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UNIVERSITE DE PARIS XII
UFR des Lettres et Sciences humaines
CENTRE D’ETUDES FRANCOPHONES
LE REEL ET SA REPRESENTATION
DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE D’AHMADOU KOUROUMA
THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME
Pour l ’obtention du grade de Docteur de l’Université de Paris XII
PRESENTEE PAR MESMIN NICAISE YAUSSAH
Sous la direction de :
MONSIEUR LE PROFESSEUR PAPA S. DIOP
13 décembre 2004
- 2 -
UNIVERSITE DE PARIS XII
UFR des Lettres et Sciences humaines
CENTRE D’ETUDES FRANCOPHONES
LE REEL ET SA REPRESENTATION
DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE D’AHMADOU KOUROUMA
THESE DE DOCTORAT NOUVEAU REGIME
PRESENTEE PAR MESMIN NICAISE YAUSSAH
- 3 -
Dédicace
Comme tout Malinké, quand la vie s’est
échappée de ses restes, son ombre s’est
relevée, a grail lonné, s ’est habil lée, et est
partie par le long chemin pour le lointain
pays malinké natal pour y faire éclater la
funeste nouvelle des obsèques.
A Ahmadou Kourouma.
- 4 -
Exergue
Le roman n’a de sens et de valeur qu’à
répondre à l ’appel que le réel adresse à
chacun de nous, produisant en retour l’écho
de sa parole. Cet appel est- il audible dans le
monde où nous vivons ? La possibi l ité d’une
parole en écho y existe-t-el le encore ?
Philippe Forest, Le roman, le réel*
* quatr ième de couverture, Ed. Pleins Feux, 1999
- 5 -
Gratitudes
Je t iens à témoigner ma profonde reconnaissance à Monsieur
le Professeur Papa Samba DIOP pour la patience et la
disponibil i té dont i l a fait preuve tout au long de ces années,
dans la direction de ce travail. Cependant, malgré les soins
extrêmes que j ’ai apportés à leur révision, les erreurs, les
omissions et les insuff isances qui y demeurent incombent, bien
entendu, à ma responsabil ité.
Je remercie tout particul ièrement Anne, mon épouse, pour
son affection et son sout ien permanents.
Que tous ceux qui ont contribué de près ou de loin,
directement ou indirectement, à la maturat ion de ce travail
trouvent ici l ’expression de ma profonde grat itude et ma haute
considération.
- 6 -
Sommaire
Dédicace - 3 -
Exergue - 4 -
Gratitudes - 5 -
Introduct ion - 10 -
Première partie : Regards sur l 'œuvre : texte et contexte - 19 -
Préambule - 20 -
Chapitre 1 :
Les textes - 22 -
Chapitre 2 :
Récit et quête du temps - 42 -
1. Romans et désil lusion - 46 -
Chapitre 3 :
Roman kourouméen et référent historique - 53 -
1. Définit ion du contexte - 53 -
2. Le cl imat intellectuel - 55 -
3. Romans et histoire - 62 -
- 7 -
Chapitre 4 :
L’Agressivité de l ’histoire - 72 -
1. La passivité du personnage - 82 -
2. Romans et recomposit ion fragmentaire - 88 -
3. Ironie de l ’histoire et destin tragique du personnage - 94 -
4. Un univers de nostalgie - 124 -
5. Le nom du protagoniste - 135 -
6. Roman et condamnation du colonial isme - 147 -
Deuxième partie : De l’histoire à l’écriture de l’histoire - 173 -
Préambule - 174 -
Chapitre 5 :
Le ton de la dénonciation - 175 -
1. Démesure et styl isat ion - 181 -
2. Stratégie discursive et historicité textuelle - 193 -
3. La fonction du réel - 202 -
4. Espace réel et espace fict if : enjeu du roman - 205 -
Chapitre 6 :
Jeu de l ’ imaginaire : déplacement et mise en présence - 213 -
- 8 -
1. Réalité et f ict ion - 217 -
2. Diction et vérité - 224 -
3. Approche kourouméenne du réalisme - 229 -
4. Dialectique du roman kourouméen - 235 -
Troisième partie : Le réel comme modélisation - 241 -
Préambule - 242 -
Chapitre 7 :
Ecriture et représentat ion - 243 -
1. Analepse et reconstruct ion - 247 -
2. Effondrement de signes et représentat ion historique - 253 -
Chapitre 8 :
Écriture kourouméenne et souvenir - 256 -
1. Ecriture et mémoire - 258 -
2. Le l ieu de la mémoire - 264 -
3. Situation temporelle du roman kourouméen - 268 -
3.1. Le passé - 268 -
3. 2. Le présent - 278 -
3. 3. Le Futur - 284 -
- 9 -
4. De la connaissance du présent - 288 -
5. Ecriture et oubli - 294 -
Chapitre 9 :
Sortie de l ’œuvre - 297 -
1. Composit ion romanesque et intertextualité - 297 -
2. Intr igue et intentionnalité - 306 -
3. Romans kourouméens et modernité - 310 -
Conclusion - 316 -
Annexes - 319 -
Index des notions - 320 -
Entretien avec Ahmadou Kourouma - 323 -
Post-scriptum - 340 -
Bibliographie - 342 -
- 10 -
Introduction
Depuis l ’Antiquité, la quest ion de la représentation est au
cœur de la réf lexion sur la l it térature. 1
Or, la représentation a un l ien avec la percept ion, la faculté
d'analyse ou encore le rapport au monde. Elle se définit comme
la capacité de situer le possible par rapport au réel, en ce sens
que la représentat ion réfère à une chose et est le l ieu où le sujet
et le monde se rencontrent.
La représentat ion repose, de fait, sur une mise en présence :
elle vise à exposer ou à rendre compte de la réalité et des effets
que cette même réalité produit :
I l [ le te rme de représentat ion] dés igne d 'abord la manière dont les
êt re s humains se rappor tent à la réa l i té à t ravers «des représentat ions
menta les» de cet te réal i té (…) On s 'en ser t ensui te pour décr ire une
rela t ion entre deux ent i tés int ramondaines tel le s que, dans des
1 Nous référons ici à la problématique de l’eikōn et de la mnēmē reconduite par Paul Ricœur dans l’incipit de son livre La Mémoire, l’Histoire et l’Oubli, à savoir que le problème de la représentation, avant de ressortir à une accumulation de définitions nouvelles, fut une préoccupation pour les philosophes grecs : d’une part, pour Platon qui y perçoit un «enveloppement de la problématique de la mémoire par celle de l’imagination» et, d’autre part, pour Aristote pour qui la représentation reste un pathos, c’est-à-dire un rappel ou le souvenir d’une chose passée ( p. 5-65).
- 11 -
contextes spécif iques, la première t ient l ieu de la seconde, sans que
pour autant son mode d 'exis tence soi t cons t i tut ivement ce lui d 'un
s igne (…) Enfin , le te rme est u t i l i sé pour déf inir le s moyens de
représenta t ion publiquement access ibles , inventés par l 'homme en tant
que moyens de représentat ion. C 'est a insi qu 'on di t d 'une image qu 'e l le
représente un obje t , ou d 'une proposit ion qu 'e l l e représente un éta t de
fai t . 2
L'usage philosophique le plus courant de la notion de
représentation la déf init comme «la formation par l 'esprit des
images de toute nature qui provoquent ou accompagnent nos
sent iments, nos pensées, nos volontés, et ces images el les-
mêmes3».
Quant au réel, c'est la marque du vraisemblable : «le masque
dont s’affublent les lois du texte, et que nous sommes censés
prendre pour une relation avec la réalité» (…), [un] «système de
procédés rhétoriques, qui tend à présenter ces lois comme
autant de soumissions au référent»4. C’est, aussi, le connu et le
modèle, c’est-à-dire le trait de la réalité histor ique et le champ
de l’événement historique vrai.
En un mot, le réel est ce qui se donne, présent à l ’esprit ,
comme objet de connaissance.
Cela dit, l 'h istoire lit téraire de l 'Afrique noire, tel le que ses
spécialistes la conçoivent, a un l ien avec un long et douloureux
2 Schaeffer, J.-M., Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1999, p. 104. 3 Pratique de la philosophie de A à Z, Paris, Hatier, voir article sur la représentation, p. 307-308. 4 Todorov, T., La Notion de littérature, Paris, Seuil, p. 88-89.
- 12 -
passé. Lorsqu’on établit une cartographie des discours qui lui
ont été consacrés jusqu’alors, les écrits abondent qui
corroborent cette thèse5.
Ainsi souvent, pour le romancier africain, l ’aventure de
l ’écr iture se ressent d’abord comme une plongée qui, lorsqu’el le
se rapporte à sa conscience, met à nu la condit ion existent iel le
de l’homme noir.
L’approche de l ’écriture ou de la lit térature comme
expression des aspirations collect ives dépasse la dimension
purement f ict ive de l ’objet l it téraire ; ce d'autant plus que le
romancier négro-africain cherche à établi r surtout la connexion
entre la l it térature et les macrostructures ou paramètres
historiques.
Ce «Prométhée» moderne est, de fait, sensible aux quest ions
qui l ’environnent. Et pour se faire, lorsqu’il écrit , i l dévoile le
monde.
Par ail leurs, ce que les crit iques ont pendant longtemps
souligné à l ’égard de l 'auteur des Solei ls des Indépendances 6,
c’est le fait qu’ il soit considéré comme l’un des romanciers
africains qui aient soumis, dans le roman africain d’expression
5 L’Anthologie négro-africaine (Vanves, Edicef, (1967), 1992, 553 p.) de Lilyan Kesteloot a réuni les œuvres de la littérature africaine qui expriment la vision globale du monde négro-africain. Elle s'est longuement appesantie sur le lien entre le texte littéraire et le contexte. 6 Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances (1968), Paris, Seuil, (1970), 1995, 196 p.
- 13 -
f rançaise,7 la langue de l 'ancien colonisateur aux contours
sinueux de sa langue maternelle 8.
Or, en trente ans, des Soleils des Indépendances à Allah
n’est pas obligé, les romans d'Ahmadou Kourouma condensent
comme dans un tableau les maux dont souffre l ’Afr ique : depuis
le déclin du grand empire mandingue aux guerres civi les
l ibérienne et sierra léonaise, via la décolonisation.
Imprégné par l ’histoire des conquêtes coloniales, de la
décolonisation et de la gestion des indépendances, Ahmadou
Kourouma théâtral ise, dans son œuvre, une vision tragique et
dramatique de l 'histoire du continent noir. Aussi, le fait
historique est employé comme fondement essentiel à son mode
d'écriture.
I l ne s 'agit guère de caricaturer l 'œuvre d’Ahmadou
Kourouma et, partant, l 'ensemble de la production négro-
africaine. Nous remarquons, seulement, qu'i l y a, chez ce
romancier, comme une sorte d'accompagnement mutuel du fait
historique avec l 'acte de créat ion lit téraire. Comme s'i l était
presque naturel, chez lui, de l ier l 'un à l 'autre : le fait historique
n'étant, par conséquent, qu'une sorte d’orientation dans le
discours narrat if . En conséquence, le roman d'Ahmadou
7 La tentative de sortir le roman africain des sentiers battus de la sacro-sainte lignée du colonialisme la plus audacieuse a sans doute été opérée par le Guinéen Alioum Fantouré dans un ouvrage très significatif, Le Récit du cirque…de la vallée des morts, paru en 1975 aux éditions Buchet Chastel. Mais, avant lui, Sembene Ousmane, Yambo Ouologuem et Ahmadou Kourouma sont considérés comme les bâtisseurs du roman nouveau africain d’expression française. 8 Kesteloot, L., Histoire de la littérature négro-africaine, p. 249.
- 14 -
Kourouma s’ér ige en vecteur d'une relat ion avec le fait historique
réel.
Nous tentons, dans notre étude, de clarif ier le rapport de
cette dimension de la l it térature avec une not ion aussi vaste
qu'essentiel le : l 'Histoire. D'autre part, nous examinons le
rapport de la l it térature avec l ’histoire. Nous évoquons, non pas
des expériences provoquées par interférence, mais une entrée
en jeu dans les codes de l ' imaginaire.
Ces structures se rapportent aux catégories témoins qui
structurent l 'assimilation et la familiarisation avec les éléments
acquis antérieurement. Traiter de la mémoire permet de voir
comment, aux romans d'Ahmadou Kourouma, certains faits
historiques sont intégrés à l 'acte de créat ion.
L'objectif visé ic i reste l 'esquisse d'une interprétat ion du
texte l it téraire à partir de notions telles que le passé et le
présent en tant que système de compréhension du texte
l it téraire. Cela suppose un élargissement de l 'horizon
d'application qui confère aux romans d’Ahmadou Kourouma une
dimension originale, une certaine désorientation du discours
jusqu'ic i connu, voire une certaine imperfection.
Par ai l leurs, à vouloir faire du passé et du présent des
f igures l it téraires, i l sera possible d’y déceler des éléments
essentiels sous lesquels nous voudrions reconnaître un des
modes de l ’aventure «kourouméenne». Ce que nous essayerons
- 15 -
d’évoquer ici, c'est le moyen par lequel l 'histoire rencontre
l ’ imagination dans une sorte de «coalescence» pour produire
l ’acte l i ttéraire.
En effet, nous ouvrons de nouveaux espaces de lecture car le
jugement crit ique et vertical de l 'œuvre n’est plus l 'apanage
d'une vision l it téraire simpliste et horizontale, un consentement
qui enferme les romans sur eux-mêmes.
Certes, l ’art est dif f ici le à cerner lorsque l'on se place du seul
point de vue de la subjectivité ; mais nous privilégions, dans
cette étude, l ’historicité, c’est-à-dire la manière dont est transcrit
le fait historique, comme modalité pour assumer les traits du
discours lit téraire. Pour autant, nous risquons de valoriser des
tendances secondaires.
Descendre dans le passé, remonter le temps ou encore
revisiter l ’histoire devient le vecteur et le leitmotiv de l ’écr ivain
ivoir ien qui , tel Ulysse rêvant «d'amener avec soi le sang noir de
la vie», offre «aux âmes des trépassés la possibi l ité de
reprendre pied de la vie», mais surtout «donne à soi-même
l ’occasion de renouer avec un savoir qui concerne sa propre
vie»9.
A l’ instar de ce personnage de l 'épopée d’Homère, l 'œuvre
romanesque d'Ahmadou Kourouma nous permet de renouer avec
une certaine connaissance histor ique. Aussi sa trajectoire se
9 Les extraits entre guillemets figurent p. 8 de Mémoire et création poétique (Paris, Mercure de France, 1992) de John E. Jackson.
- 16 -
déploie-t-elle souvent dans une mise en évidence de
l 'expérience et de la manière dont el le la conçoit, la superpose
ou l’oppose avec l 'écriture.
En posant le problème de la mémoire et de sa connexion
avec la lit térature, nous rencontrons, enf in, ce qu'est la création
artistique. Force est de constater alors que la chose l it téraire se
pose, chez Ahmadou Kourouma, sous forme de douleur et
d' incompréhension. Autrement dit, que la f ict ion l it téraire n'est
plus seulement le fait d’une reformulation de ce qui était déjà là
mais qu’elle se fait aussi à la l isière de l ' inattendu.
Cet inattendu, c’est le témoignage où représentat ion et
exposit ion de l ’événement deviennent les préoccupations du
l it téraire ou du li t térateur. De fait , les romans choisis (Les
Solei ls des Indépendances , Monnè, outrages et déf is, En
attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n’est pas obligé)
portent sur cette gravi té. En effet, ces derniers se hissent à
hauteur d'un nouveau questionnement, à savoir : une sorte de
méditat ion ou d' inventaire des événements historiques.
La question centrale consiste à représenter ou se représenter
la trajectoire du temps, par l 'appropriat ion des faits réels, par
une écriture qui cherche à invest ir le champ représentat ionnel.
Le parcours que construit l ’œuvre romanesque d’Ahmadou
Kourouma aspire, désormais, à n'être que la province de la
représentation du passé et du présent, puisqu’i l s 'agit d'une
œuvre du rappel.
- 17 -
Partant du constat que les langages lit téraires africains sont
des objets pr ivi légiés pour la réf lexion, i l s’agira, dans cette
étude, d'un travail sur les notions d’histoire et de li t térature. La
présente étude porte donc sur le lien entre les romans et la
conscience : car une adéquation relie, d'une manière singulière,
chacun d'eux avec les événements qu’ ils établissent.
Nous déclinons un plan en trois part ies. La première porte
sur le rapport du texte au contexte. Elle a pour caractéristique la
compréhension de l ’œuvre et la description des facteurs
historiques. Nous procédons, suivant une lecture
historiographique, par la mise en évidence de la connaissance
historique et du lien entre l ’œuvre et l ’histoire événementiel le.
La deuxième part ie examine le passage de la réali té à la
f ict ion. En renvoyant au couple histoire-f ict ion, el le a trait au
problème de la feint ise ou substitut ion. Elle aborde la question
dichotomique du réel et de l ’ imaginaire.
