se laver , se parer ,

pr ier , d i re longuement son chapelet , curer vigoureusement ses dents e t

s ' ins ta l le r en légi t ime descendant de la dynas tie Doumbou ya devant la

case pa tr iarca le comme s ' i l y ava it dormi . Le gr iot Diamourou se plaça

à droi te, le chien se ser ra sous la chaise pr inc ière et d 'aut re s fami lie rs

se répandirent sur des na ttes en demi-cercle à ses pieds et on a t tendi t

les vagues de salueurs . 118

Le nouveau monde dans lequel vit Fama est, en effet,

impitoyable. Or s' i l veut garder la vie et l ’honneur saufs, i l doit

s'en retrancher ainsi que le suggère le féticheur Balla ou bien

s’accl imater comme le suppl ie de faire son ami Bakary :

(…) Adapte- toi ! Accepte le monde ! Ou bien est-ce pour les

funérai l les de Balla que tu veux par t i r ? Ma is les funérai l le s, ça peut

toujours at tendre. Res te , Fama ! Le prés ident est prê t à payer pour se

faire pardonner les mor ts qu ' i l a sur la consc ience , l es tor tures qu ' i l

vous a fa i t subir ; i l es t prêt à paye r pour que vous ne par l iez pas de

ce que vous avez vu. Prof i te de cet te aubaine ! 119

118 Ibid., p. 106. 119 Ibid., p. 182.

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Mais, Fama est attaché au passé. Cela se voit d’ai l leurs

lorsqu'i l est en compagnie des membres de sa générat ion : i l se

récrée l 'atmosphère qui caractérisait le temps de son enfance.

L' inadaptation de Fama au monde moderne reste bien ce qui

permet de le replonger dans le passé, un monde qu'i l connaît

parfaitement puisqu’i l y retrouve l 'apaisement.

Pourtant là aussi, Fama échoue car ce qui motive ce retour

aux sources, outre la désil lusion causée par les indépendances,

ce sont le désir de vengeance et la volonté de reconquérir une

cheffer ie qui aurait dû lui échoir à la mort de son père. I l est

ainsi nourri par l 'espoir d'hériter de la belle Mariam et de

pouvoir, enf in, procréer et assurer, éventuellement, une

descendance à la dynastie des Doumbouya :

Diamour ou le gr iot f rét i l la i t . I l ava it beaucoup à raconter . Fama ne

l 'écouta i t pas , les pensées du pr ince é ta ient a i l leurs . 120

Aussi, la nostalgie n'est pas toujours marquée par le regret,

comme dans les souvenirs d'enfance du personnage mais el le

peut être souligné dans l 'espoir qui renaît avec l 'éventualité des

épousail les avec Mariam, éventualité qui donne l' impression de

ressusciter le passé :

120 Ibid., p. 106.

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«Non ! i l n 'y a pas de malheur , i l n 'y a pas de défaut sans remède. Euh

! Euh ! murmura le fét icheur Bal la . Rien ne doit dé tourner un homme

sur la pis te de la femme féconde, une femme qui absorbe, conserve et

f ructi f ie , r ien ! E t Mar iam é tai t une femme ayant un bon ventre , un

vent re capable de por te r douze materni té s. Bal la l 'ava i t vu, avant sa

céci té , à la démarche de la jeune femme (…) »121

L’espoir, en effet, ne se disjoint pas d'un brin de nostalgie

car l ’éventualité d’un mariage de Fama avec Mariam relance la

possibil i té d’une procréation et, par ricochet, l ’ idée que le

principat résisterait aux Etats modernes africains. Diamourou et

Balla nourrissent assurément cette hypothèse puisque tous deux

insistent pour que le dernier Doumbouya reste à Togobala.

D’autre part, l 'arr ivée de Fama à Bindia dans le vi l lage de ses

beaux-parents ressuscite et remet au goût du jour les vieux

sent iments, les usages qui, autrefois, étaient réservés à une

personnal ité de son rang :

Fama fut sa lué par tout Bindia en honoré, r évéré comme un président à

vie de la République , du par t i unique e t du gouvernement , pour tout

di re, fut sa lué en malinké mar i de Sa limata dont la vi l le na tale éta i t

Bindia. Devant sa case, les salueurs se succédèrent , puis en son

honneur s 'a l ignèrent les plats de tô, de r iz e t même on mi t à l 'a t tache

un poule t et un cabri . 122

121 Ibid., p. 130. 122 Ibid., p. 95.

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Au total, ce que l 'on peut dire sur la nostalgie est contenu

dans ces al lusions. Cependant, d'autres romans d'Ahmadou

Kourouma abondent d'exemples relatifs à la nostalgie.

Ainsi, dans Monnè, outrages et déf is, si el le n'est pas

clairement énoncée, néanmoins est-elle suggérée. Le t it re, déjà,

est assez évocateur, la période relative aux «monnew» étant

mise en opposit ion ici avec l’harmonie d’antan.

Quoique ce mot ne trouve pas d'équivalence dans la langue

française, le «monnè» fait néanmoins al lusion à un grand

«anéantissement». Or celui-ci est considéré par Le Petit Robert

comme une annihi lat ion, comme une ruine : le «monnè» serait

une «destruct ion» complète.

A la lumière des événements, nous savons que le royaume de

Soba s’est transformé une fois qu’i l est passé aux mains des

colonisateurs. La période relatée n'est pas la plus heureuse de

l 'histoire de ce petit royaume car la simple présence des troupes

françaises est vécue comme une agression qui met f in à une

longue période de quiétude.

En effet, bien avant l ’arrivée de ces dernières, nous ne

savons presque rien de l 'existence de ce royaume si ce n’est

qu’ i l a été fondé au XIIème siècle par un ancêtre de Djigui. En

revanche, le récit se focalise sur la vie actuelle de la cour et du

roi.

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Ainsi, si le romancier ivoirien ne s'étale pas sur cette période

qui précède la conquête de Soba, c'est sans doute qu'aucun fait

marquant n’est venu troubler la tranquil l ité des vi l lageois avant

l 'arrivée des Européens.

En effet, après la chute de Soba, les travaux forcés

contraignent de nombreux habitants à quitter leurs vi l lages. Mais

à travers les décors de désolat ion que décrit ce roman, Ahmadou

Kourouma invite non seulement à une prise de conscience des

méfaits de la colonisation ; mais surtout, i l veut aviver le

souvenir d'une société harmonieuse.

Dès lors, la nostalgie, qui apparaît derrière l 'évocation de ce

douloureux moment, se dérobe à travers l ' imagination. Ce que

semble rappeler Ahmadou Kourouma, ic i, c’est le sentiment de

terreur qu’inspire la colonisation. Cependant, le romancier

ivoir ien laisse en suspens cette constatation, ne donne pas

d'exutoire comme i l s'est agi, par exemple, de Fama rêvant de

son royaume d'enfance. La peinture de la nostalgie dans Monnè,

outrages et déf is n'est pas aussi décisive que dans Les Solei ls

des Indépendances mais seulement transparente au récit et

t issée au f i l invisible du sens de l ’événement.

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5. Le nom du protagoniste

Pendant longtemps, la notion de personnage ne s’est

appliquée qu’au théâtre et, notamment, à la tragédie, genre par

excellence des Grecs Anciens. Elle renvoyait alors au rôle de

représentation qu’on avait de l 'acteur :

Depuis le s or igines, que ce soi t sur la scène d’un théâ t re ou d’un réc i t ,

le per sonnage mul t ipl ie les f igures sous lesquelles i l para î t . Dans

l’épopée et le roman français du Moyen Age, i l correspond en généra l

avec un type idéa l , tantôt ce lui du héros obéi ssant à son devoir e t se

couvrant de gloire par les hauts fa i t s (…), tantôt ce lui du preux

cheval ier , épr is d’une dame et en quête d’aventure (…). Dans le

théâ tre médiéval , les tr ai t s t ypiques sont encore plus marqués e t les

f igures plus schématiques. Auss i le terme d’ «ac teur » sembla i t- i l

appropr ié . 123

Cela dit, l ' idée qu’on avait alors du personnage était

strictement fonctionnelle, à savoir que celui-ci ne servait qu’à

«fabriquer» des codes, à désigner un ensemble de fonctions.

Ce n’est qu'au Moyen Age que l 'on commence à s’affranchir

de cette esthétique, grâce à l 'émergence d’un nouveau genre : le

roman, décrit à l 'époque comme un genre mineur.

123 Le Dictionnaire du littéraire, Paris, Puf, 2002, p. 434.

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En effet, même si des romans comme L'Astrée124 d'Honoré

d'Urfé ou Le Roman bourgeois125 de Furetière sont encore

fortement teintés de symbolisme et d’allégorie, la not ion de

personnage se particularise, peu à peu : l ’«être de papier» qui

n’avait pourtant d’épaisseur que dans le champ de la l i t térature

se dote, enfin, d’une ident ité et d’une psychologie. I l a

désormais un nom, une adresse, un travail et une histoire.

Cette transformation, assurément, a été due aussi bien à

l 'évolution de l 'histoire qu’à l 'accroissement de l ' importance du

roman. Le personnage bénéficie, en fait, de l ' inf luence des

théories histor iques qui avaient l 'homme pour perspective et

centre de la Création.

Celles-ci permettent non seulement une réévaluation du

concept mais, el les servent, surtout, à l ’ ident if ication du

personnage, à la transmission et à la l isibi l ité du message dont i l

est porteur. Au début du siècle dernier, l ' intrusion de disciplines

formelles telles que le structural isme dans le discours

métalittéraire modifie encore la donne.

En effet, l ’entrée dans le domaine l it téraire de notion comme

structure, dans le souci d’un nouvel éclairage sur l’œuvre ou

d’une meilleure interprétat ion, le condit ionne comme signe,

comme solidaire du reste de l’œuvre. En abandonnant la

perspective anthropocentrique au prof it de la conception

124 Urfé, Honoré (d’), L’Astrée (1984), Paris, Gallimard, «Folio Classique», 2002, p. 442. 125 Furetière, A., Le Roman bourgeois (1981), Paris, Gallimard, «Folio Classique», 2001, p. 306.

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dynamique du texte lit téraire comme réseau, la l it térature devient

une activité réf lexive, repliée sur el le-même et le personnage

une figure, un actant. Ce dernier concept, en narratologie, éclate

la dimension anthropomorphique et rattache, à l ’ idée de

personnage, un ensemble de choses aussi bien concrètes

qu’abstraites.

Ainsi, le personnage devient tout. Pour un élargissement du

sens et une meil leure compréhension, on y englobe des notions

comme que le nom qui n’est plus indif férent à la personnalité du

personnage.

Dans les romans d'Ahmadou Kourouma, le patronyme

apparaît presque souvent dès les premières pages. Comme pour

just if ier l ’emprise de celui-ci sur le récit. En effet, les noms sont

féconds, c’est-à-dire qu'i ls fonctionnent comme des catalyseurs

ou embrayeurs narrat ifs. Ainsi, celui de «Djigui» suff it à

provoquer l 'émoi escompté car, d'après la déf init ion qu'en donne

le romancier ivoirien, ce nom signif ie, en malinké, «le mâle

soli taire, l 'ancien chef de bandes de fauves déchu et chassé de

la bande par un jeune rejeton devenu plus fort».

Aussi «Djigui» déclenche-t- i l le vrai programme du livre :

raconter l ' isolement du personnage principal pendant la saison

des amertumes. Le fait que le romancier le dénomme ainsi n'est

pas un simple hasard : au contraire, ce nom, dans sa l ivraison,

sous-tend le sort qui est réservé au personnage. De ce fait, i l est

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aussi bien lourd de signif ication qu'i l l imite, de prime abord, les

efforts et l 'action du personnage qui le porte.

Le nom s’accompagne ici d’une constel lation de prédicats

qui créent autour du personnage un espace où chacun d’eux

devient la métonymie, la métaphore du nom et prend le

personnage au piège de cette déterminat ion.

Le recours à une tel le onomastique, assez répandu chez

Ahmadou Kourouma, n'est pas vain. Tout au contraire, la

motivation du nom permet d'élargir le champ de la vision et de

l ' interprétation ou de saisir la portée du récit uniquement à part ir

de son sens. Ainsi, la «motivat ion est construite (…) en fonction

de la «valeur» du personnage, c’est-à-dire en fonct ion de la

somme d’informations dont i l est le support tout au long du récit ,

information qui se construit à la fois successivement et

dif férent iel lement dans le cours de la lecture, et

rétrospect ivement à la fois.»126

Cependant, lorsqu' il ne s'agit pas du nom proprement dit ,

c'est la dénominat ion ou périphrase qui l 'accompagne qui en dit

long. Ainsi, les noms tels que Fama et Koyaga qui sont souvent

affublés des qualif icat ifs ou d'appellat ions renseignent

davantage sur les caractères des personnages.

De fait, le sort qui frappe, Fama, le personnage principal des

Solei ls des Indépendances est-il moins impitoyable lorsque le

126 Hamon, Ph., «Pour un statut sémiologique du personnage» in Poétique du récit, Paris, Seuil, coll. Points, 1977, p. 147.

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narrateur réfère uniquement à son origine princière que lorsqu'i l

le désigne sous les vocables de «dernier descendant des

Doumbouya». De même, la violence particul ière de Koyaga, sa

tendance à traiter l 'humain comme une bête, ainsi que le plaisir

qu’ i l a à considérer les cadavres de ses ennemis comme de

vulgaires dépouilles, ont-i ls un lien avec son extraordinaire

histoire et, surtout, avec son intrépidité.

Le nom, chez Ahmadou Kourouma, développe tout un

métalangage sur le discours romanesque et part ic ipe à la

construction de l 'univers du roman ; car, en attribuant tel nom à

tel personnage, c'est un peu de la vie de celui-ci qui transparaît.

Les t it res ne sont pas en reste. Le nom du personnage

principal est presque éponyme, compte tenu de l ' importance que

celui-ci revêt dans l ’histoire.

A propos, Ahmadou Kourouma a souligné l ' importance du

personnage dans l 'at tr ibution du t itre de son avant-dernier

roman. En effet, c 'est à la f in du récit, au regard de «l'aspect

polit ique» que «la geste du Maître chasseur» a déterminé le

choix du t it re f inal :

I l y a une progress ion de sens entra înée par l ' écr i ture. Je l 'a i vu par

exemple avec la f in de l 'h is toire, qui s 'e st révélée peu à peu,

dé terminant le t i t re du roman. Longtemps, le t i t re a été le suivant :

«La geste du Maît re chasseur ». Ce t i t re ne faisa i t pas a ssez ressor t ir

l 'aspect pol i t ique du roman. Le t i t re in i t ial a été «Le Donsomana du

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Guide suprême » (…) [ Le t i t re du roman] m'a é té inspiré par mon boy

quand j 'habi tais à Lomé 127.

Même s’ il confie s’être inspiré de son employé de maison, le

t itre du roman sert à désigner, tout comme le nom sert à t irer de

l 'anonymat les personnages que le narrateur ou le romancier n’a

pas expressément tu ou voulu maintenir dans l 'ombre comme

c'est le cas de Salimata dans Les Soleils des Indépendances ou

de Moussokoro dans Monnè, outrages et déf is .

Le nom est un emblème. Or, si Fama n'avait été qu'un

Malinké ordinaire et que son sort n’avait pas été lié au destin

des famil les princières africaines, i l n'aurait probablement pas

suscité un tel apitoiement du narrateur :

(…) i l é tai t temps, vraiment temps de s 'apitoye r sur le sor t du dernier

et légi t ime Doumbou ya !128

«Fama» en malinké, signif ie «roi» ou «prince». Cette marque

de distinction tradit ionnelle ayant perdu tout son sens et son

importance dans la société moderne, i l était devenu archaïque

voire anachronique, à l 'orée des indépendances, de revendiquer

son ascendance princière.

127 Entretien paru dans Jeune Afrique du 19 octobre au 1er novembre 1999. 128 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 17.

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En effet, «les solei ls des Indépendances», marquent la

constitut ion d'états modernes et de républiques qui nuisent à la

tradit ion et au pouvoir tradit ionnel et, par conséquent, à la

conception de l ' idée de terre ancestrale. Fama, d'ail leurs, est

rattrapé par l 'histoire une première fois, d'abord, lorsqu'i l se rend

à Togobala pour assister aux funérailles de son cousin et une

seconde fois, ensuite, lorsqu'i l quitte définit ivement la capitale

de la Côte des Ébènes.

Parvenu à la f in de la première étape de son voyage, i l est

interpellé par un garde-frontière à la limite qui scinde désormais

l ’ancien Horodougou en deux républiques souveraines mais

ennemies : au nord, la république social iste du Nikinai ; au sud,

celle des Ébènes. I l ne peut al ler plus avant, au-delà de la ligne

imaginaire qui sépare ces deux Etats indépendants sans avoir

présenté ses pièces d’ ident ité.

A sa sortie de prison, i l est une nouvelle fois aux prises avec

cette front ière qui l 'empêche de regagner son vi l lage natal, de

l 'autre côté du f leuve. Refusant d'exécuter les recommandations

d'usages et de se soumettre aux sommations du garde, Fama

franchit le barrage et saute sur le bord du f leuve d'où il est

mortellement blessé par un caïman sacré.

A cause d’un extraordinaire pacte conclu avec l’animal et les

ancêtres de Fama, il se croyait à l’abri du danger. Or, cette

absurdité coûte la vie au dernier Doumbouya avec qui s'éteint la

dynastie :

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I l éta i t prédit depuis des s ièc les avant les sole i l s des Indépendances,

que c 'é ta i t près des tombes des aïeux que Fama deva i t mour ir (…) 129

L'att itude de Fama à la f in du récit et, surtout, sa croyance en

la magie accentue le caractère anachronique et imprévisible de

ce personnage qui avait refusé d’écouter les prédict ions du

sorcier Balla. Le fait qu' i l était un descendant des Doumbouya,

avait-i l cru, le rendait invulnérable, le protégeait même d'une

attaque éventuelle des caïmans :

Les gros caïmans sacrés flot taient dans l 'eau ou se réchauffa ient sur

les bancs de sable . Les ca ïmans sacrés du Horodougou n 'oseron t

s 'a t taquer au dernier descendant des Doumbou ya 130.

I l semblait ignorer qu’après la remise en cause par la

colonisation des croyances ancestrales, le sacré aussi avait

détourné son visage des hommes : Fama n'était pas à l 'abr i

d'une attaque des génies du fleuve.

Le nom «Fama» reste d'autant plus attaché à la dimension

actant iel le du roman que ce dernier ressortit à une cohésion

entre le nom et le personnage et, inversement, au ref let des

aspects de ce même nom avec le personnage.

129 Ibid., p. 185. 130 Ibid., p. 191.

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En effet, Fama n'a jamais renoncé à être un prince car i l a

souvent revendiqué son ascendance royale puisqu’i l en avait les

qualités et le physique contrairement à Lacina qui n'était pas de

cette condit ion :

Elle [Sal imata] s 'é ta i t r appelé la première fois qu 'e l le ava i t vu Fama

dans le cerc le de danse : le p lus haut garçon du Horodougou, le plus

noi r , du noi r br i l lant du charbon, le s dents blanches, le s geste s, la

voix , les r ichesses d 'un pr ince. 131

Outre les actes, le nom assure une transparence part iel le du

personnage. En revanche, le recours systématique au mil ieu

naturel de la chasse pour évoquer souvent la personnalité de

Koyaga induit d'emblée le lien de ce dernier avec l 'univers de la

traque.

Dans En attendant le vote des bêtes sauvages , nous sommes

véritablement en présence de scènes de dépeçage. Les bêtes et

les hommes sont traités avec une égale cruauté. Mais, une

parei lle sauvagerie, à l 'évidence, a un lien avec l 'histoire

personnel le du président-dictateur Koyaga, lui-même membre de

la communauté «paléo» qui vit en marge dans les montagnes de

la république du Golfe.

Cette tr ibu composée d’hommes «nus» étant réputée pour sa

violence et, même, redoutée par les colonisateurs, l 'enfance de

131 Ibid., p. 48.

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Koyaga reste essentiel lement caractérisée par la terreur qu' i l

répand, par ail leurs, autour de lui.

Ainsi, avant d'être incorporé dans l 'armée coloniale, i l

dissémine tous les animaux qui terror isent les montagnards. Sur

les champs de batail le, son intrépidité lui vaut la reconnaissance

de la France et, même, une décorat ion comme son père, avant

lui.

Quant à Dj igui, comme son nom l' indique, i l est le «mâle

soli taire», en plus d'être roi ou le «fama» de Soba. «Fama

Djigui» est un syncrétisme de la fonction et de la situation de ce

personnage ; un assemblage de deux ident ités du Patriarche, à

savoir : sa qual ité de roi et sa solitude de mâle. I l a, de ce fait ,

un peu du caractère du personnage principal des Solei ls des

Indépendances car, tout comme ce dernier, i l rejette le présent.

Ahmadou Kourouma en a fait un personnage double puisqu’i l

lui a conféré deux fonctions distinctes : l ’une qui l ’engage dans

le rôle de collaborateur et l ’autre qui fait de lui le roi soucieux du

bien-être de ses sujets. I l est à la fois l ’auteur des relations avec

la France et le protecteur d’un peuple qu’i l a soumis à la

colonisation. Ainsi, Djigui just if ie toute son implication dans le

roman qui met en jeu les humiliat ions.

De la protestat ion à l ' isolement polit ique, Djigui est

progressivement passé à l 'arrière-plan. Ainsi, nous revenons à la

conclusion que le nom, chez Ahmadou Kourouma, a quelque

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chose de préconçu, une valeur de signif icat ion et de justesse

auxquelles le personnage se colle parfaitement.

Fama, Djigui, Koyaga sont ainsi l ivrés pour accomplir leur

dessein. I ls permettent un temps aussi d'analyser le roman

comme un réseau où rien alors n'est impossible.

Dans un artic le qu'i l a consacré à l 'étude du nom propre dans

La Recherche de Proust, Roland Barthes a montré l ' importance

et le rôle que celui-ci joue dans la signif ication au même tit re

que les actes du personnage :

(…) i l es t une c la sse d 'uni tés ve rba les qui possède au plus haut point

ce pouvoir const i tut i f , c 'es t ce l le des noms propres. Le Nom propre

dispose des trois propr iétés que le narrateur reconnaî t à la

réminiscence : le pouvoir d 'essentia l i sa t ion (puisqu 'i l ne désigne plus

qu 'un seul référent) , le pouvoir de ci tat ion (puisqu 'on peut appeler à

discrét ion toute l 'e ssence enfermée dans le nom, en le proférant) , le

pouvoir d 'explora t ion (pui sque l 'on «dép lie » un nom propre

exactement comme on fai t d 'un souvenir) : le Nom propre es t en

quelque sor te la forme l inguist ique de la r éminiscence. 132

La livraison du nom, dans le système qu'est le texte, soulève

indubitablement aussi bien les quest ions de sens ou de

sémantique, (car son sens est reconnu et signif ié) que les

problèmes de syntaxe, d'autant que celui-ci s'intègre,

parfaitement, au roman.

132 Barthes, R., Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, coll. Points, p. 121.

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Si on ne peut nier que les noms des personnages des romans

d'Ahmadou Kourouma soient créés de toutes pièces, ceux des

personnal ités réelles telles que de Gaulle, Houphouët-Boigny ou

Mobutu qui foisonnent, servent à authent if ier les romans. Aussi,

i l devient le gage de la f iabil i té ; et, Ahmadou Kourouma a, sans

doute, eu besoin d’un tel recours pour un surcroît de

vraisemblance, quit te à compenser ce qui s’est perdu en vigueur.

Mais, parfois, par crainte de la censure, Ahmadou Kourouma

choisit la dérision pour se mettre à l 'abri des poursuites, en

grossissant les traits de certains de ses personnages. Ainsi, à la

place de leur vrai nom, i l uti l ise un sobriquet ou un autre

procédé dérivat ionnel.

Les pays que Koyaga visite au cours de son voyage

init iatique ou de formation chez ses pairs dictateurs afr icains ne

se distinguent plus alors que par rapport aux totems de ceux-là.

Ainsi, le dictateur au totem caïman est le maître de la

République des Ébènes ; celui au totem hyène est l 'empereur du

Pays aux Deux Fleuves, etc.

Cela s'est déjà vu dans Les Solei ls des Indépendances où

Fama, affublé du totem panthère, était, lui-même, panthère. En

attendant le vote des bêtes sauvages est encore plus éloquent

en la matière puisque, hormis le fai t que l 'exercice du pouvoir

est assimilé à la prat ique de la chasse, ce roman est un véritable

best iaire. Toute la faune, en effet, y répertorié jusqu’au plus

sauvage des mammifères. Le lycaon que Koyaga adopte comme

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emblème de sa garde rapprochée fait bien plus que s'identif ier à

cet animal en rivalisant de férocité : ce qui expl ique, sans doute,

le caractère insoutenable et, part icul ièrement, v iolent des

scènes.

D'ai l leurs, la barrière qui sépare l 'espèce animale de l 'espèce

humaine a, depuis longtemps, été franchie. La récurrence des

dénominat ions du règne animal en attestant le caractère mi-

homme mi-bête.

En attendant le vote des bêtes sauvages fai t, in f ine,

l 'apologie du vice telle que la malhonnêteté, le despotisme ou

encore l ' impudeur ; tout comme la violence qui l 'anime est le

ref let de l 'animosité qui caractérise les régimes qui sévissent

impunément, en Afrique, presque depuis un demi-siècle.

6. Roman et condamnation du colonialisme

Le roman d'Ahmadou Kourouma qui crit ique profondément le

colonialisme est assurément Monnè, outrages et déf is . Ce l ivre

prend tout à fait le contrepied du point de vue des colonisateurs

et propose de raconter l 'histoire de la colonisat ion selon la

perspective du colonisé. Probablement, le romancier ivoirien

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est ime que l 'histoire reproduite par les premiers ne peut rendre

une image vraie et object ive de la colonisation, à cause de leurs

préjugés racistes.

Monnè, outrages et déf is relate la traversée d'un long siècle

d'humil iations et de violences. La situation histor ique de ce livre,

très fortement prononcée, permet d'évoquer des personnalités

connues de cette époque. Le récit se focalise sur une vie, cel le

d’une cour royale africaine avant, pendant et après la

colonisation. I l se l ivre ensuite à la démystif icat ion de

l 'expansion coloniale. Le catalyseur de celle-ci étant bien

évidemment le quiproquo auquel Madeleine Borgomano

consacre, à juste t i tre, une analyse dans son ouvrage, Ahmadou

Kourouma le «guerrier» griot 133.

Ce disant, le crit ique lit téraire fait observer que l 'un des

principaux méfaits de la colonisation reste l ' incompréhension

suscitée dès le premier contact avec le colonisateur :

l 'his toire de la colonisa t ion f rança ise en Afr ique de l 'Ouest est aussi et

peut -ê tre sur tout , une énorme his toi re de malentendus. 134

En faisant le choix de raconter la vie d’un descendant de

l 'une des plus anciennes dynasties du Mandingue au détriment

du fait historique, Ahmadou Kourouma veut faire du

133 Borgomano M., Ahmadou Kourouma le «guerrier» griot, Paris, L’Harmattan, 1998, 252 p. 134 Ibid., p. 128.

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révisionnisme puisqu’i l nous propose une nouvelle approche du

colonialisme.

A plus de cent vingt-cinq ans, Djigui reste le témoin oculaire

des changements qui s 'opèrent dans son royaume. Le choix de

l 'âge n'est pas fortuit ; ici, i l a une importance capitale car ce

grand âge souligne, à la fois, la foi du témoignage et l 'object ivité

des faits. C'est beaucoup plus qu'une démarche d'historien en

quête de vérité, beaucoup plus qu'une reconst itut ion d’un dest in

car le point de vue du patriarche a le mérite d'être une fresque

«cohérente» des affronts essuyés pendant la colonisation. Une

façon aussi de jeter le discrédit sur ses bienfaits.

En résumé, il s’agit des «monnew» du roi de Soba, Djigui. Ce

mot, qui apparaît, d'ai l leurs, dans l 'épigraphe, est la source

d'une première dif f iculté, à cause de son intraduisibil ité. Ce qui

empresse le personnage de conclure que les Européens, dans

leur existence, ignorent «le mépris, l 'humil iat ion, l 'outrage,

l ' injure», etc.

Ahmadou Kourouma part du constat que la colonisation est

un échec pour plonger le lecteur au cœur de la dureté du

colonialisme et dérouler le cynisme de ses auteurs. I l se livre

ensuite à une vraie autopsie de l 'histoire, une révision des

hécatombes engendrées par le contact avec le colonisateur.

Alors que beaucoup de romanciers africains ont abandonné le

terrain du colonial isme, avec ce roman, Ahmadou Kourouma, qui

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est d'abord apparu comme un iconoclaste, relance le propos.

Cependant, i l s 'agit moins de revivre dans une sorte de musée,

mais d' intégrer et d'évei l ler au monde, hic et nunc, ce qu’a

représenté le passé colonial et ce qu'i l continue de représenter.

En effet, ayant épuisé le thème de la colonisat ion, depuis le

début des années soixante-dix, la l i t térature africaine évolue,

progresse au gré d'un renouvellement presque décennal. Elle a

ainsi été, pendant les années quatre-vingt, portée par le

désenchantement car ce que la génération d’écrivains d’alors

reprochait aux aînés c'était de ressasser le passé morbide alors

même qu'il fallut s'attaquer au sous-développement 135 ; puis,

dans les années quatre-vingt-dix, à cause du scept ic isme l ié à la

conjoncture économique morose, el le s’est complue à symbol iser

le désordre et les catastrophes diverses136. Au même moment, les

préoccupations ainsi que l 'horizon se sont élargis car el le a f ixé

le cadre de certaines de ses f ict ions au-delà de l 'Afrique137.

Pourtant interrogé sur ses rapports avec la Négritude, le

romancier ivoirien nie tout l ien avec ce mouvement. I l explique

son choix à contre-courant par l ' intérêt que suscite l 'histoire de

la colonisat ion, comme i l s'était agi ici de traiter une question

laissée alors en fr iche.

135 Cette nouvelle école eut pour défenseur le Béninois Stanislas Spero Adotevi qui, dans un livre remarquable, accuse les chantres de la Négritude de constituer un alibi pour se défiler devant leur responsabilité. Ainsi, dénonçant les dévoiements de la Négritude et ses inventeurs qui justifiaient tout par les discours, il propose dans Négritude et Négrologues de la dépasser. 136 Cette tendance est le fait, par exemple, du Kourouma de En attendant le vote des bêtes sauvages et de Allah n'est pas obligé ; du Mongo Béti auteur de Trop de soleil tue l'amour ou encore du Tierno Monénembo de Un Attiéké pour Elgass. 137 Certains de ses romans tels que Le Petit Prince de Belleville ou Les Honneurs perdus de Calixthe Beyala sont consacrés à la peinture de l'émigration en France.

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I l estime, en fait, que la vision que nous avons de la

colonisation et à laquelle il s'oppose, a été induite par et pour

les colonisateurs. Par conséquent, i l s'agit, pour le romancier

ivoir ien de déf inir, dans ce roman, une coupure épistémologique

ou de prendre le parti des faibles et d'écrire, enfin, la véritable

histoire de la colonisat ion.

Dans ce livre, la conquête coloniale est, en effet,

désapprouvée, notamment dans l ’ image que l’histoire a

véhiculée sur le type d’accueil que les populat ions autochtones

ont réservées aux premiers colonisateurs en prétendant qu’i l

s’est fait sans heurts.

Or, lorsque sont apparues les troupes françaises sur la

coll ine de Kourouf i, la réact ion de Djigui a d'abord été de

s’opposer à cet ennemi. Son intention n'a pas été de se rendre

à ce conquérant. En effet, n'eut été l ' intervent ion de Soumaré,

son «frère de plaisanterie», Djigui aurait probablement, préféré

la mort dans l ’honneur à la soumission :

- Dis au Blanc que c 'est cont re eux, Nazaras, inc irconc is, que nous

bâ t i ssons ce ta ta . Annonce que je suis un Keita , un authent ique totem

hippopotame, un musulman, un croyant qui mourra plutôt que de vivre

dans l ' i r r él igion. Explique que je suis un a l l i é , un ami , un f rère de

l 'Almamy qui sur tous l es f ronts le s a va incus. 138

138 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 35

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En effet, au nom d’une pseudo-parenté, Soumaré tourne le

déf i de Djigui en rodomontade, au désespoir du narrateur qui

constate :

Le dialogue éta i t pa thé t ique. Le cur ieux é tai t qu 'i l ne sembla it pas

impressionner ce lui qui éta i t au cœur de l 'événement, le t i ra i l leur-

interprè te. Celui-ci a f fichait un sour ire sarcast ique qui ne f inissa i t pas

d 'agacer Djigui . 139

Ainsi, Soumaré a délaissé la solennité du moment pour un

discours démagogique qu’i l agrémente d'éloges à la solidarité

afin d’épargner «son frère de plaisanterie» d'une mort certaine.

Devant la menace, Djigui n’avait pas d’autre recours que la

capitulat ion. I l échafaude alors un accord de concil iat ion avec le

commandant des troupes françaises, qui maquil le la résignation

de Djigui en acceptat ion de la présence étrangère dans son

royaume.

Pourtant, c'est un tel accord cordial que les colonisateurs ont

souvent considéré comme un accueil bien accepté par les

populat ions autochtones alors même que celles-ci l ’ont vécu

comme une humiliat ion, une imposture (Djél iba, le griot que

Djigui prend à son service le dira plus tard) desquelles Djigui ne

se remettra pas.

139 Ibid., p. 35.

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I l n 'empêche que le dégué, c’est-à-dire la cérémonie qui

consiste au changement de suzerain ou à faire allégeance aux

nouveaux maîtres de Soba se déroule normalement comme s’ i l

s'était agi de célébrer une victoire remportée sur le champ de

batail le. Celle-ci consacre alors Djigui comme une des pièces

maîtresses du colonial isme :

Devant la mosquée qui , avec toutes les rues e t places environnantes ,

éta i t chargée et groui l lai t de croyants , j ' a i levé les yeux et a i vu le

nouveau c iel de mon pays ; i l s 'ouvra i t l impide et profond, débarrassé

des charognards qui depuis la défa i te le hantaient . 140

Ou encore :

Le dégué es t une boui l l ie de fa r ine de mi l ou de r iz dé layée dans du

la i t ca i l lé . C 'étai t une cérémonie publique, au ri tuel réglementé, qui

avai t l ieu sur le champ de ba tai l le où le combat avai t é té gagné . Dans

le camp des va inqueurs , autour du roi à cheval , se regroupaient le s

suivants et les généraux, également à cheval . Leurs gr iots , auxquels se

joigna ient ceux des vaincus, les entoura ient , jouaient de la cora, du

ba lafon, louangeaient et chantaient le s panégyr iques du va inqueur . 141

Ainsi, Monnè, outrages et déf is dénonce ce colonial isme qui

consiste en l 'exploitation des colonies et non pas de l 'apport

140 Ibid., p. 48. 141 Ibid., p. 44.

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civil isateur qui a just if ié les luttes contre la traite en ne

manquant pas de soul igner ses néfastes conséquences,

notamment en son principe de déshumanisation qui détourne son

véritable sens aux seules f ins de légit imer la subordinat ion.

La tromperie et la supercherie orchestrées par les

colonisateurs avaient, en effet, constitué le «topo» du discours

du nouvel arr ivant. C'est en cela même que le train devient une

simple promesse puisque lorsqu'el le est faite à Djigui, les

colonisateurs occultent, sciemment, le prix à payer pour sa

réalisat ion. Elle est, au contraire, présentée comme un honneur

de la France à Djigui pour sa collaboration à l 'expansion

coloniale :

Vint ce vendredi , vendredi qui sce l la le dest in de Djigui , vendredi

dont toute sa vie i l se souviendra i t […] Le gouverneur de la colonie ,

Toubab qui est le chef du commandant , e t à qui nous , Nègres ,

appar tenons tous jusqu 'à nos cache-sexe, récompense votre

dévouement e t vot re amour pour l a France ; i l vous a nommé chef

pr incipa l , le chef nègre le plus gradé de la colonie. Et comme ce t te

guer re ne suf f i sa i t pas […] le gouverneur a a jou té à ce t honneur ce lui ,

incommensurable , de t ir er le ra i l jusqu 'à Soba pour vous offr ir la plus

gigantesque des choses qui se déplacent sur te rre : un tra in, un tra in à

vous e t à vot re peuple. 142

142 Ibid., p. 73-74.

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La promesse du train permettait d' instaurer un cl imat de

conf iance et surtout d'asseoir un régime part isan, tyran et

excessif . De nombreux sicaires à la solde de Djigui sont, ainsi,

envoyés dans les vil lages alentours de Soba pour recruter

massivement de gré ou de force les futurs travailleurs du

chantier. Aussi ce train, qui devient le symbole de sa gloire et

celle de la dynast ie, devient-i l, d'une certaine manière, celui de

la répression et de toutes formes de cr ime :

Pour fa i re arr iver le t ra in, on pouvai t compte r sur moi , Djigui . Je

connaissais mon pays , je savais où récol ter le ver t quand tout a jauni

et séché sous l 'harmattan et saurais l 'obtenir quand même le déser t

parviendra i t à occuper toutes nos pla ines. Je saurais toujours y t i rer

des fêtes , du bé ta i l et des récol tes . Je jura is qu 'on pouvai t extra ire du

pays des hommes e t des femmes pour les pre sta t ions e t le s t ravaux

forcés, des recrues pour l 'a rmée coloniale , des f i l les pour les hommes

au pouvoir , des enfants , pour les école s, des agonisant s pour les

dispensaires et y puiser ensui te d 'autres hommes et f emmes pour t i rer

le ra i l . 143

En effet, à cause de celui-ci, une véritable chasse à l’homme

gagne le royaume : des vil lages entiers sont délaissés pour

éviter de payer l ' impôt et servir de foyer de recrutement des

travail leurs forcés.

143 Ibid., p. 75.

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Ainsi, pour mieux asservir les populat ions autochtones, les

colonisateurs s’étaient-ils prêtés à tous les mensonges quitte à

faire croire au roi que le train était moins le signe d'une

soumission que celui de la dist inct ion. Ainsi, pendant que Djigui

se presse de faire aboutir ce projet, i ls en prof itent pour collecter

plus d' impôts et inf liger plus de souffrances et d'humiliations :

Dès les premiers rayons du jour , la fusi l lade écla tai t et les habi tants

qui connaissa ient la s igni f icat ion de la voix de la foudre se

réunissa ient sur la pl ace de palabres où on procédait t ranquil lement au

recensement et pré leva it ce qui est dû aux Blancs en humains ,

bes t iaux, bot tes ou paniers de moissons . C 'é ta i t la rece t te des magnan

ou de la parole de la poudre . 144

Pourtant, i l est diff ici le de tenir Djigui pour responsable dans

cette entreprise de dépersonnalisat ion. I l s'en démarque

nettement, d’ai l leurs, après sa visite sur le chantier du fameux

train lorsqu' i l découvre, avec stupeur, la perdit ion de son peuple

:

Le Blanc guidai t Djigui e t ses suivants dans la pe ti te gare. Les

échanges éta ient ent recoupés de s i lence […] La vis i te se poursuivi t

[…]

Les longues explica t ions du Blanc, l ' enthousiasme de l ' i n terprète e t du

gr iot ne convainquirent pas le roi ; t out le monde consta ta avec

144 Ibid., p. 81.

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découragement que Djigui dissimulai t mal un cer ta in

désenchantement. 145

Pour échapper aux «monnew», Dj igui a encore l 'énergie

nécessaire de se reprendre en main. Au reste, c'est un homme

d'honneur. Son erreur ne serait pas due au fait qu' i l ignorait de

quoi étaient capables les colonisateurs, mais, probablement, de

ce fait qu' i l les honorât trop en les traitant en «honnêtes

hommes». En quoi, i l ressemble, ici, au «dyambour» sénégalais

pour qui le sens de l 'honneur est l 'un des traits de la

personnal ité146.

En acceptant l 'honneur que lui faisait la France, Djigui se

devait, en retour, de traiter ses représentants comme i l fal lait .

Cependant, lorsque, sur le tard, i l réalise qu' il est la vict ime

d'une machination, i l ne voudra plus entendre parler d’un train

plus grand vu les efforts que le premier coûtèrent déjà :

Le tra in de France é tai t d ix foi s p lus gros que ce lui d 'Afr ique. De

retour à Soba, le commandant annonça qu 'après l 'a rr ivée du pe ti t t ra in

d 'Afr ique au Bol loda , la France a l lai t at t r ibuer aux Kei ta un t ra in aux

dimensions f rançaises . Djigui s 'empressa de re fuser ; i l n 'a imai t pas

les gros t rains . Le pet i t t r ain qu ' i l s 'é ta i t promis se révélai t dé jà

145 Ibid., p. 88-89. 146 Senghor, L. S., «L'Ethique négro-africaine» in Liberté, tome 1, op. cit., p. 277-279.

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comme une gageure aussi i r r éa l i sable que de t ir er de la forê t un buff le

vivant . Qu 'aura it coûté un tra in de France ? 147

Pour autant, les stratégies ne manqueront pas pour appâter

Djigui et le contraindre à collaborer davantage. Aussi l 'exposit ion

coloniale de 1931 est une aubaine pour les colonisateurs qui

s’empressent de lui adresser une invitat ion :

Avec le souri re , i ls m'annoncèrent deux bonnes nouvelles. Le tr avai l

du tra in à des t inat ion de Soba ava it avancé ; le gouverneur e t le

ministre des Colonie s m' invi taient à l 'Exposi t ion colonia le à Par is.

J 'a l lais enf in conna ître le pays des Blancs que les anc iens combat tants

m'avaient tant vanté. Je descendis au por t . 148

Les malentendus linguistiques dont foisonne Monnè, outrages

et déf is ainsi que les conséquences négatives qu'i ls induisent

sont les aspects qui, à coup sûr, ont perverti la colonisat ion. Les

chantres de la Négritude et tous les aèdes de l 'Afrique lointaine

et insouciante n'avaient pourtant donné de la voix que pour des

écrits compartimentés ne représentant que les laissés-pour-

compte de la colonisation et ses bénéficiaires. Or, avec ce

nouveau roman, Ahmadou Kourouma corr ige une vision du

colonialisme que n'ont pas perçue les pionniers de la li t térature

147 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 104. 148 Ibid., p. 103.

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africaine, en arguant les problèmes de communicat ion l iés à

l ' incompréhension d'autrui.

La question que le romancier semble avoir formulée alors est

de savoir comment un handicap l inguistique eut pu être surmonté

et permettre une cohabitation sans heurts. Aussi constate-t-on

qu’i l n’a souvent été question que de mascarade lorsqu' il s'est

agi de vanter les bienfaits de la colonisation aux populations

africaines alors même qu'el le fut plutôt ressentie comme une

agression.

En effet, i l n'est guère fait mention, avant Ahmadou

Kourouma, de la situation de communication dans les rapports

entre colonisateurs et colonisés, dans les romans qui ont ouvert

la polémique sur les méfaits du colonialisme, ni même formulé le

fait que la langue ait pu, de temps à autre, s’ériger en obstacle.

Or, i l semble que pour le romancier ivoir ien, cette dernière a été

capitale pour réussir ou échouer la colonisation.

Monnè, outrages et défis peut, de fait , paraître révisionniste.

Pour autant, i l ne s'agit pas d'établir une nouvelle vérité sur la

colonisation mais d'att irer l 'attention ou de faire la lumière sur

une situat ion que l 'on a, semble-t-i l, souvent ignorée. Ahmadou

Kourouma dresse un tableau où i l montre aussi bien l ' implication

des Africains dans l ' impérial isme français que les dif f icultés qui

étaient l iées à la langue et, par conséquent, le fait que la

colonisation s’est bât ie sur des malentendus.

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Ainsi la langue aura-t-elle été décisive dans la tournure des

événements. En atteste le quiproquo entre Djigui et «son frère

de plaisanterie». En somme, non seulement la colonisation

apparaît ici comme l’annexion d’un terri toire par une puissance

étrangère, mais encore est définie par sa forme langagière et

doit, pour ainsi dire, être comprise comme tout, c’est-à-dire à la

fois dans sa forme, son sens et par rapport à la désorganisation

sociale qui en résulte ; puis f inir par connoter le décrochement

qu’i l lustre, par exemple, le mot «l iberté» dans la bouche de

l ’ interprète du commandant :

L’interprè te a di t gnibai té pour l iber té ; dans le s commenta ire s du

gr iot , ce t te gnibai té e st devenue nabata qui l i t téralement signi f ie

«vient prendre maman ». La l iber té , la nabata avai t , pour ceux du

Bol loda, ce t te dernière s ignif ica t ion. Le Centenaire déconcerté se

demanda it pourquoi de Gaul le voulai t absolument équiper tous les

Noir s d’Afr ique , nous garant ir à nous tous des por teurs de vi ei l les

mamans. 149

L'histoire a été falsif iée dès le premier contact avec le

colonisateur et cette fausseté a été amplif iée par le caractère

approximatif des rapports qui ont été établis. Les nombreux

échanges de Dj igui avec l ' interprète ou encore certains termes

intraduisibles dans la langue vernaculaire ont eu pour

conséquence la désinformation voire une certaine insouciance

149 Ibid, p. 218.

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de Djigui face aux grands bouleversements de l 'histoire. C'est

ainsi alors que le mot «député» qui est traduit en malinké par

«djibité» ou «courtisan» n’a conduit qu’à sous-est imer

l ' importance polit ique de ce parlementaire :

- La députa t ion pourrai t ê tre une cause pour les autres chefs , e l le ne le

sera jamais pour un Keita : le sabre de parade des uns n 'est que le

coupe-coupe à défr icher des autres . I l ne conviendra jamais à un Kei ta

d 'être cour t i san dans la cour d 'un mécréant , quand même ce lui-ci sera i t

le grand e t vic tor ieux généra l de Gaul le. Tu te trompes, mon f i l s ,

quand tu viens souha i ter le s bénédic t ions , le s sacri fices e t les sout iens

de ton père pour une aventure de rapeti ssement de notre dynast ie 150.

Djigui ne voit dans ce nouveau pouvoir qu'une autre forme de

servitude dont se passerait un descendant de la dynastie des

Keita auquel i l préfère Touboug, l 'ancien inst ituteur de Soba :

Djigui soumit le sor t de l ' inst i t u teur e t des aut re s pré tendant s à des

sorc ier s , des marabouts et des savants , y a l la de ses propres recet tes :

bénédic t ions , sacr if ices e t conse i ls . Rassuré , Touboug regagna son

pays e t achoppa à l 'hos t i l i té de cer taines tr ibus qui ne voulaient d 'un

musulman comme chef : pour el le s, les musulmans, les Dioulas éta ient

des esclaves . 151

150 Ibid., p. 230. 151 Ibid., p. 233.

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En revanche, quoique l 'on ait parfois reproché aux

administrations coloniales de n'avoir pas accordé la pr iorité à la

formation des cadres africains, lorsque celles-ci durent le faire,

elles ne recrutaient le plus souvent qu’au sein des familles

régnantes. Or, i l arriva que les colonisateurs se heurtassent au

refus des parents qui préféraient envoyer, à la place des leurs,

les f i ls de leurs esclaves ou de leurs courtisans.

Nous en voulons pour il lustration la situat ion de Samba

Diallo, le personnage principal de L'Aventure ambiguë152 de

Cheikh H. Kane et cet échange vif entre la Grande Royale, la

sœur du roi des Diallobé, implorant l 'envoi des enfants Diallobé

à l 'école française et part isane d'un nouvel apprentissage, et

Tierno, gardien de la tradit ion et maître incontesté de l 'école

coranique, que fréquente le jeune Dial lobé, qui est opposé à

toute réforme de la société :

La Grande Royale é tai t rentrée sans brui t , se lon son habi tude . El le

avai t la i ssé ses babouches derr ière la por te. C 'é tai t l 'heure de sa visi te

quot idienne à son f rère . Elle pr i t p lace sur la na t te, face aux deux

hommes.

- Je me ré jouis de vous trouver ici , maî tre . Peut -ê t re a l lons-nous

mett re les choses au point , ce soi r .

- Je ne vois pas comment , madame. Nos voies sont paral lè les e t toutes

deux inf lexibles . 153

152 Kane, Ch. H., L'Aventure ambiguë (1961), Paris, 10/18, 2000, 191 p. 153 Ibid., p. 45.

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En effet, L'Aventure ambiguë du Sénégalais Cheikh Hamidou

Kane, attachant par bien des égards, offre deux visions du

monde parallèles : une vision passéiste, méfiante et prompte au

repli sur soi et une autre vision du monde élargie aux dimensions

du temps et à laquelle l 'homme moderne devait s' intégrer, c ’est-

à-dire une vision universelle qui aspire au dialogue interculturel

tel qu' i l est prôné, ail leurs, par le poète et Académicien

Senghor154.

Or, dans les romans kourouméens, les personnages qui

dét iennent le pouvoir moderne, sont le plus souvent d’origine

modeste, contrairement aux aspirations des administrateurs

Blancs qui auraient souhaité recruter dans les familles

régnantes. Ce sont, en apparence, des gens ordinaires ; excepté

leurs noms qui ne sont pas toujours communs.

Qu'i l s 'agisse des Soleils des Indépendances ou d'En

attendant le vote des bêtes sauvages , i ls sont descendants

d'esclaves, des «bâtards», comme aime à les traiter Fama,

l 'hérit ier du trône du Horodougou ou des revanchards comme

Koyaga.

Ici, Ahmadou Kourouma montre non seulement comment le

pouvoir tradit ionnel est tombé en décrépitude mais, surtout, i l

désigne les responsables d'une part, les colonisateurs qui l 'ont

perverti et favorisé l 'émergence de nouvelles classes dir igeantes

154 Parmi les thèmes autour desquels s’articule la pensée d'un des maîtres de la Négritude, il y a la «recherche des conditions de réalisation de cette civilisation de l'universel qui serait fondée sur l'interprétation, le dialogue, l'influence réciproque de toutes les cultures».

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et, d'autre part, les Africains qui ont eux-mêmes pris part à la

déconstruction de ce pouvoir et qui ont consol idé la colonisation,

Djigui en étant l ' i l lustre exemple.

Fonctionnant sur un mode endogène, les sociétés

tradit ionnelles africaines d’avant les conquêtes européennes

reposaient sur une coexistence entre castes, fraternités d'âge ou

confréries. Cette hiérarchisation garantissait l 'harmonie de la

communauté. I l fal lut alors que des Européens débarquassent

pour que celle-ci fût remise en cause. Là encore, la li t térature

africaine regorge d'exemples.

Mais, ne pouvant les énumérer tous, nous ne citons que

l 'œuvre du Nigérian Chinua Achebe, Le Monde s'effondre155. En

effet, ce l ivre est un des bri l lants témoignages que la l it térature

africaine, dans son ensemble, ait pu féconder pour nous offrir

l ' image d'une société tradit ionnelle qui agonise après le

débarquement des missionnaires.

Dans Monnè, outrages et déf is , le député Touboug, à l ' instar

de ses «f ils de bâtards» que Fama injurie à longueur de journée,

est le détenteur de cette nouvelle forme de pouvoir en Afrique.

Après son élection à ce poste, i l ne ménage pas ses efforts pour

faire la promotion des siens se détournant de Djigui dont le

sout ien fut pourtant indispensable :

155 Achebe, Ch., Le Monde s'effondre, Paris, Présence Africaine, (1966), 1973, 254 p.

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C'es t bien plus tard que le s paroles de Béma se révélèrent exactes .

Touboug, une fois député , se préoccupa de sauver du sous-

déve loppement ceux de sa famil le , de son vi l lage e t de sa t r ibu. Dans

le par t i unique , i l sout int que ceux de Soba ne méri taient pas la l ibe r té

de vote parce qu 'i l s ne savaient pas se dépar t i r de la sol idar i té tr ibale ,

n 'ar r iva ient pas à t ranscender leur appar tenance t riba le. 156

L’al l iance de Touboug avec le R.D.A.157 en fait plus tard un

instrument du communisme :

(…) on voulai t montrer que cer taines mains é ta ient rouges : ce l le s du

commandant Héraud, du député Touboug e t ce l les des députés

communistes f rançais . Notre député s 'é ta i t af f i l ié au groupe

communiste à l 'Assemblée na tionale f rançaise. 158

Bénéficiant de l ’appui des parlementaires communistes à

l ’Assemblée Nationale, ce part i, à l ’or igine, milite pour

l ’émancipation des colonies à laquelle Béma est défavorable à

cause du sout ien d’une frange de colons qui désirent encore

rester à Soba. Monnè, outrages et défis dénonce, ic i,

l 'acharnement de la France qui veut, à tout prix, conserver une

156 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 244. 157 Après les premiers succès que les élus africains avaient remportés au sein du Parlement de l'Union française, leur tâche s'était compliquée. Aussi, pour y faire face, ils avaient décidé de s'organiser pour mieux coordonner leurs actions. Ils créèrent ainsi le R. D. A. (Rassemblement Démocratique Africain). Dans un Manifeste, en septembre 1946, ils exposèrent leurs motivations, notamment l'élan des peuples colonisés vers la liberté. Dès lors, ce parti reçut le soutien du Parti communiste qui combattait le colonialisme. 158 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 254.

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présence dans ses terri toires malgré les gages qu'el le a faits

d'une indépendance certaine159.

En effet, au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors

qu'elle avait perdu son prestige et son inf luence d'antan, la

France s'était retrouvée minoritaire au sein de la nouvelle

organisat ion des nat ions qui aff ichait son ant icolonialisme, à la

tête desquels les Etats-Unis qui entendaient assurer, à chacune,

son indépendance.

Pressée par ses all iés de tenir ses engagements de libérer

les peuples qui étaient encore sous son emprise, la France, qui

était en train de perdre toutes ses possessions coloniales

d'Indochine -alors qu'el le vient de s'enliser dans un nouveau

conf li t dans ses anciens terri toires de l 'Afrique du nord-, ne

pouvait cependant admettre de tout perdre.

Dans un premier temps, elle propose, aux colonies

désireuses de rester sous sa protection, d' intégrer un cadre : la

Communauté française dans laquelle les droits des colonisés

seront alignés sur ceux des Français vivant en métropole.

159 Alors que Hitler est en passe de perdre la guerre en Europe, le général De Gaulle réunit à Brazzaville, au cœur du continent noir, tous les gouverneurs de l'Afrique française. La Conférence de Brazzaville (du 30 janvier au 08 février 1944) recommande alors une large représentation des colonies dans les futures Assemblées, la création d'un Parlement fédéral, un nouveau régime de travail et des progrès sur le plan de l'équipement. Alors que l'opinion ne retient de celle-ci que l'amorce de l'émancipation des colonies, les résolutions prises tendront plutôt à renforcer les liens entre la métropole et les colonies qu'à les assouplir. Au lieu d'un changement de rapport de forces, le général De Gaulle, sans se compromettre ni s'engager, propose aux colonies d'intégrer, pour leur développement, l'Union française, qui naît officiellement de la Constitution de 1946. Le discours de De Gaulle jette ainsi les bases d'un empire encore plus puissant puisqu'en 1958, l'Union française devient la Communauté grâce à laquelle les intérêts, les aspirations et l'avenir des peuples colonisés furent alignés sur ceux de la métropole. (Cf. Fluchard Claude et al., L'Europe et l'Afrique du XVème siècle aux indépendances, Bruxelles, De Boeck-Wesnael, 1987, p. 269-282).

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Elle organise alors un Référendum par lequel les Africains

sont invités à s 'autodéterminer. Mais, parmi les colonies

engagées160 dans la campagne, seule la Guinée opte

immédiatement pour l ' indépendance tandis que le reste choisit

d' intégrer ladite Communauté qui s'emploie, dès lors, à la

formation des futurs cadres de la nouvelle administration, en

l 'occurrence ceux qui défendront les intérêts des colonisateurs161.

Le candidat du R.D.A. n’étant pas une garantie pour les

intérêts de la France, celle-ci s’employa à le persécuter et le

contraindre à abandonner son poste de député au prof it de

Béma. Aussi, si l ’expérience communiste, en Afrique, a été de

courte durée, c’est parce que partout où l ’on adhère aux thèses

marxistes, une véritable chasse aux dirigeants est ouverte avec

la bénédiction des régimes occidentaux qui souhaitent mettre

aux commandes des nouveaux Etats leurs vassaux :

La barbar ie communiste voula i t dé truire le monde l ibre , s 'emparer de

l 'Af rique , le monde l ibre l 'ava i t enf in compr is e t s 'étai t engagé dans la

guer re f roide : partout on pourchassai t l es communis tes . Les

communistes sont les ennemis de Dieu, de la re l igion, de l ' ordre, de la

160 Dans son discours d'accueil au général de Gaulle à Conakry, le 25 août 1958, c'est-à-dire un mois avant la date du Référendum du 28 septembre par lequel la Guinée avait choisi l'indépendance, Sékou Touré avait dit : «Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l'esclavage». Ainsi, excepté la Guinée, toutes les autres colonies françaises optèrent pour la Communauté. 161 En 1914, l'Afrique profonde est le domaine de l'analphabétisme (…) A partir de 1945, l'Afrique française prend une figure nouvelle sous l'action de l'éducation française (…) Dès 1946-1947 s'exprime la volonté de doter chaque territoire d'un jeu complet d'établissement, non seulement primaire, mais surtout secondaires et techniques. En 1958, les résultats ne sont pas négligeables (…). (Cf. Valette Jacques, «Les effets de cette politique», La France et l'Afrique : l'Afrique subsaharienne de 1914 à 1960, Paris, Sedes : coll. Regards sur l'histoire, 1994, p.237-262).

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fami lle e t de la l iber té. Lui, Lefor t , é ta i t venu avec des pouvoirs

étendus pour extirper le communisme de Soba. (…) Sur- le-champ i l

convoqua Béma. 162

Cependant, c’est à tort qu’on accuse ces derniers d'être à la

solde de l 'Union soviét ique et, notamment, de bafouer la

démocratie et les libertés fondamentales alors même que les

partisans du monde libre s'avèrent aussi cyniques et inhumains

que leurs prédécesseurs dans leur exercice de l ’autorité.

En contrepartie de l ' indépendance pol it ique, la France, en

fait, exigeait des anciennes colonies qu'elles coopérassent avec

les Occidentaux plutôt qu'elles se convert issent au

Communisme. En effet, i l était loin d'imaginer qu'une fois

l ' indépendance acquise, l 'ancienne puissance -qui avait pendant

longtemps consenti aux manœuvres de l 'administration coloniale

et avait organisé l 'exploitat ion des colonies en assurant sa

prospérité- changeât brusquement de polit ique à leur égard. Ici ,

le romancier ivoir ien indexe les manipulat ions des colonial istes

qu’i l rend, pour ainsi dire, responsables des exactions commises

sur les peuples africains, surtout du fait qu'i ls soutinrent et

cont inuent de soutenir des régimes tort ionnaires.

Pourtant, en 1955, ces mêmes dirigeants Africains réunis

avec les Asiatiques au cours d'une conférence à Bandung

avaient choisi de s'al igner sur le principe de neutral ité dans le

162 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 255.

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confli t qui opposait l 'Est à l 'Ouest. Or, dans les faits, c’est le

cont inent africain qui a le plus souffert de cette bipolarisat ion en

servant souvent de terrains d’entraînements ou d'affrontements

d' intérêts entre ces deux blocs.

La France, soutenue par ses al l iés occidentaux, opte pour un

choix stratégique. Ainsi, au nom de la lut te contre le

communisme en Afrique, de faux complots ainsi que des coups

d'Etat prolifèrent sur ce continent dans le but uniquement

d'évincer du pouvoir ceux qui étaient considérés indésirables.

Par ail leurs, Ahmadou Kourouma épingle, avec sarcasme, la

participat ion de la rel igion dans la fameuse lutte contre les

communistes. Ainsi, l ’ Islam a été uti l isé comme rempart contre le

communisme puisque les al l iés des Occidentaux, en particul ier

Béma qui se présente comme le combattant des athées,

l ’accusent d’une irréligion :

I l [Béma] expl iqua que le s progressis tes ne voulaient pas rasseoi r les

travaux forcés ni recommencer la cons truct ion du chemin de fer de

Soba, mais exorc iser l 'a thé isme. Le RDA étai t contre Al lah, son

envoyé Mohamed e t son Livre , le Coran. 163

La vision qu'i l donne n'a rien d'une banale crit ique du

colonialisme : el le prend, plutôt, le contrepied des chroniques

off iciel les. Aussi, sans paraître véritablement un document

163 Ibid., p. 265.

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historique, Monnè, outrages et déf is évoque la tragique réalité.

Le fait que ce roman réfère, par exemple, aux personnalités qui

ont réellement marqué l'histoire de cette seconde moitié du

XXème siècle démontre à suff isance le souci de plausibil ité. En

effet, la présence d'un personnage réel induit assurément une

assise dans le souci de vérité. Et même si Ahmadou Kourouma

prend parfois de la distance, un lectorat avert i démêle le faux du

vrai.

A travers le regard de Djigui, pour le romancier ivoir ien, la

colonisation ne justif iait pas une tel le déréalisat ion de l’ individu

d'autant plus que les objectifs qu'elle proclamait étaient la

promotion des peuples indigènes grâce aux bienfaits de la

civ il isat ion européenne.

Ainsi, dédaignant la manière dont les troupes françaises

avaient pris possession de son royaume, son personnage fait

mine d' ignorer que Soba a été colonisé, al lant, de fait, jusqu'à

décréter la guerre :

I l dé limita le te r r i toi re à défendre cont re les inf idè les : i l se

ci rconscr iva it au Bol loda et à la mosquée . Les solda ts appelés se

réduisaient aux cour t i sans e t viei l l ards qui , e f fect ivement, s 'étaient

t rouvés sur le ta ta le j our de l 'ar r ivée des premiers Blancs à Soba .

Joignant les acte s aux parole s, Dj igui repr i t aussi tôt son surnom de

généra l d 'a rmée , Kélémassa (maître de la guer re) et Djél iba en le

louangeant c r ia «Massa». A la sui te du gr iot , nous c lamâmes en chœur

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le nouveau surnom, et chacun rentra chez lui pour reveni r au Bol loda

en tenue de combat. 164

Dans le désespoir de voir que les colonisateurs n'avaient pas

tenu leurs engagements, cette déclaration de guerre devient le

véritable signe d'une désapprobation. Ainsi, la colonisat ion que

les métropolitains perçoivent comme un bienfait pour les

autochtones n'a induit que le chaos ; tout comme elle n'a été que

la source de grandes discordes.

De fait, Djigui est deux fois trahi : tout d'abord, parce qu'i l n’a

pas obtenu l ’entière conf iance des colonisateurs ; puis, parce

qu'il est chassé du pouvoir par son f i ls ; car les colonisateurs

préfèreront, à la place de ce roi grabataire et centenaire, Béma

qui consent à leurs méthodes :

Arrivés aux approches du premier vi l lage , i l s [Béma, le commandant

Lefor t et un détachement de t ir ai l leurs] le cernèrent en si lence (…)

Les gardes bondirent des caches, se fauf i lèrent ent re l es concessions ,

défoncèrent les por tes e t ar rêtèrent les r éca lc i t rants. L 'odeur de la

poudre se mêla aux puanteurs du viol e t du vol comme i l se doi t après

le passage de t rè s bons gardes dans un vi l lage rebel le. 165

A travers le parcours de Djigui, Monnè, outrages et défis

retrace l 'épopée tragique de l 'histoire coloniale. Ce récit donne

164 Ibid., p. 185. 165 Ibid., p. 256.

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la parole au témoin oculaire afin que celui-ci décrive sa propre

vis ion du colonialisme. Ce qui peut paraître comme une

plaidoirie. En fait, ce roman peint l 'h istoire de la colonisat ion de

l ' intér ieur en contrebalançant les arguments des colonisateurs.

Tout en réitérant le rôle que l 'Afr ique a joué dans cette

tragédie, Monnè, outrages et défis rappelle que la colonisation

est aussi une question de malentendus et de contresens. Aussi

la collaboration africaine devrait-el le induire ic i quelques

nuances.

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Deuxième partie

De l’histoire à l’écriture de l’histoire

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Préambule

Lorsqu’à la f in des années soixante, Ahmadou Kourouma

entreprend l’écr iture des Soleils des Indépendances , l ’Afrique est mal

partie166. En effet, peu après les indépendances, ce cont inent sombre

dans la dictature. Aussi cette période qui commence a-t-elle servi à

l ’élaborat ion d’une œuvre romanesque engagée où est proposée, de

façon plus ou moins directe, une cr it ique de ce système.

A la dif férence des thèses off iciel les qui idéalisent l ’histoire de

du continent noir, l ’œuvre d’Ahmadou Kourouma offre une nouvelle

vis ion du colonial isme, des indépendances et de la guerre froide. Elle

met en lumière les aspects qui sont demeurés ou demeurent encore

obscurs.

Pour autant, le romancier ivoirien ne conçoit pas l ’écr iture du

roman comme le travail de l ’historien car, lorsqu’il fait revivre

l ’histoire ou bien garde un degré d’historicité à son œuvre, son roman

reste quand même une f ict ion. I l n’en conserve le caractère

référent iel que pour permettre l ’établissement d’une vraisemblance.

En effet, la symbiose qui se produit entre l’acte imaginaire et la

situat ion qui l ’a engendré (et que l ’on ne peut ignorer ic i) condit ionne

la const itution de l’œuvre pour qu’elle ait la double fonct ion d’être

f ict ion et réf lexion sur l ’histoire événementielle.

166 Nous citons ici le titre du livre de René Dumont L’Afrique noire est mal partie (Paris, Seuil, 1962, 277 p.). Dans ce livre, il indexe la tournure qu’elle a prise pour rattraper le retard de son développement sur les pays industrialisés en stigmatisant les dommages causés par la mainmise de l’Europe bureaucratique.

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Chapitre 5

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Le ton de la dénonciation

Dès la f in des années soixante, l ’écriture, en Afr ique, se

démocratise167. I l s'agit, pour la plupart, de formes qui remettent

en cause les indépendances. Face à l 'austérité des systèmes

polit iques en place, la tentation est grande, en effet, de se

réfugier dans l ' imaginaire.

Les romans foisonnent, qui abordent cette période

mouvementée et inouïe. Aussi ne faut-i l plus faire une lecture

des romans d’Ahmadou Kourouma uniquement sous leur forme

scripturale comme des récits de tous les scrupules168.

En effet, lorsqu’on considère Les Solei ls des Indépendances

comme métaphore, ce roman regorge de contenus sémantiques 167 «Depuis 1968, avec d’une part Les Soleils des Indépendances de Ahmadou Kourouma, et d’autre part Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem, un grand nombre de consciences se sont exprimées, un grand nombre de langues se sont déliées, un grand nombre d’écrivains se sont révélés, en abordant avec courage et lucidité la situation politico-sociale de l’Afrique «en voie de développement». (L. Kesteloot, Anthologie négro-africaine, op. cit., p. 438). 168 De nombreux travaux consacrés à l’étude des romans d’Ahmadou Kourouma, comme ceux de Maliky Gassama, se sont, en effet, complus dans le commentaire du désenchantement des indépendances et de la «malinkisation» de la langue française.

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étrangers au champ attr ibué ordinairement aux objets. Ainsi la

stéri l ité de Fama frappe, non plus seulement comme symbole de

l ’ impuissance, mais el le devient le signe de la misère sous cette

fameuse ère. Elle est le l ieu d’une expérience imaginaire pour

une théorie généralisée du désastre des indépendances.

Soustraite de son contexte habituel, l ' infécondité devient,

avec Ahmadou Kourouma, l 'expression d’un désenchantement,

voire de la déchéance humaine.

Ce faisant, i l nous faut l ire entre les l ignes, creuser le mot

pour déceler le destin tragique de l 'Afrique qui paie le prix de

ses i l lusions.

On voit d’ai l leurs, dans les premières pages des Soleils des

Indépendances , s'élaborer les traits constituti fs de leur caractère

et de leur expression. Les déboires de l ’hérit ier du trône du

Horodougou mais aussi son incapacité à générer la vie afin de

pérenniser la dynastie des Doumbouya sont autant de signes qui

dest inent au drame, à la déshéroïsat ion. Cependant, à travers la

misère de son personnage, le romancier ivoirien veut peindre le

misérabil isme des peuples africains ent iers.

En effet, lorsqu’i l fait le choix poét ique de l ’existence

moribonde et de la révolte contre un système impitoyable, la

souffrance du personnage kourouméen dissimule mal un

engagement idéologique, Ahmadou Kourouma ayant fait celui de

la dissidence poli t ique. Aussi, ce que le romancier ivoir ien

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n'énonce pas est tout de même suggéré. Ainsi s’abstient-i l , dans

Les Solei ls des Indépendances , d’un réalisme ordinaire.

I l est certain que, devant à l 'ostracisme des régimes

polit iques africains, Ahmadou Kourouma propose et même

oppose un monde parallèle où fourmil lent les images, les

allégories et les métaphores les plus inattendues. Le fossé

semble large entre la réalité qu'i l décrit et l ' imagerie à laquelle i l

recourt que son écriture paraît, de prime abord, surréaliste.

Or, Ahmadou Kourouma va ultér ieurement s'attaquer au récit

réaliste. Et, ce que l ’on perçoit dans cette nouvelle att i tude, c'est

la volonté surtout de s'affranchir d'un système de création qui

pourrait, à la longue, s’avérer inconséquent pour le roman.

I l va s'adonner avec fantaisie à la cr it ique de la société

africaine. Il n'a, d’ai l leurs, de cesse de le rappeler, lui qui

s'engouffre dans l ' imaginaire pour mieux transcrire la réalité.

Ainsi, le produit de l ' imagination ici ne tranche pas avec les

intentions réelles du romancier pour qui l ’écr iture doit recourir à

des rapprochements incongrus, à des images insensées. Une

manière de procéder qui insti tue, assurément, une façon

particul ière de contaminer la vision de la réali té.

A travers la forme de ce style particul ier, Ahmadou Kourouma

offre le rêve de se pencher sur une écriture faite dans la

symbiose des genres mythe, légende et histoire.

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Cependant, l ’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma

conf irme une tendance du siècle où le roman s’est caractérisé

par la volonté de faire éclater les critères du genre afin de mieux

exprimer la complexité et la dissolut ion du monde moderne.

Aussi les animaux sacrés peuvent-i ls côtoyer l ibrement les

humains de tel le sorte que l ' idée qu’on se forge de l 'espace ainsi

recréé surpasse celle de la réali té alors qu'i l ne s'agit guère,

pour le moins, que d'une écriture dont la visée reste une

adéquation au monde réel.

Le roman n'est plus ce qu'il semble être, par déf init ion, c’est-

à-dire une vision de la réal ité. Mais, i l veut exister comme

expérience possible de l ’ impossible. Or, en relevant les

métaphores et les mises en abîme, on découvre le ton réel de la

fable d'Ahmadou Kourouma, qui élabore son sens en déroutant,

en usant de contre-aff irmations et de seconds degrés.

Le dire paraît l impide. Cependant, i l faut scruter l ’ intérieur

des l ignes pour recueil l i r sa quintessence car la réussite du

roman kourouméen semble se mesurer dans sa capacité à

dissimuler ou à tourner en dérision ce qui se conçoit clairement.

Sous la dictature et la censure, le romancier étant

obligatoirement soumis à la pression des autorités locales, l ’acte

de créat ion l it téraire repose donc sur l 'apparence.

En effet, les écrivains africains ne sont guère nombreux qui

se vantent de jouir d'une l iberté de créat ion totale dans des

Etats où la moindre expression art ist ique est soumise à leur

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contrôle. Bien au contraire, ceux-ci enjoignent souvent aux

premiers de se taire lorsqu'ils ne font pas l 'apologie du chef et

de son part i. De fait, les auteurs qui ont voulu s'exprimer

l ibrement ont fait le choix de l 'exi l.

En revanche, les romans d'Ahmadou Kourouma reposent sur

écriture symbolique dense et l ’emploi de la dérision et du

soupçon. I ls privi légient l 'al lusion par une mise à distance de la

réali té historique. Ainsi, le drame des indépendances est évoqué

sur le mode allégorique dans Les Soleils des Indépendances , le

style adopté pour ce roman semblant moins imputable à

l ' inexpérience du romancier qu'à une forme de dénonciation

purement rhétorique.

Dans ses romans ultérieurs, Ahmadou Kourouma choisit de

faire évoluer des f igures, c'est-à-dire des personnages qui, au-

delà de leur fonct ion actantielle, mettent en valeur le cortège

d' indicibles souffrances. Ainsi, le désenchantement apparaît en

f i l igrane ou est évoqué discrètement en renvoyant, de façon

indirecte, aux promesses non tenues.

Ahmadou Kourouma, de fait, est un romancier implicite même

si, progressivement, ses romans deviennent, on ne peut plus

clairs voire plus directs dans la mise en cause des systèmes

polit iques all iés de l 'ancienne puissance coloniale.

Dans un mouvement de redynamisation du passé et de

l 'histoire des indépendances, le romancier ivoir ien rend

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volontiers les événements imprévisibles, en les présentant plutôt

d'une façon inattendue, en marquant le tr iomphe de l ' irrationnel

sur la réalité.

I l donne la toute puissance à la subversion qui devient, dès

lors, la seule alternat ive à la répétit ion. Pourtant, ses romans ne

visent pas, de prime abord, le détail et les particularités, ni

même la précision. Ils s' imprègnent tout juste d'un esprit, i ls

érigent une fonction de description persuasive.

Ce n'est qu’après avoir opéré cette synthèse que l 'on

procède légitimement au repérage des situations mises en scène

avec plus ou moins de rapprochement avec l 'époque. A cet effet,

nous ne devons pas sous-estimer tout le travail consenti au

préalable par le romancier, Ahmadou Kourouma ayant fait la

preuve d'une certaine l iberté dans sa façon de retranscrire

l 'histoire.

En conséquence, le récit des événements qu'il propose

importe peu au détriment de leurs implications et des réseaux de

signif icat ions qu'i ls engendrent.