Enfin, la trois ième partie établi t le rapport entre l ’œuvre et la
mémoire. I l s’agit de voir quels mécanismes construisent ou
déconstruisent l ’histoire. Ainsi, l ’œuvre d’Ahmadou Kourouma est
perçue comme élément de familiarisation. Aussi doit-on savoir
quel rôle joue la mémoire dans le passage du réel à l ’ imaginaire.
En traitant du rapport l it térature-histoire, notre étude a eu
pour point de départ une interrogation essentiel le quant à la
capacité des romans à aborder l 'événement et à en témoigner.
- 18 -
Mais nous allons avec inquiétude. Hésitant, craignant de nous
méprendre, de surest imer voire de sous-estimer, de ne pas juger
comme il faut et de ne pas mettre ce que nous voyons à sa vraie
place.
- 19 -
Première partie
Regards sur l'œuvre : texte et contexte
- 20 -
Préambule
Les années de colonisation ont marqué Ahmadou Kourouma à
un point tel que son œuvre romanesque renvoie explicitement à cette
période.
Lorsque paraît Les Soleils des Indépendances, en 1968, au
Canada, puis en 1970, en France, l ’ inst itut ion l it téraire accorde peu
ou presque pas d’attention au jeune romancier ivoir ien qui vient
pourtant de bousculer les mœurs l it téraires établies en refusant de
s’adapter aux goûts de ses contemporains, en se tournant vers le
passé récent de l ’Afrique pour mieux cerner l’avenir.
En ce temps où sont foulées aux pieds les valeurs
tradit ionnelles, v il ipendées les indépendances, alors que ses pairs
sont préoccupés par l ’analyse des indépendances, Ahmadou
Kourouma s’ interroge sur le devenir du cont inent noir, f ixe ses
obsessions : les années d’occupation française, les indépendances,
le règlement de la quest ion du pouvoir tradit ionnel, etc. Aussi va-t-i l
se lancer dans une quête af in de reconst ituer les souvenirs des
«années noires» ; car seul semble compter le regard tourné vers le
passé.
Une vingtaine d’années après la parution de son premier
roman, Ahmadou Kourouma publie Monnè, outrages et défis dans
lequel i l inventorie la résistance africaine, les années de
compromission avec l ’envahisseur et les indépendances truquées. On
ne le reconnaît pas dans la générat ion de ses pairs qui sont alors
- 21 -
préoccupés de sortir le roman afr icain d’expression française dans
l ’ impasse créatrice dans laquelle i l se trouve.
Pourtant, Ahmadou Kourouma n’est pas éloigné des centres
d’intérêt l it téraire de l ’époque puisque, dans son roman, il
expérimente des jeux narrat ifs plus complexes, en même temps qu’i l
ébauche une relecture de la colonisat ion et des indépendances.
Vers la f in des années quatre-vingt-dix, En attendant le vote des
bêtes sauvages s ’inscrit dans le conf lit de la guerre froide et ses
conséquences sur les jeunes Etats africains. Ce troisième roman
trouve naturel lement sa place dans la droite l igne qu’i l a f ixée, à
savoir écrire l ’histoire contemporaine car le choix l it téraire qu’i l
représente n’est pas dicté par la mode mais suit la reconstitution
historique, voire ident itaire. Son œuvre romanesque, de ce fait, aide
aussi bien à comprendre qu’el le met en forme des f igures de son
époque : ainsi, on apprécie mieux l’ensemble, mais aussi son dernier
roman, Allah n’est pas obligé, à la lumière de quelques rappels
historiques.
- 22 -
Chapitre 1
----------
Les textes
Le premier roman d'Ahmadou Kourouma, Les Solei ls des
Indépendances , paraît en France, en 1970. I l évoque la situat ion
d’un prince à l ’ère des indépendances africaines. Le personnage
principal , Fama, dernier descendant et hérit ier du trône de la
dynastie glorieuse des Doumbouya, est transplanté dans un
contexte qui le nie, l ' insulte et le dépouil le avant de le vouer à
une ontologique angoisse :
Lui , Fama, né dans l 'or , le manger , l 'honneur e t les femmes ! Éduqué
pour préférer l 'or à l ' or, pour chois ir son manger parmi d 'autres , et
coucher avec sa favor i te parmi cent épouses ! Qu'é tai t - i l devenu ? Un
charognard…
C'éta i t une hyène qui se pressa it . 10
10 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit. p.12.
- 23 -
A l ’aube des indépendances, alors qu’i l s'est invest i dans le
combat pour la décolonisation et a espéré en tirer profi t, Fama
s’est retrouvé plus pauvre qu’auparavant. Aussi, pour faire face
à sa nouvelle condition, devient-il mendiant.
Plus tard, lorsqu’i l apprend le décès du cousin Lacina qui lui
avait usurpé son trône de roi du Horodougou, i l décide de se
rendre à Togobala pour organiser ses funérailles. Pendant son
séjour, Fama découvre les transformations de son vil lage natal.
Les indépendances sont aussi passées par-là : une section du
parti présidentiel y a été implantée et le poste de vice-président
lui a même été proposé !
Après les obsèques de Lacina, et malgré les condit ions d’un
nouveau départ à Togobala, Fama est tenté de retourner auprès
de sa belle Salimata. Revenu dans la capitale de la Côte des
Ebènes, les malheurs s’enchaînent : i l est accusé de complot
contre la vie du président, jugé et emprisonné. Gracié plus tard,
i l rentre à Togobala pour y mourir et y être enterré comme ses
aïeux. Ainsi, va le sort du représentant des Doumbouya sous
«les solei ls des Indépendances» qui, à cause d’un rêve, meurt
sans avoir assuré une descendance à la dynast ie des ancêtres.
Les Soleils des Indépendances a été accueil l i par la critique,
longtemps après sa parution, comme le récit inaugural de la
nouvelle générat ion de romanciers africains d'expression
française. Aussi les nombreuses incorrections grammaticales et
sémantiques qui sont d’abord sévèrement crit iquées par les
- 24 -
milieux bien-pensants ont-el les été, par la suite, accordées à la
rigueur créatrice et pressenties comme la volonté de tordre le
cou à une inst itut ion française caduque, à savoir la langue.
Lisons, à ce propos, un crit ique sénégalais :
Je venais de sor t i r , émerveil lé , d 'un monde de lumière pure ,
d 'élégance , de noblesse, de généros i té , de grandeur d 'âme, mais auss i
de fermeté dans la construct ion de l 'homme, de responsabi l i tés
ple inement assumées , quand Ahmadou Kourouma se proposa de me
promener dans une soc iété veule, p leutre, sca tophi le , qui se suic ide
sans s 'en rendre compte , qui d ispute l es morceaux de viande, en
décompos i t ion aux charognards, un monde carnavalesque , désar t iculé ,
désordonné, sans desse ins, abrut i , déshumanisé . 11
Les Solei ls des Indépendances se caractérise, en effet, par
un mélange subt il entre la langue maternelle de l 'auteur et cel le
du colonisateur. Cependant, hormis ce procédé styl ist ique, de
nouvelles problématiques ont surgi depuis lors12.
Plus de trente ans après sa parution, ce roman s' insère dans
une pensée plus large. Ce qui n'était alors qu’objet de curiosité
l it téraire, c’est-à-dire une allégorie sur la déchéance, est devenu
le sujet d'une préoccupation majeure. I l n’est plus un acte isolé,
11 Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique, Paris, Acct-Karthala, p. 17. 12 Une certaine critique littéraire s’est, en effet, complue souvent dans l’analyse du désenchantement et de la tropicalisation de la langue française lorsqu’il s’est agi de comprendre l’œuvre d’Ahmadou Kourouma. Nous proposons, au contraire, par le biais de l’historiographie, de saisir sa spécificité articulée sur les conditions de production.
- 25 -
comme l ’ont prétendu ses détracteurs car Les Soleils des
Indépendances fait désormais partie d’une unité cachée mais
réelle dans laquelle chacun des quatre romans d’Ahmadou
Kourouma, comme élément d’un même ensemble, contribue à
peindre originalement l’histoire contemporaine de l ’Afrique.
Sans perdre, pour autant, sa singularité, i l est un des
maillons de la chaîne qui s’étend jusqu’à Allah n’est pas obligé13.
En 1990, c’est-à-dire plus d’une vingtaine années après la
parution de son premier roman, Ahmadou Kourouma publie son
deuxième livre : Monnè, outrages et défis14. I l dénonce le
colonialisme, notamment celui que prat iquent les Français.
Néanmoins, ce roman se focalise sur la question du trône par la
mise en rel ief de la vie d’un roi grabataire abusé par de soi-
disant amis puis abandonné par son f i ls, au crépuscule de sa
longue vie.
Ce l ivre déroule environ un siècle d’histoire d’expédit ions
punit ives et de conquêtes coloniales, de 1860 à 1950, au cours
desquelles seuls quelques rois qui, comme Djigui, le personnage
principal du roman, ont fait le choix de collaborer avec le
conquérant français, ont eu la vie sauve. Il y est question des
humil iat ions inf l igées aux populations africaines pendant la
colonisation française : travaux forcés, réquisit ions, impôts, etc.
13 Kourouma, A., Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, 232 p. 14 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, Paris, Seuil, 1990, 286 p.
- 26 -
Un tel roman n’a pas de pareil dans l’histoire de la l it térature
africaine d’expression française puisqu’i l retrace la vision
intérieure, recrée l ’atmosphère des conquêtes coloniales telles
que furent vécues par les populat ions colonisées et les derniers
descendants des rois africains. Ainsi, Monnè, outrages et défis
est une crit ique à l’adresse des colonisateurs français qui ont
bouleversé le paysage polit ique africain.
Depuis la fondation du royaume de Soba au XIIème siècle, la
dynastie des Keita vi t dans l ’attente du messager qui la
préviendrait de l ’arrivée d’étrangers. Sept siècles plus tard, c’est
à Djigui que revient le bonheur de l ’accueil l i r. Cependant,
Samory est entré en résistance contre les troupes françaises ;
bien plus, des nouvelles du front, le plus souvent contradictoires
et peu rassurantes, arr ivent chaque jour au «Bolloda», le palais
royal.
Au lieu de préparer son armée à l ’éventualité de la guerre, le
roi Djigui passe le plus clair de son temps à sacrif ier af in
d’obtenir des esprits la protection des ancêtres. I l est surpris, un
beau jour, par l ’ intrusion des troupes coloniales par le sommet
de la colline Kouroufi, que les fét icheurs avaient pourtant truffé
de sort ilèges.
Pour laver cet affront et honorer son blason, Djigui déf ie leur
chef. Mais l ’ interprète l ’en dissuade. Au péri l de sa vie, le roi
abandonne tout espoir de redorer son blason et est contraint de
se soumettre aux nouveaux conquérants.
- 27 -
Au départ sensible aux intentions des colonisateurs, Djigui
f init par les désapprouver lorsqu’i l réalise, sur le tard, qu’i l a été
manipulé. En effet, pendant l ’occupation, le contrôle du royaume
lui a échappé peu à peu. Isolé, ensuite, par un f i ls qui rêve de lui
succéder, i l meurt, à cent vingt-cinq ans, dans l ’abandon total.
En somme, Monnè, outrages et déf is dénonce la méthode
française de soumission des populations autochtones. Bien plus,
ce roman devient le sujet non seulement de la narrativisat ion du
quiproquo mais aussi celui où se déploie et s’analyse la vérité
historique. Car, au l ieu de la signature d’un trai té adéquat entre
le roi et le représentant de la France, i l s ’était plutôt agi, par le
truchement de Soumaré, d’un arrangement entre frères de
plaisanterie, c’est-à-dire d’un accord de principe sous-tendu
entre le roi Djigui et l ’ interprète du commandant, ce dernier
ayant auparavant brandi une menace de mort : ce qui contraignit
le premier d’accepter :
Djigui ne répondi t pas. L ' in terprè te se cha rgea lui -même de l 'annonce .
D 'abord sur le cheval ar rêté , puis en le fa isant t rot te r le long du t a ta .
I l lança : «Le roi ordonne ! La guerre est f inie. La cons truct ion du tata
ar rêtée. La issez les a rmes sur place . » Les t i ra i l leurs repr irent les
mêmes appels . Les guerr ier s res ta ient camouflés dans les tranchées. Le
capi taine dégaina son pis tole t e t t i ra en l 'a i r . 15
15 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 37.
- 28 -
Près d’une décennie après Monnè, outrages et déf is , paraît le
troisième roman d’Ahmadou Kourouma : En attendant le vote des
bêtes sauvages16.
Ce roman, qui récupère le thème de la geste du chasseur ou
donsomana , met en scelle un dictateur afr icain nommé Koyaga.
Celui-ci v ient de perdre les deux symboles de son pouvoir, c ’est-
à-dire deux puissants talismans : une météorite, symbole des
puissances du cosmos, transmise par sa mère Nadjouma et un
Coran sacré, le signe de la puissance d’Allah, hérité du
marabout Bokano. Pour les retrouver, i l doit faire dire la vérité
sur sa vie par les spécial istes de la purif ication : un griot ou
«sora», nommé Bingo et un apprenti répondeur ou «cordoua»
appelé Tiécoura. Aussi a-t-i l organisé son «donsomana» qui va
égrener, en cinq veillées, son existence de chasseur, de
président et de dictateur.
Après la colonisat ion, Ahmadou Kourouma s’attaque ici aux
maux de la guerre froide. Dans le monde et en Afrique, en
particul ier, sous prétexte d’endiguer le communisme, ce conf li t ,
qui a opposé pendant plus de quarante ans (1947-1989) le bloc
de l ’Ouest à celui de l’Est, a fait des ravages et permis de
just if ier toutes formes d’atrocité et de commettre les pires excès
dont l ’att itude du personnage de Koyaga en est l ’ incarnation.
Entre fétichisme et magie, le syncrétisme d’En attendant le
vote des bêtes sauvages dépeint les al lées de la république
16 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil, 1998, 357 p.
- 29 -
africaine. Par ail leurs, la part iculière structure narrative de ce
l ivre laisse augurer qu’i l s'agit-là d’un nouveau tournant dans les
Belles-lettres africaines car Ahmadou Kourouma, en se réarmant
du verbe, manie, sans concession et de façon inattendue,
l ’humour.
En réalité, le romancier ivoirien s’est saisi de l’épopée et en
a modernisé la trame puisque l’épopée, ic i, ne recouvre plus
uniquement l ’héroïsme légendaire du personnage mais devient
l ’apanage de l ’anti-héroïsme, c’est-à-dire qu’el le s’ insère dans le
l it naturel de la violence et de la barbarie.
Ainsi, Ahmadou Kourouma met à l’épreuve le donsomana, «le
conte du chasseur» ; i l en repousse les l imites jusqu’à ce que
celui-ci ne constitue plus uniquement le rêve de s’entendre dire
ses vérités ou ses exploits mais devienne également le récit qui
détourne les exploi ts de ce même chasseur :
Tout est prê t , tout le monde es t en place . Je di rai le r éc i t pur if ica toi re
de votre vie de maî tre chasseur e t de dic tateur . Le réc it pur if ica toi re
es t appelé en malinké un donsomana . C’est une geste . I l es t d i t par un
sora accompagné par un répondeur cordoua. Un cordoua es t un ini t ié
en phase pur i f icatoi re , en phase cathar t ique . Tiécoura e st un cordoua
et comme tout cordoua i l fa i t le bouf fon, le pi t re , le fou. I l se permet
tout e t i l n’y a r ien qu’on ne lui pardonne pas. 17
17 Ibid., p. 10.
- 30 -
Le roman qui compte en tout six veil lées en consacre une au
second du dictateur : Maclédio. Koyaga est le f i ls unique de
Tchao, un ancien t irai l leur de l ’armée coloniale qui viole, le
premier, le principe de nudité qui fonde la société paléo en
revêtant les habits du colonisateur.
En effet, de retour de la Première Guerre mondiale où i l s’est
dist ingué pour ses faits d’armes et décoré à propos, Tchao
transgresse le fameux tabou en épinglant, sur ses nouveaux
vêtements, la médail le qui lui a été décernée. Cette violation
marque, historiquement, le début de la colonisation dans les
montagnes qui avaient jusqu’alors été épargnées :
Comme les autres t i r ai l leurs, et même souvent mieux que les
ressor t i s sants de cer taines e thnies des plaines, Tchao le montagnard
avai t su por ter la chéchia rouge , se bander le ventre avec la f lane ll e
rouge , enrouler autour de la jambe la bande mol le t ière et chausser la
godasse. I l é ta i t parvenu sans grand effor t à manger à la cui l ler , à
fumer la Gauloise. C’est avec pla is ir que , de re tour dans les
montagnes, les autor i tés f rançaise s cons ta tèrent qu’ i l refusa i t de
revenir à la nudi té or igine lle . Les administra teurs repr irent les f iches
cont radic toires des ethnologues qui , tout en demandant le maintien du
régime de faveur consent i aux paléonigr i t iques, montra ient que les
montagnards nus avaient des besoins comme tous les humains. 18
18 Ibid., p.15-16.
- 31 -
Pourtant, le jour de l ’assaut des troupes françaises dans son
vil lage, Tchao est arrêté et conduit en prison où i l meurt peu de
temps après :
L'image de mon père à l ’agonie, en chaînes, au fond d’un cachot ,
res tera l’ image de ma vie . Sans cesse, el le hantera mes rêves. Quand
je l ’évoquerai ou qu’el l e m’apparaî tra dans le s épreuves ou la défai te ,
el le décuplera ma force ; quand el le me viendra dans la vic toi re, je
deviendrai crue l , sans humanité ni concession quelconque. Termine
Koyaga. 19
I l n’empêche que Koyaga connaîtra le même sort. Tout
comme son père, i l est fait t irai l leur sénégalais puis débarqué en
Extrême-Orient et en Algérie.
De retour en république du Golfe, i l souhaite intégrer la
nouvelle armée du pays. Soupçonné par les nouvel les autorités
de troubler l ’ordre, i l est arrêté et enfermé. Depuis sa cellule, i l
organise un complot pour assassiner le président Fricassa
Santos.
En effet, malgré sa détention, Koyaga réussit à prendre
contact avec d’anciens membres de l’armée coloniale, pour la
plupart originaires des montagnes comme lui. I l parvient à
constituer un commando et renverser le pouvoir en place.
19 Ibid., p. 20.
- 32 -
Après une nuit entière passée à déjouer les sorti lèges de l ’un
et l ’autre, Fricassa Santos est anéanti, à l’aube ; tué puis
amputé de certains de ses membres par la br igade de lycaons de
Koyaga pour, soi-disant, éviter une éventuelle vengeance des
puissants esprits du mort :
Un dernier soldat avec une dague tranche les tendons , ampute les bras
du mor t . C’est la muti la t ion r i tuel le qui empêche un grand ini t ié de la
trempe du président Fr icassa Santos de ressusc iter . 20
Ainsi Koyaga prend les rênes du pouvoir qu’ i l partage avec
trois autres compagnons : le colonel Ledjo qui a mené les mutins
a en charge la présidence du comité d' insurrection ; Tima qui a
déjà un mandat à l ’Assemblée et en devient le président
provisoire ; Crunet, le mulâtre, obt ient la présidence du
gouvernement. Quant à Koyaga, i l prend la direction du ministère
de la défense.
Le nouvel homme fort de la république du Golfe joue sur la
carte ethnique car, au sein du comité d’insurrection, toutes les
catégories de la population sont représentées puisque celui-ci
regroupe aussi bien les autochtones tels que Ledjo et Koyaga
que les descendants esclaves comme Tima ou des mûlatres,
c’est-à-dire les descendants d’anciens colonisateurs tel que
Crunet.
20 Ibid., p. 94.
- 33 -
Cependant, cette harmonie ne fait pas long feu. En effet les
désaccords ne tardent pas à naître au sein du comité. Deux
camps alors se forment : l ’un est représenté par Ledjo et Tima ;
l ’autre par Crunet et Koyaga. Les premiers se targuent d’être des
nat ionalistes, c ’est-à-dire proches des aspirations du peuple et
de l ’ idéologie marxiste tandis que les seconds font prévaloir leur
appartenance au camp des libéraux, c’est-à-dire au bloc de
l ’Ouest.
Néanmoins, les tentat ives de réconciliat ion ne manquent pas.
Au cours de l ’une d’el les, d'ail leurs, un putsch est orchestré par
les deux représentants du bloc de l ’Est pour tenter de prendre le
pouvoir. I l conduit à l ’assassinat de Crunet alors que Koyaga
parvient à y échapper en organisant la riposte.
En effet, appuyé par quelques mil ices de son ethnie, sur les
l ieux mêmes du carnage, le futur dictateur contre-attaque et
réussit à anéantir les deux auteurs du complot. Après quoi,
désormais seul survivant du défunt comité d’insurrection, i l
s’instal le aux commandes de la république du Golfe.
Koyaga se rend alors à la maison de la radio pour annoncer
le changement de régime. I l y conclut, avec le chroniqueur
vedette Maclédio, un compagnonnage, avant d’entamer une
tournée d’explications et d’ init iations, dans les pays où la
pratique de la dictature a déjà fait ses preuves.
- 34 -
I l y va «comme on entre à l’école» : i l écoute, rencontre «les
maîtres de l ’autocratie», «les plus prest igieux chefs d’Etat des
quatre coins cardinaux de l’Afrique l iberticide», «les maîtres de
l ’absolutisme et du parti unique»21.
De fait, du totem caïman ou le maître de la républ ique des
Ébènes, Koyaga apprend la gabegie : une not ion de l’économie
qui confond les besoins individuels du chef de l’Etat avec les
intérêts du pays. Ainsi, les recettes qui proviennent de la vente
des matières premières doivent, avant tout, servir à enrichir le
président qui peut, par la suite, les distr ibuer sous forme de
dons aux populations permettant, de fait, l ’exercice des
largesses du chef. I l apprend aussi ce qu’est la calomnie, qui
déguise le mensonge en vérité car, en polit ique, l ’un et l ’autre
sont une même chose ; et, ainsi de suite : au Pays des Deux
Fleuves, chez l 'empereur Boussoma, totem hyène ; en
république du Grand Fleuve, chez le dictateur au totem léopard ;
en pays des Djebels et du Sable chez le potentat au totem
chacal du désert, i l s’ init ie à «l ’art de la péril leuse science de la
dictature»22.
De retour en république du Golfe, aguerr i par les conseils de
ses maîtres et les enseignements de ses pairs, Koyaga n’a plus
de mal à établ ir un véritable système coerciti f . Aussi règne-t- i l
sans discont inuer et de façon autocrat ique pendant trois
décennies. Au cours de celles-ci, i l se caractérise par une 21 Les extraits entre guillemets figurent tous p. 171 d’En attendant le vote des bêtes sauvages. 22 Kourouma A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 171.
- 35 -
violence de tout genre : disparit ions d’opposants, exactions,
culte du part i unique et de la personnal ité ; et, au total, une
gest ion économique catastrophique.
Cependant, au cours de ce long règne, les tentat ives
d’assassinat contre sa personne, auxquelles il n’échappe que
grâce à ses deux puissants tal ismans (la météorite de sa mère et
le Coran de Bokano), sont nombreuses.
Ainsi, En attendant le vote des bêtes sauvages retrace, dans
un humour décalé, l ’histoire des dictatures en Afrique et dénonce
le sout ien dont elles ont bénéficié de la part des démocrat ies
occidentales au nom de la lutte contre le communisme.
Composé de plus de trois cents cinquante pages, En
attendant le vote des bêtes sauvages est le plus long roman
d’Ahmadou Kourouma. Cette longueur pourrait souligner, à el le
seule, l ’étendue de la question traitée et être justif iée par la forte
complexité de la période abordée car des hécatombes dont les
dirigeants africains ne cernent pas l’enjeu, à tout le moins,
surviennent sur un continent qui digère, à peine, un siècle de
colonisation et quatre siècles d’esclavage.
En effet, en quarante ans, une mult itude d’événements
surviennent sur le continent noir : aux indépendances de 1960
succèdent les dictatures et les cr ises économiques des années
quatre-vingt ; puis, dans les années quatre-vingt-dix, l ’euphorie
- 36 -
démocratique qui est, à présent, retombée à cause du
déclenchement de nouvelles guerres tribales ou civiles.
D’autre part , la caractérist ique même de ce roman exige que
la vérité éclate. Par conséquent, r ien n’est laissé au hasard.
Aussi, puisqu’i l s’agit de donsomana, est-il impérat if , pour le
conteur, de respecter sa déclinaison : i l doit, notamment,
prendre en considération les interrupt ions, les incipit et les
longues explications qui facil i tent l ’éclairage et la compréhension
à l ’auditoire. De la sorte, le récit lève tous les malentendus,
toutes les équivoques :
De par t sa s truc ture, En attendant… est une œuvre e ssentiel lement
axée sur l’ora l i té . La narrat ion s’éta le sur s ix ve il lée s où «l ’œuvre »
d’un homme au fa î te du pouvoir , mais ayant sombré dans une violence
inouïe , se raconte e t se révèle sans mascarades ni dé tours . I l s ’agi t
d’un réc i t pur if ica teur (chanson expia toi re) ou le donsomana que
débal lent Koyaga, Maclédio, Bingo le Sora e t le Cordoua . C’est une
épopée au goût de soufre qui la isse le lecteur pantois , des confessions
durant lesquelles l ’e spr i t apparemment morbide de Koyaga est passé
au peigne fin pour cerner e t ident if ier les causes de son éta t
pa thologique. 23
Ainsi En attendant le vote des bêtes sauvages revêt- il
quelques caractéristiques de la forme tradit ionnelle orale avec,
d’une part, un auditoire et, d’autre part, un conteur. Autrement 23 Kapanga, K. M., «L’Enfance échouée comme source du drame dans En attendant le vote des bêtes sauvages», Ahmadou Kourouma écrivain polyvalent, Présence francophone n°59, p. 92-108.
- 37 -
dit, ce roman déborde largement le cadre habituel du genre
romanesque. Le ton en est, d’ai l leurs, donné aux premières
pages du roman :
Nous voi là tous sous l’ apatame du jardin de votre ré sidence. Tout es t
prê t , tout le monde e st en place . Je dira i le réci t puri f ica toire de vot re
vie de maî tre chasseur e t de dic ta teur . Le réc i t pur if ica toi re est appe lé
en mal inké un donsomana . C’es t une ges te. I l es t d i t par un sora
accompagné pa r un répondeur cordoua. Un cordoua est un ini t ié en
phase pur if ica toire , en phase ca thar t ique . Tiécoura est un cordoua et
comme tout cordoua i l fai t le bouffon, le pi tre , le fou. I l se permet
tout e t i l n’y a r ien qu’on ne lui pardonne pas. 24
La symétrie entre ce qui relève de la vie dans la Cité et ce
qui revient au domaine de la chasse explique, probablement,
pourquoi En attendant le vote des bêtes sauvages apparaît sous
cet aspect du récit oral ou de veillées et recourt abondamment
au règne animal pour indexer la barbarie de l ’homme.
Cependant, à travers le visage du dictateur, le romancier
ivoir ien a peut-être voulu montrer la lutte complexe de la survie.
Car, s’i l est vrai que les dictatures ont sévi de tous temps, le
traitement de cette quest ion par Ahmadou Kourouma pourrait
s’expliquer par le rôle de pivot que joue une tel le f igure dans le
marasme actuel de l’Afr ique.
24 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op.cit., p. 10.
- 38 -
Allah n'est pas obligé, le dernier roman d’Ahmadou
Kourouma, met en scène un adolescent. C’est la première fois
qu’apparaît un personnage aussi jeune dans son œuvre. Ce l ivre
reprend tout à fait à son compte des faits contemporains : ceux
d’enfants enrôlés de force dans les guerres fratricides et tr ibales
qui endeuillent leur pays : qu’ i l s ’agisse du Libéria, de la Sierra
Leone ou même de la Somalie dont la situat ion a
particul ièrement servi de chevil le à la genèse du roman.
Dans l’entretien qu’i l a accordé à Héric Libong, Ahmadou
Kourouma conf ie :
En fa i t , c 'es t quelque chose qui m'a é té imposé par les enfants . Quand
je suis par t i en Ethiopie , j 'a i par t ic ipé à une conférence sur les enfants
soldats de la corne de l 'Afr ique. J 'en a i rencontré qui é ta ient
or igina i re s de la Somal ie . Cer tains avaient perdu leurs parents e t i l s
m'ont demandé d 'écr ire quelque chose sur ce qu ' i l s avaient vécu, sur la
guer re t r iba le (…) Comme je ne pouvais pas écri re sur le s guerres
tr iba les d 'Afr ique de l 'Est que je connais mal, e t que j 'en avais juste à
côté de chez moi , j ' a i t r avai l lé sur le Libér ia e t la Sie rra Leone. 25
Allah n’est pas obligé26 est, en fait, la dernière épopée, le
dernier avatar accablant que manifeste le romancier ivoirien. La
fragili té économique des Etats modernes africains étant, comme
25 Extrait de l'entretien accordé à Héric Libong, site web de L'Humanité, 14 septembre 2000. 26 Kourouma, A., Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000, 232 p.
- 39 -
à l ’accoutumée, tourné en déris ion, à travers le drame de cet
enfant, nommé Birahima, on découvre les atrocités de la guerre.
Ainsi, c’est le récit du tragique de l’orphelin face à son
dest in. Vict ime de la terreur, le jeune homme qui s’est lancé à la
recherche de sa tante est contraint de l’exercer à son tour s’ i l
veut rester en vie :
M’appe lle Birahima. J ’aura is pu être un gosse comme les autres (dix
ou douze ans, ça dépend). Un sa le gosse ni me il leur ni p i re que tous
les sales gosses du monde s i j ’étais né a i l leurs que dans un foutu pays
d’Afr ique. Mais mon père est mort . E t ma mère , qui marchai t sur les
fesses, el le e st morte aussi . Alors je suis par t i à la recherche de ma
tante Mahan, ma tutr ice . C’est Yacouba qui m’accompagne. Yacouba,
le fé t icheur , le mult ip l icateur de bi l lets , le bandi t boi teux. Comme on
n’a pas de chance, on doi t chercher par tout , par tout dans le Liber ia et
la Sierra Leone de la guerre tr ibale . Comme on n 'a pas de sous , on doi t
s’embaucher , Yacouba comme gr igr iman fé t icheur musulman e t moi
comme enfant-solda t . 27
Par ai l leurs, ce qui s ’effondre aux confins de ce texte, c’est
le mythe de l ’Afrique idyl l ique. Nous sommes, en effet, saisis par
le paradoxe d’une Afrique tradit ionnellement harmonieuse,
protectrice et sans heurt comme avant la colonisation française
et le spectacle inouï des violences qui se déversent sur le
cont inent noir aujourd’hui.
27 Kourouma, A., Allah n’est pas obligé, op. cit., Quatrième de couverture.
- 40 -
Ainsi, tout comme les précédents romans du romancier
ivoir ien qui sont autant de pièges à événements, celui-ci nous
replonge dans la tragique réali té des guerres économiques. De
fait, Allah n’est pas obligé, à l ’ instar des autres romans
d’Ahmadou Kourouma, se donne à l ire comme le fruit de
l ’ imagination où l ’histoire réelle a toute sa place dans la
narrat ivisat ion.
Orphelin de père à la naissance, Birahima qui vient de perdre
sa mère, a entrepris de se rendre auprès de sa tante Mahan qui
vit quelque part au Libéria. I l se lance à sa recherche avec un
dénommé Yacouba, un ancien traf iquant de cola reconvert i
marabout et multipl icateur de bil lets de banque. Cependant, la
guerre civi le fait rage dans ce pays.
A l’âge où les enfants découvrent les plaisirs des bancs de
l ’école élémentaire, le personnage principal du roman
d’Ahmadou Kourouma apprend le maniement des armes. I l fait
l ’expérience de l ’horreur de la guerre et l ’apprent issage de la
galère du soldat dans les camps et les combats qui opposent sa
faction à celles des ennemis. Au reste, l ’usage populaire de la
langue française, dit encore petit-nègre, non seulement traduit le
niveau peu élevé de son instruct ion ; surtout, i l témoigne
suff isamment de l ’ insécurité dans laquelle il baigne :
- 41 -
Et d’abord… et un…M’appel le Birahima. Suis p’ t i t nègre . Pas parce
que suis black e t gosse. Non ! Ma is suis p’ t i t nègre parce que je par le
mal le f rança is. C’é comme ça. 28
En somme, Al lah n’est pas obligé est un roman dans lequel
l ’adolescent rencontre la mort. En effet, d’un camp à l ’autre,
Birahima est confronté à la perte d’un être cher, d’un proche ou
d’un camarade qu’ il a rencontré au cours de son périple. Par
ail leurs, en faisant le récit de la vie pendant la guerre, ce l ivre
paraît comme une sorte de démarche thérapeutique qui l ibère le
subconscient de son auteur.
28 Ibid., p. 9.
- 42 -
Chapitre 2
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Récit et quête du temps
Tout comme dans les précédents romans d’Ahmadou
Kourouma où les événements historiques sont donnés à
profusion, Allah n’est pas obligé s’élabore sur le chaos qu’a
suscité la bipolarisation au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale.
En effet, la séparation du monde en Est et Ouest a eu des
conséquences graves pour le continent africain. Les
indépendances n’ayant pas conduit, tout comme on l ’escomptait,
au maintien des démocraties déjà existantes, des tensions ne
tardent pas à surgir entre les différentes communautés : les
nouveaux dirigeants poli t iques, plutôt que de servir les intérêts
de la collectivité, s ’étant empressés de favoriser les membres de
leur ethnie.
- 43 -
Dans un tel contexte, d’aucuns, pour se maintenir au pouvoir,
soll icitent l ’appui d’un bloc, tandis que les autres recourent, pour
les renverser, au sout ien de l ’autre camp ou vice versa.