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1. Démesure et stylisation

Dans En attendant le vote des bêtes sauvages , ce qui frappe

d’abord, c 'est l 'abondance des scènes de violence, en particul ier

celles qui ont trait aux assassinats du président Fricassa Santos

et des anciens membres du comité d' insurrect ion. Elles ont pour

f inal ité de grossir le trait de la caricature. Aussi, ce que l 'on voit

s’élaborer dès lors, c 'est le goût du romancier pour la

surimpression ou styl isat ion.

En effet, dans ses romans, Ahmadou Kourouma exagère les

caractères des personnages. Ainsi certains comparent la

polit ique avec une partie de chasse :

La pol i t ique est comme la chasse, on entre en pol i t ique comme on

ent re dans l 'associa t ion des chasseurs. La grande brousse où opère le

chasseur es t vaste, i nhumaine e t impitoyable comme l 'espace, le

monde pol i t ique. 169

En attendant le vote des bêtes sauvages , qui n'épouse pas

les structures classiques du roman, fait l 'apologie du crime en

polit ique. La forme expectative du t it re donne plus de sens en

conviant de se projeter dans l 'univers de l 'animal.

169 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 171.

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Rien n'est donc laissé au hasard pour tenter d'accabler le

personnage. D'une part, son origine. Le despotisme de Koyaga

s’inscrit dans son histoire personnelle et dans celle de la

communauté paléo à laquelle i l appartient. Longtemps insoumise

jusqu'avant la transgression de son père, celle-ci est réputée,

chez les colonisateurs, pour son esprit farouche.

D’autre part, Koyaga est doté de peu de qual ités posit ives.

Son mépris du danger n'est guère un acte de bravoure, une

qualité qui susciteraient l 'admiration puisqu'i l ne tue que pour la

gloire, pour le plaisir et par habitude :

- je vi ens pour te tuer , annonce Koyaga sans dé tours.

- Je suis ét ernel comme ce pays , impénétrable par le s ba l les comme ces

montagnes et immorte l comme le f leuve dans lequel t u te mires . C 'est toi ,

chasseur présomptueux, que je tuera i ce mat in . Je fera i de toi mon

déjeuner de ce mat in.

Koyaga n 'a t tend pas que la bê te achève son di scours pré tent ieux pour la

viser e t décharger son arme. 170

Ayant perdu son père dès l ’enfance, Koyaga a dû se prendre

en charge. Mais afin de just if ier sa particularité d'être en rupture

avec les tables sociales et humaines et de pratiquer toujours la

destruct ion, i l est décri t comme un être primaire. Bien plus, son

170 Ibid., p. 70.

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extraordinaire venue au monde le prédispose à une existence

singulière :

La gesta t ion d 'un bébé dure neuf mois ; Nadjouma por ta son bébé

douze mois ent ier s. Une femme souffre du mal d 'enfant au plus deux

jours ; la maman de Koyaga peina en gésine pendant une semaine

ent ière. Le bébé des humains ne se présente pas plus fort qu 'un bébé

panthère ; l 'enfant de Nadjouma eut le poids d 'un l ionceau. 171

Engagé dans les troupes coloniales, Koyaga s' i l lustre par son

courage dans les guerres d'Indochine et d'Algérie. Tuer à tort ou

prouver qu'on a le cœur dur, les occasions ne manquent pas au

personnage pour se rendre immortel.

De retour dans son pays, fraîchement indépendant, le

nouveau gouvernement qui refuse son intégrat ion dans l 'armée

fait les frais de sa téméri té. En effet, appuyé par d'anciens

combattants de sa communauté, i l organise un complot, renverse

le pouvoir en place et s' installe aux rênes avec trois compl ices

de l ' insurrection : le colonel Ledjo, le métis Crunet et

l ' intel lectuel Tima.

Cependant, les dissensions apparaissent au sein du comité

qui se scinde en deux groupes. En dépit de nombreuses

tentatives de réconcil iat ion, le pouvoir échoit f inalement à

Koyaga après avoir échappé au complot orchestré par Ledjo et

171 Ibid., p. 21.

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Tima. Pendant cette journée, part iculièrement effroyable, le futur

dictateur i l lustre sa toute-puissance guerrière. Surtout, i l

manifeste sa folie destructr ice.

Obéissant à un rituel qui préconise de trancher la f in et de la

planter dans le commencement af in d'annihi ler les esprits

vengeurs du mort, i l recommande à sa garde rapprochée

l 'ablation des parties génitales de ses vict imes 172. Cependant,

Koyaga a eu, auparavant, maintes occasions d'étaler sa

monstruosité, notamment par ses exploits de chasseur.

Peu après son rapatriement d’Indochine, s'étant rendu dans

les montagnes pour dépenser son pécule, i l réunit son courage

et va à la rencontre des animaux qui terrorisaient la région.

Ainsi, i l abat sans coup férir la panthère, le buff le, l 'éléphant, le

caïman.

Chaque fois, i l se fut agi d'un animal légendaire ou sacré et,

par conséquent, de combat où la magie fut au centre et très

opérante. Néanmoins, le mépris avec lequel i l t raite ces bêtes

est à peu près égal à celui qu' i l réserve, plus tard, aux humains,

Koyaga ne faisant pas de dist inct ion entre les deux espèces.

En somme, c'est uniquement l 'ef f icacité de l 'action qui

compte. La muti lat ion sert, par exemple, à garantir sa supériorité

aussi bien sur l 'animal que sur l 'homme. En revanche, la magie

joue un rôle important dans la course au pouvoir. Elle sert,

172 Ibid, p. 94.

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notamment, à se débarrasser de Fricasa Santos puis à conserver

le pouvoir pendant plusieurs décennies.

En sus de sa connaissance du mil ieu de la chasse, Koyaga

bénéficie de deux atouts majeurs pour accéder au pouvoir, à

savoir la couverture de sa mère Nadjouma qui est réputée

maîtresse dans l ’art de la sorcellerie et celle du marabout

Bokano dont le Coran sacré lui assure une protect ion divine.

Cependant, ce qui sous-tend le donsomana de Koyaga, le récit

de la purif ication, c 'est la récurrence d'images excessives.

Ainsi, quoi qu’i l ait la panoplie du dictateur africain (Koyaga a

des troupes sont à sa solde, i l règne sans partage, exerce sur le

peuple un droit de vie et de mort, est l 'homme le plus riche de la

république du Golfe et entret ient, de surcroît, un harem), les

traits de ce personnage semblent quelque peu surexprimés.

Or, évoquer la surimpression ou styl isation, dans l 'œuvre

romanesque d'Ahmadou Kourouma, c’est un peu comparer la

performance du romancier ivoirien à celle du griot tradit ionnel.

Maître de la parole, celui-ci est reconnu pour son don à jongler,

presque évangéliquement, avec le verbe. A la suite du poète

Senghor, nous dirons que les griots

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font mét ier de poés ie (…) Il s savent les «paroles pla isantes au cœur et

à l 'ore i l le » e t , avec les paroles , le rythme qui convient , en te l le

ci rconstance , à te l «obje t chanté ». 173

Jongleur facile, Ahmadou Kourouma, tout comme le griot

africain, a le don de l’exagérat ion. Celle-ci s’observe à travers

l ’ intervention d’animaux sacrés, de la magie ou du surnaturel.

Dans En attendant le vote des bêtes sauvages , le romancier

délègue cette compétence à Bingo car, à l ' instar des chantres

dont la fonct ion est de dire des concerts de louanges, c’est à lui

que revient le pouvoir de transformer en légende la vie du

dictateur.

Aussi, ce roman se caractérise par une odeur d'amplif ication

car si Koyaga est bel et bien le modèle même du dictateur

africain, i l apparaît que les combats qu'il l ivre respectivement

avec la panthère, le buff le, l 'é léphant et le caïman relèvent de la

pure fabulation. Pour paraître intouchable, le gr iot ou le

romancier ont usé d’art if ices pour transformer la cruauté du

dictateur en un récit épique.

Nous n' ignorons pas comment, en Afrique, les chefs d'Etat

ont abusé du culte de la personnalité et ont cherché à se

rattacher à une divine ascendance pour mieux soumettre leurs

peuples.

173 Senghor, L. S., Liberté, tome 1, op. cit., p. 127.

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Si l 'existence de Koyaga n'est pas avérée, à travers les actes

de son personnage, le romancier veut atteindre un niveau

d'exagérat ion et élever, par la présence de la magie, les traits de

celui-ci jusqu'au paroxysme. Par conséquent, nous ne pouvons

nous empêcher de penser que plus Ahmadou Kourouma

s'engage dans des thèmes profonds tels que le culte de la

personnal ité et du parti, plus il s'autorise de dépasser l 'analogie.

Puisque la classe poli t ique africaine ressemble plus à une

fratrie de chasseurs qu’à un ensemble de décideurs, el le est

régie par des codes ou des lois tel les, par exemple, cel le qui

oblige le promu en dictature à faire le tour d'horizon des doyens

de chefs d’Etat devenus des maîtres dans la péri l leuse science

de l 'autocratie :

La pol i t ique est comme la chasse, on entre en pol i t ique comme on

ent re dans l 'associa t ion des chasseurs. La grande brousse où opère le

chasseur es t vaste, i nhumaine e t impitoyable comme l 'espace, le

monde pol i t ique. Le chasseur novice avant de f réquenter la brousse va

à l 'école des maîtres chasseurs pour les écouter , les admirer e t se fa ire

in i t ier . (…) Il vous faut au préa lable voyager . Rencontrer e t écouter

les maî tres de l 'absolut i sme e t du par t i unique, les plus pre st ig ieux des

chefs d 'Eta t des quat re points cardinaux de l 'Afr ique l iber t ic ide . 174

174 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 171.

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Le voyage qu'entreprend Koyaga chez ses homologues

africains est une véritable init iation. L'analogie a consisté ici à

comparer le monde de la polit ique à une société ésotérique.

Ainsi, le récit gagne aussi bien en intensité qu’en

exagération. Autrement dit, lorsqu'Ahmadou Kourouma

entreprend la peinture des coulisses des présidences africaines,

i l tente néanmoins une distanciation avec la réalité pure. Et,

même si elle revient comme un leitmotiv dans ses romans, ceux-

ci ne peuvent que la ref léter seulement. La nécessité de n'être

que de l 'art, avec quoi tout s'agrandit jusqu'aux associat ions les

plus invraisemblables, l 'emporte, en déf init ive, sur la réalité.

La peinture des mœurs de la classe poli t ique dans les

romans d'Ahmadou Kourouma est, certes, l 'une des plus

accablantes et des pires qui soit mais el le reste, aussi, l 'une des

plus inattendues. Ainsi, dans Les Solei ls des Indépendances , le

cynisme des «f ils d'esclaves», poussé à son paroxysme, est

comparé à la plus inique des pensées qui puisse exister, c’est-à-

dire «fermer l 'œil même sur une abei lle»175.

Après s'être jeté dans le combat pour l ' indépendance, Fama a

été abandonné par les siens, oublié aux mouches comme «la

feuil le avec laquelle on s 'est torché». Accablé par la stéri l ité de

sa femme, i l ne peut non plus assurer une descendance à la

dynastie des Doumbouya. Ne pouvant, par ai l leurs, survivre au

monde moderne, i l retourne mourir à Togobala près de ses

175 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 168.

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aïeux. C'est ainsi, du moins, que, dans ce roman, Ahmadou

Kourouma a représenté le naufrage du pouvoir tradit ionnel à

travers un personnage dont i l a expressément rehaussé les traits

et accru la misère.

Au moment où a paru ce l ivre, sans doute, existait- i l des

centaines de «Fama» qui, en Afrique, ont vu l 'euphorie des

indépendances tourner au mirage. L’histoire de ce personnage

prend donc fait dans la réalité. Elle représente une catégorie

d'Afr icains qui a été prise en tenail le entre la cert itude de

l 'ef fondrement du système tradit ionnel et l 'étrangeté du monde

moderne. De ce fait, Fama apparaît ici comme un modèle.

Cependant, en marge du plaisir qu' i l prend à peindre un

personnage tout à fait typique, Ahmadou Kourouma lui prête des

attributs du pouvoir. Ce qui a, certainement, pour effet de rendre

Fama encore vulnérable. I l a, en sus du sent iment commun à la

majorité des Afr icains qui pensent que les indépendances n’ont

été qu’un leurre, le t itre de prince du Horodougou. Ce qui just if ie

cet apitoiement du narrateur :

Mânes des a ïeux ! Mânes de Moriba , fondateur de la dynastie ! i l éta i t

temps de s 'api toyer sur le sor t du dernier e t légi t ime Doumbou ya ! 176

176 Ibid., p. 17.

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Cependant, i l pourrait avoir eu une prise de distance avec le

modèle aussi. En effet, au lieu de décrire la situation d'un

Africain quelconque, pour rehausser le côté tragique du destin

de son personnage, Ahmadou Kourouma choisit de peindre la

déchéance d'un des représentants du pouvoir tradit ionnel qui est

mis à mal par la colonisation et les indépendances. En plus de la

déception, Fama doit faire face à l 'hérésie des indépendances

qui grignotent, un peu plus, son pouvoir.

L'amplif icat ion est alors un l ieu de passage du commun au

hors du commun. Ainsi, à cause de ses attributs royaux, Fama,

le descendant de la dynastie des Doumbouya, n'est plus un

Africain comme les autres, un personnage ordinaire :

Allah le tout -puissant ! Un caïman sacré n’a t taque que lor squ’ i l es t

dépêché par les mânes pour tuer un transgresseur des lois , des

coutumes, ou un grand sorc ier ou un grand chef . Ce malade n’est donc

pas un homme ordinai re . 177

D'autres situat ions similaires, comme l ' impuissance qui

frappe ce personnage ou encore la spoliat ion pétrissent à leur

aise le modèle. Ainsi, au l ieu de créer un personnage ou une

f igure qui eut vécu cette période des indépendances sans heurt,

Ahmadou Kourouma choisit un représentant de ceux qui en

177 Ibid., p. 194.

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souffraient le plus. Car, de par ses origines et son éducation,

Fama devient un cas part icul ier.

La créat ion de cette chair de papier, en somme, l ’existence

de Fama, montre à quel point la l it térature transforme le réel et

comment, souvent, cette expérience prend des proportions

incontrôlées.

Madeleine Borgomano rend hommage à ce personnage de la

façon suivante :

I l y a là , aussi , une forme d 'amplif icat ion épique du

personnage , qui prend une dimens ion démesurée . Le «doute » et

l ' i ronie qui carac tér isa ient le roman sont un peu oubl iés, en

faveur d 'un re tour à l 'épopée «qui glor i fie ». On ne peut évi ter

de penser à l 'Évangile et aux manifesta t ions mé téorologiques

qui accompagnent la mort du Chris t . Fama appara ît alors

comme une sor te de Chr is t dér isoi re . 178

En fait, pour mieux élever le personnage au rang de

protagoniste, Ahmadou Kourouma daigne les rel iefs et tout ce

qui permet de l 'embel lir ou de le desservir. I l n'hésite pas à

recourir à la fantaisie, au merveil leux ou encore à la relat ion la

plus incongrue comme le fait de comparer le pr ince du

Horodougou, respectivement, à la panthère, à l 'hyène ou encore

au vautour :

178 Borgomano, M., Ahmadou Kourouma le guerrier griot, op. cit., p. 94.

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Fama Doumbou ya ! Vra i Doumbou ya , père Doumbou ya, mère

Doumboya, dernier e t légi t ime descendant des pr inces

Doumbou ya du Horodougou, totem panthère, é tai t un vautour .

Un pr ince Doumbou ya ! Totem panthère fa isai t bande avec les

hyènes . Ah ! les sole i l s des indépendances ! 179

On voit, dans la comparaison qui est tirée ici ainsi que dans

le fait que foisonnent, dans ses romans, le conte, le chant, la

légende, un moyen, pour la réalité, de composer simplement

avec les strates qui dépassent le sérieux de la représentat ion,

une façon d’élargir la vision du réel.

Ainsi, le fait de recourir à plusieurs genres, chez Ahmadou

Kourouma, décuple la réalité ou en exagère la perspective. En

gommant les distances qui les séparent mais aussi la frontière

entre l 'homme et l 'animal, le désir de peindre la réalité s'accroît

au risque de briser les mécanismes habituels de la description

réaliste.

En principe, la peinture des mœurs de l 'Afrique post-

indépendance ne devrait pas poser problème à quiconque veut

faire valoir son talent de créateur. Dire cette expérience est,

d'ail leurs, la tendance d'un grand nombre de romanciers qui ont

choisi de faire de leur œuvre le berceau des thèses pittoresques

où se mêlent tableaux de l 'expérience humaine et peinture de

l ' idée.

179 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 11.

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Or, pour ne pas faire défaut à son roman, Ahmadou

Kourouma, à tout moment, étonne et ne cesse de surprendre son

lecteur. Cela passe aussi bien par le choix du cadre que par les

arguments uti l isés. Chez lui, leur dissociat ion conduirai t au gel

de la pensée ou nuirait à la créat ion l i ttéraire. Au demeurant, les

circonstances sont tel les que la nature induite par les romans

d’Ahmadou Kourouma est insécable car l 'un sans l’autre est

inenvisageable.

Dire la réalité, pour Ahmadou Kourouma, n'est pas la

dupliquer, ni même la reproduire à l ' identique. C’est, au

contraire, suggérer, étendre le propos ou le sens de l ' image de

façon à ce que le réel devienne impossible. Ce dessein dépasse

la vision de la l it térature comme réal ité. Ic i, s ’i l veut rester

crédible, le roman doit recomposer et n'être que le résultat d'un

travail.

2. Stratégie discursive et historicité textuelle

Ahmadou Kourouma a fait de la l i ttérature le l ieu de la

dissidence car le ton qu'i l annonce dès la parution des Solei ls

des Indépendances est particulièrement contestataire.

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Ainsi, l ’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma transcende

la simple f inal ité poétique. En effet, la vision de la perte du sens

moral ainsi que la mésaventure des personnages kourouméens

cachent médiocrement la souffrance et le malaise de la nouvelle

Afrique. Même en se l imitant à des notat ions indirectes, c'est-à-

dire à la description métaphorique, l ’œuvre romanesque

d’Ahmadou Kourouma côtoie donc l 'abjecte réalité.

Des Solei ls des Indépendances à Allah n'est pas obligé, ses

romans le consacrent comme l 'auteur familier des «saisons

d'anomie»180. En fait, i l n'y a pas de roman d’Ahmadou Kourouma

qui ne retienne l'attention sur les années sombres des

indépendances. L’œuvre qu’il esquisse renvoie explicitement du

passé colonial de l 'Afrique. Elle détermine la part du romancier

dans le grand chantier de revalorisat ion historique.

Les romans d’Ahmadou Kourouma traduisent un puissant

fantasme qui renforce la véridicité dans les faits qu’ ils décrivent.

L'histoire réelle est ainsi une force qui transf igure les romans et

transmet aux f igures angoissées de leur monde imaginaire toute

son énergie. Et si le romancier s'en sert, sans doute, veut- il ,

dans les romans, scruter l 'opacité des indépendances.

En imposant l ’histoire comme unique explication, la

description à laquelle le roman kourouméen se livre mérite qu'on

180 En paraphrasant le titre du roman de Wole Soyinka, nous voulons montrer à quel point les romans d’Ahmadou Kourouma se calquent sur «l’anarchie» et «le chaos» des Etats africains «devenus fous» et qui entraînent, dans leur folie, tout un discours du roman. Une saison d’anomie (Paris, Librairie générale française, 381 p.) est, en effet, un roman directement inspiré des tragiques événements qui ont dévasté l’Etat fédéral du Nigeria à la fin des années soixante.

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s'attarde sur le soin apporté aux détails car i ls restent l iés à

l 'objectif que s’assigne le romancier ivoir ien.

En effet, le détail évoque la valeur ou l ' imprégnation totale du

cadre historique. I l donne une certaine légit imité à la manière de

procéder et à la mesure du travail ef fectué.

Mais, l 'histoire dans laquelle Ahmadou Kourouma engage ses

romans est particul ièrement cruelle et tragique. Elle fait le l it de

la barbarie :

La flèche se f ixe dans l 'épaule droi te . Le Président sa igne, chancel le

et s 'assied dans le sable . Koyaga fa i t s igne aux soldats . I l s

comprennent e t reviennent, r écupèrent leurs armes et les déchargent

sur le ma lheureux Président . Le grand ini t ié Fr icassa Santos s 'écroule

et râ le . Un soldat l 'achève d 'une rafale. Deux autres se penchent sur le

corps. I l s déboutonnent le Président , l 'émasculent , enfoncent le sexe

ensanglanté entre les dents. 181

En fai t, dans tous ses romans, les personnages sont des

êtres agressés par l’histoire. I ls connaissent souvent une fortune

dif férente de leur sort init ial. Ainsi, Fama, qui a été écarté du

pouvoir par ses anciens compagnons de lutte, aurait dû être le

tr ibun de tout le Horodougou, à la mort de son père :

181 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 94.

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Son père mor t , le légi t ime Fama aura i t dû succéder comme chef de

tout le Horodougou. Mais i l buta sur int r igues, déshonneurs ,

maraboutages et mensonges. Parce que d 'abord un garçonne t , un pe t i t

garnement européen d 'administrateur , toujours en cour te culot te sale ,

remuant e t impol i comme la barbiche d 'un bouc, commandai t le

Horodougou. Évidemment Fama ne pouvai t pas le respecter ; ses

ore i l les en ont rougi et le commandant préféra , vous savez qui ? Le

cous in Lac ina, un cousin lointa in qui pour réussi r marabouta , tua

sacr if ice s sur sacr if ice s , intr igua , ment i t e t se rabaissa à un te l point

que… 182

Au-delà de la dimension iconoclaste que l 'on peut rattacher à

ce roman, à savoir un syncrét isme original entre la langue

malinké et la langue française, Les Solei ls des Indépendances

se singularise par une mise en scène de la fail l i te. I l déploie la

trajectoire d'un ant ihéros ballotté, désabusé et pris dans le

vertige de l 'histoire qu'i l croyait maîtriser alors même qu’el le

s'est avérée fatale pour lui :

Les solei ls des Indépendances s 'éta ient annoncés comme un orage

lointa in e t dès le s premiers vents Fama s 'éta i t débarrassé de tout :

négoces, ami t iés , femmes pour use r le s nuits , les jours , l 'a rgent e t la

colère à in jur ier la France, le père , la mère de la France . I l avait à

venge r c inquante ans de domina tion et une spol iat ion (…)

Mais a lors , qu 'appor tèrent les Indépendances à Fama ? Rien que la

car te d ' identi té na t ionale et ce l le du par t i unique . El les sont les

182 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 23.

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morceaux du pauvre dans le par tage et ont la sécheresse et la dureté de

la chai r du taureau. I l peut t i r er dessus avec les canines d 'un molosse

affamé, r ien à en t irer , r ien à sucer, c 'es t du nerf , ça ne se mâche

pas. 183

Le romancier ivoirien aborde la période des indépendances

africaines comme une chose qui porte déjà les germes de la

rupture. Cependant, la précision qu'i l semble apporter dans

l 'exposé de certaines situat ions montre le rôle prépondérant du

détail. Celui-ci a pour effet d’accréditer l ’hypothèse d’un réel par

le biais d’une orientation du discours romanesque vers cette

extériorité.

Aussi les nombreuses al lusions qui sont rattachées au roman

témoignent-el les de l ’ importance de l’envisager comme

problématique de la preuve.

Les romans d'Ahmadou Kourouma ont, en effet, l 'aspect de

véritables récits historiques. I ls dévoilent la vérité en

s’aventurant dans le monde réel. Ils combinent tous ses

domaines géographiques et sociaux comme pour éviter tout

glissement dans l ’abstrait.

Ainsi, la déclaration de de Gaulle à la Conférence de

Brazzavil le (du 30 janvier au 8 février 1944) dans Monnè,

outrages et déf is ou les allusions à la loi Guèye 184 qui permet

183 Ibid., p. 24-25. 184 L'Union française préconisée par le général De Gaulle possédait trois organes : la Présidence, assurée par le président de la République Française ; le Haut Conseil de l'Union, qui assistait le

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d'élargir les droits dont bénéficient les citoyens français aux

administrés des colonies, induisent-el les une conviction :

Le Centenaire déconcer té se demandai t pourquoi de Gaulle voula i t

absolument équiper tous les Noirs d 'Afr ique , nous garantir à nous tous

des por teurs de viei l les mamans. Après de va ines e t épuisantes

expl icat ions , pour faire sa is ir le s not ions de ci toyen e t d 'égal i té -

«Désorma is , Arabes e t Noir s des colonies sont des c i toyens avec

égal i té de droi t avec les Français de France », on démontra au

Centenaire que, s ' i l n 'ava it pas renoncé à toutes épousai l les , i l aura i t

pu désormais fa ire venir de Paris une jeune vierge toute rose pour

complé ter son harem : perspective qui a rracha un léger sour ire au

vie i l lard. 185

L'histoire est ainsi la puissance évocatrice des romans

kourouméens. Elle permet de comprendre ce qui, dans l’œuvre,

just if ie une forme d'empathie à l 'égard des opprimés. En effet,

on n’imagine mal comment Ahmadou Kourouma aurait pu

opposer à sa démarche une autre f in, comment i l aurait pu se

passer de l ’histoire réelle pour recourir, indif féremment, à des

procédés qui «endormiraient» ses récits, alors même que

l ’histoire reste leur matrice.

Gouvernement et l'Assemblée qui n'avait qu'un rôle consultatif. Naturellement, dans cet ensemble politique, la prépondérance de la France était nette. Néanmoins, dès la première constituante, les élus africains avaient enregistré quelques succès : - extension du droit de vote - abolition du régime des prestations de travail (travail obligatoire) : loi Houphouët-Boigny du 11

avril 1946 ; - attribution de la citoyenneté à tous les ressortissants de l'Union française : loi Lamine Guèye

du 7 mai 1946. 185Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 218.

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En fait, les romans d'Ahmadou Kourouma semblent être

articulés autour d'une idée f ixe bien forte. Le romancier ivoir ien

voit en chacun d’eux un moyen de saisir l ’archétype du damné,

la si lhouette promise à un dest in implacable, c’est-à-dire une

existence rarement autonome.

I l ne tente guère d' inf luencer le cours des act ions des

personnages. En revanche, la logique qu'il met en œuvre est

plutôt cel le du héros qui voit son sort s'accomplir

inexorablement. Ainsi, la thématique mise au jour permet

d'activer pleinement toutes les caractéristiques du genre

tragique puisque le fatalisme, qui apparaît dans les romans,

rattache au protagoniste kourouméen les déf init ions du

personnage de ce genre.

En effet, les personnages d’Ahmadou Kourouma non

seulement sont aveuglés par le destin ou sont misérables mais

i ls meurent. En cela, ses romans gagnent en consistance, leur

mise en scène reposant sur une recomposit ion d'actes dont la

somme nous mène, en déf init ive, vers une subordination du réel

et où l ' imagination recourt au cl iché, faisant apparaître l ’œuvre

romanesque moins comme une fict ion que comme un récit

historique.

La f ict ionnalisat ion est, en fait, un moment intense de

symboles et de mémoire. Aussi les situations décrites dans les

romans d’Ahmadou Kourouma sont-el les non seulement des

épisodes de repérage mais el les représentent surtout la

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trajectoire des événements qui jalonnent le cours de l 'histoire

africaine, de la période précoloniale à nos jours.

Les romans d'Ahmadou Kourouma obéissent à une structure

de continuité. I ls ont des rapports qui dénotent une certaine

cohésion d’autant plus qu’i ls induisent un ordre logique presque

parfait des act ions qui ressortit, en déf init ive, à un sens de la

temporalité. Le système tissé par le réseau des textes semble,

en effet, réhabil iter ou laisser intact le temps.

On comprend toute l ' importance de ce dernier phénomène à

la façon dont le romancier ivoirien procède et au regard du l ien

qui unit le passé et le présent. L’œuvre d’Ahmadou Kourouma

est un déploiement de l ’histoire, de l’histoire de la colonisat ion à

celle des dictatures actuel les. Aussi le sort qu' i l réserve aux

personnages n'a-t- i l d'ancrage véritable que dans cette tragédie

africaine que conserve le champ l it téraire :

Mais qu 'apportèrent les Indépendances à Fama ? Rien que la car te

d ' identi té na t ionale e t cel le du par t i unique. El les sont le s morceaux

du pauvre dans le par tage e t ont la sécheresse et la dure té de la chair

du taureau. I l peut t i re r dessus avec des canines d 'un molosse affamé ,

r ien à en t ir er , r ien à sucer , c 'es t du nerf , ça ne se mâche pas. Alors

comme i l ne peut pas repar t ir à la ter re parce que t rop âgé (le sol du

Horodougou es t dur e t ne se laisse tourne r que par des bra s sol ides e t

des re ins souples) , i l ne lu i re ste qu 'à a t tendre la poignée de r iz de la

providence d 'Allah en pr iant le Bienfa iteur misér icordieux, pa rce que

tant qu 'Allah résidera dans le f irmament, même tous les conjurés , tous

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les fi l s d 'e sc laves , le par t i unique, le chef unique, jamais i l s ne

réussi ront à fa ire crever Fama de faim. 186

Ballottés par le présent, les personnages d’Ahmadou

Kourouma sont inaptes à appréhender la réalité. I ls ne peuvent

être impliqués dans l 'act ion que comme opposants et non comme

adjuvants. Ainsi en est-i l de Djigui qui accepte le marché de

dupes que lui propose Soumaré, l ' interprète du commandant :

C'es t à ce moment qu 'ar r iva l ' interprè te , qui tout de sui te compr it la

s i tua tion. Sans sa luer, i l pénét ra dans l 'habitat ion. le fusi l éta i t accoté

au mur . Djigui , en habi t d 'appara t , éta i t en pr ière sur un r iche tapis

(…)

Après les dernier s rackat , l es deux hommes chuchotèrent jusqu 'à la

nui t tombante. Un guer r ier entra à pas feutrés et al luma la lampe à

hui le . I l s cont inuèrent à égrener les chapele ts e t à murmurer - nous

n 'avons jamais su ce qu 'i l s s 'é ta ient di t ce soi r - là .187

Af in de saisir toute la dimension réelle du récit et d'en

restituer la substance, Ahmadou Kourouma ne se prive donc pas

d'exhiber les actes dont les origines remontent au drame de la

colonisation. Aussi le romancier ivoirien se trouve-t-i l au cœur

de nombre d'antinomies poli t iques et histor iques car il veut

mettre en garde contre une certaine manifestat ion de la réali té.

186 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 25. 187 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 39.

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En fai t, Ahmadou Kourouma adopte, dans ses romans et au

regard de l ’histoire, une démarche l inéaire qui conduit à gagner,

à la fois, en clarté et en cohérence. Mais, entre l 'or iginalité du

romancier, qui cherche d'abord une cohésion dans l 'histoire et la

nécessi té de déborder de ce cadre, la stratégie discursive suit la

somme des chronologies du passé et du présent car les romans

semblent se structurer et décrire les événements qui, dans leur

épaisseur, n’ont véritablement de sens que dans la tragédie de

l ’histoire.

3. La fonction du réel

Pour une majorité de romanciers africains, l ’aventure de

l 'écriture a reposé ou continue de reposer sur une forme de

réalisme. Et forts de ce principe, i ls se sont efforcés de cheminer

vers ce l ieu de son assomption188.

Leur vision de la li t térature a ainsi tendu vers une mise à nu

du monde. Celle-ci entendant à accorder au réel une place

prépondérante, cette l it térature de situat ion, comme la déf init

188 Le roman africain naît dans des circonstances particulières ; aussi son approche reste-t-elle avant tout collective. Pour paraître le plus vraisemblable possible, les premiers romanciers africains puisent directement dans leur culture, tout en proclamant leur fidélité à la nature.

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Jean-Paul Sartre189, a été conçue comme capacité du discours à

prendre conscience du monde extérieur par une écriture devant

reposer, non seulement sur une certaine prise en compte

spécif ique de la narrat ion mais aussi sur une prise de posit ion

particul ière.

La front ière avec l ' imaginaire était, dès lors, f loue et le fossé

presque inexistant. Ahmadou Kourouma a entrepris cette même

vision de la l i ttérature.

En effet, les indépendances s'étant heurtées à la «bâtardise»

des «f ils d'esclaves», i l fal lait s'attendre à ce que les romans

d'Ahmadou Kourouma empruntassent ce gouffre d'autant plus

que Les Soleils des Indépendances fût déjà le reflet de la

société africaine au lendemain de la décolonisation.

Cependant, inférer des événements historiques réels et

réduire le discours romanesque à leur implicite évocation revient

à formuler l ' idée de preuve ou à réfuter la nuance qu’on peut

induire dans la production li t téraire pour que celle-ci dif fère de

ce à quoi elle se rattache, à savoir l ’histoire réelle.

Atteindre le réel est comme un déf i lancé à l 'écr iture, un

impossible sur lequel Ahmadou Kourouma fonde le pr incipe de

toute f ict ion Or, ses romans s’ouvrent, dans cette fonction de

correspondance avec l ’en-dehors, par une imitation de ses

caractéristiques générales, notamment la conception de l ’espace

189 En effet, dans un bel essai (Qu’est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, «Folio essais», (1948), 2002.), Jean-Paul Sartre a exposé sa vision de la littérature qu’il considère non pas comme objet esthétique mais comme moyen. Aussi y retrouve-t-on sa philosophie de l’action.

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et du l ieu :

L’oasis dont le prince Karim é ta i t le cheikh se s i tuai t aux conf ins de

l’Algér ie , du Niger et de la Lib ye . (Dans le con tinent afr ica in de cet te

époque- là, les pays é ta ient p lus connus par les dés ignations de leurs

dic tateurs que par leurs propres noms. Empressons-nous de rappeler

que l’Algér ie avai t pour dic tateur Boumediene, le Niger Kountché ou

Hamani Dior , la Libye Kadhaf i . ) Chacune de ces t rois d ic tatures

revendiquai t l ’oasis e t y envoya i t de temps en temps des patroui l le s. 190

En mettant l ’accent sur les situations spatio-temporelles

réelles, les romans d’Ahmadou Kourouma recréent

inconsciemment ou non, les structures identiques à celles qui

ont favorisé leur réalisat ion. I ls permettent de structurer l ' idée

même d'une vraisemblance référentiel le.

De ce fait, l 'agencement des événements et parfois leur

coïncidence avec la réalité prouvent à quel point l ' imaginaire et

le réel se coordonnent.

L'univers romanesque n’est plus univoque, à savoir le fruit

d’un irréel seulement. Bien au contraire, c’est aussi le produit

d’un antérieur, c’est-à-dire ce qui énonce un degré d'association

ou de parenté avec la réalité puisque l’univers romanesque se

structure à part ir d 'une trame extérieure en faisant paraître, dans

190 Kourouma A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 150.

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les romans d’Ahmadou Kourouma, la possibil ité de ne dévoiler le

monde qu'à partir de sa copie seulement.

4. Espace réel et espace fictif : enjeu du roman

A part ir de certains noms de l ieux, on ne peut guère nier

l ’existence, dans les romans d'Ahmadou Kourouma, d’un

accrochage du réel. En effet, Ahmadou Kourouma recourt

souvent à une énumérat ion abondante de noms de lieux vrais, en

particul ier dans En attendant le vote des bêtes sauvages

lorsqu'i l s'est agi de retracer les it inerrances 191 de Maclédio avant

qu’i l ne devînt le proche collaborateur du dictateur Koyaga.

Comme i l est question de magie dans ce roman, la cause de

la séparation de Maclédio d'avec ses parents est le mauvais sort

qui pèse sur lui depuis sa naissance. Pour s’en défaire, i l doit

quitter le domici le familial et part ir à la rencontre de l 'homme ou

de la femme qui le dénouerait.

La troisième veil lée, contrairement aux cinq autres qui

retracent plutôt la vie et les œuvres sanglantes de Koyaga, lui

est entièrement consacrée.

191 Néologisme formé par interfixation de deux mots autonomes (itinéraire et errance) pour caractériser le parcours de Maclédio.

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Celle-ci ressorti t au récit d'aventures, notamment, à cause

des péripéties que traverse le personnage. Maclédio qui s'est

lancé à la recherche de son sauveur va arpenter une bonne

partie de l 'Afrique : du Cameroun en Algérie, en passant par le

Niger. I l va séjourner à Paris avant de rentrer déf init ivement en

Afrique.

Ce qui vaut qu'on traite, dans ce long détour, de la vie de ce

personnage et non pas de celle de Koyaga, trouve son

objectivation dans la particulière aff inité qui va caractériser les

deux hommes.

La rencontre de Maclédio avec Koyaga met f in à sa quête.

Décrit comme le seul intel lectuel de l 'entourage du dictateur, ce

clerc se met rapidement au service de ce dernier au l ieu de le

combattre. Mais, au-delà de ce personnage, le romancier ivoirien

épingle ces pseudo-intellectuels africains qui ont, sans cesse,

apporté leur soutien aux polit iques sans vergogne qui ont pol lué

l ’Afrique dans le but de sat isfaire, uniquement, leurs intérêts et

ceux des puissances étrangères au l ieu de ceux de leurs

administrés.