D’après certaines analyses, l ’ef fondrement du bloc de l’Est
aurait dû mettre f in aux antagonismes entre le bloc occidental et
le bloc soviétique et permettre la restauration de régimes
démocratiques dans le monde et en Afrique, en part iculier. Au
l ieu de quoi, l ’opposit ion africaine s’est heurtée au refus des
chefs d’Etats qui ont écarté toute idée de changement polit ique29.
Ce qui a conduit, à l ’évidence, au déclenchement de nombreux
conf li ts à caractère tribal30.
Le sort de Birahima ressemble à celui de mil l iers d’autres
adolescents qui sont pr is en tenaille dans les guerres qui
déchirent leur pays. Ainsi, i l s’agit d’abord d’un témoignage que
le romancier rend aux innocentes victimes de ces conf lits.
Allah n’est pas obligé prol ifère dans l’analyse de l’histoire
événementielle. I l permet, comme un f i l d’Ariane, de remonter la
trame historique. Ainsi, s’explique la présence des principaux
29 L'année 1990, en Afrique, marque le retour au multipartisme, un processus interrompu trente ans plus tôt au lendemain des indépendances africaines. Cependant, la plupart des partis d’opposition se heurtent aux régimes caporalistes qui refusent le consensus. 30 Les origines de la tragédie rwandaise sont, assurément, séculaires et remonteraient aux débuts de la période coloniale avec le rejet du pouvoir tutsi par les indépendantistes hutus qui déposent, avec l'appui du gouvernement, le roi Kigeri V. A l'instar des régimes africains, celui du Hutu Habyarimana était largement soutenu par les pays libéraux, en particulier la Belgique. Mais le nouvel ordre mondial qui naît au lendemain de l'effondrement du bloc soviétique modifie la donne dans ce pays. La réponse à la démocratisation en cours sera ethnique car les Tutsis qui ont été marginalisés par le régime du Hutu Habyarimana coalisent pour le renverser (cf. Michel Gaud, La Tragédie rwandaise «Problèmes politiques et sociaux», Dossiers d'actualité mondiale n° 752 du 28 juillet 1995)
- 44 -
bell igérants des guerres du Libéria et de Sierra Leone : Samuel
Do, Charles Taylor, Prince Johnson, etc.
La structure même de ce roman est assez évocatrice : i l
puise dans l ’histoire réelle, comme dans un grenier, la nourriture
indispensable à l’acte de création. Aussi, Allah n’est pas obligé
qui doit son existence à la perception que le romancier se fait du
monde réel, est, à l’ instar de l ’histoire, un récit d‘événements, la
seule dif férence étant que l’histoire ne s’intéresse qu’aux
événements spécif iques, aux situations qui comptent ou qui ont
eu une importance et ne s’attache qu’à ce qui est nécessaire à
son actualisat ion ou a un caractère unique.
Cependant, l ’histoire, tout comme le roman, trie, simplif ie,
organise ou fait tenir un siècle en quelques pages31. Elle propose
une synthèse de l’act ion de l ’homme depuis les temps
immémoriaux (d’où son lien certain avec la mémoire) car, el le
permet de préserver de l’oubli ce qui a éveil lé ou continue
d’éveiller la curiosité face au spectacle du monde.
I l se trouve ici que Allah n’est pas obligé est affecté au même
spectacle puisqu’i l embarque, à travers l ’expérience poétique,
dans la reproduction de l’histoire ou qu’i l consacre une
importante part à celle-ci.
D’une manière générale, les romans d’Ahmadou Kourouma se
conçoivent comme mesure du temps. I ls évaluent aussi bien son
impact que ses différentes acceptions. Ainsi, Allah n’est pas 31 Veyne, P., Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, coll. Points, p.14.
- 45 -
obligé est perceptible comme construction du temps, c’est-à-dire
qu’i l se parcourt comme une des f igures fragmentaires d’où se
déploie le processus direct ionnel mettant en évidence les
événements historiques réels.
Ce roman est, de fait, un élément de la chaîne qui rappelle la
structure dans laquelle le temps est impliqué car Allah n’est pas
obligé nous informe à la fois sur le passé et le présent. I l établit
d’abord une cohérence dans l’univers poét ique romanesque
d’Ahmadou Kourouma. Après quoi, i l devient une tension
particul ière vers ce phénomène temps.
Rares sont les romanciers qui ont fait de la li t térature aussi
bien un lit de cohérence temporelle qu’un ensemble élaboré. I ls
se sont bornés pour la plupart souvent à la production d’écrits
orphelins et irréguliers, contrairement à Ahmadou Kourouma qui
fait ici f igure d’exception et consacre la l i ttérature africaine
comme l ’expression de la plus haute unité.
L’une et l ’autre découlent de la cohésion et du priv i lège qu’ i l
accorde au temps dans son écoulement. Cela procède des
romans eux-mêmes, dans la mesure où ils induisent un
prolongement comme s’i l était presque naturel que l’un découlât
de l’autre. Aussi, i l n’est plus impossible que leur détermination
devienne une sorte de «recherche du temps perdu», c’est-à-dire
une sorte de reconst itut ion des situations vécues ou éprouvées
dans le temps.
- 46 -
1. Romans et désillusion
L’une des particularités des récits de f ict ion chez Ahmadou
Kourouma est de paraître souvent sous l’aspect d’une réécriture.
Aussi opèrent-i ls presque toujours autour d'une répét it ion du fait
historique réel.
En effet, d’un roman d’Ahmadou Kourouma à l’autre, l ’univers
imaginé n’a pas effacé le monde réel : bien au contraire, des
î lots de réalité résistent à l ’ imaginat ion. Ce qui implique la
superposit ion, dans le roman, de l ’espace réel et de l ’espace
inventé ou que le roman combine f ict ion pure et palimpseste,
c’est-à-dire que subsiste toujours une sorte de coexistence, dans
les récits, des univers réel et imaginaire.
En une trentaine d’années, l ’œuvre romanesque d’Ahmadou
Kourouma s’est conçue, pour l ’essentiel, dans la théâtralisation
de l ’act ion des régimes polit iques africains. La singularité du
style trouve une objectivation dans cette infamie. Ainsi, Allah
n’est pas obligé permet de pointer l ’ ignominie dans laquelle les
régimes africains ont basculé. Cependant, aucun autre que
Fama, le personnage principal des Solei ls des Indépendances
n’accable mieux ces apprent is sorciers !
D’un roman à l’autre, l ’histoire des personnages déphasés
puis projetés dans des terr itoires inconnus est le lieu privi légié
de l’ inexorable «bâtardise» qui accable le cont inent noir peu
- 47 -
après la proclamation des indépendances. En conséquence,
l ’histoire réelle sert ic i de modèle à l ’ imaginat ion.
S’agissant des Solei ls des Indépendances, Ahmadou
Kourouma conf ie s’être inspiré de la situation réelle de ses
camarades injustement emprisonnés sur ordre d’Houphouët-
Boigny alors que celui-ci était président de Côte d’Ivoire. Ce
l ivre, à l ’origine, ne serait qu’une sorte de témoignage contre
les persécut ions qu’ont subies certains Africains au moment du
retour au pays natal pour la raison qu’i ls étaient opposés aux
systèmes poli t iques en place ou simplement pr is comme tels.
En effet, une fois que ces derniers revenaient en Afrique
après avoir étudié dans les universités occidentales, les
dirigeants africains lançaient une véritable chasse aux
intel lectuels qui se soldait, soit par la condamnation, soit par
l ’exi l forcé ou la mort certaine, à moins que ceux-ci ne se
convert issent à l ’ idéologie du tyran.
Ainsi, Les Soleils des Indépendances, à bien des égards,
évoque-t- i l les circonstances d’un dif f icile retour tel qu’ il a été
vécu par certains camarades d’Ahmadou Kourouma.
Pour autant, le ton qu’i l opte ressorti t beaucoup plus aux
règles de l ’art romanesque qu’à celles en vigueur dans le cadre
de la narration des faits de sa vie personnelle ou d’une
autobiographie. Autrement dit, i l y a eu ici, pour Les Solei ls des
Indépendances , la conception d’une trame puis la présence de
- 48 -
personnages qui semblent être sortis de l ’ imaginaire même du
créateur ; ce qui est tout le contraire d’un récit qui a en charge
la vie de l ’auteur par lui-même. Alors, ce qui aurait dû paraître
une autobiographie d’Ahmadou Kourouma a, ic i, connu une autre
dest inée.
I l en est ainsi de son dernier roman Allah n’est pas obligé.
C’est à la demande des enfants somaliens, pris dans la
tourmente de la guerre civi le qui ravage leur pays, qu’Ahmadou
Kourouma a fait grâce de celui-ci. Or, là aussi, au l ieu d’évoquer
une enfance somalienne dans un cadre qu’il maîtrisait moins, i l a
non seulement transposé leur situat ion dans un milieu qu’i l
connaissait ; mais, surtout, i l s ’est tenu au respect des lois
narrat ives ou aux logiques de la vraisemblance, notamment la
chronologie et la gradat ion de l ’act ion.
Aussi, nous pouvons aff irmer, sans risque, que les romans
d’Ahmadou Kourouma se construisent sur le modèle du drame :
le genre, par excel lence, qui dévoile le pathétique.
Le début du récit est souvent indexé sur la f in de l’histoire.
En d’autres termes, la f in est presque connue d’avance puisque
les t itres des romans exemplif ient une structure narrative en
boucle. Aussi ne reste-t-i l qu’à dénouer les mobiles de l’act ion.
Ici, les romans d’Ahmadou Kourouma tiennent d’une
contradiction par laquelle le présent prétend comprendre le
passé. Ses romans étant, en effet, suspendus à une déveine qui
- 49 -
annihile l ’act ion et le suspense mais n’empêche pas, cependant,
toute forme d’espoir.
La guerre, la violence, la délation, etc., sont les maux qui
paralysent les Etats modernes africains. Monde de désolation
mais aussi de désespoir et de transformations qui dépersonnif ie
les protagonistes et où se consume l ’ i l lusion d’un monde
meilleur, métaphore d’une déliquescence organique et d’un
univers de brutali té et d’animosité, les romans kourouméens sont
des récits bouleversants des peuples l ivrés au chaos de
l ’histoire.
La fragmentat ion qui s’observe dans Les Solei ls des
Indépendances poursui t ainsi sa désintégrat ion dans les autres
romans : la l itanie des anathèmes est, en effet, longue. Le
pil lage des ressources qu’ont inst itué les régimes despotiques
africains au lendemain des indépendances cont inue de faire des
ravages dans les sociétés où les populations étaient mal
préparées.
Tour à tour, Fama, Dj igui, Birahima et Koyaga, dans une
moindre mesure, s’immiscent dans une histoire qu’i ls ne
maîtrisent guère. Mais Fama à lui tout seul préf igurait-i l déjà
cette folie, cette désagrégation ? Toujours est-i l que le
mouvement qu’i l amorce va en entraîner d’autres, plus
destructeurs. L’agencement même des dif férents récits des
personnages épouse admirablement cette spirale de l ’Histoire :
- 50 -
celle d’une époque qui compose avec l’ indif férence et la
tourmente.
Tout comme cette écriture d’Ahmadou Kourouma qui s’ouvrait
sur une déshérence et qui va inexorablement se distribuer
comme le principal axe de création li t téraire, la déshérence qui
n’était alors applicable qu’aux Soleils des Indépendances se
répand sur l’ensemble de l’œuvre. I l s ’agit, non moins, d’un trait
de la narration que de son aspect même. En effet, i l y a plus
qu’une simple impression dans les romans d’Ahmadou Kourouma
qui prennent véritablement des al lures de f in du monde et
dépeignent l ’apocalypse, l ’hécatombe des indépendances.
Ainsi, au lieu d’une simple volonté du romancier ivoir ien,
cette vision chaotique est f i l le de l ’histoire el le-même, qui se
manifeste comme un énorme éclatement de l ’univers. Les
privations connaissent diverses graduations, allant des
sapements des fondements tradit ionnels que la nouvelle société
post- indépendance remet en cause à l 'émergence de confl its qui
endeuil lent un peu plus le continent africain. La fourberie des
récits ne dif fère pas de la brusquerie dans laquelle ceux-ci ont
été engendrés.
L’histoire réelle cont iendrait en el le-même les défauts que
symbolisent les romans. Ceux-ci ne feraient rien d’autre alors
que la reproduire telle quelle, avec ce qu’el le draine. Ainsi, les
romans d’Ahmadou Kourouma s’imprègnent de la misère du
monde et le romancier peut ou non la prendre à sa guise. I ls
- 51 -
présentent un mélange de réel et d’ imaginaire. Le premier
s’inscrit dans une sorte de reproduct ion de l ’événement
historique ; tandis que le second est producteur de contrastes et
formule la distance qu’i l peut avoir avec le précédent.
Dans l ’œuvre d’Ahmadou Kourouma, i l y a ainsi toujours cette
double tension marquée, d’une part, par l ’ identif ication de la
f ict ion à la réalité effective et d’autre part, par la distanciation
avec le milieu représenté, c’est-à-dire entre la tentat ion de
recopier cette réali té et de reproduire l’événement originaire et
la correction que veut en apporter Ahmadou Kourouma. Mais au-
delà de cette oscil lation entre le désir d’authent ic ité et le
morphisme qu’il impose, i l y a encore cette posture qui permet,
sans doute, d’établir l ’équil ibre et de réaliser l ’harmonie
recherchée par ce genre d’écriture.
A la f in des années soixante, le champ dans lequel s’ inscrit
l ’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma est comparable à une
avant-garde en matière de création l it téraire -à peu près
identique à celle introduite par le Nouveau Roman dont Alain
Robbe-Gri llet devient l ’un des représentants- puisque après lui le
jugement porté sur la l it térature africaine fut considérablement
bouleversé. 32
32 La publication par Lilyan Kesteloot de son Anthologie négro-africaine marque le début de la reconnaissance par les universités européennes de la littérature africaine. En France, son enseignement est accueilli avec chaleur et l’on dénombre plusieurs études consacrées à la littérature africaine ainsi que l’existence de revues spécialisées telles que Présence francophone, Notre Librairie, etc.
- 52 -
Presque quarante années ont passé et bien que sa
conception de la chose l it téraire n’ait pas tout à fait changé,
Ahmadou Kourouma se donne maintenant pour principe une
écriture où i l s’agit moins, pour la réalité, d’une dilut ion dans la
f ict ion que d’une écriture qui se const itue comme la synthèse
entre ces deux discours inégaux. C’est ainsi qu’Allah n'est pas
obligé simplif ie le ton et dépouille l ’écriture de ce que le genre
romanesque considérait jusqu’alors comme sacro-saint.
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Chapitre 3
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Roman kourouméen et référent historique
1. Définition du contexte
D’une manière générale, la lit térature africaine se veut
réaliste puisqu’elle ne s’ intéresse qu’aux condit ions concrètes de
l ’existence, notamment à travers la peinture des mœurs et
l ’analyse des souffrances et des idéaux du colonisé.
Elle a, de bonne heure, eu affaire avec l ’histoire réelle
puisqu’elle en a été le ref let. Dans les écrits qui l ’ont composée
et la composent encore, i l s’est agi avant tout de référence
objective et d’al lusion implicite car les romans sont condit ionnés
dans et par le temps.
L’histoire événementiel le est ainsi revendiquée par l’écrivain
africain comme le leitmotiv de la créat ion l i t téraire. De ce fait, on
décèle aussi bien la visée historienne que la portée historique ;
- 54 -
car, si la l it térature raconte, el le fabrique aussi l ’histoire de
l ’homme noir. De plus, ce qui la rend particul ièrement digne
d’exister, c’est le fait qu’elle soit, à la fois, le produit élaboré
d’une mise en intr igue et une épopée. Ainsi, comme artif ices, les
romans savent mieux ref léter la réalité.
L’expérience l it téraire n’est réellement vécue que dans sa
capacité à fabriquer et à rendre compte de la réali té. En
s’intéressant au rapport avec le réel, elle reconnaît, en effet, le
fait essentiel et ult ime d‘exister comme organisation d’un espace
et d’une action.
La l it térature comme relais de l ’histoire devient, à cet égard,
la question majeure que traitent sans cesse les romanciers
africains, dont Ahmadou Kourouma. En effet, ses romans
n’échappent pas à la prise de conscience de la réalité. Et si l ’on
reconnaît, chez lui, une prise en considération thématique des
événements historiques, ce n’est pas tant que cette prise de
conscience soit uniquement à t it re indicat if mais el le relève aussi
du fait qu’el le spécif ie et dévoile une intent ion purement
historique.
Ainsi, Ahmadou Kourouma n’envisage pas d’autres formes
d’écriture que celle où s’enchevêtrent récit de f ict ion et
événements historiques. L’histoire étant, en effet, mouvement et
cohérence logique et ordonnatr ice. Comme si l ’auteur n’avait de
chance d’emporter quelque adhésion qu’à la seule condit ion de
rendre les énergies et la force de l’histoire, le dessein
- 55 -
kourouméen de l ’écr iture devient une combinatoire de f ict ion et
de réalité ! Aussi faut-i l rappeler, en déf init ive, cette conf idence
de l’auteur lui-même à propos d’une interrogation sur
l ’ importance de chacun de ses romans :
La l i t téra ture afr icaine ce sont des l ivre s écr i t s par des Afr icains
trai tant des sujets afr icains fa i sant connaître au monde cet hér i tage
que nous voulons je ter à l 'eau. 33
2. Le climat intellectuel
Les analystes, de nos jours, s’accordent à dire que la
colonisation a été un désastre pour l ’Afrique ; que celle-ci a tout
détruit : l ’exemple patent étant, à ce jour, le morcellement de ce
cont inent 34.