Le comble est que Maclédio est nommé ministre de

l 'orientat ion. I l a en charge la propagande, c'est-à-dire la

dif fusion de l ' idéologie du parti unique et le culte de la

personnal ité de son président. Pour témoigner l ' importance de

cette fonction, i l est présenté à la droite de Koyaga, au centre du

cercle qui assiste aux scènes de purif ication. Ce n'est pas peu

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dire car cette posit ion rappelle une autre bien plus signif icat ive :

celle du Christ assis à la droite du Dieu des Chrétiens.

Lorsqu’ il qui tte ses parents, Maclédio se rend, dans un

premier temps, à Bindji, à cent quatre-vingt-cinq kilomètres du

domici le parental, chez un oncle infirmier en qui i l croit voir son

homme de destin. Mais à cause d'un meurtre dont i l est accusé à

tort, Maclédio est contraint d'abandonner Koro et de se placer

comme boy chez le directeur de l 'école.

Reçu par ce dernier, i l pense d'abord qu' il est le détenteur de

la puissance contraire qui annulerait son funeste sort mais i l se

désil lusionne. Admis à l 'école primaire supérieure de la colonie,

Maclédio s’al l ie d'amitié avec Bazon qui s'avère plutôt bon

serviteur que maître. Après de vaines tentatives, tel le

personnage des Métamorphoses 192 qui va d’un lieu à un autre et

ne se délivre d’un précipice que pour retomber dans un autre,

s'étant pr is à partie avec Richard, son professeur de français,

Maclédio est renvoyé de l 'établissement et enrôlé de force dans

l 'armée indigène. Refusant de caut ionner les exactions que

celle-ci commettait, i l déserte avant d'arriver sur un chantier

forestier au Cameroun, d'où commence son périple.

En fait , comme l 'avait prédit le géomancien-sorcier que ses

parents consultèrent, l ’unique chance de contourner l’obstacle,

c’était que Maclédio trouvât son homme de dest in.

192 Apulée, L’Ane d’or ou Les Métamorphoses, Paris, Gallimard, «Folioclassique», 2000, 308 p.

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Au Cameroun, malgré les soins qu'on lui réserve dans la cour

du chef Bamiléké qui comptait plusieurs centaines d'épouses

dont Hélène avec laquelle Maclédio eut un f i ls, i l est contraint,

une nouvelle fois, de part ir. La tradi tion bamiléké autorisait qu'on

eût des enfants avec les femmes du roi et non pas que le

géniteur en revendiquât la paternité. Or, Maclédio transgresse

cette loi et doit s'enfuir s’ i l veut garder sa vie sauve. I l embarque

alors à Yaoundé dans un bateau en partance pour la Côte-de-

l 'Or (actuel Ghana) puis arrive chez les Agnis.

D'abord acclamé comme le Messie, i l est promis à la mort

peu de temps après avoir eu des jumeaux avec leur pr incesse.

Devant cette nouvelle menace, Maclédio quitte le vi l lage. Mais

ici, tel le héros tragique grec qui croit échapper à son destin,

alors que ce dernier ne fait que s'y jeter, i l se retrouve chez les

Songhaïs du Niger puis chez les Touaregs. Il erre dans le désert

du Sahara avant d’être fait capt if chez le cheikh Mahomet Karami

Ould Mayaba.

Avec la femme de ce dernier, Maclédio a un cinquième fi ls.

Une énième fois, i l espère, avec cette princesse, avoir rencontré

le nõrô transformateur. Or, une armée de t irail leurs vient l 'en

déloger. Remis en liberté, i l arrive à Alger avant d’embarquer

pour la France.

Dans la capitale française, i l fréquente l 'université. I l y

prépare même une thèse sur la civ il isat ion paléonigrit ique, une

thèse qu'i l interrompt peu de temps après. En fait, séduit par

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l 'appel des dir igeants africains qui recherchaient des cadres

Noirs pour leurs nouvelles administrations, Maclédio rentre en

Afrique. De Yaoundé à Paris et de Paris à Conakry, l ’espace

couvert par ce personnage est scandé avec vraisemblance !

Lorsqu’ il arrive en République des Monts, le premier Etat

africain véritablement indépendant, Maclédio est nommé

directeur général adjoint de Radio-Capitale, puis responsable de

l ' idéologie à la radio, un poste qui, dans la pratique, le plaçait

au-dessus du ministre de l ' Information.

Accusé plus tard de complot contre la vie du président, i l est

condamné puis libéré grâce à l ' intervent ion de Fricassa Santos,

le président de la République du Golfe. Dans la capitale de la

République du Golfe où il a débarqué avec ce dernier, i l est

employé comme vacataire à la radio jusqu'au jour où il rencontre

Koyaga avec qui i l se l ie.

Cette troisième vei llée que le romancier consacre

ent ièrement à la vie de Maclédio étonne par sa structure même.

Elle ressort it aux caractéristiques classiques du conte d’autant

plus qu’el le s 'i l lustre par une succession des paliers du schéma

narrat if . En fait, comme écrit Claire L. Dehon,

La réponse est s imple : [En a t tendant le vote des bê te s sauvages]

appar t ient à un groupe de plus en plus large de romans composi te s où

se mélangent les tons, les formes, les modes et les genres e t qui , à

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cause de ce tte hybr idi té , r emettent en ques tion les ca tégor ies

occ identa les tradi t ionne l les . 193

I l y a, effectivement, le manque qui initie le personnage à la

quête ; puis, le parcours hérissé d'embûches, de mult iples

obstacles que le personnage doit f ranchir ; enf in, la satisfaction

qui met f in à la quête. Cependant, i l est intéressant de voir que,

tout au long du parcours, Maclédio traverse des régions réelles.

Aussi, les nombreux arrêts qu' i l marque, pendant sa longue

quête, cachent une intention qui est de donner, dans une

moindre mesure, une valeur documentaire au récit.

En effet, l 'accumulat ion des noms de lieux réels lève le voi le

ou jette un éclairage sur le camouflage que le romancier aurait

pu choisir. Ainsi, l ’ it inerrance de Maclédio invite à voir et non

plus seulement à l ire. De fait, ce récit qui est emboîté dans la

narrat ion devient une succession de tableaux, une manifestation

locale et non plus dicible, comme si l ’organisat ion de l’espace

que traverse le personnage se déployait, ici, pour dire la vérité.

D’ail leurs, lorsque nous tenons compte des déclarations

d'Ahmadou Kourouma sur son écriture (cf. Entret ien avec le

romancier en annexes), le romancier ivoirien ne dissocie pas la

réali té de la f ict ion. Du coup, nous percevons dans l ’énumérat ion

des l ieux la garant ie d'une cohérence, voire l 'adhésion du

193 Dehon, Cl. L., Le Réalisme africain : le roman francophone en Afrique subsaharienne, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 320.

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l i t téraire au réel pour que le roman fonct ionne comme

l ’élaborat ion d’une preuve.

En faisant la part belle à la réalité dans le récit de la vie de

Maclédio, Ahmadou Kourouma ne vise, ni plus ni moins, qu'à

épuiser la dimension textuelle du roman.

Cette veil lée ramène, de fait, au cœur de la problématique de

la vérité dans le roman. Certes, la République du Golfe est un

produit de l ' imaginat ion mais i l n'empêche que, en suivant

l ' it inéraire de Maclédio, le lecteur arrive à établir une

cartographie des régions qu’il traverse pendant sa longue quête.

Ainsi, même si cette troisième veil lée n’est qu’une

parenthèse dans le roman, le cadre dans lequel el le se

développe est part icul ièrement vrai, à l ’exception de quelques

noms. I l permet, d'ai l leurs, de lever le mystère sur l ' ident ité des

personnages impliqués dans la narrat ion et, par conséquent, sur

l 'objectivité du narrateur.

En effet, t ruffé tel quel par la présence de personnalités

historiques, En attendant le vote des bêtes sauvages rest itue,

dans sa complexité, les moments tragiques de l 'histoire

africaine. Les l ieux qu'il évoque sont const itutifs d'une vraie

atmosphère réaliste.

Ainsi, l ' intrusion de l 'espace réel, dans le récit de f ict ion,

permet de dégager une relation de vraisemblance mais aussi de

ranger ce roman au nombre de ce qui montre le rôle qu'a joué

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l 'Afrique dans la lutte contre le communisme et que ce cont inent

s'est avéré, surtout, être le théâtre de l 'antagonisme entre les

blocs Ouest et Est.

Au nom de la lutte contre le communisme, de nombreuses

exactions ont, en effet, été commises sur le continent africain.

Celles-ci ont eu pour conséquence l ' instaurat ion de dictatures de

type stalinien au sommet desquelles le président et son part i ,

soutenus par les démocraties occidentales, ont eu les pleins

pouvoirs.

Les noms de l ieux t iennent donc une place fondamentale

d'autant qu'i ls part icipent d'une certaine manière à la révélation

de la vérité. En somme, i ls f igurent une intention. I ls dévoilent la

dimension historique du roman.

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Chapitre 6

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Jeu de l’imaginaire : déplacement et mise en

présence

Pendant la seconde moit ié du XXème siècle, la notion

d’imaginaire connaît un recentrement, grâce notamment aux

réf lexions de Jean-Paul Sartre194.

Toutefois, son champ sémantique reste marqué du trait de la

vraisemblance. En fait, l ’étymologie latine seule ( imago) n'étant

ni plus ni moins que la représentat ion-reproduct ion aff inée d'un

monde réel, l ' imaginaire reste associé à l ' i l lusion de la réalité :

194 Nous adoptons, ici, un extrait des excellents arguments qu’a retenu Eric Bordas pour éclairer l’hypothèse d’une réflexion sur la question : «Peu après Bachelard, Jean-Paul Sartre propose, en philosophe phénoménologue, une description de la grande fonction «irréalisante» de la conscience – ou «imagination» et son corrélatif, «l’imaginaire». Sartre définit l’image comme «un acte qui vise un objet absent ou inexistant, à travers un inconnu physique ou psychique qui ne se donne pas en propre, mais à titre de représentant analogique de l’objet visé.» Cette conception l’amène à conclure qu’il n’y a pas d’images mais un monde imaginaire, qu’il n’y a pas d’imagination mais une conscience qui vise l’irréel.» (cf. «Imaginaire et Imagination» in Le Dictionnaire du littéraire, Paris, Puf, p. 289-291).

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L’imaginaire tantôt désigne le produi t , les œuvr es de l’ imaginat ion en

tant que facul té mentale , géné ralement associée à un jugement méfiant

sur leur pseudo-cons is tance , tantôt i l confond les produi ts avec

l’ imaginat ion e l le-même en tant qu’ i l intègre de la faculté un

dynamisme, une puissance poïét ique des images, symboles et

mythes. 195

La réalité, c ’est ce qui se donne à voir ou bien s'expose au

regard et qu'Ahmadou Kourouma s'approprie. C’est la

transcription de la vision de l’observateur qui a son fondement

dans la subjectivité seule du romancier. Bien que donnée, cette

vis ion reste néanmoins à dédoubler. Aussi, pendant que s'al iène

la réalité dans le roman, un î lot de l ' imaginaire se bâtit. Ainsi, i l

y a, chez Ahmadou Kourouma, une sorte de représentat ion-

reproduct ion sous l ’ idée d’une mise en présence ou

déplacement.

Cette mise en présence ou déplacement obéit à un impératif

précis. Elle vise une intériorisation de la réal ité. Et, c 'est avec

bonheur la signif icat ion que prend la product ion li t téraire

d’Ahmadou Kourouma car la réal ité qui est y exposée est bien

assimilée, c'est-à-dire appropriée au moyen d’une écriture qui

sort du champ ordinaire du langage.

Ce qui ressortit alors, c'est l ' idée que la réal ité précède toute

act ion de représentat ion laquelle, par conséquent, n'est pas

désinvest ie de modelage. 195 Wunenburger, J.-J., L’Imaginaire, Paris, Puf, coll. «Que sais-je ?», p. 15.

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En effet, l ’œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma est un

l ien nécessaire entre réalité et imaginaire. En revanche,

l ’écr iture du roman kourouméen revêt un rôle capital puisqu'aux

conf ins des univers, réel et imaginaire, elle rend bien compte, à

la fois, du pouvoir de détourner cette réalité et de la dénicher.

Cette étape importante, que les romans d'Ahmadou

Kourouma dépassent, donne à la lit térature une f inali té de

reproduct ion de la réali té. Ceux-ci coordonnent aussi bien la

perception que la complexif icat ion grâce à l 'assimilat ion de la

première par une mise en œuvre des schèmes de l ' imaginat ion.

La réali té, même donnée, n'en est pour autant pas déformée

ou bien mise en congé du réel. Elle n'est pas niée mais

seulement transposée, mise ai l leurs. Et cette «mise ail leurs»

f ict ive du réel dénote assurément le trait const itut if des romans

kourouméens.

En se nouant à la réalité, l 'univers f icti f , dans les romans

d'Ahmadou Kourouma, est évoqué comme répétit ion de cette

structure et de ce dehors. En somme, i l ne reproduit qu'une

vision antérieure.

Comme procédé, i l n'a d'appui que dans le déjà là. I l n'est

pas immédiat, c'est-à-dire présenté comme n'ayant pas eu l ieu

mais i l suggère et ne conduit qu'à présenter les choses tel les

qu'elles auraient été vécues.

L'univers f ict if kourouméen n'est donc rien d'autre que ce lieu

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de l' imitation de l 'événement plus ou moins réussie ou

«réinstanciée196». I l est ce l ieu de la perception où l ' imitation

parvient plus moins à se confondre avec la réalité elle-même. Ce

qui suppose qu’il n'y ait plus, dans l ’œuvre romanesque

d’Ahmadou Kourouma, de distinction possible entre le monde

réel et l ’univers f icti f , le but apparemment recherché étant de

faire coïncider l 'un et l 'autre.

Cependant, i l faut distinguer ces deux univers. Celui des

événements réels et celui de l ' imaginat ion. En effet, les romans

étant surtout des invent ions de l 'esprit et considérés seulement

de ce point de vue, i ls prennent parfois le contrepied de la

réali té. Ainsi, la f iction kourouméenne n'apparaît plus ic i comme

l 'exacte transposition du monde réel mais celle de l 'annonce de

sa manifestat ion.

En somme, le réel se trouve structuré et assure, à part

inégale, le compte rendu de la signif icat ion car ce qui intéresse

dans les romans ce n'est pas qu’i ls soient des signif ications d'un

réel mais celles d'un univers imaginaire. Leur sens n'est pas

196 La réinstanciation consiste dans le rapprochement du texte imaginé de la réalité ; c’est le lieu où s’amorce l’inclusion du réel dans l’imaginaire. Nous empruntons ce terme à J.-M. Schaeffer qui, en parlant de l’imitation, évoque l’acte ou la passage qui résulte, au titre d’une prise de distance ou jeu des écarts, avec le modèle : «Imiter un tableau n’est pas équivalent à faire un faux, c’est-à-dire à vouloir faire passer l’imitation pour ce qui est imité, même si faire un faux implique un acte d’imitation. L’activité des apprentis peintres qui copient des tableaux de maîtres ne relève pas du faux mais de l’apprentissage par imitation (…). Il se peut que le chrétien qui imite saint François veuille non seulement ressembler au saint en le prenant comme modèle, mais encore, à travers cette imitation, accéder lui-même au statut de saint, donc devenir ce qu’il imite, sans que ceci n’implique la moindre feintise de sa part : l’imitation en question relève de la réinstanciation.», Pourquoi la fiction ?, op. cit., p. 93.

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celui qui est fourni par ce dehors-là mais par un autre : un jeu

qui explique et donne du sens à la réalité.

Leur coalescence n'est plus seulement, de ce fait, une

recherche mais une visée également.

1. Réalité et fiction

I l est clair qu'à la lisière des romans d'Ahmadou Kourouma se

prof ile l 'histoire de l 'Afrique. Celle-ci est la matrice de l 'écriture

puisqu'il est relat ivement aisé d'établi r un ordre de composition

romanesque. En fait, le l ien entre réalité et f ict ion résulte, à la

fois, du mélange subt il entre événements et f ict ion et de l ' intérêt

que susci te l 'histoire collective, au regard du romancier ivoirien.

Les récits de Fama, de Djigui, de Birahima et de Koyaga ou

encore les souffrances décrites dans ses romans sont un peu

celles des Africains. Aussi, les drames que les uns vivent se

rapportent au sort des autres.

La vie de Djigui, par exemple, expose plus d'un siècle

d'histoire africaine ponctuée souvent par des promesses

inexécutées, les contradictions et les espérances que les

indépendances ont suscitées. Cependant, chacun des

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personnages principaux des romans d'Ahmadou Kourouma paraît

comme un fragment du temps reconst itué par son quatuor : Les

Solei ls des Indépendances , Monnè, outrages et déf is, En

attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n'est pas obligé.

Loin d’être des cercles isolés, sans l ien apparent entre eux,

chacun des romans d'Ahmadou Kourouma est comme un maillon

de la chaîne. I ls sont l iés les uns aux autres d’une façon tel le

qu’i ls ne produisent plus qu'un courant d' interférences qui les

conduit au cœur de l’histoire effect ive. De fait , i ls évoluent

comme prétextes pour prendre place dans le vécu quotidien et

permettre le l ien avec la réalité qui fait l ’objet, lorsqu'elle est

soulignée, d'une reconstitut ion poét ique ou réinstanciat ion.

La réinstanciat ion en tant que poétique de la reconstitution

ou de l ’ ident if icat ion est une caractéristique du roman

d'Ahmadou Kourouma qui s ’ouvre largement sur l ’en-dehors.

Aussi, ce rapport-ci l ’ inscrit, d’emblée, dans la plus grande

ambiguïté.

Même si ses romans paraissent, avant tout, des f ict ions

pures, i l n'en demeure pas moins qu'ils entret iennent avec la

réali té des l iens étroits. I ls semblent obéir ou répondre à une

nature propre d' imbrication et de distanciation.

Cette relation, pour le moins, ambiguë s’ inscrit au cœur de la

discussion sur la quest ion de l ’ indépendance du roman vis-à-vis

de la réalité. En usant abondamment de ce procédé, Ahmadou

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Kourouma pose le problème de leur définit ion. En effet, qu’est-ce

que la réalité par rapport à la f iction ?

Une tentative de réponse pourrait provenir du fait que les

événements réels qui foisonnent dans le roman kourouméen

peuvent se contredire ou s’opposer à la réalité suivant la

posit ion adoptée par Ahmadou Kourouma : ce qui n’en fait plus

que des œuvres f ict ives. En fait , le récit de f ict ion se

dist inguerait ici de la réalité, qui ti re son intel l igibi l ité de sa

structure interne, par sa seule prétent ion à décrire cette réalité.

Autrement dit, la dist inct ion apparaît au niveau des régimes, le

roman relevant surtout de l ’aspect esthét ique ou thématique

tandis que la réalité reste empirique, c’est-à-dire propre à elle-

même.

N’ayant pas apprécié la spoliat ion de l 'hérit ier du trône du

Horodougou, les derniers serviteurs des Doumbouya tentent de

ressusciter le passé et la chefferie. Aussi, si la stéri l ité qui

accable Fama l 'emporte sur toutes les autres quest ions que

soulève Les Soleils des Indépendances , ce roman rest itue, sous

une apparence f ictive, la vert igineuse interrogation que

formulaient déjà les Africains après la scission du cont inent et

son accession à l ' indépendance, à savoir la place de la tradit ion

dans la modernité.

Ainsi, aux vicissitudes de Fama correspond une angoisse

étrange de l 'Afrique sur le présent mais aussi sur son devenir.

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En revanche, son impuissance n'est plus alors évoquée que pour

mieux cerner la désil lusion qu’ont enfantée les indépendances.

Cette inquiétude qu'Ahmadou Kourouma formule, de bonne

heure, débouche, quelques années plus tard, sur de nombreux

cataclysmes tels que les dictatures de type stal inien qui

émergent presque partout en Afrique avec, hélas, la bénédiction

des régimes l ibéraux occidentaux.

Avec Monnè, outrages et défis , Ahmadou Kourouma

reconsidère le mal qui gangrène le cont inent noir, en particul ier

l ' ignorance de certains de ses décideurs dont Djigui, le roi de

Soba, en est l ' incarnat ion parfaite.

A la f in de la conquête de ce minuscule royaume, pour mieux

exercer sa domination, la France avait promis à Djigui un train.

Celui-ci avait accueil l i cette promesse comme une marque

d'honneur, en dépit des mises en garde du gouverneur de la

colonie qui demandait au roi de tempérer sa joie car Djigui

ignorait tout des peines que sa construct ion ferait endurer à ses

sujets :

Pour la énième fois , le roi nègre posa la même ques tion à l’ interprè te

qui autant de fois conf irma. Alors Djigui sol l i ci ta la main du Blanc , la

serra et l ’ embrassa ; vacil lant , le suppl ia ; i l s ent rèrent s’asseoir dans

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le Kébi ; comme Soumaré l’avai t prévu, le pr ince malinké faibli ssa i t

sous l e poids de l’honneur . 197

I l faut, sans doute, rappeler que Djigui est Malinké. Pour se

faire, i l devait honorer la conf iance que la France lui avait faite.

Aussi se sentit - i l obligé de se mettre au service des

colonisateurs. C'est, du moins, cette f ibre culturelle qu'a

exploitée le romancier ivoir ien pour expliquer l 'at ti tude de ce

personnage. (cf . Entretien en annexes).

Ainsi, à cause de son ignorance, Soba et ses habitants paient

plus tard un tribut lourd à la colonisation. En effet, la

construction du train engendre des travaux forcés et

métamorphose Djigui en instrument du colonial isme. Sous son

ordre, des vi l lageois sont enlevés pour pourvoir en main d'œuvre

le chantier du train. Les populations sont déplacées, contraintes

à la fuite à cause des nombreuses taxes qu'el les ne peuvent

honorer mais que les colonisateurs just if ient pour f inancer

l ’urbanisation du royaume.

Le train de Soba réfère, à bien des égards, aux projets

ambit ieux et pharaoniques que les dir igeants africains, au mil ieu

des années soixante - serait-ce un anachronisme (in)volontaire ?

- ont tenté de réaliser pour satisfaire leur ego et qu' i ls ont just if ié

sous forme de projets d’équipement de leurs Etats. Pour autant,

Ahmadou Kourouma reste f idèle à l 'histoire coloniale qui l ie, en

197 Kourouma A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 74.

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Afrique noire, la colonisation à la construct ion des chemins de

fer :

La cons truc tion du chemin de fer (a ins i que cel le des routes ) a en effe t

été l 'une des préoccupations pr ior i ta ire s des colonisa teurs, qui

prenaient possession de pays sans axes de communica tions modernes,

dans le sque ls i l n ' y avait que des pis tes , parcourables uniquement à

pied ou à cheval e t , parfois , des f leuves . Dote r les pays conquis de

routes et de voies ferrées , c 'é tai t s ' offr ir la poss ibil i té d 'y c irculer

fac i lement, de contrôler et sur tout de transpor ter les mat ières

expor tables e t de fa ire du commerce. Ces cons truc tions lancées par les

colonisa teurs ont été la rgement f inancées par les ressources loca les

des colonies . E t , en par t icul ier , par le «t ravail forcé », impôt en

na ture . 198

Les romans d'Ahmadou Kourouma mettent, ainsi, en évidence

aussi bien les aspects de l 'histoire douloureuse que la condit ion

misérable du colonisé. I ls tentent de faire comprendre le

caractère inouï du passé et du présent. Ce sont des réceptacles

de f igures, des romans qui veulent bien retourner sur le chemin

même où la plus haute négation de l ’homme a retenti.

Au-delà du fait qu’i ls sont des f ict ions pures, les romans

d'Ahmadou Kourouma rendent compte de l 'expérience commune

des Africains. Aussi, quoique les noms des lieux et certains

personnages soient souvent inventés de toute pièce, i l

198 Borgomano, M., Ahmadou Kourouma le guerrier griot, op. cit., p. 194-195.

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n'empêche que le romancier ivoirien puise aux sources mêmes

de la mémoire vive. Pour se faire, ses romans, comme autant de

fragments de cette mémoire, sont un écho au temps qui

risquerait de s’abîmer dans l 'oubl i.

En tant qu’espaces de créativité, les romans d'Ahmadou

Kourouma donnent de la voix à ce qui ne peut l 'être que dans un

tel mixte. I ls métamorphosent la réal ité en une matière

impalpable, l 'histoire réelle demeurant, pour ainsi dire, le

berceau de cette aventure dont l 'écriture, comme espace où

caracolent des pièces de la réalité, suit l ' i t inéraire d'une marche

incessante.

Réalité et f ict ion sont engagées dans une même aventure. La

seconde est animée non pas du dessein d’annihiler la première

mais par une volonté poétique de référence historique. En

revanche, elles tendent, respect ivement, dans ce qui est

présent, vers l 'entremise de l 'événement et, dans ce qui est

absent, vers un modèle achevé du discours circulaire autour de

l 'objet de la li t térature comme mouvement vers l’extérieur.

Réalité et f ict ion kourouméenne mènent, en somme, vers une

homogénéité ou vers une l iaison qui fait apparaître aussi bien le

travail de transformation, en amont, que le souci de faire valoir,

sous cette autre forme et, en aval, le passé. Elles opèrent sur

une voie où l 'événement réel contamine le récit de f ict ion pour

mieux transparaître, probablement, ou pour mieux émerger et

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trouver sa place dans une écriture qui quitte les imageries

incertaines de la poétique af in de devenir une écriture réaliste.

Ahmadou Kourouma procède, de fait, d'une démarche où la

f ict ion obéit au guide de la réalité. Ce qui est, à l 'évidence,

indispensable pour la cohérence.

Ainsi les romans d'Ahmadou Kourouma suivent-i ls les

méandres de l 'histoire mouvementée de l 'Afrique, une histoire

qui plonge ses racines au cœur du drame colonial et des

indépendances. Au demeurant, i l n'y a pas de place pour la

spontanéité car i ls n'ont plus ici le pouvoir de transformer une

situat ion, mais la faiblesse de n'exister que par cette

transcription.

2. Diction et vérité

Lorsqu' il choisit de s'attaquer à la corruption et à la violence

de la classe polit ique africaine, à savoir les grands maux qui

affectent les Etats modernes africains, Ahmadou Kourouma ne

se contente pas de les dénoncer sèchement, c'est-à-dire de

plaquer la réalité uniquement. I l la saisit et essaie de la rendre.

Autrement dit, i l l 'exprime mais ne la copie pas. Ainsi faut- i l

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comprendre toute la dimension du vrai dans ses romans, tout

comme dans n' importe quel le œuvre l it téraire qui mêle le vrai au

faux, le vrai au probable.

Dans sa Poétique, Aristote dist ingue déjà imitation r igoureuse

et imitation l ibre, c 'est-à-dire d'une part, l ’ imitation qui se borne

à reproduire servi lement la nature et cel le qui, d'autre part, en

dispose autant qu'elle veut ou mimésis :

La mimésis n’est pas pure copie, comme pourra i t le la isser entendre sa

traduc tion consacrée ; e l le es t créa tion, car tr ansposi t ion en f igures de

la réal i té – ou d’une donnée narrat ive […] . Elle qual if ie à la fois

l’ac t ion d’ imi ter un modèle , mais également le résulta t de ce tte ac t ion,

la représentat ion de ce modèle […] .199

Les romans d'Ahmadou Kourouma n'échappent pas à cette

modél isat ion puisqu’i ls dif férencient copie exacte du réel ou

imitation servile et imitat ion libre. Ainsi, en dépit de certaines

ressemblances avec la vie du romancier, le récit de Fama se

dist ingue de l ’autobiographie d’Ahmadou Kourouma.

En effet, lorsqu' il évoque l 'or igine des Soleils des

Indépendances , Ahmadou Kourouma ne manque pas souligner

souvent les circonstances qui ont précédé sa publicat ion ainsi

que le l ien qu'i l y a entre ce livre et sa situat ion personnel le à

199 Aristote, Poétique, Le livre de poche, «Les classiques de poche», Paris, p. 25.

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l 'époque (cf. Annexes). D'ail leurs, Doumbouya et Kourouma

n’ont-i ls pas la même signif icat ion chez les Malinké ! 200

Le lien entre la personne réelle et le personnage permet de

tenir compte, ici, de la dimension essentiel le à la percept ion de

la réalité, même dans ses rapports les plus incongrus.

Pourtant, que la vie de Fama refigure celle d'Ahmadou

Kourouma et que le récit investisse la forme d’une «bio-

histoire»201 ou f ict ion pseudo-autobiographique à travers la

transposition des épisodes de l ’existence du romancier ivoir ien,

notamment à cause de nombreuses pistes qui sont offertes telles

que le lieu de naissance du personnage qui est commun à celui

du romancier ou l ' implicat ion de Fama dans un faux complot

comme se fut le cas pour Ahmadou Kourouma, Les Solei ls des

Indépendances reste un roman, c’est-à-dire une fict ion.

Que dire ic i de ces éléments de vraisemblance, si ce n'est

que, parfois, le romancier duplique la réali té, qu’ il s 'inspire des

événements de la vie réelle pour leur conférer, en déf init ive, une

intention ou un sens poétiques !

En effet, Ahmadou Kourouma se nourrit abondamment de

circonstances réelles à un tel point que son œuvre romanesque

renvoie, de manière explicite, à la réalité. Ainsi, certains romans

200 Nous référons à Jacques Fame Ndongo qui, dans son ouvrage Le Prince et le Scribe, op. cit., page 151 cite : «Kourouma et Doumbouya sont un seul nom chez les Malinké». 201 Nous empruntons cette expression à Coates C. F. qui, dans un article consacré au lien entre la vie et l’œuvre de cet auteur, évoque la «toile de fond bio-historique». Cette expression désigne donc la mise en rapport du «contexte biographique et la renommée» du grand écrivain. (cf. «Le bilakoro à l’honneur : les prix et les titres honorifiques d’Ahmadou Kourouma» in Présence francophone, n° 59, 2002, p. 142-152).

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comme En attendant le vote des bêtes sauvages saisissent des

scènes de la vie quot idienne dans un palais présidentiel africain.

D’ail leurs, i l déclare, à propos des réceptions matinales de

Koyaga, s’être inspiré du protocole d'un chef d'Etat, alors en

exercice, qui établi t comme habitude de recevoir vers certaines

heures :

(…) j 'avoue qu 'au fond de mon cœur j 'admire sa bruta l i té , sa bruta l i té

violente. Koyaga est cer ta inement le pi re des dic tateurs , mais i l y a

une certa ine logique dans sa façon d 'agir (…) A cer ta ins moment s i l

appara ît presque sympathique. I l es t sympathique . I l gère le s affaires

de façon sympathique , à 4 heures du mat in i l se révei l le pour recevoir

les gens . Moi-même j 'ai été reçu par Koyaga à quatre ou cinq heures

du mat in. 202

Cela montre au moins que f iction et réalité peuvent

s’imbriquer. Mais, cela nous renseigne également sur la

conception de la vérité dans la f ict ion.

Allah n'est pas obligé, son dernier roman, comporte de

nombreux exemples aussi bien sur les facteurs historiques du

déclenchement des guerres civ i les du Libéria et de Sierra Leone

que sur les tractat ions menées pour éviter l 'enl isement de ces

deux conf l its. Par ail leurs, les noms des principaux bell igérants

sont authentif iés : Samuel Doe, Prince Johnson, Charles Taylor,

etc. 202 Propos recueillis par Marc Fenoli le 18 janvier 1999.

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En fait, le

texte [Allah n’est pas obl igé ] se présente comme une fus ion entre

f ict ion et repor tage sur le vif . En effe t , s i l ’ int r igue e st f ic t ive , en

revanche , le s l ieux ment ionnés e t le s fa i t s his tor iques re latés sont ,

eux, s tr ic tement conformes à la réal i té (…) Auss i b ien la f ic t ion

proprement di te est -e l le «cousue de f i l b lanc », c’e st-à-dire apparent .

Derr ière l es pa roles de l ’enfant , le s lec teurs peuvent faci lement

déceler la voix de l’auteur qui cherche à le s informer, à témoigner e t

enf in à dénoncer . 203

Lorsqu’Ahmadou Kourouma s'emploie à dégager la vérité

profonde d'une situat ion ou d'un événement, i l ne se borne pas à

le raconter tel quel, à la manière d'un historien. Ainsi, ce qui

dist ingue ic i la f ict ion de la réali té, c 'est le fait que la première

ne soit que le genre, à savoir que le romancier ivoir ien la fait

varier en fonct ion de l 'angle à part ir duquel i l l ’observe, alors

que la réal ité reste le modèle sur lequel i l va construire son

récit.

En tant qu’élément d’ interaction de deux modèles de

discours, la f ict ion tend à ressembler à la réalité ou à dire la

vérité. Elle est aussi le l ieu où l’on rencontre la feinte. C’est le

terrain vague où se crée le récit alors que c'est la réalité qui

fournit les traits de la vraisemblance. La vérité romanesque ne

203 Doquire Kerszberg, A., «Kourouma 2000 : humour obligé !» in Ahmadou Kourouma écrivain polyvalent, Présence francophone, n°59, p. 110-125.

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reste donc qu'une re-créat ion, une duplicat ion de la réali té et

non pas une transcription tel le que la conçoivent les historiens

en toge.

3. Approche kourouméenne du réalisme

L'effet d'exagération structure le roman kourouméen comme

le signe de sa styl isation. Ce qu'il décrit a, effectivement, eu l ieu

un peu partout sur le continent africain et, en particul ier, dans la

région occidentale où Ahmadou Kourouma situe ses récits.

Néanmoins, la peinture qu'i l évoque est supplantée par la

présence d' images plus complexes. C'est, qu'en réalité, le

romancier ivoirien n'est pas un prosateur qui n'a du réalisme que

la réappropriation de la nature.

Le réal isme chez Ahmadou Kourouma dépasse les exigences

de ce genre romanesque. I l est agi par un système qui compose

et qui al l ie aussi bien simpl icité et transf iguration.

En effet, le réalisme kourouméen s'accomplit ou s'achève

dans une synthèse204où doit être considéré ce qui relève de la

204 Selon Claire L. Dehon, qui cite les propos de Harry Levin : «le roman réaliste au lieu d'imiter la vie selon le concept de mimesis, la «réfracte», pour employer l'expression de Harry Levin, c'est-à-dire en fait dévier la représentation selon différents angles de perception» in Le Réalisme africain :

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dimension réelle et être apprécié les détours, même les plus

incongrus. Cela va du ti tre le plus déroutant à l’évocat ion du

personnage.

Ce qui, souvent, att ise la curiosité et est, pour le moins,

surprenant, c 'est d’abord le t itre. Celui-ci est soit énigmatique tel

qu'Allah n'est pas obligé, soit programmatique comme, par

exemple, En attendant le vote des bêtes sauvages, soi t l 'un et

l 'autre, à la fois, comme pour Les Soleils des Indépendances .

Ahmadou Kourouma a, ainsi, la particular ité de réunir dans

ses romans des caractéristiques dont la visée est de dériver

davantage de la réalité la moins abstraite.

Évoquer des bêtes alors qu'i l veut parler des hommes est,

sans conteste, plus détonateur pour att irer l ’attention sur les

misères de la poli tique en Afrique que parler tout simplement de

la geste du chasseur. Ainsi, pour Ahmadou Kourouma, l 'homme

polit ique est-i l plus proche de la bête que de l 'humain.

En effet, à propos de son avant-dernier roman, Ahmadou

Kourouma a hésité entre plusieurs t i tres, «La geste du Maître

chasseur», «Le Donsomana du Guide suprême» qui, selon lui,

étaient ou bien trop ou bien pas assez accommodés aux attentes

de son lectorat essentiel lement européen, avant d'opter,

f inalement, pour En attendant le vote des bêtes sauvages :

le roman francophone en Afrique subsaharienne, op. cit., p. 17.

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[Le t i t r e du roman] m'a é té inspiré par mon boy, quand

j 'habi ta is à Lomé. Il e st togola is et sout ient le pré sident en

pl ace . I l m 'a di t : «Si d 'aventure le s gens ne votaient pas pour

E yadema, les bê te s sauvages sor t ira ient de la forêt e t voteraient

pour lu i ». Les gens croient qu 'E yadema est capable, par la

magie , d 'amener les animaux à voter pour lu i . C 'es t , cer tes ,

di ff ic i le à faire admet tre à un occidenta l . 205

D'après le romancier ivoirien, cette dernière proposit ion

correspondait aussi bien aux aspects polit iques que magiques de

ce roman, suivant une opinion assez répandue, en Afrique, qui

attribue aux hommes poli t iques des pouvoirs ésotériques.

D’autre part, dans Solei ls des Indépendances , ce qui frappe,

c'est l 'accord déroutant du mot «soleil» au plur iel alors même

que celui-ci est, habituel lement, employé au singulier. C'est que

la logique y a été désart iculée et la langue française trahie.

A la parut ion de ce roman, Ahmadou Kourouma n'a pas eu

que des sympathisants. I l a, en effet, fait les frais de son affront.

I l a, ainsi, été marginalisé par une certaine éli te universitaire qui

lui reprochât cette audace206.

Le «solei l» est un astre de lumière et de chaleur. Il bri l le, par

essence. Vu le nombre important sous l 'ère des indépendances,

205 Magazine Jeune Afrique du 19 octobre au 1er novembre 1999. 206 C’est Lilyan Kesteloot qui en parle le mieux dans son Anthologie négro-africaine à la page 445 : «Le roman de Kourouma, d’abord paru au Canada en 1968 puis repris par Le Seuil, a été au début très mal compris. Les Soleils des Indépendances, qui est aujourd’hui un classique au programme de toutes les universités africaines, fut mal accueilli à cause d’un style déroutant, douteux et même fautif.»

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celle-ci aurait dû être radieuse ou plus lumineuse. I ls auraient,

par conséquent, asséché le ciel de la Côte des Ebènes qui

draine un mauvais pourri. Mais, au l ieu de quoi, i l y faisait un

temps exécrable ! :

L’orage é tai t proche. Vil le sa le e t gluante de pluies ! pour r ie de

pluie s ! Ah ! nostalgie de l a ter re na tale de Fama ! Son c ie l profond e t

lointa in, son sol a r ide mais sol ide, les jours tou jours secs. Oh !

Horodougou ! tu manquais à ce t te vi l le (…). 207

En fait, le «solei l» est plutôt révélateur d'une certaine

host il i té envers Fama car, à «l'ère des Indépendances», le

descendant des Doumbouya devait faire face à la horde de

bâtards qui avait pris le pouvoir en Côte des Ebènes. Ayant été

déchu du trône du Horodougou puis ruiné par les

indépendances, Fama, pour subvenir à ses besoins, ne comptait

plus que sur la générosité des Malinkés de la capitale.

Comme métaphore, Les Solei ls des Indépendances évoque,

la période de désenchantement des années soixante que les

Malinkés désignent par le pluriel du mot «solei l».

D'après les explicat ions que donne Madeleine Borgomano

dans Ahmadou Kourouma le «guerrier» griot , pour désigner «une

saison», «une période», le Malinké emploie le pluriel du mot

«solei l» alors que ce mot, au singulier, signif ie «un jour». Aussi,

207 Kourouma A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 21.

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Ahmadou Kourouma reste «f idèle à l 'odeur du peuple», pour

paraphraser une expression qu’emploie Makhily Gassama pour

caractériser le singularisme du style du romancier ivoirien :

Le langage d 'Ahmadou Kourouma est ce lui de son peuple : le

peuple mal inké es t cer tainement l 'un des peuples afr ica ins qu i

accordent le plus d ' intérê t , dans la vie quot idienne , à

l 'express ivi té du mot et de l ' image, et qui goût ent le mieux les

va leurs inte l lec tuel les , c réa tr ice s de parole . 208

Le romancier ivoirien ne choque personne, excepté le puriste

qui n'y verrait que le signe de la médiocrité. Or, un lecteur

avert i, le Malinké – qui est pris à témoin par Ahmadou Kourouma

lui-même209- s’y retrouverait parfaitement. Au demeurant, l ’emploi

du mot «solei l» au pluriel montre clairement qu’i l opte pour une

construction de f igure créatr ice de symboles.

Ce qui est l is ible dans le paratexte, l 'est aussi dans le texte

lui-même. En effet, Ahmadou Kourouma allie les deux avec

malice. Cependant, «l 'odeur du peuple» ou la rhétorique locale

prédomine. Makhily Gassama poursuit ainsi l 'analyse du style du

romancier ivoirien :

Si les f ai t s d 'expression ne parviennent pas à enrayer la misère

matér ie l le , i l s parviennent , tout de même, à rendre moins amère

208 Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma, op. cit., p. 51. 209 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 9.

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cet te misère quot idienne et à concéder , au locuteur ou à

l 'a l locuta ire , un semblant de digni té . 210

De fait, i l y a, dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma, un second

champ qui ne se contente pas d'embell ir faci lement les choses

ou d'égayer momentanément l 'existence, un champ qui dit avec

une grâce terrible le monde qu'i l a réellement vu.

Le réalisme s'explique donc par la révélation, à savoir que

lorsqu'i l s'agit de dénoncer un crime ou de s'attaquer aux plaies

de la classe polit ique africaine, le romancier ivoirien ne ménage

pas sa plume pour noircir davantage le tableau. Bien au

contraire, i l pénètre parfaitement le mal qu' i l décrit. I l le connaît

si bien qu'i l l 'embrasse de toute part, sans doute, comme il v ient.

I l opère alors avec l 'al légorie, la paral lèle ou encore la fable, une

mosaïque de choses qui rend l’atmosphère, vraisemblablement,

plus délétère.

En somme, la référence à plusieurs types de discours,

notamment la référence de la polit ique à la chasse rend plus

réaliste ou plus vraisemblable la description. Cependant, ce

souci de réalisme est sitôt débordé, probablement même avec

faci lité, lorsque Ahmadou Kourouma ne se contente plus

uniquement de scruter les démons du colonialisme et des

indépendances. Aussi son secret serait-i l de tordre toujours,

d’oser même s'i l casse, oser pour qu'i l passe.

210 Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma, op. cit., p. 51.

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La marque de fabrique du réalisme kourouméen n'est plus

seulement une nécessité de témoigner mais une nécessité

poét ique de bouleverser l 'ordre des choses, en tenant l ieu de

réali té ce dont la f ict ion n’est que le signe comme, par exemple,

le fait de peindre l 'homme comme un animal.

Ainsi, Ahmadou Kourouma ne se borne pas seulement à

décrire la société, i l en dégage aussi l 'esprit en frappant le

lecteur plus par l ' imaginat ion que par des simplif ications

accessoires.

4. Dialectique du roman kourouméen

Les Solei ls des Indépendances a souvent été considéré, avec

Le Devoir de violence211 du Malien Yambo Ouologuem, comme un

roman d’avant-garde. Tous deux se sont, en effet, démarqués

des productions antérieures par la nouveauté qu'i ls insuff laient

dans le roman africain subsaharien d'expression française212.

211 Ouologuem, Y., Le Devoir de violence, Paris, Seuil, 1968, 207 p. 212 A leur parution, ces deux romans n’ont pas été accueillis avec chaleur. En revanche, leurs auteurs ont été couronnés de prestigieux prix littéraires, notamment du prix Renaudot, respectivement en 1968, pour le Malien Yambo Ouologuem et, en 1999, pour l’Ivoirien Ahmadou Kourouma. Ils ont de la sorte contribué à façonner une autre image de la littérature africaine à la suite de quoi de nombreuses maisons d’édition, longtemps réticentes, ont ouvert leurs portes à une nouvelle génération d’auteurs qui n’étaient encore qu’à leur premier essai : Sony Labou Tansi, Maryse Condé, etc.

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Les Solei ls des Indépendances a été suivi , v ingt ans plus tard

par un roman, Monnè, outrages et déf is , puis, en 1998, par un

autre encore, En attendant le vote des bêtes sauvages. Le

dernier roman d’Ahmadou Kourouma, Allah n'est pas obligé a

paru en 2000.

Lorsqu' il entre en l it térature, vers la f in des années soixante,

Ahmadou Kourouma jette son dévolu sur l ’histoire

événementielle. Puis, au fur et à mesure qu'i l enchaîne les

productions, ce thème devient une obsession, une hantise d’où

se révèlent, de fait , les préoccupations du romancier ivoirien, à

savoir la résistance africaine contre les conquêtes colonial istes,

l 'héritage de la colonisation, le fardeau du néocolonialisme, etc.

A n'en point douter, i l se met au service de la réalité,

Ahmadou Kourouma préférant mettre l 'histoire au cœur de sa

créat ion l it téraire.

Au début du XXème siècle, entre deux guerres mondiales et

jusqu'au mil ieu des années soixante, pour faire face à la

dominat ion étrangère qui a causé l’acculturation, i l fal lut

ressusciter, par le biais de la l i t térature, les civi l isat ions

ensevelies, les cultures englout ies par le colonialisme af in de

témoigner au monde entier qu’en Afrique noire, bien avant le

contact avec la civil isat ion européenne, i l existât des sociétés

organisées aussi bien polit iquement, économiquement que

culturel lement. De ce fait, les romanciers africains ont été

nombreux à réhabil iter le passé.

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Dans les années soixante-dix, la tendance s'inverse. En effet,

les romanciers africains délaissent l ’éloge de l’Afrique lointaine

et la crit ique du colonialisme pour s'attaquer aux grands

chantiers qu'avait ouverts l 'euphorie des indépendances avant

que celle-ci ne se heurtât à l ' inquisit ion des nouveaux guides

provident iels et autres Pères de la nat ion.

Dix ans seulement après l 'accession des anciennes colonies

françaises à la souveraineté, l 'échec des indépendances

africaines était total. Mais alors que la plupart d'entre eux jettent

l 'anathème des maux afr icains sur les nouveaux régimes,

Ahmadou Kourouma revient à l 'analyse de la colonisation,

réexamine le présent à l 'aide du passé.

Sans en avoir eu probablement conscience, i l définissait les

bases d’une théorie généralisée du li ttéraire, à savoir une

posit ion de la l it térature totalement ancrée dans chaque moment

de l 'histoire afr icaine, à un tel point que ce dernier est devenu le

sésame de la compréhension de ses romans car le dessein de

témoigner et d'éclairer certaines zones d'ombre de l 'histoire est

celui qu’Ahmadou Kourouma assigne au roman.

Aussi, l ’objet de la l it térature est clairement déf ini. Écrire

devient un acte de bravoure, un devoir envers la collect ivité. Ce

qui explique, probablement, pourquoi les romans d'Ahmadou

Kourouma accordent une signif icative importance à l 'histoire et

conçoivent le rôle qu’el le joue comme prépondérant.

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L'histoire de l 'Afrique que décrivent ses romans relève, en

effet, malheureusement du cataclysme engendré par la

colonisation. Ceux-ci réfèrent à ce nouvel ordre non pas

seulement avec la simplicité, la curiosité ou la neutral ité de

l 'archéologue qui fouil le le passé mais en prenant posit ion et,

surtout, en dénonçant l ' interventionnisme français.

Cette ivresse de l 'histoire se scinde, néanmoins, en une

histoire faite de dates comme cel les qui marquent le début de la

colonisation et en une histoire sans date, c’est-à-dire celle qui

raconte la vie quot idienne des peuples africains qui ploient sous

la misère et le poids des régimes marxistes. I l découle, en

déf init ive, chez Ahmadou Kourouma, une vision de l 'écriture

résolue au témoignage de l 'histoire et à la reconstitution du

passé et du présent et le dessein d'être la mémoire des faits

historiques lointains ou proches et des grands maux du

colonialisme : la corrupt ion, la dictature, la répression, etc.

Les romans d'Ahmadou Kourouma dévoilent ainsi l 'histoire

africaine. I ls perpétuent, à leur guise, ce qui est uti le à la

connaissance historique en intégrant des épisodes vrais. Le

romancier ivoirien ayant une conception linéaire de l 'objet

l it téraire, ses romans créent non seulement des l iens mais i ls

portent aussi la marque de la continuité historique. En revanche,

i ls évoquent l 'histoire sans réellement faire de l 'historiographie.

Les romans d’Ahmadou Kourouma t iennent l ieu de

transmission du savoir. Ce sont des objets de l 'expression de la

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mémoire car, Ahmadou Kourouma y reconstitue, non seulement,

le déroulement chronologique mais i l dote la lit térature d’une

prise de conscience historique.

Cette prise de conscience ne s'oppose pas à la créat ion pour

autant qu'Ahmadou Kourouma est animé du désir de

métaphoriser.

En effet, comme métaphore, son œuvre instaure la confusion.

Elle rend l ' idée encore plus sensible car el le n'est nullement le

fait d'une divergence mais n'est que l 'analogie, c'est-à-dire que

l ’œuvre romanesque est compréhension de l 'histoire et

expérience du temps, du passé et du présent.

De fait, Ahmadou Kourouma n'est pas seulement un

catalyseur. I l est aussi un clarif icateur, dans la mesure où il

s'intéresse au sens de l 'héritage histor ique et culturel.

Histoire et héritage découlent d'une même origine. L'une et

l 'autre informent sur la manière de décoder ses romans. Ainsi,

par exemple, l 'att itude de Koyaga est compréhensible lorsqu'el le

intègre le passé de ce personnage :

Koyaga es t cer ta inement le pire des dic tateurs , mais i l y a une cer ta ine

logique dans sa façon d ' agir . Quand i l ar r ive dans mon his toire on n 'a

pas voulu le prendre comme mili taire, si on l 'ava it engagé comme

t ira i l leur , f ina lement comme tout le monde, i l se sera i t contenté de ça .

C 'es t a lor s qu ' i l a commencé à fa i re un combat de lu t te , e t quand i l a

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pr is le pouvoir , le pouvoir é tant le pouvoir , hé bien i l s 'es t défendu

par tous les moyens pour le garder . 213

Rendre par les mots les conséquences atroces engendrées

par ces deux hécatombes est, de la sorte, plus approprié que le

détour que beaucoup de romanciers africains ont opéré,

aujourd'hui, en faveur d'une écriture imaginat ive.

Certes, Ahmadou Kourouma n'est pas le seul romancier à

avoir consacré à l 'histoire africaine une telle importance mais

son cas paraît exceptionnel puisqu’i l concil ie histoire et

l it térature dans un souci de conceptualisat ion, c 'est-à-dire dans

une approche des romans sur le mode historique, surtout sur le

colonialisme et les répercussions de la guerre froide, en Afrique.

Par ai l leurs, le romancier ivoir ien introduit son lecteur dans

un rapport de savoir, en instaurant un contrat entre le roman et

son destinataire de sorte que l ’œuvre romanesque fonct ionne

comme discours dialect ique qui parle le langage du lecteur,

raconte les faits plus qu’i l ne les commente et les présente sous

l ’angle de la réalité.

En optant pour la dénonciation des manœuvres polit ic iennes

africaines, Ahmadou Kourouma a, dans une certaine mesure,

inconsciemment ou non, fait le choix de la condamnation.

213 Propos recueillis par Marc Fenoli le 18 janvier 1999.

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Troisième partie

Le réel comme modélisation

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Préambule

Comme f il le de l ’histoire inouïe et mouvementée, l ’écriture du

roman kourouméen déf init le drame dans lequel le romancier fait

revivre les affres de la rupture, en avivant les blessures originelles.

Cependant, témoigner pour soi, mais aussi pour la

communauté, passe nécessairement par le f i l tre de ce que le

romancier ivoirien a longtemps gardé en mémoire. De fait, l ’écriture,

en tant que phase essentiel le du processus de production

romanesque, respecte certaines étapes qui ont trait à sa nature.

Avant de devenir des f ict ions, les romans d’Ahmadou Kourouma

passent par un niveau antérieur qui intègre les situat ions connues ou

vécues du romancier. I ls t iennent ainsi ensemble histoire et mémoire.

Cette part ie esquisse une archéologie du réel grâce à la mise en

évidence des aspects qui ont favorisé l’émergence de l ’œuvre.

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Chapitre 7

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Ecriture et représentation

Nous nous proposons, dans le présent chapitre, d'établir la

relat ion entre roman et histoire. Autrement dit, de découvrir la

part de la réali té dans les romans d'Ahmadou Kourouma, une

not ion essentiel le à ce rapprochement.

Tout d'abord, qu'entend-on par histoire ?

L'histoire est, par définit ion, un langage qui porte la condition

du monde. Elle fait aussi apparaître ou valoir l 'act ion de l 'homme

dans son existence. Pour se faire, el le a un rapport avec la

mémoire. L’histoire n'a donc pas une visée créatrice,

contrairement, au roman qui est, par essence, une

représentation imagée de la réali té :

Du la t in his tor ia, l ’h istoi re es t «connaissance des événements du

passé, des fai t s rela t i f s à l’évolut ion de l’humanité (d’un groupe

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social , d’une ac tivi té humaine) , qui sont dignes ou jugés dignes de

mémoire. (Le Pet i t Robert)

Ainsi, de prime abord, histoire et roman paraissent

ant ithétiques. La première qui ne représente que les actions de

l 'homme ne peut, en effet, prétendre à un quelconque savoir-

faire tandis que le second est une imitation arbi traire de la

réali té.

Or, comme la mimésis, l 'écr iture kourouméenne opère une

sélect ion des événements réels qui sont, ensuite, réorganisés de

façon à produire une histoire, c'est-à-dire une structure qui

rappelle le monde réel.

Cela dit, l ’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma

recompose avec le fait en s’épurant, tant bien que mal, des traits

de la réduplicat ion. Elle condense et rehausse les formes et les

couleurs de l 'univers comme, en peinture, le geste du faiseur de

toi le

qui abrège , condense et combine le s s ignes pla st iques de son

alphabet . 214

L'écriture kourouméenne ne se laisse donc pas prendre au

piège de la réali té car i l y a la part fantaisiste du romancier,

214 Ricœur, P., «La fonction narrative» in La narrativité (recueil préparé sous la direction de Doriau Tiffeneau, coll. Phénoménologie et herméneutique), Paris, éd. du CNRS, 1980, p.55.

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c’est-à-dire la manie qui permet de distinguer, dans le roman,

l 'accompli, ou ce qui permet de dissimuler la trace effective du

réel, de son contraire, c’est-à-dire l ’état object if du monde.

Au-delà de ce qu’i ls dél ivrent comme prescience ou comme

possibil i té du réel d'exister comme écho dans l ’œuvre, i l y a ce

que les romans possèdent proprement, ce qui ne se cont ient pas

dans la rémanence des choses d'antan. Aussi y a-t- i l, dans les

romans d’Ahmadou Kourouma, une structure non plus

ant ithétique mais construct ive.

I l pourrait s'y être estompé le viei l antagonisme, la vieil le

querelle entre l it térature et histoire au détr iment d'une symbiose

de discours ou d'une interaction qui permet d'instaurer une

véritable complic ité. Car, l ’ef fet de réel qui vise à donner aux

romans d'Ahmadou Kourouma une dimension histor iographique,

c’est-à-dire une dimension totale est aisément contrebalancé par

la fantaisie qui contrecarre toute référence directe à la réalité.

L'histoire réelle ainsi se dissout dans sa composition avec la

vraisemblance.

Par conséquent, au l ieu d'un éloignement, les romans

d'Ahmadou Kourouma bénéficient d'une attache où histoire et

l it térature f inissent par produire un même son.

En effet, monde imaginaire et monde réel interagissent

mutuellement pour se dépasser. Mais, en échange de cette

interaction, entre ce qui n'est au départ qu'une invention ou

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mime et la structure qui fournit cette copie même, survient un

style qui refuse de se laisser prendre en défaut par la mimésis.

La relat ion li t térature-histoire est, chez Ahmadou Kourouma,

un espace dans lequel se f ixent aussi bien la voie ouverte à

l ' imagination que la réponse à l ’appel du réel car ses romans

renferment un monde dans lequel est audible cet appel du réel.

Aussi, au lieu de s'opposer, le couple romans-histoire réelle

offre une esthétique particul ière. Et, du fait que les romans

d’Ahmadou Kourouma se réfèrent presque souvent au fait, i l s’y

élabore une écriture de juxtaposit ion, une écriture qui ne peut

s'envisager plus que dans une relation de complémentarité.

Sans doute, peut-on imaginer ses romans sans cette

dimension histor ique, mais Ahmadou Kourouma ne risque-t-i l pas

alors de ne plus nous proposer que des objets vides ?

Or, les deux formes de discours se complètent et ses romans

ne demeurent véritablement possibles que par la manifestat ion

d’un écho du monde réel. En revanche, s’i l n'a pas de rapport

avec l 'histoire, ce que le roman décrit ne peut prétendre seul à

une explication plausible. Car, c'est la considération de

l ’ensemble qui échoit bien à ce genre de poétique.

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1. Analepse et reconstruction

Souvent, pour comprendre le contenu d’un roman africain, la

critique a cherché une hypothèse dans l 'histoire des Etats. Ainsi,

par exemple, la créat ion l it téraire des années cinquante a-t-el le

partie l iée avec le contexte, lequel a progressivement entraîné

l 'él ite africaine dans le débat pour l ’ indépendance des colonies.

Dans ce mouvement d'éclosion de la l it térature, la conférence

afro-asiatique de Bandoeng215 marque la détermination des

colonies françaises représentées d'aller de l 'avant en aff irmant

leur volonté de s'émanciper des grandes puissances et du

colonialisme :

Sans vouloir é tabl ir un l ien mécanique ent re le s événements pol i t iques

et l i t téra ires, on peut (…) retenir que , entre 1945 e t 1960, i l se produi t

un cer ta in nombre de fa i t s qui marquent l’ émergence du Tiers-monde

dans l’his toire mondiale . Ces événements ne sont pas sans

conséquence sur l’ ar t e t la l i t téra ture . 216

215 Bandoeng confirme la montée des aspirations des anciennes colonies à l'indépendance. Vingt-neuf délégations africaines et asiatiques réunies dans une ville de Java affirment les droits des peuples à disposer d'eux-mêmes et appellent à lutter contre toutes les formes du colonialisme. Surkano, le présidant indonésien ouvre d'ailleurs ainsi la première séance : «Nous vivons un nouveau départ dans l'histoire du monde». 216 Mateso, L., La Littérature africaine et sa critique, Paris, Karthala, 1986, p. 117.

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Le dévoilement du monde occupe donc l ’esprit à l ’heure où la

l it térature prend la forme de l ’engagement polit ique217. En effet,

au moment où l ’on assiste à l 'essor de la lit térature africaine, la

pression morale est tel le que le véritable sens de l 'œuvre ne

réside que dans la crit ique du colonial isme218.

A la f in des années cinquante, les premières victoires

polit iques se concrétisent par l 'é largissement de certains droits

et la proclamation des premières indépendances. Ce vent de

l ibération souffle aussi dans les années soixante.

Cependant, l ' instauration de nouveaux Etats a eu, sur le

cont inent, des conséquences poli t iques et économiques

tragiques car les indépendances africaines sonnent le glas des

l ibertés démocratiques avec l 'apparit ion de la censure, du part i

unique, de la torture inst itutionnalisée, etc.

Dix ans après seulement, on assiste, en Afrique, à une

montée en puissance de systèmes totalitaires219. Le retour au

pouvoir d'autochtones n'est pas le signe d’un apaisement. I l

déclenche, au contraire, une vague de violences et d'exactions

de tout genre comme en témoignent, plus tard, les romans

d'Ahmadou Kourouma.

217 Dans les années 1950, la nouvelle génération d’écrivains africains avait dévolu à la littérature la représentation comme finalité. 218 La Négritude est avant tout une réaction, un cri de révolte de l'esprit contre la dénaturation de l'homme noir. Mais, ce concept est devenu, au fil du temps, un mouvement artistique et littéraire. En fait, la Négritude est tributaire de l'histoire de la traite et de la colonisation. Alors, comme réaction, elle s'oppose à l'entreprise de déculturation et d'assimilation de l'occident colonial. 219 Vuillemin, A., «Les dictateurs africains», Le Dictateur ou le dieu truqué, op. cit., p. 236-237.

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Les années soixante-dix se caractérisent par un usage

pervers et permanent de la répression. Les nouveaux Etats

indépendants se repliant sur eux-mêmes et s'érigeant en

véritables polices, leurs dirigeants contraignent à l ' isolement,

inst ituent la terreur comme tact ique pour conserver le pouvoir.

Comme si cela ne suff isait pas, i ls s'emploient à écarter

discrètement d'éventuels opposants en fomentant des complots.

Dans un tel contexte, tout mouvement de contestation est

durement réprimé.

Le romancier ivoirien a, cependant, pr is le parti de

représenter l 'histoire moderne de l 'Afrique, du déclin de l 'empire

de Samory aux récentes guerres civi les du Libéria et de Sierra

Leone.

Le récit de son deuxième roman, par exemple, est situé au

début de la colonisat ion. I l se l ivre à la critique des situations

modernes et de leurs «démons» (amour de la gloriole,

corruption, culte du part i unique, etc.). A l ' instar des autres

romans, Monnè, outrages et défis a une attache particul ière avec

l 'histoire réelle d'autant plus qu’i l manifeste, dans sa

représentation des événements, une juste forme des calamités

qui accablent le cont inent noir.

L'organisation sociale de l 'Afrique a complètement explosé.

De la f in du XIXème siècle au mil ieu des années 1980, on ne

compte plus les sociétés désorganisées, les espoirs eff i lochés,

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les guerres et les mutineries déclenchées ! Au début des années

soixante-dix, l ' indépendance qui devait plutôt être défendue par

les Africains est, au contraire, conf isquée par des pouvoirs

caporalistes qui s’ i l lustrent par la terreur. Ainsi, la l i t térature

s'ouvrant à la cr it ique de ces régimes, certains romanciers

s'offrent de caricaturer les mœurs des polit iques en vigueur.

Aux conf ins de faits f ict ifs, i l y a donc l 'évocation des

événements histor iques réels. A cet effet, Les Solei ls des

Indépendances retrace, à travers la vie de son personnage

principal , des étapes de l 'histoire de la décolonisation :

Les solei ls des Indépendances s 'éta ient annoncés comme un orage

lointa in e t dès le s premiers vents Fama s 'éta i t débarrassé de tout :

négoces, ami t iés, femmes pour use r le s nuits , les jours , l 'a rgent e t la

colère à in jur ier la France, le père , la mère de la France . I l avait à

venge r c inquante ans de domina tion et une spol iat ion. 220

Lorsque Ahmadou Kourouma publie son premier roman, au

moins deux guerres civi les ont éclaté en Afr ique : au Congo-

Kinshasa en 1961, au Nigeria en 1967. Des mil i taires ont

remplacé des civi ls au pouvoir au Togo, au Congo Brazzavi l le,

en Haute-Volta (actuel Burkina-Faso), en Centrafrique, au Niger,

au Ghana, etc.

220 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 24.

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L'effondrement du cont inent ne s'arrête pas là puisque des

personnages aussi grotesques que sinistres tels qu'Idi Amin

Dada, Bokassa, etc. vont surgir, mêlant dans les appareils de

l ’Etat corrupt ion et détournement des r ichesses.

Dans ce décor d' insécurité polit ique, des voix se sont

pourtant levées pour dénoncer le gaspil lage et la gabegie. Ains i

les romans d’Ahmadou Kourouma se sont attachés à mettre en

évidence l 'existence des laissés-pour-compte des indépendances

ou à évoquer les moments dif f iciles et, surtout, la cruauté de ces

régimes qui opèrent en toute impunité.

A l ' instar de ses personnages qui subissent les revers de

fortune des totalitarismes africains, les populations croulent sous

le poids des bouleversements qu'entraîne l ' instaurat ion de ces

dictatures.

L’hosti l ité que ressent le personnage kourouméen est ainsi

directement l iée à l 'existence concrète des Afr icains. Aussi ses

romans esquissent-i ls la reconst itution du climat polit ique et

social à un moment donné de l 'histoire africaine.

A mesure que la product ion romanesque d'Ahmadou

Kourouma va augmenter, les personnalités historiques (de

Gaulle, Houphouët-Boigny, Mobutu, etc.) ne vont pas cesser

d’apparaître. Et même si, pour la plupart, el les sont signalées

sous des noms totémiques ou d'emprunt, leur présence souligne

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un souci d’authenticité et semble le signe aussi d'une

prédi lect ion à l 'histoire.

La structure qui se dégage de ses romans paraît, en

déf init ive, dépasser la simple évocat ion des aspects connus ou

moins connus de l 'histoire puisque surviennent des axes qui

permettent de lire les diverses formes de conjonctures

structurelle, polit ique et économique auxquelles l 'Afr ique est

confrontée.

En effet, ce continent est en proie à la crise, essentiel lement,

à cause de la mauvaise gest ion des indépendances et, en

particul ier, à cause des dir igeants polit iques qui ont pris les

commandes après le départ des colonisateurs et qui n'ont pu

réaliser la prospérité des Africains.

Ainsi, le cadre dans lequel se meuvent les personnages

d’Ahmadou Kourouma est l ié au désespoir et à la répression et

du fait de la terreur qui fait son apparit ion au lendemain des

indépendances. La représentation que font ses romans t ient

donc, en partie, du refoulement et de l ' inversion des valeurs qui

ont empêché le bien de se répandre sur ce continent.

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2. Effondrement de signes et représentation

historique

Dans les précédents chapitres, i l a déjà abondamment été

quest ion du l ien entre histoire et f ict ion, le fait étant qu’elles ne

sont pas incompatibles. Or, la relation entre les romans

d'Ahmadou Kourouma et les facteurs extérieurs, leur caractère

historique, en somme, n’est pas auxiliaire dans la lutte que le

romancier ivoirien déclare aux systèmes polit iques sclérosés qui

ont pris les rênes du pouvoir, en Afrique, depuis plus de

quarante ans.

Sans doute, la l it térature comme ref let de l 'histoire est-el le

essentielle pour dénoncer les violences que subissent les

Africains depuis les indépendances. Aussi y a-t- i l, chez Ahmadou

Kourouma, la mise en place d’un antagonisme entre pouvoir et

individu traduit, dans Les Soleils des Indépendances, par un

nouvel ordre moral où, sous le signe de la déshérence du prince

Fama, se dessine un dest in inaccessible pour lui et les gens de

sa génération.

Avant la colonisat ion, les sociétés africaines reposaient sur

des valeurs sûres et justi f iables. A l 'éclairage des romans

comme Crépuscule des temps anciens221 du Burkinabé Nazi Boni

ou Le Monde s'effondre du Nigérian Chinua Achebe, celles-ci ne 221 Boni N., Crépuscule des temps anciens, Paris, Présence Africaine, (1962), 1994, 256 p.

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se concevaient qu'en tant que communauté. Ce qui obligeait, par

conséquent, l ' individu à rechercher, en toute chose, le respect

des anciens.

Or, l 'ère qui s'ouvre avec les indépendances est aux

ant ipodes de la société tradit ionnelle africaine dans laquelle

l ’ individu s'épanouissait et s 'i l lustrait par l ’observation des

coutumes en tant qu’el les étaient la source de toute grâce et

commandaient le fondement de la vertu et de la morale.

Ainsi, Fama dont le nom seul évoque, dans la conscience

collective malinké «le chef» ou «le roi» dut-i l, en toute logique,

devenir le tr ibun de tout le Horodougou, à la mort de son père, et

connaître, probablement, l 'existence à laquel le son nom le

prédestinait. Mais, ironie du sort , cette dest inée a été

contrecarrée. Et, c'est à ce moment précis, qu'en dernière

analyse, le roman d'Ahmadou Kourouma déploie une véri table

sémiologie de l 'étrangeté et porte, aux fonts baptismaux, une

crise des signes.

Les indépendances ayant const itué un précédent à son

évict ion, Fama, in f ine, est voué à la déchéance. Ainsi, au départ

conf iné à la satire polit ique, Les Soleils des Indépendances, à

cause de l 'agressivi té des nouvelles insti tutions, parvient à

s'imposer comme le récit du divorce et du cheminement

inquiétant vers un désordre moral.

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Le fait est que la dénonciation d'une vision polit ique n'est

plus incompatible avec une expression certaine de l 'angoisse qui

naît des mutations que subit la société africaine au lendemain

des indépendances.

Dans ce roman, le conf l it de générat ions apparaît comme

l 'axe de représentation de l 'histoire dans laquelle le personnage

principal se retrouve confronté au pouvoir. Cependant, ce conf li t

ne se situe plus uniquement au niveau actant iel , c'est-à-dire sur

le plan de la représentat ion historique et emblématique comme

le signe de la déliquescence de la société tradit ionnelle, mais au

niveau discursif car Fama devient le symbole de cette

désil lusion, la vict ime que l 'on jette en pâture aux régimes qui

vont sévir pendant près d'un demi-siècle en Afrique.

Ainsi, Ahmadou Kourouma crée ici une musique originale

puisqu’il pose les jalons d'une situation pol it ique de cr ise au

centre de laquel le l 'exercice abusif du pouvoir et la multiplication

des dictatures apparaissent comme les pivots de la l i ttérature.

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Chapitre 8

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Écriture kourouméenne et souvenir

Le souvenir est le réservoir des act ions que l 'on souhaite

faire revenir. Et ce dont i l est question ici, c'est du cours de

l ' imagination, de l ' intuit ion et de la retranscription des act ions

qui structurent les romans kourouméens.

Ce qui y est presque banal, c'est l 'aisance, une sorte de

manie ou de faci l i té qu'a le romancier de briser le tabou de la

cécité collect ive et de faire parler le si lence de l ’histoire.

A l’aide de détai ls, Ahmadou Kourouma réussit à restituer les

affres d'une époque. Tout rejail l i t , en effet : les humil iat ions, les

guerres, ou les résistances. Un pan de l ’histoire qui avait disparu

ressuscite sous la magie de ce démiurge. Et, dès lors qu'à la

place du vide le passé est réinventé, c’est le souvenir qui parle :

Oh ! Horodougou ! tu manquais à ce t te vi l le e t tout ce qui avait permis

à Fama de vivre une enfance heureuse de prince manquai t aussi ( le

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solei l , l ’honneur et l ’or) , quand au lever les esc laves pa lefreniers

présenta ient le cheval rét i f pour la cavalcade matina le , quand à la

deuxième pr ière les gr iots et les gr iot tes chantaient la pérennité e t la

puissance des Doumbouya, e t qu’après, le s marabouts r éc i ta ient et

ense igna ient le Coran, la p i t ié e t l ’aumône. 222

Ce qui d’abord justi f ie son intervention, c'est la préservation

ou encore l 'ef fort que le romancier consent pour retranscrire

l 'événement. En effet, lorsque Ahmadou Kourouma entreprend de

situer temporellement son écriture, ce qu’il v ise dans ses

romans, ce n'est plus seulement l '«aujourd'hui», c’est-à-dire

l ' instant présent mais l 'arr ière de l 'œuvre, son «autrefois».

Une tel le entreprise est rendue possible par une vision

synoptique et le vaste mouvement qui agence, à la fois, le

diagnostic de la société africaine et la remémorat ion car le

roman kourouméen se déf init, ici, comme la chance qu’a

l ’homme, par rapport aux espèces végétale et animale, de ne

pas s’oublier soi-même. Ainsi ne se donnent- i ls plus seulement

comme simple narrat ion mais, grâce à cette dernière, i ls

s’inventent autres, c’est-à-dire qu’i ls remontent le fait jusqu’à ce

qu’i ls coïncident avec l ’histoire.

De fait, i l y a une double posture. L'une est rétrospect ive,

c'est-à-dire qu’el le s’ invite comme première ou comme le vivier

où puise le romancier, l 'autre, est représentative ou habile à

222 Kourouma A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 21.

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décrire le passé et le présent. Ainsi, les romans kourouméens

deviennent des manifestat ions d’un hors-texte.

Le chemin qu'ils serpentent est inverse, à savoir qu’ ils vont

des bouleversements de nos jours à l 'harmonie d'antan. La

mémoire y est donc prise comme objet d'écriture d'autant plus

que c'est el le qui ressorti t, tel le qu'elle est perçue, dans le

mouvement de chute de l ’histoire.

Tout du rapport au souvenir apparaît mais dans la

représentation du présent. On pourrait alors dire des romans

d'Ahmadou Kourouma qu’ i ls sont des romans de récapitulation

d’autant qu’ i ls retournent vers le l ieu de leur assomption, c’est-à-

dire l ’histoire. Seulement, le l ien entre la récapitulation et la

f ict ion, en somme, la mise en écriture ne se concrétise que par

le fait d'une transf igurat ion ou par l ’ insti tution d'une sorte de

langue de transit ion.

1. Ecriture et mémoire

Ahmadou Kourouma est, sans doute, l 'un des romanciers de

sa générat ion qui donne à son œuvre un caractère historique

fort. Ce qui lui vaut cette dist inct ion, c'est le fait simple qu'i l

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entretient avec l ’histoire africaine des liens étroits, des liens

incontournables.

En effet, dans ses romans, Ahmadou Kourouma combine

habilement réal ité historique et imagination. Cette pratique

historiographique, en apparence, signale non seulement la

vocation documentaire de l ’œuvre mais el le témoigne, surtout,

d'une présence dense de souvenirs.

Le romancier ivoir ien joue sur plusieurs registres de l ’histoire

africaine : précolonial, colonial ou postcolonial avec prédilection.

Ceux-ci lui confèrent toute la matière dont i l va disposer pour

ressort ir sa complexité.

Cependant, ce qui intéresse, ce n’est plus l ’histoire

seulement mais le moment où cel le-ci croise le cheminement

personnel de l 'auteur et devient, non pas le récit de la vie

d’Ahmadou Kourouma, mais l ’histoire de l 'humanité noire. Le

roman kourouméen devient, de fait, un sil lon tendant à souligner

cette trace, i l retourne vers ce l ieu de la fabrique.

A travers son œuvre romanesque, Ahmadou Kourouma

modèle un regard. En tant qu’artefact poétique, el le trouve son

objectivation dans l ' infamie des eaux troubles de l 'Afrique. Or,

en se donnant comme regard, el le devient aussi un horizon de

mémoire puisqu’el le intensif ie le l ien particul ier entre l 'œuvre et

les faits historiques.

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Aussi, la fonct ion des romans est désormais de structurer le

temps, c'est-à-dire de construire l 'expérience humaine comme

narrat ivité ou comme récit du déploiement d'une présence,

suivant un axe diachronique, un axe relat if à l ’écoulement de ce

temps.