Pendant plus d’un siècle, en effet, la colonisation s’était
réduite à produire une image négative de l’homme noir. Dans
33 Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999. 34 Bien avant la conférence de Berlin (15 novembre 1884 - 26 février 1885) à laquelle on attribue le partage de l'Afrique, sur le terrain celui-ci était déjà largement entamé. En effet, excepté le Maroc et la Libye, l'Afrique du nord était sous protectorat et toutes les côtes occidentales occupées. L'Afrique centrale et orientale était largement pénétrée. Il n'empêche qu'après cette conférence, le processus de partage déjà commencé s'accélère, de même que le caractère expansionniste de la colonisation. La France, pour sa part, en sus des territoires qu'elle occupait déjà (le Haut Sénégal-Niger, le Congo français, etc.) crée les colonies de Guinée, de Côte d'Ivoire, du Dahomey (actuel Bénin).
- 56 -
son intérêt, elle avait entrepris une véritable dépersonnalisat ion.
La colonisation a, en effet, imposé sa morale et sa vision du
monde et plaqué son éducation à l’Afrique.
Après plusieurs siècles d’esclavage qui vident le continent
africain de plusieurs centaines de mil l ions d’hommes et de
femmes35, la colonisat ion s’était invitée à la même entreprise de
déréalisation. Au total, ces deux hécatombes ont déstructuré et
détruit ce que les sociétés africaines avaient de vital, c’est-à-
dire l’organisation polit ique de leur cité.
A la f in du XIXème siècle, alors même que l ’Amérique
blanche est encore alourdie par ses préjugées de supériorité sur
la masse prolétarienne noire, un jeune docteur en philosophie, à
peine adulte, t ient ce discours qui marque, sans doute, le début
de la prise de conscience du sentiment d’appartenance à la race
noire :
Nous ne devons pas accepter d’être lésés , ne fusse que d’un iota, de
nos pleins droi t s d’homme. Nous revendiquons tout droi t par t iculie r
appar tenant à tout América in l ibre au point de vue pol i t ique, c ivi l e t
soc ial ; jusqu’à ce que nous obtenions tous ces droi t s , nous ne devons
35 Une nouvelle querelle est apparue de nos jours dans les milieux universitaires sur le nombre réel des victimes de la traite négrière entre les partisans d’une responsabilité historique européenne face à son passé esclavagiste qui lui rejettent les causes de son grave déclin démographique et ceux qui affirment que la population de l’Afrique noire n’atteignait guère la centaine de million et révise à la baisse les chiffres souvent avancés. (L. M. Diop-Maes, Afrique noire, démographie, sol et histoire, Présence africaine/Khepera, 1996 et H. Thomas, The Slave Trade : The story of the Atlantic slave trade, 1440-1870, Simon & Schuster, 1997 cités par Nicolas Journet in «Controverses autour des conséquences de l’esclavage», Sciences Humaines n° 147, mars 2004).
- 57 -
jamais nous arrêter de prote ster et d’assa il l i r la conscience
américa ine. 36
W. E. Du Bois ainsi jetait le pavé dans la mare ; car peu
d’intellectuels noirs avant lui s’étaient exprimés à propos de
l ’ identité noire. Bien mieux, i l jetait les bases d’un mouvement
noir d’où jail l i t , quelques années plus tard, la Négritude 37.
Ainsi, pas à pas, autour de ce mouvement, les intel lectuels
noirs prennent conscience de leur existence. I ls entreprennent
une véritable razzia, une fouil le de leurs l ieux de mémoire,
réinvestissent leur passé desquel les éclate une Afrique unif iée.
Par ai l leurs, les récits sont nombreux qui ont témoigné et
témoignent encore de cette ferveur et de cette époque révolue38.
La situation histor ique de l’homme noir fut, pour ainsi dire, le
caractérisateur ; car la crit ique du fait colonial était perçue
comme un mode de production l it téraire. Ou, à tout le moins,
avait-el le, de quelque façon, inf luencé les écrivains africains.
Sur la réf lexion et l ’écr iture et à travers des récits singuliers, l ’on
put, en effet, cerner une vérité historique. Au-delà de leurs
inscriptions poétiques, leurs écrits prirent appui sur une
référence ou un site, un discours ou une f igure.
36 W. E. B. Du Bois cité par Lilyan Kesteloot dans Anthologie négro-africaine, op. cit., p. 14-15. 37 Le mouvement de la Négritude naît dans les années 1930 autour de ces trois figures : Césaire, Damas et Senghor. 38 L’inventaire suivant témoigne de la prise de conscience et démontre, à suffisance, comment les intellectuels africains ont totalement adhéré à la révision de leur propre histoire : Ferdinand Oyono, Camara Laye, Sembene Ousmane, Nazi Boni, Mongo Béti, Abdoulaye Sadji, Amadou Hampâté Bâ, etc.
- 58 -
Cette référence f it l ’objet d’un pèlerinage qui est au cœur de
l ’attestation même du récit. La preuve qu’une f ict ion conduisait
au contenu des choses réelles. Ainsi, les auteurs comme Nazi
Boni ou encore Chinua Achebe ont su renouer les f i ls d’une
histoire brusquement interrompue par la diff ici le rencontre avec
l ’Occident. Leurs œuvres comptent, en effet, parmi d’excellents
récits historiques voire ethnologiques. Ces deux auteurs ont,
d’une certaine manière, contribué à entretenir la mémoire ou à
perpétuer la tradit ion tout en édif iant de véritables monuments
l it téraires. Leurs cas, cependant, ne furent pas isolés ; car, au
total, des chroniques sur l’histoire de tel le société tradit ionnelle
constituèrent un pan de la l i ttérature africaine d’alors.
A la f in des années soixante, la thématique du roman afr icain
se renouvelle. Elle sort des sentiers battus de la reconstruction
identitaire, des conquêtes et des expansions coloniales en
manifestant son intérêt pour le tableau des premières années
des indépendances poli t iques. Le bilan qu’el le dresse est
négatif . En fait, le nouveau roman africain fust ige les guerres et
les répressions qui ont éclaté par-ci, les dictatures et les
corruptions qui ont fait irruption par-là.
A cette époque où presque tous les intellectuels africains
parlent sur le même ton, la dist inction vient du romancier ivoirien
Ahmadou Kourouma qui vient de publier au Canada, puis en
France, son premier roman : Les Soleils des Indépendances. Le
succès que ce livre emporte sur le tard fut dû, pour l ’essentiel,
- 59 -
au fait que ce roman tournait le dos, dans un style innovant et
envoûtant, à la tekhnē en vigueur dans les sacro-saints milieux
l it téraires afr icains.
Ecoutons, à propos, le crit ique Sénégalais Makhily Gassama
restituer vie et force à ce roman d’Ahmadou Kourouma :
Ic i , mesquinerie s, médiocr i tés , destruc tions systémat iques, t yrannies
et larbinisme, ivresses du pouvoir pour le pouvoir entre les gens de la
même race ! Action ? que non pas ! r ien que des feux d 'a r t if ice qui
pè tent sur les toi t s de chaume ! Négation de l 'Homme e t de l 'Histoi re. 39
En effet , Les Solei ls des Indépendances abonde d’hyperboles
et de tournures en langue vernaculaire. D’après une anecdote
que rapporte Lyl ian Kesteloot l ’auteur de l ’Anthologie négro-
africaine et spécialiste de la l it térature africaine, Ahmadou
Kourouma aurait relevé le déf i lancé par un camarade :
En réa li té , Kourouma ava it tenté une expér ience résultant d’un par i
avec un camarade : écr ire en f rançais un réci t fourmi l lant
d’expressions mal inké t radui tes . Ainsi , tout au long de son texte, i l
marche sur ce t te corde raide , et l ’expér ience devint performance ,
imposant un s tyle in imi table et cependant exemplaire. 40
39 Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d'Afrique, op. cit., p.18. 40 Kesteloot, L., Anthologie négro-africaine, op. cit., p. 445.
- 60 -
Mais, trente ans après, l ’auteur des Solei ls des
Indépendances att ire l ’attent ion sur un tout autre plan. Car,
chemin faisant, ses préoccupations l i t téraires dépassent, de nos
jours, les questions purement scripturaires. Autrement dit, se
posent aujourd’hui aux romans d’Ahmadou Kourouma non plus
seulement les questions relatives au style mais la vert igineuse et
cruciale quest ion de leur sens. Aussi, l ’ interrogat ion qui se
formule à l ’orée de son œuvre revêt-el le une tournure toute
nouvelle et essentiel le qui touche directement à l’architectonie
du sens : quelle est la portée historique de l ’œuvre d’Ahmadou
Kourouma ?
En trois décennies, celle-ci semble être passée de la fable
polit ique au questionnement historique, eu égard notamment à la
persistance du passé et de l’ impression que son œuvre renvoie à
une sorte d’écoulement du temps.
En effet, l ’œuvre d’Ahmadou Kourouma couvre plus d’un
siècle et demi d’histoire. Elle est, par conséquent, une œuvre
sensible, une œuvre en rapport avec la mémoire, qui participe
dans la pulsion d’une écriture de l’histoire grâce à la fourniture
de la vision qu’en a gardée l ’auteur, c’est-à-dire une vision
actuelle par rapport au passé et au présent.
Au début des années soixante, alors que la France ouvre la
voie de l ’ indépendance polit ique à ses anciennes possessions
africaines, les intel lectuels africains avaient, des décennies
auparavant, entrepris la fol le course pour le redressement de
- 61 -
l ’Afrique. En l’espace de quelques années, les préjugés que l ’on
avait pendant longtemps formulés à l ’encontre du Noir
s’écroulaient sous les assauts répétés de la respectabil ité
retrouvée.
Mais l ’ intellectuel africain n’al la pas seulement à la conquête
de son passé, i l prenait activement part à la réf lexion,
notamment grâce à des écrits engagés dans lesquels i l n’hésitait
pas à fustiger l ’action du poli tique. Le cas d’Ahmadou Kourouma
n’est pas isolé mais reste, cependant, exemplaire.
Son œuvre est imprégnée par l’histoire réelle. La lecture qu’i l
en propose abonde, en effet, d’obstacles, de déceptions et de
retournements. Elle est à mettre en parallèle avec l ’apathie
générale de l ’Afrique. Son œuvre porte les st igmates générés
par les siècles d’esclavage et la déshumanisat ion qui s’en est
suivie. Aussi, lorsque Marc Fenoli lui demande s’ i l n’y a pas chez
lui une sorte de nostalgie, voici ce qu’il répond :
I l y a en effe t quelque chose de permanent qui s’expr ime- là , une
vér i té , une réal i té qui est évoquée d’un texte à l’aut re . Oui , c ’est vra i ,
ça apparaî t chez Ahmadou Kourouma, i l y a le fa i t que les gens
avaient une cer ta ine vie , avaient un cer ta in monde qui éta i t peut-ê tre
fermé, qui n’avai t pas que des avantages, mais qui sa t i sfai sa i t à tout ,
qui avai t sa cohérence pol i t i que e t économique e t , qui maintenant , a
- 62 -
disparu. Avec la coloni sa t ion quelque chose a é té cassé, e t ce monde
s 'e s t diversif ié . 41
L’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma mêle ainsi
peinture de l ’époque et reconstitution historienne. Elle explore le
sil lon creusé par de nombreux cataclysmes et semble se trouver
à sa place, en poursuivant la dénonciation de l ’action des
polit ic iens africains. Elle plonge également dans les abîmes du
passé ; travail le à la rest itution de la mémoire en exploitant
explicitement ou pas le temps apocalypt ique et les misères
actuelles.
Elle joue, en somme, sur l ’ambivalence des choix, balance
entre recomposit ion fantaisiste et exactitude de la reconstitut ion.
3. Romans et histoire
I l est à présent intéressant d’art iculer la réf lexion autour des
rapports qu’entretient l 'œuvre d’Ahmadou Kourouma avec
l ’Histoire et la manière dont el le épouse les grands
bouleversements du siècle dernier.
41 Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999.
- 63 -
Le 8 mai 1945, la Seconde Guerre mondiale se termine en
Europe. Les troupes africaines qui ont combattu aux côtés des
armées al liées sont rentrées en Afrique. Face aux horreurs et
sous le feu des bombes, elles ont obtenu l ’honorabili té de leurs
frères d’armes. Cependant, l ’égalité devant la mort a brisé aussi
le mythe de l ' invincibil ité de l ’homme blanc. D’autre part,
l ’héroïsme démontré sur les champs de batai l le ouvre la voix
vers plus d'autonomie. Cette dernière conduit d’abord à
l ’élaborat ion de lois qui reconnaissent aux Africains les mêmes
droits qu’aux citoyens français ; puis, à l ’ indépendance pol it ique,
quinze ans plus tard.
Avec la bénédict ion de la métropole, les nouveaux dirigeants
africains s’instal lent aux commandes. Les Solei ls des
Indépendances ne s’est pas donné la peine de revenir sur les
dif férentes étapes de cette émancipat ion. L’on pourrait dire
qu’Ahmadou Kourouma a presque, délibérément, cru bon
d’accorder plus d’importance aux problèmes que rencontraient
les anciennes colonies au lendemain des indépendances que de
s’attarder sur la décolonisation. I l n’empêche, cependant, que
Monnè, outrages et déf is est longuement revenu sur cette
période et même sur les résistances des derniers grands
empires africains qui l ’ont précédée, notamment ceux de
l ’Occident de l ’Afrique et sur la méthode de leur affaibl issement
polit ique après qu’i ls eussent décliné.
- 64 -
En effet, la pénétration occidentale en l ’Afr ique avait conduit
au dérèglement polit ique de cette dernière et bouleversé les
repères tradit ionnels du fonctionnement des sociétés africaines
qu’el le remplaça par des Etats art if ic iels et fragiles.
Dans ce deuxième roman, Ahmadou Kourouma décrit avec
fantaisie les déboires de l ’Afrique aux mains des colonisateurs.
Comme s’i l était nécessaire d’aborder la quest ion de la
colonisation, i l introduit une lecture de l ’histoire, approfondit son
examen car la voie qu’il choisit est, incontestablement,
informative.
Dans son troisième ouvrage En attendant le vote des bêtes
sauvages , derr ière l’ostracisme de Koyaga et les métonymies
comme «homme au totem léopard» ou «empereur», i l n’y a guère
du mal à reconnaître les régimes tort ionnaires des Zaïrois
Mobutu, Centrafricain Bokassa 1er ou Ivoirien Félix Houphouët-
Boigny, pour ne citer que ceux déjà morts. La suppression des
noms ou bien l’usage des équivalences ne conduit même plus à
dissimuler ce qu’il eût été dangereux de nommer ouvertement, la
démarche d’Ahmadou Kourouma s’ inscrivant, de fait, dans
l ’ identif icat ion polémique et partiale, tant, i l y a, dans celle-ci, le
choix d’un engagement polit ique et idéologique du romancier.
La synthèse historique qu’il propose tend vers une forme de
vérité irréfutable car les romans d’Ahmadou Kourouma ne se
conçoivent pas indépendamment de l ’ idée de vraisemblance. I l
est, en effet, faci le d’établir un l ien entre la f ict ion et l ’histoire
- 65 -
événementielle. Cependant ce l ien ne doit pas voiler l ’ef fort
qu’effectue le romancier sur la première. I l v ient d’emblée du fait
que l’évolut ion de l ’une suit la trajectoire de l’autre.
Ainsi, Les Solei ls des Indépendances décrit avec soin l’état
de l 'Afrique au lendemain de la décolonisat ion tandis que Allah
n'est pas obligé s’ inspire beaucoup des guerres civiles du
Libéria et de Sierra Leone. Ahmadou Kourouma explore
l ’événement pour sa propre genèse l it téraire.
Cependant, s’ i l ne s’appl ique pas à la reconstruct ion, i l y a,
néanmoins, la volonté de donner au lecteur des éléments qui lui
permettraient de concevoir l ’histoire comme matrice et
indépendamment de la version off iciel le. La preuve, les
nombreuses références aux guerres d’Indochine ou d’Algérie
auxquelles le romancier ivoirien a participé et qui attestent du
sérieux des recherches entreprises en amont pour inscrire les
romans au-delà des sphères du romanesque au détr iment de
celles de la réalité.
Pour échapper aux tentacules de l’historiographie, c’est-à-
dire à la f i l iation entre les romans et le contexte, Ahmadou
Kourouma emploie une technique narrat ive bien singulière : la
fable poli t ique. Ainsi, le donsomana, par exemple, s’avère
particul ièrement adéquat lorsqu’i l s’agit, dans son avant-dernier
roman, de traquer le mensonge des hommes polit iques.