C'est alors, dans un enchaînement du temps, que la mémoire

ressort it, qu'el le devient le moyen de médiation entre un passé

relaté et sa réactualisat ion dans le présent de l 'écriture, cette

dernière faisant apparaître l’œuvre romanesque kourouméenne

comme appropriat ion de ce qui a été ou comme reconstruction

historique sous-tendue par l ’ imagination. Autrement dit, l ’œuvre

romanesque kourouméenne se déploie comme re-présentation ou

réécriture.

Au niveau narrati f, elle ne distingue plus récit de f ict ion et

histoire d'autant plus que le romancier et l 'historien se

confondent dans une même personne.

Du fait que les événements rapportés par le romancier

ivoir ien ne sont pas tout à fait ce qu'i ls ont été, i l est presque

certain que domine surtout l 'aspect f ict if de leur actualisation.

Cependant, le principe qui participe de cette créat ion advient par

la mémoire, c'est-à-dire par la restitution. En conséquence,

Ahmadou Kourouma apparaît comme un auteur de la re-

construction, c’est-à-dire une sorte de gardien de la mémoire, un

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«gardien du temple» pour paraphraser le t it re d'un des romans

de Cheikh Hamidou Kane223.

La mémoire, c 'est ce à quoi se résout, en effet, l 'auteur des

Solei ls des Indépendances dans la traduct ion de son œuvre car

i l n'y a pas chez lui un fait ou un événement qui ne soit pas

rattaché à celle-ci. C'est donc une dialectique ou un mode qui

fait des romans d’Ahmadou Kourouma une sorte de transport

dont la préoccupation reste de ne pas oublier le facteur

originaire dans le drame de l 'Afrique noire.

Ainsi, ce qui caractérise l 'œuvre romanesque d'Ahmadou

Kourouma, c’est sa capacité à puiser dans la mémoire

personnel le ou col lect ive afin de se créer. Autrement dit, ce qui

a été réellement vécu ou ce qui passe a plus d’effet que

n' importe quel le tentative de dresser, dans les romans, des

situat ions ou des sensations imaginaires accessoires et sans

réelle conséquence pour la li ttérature.

C'est dans le rapport même que la mémoire entretient avec

l 'histoire qu'i l faut décrypter ce double sens. Cependant,

l 'existence de ce lien presque naturel n'empêche les artif ices :

Les solei l s des Indépendances s’é taient annoncés comme un orage

lointa in et dès le premiers vents Fama s’éta i t débarrassé de tout :

223 Plus de trente années après son roman L’Aventure ambiguë (1961), Cheikh H. Kane publie aux éditions Stock Les Gardiens du temple (1997), l’histoire d’un pays africain à peine d’indépendant mais déchiré entre tradition et modernité. L’on retrouve donc le sempiternel antagonisme culturel noir et blanc.

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négoces, amit iés , femmes pour user les nui ts, les jours et la colère à

in jur ier la France , le père, la mère de la France. 224

Aussi les romans d'Ahmadou Kourouma ref lètent-ils le sens

historique et l ' i rréalité simple de la créat ion l it téraire. I ls se

doublent aussi d'un caractère régressif , c'est-à-dire d’un

mouvement de retour vers le passé. En fait, i ls tendent tous vers

un équil ibre de deux tensions contradictoires.

En cela, i ls ne sont pas simples ou faciles à dépoui ller car i ls

ne se laissent pas apprivoiser sans diff iculté.

Au demeurant, les romans d’Ahmadou Kourouma se

caractérisent, d’une part, par une dialect ique paradoxale,

notamment lorsqu'i l s'agit de considérer la place de la mémoire

en tant que matrice de la création, c'est-à-dire comme trajectoire

dans laquelle ils se structurent. D’autre part, i ls se manifestent

par une tendance ant ithétique propre à l 'esprit d' irréalité de la

créat ion l it téraire.

I ls s'élaborent, de fait, comme le centre d'où s' instaure un

antagonisme entre la mémoire et l 'écoulement qui tend à effacer

les traces d'où advient l 'écriture. I ls ont une source qui les porte

vers le passé et i ls tendent, en même temps à la dépasser, dans

la mesure où l 'œuvre romanesque, qui délaisse l ' immense poids

du passé, est moins un récit empirique, c'est-à-dire un récit

historique, qu’une œuvre à laquelle on accède par l ' imagination.

224 Kourouma, A, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 24.

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Toutefois, le l ien entre mémoire et imaginat ion ne doit pas

faire perdre de vue que les romans d'Ahmadou Kourouma sont

construits sur le rappel ou le souvenir. I ls mettent l 'accent sur

des situat ions concrètes. Cependant, l 'attachement au passé ne

doit pas non plus occulter la réali té du présent. Et, d'ai l leurs, s i

le romancier touche aux profondeurs des choses de ce passé,

sans doute, c'est pour mieux laisser transparaître l ’ i l lusion du

présent.

En fait, Ahmadou Kourouma a su donner une forme, une

f igure à ce déploiement de la mémoire. I l s'agit de Djigui, le roi

de Soba. I l a fait de ce personnage un emblème en tant qu' i l est

au-delà du temps, qu' il t ranscende les âges et s' invite dans

toutes les confrontat ions avec l 'histoire africaine. La mémoire

s'écoule donc dans ce vieux corps qui décline les trois grandes

périodes (précoloniale, coloniale et postcoloniale) que l 'auteur

indexe dans ses romans.

De fait, i l est relat ivement aisé de comprendre toute sa

portée par la présence de ce descendant des Keita qui apparaît

comme le symbole même de la coalescence entre passé et

présent.

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2. Le lieu de la mémoire

A vouloir loger dans un espace l'auteur des Soleils des

Indépendances , son œuvre a f ini par se placer devant un terrible

dilemme, à savoir risquer de tout perdre ou bien défendre ce qui

menaçait de crouler sous l 'oubli ?

Perdre la mémoire, c'est risquer de perdre le présent mais le

passé également, c'est-à-dire la possibi l ité de se raconter et

donc de situer sa propre historici té. En revanche, en se

déf inissant comme accès à la compréhension de ce qu'on est et

de ce qu'on a été, «la mémoire est la propriété de conserver et

de restituer des informations».225 Serge Brion en observe trois

niveaux :

- le niveau élémentaire qui correspond à la capacité des t issus

cellulaires de comporter des phénomènes comme l ' immunisation

ou l 'accoutumance à l 'usage de stupéf iants.

- le niveau de type associatif qui correspond à la mémoire du

système nerveux permettant des acquisi tions dont la complexité

correspond également à celle des structures nerveuses

intéressées en même temps qu'el le dépend des

conditionnements et des apprent issages sensori-moteurs ; c'est

à ce niveau que se rattache la plupart de nos habitudes comme,

par exemple, «manger».

225 Brion, S., «La Mémoire» in Encyclopediae Universalis, n° 14, p. 945.

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- le niveau représentat if «qui correspond le mieux à l 'usage

courant du mot «mémoire» et qui est extrêmement complexe car

i l nécessite des opérations mentales qui permettent de se

représenter les objets ou événements en leur absence et dont

les principaux modes sont le langage et l ' image mentale

visuelle.»226

Nous écartons les deux premières acceptions de cette notion

et ne retenons que la dernière définit ion qui nous paraît

essentielle à notre étude puisqu'el le ramasse une certaine

quantité d'éléments de notre aventure qui sont l 'observat ion,

l ' identif icat ion visuelle ou l ’appropriation par l 'écrit.

Devant l 'amnésie des nouveaux temps, Ahmadou Kourouma

semble avoir pris son parti . I l a voulu, devant la tournure prise

par l 'histoire moderne, att irer l 'at tent ion sur la signif icat ion du

passé, en ce sens que celui-ci a donné le change à l 'ère des

bouleversements.

Aussi ses romans pénètrent-ils les labyrinthes de la réalité

historique af in de sauver ce qui peut-être n'aurait pas de place si

cela ne s'était réfugié dans la plume du romancier. I ls sont donc

les yeux et la bouche de ce qui ne voient ni parlent.

Tant qu' ils portent, en effet, sur des choses passées et même

présentes, les romans d’Ahmadou Kourouma sont centrés sur la

mémoire car ils se donnent à l ire comme possibi l ité d'une

rencontre avec l 'expérience et comme ancrage dans un point 226 Ibid., p.946.

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précis de l 'histoire. Leur structure même est du passé et rattache

aussi aux not ions qui retracent la dimension historique, à savoir

le souvenir qui rend possible l 'existence des choses passées.

En ayant directement recours au temps, les romans

kourouméens donnent de la voix à la condit ion humaine. I ls le

reconstruisent, le décrivent, le racontent. Surtout, i ls

transmettent les actes passés, notamment à travers les

nombreuses al lusions aux événements qui ont eu cours dans le

temps. I ls font donc acte de mémoire dans la mesure où i ls se

conçoivent avec le dénominateur historique :

Le commandant Héraud parla longtemps ; l ' interprè te t raduis i t ; pour

la compréhens ion du Centena ire , l e gr iot commenta et in terpré ta les

derniers événements intervenus dans le monde pendant que le Bol loda

viva i t le s sa isons d 'amertume. L' infruc tueuse tenta t ive de

débarquement à Dakar ne découragea pas le général de Gaul le . Bien au

cont ra ire. I l monta e t rencontra ses trois aut res col lègues. I l s s e

réunirent à quatre, les qua tre grands parmi les c inq qui s 'é ta ient

par tagé le monde. 227

I l y a la possibi l i té de rencontrer des situat ions et des f igures

historiques car les romans d’Ahmadou Kourouma, en déf init ive,

font le récit de notre propre historicité.

227 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 215-216.

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Le fait de la raconter nous y lie étroitement et chaque fois

que les romans d’Ahmadou Kourouma reviennent sur nos traces,

c'est immanquablement la dimension de la mémoire qui

s’escompte. Cette dimension-là passe comme une act ion sur les

choses passées, d'autant plus que les romans d’Ahmadou

Kourouma agissent toujours sur le vécu.

Dès lors, i ls existent comme l ieu de mémoire. Ce qui suppose

ici la prise de conscience d'un héritage renvoyant à l 'existence

préalable de quelque chose.

Les romans d'Ahmadou Kourouma induisent aussi bien un

retour vers le passé qu'une prise en charge de celui-ci. I ls

transcendent l 'expérience qu'i ls ont auparavant reçue et servent

de relais entre le passé et l 'avenir. L'étirement du temps même

est une véritable enveloppe conçue du commencement jusqu'à la

f in. Cette linéarité, cette unité sont déterminées par la capacité

des romans à se constituer un sens, c'est-à-dire à concrét iser

une reprise de l 'événement passé.

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3. Situation temporelle du roman kourouméen

I l s'agit de voir comment le passé, le présent et le futur, dans

une moindre mesure, sont abordés par les personnages dans les

romans d'Ahmadou Kourouma car i ls ne perçoivent pas toujours

ces temps de la même manière ou, du moins, avec la même

intensi té.

3.1. Le passé

Les personnages qui sont caractéristiques de cette portion de

temps sont Fama et Djigui et, bien sûr, leur entourage. Fama et

Djigui n'existent que par lui. En effet, les al lusions aux périodes

de l 'enfance ou bien quelques fois leur réserve à l 'égard des

transformations amorcées par le changement d'ère laissent

transparaître leur méfiance envers le présent.

A l 'ère du renouveau, une idéologie dont i l se moque bien,

Fama n'est plus que l 'ombre de lui-même, c'est-à-dire un prince

sans royaume, un charognard de la bande des hyènes. Fama,

qui a eu une enfance heureuse, arpente les rues de la capitale

de la Côte des Ébènes, à la recherche de quelque événement

qui lui offrirait la possibil i té d'empocher quelques bi l lets de

banque ou des noix de colas. Le dernier descendant de la

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dynastie des Doumbouya qui est né dans «l 'or et le manger», est

presque devenu, «sous les solei ls des Indépendances», un

employé des pompes funèbres.

Dans la comparaison qui est t irée, Ahmadou Kourouma

montre ce qu'était ce personnage pendant la colonisat ion, à

l 'époque du règne de son père alors qu’ il n’était qu’un petit

garçon, et ce qu' i l est devenu après, c'est-à-dire au lendemain

des indépendances africaines. A sa mort, Fama aurait dû hériter

du trône. Or, c’est son cousin Lacina qui est pressenti par

l 'administration coloniale.

Pour subvenir à ses besoins et à ceux de Sal imata, son

épouse, i l lui reste le commerce. Quand viennent «les solei ls de

la polit ique», Fama qui «avait à venger cinquante ans de

dominat ion et une spoliation», se jette dans la batai lle. Son

combat, pour l ' indépendance n’est pas vain puisque, quelques

temps plus tard, el le est accordée au royaume du Horodougou.

Mais au l ieu de reparti r à Togobala reconquérir son trône,

Fama espère surtout l 'attr ibut ion d'un poste de responsabil ité

polit ique. I l rêve, en effet, de secrétariat général de sous-sect ion

du parti dont i l est un membre actif ou de la direct ion d'une

coopérative : des postes qui, selon lui, ne requièrent pas

d’instruction particulière mais, uniquement, une totale f idél ité au

président de la République et au chef de parti.

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Or, «comme le pet it rat de marigot [qui avait] creusé le trou

pour le serpent avaleur de rats, [les] efforts [de Fama] étaient

devenus la cause de sa perte». 228

En contrepartie de son engagement pour l ' indépendance de

la colonie, Fama ne récolte que la carte d' identité de citoyen

ivoir ien et cel le du part i : des «morceaux du pauvre dans le

partage et [qui n']ont [d'autre que] la sécheresse et la dureté de

la chair du taureau. I l peut t irer dessus avec les canines d'un

molosse affamé, rien à en t irer, r ien à sucer, c'est du nerf , ça ne

se mâche pas»229.

Fama est donc écarté par ses compagnons de lutte qui le

trouvent trop vieux ou prétextent son i l lettr isme ou encore le

jugent incapable de fournir l 'énergie que requerrait la

modernisat ion du jeune Etat qui n'aspire, probablement, qu'à

combler son retard sur les plans économique et industriel. Aussi

ne lui restait- i l comme autre possibil ité que de retourner cult iver

la terre. Mais, là, bien plus qu'ai l leurs, i l fal lait avoir des bras

solides et des reins souples. A cause des rhumatismes dus, sans

doute, à son grand âge, Fama étant incapable de labourer, i l

intègre la bande d’hyènes qui sévissait dans la capitale de la

Côte des Ebènes.

I l est intéressant de voir ici comment, en dépit des énergies

qu'il déploie pour s'en détourner, la fatalité s'exerce et comment

228 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 24. 229 Ibid., p. 25.

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le mauvais sort s 'acharne sur le dernier survivant de la dynastie

des Doumbouya.

En fait, cette dynast ie touche à sa f in. L'heure de la

rencontre avec le dest in que les devins avaient prédit est toute

proche :

Comme authent ique descendant i l ne resta i t que lui , un homme stér i l e

vivant d’aumônes dans une vi l le où le sole i l ne se couche pas ( les

lampes é lec tr iques éclai rant toute la nuit dans la capi tale) , où les f i l s

d’esclaves e t les bâ tards commandent, t r iomphent , en l iant les

provinces par des f i l s ( le té léphone ! ) , des bandes ( les routes ! ) e t le

vent ( les discours e t la radio ! ) . 230

Fama ne peut donc rien faire d'autre que subir d’autant qu’ i l

n’arrive pas à s'adapter. Cependant, pour retarder cette

échéance, Ahmadou Kourouma choisit d’évoquer les

préoccupations polit iques du moment. I l préfère traiter de la

place du pouvoir tradit ionnel dans le monde moderne.

Ce qui paraît alors invraisemblable, c'est la stér il ité qui

frappe Fama et l 'emploi qu'en fait le romancier ivoirien pour

att irer l 'at tention sur le drame causé par les indépendances. I l

n’est pas, en ef fet, absurde de constater que le dernier

descendant de la dynastie des Doumbouya est gouverné par des

faits extérieurs.

230 Ibid., p. 99-100.

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- 272 -

Le type de vie que mène Fama n'est que le signe que le

dest in doit s'accomplir. En revanche, nous pouvons supposer

que s’ i l n'avait pas été prédestiné à ce triste sort, Fama aurait

probablement été nommé secrétaire général de sous-sect ion ou

directeur de coopérative. Ce qui aurait atténué l ' infernale

machine du destin. I l n'aurait plus eu de problèmes matériels. I l

aurait, probablement, mult ipl ié les mariages pour accroître ses

chances de procréer -Fama n'étant pas suspecté jusqu'ici,

comme la cause de la stér il ité était plutôt rejetée sur Salimata,

sa femme- et, ainsi, i l aurait assuré une descendance à la

dynastie. Or, Fama a de plus en plus de mal à s'accl imater au

nouveau monde.

Mais faut-i l rappeler que Fama est le prince ? Aussi s' i l

fustige le présent, c'est, probablement, plus par orgueil que par

désil lusion : l 'orgueil étant avec le courage et la générosité l ’un

des caractères qui permettaient de reconnaître les grands

hommes comme celui qu' i l prétendait être231. Ainsi, entre la

majesté de son rang et la servitude, le dernier Doumbouya

choisit la noblesse de sa condition et devient, de ce fait ,

l ’archétype des victimes de la conspiration des indépendances.

Lorsqu'il apprend le décès du cousin usurpateur, Fama voit,

au-delà sa présence aux funérail les, d’une part, un moyen pour

231 «Celui-ci [l'honnête homme ou dyambour] s'affirme, essentiellement, par la culture des vertus que voilà, et, d'abord, par la loyauté, le courage, la générosité, cette dernière étant l'expression nègre de la justice. Cependant la personne peut être offensée, et, parfois, les circonstances nous empêcher toute riposte efficace. Nous n'avons plus alors qu'une solution : abandonner notre souffle vital pour sauver notre vie personnelle, notre âme. Le suicide est l'exigence dernière de l'honneur.», Senghor in Liberté, tome 1, p. 277-278.

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reconquérir la chefferie dont i l avait été écarté un demi-siècle

auparavant et, d’autre part, la raison de retourner dans son

passé.

En effet, i l y a, dans l ’att itude de Fama autre chose que le

désir de conduire les funérailles cet imposteur. Sa présence à

Togobala s’explique avant tout par la possibil ité qu’i l y a de

rentrer en possession de l 'héritage du défunt, en part iculier de la

jeune Mariam sur laquelle Fama fonde encore l 'espoir d'avoir des

enfants af in de garantir une descendance à la dynastie. Sa

présence aux funérail les de Lacina est l iée à ce rêve de la

gloriole qu'i l caresse toujours.

Devant l ’ impossibil i té de vivre décemment dans la capitale, le

voyage de Togobala apparaît comme une occasion de renouer

avec son passé. D'ai l leurs, à la f in du roman, à sa sort ie de

prison, au lieu de demeurer auprès de Salimata, alors qu'i l avait

obtenu du président de la république des Ébènes la promesse de

voir ses desseins se réaliser, Fama préfère repart ir à Togobala,

le berceau de son enfance :

Etait-ce dire que Fama al lai t à Togobala pour se refa ire une vie ? Non

et non ! Auss i paradoxa l que ce la puisse para î tr e , Fama par tai t dans le

Horodougou pour y mour ir le p lus tô t poss ible . I l étai t prédit depuis

des s ièc les avant les solei l s des Indépendances, que c 'é ta i t près des

tombes des a ïeux que Fama devai t mour ir ; et c 'é tai t peut-ê tre ce t te

des t inée qui expl iquai t pourquoi Fama avai t survécu aux tor tures des

caves de la Prés idence, à la vie au camps sans nom; c 'é tai t encore

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cet te dest inée qui expl iquait cet te surprenante l ibéra t ion qui le

relançai t dans un monde auquel i l ava it cru avoi r d i t adieu. 232

Djigui aussi, quoique conscient des changements qui

s'opèrent dans son royaume, préfère garder une certaine

distance avec le présent. Son état le prédest ine, de fait, à

affronter les bouleversements de son royaume avec, pour arme,

la seule résistance. Son refus d'apprendre la langue française

i l lustre, fort bien, la prudence et la volonté de garder saufs

l 'honneur et les choses dans leur état, c'est-à-dire avant l 'arrivée

des colonisateurs à Soba.

Cependant, Djigui sait que r ien n'est plus comme avant. Mais,

tant que le Bolloda, le palais royal, n'avait pas été pris, occupé

par les troupes françaises, i l espérait voir Soba redevenir la

terre sainte, le «pays de foi, d’hospital ité et d’honneur» qu’ i l

avait été avant l ’ invasion des «Inf idèles», car la colonisat ion est

perçue comme une conversion des musulmans au christianisme.

En refusant l 'évidence des transformations de son royaume,

le roi de Soba persiste donc à croire au passé. La résistance

qu’i l désigne «la f in des reculades» 233 caractérise cette fol le

obst ination. Cependant, el le n'est qu’une vaine déclaration de

guerre car ce simulacre ne mène pas au confl it qui aboutirait au

retrait des troupes françaises du royaume et restaurait

232 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 185. 233 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 184.

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l 'ancienne monarchie. D’ail leurs, certains court isans qui

craignent de voir retirer l 'un des privilèges qu'i ls ont obtenus

après leur allégeance tentent de le dissuader :

Quelques cour t i sans courageusement f irent remarquer au pa tr ia rche

que les murs des for t if ica t ions sur lesquels la colonne f rança ise nous

avai t surpr is avaient été quasi dé truit s. Nous é t ions sans armes, tous

les hommes valides de not re race éta ient soi t dans l’ armée coloniale ,

soi t sur les chant ier s des travaux forcés. Es vie i l lards perclus, les

femmes e t le s enfants qui restaient dans les vi l lages n’entendra ient pas

l’ordre de mobi l i sat ion, parce qu’ i l s é taient rompus par la fa t igue et

avaient le cœur serré e t le ventre vide. 234

L'un des mult iples narrateurs fait remarquer, à juste t i tre,

l 'absurdité d'une telle résolution. Le temps où Djigui aurait dû

l ivrer batail le aux troupes françaises étant révolu, tous les

hommes valides d'alors n'étaient plus en état de faire la guerre :

Les Soldat s appelés se réduisa ient aux cour t i sans et vie i l lards qui ,

ef fec tivement , s 'é ta ient t rouvé sur le ta ta l e jour de l 'ar r ivée des

premiers Blancs à Soba . Joignant les ac tes aux parole s, Djigui repr i t

aussi tôt son surnom de généra l d 'armée, Kélémassa (maî tre de la

guer re) e t Djél iba en louangeant cr ia «Massa». A la sui te du gr iot ,

nous c lamâmes en chœur le nouveau surnom, e t chacun rentra chez lui

pour reveni r au Bol loda en tenue de combat. 235

234 Ibid., p. 185. 235 Ibid., p. 185.

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La stupidité de Djigui marque son ancrage dans le passé car

la déclarat ion de guerre aux colonisateurs est une façon de

souligner sa présence et de nier, symboliquement, tout ce qui

est advenu depuis ce jour où Soumaré, son frère de

plaisanteries, a «débité des menteries aux Blancs», au nom

d'une tradi tion qui obligeait à l 'assistance la fratrie des Moussa,

à laquelle l ’ interprète appartenait, lorsque celle des Keita était

en péri l.

N’eût été l ’ intervent ion de Soumaré, Djigui aurait ,

probablement, subi le même sort que les al l iés de Samory, c ’est-

à-dire qu’i l aurait été exécuté. Mais en relatant l ’ implantation

d’une colonie sous la contrainte, le narrateur a voulu non

seulement dénoncé le procédé uti l isé lors de la signature du

traité qui donnait tous les droits aux premiers d'occuper un

terri toire, mais, surtout, i l a voulu souligner le quiproquo, le

malentendu qui a prévalu au moment de sceller cette nouvelle

all iance. C'est pourquoi, i l qualif ie le dialogue entre Djigui et

l ' interprète du commandant de «pathétique».

De cet aspect pathét ique, qui met en exergue les dif f icultés

l iées à la langue, au moment où s'est faite la rencontre de Djigui

avec le commandant des colonnes françaises, Marguerite

Borgomano en a fait une analyse dans Ahmadou Kourouma, «le

guerr ier» griot . Elle y montre comment l’ incompréhension entre

Djigui et ses inter locuteurs blancs a modif ié la face de l’histoire :

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Ainsi , le roman d’Ahmadou Kourouma montre comment l ’"outrage"

l inguis t ique , sous toutes ses formes, a é té l’un des pires "monnew" e t

le masque de tous le s autres. 236

Ce n’est donc que devant la contrainte que le roi de Soba

accorde aux colonisateurs un droit de cité. Cependant, la

cérémonie du dégué qui marquait sa reddit ion n’ayant pas été

conduite suivant les règles, Djigui pouvait encore se parjurer :

Tout ce qui éta i t survenu après ce mémorable jour n’é ta i t jamais

advenu : ni la colonisat ion, n i les t ravaux forcés, ni le tra in, ni les

années, n i notre viei l lesse n’avaient exis té. Nous n’avions pas é té

colonisés parce que nous n’avions pas é té vaincus après une ba tai l le

rangée. 237

De ce fait, la déclaration de guerre sonne le glas du présent

car elle marque le désaccord du roi avec le chaos qui a

transfiguré son royaume après l 'arrivée des Blancs. Ne refuse-t-

i l pas, d'ai l leurs, de quitter Soba comme l ' invitait à le faire

Samory ? Or, comment eût- i l pu, lui qui «étai[t ] [attachée à Soba]

[comme] une chèvre (…) à un pieu, obligé de brouter dans le l ieu

où [i l se] trouvai[t]» ?238

236 Borgomano, M., Ahmadou Kourouma, le «guerrier» griot, op. cit., p. 174. 237 Ibid., p. 184. 238 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 33.

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Ce refus d’obtempérer impliquait déjà une échelle du temps

propre à Djigui qui n'en a, sans doute, qu'une conception

cyclique. Autrement dit , le roi déchu de Soba persiste à croire

que son heure reviendra et que sa gloire retentira car son peuple

et lui ne pouvaient accepter pendant longtemps cette présence

étrangère et supporter les malédictions des autres, «les saisons

d'amertume ennuyeuses et longues»239.

3. 2. Le présent

Nous l 'abordons ic i en tant que le temps de la narration ou de

l 'écriture. En effet, même si souvent les faits retranscrits

remontent au passé ou se déroulent pendant la période coloniale

ou encore avant, i l n’en demeure pas moins qu’i ls ont une

attache avec le présent. Certains personnages principaux tels

que Fama ou de Djigui v ivent, en général, à cheval sur deux

époques. I ls sont nés avant l 'arrivée des Européens et ne

meurent qu'après les indépendances.

Quelques repères psychologiques permettent de comprendre

leurs att itudes. Ainsi, si Fama et Djigui paraissent rétrogrades,

c'est, probablement, parce qu'i ls ont plus d'expériences. Aussi,

i ls sont mieux placés pour apprécier ou non le temps présent.

239 Cette citation figure p. 184 de Monnè, outrages et défis.

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A cent vingt-cinq ans, Djigui a le rôle du patr iarche, en plus

de ses attributs royaux. Grâce à ce grand âge, i l paraît un

homme mûr et raisonnable. I l est la personne dont la longévité

rapproche de la sagesse. D'ai l leurs, en Afr ique, i l est admis que

l ’une va de pair avec l 'autre.

Dans Les soleils des Indépendances , i l n'est guère fait

mention de l 'âge de Fama. Cependant, grâce aux déict iques

comme la durée de la spoliation (cinquante ans), l 'année des

premiers bi lans des indépendances (c'est-à-dire, la f in des

années soixante, soit dix ans) et l 'âge qu' il avait à l 'époque où

régnait le commandant qui plaça Lacina sur le trône du

Horodougou, à savoir cinq ou six ans, nous pouvons déduire qu'i l

a entre soixante et soixante-dix240. Aussi, c'est en hommes

d’expérience que Djigui et Fama observent les changements qui

s’opèrent dans leurs mil ieux respect ifs.

Le constat est rapidement dressé et est sans équivoque dans

Les Solei ls des Indépendances. I l se résume dans le terme

générique de «bâtardise», une expression qu'emploie souvent le

personnage principal pour nommer l ' innommable, pour

stigmatiser aussi bien les nouveaux régimes issus des

indépendances que les sentiments de honte, d'angoisse mais

aussi d'étrangeté qu'a engendré cette ère.

240 Sur un tout autre mode de calcul, le critique camerounais Jacques Fame Ndongo est parvenu à peu près au même résultat, à savoir que Fama serait né en 1905 (cf. Le Prince et le Scribe, p. 155).

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Pour Fama, le présent n'est absolument pas satisfaisant. Des

combats qu'i l a menés pour venger cinquante ans de dominat ion

et une spoliat ion, i l n’a ret iré que deux cartes alors qu'il en

espérait beaucoup plus.

I l y a donc dans le présent l ’expression d’un malaise, un

sent iment profond de trahison et de vide d'autant plus que le

dauphin du roi est frappé d' impuissance et que le sort auquel i l

est voué prend forme de jour en jour.

Contrairement à Fama, Djigui n'est pas si catégorique dans

son appréciation du présent. Sa désillusion est arr ivée un peu

tard. En effet, i l a d'abord accepté de col laborer avec les

Français avant de réaliser que la colonisat ion n'apportait que

des soucis au royaume et à la monarchie.

Peu après avoir scellé l’al l iance avec les nouveaux maîtres

de Soba, Djigui s’aperçoit que le royaume et lui sont entrés dans

une nouvelle ère : celle des «monnew» ou des «saisons

d'amertume», des not ions qu' il uti l ise pour caractériser

l 'ambiance qui prévaut pendant la colonisation.

Le chapitre qui retrace la rencontre de Djigui avec Moreau, le

commandant des troupes françaises, occupe une posit ion

stratégique dans le roman. I l révèle nettement l 'att itude de Djigui

face aux angoisses qui commencent sous l 'égide du

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colonisateur. I l est si justement inti tulé : «Les hommes sont

l imités, i ls ne réussissent pas des œuvres infinies.» 241

Dans ce troisième chapitre de la première part ie, i l est

quest ion de la construct ion du tata, c’est-à-dire d'ér iger une

sorte de rempart autour de Soba af in de le protéger contre

l 'attaque imminente des troupes françaises. Cette construction

t itanesque, pense le narrateur, s'avèrera inut ile puisque l'armée

française pénètre dans le royaume sans rencontrer de

résistance.

Hormis la démesure d'un tel projet, construire un mur autour

de Soba, c'est la stupéfaction dans laquelle se trouve Djigui

lorsque les troupes françaises ont franchi le barrage de

sorti lèges dressé par les marabouts qui montre les limites de

l 'action humaine et cel les de la magie, surtout.

Le chapitre suivant décrit la résignation, notamment celle de

l 'émissaire de Samory, le griot Mory Diabaté. I l prend de

l ' importance du point de vue de sa disposition ou de sa place

dans le roman car il clôt la première partie, dans laquelle i l est

essentiellement quest ion de l 'ancrage des événements. I l

marque, de fait, une rupture.

Le quatrième chapitre se présente, en effet, comme une

charnière entre la période qui précède les «monnew» et cel le où

commencent vraiment les humiliations. En effet, après avoir

241 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 28.

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défini le ton général du roman, le romancier commence la

narrat ion des événements proprement dits.

Le présent est donc vécu comme une ère d’humil iat ions. Les

catastrophes qui surviennent dans le royaume, et notamment les

réquisit ions des habitants pour la construction du chemin de fer,

l ' instauration par la force de toutes sortes d' impôts, sont

imputées à la présence des colons français. Aussi, s’i l s'est

d’abord montré conciliant par son implication dans les

campagnes de recrutement des travail leurs forcés, Djigui ne

dissimule plus son agacement. I l ne cache plus sa méfiance à

l 'égard d'un système qui spolie l 'Homme, décime des vil lages au

nom du développement et du «Renouveau»242.

Ainsi, Djigui prend de la distance avec ces temps modernes.

I l se renferme. I l reprend, notamment, goût au passé, prof ite de

l ’éloignement avec l’administrat ion coloniale pour remettre de

l 'ordre dans sa vie. I l consacre plus de temps à la prière et aux

enseignements du Coran. I l fonde un orphelinat, vide son harem

et prépare des pèlerinages à la Mecque, le l ieu saint de l ' Islam.

Djigui se montrant très cr it ique envers la colonisat ion,

Djéliba, son griot, veut encore le pousser plus loin. I l souhaite,

en particul ier, la f in de toute collaboration, en dépit de

l 'opposit ion de Fadoua, «le vict imaire off iciel du régime» :

242 Ce terme fait allusion à l'allocution du général de Gaulle pour caractériser la nouvelle ère dans laquelle entraient les relations entre la France et ses colonies africaines lors de la conférence qui réunit à Brazzaville, en 1944, les gouverneurs des territoires.

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Les vis i tes de vendredi , d i t - i l , quoi qu 'on en dira, r esteront toujours

les r i tes d 'al légeance d 'un vaincu. Un Kei ta l ibrement ne peut les

cont inuer . Ce n 'est pas parce qu 'el le es t gra sse que la consommat ion

par un croyant de l a viande de la bête égorgée par un cafre est moins

condamnable ». 243

Le passage ci-dessus renvoie quarante ans en arrière.

Cependant, on peut supposer que ce n'est uniquement parce que

le nouveau système a échoué que Djigui et son entourage ont

perdu toute conf iance.

Du présent et de sa collaboration, le roi n'a pas obtenu les

garanties nécessaires à une transit ion en douceur puisque tout

se dérobe autour de lui. En effet, le royaume se fissure et n'est

plus qu'une immense nécropole. Or, en recherchant le conf lit ,

sans doute, Djigui pense encore avoir de l’emprise sur le temps :

Qu’à ce la ne t ienne, r épondi t le Centenaire , le combat contre les

Nazaras» reprend quand même : le brave mord avec les dents quand

ses bras sont l igotés au dos. 244

Dans le dernier paragraphe du deuxième chapitre de Monnè,

outrages et déf is , la vision angoissante du présent est relayée

sous la prolepse suivante. Après sa rencontre avec Samory, le

chef de la résistance malinké, Djigui fait un rêve prémonitoire :

243Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 160. 244 Ibid., p. 185.

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C’es t un rêve qui toute sa vie lu i reviendra i t chaque fois qu’ i l se

souviendrai t de Samor y. Les devins ava ient expl iqué qu’ i l signi fia i t

que l’Afr ique, un jour , ne ver rai t pas , pendant d’ interminables

sa isons, de nui t tomber ; parce que les larmes des déshér i té s e t des

désespérés ne peuvent être assez abondantes pour créer un f leuve ni

leurs cr i s de douleur assez perçants pour éte indre des incendies . 245.

3. 3. Le Futur

Fort des analyses qui précèdent, i l est dif f icile, pour ces deux

personnages, de concevoir l 'avenir sous de bons auspices, dès

lors que le présent s'avère déroutant.

La question se fut déjà posée avec Fama dans Les Solei ls

des Indépendances et on sait que les espoirs qu' i l fondait alors

se furent envolés, une fois que l 'euphorie des indépendances

retombât. En effet, caressant le rêve de devenir secrétaire

général de sous-section du part i ou directeur d'une coopérative,

i l ne se doutait guère qu'i l serait trahi par ses compagnons de

lutte. Or, Fama dut abandonner ses projets et se réduire à vivre

d’aumône.

Dans Monnè, outrages et déf is , le futur réserve bien des

conjonctures. Plus tard, dans son troisième roman, Ahmadou

Kourouma prédit les cataclysmes qui se produiront en Afrique :

245 Ibid., p. 27.

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Et, à par t i r de ce jour , commençai t le t i tanesque combat du Père de la

na t ion e t de l ' indépendance contre le sous-développement . Comba t

dont chacun connaî t aujourd 'hui les r ésultats , c 'es t-à-dire les tragédie s

dans lesquel les les ineffables aberra t ions on t p longé le cont inent

afr ica in. Conclut Tiécoura . 246

En attendant le vote des bêtes sauvages s' inscrit, en fait,

dans la droite l igne historique qu'a choisie le romancier ivoirien

après la publicat ion de son deuxième roman. En effet, si dans

Monnè, outrages et défis , Ahmadou Kourouma est revenu sur la

période qui précède les indépendances - comme pour souligner

la cohérence entre ce roman et Les Solei ls des Indépendances

qui retrace la période éponyme - son avant-dernier roman permet

la mise en évidence du caractère linéaire et référent iel de

l ’œuvre puisqu’il prolonge le va-et-vient du f lux temporel.

En attendant le vote des bêtes sauvages nous plonge,

véritablement, dans le contexte de la guerre froide qui succède

immédiatement aux indépendances africaines. I l recrée, en six

veil lées, la vie et les œuvres du dictateur Koyaga et celle de

Maclédio, son adorateur qu’i l a nommé le ministre de

l 'Information.

Cependant, ce qui est frappant ici, c'est la relat ion qui unit

les différents romans et l ’enchaînement des uns aux autres qui

dégage une coordination entre passé, présent et futur.

246 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 79.