- 66 -
La geste ouest africaine devrait, par déf init ion, honorer le
chasseur ; or, par à une interact ion, le romancier ivoirien
parvient à la situer à mi-chemin entre histoire et f ict ion éclatant
les l imites matérielles de la geste af in de falsif ier le caractère de
la dénonciation. L’insertion du contexte histor ique dans la f ict ion
est, à cet égard, une parfaite réussite. Aussi, l ’aisance avec
laquelle Ahmadou Kourouma oscil le entre récit de f ict ion et
réali té historique démontre, à suff isance, le caractère aléatoire
de l’acte narratif . En effet, bien qu’i l s ’inspire de la réalité
historique, le récit de f ict ion n’est pas moins marqué, comme
toute f ict ion, par la subject iv ité de son créateur.
De la manière dont ce dernier reprend à son compte
l ’événement, l ’on est tout proche de la feintise partagée, c’est-à-
dire de l’ intent ion, chez Ahmadou Kourouma, de se décaler et de
prendre de la distance avec la réalité. Cela dit, la frontière entre
f ict ion et histoire est visible, y compris lorsqu’elle semble
s’estomper. I l ressort, en fait, une ambivalence de situat ion qui
démontre suff isamment le jeu complexe interactif entre les deux
discours et l ’unité apparente qui les lie.
Aussi, Monnè, outrages et déf is s’ouvre sur cette scène
sacrif icielle. La violence est ainsi placée à la source de l’ouvrage
ou montrée à découvert dans le caprice du roi :
Du sang ! encore du sang ! Des sacr i f ices ! encore des sacr i f ices !
commandait Djigui . Affolé s, sbires et s icaires se précipitè rent dans la
- 67 -
vi l le , obl igè rent , dans les concess ions, le peuple à sacr if ier . […] i l
manquai t des sacr if ices humains. I ls descendirent dans les quar t ie rs
pér iphér iques, enlevèrent t rois albinos e t le s égorgèrent sur les aute ls
sénoufos des bois sacrés envi ronnants . Ce fut une faute…le fumet du
sang humain se mêla à ce lui des bête s e t t roubla l 'univers. Les
charognards enivrés piquèrent sur les sacr if ica teurs affolé s et le roi
s tupéfai t s 'écr ia : "Arrê tez , ar rêtez les couteaux !" Les pythonisses ,
géomanc iens, je teurs de caur is e t d 'ossele ts interrogés répétèrent leur
sentence : la pérennité n 'éta i t pas accordée. 42
Ce passage se rapporte à l’ invasion imminente du royaume
de Soba par les troupes françaises. Informé des succès qu’el les
viennent de remporter sur les armées de Samory, Djigui Keita a
entrepris de contenir, par les sacrif ices, la menace qui pèse sur
son royaume. I l a, par ai l leurs, ordonné la construct ion d’un mur
géant ou tata qui, selon lui, endiguerait l ’offensive des troupes
coloniales et protégerait tout le royaume contre l ’ invasion des
Nazaréens. Or, ses précautions s’avèrent vaines car la
prédiction annoncée survient malgré tout et, avec elle, la
colonisation et son cortège d’humil iations.
En effet, sans avoir rencontré la moindre résistance, les
troupes du commandant français Faidherbe pénètrent dans la
vil le sainte de Soba :
42 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p.13.
- 68 -
Sur le chant ier , l ’ ina ttendue appar i t ion d’une colonne f rançaise au
se in du ta ta ava i t paru aux gens de Soba la manifesta t ion d’une
sorcelle ri e supér ieure à ce l l e du roi . Tous les guerr ie rs étaient
descendus des murs e t s 'é ta ient réfugiés dans les tr anchées d 'où, de
temps en temps, apparaissa ient , pour aussi tôt d ispara î tr e, des tê tes
tressées de guerr ier s . […] Entouré de ses suivants, Dj igui r es ta un
temps à écouter les explos ions , à regarder les fumées envelopper la
col l ine. Ensui te, i l s t rot tèrent paresseusement le long du rempar t
inachevé . Dans les fossés, t ra înaient des fusi l s , des sagaies , des
pioches ; achevaient de se consumer les amoncellements de matér iels
et de vivres auxquels les guerr ier s avaient mis le feu avant de
dégue rpir . 43
Très rapidement, les nouveaux arrivants prennent possession
du royaume. I ls instal lent des comptoirs, instaurent toute sorte
de prestations, d’ impôts ou de taxes. Dj igui, qui n’avait alors eu
la vie sauve que grâce à son rall iement, trouve aussi un intérêt
en s’impliquant activement dans l ’ implantat ion de la colonie :
Au cours des s ix premiers mois du pouvoir toubab, protégés par les
t i ra i l leurs, guidés par les s ica ires , le capitaine blanc, Djigui et
l ' in terprète é ta ient montés dans toutes les montagnes, avaient parcouru
toute s les savanes, ava ient trave rsé toute s le s r ivières des pays de
Soba pour vis i ter chaque chef- l ieu de canton. Partout , des fê tes et des
danses les avaient accueil l i s et l eur avai t été offer t tout ce qui se
propose à des hôtes de marque , même les vierges peules pour le r epos .
La pa ix, l 'œuvre civi l i sat r ice f rançaise , les lois du Blanc e t les
43 Ibid., p.37-38.
- 69 -
besognes du Noir avaient é té expl iquées à tous. Tous les indigènes les
avaient compr ise s e t sues, e t le capi ta ine blanc , l ' in terprè te et Djigui
avaient cessé de dir iger le s missions de recrutement, de réquisi t ions e t
de c ivi l i sa t ion, laissant leur responsabil i té ent ière aux t ira i l leurs et
aux s ica ires . 44
Au cours des années qui suivent la prise de Soba, les
populat ions paient le pr ix fort . Elles sont décimées par les
travaux forcés et les réquisit ions ou sont chassées des vi l lages
par les collectes d’impôts obligatoires jusqu’à ce que de
nouveaux changements poli t iques surviennent, c’est-à-dire peu
après la Seconde Guerre mondiale :
Cependant , tout le monde compri t les conclusions e t le s déc isions
pr ises par les nouveaux ma îtres - Djé l iba exigea que les paroles
fussent dé tachées e t répétées pour qu’i l pût les commenter une à une .
Le commandant Bernier éta i t agoni et banni d’Afr ique. Le Centenaire
éta i t restauré dans la pléni tude de se s pouvoirs , avec toute s
prérogat ives, même ce ll es de révoquer Béma et de se dés igner un autre
successeur 45.
Monnè, outrages et déf is retrace ainsi, successivement, les
événements qui se sont déroulés, en Afrique pendant toute la
période qui a précédé les indépendances et cel le qui a suivi.
Sans pour autant céder à la tentation de faire son procès, ce
44 Ibid., p. 72. 45 Ibid., p. 218.
- 70 -
roman ne fait pas non plus qu’une description naïve et s imple de
l ’histoire.
A tout le moins, Monnè, outrages et défis tente quelque
analogie. C’est-à-dire plus qu’une simple équivalence, i l veut
dépasser le point d’équil ibre problématique entre récit de f iction
et réalité histor ique et tente de «reconstruire au travers du texte
la morphologie de l ’Histoire». 46
Cette reconstruction morphologique laisse penser
qu’Ahmadou Kourouma est un romancier familier de la réalité.
Ainsi souvent, ses romans abondent d’ inférences histor iques
comme dans l’extrait suivant :
La l iber té, la nabata avai t , pour ceux de Bol loda, ce t te de rnière
s igni f icat ion. Le Centenaire déconcer té se demandai t pourquoi de
Gaul le voula i t absolument équiper tous le s Noirs d 'Afrique, nous
garant ir à nous tous des por teurs de vie i l les mamans. Après de va ines
et épuisantes expl icat ions, pour sa i sir les not ions de ci toyens e t
d 'égal i té - "Désormais, Arabes e t Noirs des colonie s sont des c i toyens
avec éga l i té de droi t avec les França is de France" , on démontra au
Centenaire que, s ' i l n 'ava it pas renoncé à toutes se s épousai l les , i l
aura i t pu désormais fai re venir de Par is une jeune vierge toute rose
pour complé ter son harem : per spect ive qui arracha un léger sour ire au
vie i l lard. 47
46 Ngandu Nkashama, P., Mémoire et écriture de l’histoire dans Les Ecailles du ciel de Tierno Monénembo, Paris, L’Harmattan, p. 31. 47 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 218.
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La transcription des événements réels vise, en fait , à étendre
le champ de la f ict ion de façon à ce que cette dernière puisse
être considérée comme réelle et non plus seulement comme une
ent ité f ict ive.
Aussi la réussite d’Ahmadou Kourouma provient-elle, par
exemple, du fait qu’ i l enlève de la contenance à un personnage
historique pour le traiter comme f ict if : ce qui, ici, donne plus de
consistance à la f iction. Inversement, i l investit l ’espace f ict if de
personnes réelles pour montrer que l’univers imaginaire et le
monde réel se superposent. L’histoire réelle, par conséquent,
n’est plus qu’une intuit ion dans laquelle le créateur trouve la
matrice de son inspiration. En revanche, la f ict ion reste ut il isée à
des f ins compensatoires, c’est-à-dire qu’el le sert à écrire une
réali té absente.
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Chapitre 4
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L’Agressivité de l’histoire
L’histoire moderne de l ’Afrique n’est pas inséparable des
grands bouleversements du XXème siècle tels que ceux qui
inf ligent les pires souffrances aux individus. En effet, peu après
la proclamation des indépendances, les nouveaux Etats africains
s’ér igent vite en dictatures et mènent des polit iques très dures et
répressives envers les populat ions. Et si c’est en Europe que le
principe apparaît d’abord, i l n’empêche qu’une forme nouvelle de
total itarisme se développe en Afrique, à partir des années
soixante.
L’exercice de la dictature, sur le continent noir, est le fait de
despotes éclairés qui n’éprouvent ni sympathie, ni pi tié pour leur
peuple. Ils ont souvent accédé au pouvoir soit avec l’aide d’une
milice, soit avec l’appui de riches groupes f inanciers ou la
- 73 -
bénédiction des anciens colonisateurs qui désirent se maintenir
en Afrique.
Une fois aux commandes du nouvel Etat, i ls se lancent dans
une véritable inquisit ion. De fait, au lendemain de la
décolonisation, le continent africain devient «la terre de la
damnation et “d’indépendances maléf iques“ où le carnaval des
nouveaux dieux africains semble avoir tué sous ces “soleils des
indépendances“ tous les rêves d’ indépendance». 48
Pour museler les peuples dans la peur permanente et la
terreur, les nouveaux hommes forts torturent ou n’hésitent pas à
user de la force. En somme, i ls instal lent de vrais systèmes de
coercit ion à cause du mensonge et de la propagande
idéologique.
Certains intellectuels afr icains, qui prennent conscience de
l ’ampleur du désastre humanitaire, se pressent d’en témoigner
dans des écrits qui dénoncent la légit imité même de ces pouvoirs
où les violences succèdent aux privat ions de tous genres. Or,
c’est dans ce contexte que paraît le premier roman d’Ahmadou
Kourouma.
Bien plus que pour son originalité, cet ouvrage est l ’un des
meilleurs l ivres qu’un romancier africain ai t pu écrire49, surtout
48 Vuillemin, A., Le Dictateur ou le dieu truqué, Paris, Klincksieck, 1989, p. 237. 49 Les Soleils des Indépendances bouleverse la structure de la langue française à cause des nombreuses irrégularités grammaticales et syntaxiques qui soumettent celle-ci à l'esthétique de la langue originelle du romancier, c'est-à-dire le malinké. Ainsi, le génie du créateur procède de ce que l'écriture ici s'enrichit de plus d'une signification.
- 74 -
grâce au procédé mis en œuvre pour dénoncer les violences et
les exactions des nouveaux dirigeants africains.
Au l ieu d’un simple témoignage, Les Solei ls des
Indépendances se décline ic i comme une métaphore. I l s ’agit, en
fait, d’un récit vert igineux où se déploie un champ sémantique
qui dif fère du sens ordinaire ; car en créant un contact entre la
langue française et la langue malinké, Ahmadou Kourouma
cherche à donner une autre signif icat ion que celle que l ’on
donne souvent au mot.
Or, ce l ivre fait état de la déchéance d’un prince. Fama ayant
été dépossédé de son trône puis ruiné par les indépendances est
réduit à travail ler aux pompes funèbres. Circonstance
aggravante : Salimata, sa femme est stér ile. Pour autant, tout va
de plus en plus mal : i l est accusé de complot contre le chef de
l ’Etat et condamné. Gracié peu de temps après, i l est blessé à la
frontière par un garde alors qu’i l se rend à Togobala pour mourir .
Les Solei ls des Indépendances étonne et surprend davantage
aussi par son agressivité et l ’allure presque apocalyptique qu’i l
couve parfois comme dans le passage ci-après :
Un vent fou f rappa le mur , s 'engouffra par les fenêtres e t les hublots
en s i ff lant rageusement. Les mendiants entassés dans l 'encoignure
s 'épouvantèrent e t miaulèrent d 'une façon impie e t maléf ique qui
- 75 -
provoqua la foudre. Le tonne rre cassa le cie l , enf lamma l 'univers e t
ébranla la ter re e t la mosquée . 50
Cette violence symbolise l’hosti l i té des «soleils» des
indépendances. Quant à Ahmadou Kourouma, il laisse fantasmer
sa plume en accumulant les images qui donnent, en déf init ive,
plus d’effet aux désastres causés par cette étrange ère. Bien
mieux, i l n’hésite plus à comparer le parti unique et les
indépendances aux sociétés d’ init iées où les grandes sorcières
dévorent les enfants des autres :
Mais quand l 'Afr ique découvri t d 'abord le par t i unique ( le par t i
unique , le savez-vous ? ressemble à une socié té de sorcière s, les
grandes in i t iées dévorent les enfants des autres) , puis le s coopéra tives
qui cassèrent le commerce , i l y avai t quat re-vingts occas ions de
contenter et de dédommager Fama qui voulai t être secré ta i re généra l
d 'une sous- sect ion du par t i ou directeur d 'une coopéra t ive. 51
D’autres romans d’Ahmadou Kourouma, à l ’ instar des Solei ls
des Indépendances, décrivent d’une manière générale la
violence inouïe de ces régimes africains. Souvent, les forces en
présence démontrent à suff isance le caractère inouï de celle-ci :
l ’armée, la pol ice, la mil ice sont, en effet, les différents symboles
de ces régimes répressifs.
50 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 27. 51 Ibid., p. 24.
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Les indépendances n’apportent pas le répit que les
populat ions afr icaines escomptaient. En effet, après la
colonisation, el les sont surprises par la brutali té des nouveaux
dirigeants. Aussi Les Soleils des Indépendances décrit cette
atmosphère délétère de violence et la main mise d’une poignée
de scélérats sur les morceaux viandés des indépendances.
Lorsqu’elle n’est pas imagée, la violence peut être visible,
c’est-à-dire qu’el le peut s’exprimer dans les actes même des
personnages comme Koyaga, le président chasseur et dictateur
de la républ ique du Golfe que le romancier ivoirien assimile,
d’ai l leurs, à un chef d’Etat africain encore en exercice.
Tout comme les dictateurs africains, cet être de papier
exerce un pouvoir sans partage. Ainsi, à partir du modèle
classique, Ahmadou Kourouma fai t, presque avec précision, le
portrait du dictateur réel. Cela dit, cette modélisat ion était tel le
qu’i l n’y a plus de place à l ’ improvisat ion.
Le fait qu' i l se serve d’un dictateur réel pour reproduire le
caractère de son personnage dénote la confusion qui règne,
parfois, entre la réali té et la f ict ion. Aussi, i l n’y a pas de l ieu
possible pour l ’obstruct ion de la vérité : le procédé de
reproduct ion étant l ié ici à la description d’événements
historiques réels.
Les dictateurs représentés tour à tour dans le roman sont bel
et bien des chefs d'Etat réels encore aux commandes ou déjà
- 77 -
morts. Le choix de ces personnages a conduit Ahmadou
Kourouma à désigner habilement les coupables des maux qui
tétanisent l ’Afr ique tant sur le plan polit ique que sur le plan du
développement technique. Surtout, i l témoigne le rall iement de
l ’auteur au camp de la dissidence52.
En effet, la dénonciation de l ’abus de pouvoir est monnaie
courante et plus directe que cela ne paraît a priori . Aussi, si le
premier roman d’Ahmadou Kourouma a semblé ambigu quand,
pour se dérober de la censure et dénoncer plus eff icacement les
maux qui ont tétanisé l 'Afrique au lendemain des indépendances,
i l a choisi de s'attaquer à la condit ion d'un prince africain, ses
romans suivants sont devenus moins symbol iques et peu à peu
suggestifs : le rapport du romancier ivoir ien à l 'écriture et, par
conséquent, à la diabolisation des hommes poli t iques africains
sont devenus un jeu de juxtaposit ion.
Au f i l des ans et à la faveur de nouvel les publications, i l a eu
de plus en plus recours à un mode de dénonciat ion moins
implicite, plus dépouil lé et quelques fois moins poétique :
Nous voi là tous sous l 'apatame du jardin de vot re résidence. Tout es t
prê t , tout le monde e st en place . Je dira i le réci t puri f ica toire de vot re
vie de maî tre chasseur e t de dic ta teur . Le réc i t pur if ica toi re est appe lé
52 La dissidence se caractérise par une nette opposition entre le prince qui détient le pouvoir politique et le scribe qui éduque les masses. Ainsi, un bon nombre d'intellectuels africains parmi lesquels l'Ivoirien Ahmadou Kourouma ayant fait le choix de ne pas se mettre au service des dictateurs africains étaient considérés par ceux-ci comme des opposants. D'ailleurs, ces derniers vivaient pour la plupart en exil d'où ils se manifestaient par des écrits contestataires qui dénonçaient les frasques de ces dirigeants.
- 78 -
en mal inké un donsomana . C 'e st une ges te. I l es t d i t par un sor a
accompagné par un répondeur cordoua . Un cordoua e st un ini t ié en
phase pur if ica toire , en phase ca thar t ique . Tiécoura est un cordoua et
comme tout cordoua i l fai t le bouffon, le pi tre , le fou. I l se permet
tout e t i l n 'y a r ien qu 'on ne lui pardonne pas. 53
Ou encore :
Je décide le t i t re dé fini t if e t comple t de mon blabla es t Allah n 'es t pas
obl igé d 'êt re juste dans toute s ses choses ici -bas. Voi là . Je commence
à conter mes sa lades. 54
Ainsi, s i le premier roman d'Ahmadou Kourouma a paru
équivoque, ceux qui suivent Les soleils des Indépendances l 'ont
été de moins en moins. De fait, on y l it ce que le romancier a
bien voulu y mettre. Le moyen de dénoncer plus eff icacement la
dictature étant de dire la vérité, Ahmadou Kourouma a adapté
son ton aux transformations du monde poli tique africain, c'est-à-
dire à mesure que les Etats se sont enlisés dans la violence.
A la f in des années soixante-dix, environ vingt ans après la
proclamation des indépendances, l 'Afr ique est presque
ent ièrement aux mains des dictatures55. De fait, l 'écriture
53 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p.10. 54 Kourouma, A., Allah n'est pas obligé, op. cit., p.9. 55 Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les anciennes colonies qui souhaitent s'exprimer en dehors du système Est-Ouest créent leur propre organisation pour mieux se faire entendre. En plus de l'afro-asiatisme dont l'objectif principal est l'indépendance, les dirigeants du Tiers-monde réunis à Bandung (du 18 au 24 avril 1955) déclarent rester neutres dans le conflit qui oppose
- 79 -
d'Ahmadou Kourouma s'accompagne d'une prise de conscience
de la peur dans laquelle les peuples africains étaient cloîtrés. Et
plus les Etats afr icains se révèlent coercit ifs, plus Ahmadou
Kourouma tend vers une dénonciat ion virulente et moins
détournée. Ainsi, i l s 'est inspiré de plus en plus de faits réels
tels qu'i ls apparaissent dans son dernier roman, Allah n’est pas
obligé.
Cependant, Ahmadou Kourouma semble fasciné par la f igure
du tort ionnaire à propos duquel i l déclare la chose suivante :
Oui, Koyaga, j ' avoue qu 'au fond de mon cœur j 'admire sa brutal i té , sa
brutal i té violente . Koya ga es t cer tainement le pire des dic tateurs , mais
i l y a une cer ta ine logique dans sa façon d 'agi r . Quand i l ar r ive dans
mon his toi re on n 'a pas voulu le prendre comme un mi li ta ire , s i on
l 'ava i t engagé comme t ir ai l leur , f ina lement comme tout le monde, i l se
serai t contenté de ça. C 'es t a lor s qu 'i l a commencé à fa ire un combat
de lu t te , e t quand i l a pr is le pouvoir , le pouvoir é tant l e pouvoir , hé
bien i l s 'es t défendu par tous les moyens pour le garder . A cer tains
moments i l appara î t presque sympathique. I l es t sympa thique. I l gère
les affa ires de façon sympathique, à 4 heures du matin i l se révei l le
l'URSS aux Etats-Unis. Cependant, ils souhaitent intervenir dans les affaires du monde et prendre parti. Or, on sait que le Tiers-monde peine à s'imposer, à faire valoir ses opinions et à constituer ce troisième bloc qui permettrait de sortir du jeu bipolaire. Au-delà des formules et des discours, les contradictions qui apparaissent au sein du mouvement le fragilisent. Des oppositions armées éclatent, les idéaux communs ne résistent pas aux intérêts nationaux. Pis encore, certains dirigeants s'engagent clairement au côté de tel bloc et reçoivent son soutien. Aussi, malgré leurs efforts, les pays africains n'échappent pas au clivage Est-Ouest. Au lendemain des indépendances, l'Occident qui veut à tout prix maintenir son influence et sauvegarder ses intérêts soutient des régimes dictatoriaux, ultraconservateurs, corrompus et très impopulaires. (Cf. George Padmore, «Appendice V», Panafricanisme ou Communisme ?, Paris, Présence Africaine, 1960, p. 449-457).
- 80 -
pour recevoir les gens. Moi-même j 'a i été reçu par Koya ga à quatre ou
cinq heures du matin. 56
Les nombreux exemples de dictature que l 'histoire a retenus
ou qu'elle offre ont été souvent précédés d'une période de
troubles comme, par exemple, dans les anciennes républiques
romaines ou dans l 'ancien empire de Russie57. La situation de
l 'Afrique est part iculièrement troublante dans la mesure où les
f igures connues de tyrans ne datent que des indépendances ; ce
qui supposerait que ce continent en avait, jusque là, été
épargné.
Certes, l 'Afrique a connu des périodes d' instabi lité ; mais i l
est dif f ici le d'aff irmer que l 'explosion des dictatures sur ce
cont inent puise dans une longue tradit ion de terreur.
Contrairement aux dirigeants actuels qui n'ont de l 'exercice du
pouvoir que la recherche de la satisfaction personnelle, leurs
aînés ont avant tout recherché, dans la quiétude et l 'harmonie,
l 'honneur et l 'épanouissement des individus :
56 Propos recueillis par Marc Fenoli, 18 janvier 1999. 57 La dictature est un système dans lequel tous les pouvoirs sont assumés par une même personne, un groupe ou un parti politique. Ces dictatures apparaissent au lendemain de la Première Guerre mondiale : en Russie en 1918, en Italie en 1922, en Pologne en 1926, en Allemagne en 1933 et en Espagne en 1939. Après la Seconde Guerre mondiale, celles d'Italie et d'Allemagne disparaissent alors que s'instaurent les dictatures communistes de type prolétariat en Europe de l'Est : Albanie, Bulgarie, Roumanie, Tchécoslovaquie, Hongrie, Yougoslavie, R. D. A., etc.
- 81 -
Ce qui f rappe, chez les peuples noi rs promus à l 'autonomie ou à
l ' indépendance, écr i t Senghor , c 'e st l ' in-conscience de la plupar t de
leurs che fs : leur mépris des va leurs cul ture l les négro-afr ica ines. 58
En effet, les dirigeants africains actuels, pour la plupart,
n'ont pas de la poli tique la déf init ion d'autrefois, c'est-à-dire cet
instrument de prospérité économique et de paix sociale. I ls n'ont
de la notion du pouvoir, au contraire, que l 'ascendant qu'i ls
peuvent exercer sur la populat ion au regard des moyens
impressionnants qu'i ls affectent pour opprimer d'éventuels
contradicteurs. En somme, ce ne sont que des pseudo-chefs à la
solde de l 'ancienne puissance coloniale.
Mais ici, Ahmadou Kourouma éclaire la part d'ombre de ces
hommes. Aussi, en décrivant les coulisses du pouvoir de
Koyaga, i l dévoile les ruses que les chefs d’Etats africains
emploient pour le garder longtemps. Ainsi, i l y a, dans trois des
romans d'Ahmadou Kourouma, trop de répression. Cependant,
pour expliquer le châtiment honteux que les uns inf ligent aux
autres, le narrateur n'hésite pas à user de la piste ethnique, un
peu avec sarcasme :
Nous les Nègres, nous sommes comme la tortue, sans la bra ise aux
fesses nous ne courrons jamais : nous ne tr avai l le rons pas, ne paierons
jamais nos impôts sans force. I l faut immédiatement monter dans les
58 Senghor, L. S., Liberté, tome 1, op. cit., p. 282.
- 82 -
vi l lages, monte r la force , recréer la peur : les Noirs ne reconnaissent
pas une arme cachée dans son fourreau. 59
1. La passivité du personnage
Ecrire un roman ne signif ie pas seulement suivre un
raisonnement, c’est ajouter aux critères déjà existants des
f igures nouvelles. Or, le roman est, par déf init ion, un cadre dans
lequel vient se loger une histoire ou une act ion. I l se fait
rarement par ant icipat ion, c’est-à-dire par ce qui arr ive, mais par
l ’accentuation de l ’événement ou par ce qui a déjà eu lieu. En
d’autres termes, i l décrit «les mil ieux et les mœurs et [expose]
les lois qui les régissent ; le but de l ’écriture n’[étant] plus
l ’esthétisation du réel mais le rendu f idèle des réali tés les plus
quot idiennes.»60
Par ai l leurs, le roman «sert à représenter des objets, des
événements, des actions, des personnages». 61
Or, il ne se passe r ien ou presque dans ceux d'Ahmadou
Kourouma. Certes, le grand empire mandingue s'est effondré à la
59 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 256. 60 Il s’agit ici de l’approche réaliste du roman, qui triomphe vers la seconde moitié du XIXème siècle grâce aux auteurs comme Emile Zola. Gilles Philippe, «Triomphe et déclin du roman réaliste», Le roman. Des théories aux analyses, Paris, Seuil, coll. Mémo, p.33-39. 61 Todorov, T., La Notion de littérature, op. cit., p.17.
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suite de la conquête française. Cependant, pour faire face à
l ’ intrusion des Européens, la résistance s'organise très mal. Ce
qui explique, sans doute, l ’ immobil isme de l’action.
Djigui et Fama, les principaux personnages des deux
premiers romans d’Ahmadou Kourouma sont agis par l 'Histoire
car c’est par celle-ci que se réalise leur destinée. Ce sont des
personnages sans épaisseur malgré la conscience ou la
pertinence des événements qu’i ls affrontent. Aussi ne sont-ils
pas véritablement les maîtres de leur destin mais seulement ce
que le sort en a pressenti. Ainsi, Djigui et Fama sont totalement
négatifs. Ils subissent l ’act ion ou n’offrent souvent que des
réact ions telles que la peur ou la colère aux dif férentes
situat ions auxquelles i ls sont confrontés. Leurs i t inéraires ayant
été indexés au préalable, i ls demeurent enfermés à l’ intérieur de
la logique de l ’Histoire.
Ces personnages échouent dans toutes leurs épreuves. Et,
ce sont les mauvais chemins déf inis d’avance par la logique du
récit qui s’ouvrent devant eux :
Le pessimisme de Kourouma anéanti t ses per sonnages. Chaque fois
qu’ i l s’appesanti t sur les qual i tés d’un ê t re , c’est toujours et
uniquement pour accuser les vices de l’ê tre antagonis te qu’ i l avi l i t . E t
chaque fois que les c ircons tances invi tent l ’auteur à por ter un
jugement de valeur posi t if sur le personnage (…) ou à lui fa ire
accompl ir un geste humain, c’e st-à-dire noble , généreux, ce jugement
et ce geste sont aussi tôt détruit s soi t par une s imple image, soi t par le
- 84 -
jugement ou le geste qui suit immédiatement , soi t par l’ar t i f ice d’une
s i tua tion bur lesque (…), si tua tion à l’ al lure moliére sque . 62
I ls se font dans cette prédétermination, dans le montré ou le
déjà là. De fait, l 'outrecuidance du psychologisme f ige autant
l 'action que les personnages. Ces derniers, en effet, n'arrivent
que peu souvent à se débarrasser de l ’emprise de la narrat ion et
ne sont pas les opérateurs de changement de l ’act ion racontée.
Mais, i ls représentent le modèle anti-épique des événements
dans lesquels ils sont engagés. En effet, ceux-ci les
déshéroïsent, les dégradent. I l suff it , de fait, de recourir au
contenu des récits pour s'en persuader.
Le thème de la guerre, par exemple, dans Monnè, outrages et
déf is est un fait que le romancier traite avec ironie alors que
celle-ci est le l ieu où chaque combattant fait preuve de courage
et de bravoure : en effet, i l n 'y a pas de véritable engagement au
combat que la présence seule des troupes françaises aurait suff i
à déclencher :
Sur le chant ier , l ' ina t tendue appar i t ion d 'une colonne f rança ise au se in
du ta ta ava i t paru aux gens de Soba la manifestat ion d 'une sorcel le r ie
supér ieure à cel le du roi . Tous les guerr ier s éta ient descendus des
murs et s 'é ta ient réfugiés dans les t ranchées d 'où, de temps en temps,
appara issa ient , pour aussi tôt d ispara î tr e, des têtes t ressées des
62 Gassama, M., La Langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique, op. cit., p.83-84.
- 85 -
guer r ier s . 63
Ou, encore :
Entouré de ses suivants, Djigui re sta un temps à écouter le s
explosions , à r egarder les fumées envelopper la col l ine . Ensuite , i l s
t rot tè rent paresseusement le long du rempar t inachevé. Dans les
fossés, t ra îna ient des fusi l s, des saga ies , des pioches ; acheva ient de
se consumer les amoncellements de ma tér ie ls et de vivres auxquels les
guer r iers avaient mis le feu avant de déguerpir . 64
L'absence de combat et l 'échec de Djigui démontrent combien
rien de nouveau n’arrive. Bien plus, l ' instauration des visites du
vendredi, qui semble atténuer ce désastre renforce l ' immobil isme
et la passivité du personnage. Elle détourne l ’élan du récit en ne
renforçant que le pouvoir des colonisateurs :
Au cours des s ix premiers mois du pouvoir toubab, protégés par les
t i ra i l leurs, guidés par les s ica ires , le capitaine blanc, Djigui et
l ' in terprète é ta ient montés dans toutes les montagnes, avaient parcouru
toute s les savanes, ava ient trave rsé toute s le s r ivières des pays de
Soba pour vis i ter chaque chef- l ieu de canton. Partout , des fê tes et des
danses les avaient accueil l i s et l eur avai t été offer t tout ce qui se
propose à des hôtes de marque , même les vierges peules pour le r epos .
La pa ix, l 'œuvre civi l i sat r ice f rançaise , les lois du Blanc e t les
63Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p.37. 64 Ibid., p. 38.
- 86 -
besognes du Noir avaient été expliquées à tous . 65
Les vis ites du vendredi qui redonnent de l ’ importance à Djigui
auraient pu servir à édif ier une nouvelle action. Or, elles ne sont
aussi que des impression fuyantes, un simulacre puisque
Ahmadou Kourouma n’a pas d'autre façon de montrer la
prégnance de l 'événement déterminant que de donner à son
personnage l ' i l lusion de redorer son blason.
D’une manière générale, Fama et Djigui volettent sans pour
autant créer un espace qui serait le leur. Aussi, par rapport aux
déterminations reçues, aucun surcroît n’est inventé qui leur
procurerait ce nouvel espace. Ils n’échappent pas à la
détermination mais perdent le pouvoir d’être des personnages
l ibres en se désappropriant. Le roman devient dès lors une forme
inerte de f idél ité à la passivité qu' i l faut poursuivre :
Pour encourager et honorer not re roi , des vi l lageoi s spontanément
vinrent à la mosquée , courbèrent la pr ière du comba ttant e t des
disciple s inavoués du marabout Yacouba, en prof i tè rent pour égrener
des chapelets à onze gra ins pr ohibés. Le commandant enjoignit le
Centenaire de se sépare r des anti-Blancs. Avant que le Kélémassa ne
se prononçât sur la r equête, Fadoua, le por te-canne et l 'exper t en
fét iches, opta pour le dialogue : «I l ne faut pas offr ir au Toubab les
pré textes d ' interdi re l 'é tat de guerre e t de suppr imer les vis i tes de
65 Ibid., p.72.
- 87 -
vendredi . »66
En définit ive, l 'arbitraire n'a que peu d’importance. À cause
du passé, i l y a une exigence nouvelle de l 'événement qui va
beaucoup plus loin que l 'écriture et qui s'accommode d'une
détermination beaucoup plus impérieuse que celle du hasard.
Aussi, Fama n'existe pas en dehors de la bâtardise des
indépendances, Djigui non plus sans l 'agression française. Ces
personnages ne sont pas des bâtisseurs, mais des vict imes de
l 'histoire. Bâtir aurait été produire quelque chose qui ne fût pas
préconisée par quelque volonté ou quelque événement
extérieurs au personnage. Cela aurait été établir une forme
d’intell igibil i té caractérisant non seulement l ’attente du lecteur
mais aussi une forme d’ indéterminat ion du personnage, une
résistance au parcours déjà tracé.