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Face au passé peu glorieux des sociétés tradit ionnelles

africaines et au présent de plus en plus incertain, i l aurait été

logique de se tourner vers le futur. C'est du moins l 'hypothèse

que nous aurions retenue. Or, Ahmadou Kourouma exclut tout

espoir à la f in de Monnè, outrages et défis.

Aussi, avant même de découvrir ce que nous réserve le

roman suivant, grâce au dernier paragraphe de celui- là, nous

connaissons déjà la couleur de l 'avenir. En effet, le narrateur de

Monnè, outrages et déf is nous avertit que les grands rêves des

indépendances ne se concrétiseront pas. Dès lors, nous savons

tout du futur dès la f in de ce roman :

Nous a t tendaient le long de not re dur chemin : le s indépendances

pol i t i ques, le par t i unique , l 'homme char ismatique, le père de la

na t ion, les pronunciamentos dér isoi res, la révolut ion ; puis le s autres

mythes : la lu t te pour l 'uni té na t ionale , pour le développement , le

soc ial i sme, la pa ix, l 'autosuff i sance al imenta ire et les indépendances

économiques ; e t aussi le combat cont re la sécheresse e t la famine, la

guer re à la cor rupt ion, au tr ibal i sme, au népot isme, à la dé linquance, à

l 'exploi ta t ion de l 'homme par l 'homme, salmigondis de s logans qui à

force d 'ê tre ga lvaudés nous ont rendus sceptiques, pe lés , demi-sourds ,

demi-aveugles, aphones, bref plus nègres que nous ne l 'é t ions avant e t

avec eux. 247

247 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 287.

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Le futur, par déf init ion, «situe le procès dans l 'avenir» (Le

Petit Larousse I l lustré). Quant à son corol laire, le futur antérieur,

i l déf init «une act ion [qui] aura l ieu avant une autre» (Le Petit

Larousse I l lustré). Ainsi, i l y a, dans le futur, l ’ idée d’une

ant icipat ion ou d’un devancement. Et, c'est par bonheur le rôle

que joue ce dernier paragraphe. D'ai l leurs, sa tournure,

particul ièrement signif icative, indique que l 'act ion a déjà eu l ieu,

même s’i l a fal lu, en réalité, attendre près de dix ans pour en

savoir davantage248.

A la dif férence du passé et du présent qui sont clairement

identif iés grâce aux focalisat ions internes et externes de la

narrat ion, i l n'y a pas ou presque de marques grammaticales du

futur dans les romans d'Ahmadou Kourouma. Ce temps n'est que

sous-entendu ou supposé, allusif ou suggéré.

L'emploi du futur supposerait, en fait, un espoir. I l permettrait

toutes sortes de rêves. Or, i l est incertain que les personnages

d'Ahmadou Kourouma sont impuissants ou n'échafaudent pas de

plans pour l 'avenir.

Le présent paraît sombre et les personnages ne retrouvent,

paradoxalement, leur lucidité qu'en replongeant dans le passé.

Ainsi, la nostalgie fait tout simplement obstacle au futur qui est

perçu comme le temps de l’apocalypse.

248 Entre la publication de Monnè, outrages et défis et celle de En attendant le vote des bêtes sauvages, il s’est écoulé exactement huit ans.

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Compte tenu du contexte dans lequel ont paru les romans

d’Ahmadou Kourouma, il est certain que le futur ne peut pas se

parer de ses plus belles couleurs d'autant que le tableau du

présent est assombri. Pour autant, le scept icisme que l’on

déplore dans ses romans n'a r ien à voir avec la visée

thérapeutique sur laquelle le romancier ivoir ien fonde le pouvoir

de la l it térature.

4. De la connaissance du présent

Si une certaine vision du passé est récurrente dans les

romans d'Ahmadou Kourouma, c'est peut-être que le monde du

présent ne peut exister sans ce rapport avec le déjà vécu. En

conséquence, le présent, comme thème de l ’écriture, ne peut

prendre forme qu'en assimi lant le passé, un peu comme si la

connaissance que nous en avons n'était que la représentation

d'un monde antérieurement vécu.

Mise à part cette prétendue idée d' inconsistance du présent,

celui-ci reste, néanmoins, un point de passage entre l ' image

enchantée d'un passé précolonial insidieusement traitée dans les

romans et le futur incertain, ou en creux, engendré déjà par la

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désil lusion des indépendances. I l est présenté comme le

régulateur du passé et de l 'avenir. C'est aussi le point où, pour

qui a su t irer un enseignement du passé, se restituent, telles

quelles, les laideurs de l 'existence du monde moderne.

Le présent ne cherche donc qu'à donner une copie conforme

et signif iante du monde cont ingent pour lequel la vie n'est que

désil lusion. L'univers des personnages que le romancier décrit

est étouffant car ni Fama, qui a cru aux indépendances avant de

réaliser que celles-ci n’ont causé que sa perte, ni Djigui,

d'ail leurs, qui a cru, lui aussi, à l 'honnêteté de l 'homme blanc, ne

le supporte. Pis encore que cet étouffement, le présent déploie

une véritable déconstruct ion du fait même d'un désaccord entre

les actes du chef et le pr incipe qui régit toute bonne

gouvernance.

En abordant cet aspect- là du présent, Ahmadou Kourouma

adopte une att itude de dénonciat ion qui consiste à faire voir ce

que personne n’ ignore, à savoir que depuis les indépendances

de 1960, l 'Afrique est aux mains d'autocrates zélés. Ainsi, même

s'i ls font vivre le monde d'antan, ses romans étalent surtout le

monde réel toujours en deçà des aff iches off iciel les qui valent

les sympathies des certains dir igeants occidentaux.

En plus d'exprimer le désenchantement, i ls montrent le non-

respect des engagements et attestent de la forme de décadence

morale des Etats africains.

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Le présent signale une image de la société africaine rongée

par le vice, le dégoût et les atrocités des régimes polit iques.

C'est une période que subit l ' individu puisqu’il est incapable de

changer son existence qui est toute pressée par les scènes

d'une indescriptible violence. Au lieu de quitter ce monde réel de

la barbarie et accéder, par le biais de l ' imaginat ion, à une vision

propice au romantisme, les romans d'Ahmadou Kourouma

conjuguent avec le chaos du présent en espérant mieux.

Dans l’entret ien qu'i l nous a accordé, le romancier avoue, en

effet, avoir ajouté à la dénonciat ion un espoir car, dit- i l , i l reste

conf iant en l 'avenir de l 'Afrique, en dépit des déceptions qu'el le

rencontre aujourd'hui.

La vis ion chaotique du présent débouche donc sur une autre

vis ion plus juste. Ce temps n'est alors plus seulement celui de la

condamnation mais il devient celui aussi celui de la recherche du

compromis et du bonheur, caractérisé non pas par un retour vers

un âge d'or d'antan mais par une projection :

En moins d’une sema ine, tout changea dans les pa ys de Soba :

L’harmat tan passa , un nouvel hivernage occupa le cie l ; des pluies

régulières et modérées, une t erre profondément moui l lée et des nui ts

f raîches a rrê tèrent le s vents e t les maladie s. On cessa de nous envoyer

les col lecteurs e t les r ecruteurs . Cer tes , resta ient tou jours post és le

long du f leuve nous séparant des possessions br i tanniques, des

t i ra i l leurs prêts à tuer , pi l ler et v ioler . Nous l e savions personne ne

s’aventura i t du côté des f ront ières . On n’avai t pas le temps, nous

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avions trop de besogne : t rop de terre à labourer , le s nôtres , cel les des

mor ts e t des réfugié s (…)

Les pr ières du Centena ire deva ient avoir enf in at te int le fa iseur des

imposs ibles et ses sacr if ices devaient ê tre a rr ivés à leurs

des t ina ta ires : la sa ison des amer tumes ne pouvait p lus durer . 249

Ainsi, la vision pessimiste du présent chez Ahmadou

Kourouma est, au-delà du fait qu'elle ne montre que des

déceptions, une sorte de myst ique en vue de la connaissance de

la réalité puisque le romancier l 'emploie comme une arme pour

la défense de l 'homme.

Dans cette sorte de paradis perdu que tissent les romans

d'Ahmadou Kourouma, le présent prend une place importante

bien que qu’il ait été perdu dans les violences qui ont émaillé le

fond des poli t iques dictatoriales. I l sert, en fait, de transi tion

entre un passé riche en désil lusions et un futur incertain.

Aussi, même si le présent expose avant tout une «bâtardise»

sans équivoque, i l ne souligne qu'une étape à franchir. Au

demeurant, i l ne l ’expose que dans le but de conjurer le mauvais

sort du passé et donner une signif icat ion à l 'avenir.

Le ton pessimiste du romancier ivoir ien invite, en somme, à

mettre f in aux incantat ions des souffrances et vise à atténuer

l 'accent funèbre qui charge chaque jour la barque des Africains.

249 Ibid., p. 207-208.

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Sa place t ient de ce que l 'édif icat ion du futur s'art icule sur la

dénonciation des faits du présent.

En effet, le présent est un out il de transformation. C'est, à la

fois, un élan par lequel Ahmadou Kourouma élabore une

connaissance de soi et une mesure de la projection. I l consiste à

rendre présente une réali té - ce qui est le fondement même de

toute représentation en ce qu'il y a, dans le présent, l ' idée d'une

mise en présence. Or, cel le-ci ne va pas sans l ' indispensable

conscient isat ion. Aussi, le présent est source d'espoir et rend

bien compte de la réalité de manière à ce qu'on ant icipe l 'action

à venir.

La dénonciat ion de l 'act ion du poli t ique est, ainsi, ut i l isée

comme facteur de production, sur le plan de la conscience, des

réact ions psychologiques. De fait, les romans d’Ahmadou

Kourouma débordent la vis ion du roman comme espace

d'évasion puisque, dans ce cadre, i l s'agit d'une subst itut ion de

la l it térature et d’une prise en compte de la représentation par

les sciences du comportement.

De la représentat ion qu'i l fait du présent, Ahmadou Kourouma

veut atteindre un but. En effet, i l préconise que l 'on considère,

dans ses romans, une f inal i té. Pour se faire, la représentation du

présent vise la product ion d’un autre monde ou bien la projection

dans un ail leurs.

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Certes, i l faut se garder de toute sorte de spéculat ion.

Cependant, nous n’évoquons par-là même que l'opt imisme du

romancier ivoirien qui croit aux chances de l 'Afrique et à son

développement. Ainsi, pour la conclusion de son avant-dernier

roman En attendant le vote des bêtes sauvages , voit- i l qu’

Au bout de la patience, i l y a le cie l

La nui t dure longtemps mais le jour f in i t par arriver .250

De fait, le présent apparaît comme un rel ief . I l met en valeur

et laisse transparaître les formes de despotisme qui existent en

Afrique. I l met aussi l 'accent sur les désillusions qu'ont

entraînées les indépendances et ant icipe sur les moyens d'une

réact ion construct ive.

I l entre, pour ainsi dire, dans une sorte de relation implic ite

avec le futur non pas pour sous-tendre que le présent, comme

période d'anéantissement, est nécessaire et qu' i l s' inscrit dans la

logique de la décolonisat ion mais pour permettre de percevoir

l 'urgence de f inir avec le lot de catastrophes.

250 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 358.

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5. Ecriture et oubli

I l s 'agit de confronter l 'ordre chronologique des récits avec

l 'ordre historique ou de comparer histoire et f ict ion, c'est-à-dire

le fait que l 'histoire racontée se réalise comme f ictivité.

I l y a chez Ahmadou Kourouma une fascinat ion du récit de

f ict ion à recourir souvent à l 'histoire réel le, du moins, dans ses

grandes articulations : les guerres de résistance, la colonisation,

les indépendances, etc. Ce recours témoigne, en tout cas, de la

prégnance de la seconde sur la première.

En effet, les romans d'Ahmadou Kourouma abondent de

références aux événements du passé et même du présent. I ls

sont, à cet égard, une forme d'expression de l 'histoire. D'autant

plus que le romancier ivoir ien a, pour la l it térature, une visée

d'abord pratique voire pragmatique.

Bien qu’i l fai l le ic i distinguer entre le ton histor ien et le

discours historique, c'est-à-dire entre ce qui relève d'une att itude

de compréhension et d'actualisation des événements et ce qui

dépend d'une logique de prise en considération de l 'acte de

mémoire, la visée pragmatique s'applique aux condit ions

d' intell igibil ité qui permettent de reformuler les méprises ou

même d'effacer les incompréhensions. Aussi, la l i t térature se

trouve prise au piège de l 'opérat ion historiographique ou bien

inscrite dans un effort d'ident if ication. Elle cherche, de fait ,

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l 'ef f icacité par une sorte de substitution ou de recréation du fait

historique.

En effet, Ahmadou Kourouma transpose la société africaine

dans ses romans. Cette transposit ion consiste en une opératoire

simple puisqu'el le propose un «dire même chose» dans une

sorte de «langue étrangère». Ainsi, l ' importance de l 'histoire

chez Ahmadou Kourouma relève de la force qui élabore, dans un

mouvement, un plan d'écriture.

Elle accapare toute l 'attent ion du fait qu'elle mentionne un

savoir qui fait des romans d'Ahmadou Kourouma une sorte de

l ieu de pèlerinage. D’où, cette écriture qui préserve de l 'oubli et

maint ienne le lien avec l 'histoire.

Sans doute, le sentiment du passé persiste d'autant plus qu' il

sert d'empreinte ou d'appui au romancier pour graver, comme

sur une pierre, sa f iction. Ahmadou Kourouma vise, en fait, une

forme d'exact itude contre une opinion répandue. Comme si le

fondement de la l it térature consistai t à rendre recevable ici une

chose que nul n' ignore, l 'histoire événementiel le entre dans une

sorte de parentèle avec la f ict ion.

I l y a, dans ses romans, comme un jeu d'aff inité et de

répulsion. En effet, histoire et f iction s'att irent et se repoussent

cont inuellement. Cependant, quoiqu'i l arrive, Ahmadou

Kourouma, souvent, parvient à les concil ier. I l s'appuie,

notamment, sur l 'histoire extérieure aux personnages pour mieux

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densif ier son œuvre. Ainsi, c’est grâce au «roman famil ial» que

ceux-ci sont mieux compris :

L’image de mon père en agonie, en chaînes, au fond d’un cachot ,

res tera l’ image de ma vie. Sans cesse, el le hantera mes rêves. Quand

je l ’évoquerai ou qu’el l e m’apparaî tra dans le s épreuves ou la défai te ,

el le décuplera ma force ; quand e l le me viendra dans la vic toire, je

deviendrai crue l , sans humanité ni concession quelconque. Termine

Koyaga. 251

Et bien que celle-ci détermine chaque personnage, l 'histoire

n'est pas quelque chose que ce dernier s'approprie véritablement

et qu' i l assume en totalité. Elle évoque plutôt la rupture, le

déchirement et, parfois, un douloureux souvenir :

Son père mor t , Fama aurai t dû succéder comme chef de tout le

Horodougou. Mais i l buta sur int r igues, déshonneurs, maraboutages e t

mensonges. Parce que d’abord un garçonnet , un pe ti t garnement

européen d’administra teur , toujours en cour te culot te sale , remuant e t

impol i comme la barbiche d’un bouc, commandait le Hor odougou.

Evidemment Fama ne pouvait pas le respecter ; ses ore i l les en ont

rougi e t le commandant pré féra, vous savez qui ? Le cous in Lacina , un

cous in lointa in qui pour réussir marabouta , tua sacr if ices sur

sacr if ice s, intr igua, menti t et se rabaissa à un tel point que… 252

251 Ibid., p. 20. 252 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 23.

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Chapitre 9

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Sortie de l’œuvre

1. Composition romanesque et intertextualité

Un l ien fort étroit existe entre certains personnages des

romans d'Ahmadou Kourouma ainsi que le montre le dramaturge

d'or igine ivoirienne Koff i Kwahulé dans Fama 253, une pièce

l ibrement inspirée des deux premiers romans de son

compatriote, Les Solei ls des Indépendances et Monnè, outrages

et défis.

Selon Koff i Kwahulé, le l ien qui rattache Fama à Djigui est

f i l ial. Autrement dit, Fama est le f i ls légit ime de Djigui. Ce qui

donne un peu plus de cohésion à l 'œuvre, plus d'unité à

l ’ensemble romanesque.

Djigui et Fama ont, tous deux, une vision archaïque du

pouvoir. Celui-ci, d’après ces personnages, doit revenir au

dauphin et non pas échoir aux mains d’ imposteurs. La question 253 Kwahulé, K., Fama, Morlanwelz, Lansman, 1998, 59 p.

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de la succession qui est, à cet égard, centrale dans Les Solei ls

des Indépendances est substantiellement reprise dans Monnè,

outrages et déf is .

En effet, deux des f i ls de Dj igui dont l 'un est rentré d'un long

exil s'af frontent, dans ce roman. Béma, notamment, mult iplie les

intrigues, les manigances et les ensorcellements, pour parvenir à

ses f ins et pr iver Kélétigui de pouvoir alors même que Djigui a

déjà choisi celui qui en héritera.

Deux conceptions du pouvoir s'y confrontent. La première est

incarnée par Djigui qui pense que la nouvelle forme du pouvoir,

n'est qu'une édulcoration de la forme tradi tionnelle. La seconde

est défendue par son f i ls, Béma qui croit, au contraire, que la

députat ion est encore plus puissante que la cheffer ie. De ce fait ,

i l supplie son père de le désigner comme son successeur

légit ime.

Tout comme Béma, Fama rêvait de prendre la place de son

père. Mais, une fois que ce dernier eut décédé, c'est à un cousin

lointain que revint le trône. On retrouve ainsi le schéma conçu

dans Les Solei ls des indépendances puisque, dans Monnè,

outrages et déf is , c'est l ' inst ituteur Touboug, qui apparaît aux

yeux de Béma comme un imposteur, qui est préféré au f i ls du roi.

A l ' inverse, tout comme Fama, Béma vit très mal cette

«usurpation». I l appert, en fait , de la constatat ion que nous

dressions plus haut, à savoir que les romans d'Ahmadou

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Kourouma présentaient, sur certains points, des similitudes.

Ainsi, Fama, qui est, comme Béma, confronté aux mêmes

problèmes de succession, présente-t- i l les caractérist iques d'un

des f i ls de Djigui.

Cependant, ce qui frappe dans cette question du pouvoir,

c'est la cohésion qu'elle implique à l’échelle temporelle et la

conviction, surtout, que Les Soleils des Indépendances

pourraient parfaitement s'enchâsser dans Monnè, outrages et

déf is.

Ce qui inscrirait, d’emblée, les romans d'Ahmadou Kourouma

dans une nouvelle l inéarité, une évolution qui se lirait,

davantage, dans l 'adaptat ion de l 'écriture romanesque aux

quest ions qui touchent l 'actualité.

Les romans d'Ahmadou Kourouma ont, en effet, chacun une

magie propre. Cependant, i ls donnent naissance aussi à un

subt il mélange. Ainsi, Monnè, outrages et défis deviendrait le

point d’ancrage, le roman qui dévoi le le visage ignoble de la

colonisation et les cataclysmes qu'el le a engendrés tandis que

les autres ne seraient plus alors que l 'onde qui se propage après

le choc de la rencontre entre les civi l isat ions européenne et

africaine.

On comprendrai t, dès lors, pourquoi les romans d'Ahmadou

Kourouma condensent les grandes épopées de l 'histoire

africaine, à savoir l ’histoire de la colonisation, des

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indépendances et des guerres civ iles actuelles, soit plus d'un

siècle d'histoire ! Car, i l apparaît que le romancier ivoirien veut

décrire, à sa manière, l 'histoire sombre de la colonisat ion et les

conséquences sur la gestion actuelle de l’héritage colonial.

Aussi, les quest ions du pouvoir, en particul ier cel les l iées à

la succession, qu' il aborde dans son œuvre romanesque sont les

plus caractéristiques pour accréditer l ’hypothèse de l 'échec de la

colonisation française et des indépendances en Afrique.

En effet, l 'histoire africaine n'est guère indissociable de la

lutte pour le pouvoir tradit ionnel ou moderne, du moins depuis la

décolonisation. Ainsi, au-delà des dif férences apparentes, ce

que problématise l ’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma,

c'est cette quest ion-là, cel le de la gloriole.

Souvent, le personnage principal se lance à la recherche de

l 'objet de toutes les frustrat ions. I l peut l 'atteindre, comme c'est

le cas avec Koyaga dans En attendant le vote des bêtes

sauvages ou bien le manquer, comme Fama, dans Les Soleils

des Indépendances .

Dans Monnè, outrages et défis, Béma court après le fauteuil

de député de la circonscription de Soba alors que Djigui s'y

oppose. Dans Allah n'est pas obl igé, i l s'agit moins d'un individu

que de plusieurs factions qui s'affrontent pour le contrôle des

régions r iches du pays.

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La quest ion du pouvoir reste, pour ainsi dire, capitale chez

Ahmadou Kourouma.

Cependant, ce qui dif fère d'un roman à l 'autre, c'est la façon

de la traiter. Dans les deux premiers, la lutte du pouvoir couve

sous la forme d'un conf lit de générations. L'ancienne, étant

fondée sur le respect de la coutume, el le a Djigui et Fama pour

représentants tandis que la nouvelle, en rupture avec la tradit ion

et élaborée, de surcroît, sur le modèle occidental, est défendue

par Béma. Cette rivalité trouve son objectivation dans

l ' inquiétude de la modernité dont les premiers cernent encore

très mal les contours.

Dans les deux derniers romans, i l est surtout quest ion de

l 'aspect moderne de la montée en puissance ou de la prise du

pouvoir. Celui-ci est marqué par une mult ipl icat ion d'actions

violentes. En effet, en Afrique moderne, le pouvoir s'acquiert par

la force ou la ruse.

Dans En attendant le vote des bêtes sauvages , c 'est grâce à

ces méthodes que Koyaga accède à la présidence de la

République du Golfe alors que, dans Allah n'est pas obligé, des

bandes r ivales s'éventrent, au point d'occulter la raison

manifeste de ce roman, à savoir témoigner sur les condit ions

existent iel les des enfants somal iens confrontés à la guerre dans

leur pays.

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Ces deux dernières formes de prise de pouvoir ont fait des

ravages sur le continent noir. Aujourd'hui, l 'une d'el le seulement

a triomphé. En effet, depuis plus de quarante ans, les coups

d'Etat f leurissent sur en Afr ique à un tel point que, dans les

années soixante-dix, presque tous les Etats indépendants étaient

aux mains de mil itaires et autres dictateurs ou guides

provident iels.

Par ai l leurs, on relève, chez Ahmadou Kourouma, une

certaine sympathie pour les pouvoirs tradit ionnels d'autant que

le romancier compatit souvent au sort des descendants des

dynasties royales. En effet, le romancier ivoirien prend souvent

le parti des princes déchus. Probablement, cherche-t- i l à

susciter, en évoquant l ’apitoiement de Fama ou de Djigui, une

espèce de grandeur.

Cependant, les romans d’Ahmadou Kourouma évoluent et

prennent bien place dans leur époque. Cette évolution permet,

d'ail leurs, de percevoir un écoulement du temps dans le

changement de mentali té.

Aussi, s i dans ses romans, les prises de pouvoir se terminent

le plus souvent dans un bain de violence et de folie, c’est

qu’el les ne font que camper le chaos actuel. Ces luttes qu'i ls

i l lustrent bien ainsi que l 'opposition entre l 'ancien et le nouveau

régime sont la preuve spectaculaire d'une cont inuité.

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L’att itude de certains personnages montre donc l 'emprise du

nouveau pouvoir sur l 'ancien. I l en est, par exemple, de celle du

commandant Héraud, dans Monnè, outrages et défis , qui décrète

le début d’une nouvelle ère qu' il baptise «Renouveau» et qui est

caractérisé par une forme d'organisat ion sociale nouvelle.

Cette époque qui se déf init comme tel le est vivement

critiquée par les défenseurs de la tradit ion qui tentent de mettre

f in aux reculades, en préconisant le boycott des visites du

vendredi, ou en appelant à la guerre qui aurait dû avoir l ieu

plusieurs décennies plus tôt.

Ainsi, i l y a, dans Monnè, outrages et déf is , ces deux

approches manichéennes du pouvoir et, par conséquent, du

temps. D'une part, une vision tradit ionnelle et cycl ique qui

préconise qu'on retourne aux anciennes sources et, d'autre part ,

une conception moderne et séculaire qui s’ouvert au

changement. Cette confrontat ion débouche, en déf init ive, sur

l ' isolement de Djigui, une mise en demeure qui favorise

l 'éclosion de Béma.

Fama aussi, d'une certaine manière, est soumis aux

reculades. Il est contraint de quitter la capitale de la Côte des

Ébènes pour se réfugier dans le Horodougou.

La «bâtardise» des indépendances a ainsi eu raison du

dernier descendant des Doumbouya, du représentant du pouvoir

ancestral, tout comme la colonisat ion a vaincu Djigui.

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L'adjectif qui est, souvent, accolé à «Doumbouya» ou

«prince», dans Les Soleils des Indépendances atteste une

attention particul ière. «Dernier» signif ie «qui v ient après tous les

autres dans le temps» (Le Petit Larousse Il lustré). Mais, i l veut

aussi dire ce «qui est le plus récent» (Le Petit Larousse Il lustré).

Cependant, i l renvoie, dans le texte, à «f in», «extrémité» ou

encore à quelque chose qui s'achève. A la f in du roman, c'est

bien ce sens que revêt cette épi thète car Les Solei ls des

Indépendances s’achève sur la mort de Fama.

Le retour à Togobala n'est pas, en soi, un retour aux sources.

C’est plutôt le signe d'une mort certaine du personnage sur

laquelle s’ouvre une ère apocalyptique caractérisée par les

«monnew», les «outrages» mais également les pronunciamientos

que retracera En attendant le vote des bêtes sauvages :

Nous a t tendaient le long de not re dur chemin : le s indépendances

pol i t i ques, le par t i unique , l 'homme char ismatique, le père de la

na t ion, les pronunciamientos dér isoi res, la révolution ; puis les autres

mythes : la lu t te pour l 'uni té na t ionale , pour le développement , le

soc ial i sme, la pa ix, l 'autosuff i sance a l imenta ires e t le s indépendances

économiques; et auss i le comba t contre la sécheresse e t la famine , la

guer re à la cor rupt ion, au tr ibal i sme, au népot isme, à la dé linquance, à

l 'exploi ta t ion de l 'homme par l 'homme, salmigondis de s logans qui à

force d 'ê tre ga lvaudés nous ont rendus sceptiques, pe lés , demi-sourds ,

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demi-aveugles, aphones bref , p lus nègres que nous ne l 'é t ions avant e t

avec eux. 254

Etant donné la portée du sacrif ice dans la tradition africaine,

on aurait dû s' inquiéter lorsque les offrandes présentés par

Djigui n'avaient pas été acceptées par les ancêtres car leur refus

signif iait automatiquement que le sort qu' i l voulait recti f ier ne

l 'avait pas été.

En effet, Monnè, outrages et déf is, s’ouvre sur une aire

sacrif icatoire. Des sacrif ices ont été organisés en vue de

préserver la dynastie des Keita et, en particul ier, le règne du roi

Djigui contre la menace qui pèse sur lui. Le ton est donc donné,

dès les premières pages du roman. Aussi, la question que

pourrait avoir init ialement formulée le romancier est : la dynastie

des Keita survivrait-el le ou non aux malheurs qui s 'annoncent ?

Les sacrif ices n’ayant pas été accueil l is favorablement par

les ancêtres, Djigui obt ient de ses prières que le destin

s’endorme. La pérennité n'ayant donc pas été garant ie, la

dynastie était toujours sous la menace du mauvais présage.

Autrement dit, une fois que l 'ef fet produit par les prières sera

passé, le sort s'accompl irait indubitablement. Aussi, dès l ’abord

du roman, nous sommes renseignés sur le sort réservé à Djigui.

La dynast ie ne survivra pas et i l n 'y aura pas non plus de

répétit ion cycl ique du temps. La dynastie des Keita s’éteindra et

254 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 287.

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les temps modernes succèderont aux temps anciens. Les

premières pages de Monnè, outrages et déf is annoncent ainsi le

programme du l ivre, c’est-à-dire le déploiement de la fatalité.

Les trépidations de Djigui, tout comme que celles de Fama,

ne supposeraient pas un dépassement de la situation init iale car,

de toute évidence, leurs dest ins doivent s’accomplir. En d’autres

termes, même si les romans d'Ahmadou Kourouma regroupent à

quelques retours en arr ière, i ls vont résolument de l 'avant.

2. Intrigue et intentionnalité

Le champ que nous al lons invest ir à présent est celui où

s'opère une perception nouvel le de la dimension métali ttéraire

des romans d'Ahmadou Kourouma. En effet, autre chose qu'un

inventaire des désil lusions des temps modernes est catalogué

dans l 'ensemble de son œuvre. I l s'agit d 'une préoccupation

majeure dont les f igures et les modèles, incarnés par chacun des

personnages, dissimulent mal le malaise de la société moderne.

En somme, l ’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma se

dissout ici au détriment du symbole ou de la fonct ion.

Outre le fait que Fama, le dernier descendant de la dynast ie

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des Doumbouya et Djigui, le roi déchu de Soba, prennent les

traits de la déchéance physique et morale, les romans

d'Ahmadou Kourouma suggèrent que ces personnages

deviennent, pour nous, les prototypes d'une société qui al iène

l ' individu. I ls f igurent donc l 'une des crises essentiel les de la

modernité, c’est-à-dire la crise de l 'humanisme :

Les «Indépendances», à la dif férence de la Colonisat ion, ont réussi , en

quelques décennies, à pol luer les soc iétés afri caines, à le s

«dévi ri l i se r » e t à transformer l’homme afr ica in de fond en comble. 255

Ou, mieux :

Ces «sole i l s maléf iques » se carac tér isent essent ie l lement par le

renve rsement des va leurs –i l s’agi t be l e t bien d’un «monde renversé »-

et par un cer tain désordre que le s tyle de Kourouma s’efforce de

ref lé ter , désordre qui accable les per sonnages e t , chose cur ieuse, ceux-

ci ne parviennent pas à s’y adapte r . 256

L’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma s’inscrit,

d’emblée, dans l ’histoire totale. Elle ne traite plus seulement de

l ’histoire africaine car el le s’ investit dans les grandes

préoccupations que soulève son siècle.

255 Gassama, M., La Langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil de l’Afrique, op. cit., p. 51. 256 Ibid., p. 58.

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Le terme «humanisme» désigne, dans son acception

moderne, l 'ensemble des valeurs que les hommes se font de leur

dest in, du progrès de leur civi l isation et une admiration pour

l 'homme.

Sur le plan des idées, i l se traduit, dans les cercles

occidentaux, par une suprématie de l 'homme aux dépens de Dieu

qui était jusqu'alors la source de toute chose. Celui-ci n'assurant

plus l 'essence et la production du monde, l 'homme s'approprie

son destin :

(…) l’humanisme est la doct r ine qui ass igne à l’homme le rôle de

sujet , c ’e st-à-di re de conscience-de-soi comme siège de l’évidence ,

dans le cadre de l ’ê tre pensé comme Grund , comme présence ple ine. 257

Au centre de la nouvelle philosophie qui refuse toute

intervention divine ou providential isme apparaît l ' idée de la

«mort de Dieu» et l ' i l lusion d'un avenir radieux sans Lui. Ainsi ,

toute une conception du monde est inversée et induit une culture

où désormais alterne le vieux et le nouveau, l 'ancien et le

moderne.

L' idée qu'on s'est fait au départ de parfaire l 'humanité de

l 'homme a conduit à des considérat ions graves. D'une part, la foi

qu'on a placée en lui a pourvu en bloc l 'humanité des pires

hécatombes et, d'autre part, la société de l 'universel qu'on a

257 Vattimo, G., La Fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987, p. 48.

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voulu inst ituer dans le dessein de l 'homme, sur le principe de la

raison, s'est dissipée avec l 'émergence des autoritarismes et la

mult ipl icat ion des crimes contre l 'humanité.

Cependant, étant donné que l 'histoire africaine n'a pas connu

le même cheminement, les mêmes déchirements que l 'Occident,

c'est sur un tout autre plan que l 'on perçoit , en Afrique, cette

crise de l 'humanisme.

Ainsi, de la façon dont l 'Occident a établi le contact avec

l 'Afrique point aujourd'hui l ’une des causes de la

déshumanisation en vogue sur le continent. Car, nous entendons

par- là, le processus de dérèglement au cours duquel toutes les

catégories du sacré se détournent de l 'homme en fondant une

nouvelle vérité, Dieu et les avatars sur lesquels reposaient jadis

les Africains ayant décidé de les quitter ou de détourner leurs

visages :

Oui, tout tombera it i névi table , pour la ra ison s imple que les

républiques des sole i l s de Indépendances n’avaient pas prévu

d’ ins t i tut ions comme les fét iches ou le s sorc iers pour parer les malheurs .

Dans toute l’Afr ique d’avant le s solei l s des Indépendances, l es malheurs

du vi l lage se prévenaient par des sacr if ice s. On se souciai t de deviner , de

dévoi ler l ’ avenir . 258

258 Kourouma, A. Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 154.

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3. Romans kourouméens et modernité

I l s'agit de coordonner les romans d'Ahmadou Kourouma avec

l 'expérience de l 'existence, de thématiser des traits qui ont eu

pour effet de poser les postulats d'une connaissance structurée.

Cette partie de notre étude traite de l ' intent ion ou encore de la

radicalisation des écrits de cet auteur sur les condit ions

d'existence des personnages qu'i l décrit.

L'effet que nous escomptons doit, par conséquent, nous

conduire à l 'élaborat ion d'un discours méthodique. Sans tomber

dans la naïveté de la systématisation, notre propos tend à

dépasser toute légèreté et à toucher aux choses mêmes qui

s'expérimentent dans l 'œuvre romanesque d’Ahmadou

Kourouma.

Nous nous efforçons d'al ler au-delà des sent iers battus et de

dégager une cohérence des problèmes qu'el le soulève et qu'el le

contr ibue à mettre en lumière à travers les existences des

dif férents personnages. I l s'agit donc de dévoi ler l 'étendue de

leur manifestation.

D’apparence univoque, les romans d’Ahmadou Kourouma ont

pourtant l ’avantage d'éprouver le réel, autrement dit , de

s'inscrire dans une sorte de préhension de la f igure concrète. Or,

cette caractérist ique, même tournée vers la réflexion, permet de

saisir le dessein extralit téraire des romans d'Ahmadou

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Kourouma.

En fait, ces derniers ont ici plus qu'un simple rôle

d'élucidation ou de fantaisie. Le véritable sens du problème

qu'ils posent est délaissé à la réflexion philosophique qui a pour

objet de charger leur descript ion d'un discours approfondi et

d'apporter à la compréhension l 'éclairage nécessaire.

La perspective des romans d'Ahmadou Kourouma se dégage,

en effet, dans un schéma banal et s imple, à savoir le

dévoilement de l 'existence et le dépouillement de la misère.

Dans les situations les plus antagoniques, les personnages sont

moribonds physiquement ou bien mentalement. I ls sont souvent

jetés ou abandonnés à leur tr iste sort ou bien l imités dans leurs

entreprises :

Mais, hélas ! tout ce la éta i t devenu passé révolu ! Avec l 'âge , le

ressentiment, Fadoua n 'avai t p lus les os de pare i l les prat iques, moi je

n 'en avais ni la puissance ni le goût. La vie i l lesse en e l le-même es t

monnè f i (monnè dense ), monnè bobell i (monnè invengeable) . Aussi ,

sans m'offenser de l 'apparence du marabout, j 'a i répondu à ses

sa luta t ions ; je lui ai par lé , lui a i demandé de demeurer quelques jours

mon hôte : j ' ava is besoin de plus de pardon et de connaissance d 'Allah.

i l ne me restai t que repent i rs , résipiscence et t rès peu de jours à vivre ,

t rès peu de pr ière s à courber pour mérite r la misér icorde divine. 259

De l ' isolement à la trahison, en passant par l ’errance, tout est

259 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 162.

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organisé en pièges et dénote l ' i rrationalité, le vague de

l 'existence et la rupture entre l ' individu et son environnement

social. Loin de présenter des hommes libres et bien portants,

Ahmadou Kourouma fait , de la connaissance de la réali té, un

champ de souffrances et de désil lusion.

Ses romans décrivent, en effet, des situat ions spéciales.

Qu'i ls soient en proie à la fol ie comme celle qui s'empare de

Fama260 ou à l 'errance comme Birahima, l 'enfant-soldat des forêts

ouest africaines, les romans d’Ahmadou Kourouma montrent bien

l ’ inuti l i té profonde des êtres.

I ls exposent, à travers la forme que prend chaque

personnage, un détail de la vie misérable de l 'homme, une

minceur de son existence. I ls se donnent comme ouverture

d'autant plus qu'i ls pensent l 'existence et rendent accessible un

certain nombre de choses qui lui sont l iés.

Les romans d'Ahmadou Kourouma s' ident if ient, en effet, par

un réinvest issement des éléments originaires de l 'existence et

parfois même par une extension de ceux-ci. Ce qui permet, au

fond, une att i tude de pensée soucieuse de voir dans l 'écriture

une vocation à la dénonciation.

I ls ne sont plus seulement des œuvres de constatat ion, des

260 «Le convoi démarra. Au chevet de Fama dans l’ambulance deux infirmiers veillaient. Ils l’examinèrent et lorsqu’ils constatèrent qu’il n’y avait aucune trace de balle, ils se récrièrent. Allah le tout-puissant ! Un caïman sacré n’attaque que lorsqu’il est dépêché par les mânes pour tuer un transgresseur des lois, des coutumes, ou un grand sorcier ou un grand chef. Ce malade n’est donc pas un homme ordinaire. Lui Fama délirait, rêvassait, mourait. Des cauchemars ! Quels cauchemars !...», Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., 194.

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formes inertes de la représentat ion d'où il faut ignorer les

certi tudes médiates de la descript ion. Bien au contraire. I ls sont

en mouvement, c'est-à-dire qu'i ls v ivent, d'autant plus qu'à

travers les péripét ies de chaque personnage, ils indexent des

sorts.

Chaque situat ion du personnage est une part ie de l 'existence

dans laquelle s' intègre l 'existence el le-même -si tant est que

cette dernière est une totali té d'inf imes existences.

Ainsi, les romans d'Ahmadou Kourouma produisent du sens à

l 'existence à part ir des transports f ict ifs des personnages.

Cependant, ces di fférents transports sont des transferts d'une

existence réelle. C'est de cette existence latente dont i ls

témoignent puisque, au-delà de l 'acte de création lit téraire, i l y a

véritablement une logique de la vision réelle du monde, une

vision du monde qui n'est plus au niveau du sens clos et achevé

dans lequel les romans d’Ahmadou Kourouma ont, jusqu'ic i, été

circonscrits.

Cela suppose donc que le romancier ant icipe ou bien qu'il y

ait une prise de conscience préalable à toute imaginat ion, à

savoir que les divers parcours qu'empruntent ses personnages

émanent d'une préoccupation originaire qui rende transparent ce

qui est essentiel.

I l ne s'agit guère de quereller la validité des signif icat ions qui

entourent les romans d'Ahmadou Kourouma, mais de s' interroger

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sur le bien fondé d'une tel le écriture. Ceux-ci ne sont plus des

relais où des visages, des hommes, des f igures passent. Bien au

contraire, i ls demeurent désormais af in de percer leur mystère.

De fait, les romans d'Ahmadou Kourouma ne sont plus seulement

des fables polit ico-histor iques, mais de véritables possibles où

une identité est conférée.

A cet égard, l 'att itude du romancier ivoirien est non

seulement porteuse d'un message opt imiste sur le devenir de

l 'Afrique mais el le permet aussi la mise en évidence de

signif icat ions plus globales comme la dominance des catégories

ou des visages universels car i l y a une prise de conscience

profonde sur laquelle les romans d'Ahmadou Kourouma

capt ivent, par une réf lexion abstraite, une intention

métalittéraire.

I l y a, chez le romancier ivoir ien, une puissance à travers

laquelle, dans un regard oblique, on peut percevoir le champ

qu’i l assigne à sa l it térature, à savoir le l ieu d'un possible, d'un

sens et d’une référence.

Hormis les f igures cachées de chaque personnage, ses

romans rappellent un monde où se mêle, dans le circuit des

réseaux de signif icat ion, l 'expérience présente par l 'écri ture.

C'est que l 'activité l it téraire d'Ahmadou Kourouma est

préconçue, c 'est-à-dire qu'el le est motivée par quelque

signif iance du fait qu'elle est particul ièrement inf luencée par une

sorte d'essence suprême qui n'est autre que le concret de la vie

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en tant que fondement premier.

En effet, i l est diff icile, à ce moment précis de notre analyse,

d' imaginer, chez Ahmadou Kourouma, la pratique de la l i t térature

sans son intent ion, autrement dit, sans la considérat ion d'une

chose cachée, sans confondre l 'une et l 'autre car les romans et

les personnages qu' ils représentent, s' i ls ne sont que

l 'aboutissement, leur fondement est ai l leurs, c 'est-à-dire à

rebours des commodités habituel les.

Cela revient à dire que le regard que l 'on porte est soit

réversif , soit un acte pur de voyance. Ainsi, vu la perspective,

c'est l 'apparence qu'i l faut dévoiler et apprendre à regarder. I l

est tout à fait normal de penser que la signif icat ion des romans

d'Ahmadou Kourouma est offerte d'avance, que leur sens est

compris dans leurs avènements bruts et que, par conséquent, i ls

n'exigent aucun effort pour se mouvoir dans leur univers. Mais,

c'est aussi vrai qu' i l y a tout un apprentissage à faire pour ne

pas retomber dans l 'évidence et distinguer ce qui ne se laisse

pas appréhender par le regard naturel et naïf , mais qui est,

cependant, impl iqué dans l 'apparence.

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Conclusion

Notre étude envisageait l 'examen du concept d'histoire tel

qu' i l s' impliquait dans les romans d'Ahmadou Kourouma. Cette

démarche visait, à terme, à faire ressort ir, à la lumière de

l 'histoire africaine, la conception de la l i ttérature chez le

romancier ivoirien.

L’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma plonge au cœur

d'une double postulation qui convoque le récit de f ict ion et le

récit historique à parts égales, pour extraire l ‘histor icité de la

l it térature.

Bifurcation du temps humain comme temps raconté, produit

de l 'appl icat ion du récit aux paradoxes du temps : tel le est la

réciprocité en quoi t ient l 'œuvre d'Ahmadou Kourouma. Le récit,

chez ce romancier, façonne l 'expérience, l 'ambit ion de la

fonct ion narrative étant de refigurer la réali té historique et de

l 'élever au niveau d'une conscience unif iée.

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Ainsi l 'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma se nourrit-

elle de l’histoire réelle, mais el le ne se contente pas de l ’ imiter

servilement. Au demeurant, el le tente, par son entremise, de

recréer le temps par la mise en œuvre, par le détai l, de l’histoire.

Elle ne se livre pas au travail de l ’histor ien qui approfondit tel

événement, ni même ne cherche à saisir une quelconque totalité.

Elle s’offre plutôt comme une interact ion entre imaginaire et

histoire.

Si el le aspire à devenir un modèle de vérité de

représentation, c’est aussi une œuvre qui s’éprouve et repose

sur la perception :

Elle est donc , au cont raire de ce qui prévaut dans le regis tre de

l’ impress ion, une act ivi té de l’espr i t qui façonne le réel selon son

propre vouloi r.261

En somme, l 'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma

modif ie, se joue de l’ inscription sur laquelle elle s’est façonnée

et dérive vers un jeu double de préhension de l 'extérieur et du

drame. Cependant, la sensat ion que l 'on éprouve dans cette

préhension-dramatisat ion n’est pas seulement une répétit ion

simple de la structure externe. C'est, au contraire, une œuvre de

la mémoire qui obéit à une organisat ion ou à un ordre de

déconstruction-reconstruct ion et, qui, lorsqu’el le saisit

261 Jackson John E., op. cit. p.27

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l 'extérieur, le transforme justement en même temps qu’el le

s’invente contre l ’exactitude du fait réel.

Le fait historique n’est plus alors f igé. Mais au contraire, en

fusionnant mémoire et imaginat ion, c’est immanquablement un

autre temps qui rejai l l it .

Mais parce que des changements ont br isé le cours normal

des choses, les romans d'Ahmadou Kourouma ont réinventé la

trame de la vie collective. Usant de la langue, i ls ont transposé

les lieux. A l ’enchaînement quotidien de la vie, i ls ont ajouté leur

coloration personnelle.

Ses romans surgissent désormais comme l 'empreinte de

l ' image, comme la présence d'une marque laissée pour ajuster

l ' image présente. I ls cèdent, enfin, à quelque chose qu'on a

éprouvé, et poursuivent l ’ef fort contre la suppression du souvenir

et pour le rêve de conservat ion.

I ls n'échappent plus à une prise de conscience de ce lien

majeur avec l 'histoire. Mais les romans d’Ahmadou Kourouma

s'enfoncent désormais dans les méandres du passé et parfois les

labyrinthes du présent pour surgir comme le devoir éternel

d' inventaire du romancier.

Soucieuse de poursuivre le dialogue avec l 'histoire, sa

voisine, ou de préserver ce l ien, l 'aventure kourouméenne

devient, de ce fait, un espace de rencontre entre histoire et

mémoire.

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Annexes

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Index des notions

A

Accompagnement (mutuel), 13

Actant, 137

Actualisation, 44, 260, 294

Amplif ication, 186-191

Archéologie, 242

Authentic ité, 51, 252

Autobiographie, 47, 225

C

Cartographie, 12, 21&

Catégories (témoins), 14

Complexif ication, 215

Condit ion (existentielle), 12

Conscience (collective), 254

D

Dépersonnalisation, 56, 156

Déréalisation (entreprise de), 56, 170

Déshéroïsation, 176

Déterri torial isat ion, 105

Distanciat ion, 51, 188

Dramatisation, 317

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E

Effet (de réel), 245

Exagération, 189-190, 233

F

Fict ion, 11, 16-17, 46, 51-58, 64-66, 71-76, 92-94, 174, 199-203,

210-217, 226-227, 235, 253, 260, 294-295, 316

Fict ivité, 299

H

Homogénéité, 125, 223

I

Imaginaire, 14-18, 46-51, 71, 90, 141, 174-177, 194, 203-204, 213-

216, 245, 317

Imagination, 10-15, 40-47, 134, 177, 199, 211-216, 235, 246, 256-

262, 290, 313-318

Intel l igibil ité, 87, 219, 294

M

Macrostructure, 12

Mémoire, 10, 14-18, 44, 57-62, 91, 199, 221, 238-244, 258-267, 294,

317-318

Modél isation, 76, 225, 241

Morphisme, 51

N

Narrativisation, 27, 40

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O

Oubli, 44, 221, 264, 294-295

R

Réactualisation, 260

Réalisme, 177, 202, 229-235

Redynamisat ion, 179

Réel, 10-11, 14-18, 44-46, 51-56, 71, 76-82, 93-96, 107, 170-178,

191-197, 205, 211-216, 223-225, 241-246, 289-290, 310-317

Réinstanciat ion, 216-218

Représentation, 10-11, 16, 89-92, 135, 166, 192, 213-214, 225-229,

243-258, 288-292, 313-317

Révisionnisme, 149

S

Styl isat ion, 181-185, 229

T

Théâtralisation, 46

V

Véridicité, 194

Vérité (historique), 27, 57

Visée (histor ienne), 53

Vraisemblance, 48, 64, 146, 174, 204, 209-213, 228, 245

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Entretien avec Ahmadou Kourouma

Le présent entretien a été réalisé au domici le de l ’auteur à Lyon, le

6 Novembre 2002.

Mesmin YAUSSAH : Bonjour, monsieur Ahmadou Kourouma.

Ahmadou KOUROUMA : Bonjour.

M.Y. : Je prépare en ce moment une thèse. Elle porte sur l ’étude

de votre œuvre romanesque : Les soleils des indépendances,

Monnè, outrages et déf is , En attendant le vote des bêtes sauvages

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et Allah n'est pas obligé. Ce qui m'a conduit à m'interroger sur

celle-ci, c'est le fait qu'un personnage l 'a marquée : Djigui. I l est

sans doute la représentat ion de quelque chose d'important. Le fait

que vous l 'avez appelé le centenaire m'a incité à m'interroger sur

l 'aspect historique et la façon dont vous représentez l 'histoire dans

vos romans. Cependant, la question que je vais vous poser

concerne la nécessité de votre formation initiale et le passage à la

l it térature ?

A.K. : Écoutez, c'est très simple. Je suis arrivé chez moi en 63-64.

J'étais alors actuaire et je m'occupais des statistiques et des

mathématiques des assurances. Lorsque je suis arr ivé en Côte

d'Ivoire, c'était la guerre froide. Pendant cette période, en Afrique,

les présidents faisaient ce qu'ils voulaient. I ls étaient les patrons et

se permettaient tout. Je crois l 'avoir dit dans En attendant le vote

des bêtes sauvages . Houphouët-Boigny était un dictateur de Droite

et craignait un coup des éléments de Gauche. I l a monté un

complot pour nous éliminer. I l a arrêté plusieurs personnes dont

moi. J'ai été rapidement l ibéré parce que j 'étais marié avec une

Française. Cependant, i l m'était interdit de travail ler. J'ai t raîné en

Côte d'Ivoire pendant sept (7) mois ; j 'étais embêté. Je me suis dit

que c'étai t injuste qu'on mette mes camarades en prison pour rien.

Alors, j 'ai voulu écrire un l ivre pour dénoncer ce qui était arrivé, ce

qui m'était arrivé et ce qui était arr ivé à mes camarades. Et au l ieu

d'écrire un essai, j 'ai voulu écrire un roman, une f ict ion dans

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laquelle les personnages, les noms des gens allaient disparaître

pour que je puisse éditer mon l ivre. Houphouët-Boigny étant un

pivot de la guerre froide, on ne pouvait pas écrire contre lui. J'ai

écrit et passé mon manuscrit un peu partout sans trouver d'éditeur.

A l 'occasion d'un concours organisé par l 'université de Montréal,

j 'ai envoyé mon œuvre qui a été couronnée. Je suis part i à

Montréal pendant quinze jours pour corriger les passages

journalistiques qui parlaient des tortures d'Houphouët-Boigny af in

d'être édité. Après le succès du l ivre obtenu à Montréal, le

professeur Vachon qui avait organisé ce concours est venu le

proposer aux édit ions du Seui l qui auparavant avaient refusé

d'éditer mon manuscrit. Voilà comment je suis venu à la lit térature.

Lorsque j'ai écrit ce l ivre, j 'ai pensé au devoir de mémoire que

j 'avais vis-à-vis de l 'Afrique et qu' i l fallait indiquer les grandes

étapes de son histoire.

M.Y. : A considérer le rôle que vous assignez à Djigui, chacun de

vos ouvrages me paraît une occasion de renouer avec un certain

savoir. Est-ce le cas ?

A.K. : Oui, je l 'ai voulu. Ce l ivre, Monnè, outrages et défis que les

analystes de la lit térature considèrent comme le mei l leur parmi

tous et que j 'ai pris vingt ans à écrire rappelle le climat en France à

mon arrivée en 1954. Les Français ne parlaient que de l 'Occupation

allemande. Quatre ans seulement mais i ls en parlaient et n'ont

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d'ail leurs pas f ini d'en parler. Chaque année, i ls rappel lent ce qui

s'est passé pendant la Résistance. Cependant, nous avons été

occupés pendant au moins un siècle. Mais, on n'en parle pas. Ce

que j'ai voulu montrer dans ce livre, c'est que nous avons, nous

aussi, subi une occupation beaucoup longue et que cela a été plus

terrible encore. D'autre part, j 'y évoque une connaissance

historique, un passé donné.

M.Y. : De la lecture que j 'ai de vos romans ne découle plus

seulement la dénonciation des systèmes polit iques en place en

Afrique mais la sensat ion aussi d'un écoulement du temps. Je

voudrais revenir là sur votre manière d'appréhender le temps

puisque de Monnè, outrages et déf is à Allah n'est pas obligé, j 'ai le

sent iment que cent ans d'histoire africaine y sont condensés. Avez-

vous eu l ' impression de refaçonner ce siècle ?

A.K. : Oui, c'est évident. Je voulais présenter ce que nous avons

souffert, ce que nous avons été. Un peuple qui ne connaît pas son

histoire est obligé de recommencer. Je suis un écrivain ; je n'ai

pas les moyens de changer l 'histoire ; néanmoins, je dois rappeler

aux gens ce qu'ils ont fait, leur montrer ce qu'i ls ont fait. A part ir de

cela, i ls doivent se méfier du futur. Dans En attendant le vote des

bêtes sauvages , je présente ce qui s'est passé pendant la guerre

froide. Cela permet de ne plus recommencer ce qui est arr ivé. Je

prends, je donne, je présente la colonisation dans tous ses

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aspects.

M.Y. : I l y a un autre aspect qui apparaît dans Monnè, outrages et

déf is. C'est celui de la responsabil ité de l 'Afrique dans l 'œuvre de

la colonisation car Djigui , en acceptant le marché que lui propose

l ' interprète col labore, en effet, avec l 'ennemi. A travers ce

personnage, avez-vous cherché à montrer l ' implication de l 'Afrique

?

A.K. : Évidemment. Lorsque nous analysons la colonisat ion en

dehors, beaucoup d'Afr icains, presque la majorité, au début des

guerres coloniales, étaient pour la colonisation. Samory, lui,

détruisait, faisait des violences contre ceux qui ne voulaient pas

lutter contre la colonisat ion ; i l ne représentait qu'une minorité.

Aujourd'hui encore, i l y a des vi l lages : Wassoulou, où quand

quelqu'un arr ive et qu' i l veut passer la nuit, on lui demande son

prénom ; s' i l dit : «je m'appelle Touré», les gens disent «les Touré

ne passent pas la nuit ici» ; i ls te donnent de l 'eau à boire et tu t 'en

vas. Cela veut dire que Samory a tellement été sévère envers ces

gens, et qu' i l a détruit leurs vi l lages parce qu'i ls refusaient de

l 'aider, i ls sont violemment contre Samory parce que Samory a

commis des brutalités, des violences pour pouvoir imposer la

guerre aux Français.

M.Y. : De l 'autre côté, les personnages qui paraissent dans vos

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œuvres ici et là, notamment Fama, Birahima et, dans une certaine

mesure Djigui, sont des laissés-pour-compte. A travers eux, avez-

vous voulu faire l 'histoire des faibles ?

A.K. : L'histoire des faibles. C'est vrai qu' i ls sont faibles, c'est vrai

qu' i ls sont perdus. Mais c'est l 'h istoire qui fait ça. Djigui raisonne

en vieux Malinké : quand quelqu'un vient chez toi et qu'i l t 'apporte

un cadeau, tu es son obligé. Et Djigui se croit l 'obl igé des Français

parce que les Français lui ont apporté un train. C'est une

conception absolument dif férente de celle des Occidentaux qui

veulent développer, qui veulent créer des choses. C'est pourquoi i l

paraît dépasser. Mais dans sa logique à lui, i l dit que les gens sont

venus, qu'i ls ont quitté leur pays, sont arrivés de très loin et me

disent qu' ils vont m'apporter l 'animal le plus grand. C'est sa

mentali té qui fait qu' i l paraît dépassé. Dans sa mentalité de

Malinké, de vieux qui croit que des gens sont honnêtes, tout le

monde est correct, i l croit être ça, c'est ça l 'histoire.

M.Y. : Je crois savoir que vous faites aussi al lusion dans vos

commentaires à l 'histoire réelle. Je voudrais alors vous demander

quelle place lui accordez-vous dans vos f ict ions ?

A.K. : L'histoire est la trame de mes romans parce que nous

sommes victimes de ce que l 'histoire nous a fait. Nous, Africains

sommes vict imes, nous avons souffert : on a eu l 'esclavage, on a

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eu la colonisation, on a eu la guerre froide, on a eu les échanges

inégaux. On est victimes de l 'histoire. Pour parler de l 'Afr ique, pour

parler de notre temps, i l faut se référer à l 'histoire et aux détails de

l 'histoire.

M.Y. : On a l ' impression, lorsqu'on vous lit , d 'être t irai l lé entre deux

situat ions : entre produire une fict ion et rassembler un grand

nombre de preuves. Ne craignez-vous pas de tomber dans le

document historique ?

A.K. : Oui. Évidemment, je tends vers le document. On me

demande pour qui j 'écris. Avant de répondre à votre quest ion, je

vais résoudre ce problème. J'écris pour qui ? Je dis que j 'écris pour

les Européens ainsi que pour tous les Africains pour dire ce qu' il y

a. C'est l 'histoire. Les faits histor iques sont des faits ; c'est la

trame pour les joindre qui constitue la f ict ion. Ce que Dj igui a vécu,

tout ce qu'i l dit est vrai mais pour faire ressortir tout cela, le

représenter, i l faut faire Djigui. Et c'est là, la trame de l 'histoire, la

façon de joindre ça ; sinon, toute la vie, tout ce qu'on écrit, c'est le

document. C'est la façon de présenter les éléments pour joindre

avec la f ict ion.

M.Y. : Reprenant le t it re de votre pièce Le Diseur de vérité, je

pense que vous n'êtes pas qu'un diseur de vérité, vous agissez

pour la justice, en faveur des faibles. Ainsi qu'on peut le voir dans

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En attendant le vote des bêtes sauvages , la purif icat ion est une

forme de procès, est-ce une bonne déf init ion de vous que de vous

considérer comme un procureur, comme quelqu'un qui défend la

just ice ? vous sentez-vous dans ce rôle, dans cette définit ion de

vous ?

A.K. : Non, je ne me crois pas procureur. Ce qu'i l y a, c'est que je

voudrais montrer aux Afr icains et aux Européens que nous avons

vécu une histoire dangereuse, une histoire terrible. Je sors ça et je

voudrais que les Africains prennent connaissance de ce que j 'ai dit

historiquement pour qu' i ls ne recommencent pas. Voyez ce qui

arr ive en Côte d'Ivoire. Malgré, tout ce qui est arrivé, on

recommence les mêmes erreurs. Et c'est ce que je voudrais éviter.

M.Y. : Voulez-vous donner des leçons à la classe polit ique à parti r

de vos œuvres, êtes-vous un redresseur de tort ? I l y a un dessein

pédagogique, vous insistez sur le fait que l 'histoire a déjà été

cruelle avec les Africains et qu' i l ne faut pas la recommencer, vous

proposez-vous de changer la vie ?

A.K. : Je ne voudrais pas changer la vie mais changer la façon dont

les gens ont agi. Je voudrais reprendre le passé, dire que pendant

la guerre de Samory, c'est vrai qu'i l était violent, mais qu'on aurait

dû nous rassembler. On aurait dû savoir que pendant la guerre

froide, nous avons eu des dictatures et si elles ont agi, c'est parce

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que nous ét ions tous responsables. C'est que l 'histoire n'est pas

comme on dit, i l y a d'une part les bons et de l 'autre les méchants.

Tout se mêle ; et c'est ce que je voudrais montrer ; qu' i l y a du

bien, du mal de chaque côté et que nous devions faire attent ion.

M.Y. : Dans un de vos l ivres, vous comparez l 'arr ivée des

indépendances avec un vol de sauterel les, c'est-à-dire quelque

chose qui s'est fait avec brutal ité ou qu'on n'a pu maîtriser, ni

même prévoir. N'ont-el les pas préludé le cauchemar qui va

s'abattre des années plus tard sur l 'Afrique ?

A.K. : Quand j'ai écrit Les Solei ls des indépendances, j 'ai

prophétisé. Nous n'avons pas eu d' indépendance. Notre

indépendance s'est faite pendant la guerre froide. Personne ne

nous a donné l' indépendance. Nous avons été donnés mains et

pieds liés à des dictateurs. Et ces dictateurs faisaient de nous ce

qu'ils voulaient. De quelque façon, nous n'avons pas eu

d' indépendance. C'est à partir de la f in de la guerre froide que les

peuples ont commencé à prendre leurs responsabil ités. Mais avant,

nous n'avons pas eu d'indépendance. Ce que j 'ai voulu démontrer,

c'est que nous étions des objets. Maintenant, nous sommes

indépendants. La lutte que nous menons, par exemple, en Côte

d'Ivoire, cel le que nous menons au Gabon, c'est pour avoir la

démocratie. Tout ça tend vers la démocratie et tant que nous ne

l 'aurons pas nous continuerons de lutter. Le Mali, le Bénin ont

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terminé leur histoire parce que ces états ont eu leur indépendance

déjà. Nous, nous ne l 'avons pas encore ; nous nous battons pour

l 'avoir.

M.Y. : Cette forme d'opt imisme que vous aff ichez, croyez-vous

vraiment que l 'Afrique va soigner ses maux qui sont la corrupt ion,

la délat ion, la gabegie, le despotisme, etc. ?

A.K. : L'Afrique va se guérir et elle est entrain de le faire. Ce qui

frappe les médias, ce sont les quatre ou cinq états qui se battent

pour avoir la démocrat ie. Autrement dit, les autres sont tranquilles.

I l y a en Afrique la Côte d'Ivoire, le Libéria, la Sierra Leone, la

R.D.C., le Congo Brazza qui sont en train de se réveiller ; mais sur

un ensemble de cinquante quatre états, une grande majorité est sur

la voie de la démocrat ie. J 'ai c ité les cas du Mali et du Bénin qui

ont pu déjà avoir la démocrat ie et qui sont tranquil les. I l y a

beaucoup d'états qui tendent vers la démocratie.

M.Y. : Je parle de vous aussi comme un auteur familier de l 'histoire

parce que vous prenez souvent des exemples dans l 'histoire réelle

de l 'Afrique. Aimez-vous bien représenter l 'histoire africaine dans

vos romans ?

A.K. : Je suis obligé puisque je parle de l 'Afrique, de l 'histoire de

l 'Afrique, des problèmes africains ; je suis obl igé de prendre cette

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histoire africaine. De quoi je vais parler d'autre ? Notre histoire est

inachevée. I l faut la reprendre.

M.Y. : De l 'autre côté, i l y a une valeur que vous mettez en œuvre

dans vos romans étant donné que vous aimez reprendre les termes

de l 'histoire ; i l y a une notion qui ressort dans vos œuvres, c'est la

vérité. Pensez-vous que l 'expression l it téraire valable pour l 'Afrique

est cel le qui dénonce les choses tel les qu'elles sont comme vous le

faites parfaitement dans En attendant le vote des bêtes sauvages

où vous donnez l ' impression d'avoir arpenté les coulisses des

palais présidentiels pour montrer comment les chefs d'états

africains t iennent le pouvoir ?

A.K. : Ecoutez, je ne cherche pas à dire la vérité ; je veux

présenter la réali té. La vérité, c'est autre chose. Dans ma

présentat ion de la réal ité, j 'avert is les Africains. S'i l y a f ict ion, cela

veut dire que ce n'est plus la réalité puisque la f ict ion, c'est

l ' inexistence. Djigui est une invent ion ; les combats pour Soba n'ont

jamais existé ; mais i l y a des éléments qui sont des réalités. Si je

n'avais donné que des réali tés comme dans Allah n'est pas obligé,

ce serait i l l isible. I l faut qu' i l y ait une f ict ion, i l faut qu'i l y ait des

éléments qui mettent en mouvement les événements réels de

l 'histoire.

M.Y. : Dans le rapport réalité-f ict ion, je dirais que plus on vous

découvre, plus on a envie de vous lire. Cependant, un f lou demeure

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entre le réel et la f iction. Lequel des deux prime ?

A.K. : Les deux se mêlent. Je prends la f ict ion pour permettre de

représenter la réali té. La f ict ion permet de représenter. Moi, je dois

représenter cette réalité pour qu'elle soit v ivante. Il faut qu' i l y ait

un peu de f ict ion pour donner de l 'aile.

M.Y. : On dit de la mémoire qu'elle est la faculté de se rappeler des

choses qu'on a apprises ou qui ont frappé l 'entendement par

l 'act ion du sens ; elle renvoie également à l ' idée de l ier au moment

présent et à venir l 'existence des choses passées. Or, i l y a chez

vous un certain goût pour le passé et même pour le présent, pour

la juxtaposit ion de l 'un et l 'autre. Quelle importance joue-t-elle

dans vos œuvres ?

A.K. : La mémoire est très importante ; la mémoire permet de

ressort ir les réali tés. Elle montre comment les gens ont agi dans le

passé et comparé au présent, el le permet d'éviter les erreurs qu'on

a faites par le passé. C'est cela le problème. Pendant la guerre de

Samory, Djigui a cru, à cause de sa culture malinké, que sa façon

de penser était universelle, que sa façon d'accueill ir l 'était aussi

alors que les gens se foutaient de lui. Après analyse, sa façon

d'agir nous fait r ire mais lui étai t très sérieux en agissant ainsi.

Cela dit , lorsque nous agissons, nous devons nous départir de

notre mentalité, de notre culture af in d'aborder les choses avec des

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cultures ouvertes sur l 'univers. La réalité est la réalité ; el le s'est

passée et nous l 'animons par la f ict ion.

M.Y.: À côté de la mémoire, i l y a son corol laire l 'oubli . Avez-vous

déjà craint de n'avoir pas assez dit lorsque vous mettiez un point

f inal dans la rédact ion d'un de vos l ivres ?

A.K. : Bien sûr qu'on ne peut pas tout dire. On est obligé de choisir

certains éléments et d'en laisser d'autres. Cela dit, i l y a beaucoup

d'éléments qu'on abandonne soit parce qu'on n'a pas assez de

temps, soit parce que ce n'est pas très intéressant.

M.Y.: J'ai osé une inversion de vos romans. A cause de la

chronologie des événements qui transparaissent dans ceux-ci, Les

solei ls des indépendances viendraient après Monnè, outrages et

déf is. Ce que j 'ai voulu faire remarquer, c 'est que du déclin de

l 'empire Samory aux récentes guerres qui endeuil lent la partie

ouest de l 'Afr ique, i l y a un cheminement de l 'histoire afr icaine.

Cependant, jusqu'où ir iez-vous dans la représentat ion ? L’histoire

est-ce vraiment une chose importante à vos yeux ?

A.K. : C'est même la base de mes écrits. C'est l 'histoire afr icaine

qui sert d'élément essentiel pour deux raisons : pour les Africains

afin qu' ils pensent et réf léchissent sur leur histoire et pour les

Européens parce que ce sont des déf is, comme il est dit, qu'i ls

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nous ont lancés. Aujourd'hui, les Européens oublient la

colonisation, i ls oublient l 'esclavage, la guerre froide, les échanges

inégaux. Et nous, en leur disant ce qu'i ls ont fait, nous les

accusons et, du coup, nous leur montrons qu'i l y a des choses

qu'ils ont fait et que nous devons réf léchir pour juger les act ions du

présent.

M.Y. : Dans Monnè, outrages et déf is, on dénombre les monnew de

Djigui : on sait qu' i l souffre, qu' i l est malheureux ; on connaît aussi

les outrages qui lui sont faits. Quels sont les déf is qu'i l a relevés,

par contre ?

A.K. : Quand les troupes du commandant Faidherbe sont arr ivées à

Soba et qu' i l a f inalement accepté de collaborer. I l y a,

premièrement, que les Occidentaux sont invincibles ;

deuxièmement, Samory qui était le roi, le chef avait fait la guerre,

s'était battu et, malgré tout, n'avait r ien eu. Le fait que les

colonisateurs promettent un train à Djigui l ' incite à vouloir à tout

prix à en être à la hauteur, montrer qu' il est encore le chef et

obtenir ce qu’i ls lui ont offert. Or, Djigui n'arr ive pas à le faire.

M.Y. : Si Djigui n'arr ive pas à obtenir le train et tout ce qui va avec

à part ir du moment où i l a collaboré avec l 'occupant, n'est-ce pas le

visage de la colonisation que vous dénoncez en tant que négation

de promesses ?

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A.K. : Dj igui pourrait être autre chose ; être, par exemple, ce que

Samory a été. I l aurait pu se mettre dans la voie de Samory. Quand

Samory a demandé à tout le monde de part ir, de prat iquer la terre

brûlée, Djigui ne l 'a pas obéit ; i l a préféré rester chez lui et

sacrif ier sur les conseils des marabouts. Quelque soit l ’ issue, du

point de vue historique, i l y avait une voie qui pouvait lui permettre

d'être un élément contre la colonisat ion.

M.Y. : Djigui serait-i l une sorte de traître ?

A.K. : Djigui est une sorte de traître à l 'analyse que nous faisons

actuellement. Mais, dans son contexte et dans sa mentali té, i l ne le

paraît pas. Je crois, cependant, qu'i l l 'est parce, Mal inké comme

lui, Djigui, Samory a combattu, a dit non. I l dit, d'ail leurs, que

lorsque l'on ne veut pas on dit non. Cependant, Djigui dit oui et

non. I l avait une voie qui lui était totalement indiquée, toujours est-

i l qu' i l a été très content de voir que les marabouts lui demandaient

de rester.

M.Y. : I l y a un aspect sur lequel je voudrais qu'on revienne, c'est

la cohérence. Étant donné que la quest ion que j 'aborde dans ma

thèse traite de l 'écoulement du temps et de sa représentat ion dans

vos œuvres, i l y a bien quatre générat ions de personnages qui se

côtoient. En m'amusant à inverser l 'ordre de parut ion, i l y a Dj igui,

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le Centenaire ; ensuite, Fama dont l 'âge se situerait entre celui de

Djigui et Koyaga, qui serait plutôt de la génération des chefs

d'états toujours en exercice en Afrique ; i l y a, enf in, Birahima qui

est un adolescent de 10-12 ans. Ces quatre personnages, à des

degrés divers, relatent un épisode de l 'histoire contemporaine de

l 'Afrique. N'y a-t-i l pas là, un désir de structuration du temps ?

A.K. : Oui. Maintenant que vous le dites, je crois que votre analyse

me paraît juste.

M.Y. : Nous al lons arrêter bientôt. Mais avant, je souhaite vous

poser la dernière quest ion. Vos romans décrivent une succession

d' instants, décrivent plus d'un siècle d'histoire de l 'Afr ique. Vous

verrez-vous, cependant, comme un écrivain en situat ion, aimez-

vous représenter votre temps ?

A.K. : Comme vous l 'avez si bien dit , i l y a une succession ; mon

temps vient après ceux de Samory, de la colonisation, des

indépendances et de la guerre froide. C'est mon temps que j'essaie

de saisir. C'est le temps que j 'essaie de saisir. La réalité africaine,

l 'histoire de notre temps, celle de ma vie, de ce que j 'ai vécu, c'est

ce que j 'essaie de saisir. J'ai pr is le passé pour bien situer le

présent. Tout est indiqué sur le présent. Prenons le passé de

Monnè, outrages et défis . Je parle du passé de Samory pour tout

rapporter au présent (et c'est très important). C'est en fonct ion des

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problèmes que le présent me pose que je prends le passé.

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Post-scriptum

Au moment où nous imprimons la présente thèse, les édit ions

du Seuil viennent de publier, à t i tre posthume, le dernier roman

d’Ahmadou Kourouma. I l s ’agit de : Quand on refuse on dit non 262.

L’histoire relate les affrontements entre les partisans bétés du

président Gbagbo et ceux dioulas de Ouattara. I ls ont eu lieu à

Daloa, au centre ouest de la Côte d’ ivoire.

Birahima, l’enfant-soldat, joue une seconde fois le rôle de

narrateur 263. Comme la plupart des Dioulas de cette vil le, pris de

court par la tournure des événements, i l s’enfuit avec sa bien-

aimée Fanta. Dès lors, suivant les étapes de la fuite vers le Nord à

majorité dioula, le récit, que le narrateur interrompt à la f in d’une

journée et sur lequel i l rebondit parfois, devient l ’histoire du

peuplement de la Côte d’ivoire.

En effet, en nous menant vers la terre de leurs ancêtres,

Ahmadou Kourouma, par la voix de sa narratrice, se penche sur

l ’ identité de ce pays mult iethnique. Le romancier glisse, ainsi, du

récit f ict ionnel à l ’ intent ion factuelle. En le sous-tit rant «roman», on

est tenté de dire qu’i l n’y a là qu’une volonté de divert ir le lecteur

ou que la notion de roman, chez Ahmadou Kourouma, est devenue

caduque, imaginaire, non pas au sens de texte de f ict ion, mais une

copie pure de la réalité.

262 Kourouma, A., Quand on refuse on dit non, Paris, Seuil, 2004, 159 p. 263 Ce personnage apparaît pour la première fois dans Allah n’est pas obligé.

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Cela dit, Quand on refuse on dit non, à l ’ instar des romans

précédents, nous replace au cœur de la problématique de la f ict ion

kourouméenne : en effet, s’agit-i l d’une f ict ion ou d’un document

historique ? Toujours est-i l que ce roman n’en est plus un en dépit

de sa totale réussite.

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Jeunesse, 1998.

▪Le Chasseur, héros afr icain, Grandir, 1999.

▪Le Griot, homme de parole, Grandir, 1999.

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Résumé

L’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma n’échappe pas à la prise de

conscience de la lit térature comme exis. El le a su, de bonne heure,

dresser, comme dans un tableau, les maux qui tétanisent le cont inent

africain. Vecteur de la relat ion entre histoire et représentation, el le

convoque f ict ion et histoire à part égales pour dire notre historic ité, à

travers une mise en correspondance avec l ’expérience temporelle.

De fait, elle cède au caprice du devoir d’ inventaire en se donnant comme

occasion de renouer avec un savoir.

Organisée en trois part ies, la présente thèse porte d’abord sur le rapport

texte-contexte qui traite de la compréhension et de la description des faits

historiques. La deuxième partie se rapporte au passage de la réali té à la

f ict ion en tenant compte de la démesure comme procédé styl ist ique pour

ressort ir au duo histoire-f ict ion. Enfin, perçue comme procédé

d’assimilation-famil iar isation, la trois ième partie analyse l ’œuvre comme

l ieu de mémoire.

Mots clés : Ahmadou Kourouma, f ict ion, histoire, imaginaire, imaginat ion,

l it térature africaine, mémoire, réali té, réel, représentat ion,

oubli .