Mais Fama et Djigui sont à un tel point déterminés qu'il s'est
produit indépendamment d'eux quelque «malheureux»
événement : pour l 'un, la désillusion du combat des
indépendances et, pour l 'autre, l 'ef fondrement de son autorité.
Aussi, i ls ne peuvent prétendre être autre chose que cet
acharnement du sort sur eux, c'est-à-dire être des personnages
l ibres de toute détermination car quelque chose ici a été conçue
dans les romans par la possibi l ité seule qu'i ls ont de dire le
désenchantement du temps, l 'agressivité de l 'histoire.
66 Ibid., p. 188.
- 88 -
2. Romans et recomposition fragmentaire
L'histoire africaine de la colonisation exerce une tel le
inf luence dans l 'œuvre d'Ahmadou Kourouma que cette dernière
y est presque entièrement moulée.
Parmi les romanciers africains de sa génération, sans doute,
est-i l celui qui accorde une tel le importance aux événements de
cette époque. Depuis Les Soleils des Indépendances à Allah
n'est pas obligé, en trente ans, Ahmadou Kourouma s'est, en
effet, établi comme le romancier familier des tribulat ions de
l 'Afrique moderne.
Cela dit , au début des années cinquante, soit une vingtaine
d’années avant la parut ion de son premier roman, ce qui
singularise la toute jeune l it térature africaine, c'est son goût
pour l 'engagement polit ique en faveur de la l ibérat ion des
peuples maintenus sous la dominat ion étrangère. Les écrits qui
paraissent alors n'ont guère pour préoccupation majeure que la
colonie, et ce, malgré que le ton et la tournure variassent,
souvent, d'un auteur à l 'autre67.
67 Bien que certains écrivains africains reprochèrent à d'autres leur transcendance à l'égard de la colonisation, il n'empêche que leurs œuvres, notamment celles du Guinéen Laye Camara ruinaient aussi l'image du colonisateur souvent plus que ne l'entendit, par exemple, le Camerounais Mongo Béti qui avait alors de la définition de l'anticolonialisme une espèce d'engagement politique de la littérature.
- 89 -
Aujourd'hui encore, la l it térature africaine ne s'est pas
totalement affranchie de cette tâche collective car, comme
auparavant, elle reste mil i tante.
Les années soixante s'ouvrent avec la parution d'un bel
ouvrage : L'Aventure ambiguë68 de Cheikh Hamidou Kane,
désormais un classique de la lit térature africaine. D'autre part,
les écrivains afr icains, de plus en plus nombreux, ressentent le
besoin de renouveler leur thématique. Aussi ne célèbrent-i ls plus
uniquement la vieil le Afrique, lointaine et guerrière, mais
traitent- ils de tout et, surtout, de l 'homme et de son rapport à la
société.
Et même si un auteur comme Nazi Boni reste encore
nostalgique à la tradit ion, le roman africain se diversif ie : i l
devient ant inomique et de plus en plus contestataire. Aussi, aux
écrivains qui recherchent l 'excellence bourgeoise et sécuritaire,
ceux de la nouvelle générat ion opposent l 'Afrique comme cadre
dans leurs récits69.
Or, c'est dans un tel contexte que paraît : Les Solei ls des
Indépendances .
Trois autres ouvrages suivent sa parution. Et, tel un
cont inuum, toute f in d’un roman paraissant comme un début en
68 Kane, Ch. H., L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, (1961), 2000, 191 p. 69 Dépassé le temps de la colère et de la fascination à l’égard des traditions et l'univers traditionnel, la nouvelle forme du roman africain s'offre en spectacle aux forces du mal et de l'angoisse. Dans sa représentation du monde, elle traduit le destin tragique de l'homme au lendemain des indépendances. Parmi les romanciers de cette nouvelle génération, il y a des précurseurs comme Ahmadou Kourouma et Yambo Ouologuem.
- 90 -
puissance de l ’autre, tous les romans d’Ahmadou Kourouma
mettront au jour dif férents aspects de l 'Afrique moderne, rompue
à la corruption et infestée par les nombreuses dictatures.
Ainsi, ces derniers s’ inscrivent dans la l ignée obsessionnel le
de l ' identif icat ion au passé. Nostalgiques parfois, i ls scrutent ,
auscultent jusqu'au détail cette histoire qui dét ient, assurément,
la clé de la compréhension des drames mis en scène. Aussi
l ' invention reste-t-elle rarement l ibre d'autant plus qu'en dépit de
ses incl inat ions, le romancier ivoirien souhaite déclamer sa
f idél ité à la nature. Ainsi conçue comme organisat ion du temps,
son œuvre se donne à lire, en déf init ive, comme une peinture
historique en marquant ic i davantage la pr imauté de la réalité sur
l ' imaginaire.
Lorsque paraît Les Solei ls des Indépendances à la f in des
années soixante, l 'Afrique compte presque déjà une décennie
d' indépendance. Pourtant, elle a très vite déchanté car l 'euphorie
ne dure que très peu de temps. En effet, «les soleils des
Indépendances» qui succèdent aux «solei ls de la polit ique» se
heurtent à toutes sortes d'obstacles sur les plans poli t ique,
économique et social.
Après le partage et la distr ibution des postes, les promesses
sont restées inexécutées, les lendemains des indépendances
africaines s 'étant, en effet, révélés plus cyniques que jamais.
Ainsi Fama, le personnage principal des Solei ls des
- 91 -
Indépendances , est-i l écarté du pouvoir par des f i ls d'esclaves,
vil ipendé par sa communauté :
- Assois tes fesses e t f e rme la bouche ! Nos ore i l le s sont fa t iguées
d 'entendre tes paroles !
C 'éta i t un cour t e t rond comme une souche , cou, bras , poings et
épaules de lut teur, visage dur de pierre , qui avai t c rié , s 'exc ita i t
comme un gr i l lon affol é e t se hi ssai t sur la pointe des pieds pour
égaler Fama en hauteur. 70
Ce personnage est à l ' image de cette Afr ique tradit ionnelle
qui souffre, à cause du mépris et de l ' indifférence des jeunes ou
bien des nouvelles mentali tés que ceux-ci ont acquises avec la
colonisation et la modernité. Ainsi, pendant que d'aucuns sont
préoccupés par les fresques de la révolte et du désespoir,
Ahmadou Kourouma fait l ' inventaire des changements
effroyables de l 'Afrique moderne, cependant que le si l lon que
creuse son œuvre est un véritable pèlerinage dans le temps et
aux confins de la mémoire, un désir d'évoquer l ' instant passé et
de renouer avec le temps révolu.
Au reste, ses deux derniers romans i l lustrent à merveil le cet
ancrage temporel. En effet, En attendant le vote des bêtes
sauvages et Allah n’est pas obligé soulignent, à coups sûrs, les
incertitudes de l 'Afrique en proie à la dévastat ion. Qu' i l s'agisse
70 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p.15.
- 92 -
de l'échec des systèmes poli t iques ou de l 'éclatement des
guerres, r ien n'est laissé au hasard. Bien au contraire. Ces deux
romans égrènent les complots fomentés, les étranges amitiés et
les persécutions, faisant, de fait, ressort ir l ’ image d'une Afrique
maudite.
L'œuvre d'Ahmadou Kourouma, est ainsi truffée de faits
historiques concrets. Aussi ne paraît-elle plus simplement
évoquée une incursion, une sorte d'escapade seulement mais
elle devient familière du temps et de l 'histoire tragique du
cont inent noir dès lors qu'el le arpente la douloureuse et indicible
réali té.
Les romans d’Ahmadou Kourouma décrivent, en effet, les
tribulations qui ont réellement eu lieu dans le temps. A propos, i l
déclare s'être inspiré d'une rencontre réelle pour façonner un
des personnages de son avant-dernier roman :
Moi-même, di t- i l , j ' a i é té reçu par Koyaga à quatre ou cinq heures du
matin . 71
Aussi la particularité du romancier ivoir ien réside-t-el le dans
cette représentat ion des événements réels comme faisant
ent ièrement partie de l 'œuvre de f iction et dans la manière
71 Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999.
- 93 -
d'associer les uns à l ’autre de tel le façon que les faits réels
f inissent par être assimilés par l 'art i f ice poétique.
De fait, l 'événement réel a plus d'importance ic i, voire plus de
valeur que la f ict ion, lorsque celle-ci est considérée séparément.
Ce procédé ayant trouvé une objectivat ion dans le fait que
l 'œuvre est presque ent ièrement hantée par la trace, laquelle
scelle, en somme, l 'œuvre et son existence.
Eu égard à la façon dont la narrat ion découle, i l semble que
le principe de vérité est à la base de l 'acte de création.
L' identif ication à un personnage réel étant d'une profonde uti l ité
tel le que la véracité du propos en dépend. Ce qui suppose ic i
que l 'œuvre ne devient réalisable qu'avec cette prise en
considération de la réali té.
Trente ans après la parution de son premier roman, la
perspective est restée la même puisqu'elle s'est poursuivie dans
la réflexion de la trame historique. Voulant cependant rendre
f iable son orientat ion discursive, l ’œuvre romanesque
d’Ahmadou Kourouma a pris appui sur le socle que la réalité
offrait . A cet égard, i l déclare notamment recourir aux origines
«pour donner une idée d'où est partie l 'af faire» :
- 94 -
Évidemment , i l fa l lai t que je par le des or igines, el le s sont tr ès
importantes car ça donne une idée d 'où es t par t ie l 'af fa i re et du
changement inte rvenu. 72
Ainsi le romancier ivoirien puise-t-i l systématiquement aux
sources ou bien recherche-t-i l un appui précis avant de réf léchir
aux condit ions de création de son œuvre.
En somme, réali té et f iction entretiennent, ici, une étroite
l iaison. Et, dans leur collaboration, la simple vision d’un roman
d’Ahmadou Kourouma devient une recomposit ion fragmentaire de
l 'histoire puisque que celui-ci suit pas à pas le cheminement
historique.
3. Ironie de l’histoire et destin tragique du
personnage
Mis à part Koyaga et Birahima, Fama et Djigui se
singularisent par le caractère prévisible de leur destin. Un
nombre de traits aussi bien sémantiques que psychologiques
voue ces deux personnages à un fort déterminisme. En effet, la
72 Propos recueillis par Marc Fenoli, le 18 janvier 1999.
- 95 -
l ivraison de leur nom a quelque l ien avec leur destin quoique
celui de Fama soit négativement chargé. Ce dernier est le
descendant d'une famille princière. A la mort de son père, c'est à
lui que serait échu le trône ; mais les administrateurs coloniaux
de l 'époque l 'évincèrent au détriment d’un cousin dénommé
Lacina.
Aussi, au l ieu de grandeur, Les Solei ls des Indépendances,
se caractérise par la décadence du dernier descendant de la
dynastie des Doumbouya. Fama est déf ini, dès les premières
pages du roman, comme un «vautour» qui s 'empresse de joindre,
à la cérémonie des funérail les du sept ième jour de feu Koné
Ibrahima, le reste de la bande qui sévi t dans la capitale :
Aux funérai l les du septième jour de feu Koné Ibrahima, Fama al lai t en
retard . I l se dépêchai t encore , marchai t au pas redoublé d 'un
diarrhé ique. I l é tai t à l 'autre bout du pont re l iant la vi l le blanche au
quar t ie r nègre à l 'heure de la deuxième pr ière ; la cérémonie avai t
débuté. 73
Le narrateur n'en dira pas davantage sur ce mystérieux
personnage. Du moins, cette cérémonie est l 'occasion de
souligner, d'une part, les activités qui occupent tous les
commerçants ruinés par les indépendances et de faire valoir,
73 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 11.
- 96 -
d'autre part, le devoir de la communauté envers l ' individu,
notamment l 'obligat ion d'assister les proches pendant un décès.
Cependant, le motif réel de la présence de Fama aux
funérai lles de Koné Ibrahima, reste le gain : ce qu'elles
rapportent beaucoup plus qu'une simple présence du
représentant des Malinkés de la capitale ; car nul n'ignore que
cette nouvelle «act ivité» permet de faire vivre son ménage :
Comme toute cérémonie funéra ire rappor te , on comprend que les gr iots
malinké , les vieux Malinkés, ceux qui ne vendent plus parce que
ruinés par le s Indépendances (e t Allah seul peut compter l e nombre de
vieux marchands ruinés par le s Indépendances dans la capi ta le ! )
t rava il lent tous dans les obsèques e t le s funérai l les . De vér i tables
professionnels ! 74
Tout comme les autres «hyènes» de la bande présentes aux
funérai lles, Fama n’exerce plus aucune activité. Or, travail ler
dans les pompes funèbres est devenu sa seule source de
revenus. Aussi, autour de la mort de ce mystérieux Malinké vient
se greffer, non pas une vision de la mort de la société à laquelle
i l appartient, mais le sort de Fama. Non seulement, i l a été
écarté du pouvoir par la faute de la colonisation, mais l 'hérit ier
du trône du Horodougou est rejeté par les siens et, même,
vil ipendé par des f i ls de chien et des hommes sans caste :
74 Ibid., p.11.
- 97 -
L'ombre du décédé al la i t t ransmet tre aux mânes que sous les solei l s
des Indépendances les Mal inkés honnissaient et même gi f la ient leur
pr ince . Mânes des a ïeux ! Mânes de Mor ina, fondateur de la d ynast ie !
i l éta i t temps, vra iment temps de s 'apitoyer sur le sor t du dernier et
légi t ime Doumbou ya ! 75
Pour survivre à la spoliat ion, i l a d’abord été un commerçant :
ainsi, i l a exposé dans tous les grands marchés d'Afrique :
Dakar, Bamako, Bobo, Bouaké :
Fama déboucha sur la place du marché der r ière la mosquée des
Sénéga la is . Le marché éta i t levé mais persis taient des odeurs malgré
le vent . Odeurs de tous les marchés d 'Afr ique : Dakar , Bamako, Bobo,
Bouaké ; tous le s grands marchés que Fama avai t foulés en grand
commerçant. Cet te vi e de grand commerçant n 'é ta i t plus qu 'un
souvenir parce que tout le négoce avai t f in i avec l 'embarquement des
colonisa teurs. 76
Lorsque surviennent «les solei ls de la polit ique», Fama
délaisse son commerce pour se consacrer entièrement à la lutte
pour l ' indépendance du Horodougou et venger l’ imposture de
Lacina. Or, au lendemain de l’ indépendance, Fama est «jeté aux
mouches comme la feuil le avec laquelle on n'a f ini de se
torcher» et a vu ses il lusions s 'envoler. Aussi est-il contraint 75 Ibid., p.16-17. 76 Ibid., p. 22.
- 98 -
d’intégrer la bande d'hyènes77 et de mendier pour vivre car «tant
qu'Allah résid[ait] dans le f irmament, tous les f i ls d'esclaves, le
parti unique, le chef unique, jamais ne réussiraient à le faire
crever de faim» 78.
A la cérémonie des funérail les, probablement, l 'un des seuls
l ieux fréquentés par les Malinkés qui respectent encore la
coutume, Fama subit, paradoxalement, le pire des affronts et des
déshonneurs : i l se fait malmener par Bamba, un descendant
d'esclave, à l’allure ingrate («court et rond comme une souche,
poings et épaules de lutteur, visage dur de pierre» 79) ; autrement
dit, tout le contraire de Fama dont la stature faisait «le plus haut
garçon du Horodougou, le plus noir, d'un noir br il lant du charbon
avec des dents blanches, les gestes, la voix, les richesses d'un
prince»80.
En déf iant le dernier représentant des Doumbouya, Bamba
brisait volontairement les règles de la tradit ion et faisait
péric l iter le dernier socle sur lequel reposait encore l 'espoir de
Fama. D’ai l leurs, les premières pages des Solei ls des
Indépendances se répandent comme un écho sur tout le roman :
elles signalent les diff icultés que rencontrera, plus tard, le
personnage principal.
77 Dans la cosmogonie ouest africaine, l’hyène incarne le «symbole de la stérilité, de la nuit chaotique et du désordre perturbateur de l’harmonie universelle» contrairement au lièvre qui est le reflet des qualités morales positives telles que «la fécondité, la lumière, l’ordre, la Vie». Nous avons extrait cette citation au livre de Makhily Gassama, La Langue d’Ahmadou Kourouma, paru en 1995 aux éditions Acct-Karthala. L’auteur l’emprunte au livre de Gusine Gawdat Osman, L’Afrique dans l’univers poétique de Léopold Sédar Senghor, N.E.A., Dakar-Abidjan-Lomé, 1978. 78 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 25. 79 Ibid., p. 15. 80 Ibid., p. 48.
- 99 -
Dès le début du roman, en effet, Fama est perdu et son
dest in scellé. Aussi, les insultes que lui profèrent certains
membres de sa communauté de même que la prise du pouvoir
par les descendants d'esclaves ne sont que les manifestat ions
du mauvais sort qui pèse sur lui. Ces soleils sur les têtes, ces
polit ic iens, tous ces voleurs et menteurs, tous ces déhontés,
n’étaient que le désert bâtard où devait s’éteindre la dynast ie
Doumbouya :
I l é tai t prédi t depuis des s ièc les avant l es sole i ls des Indépendances,
que c 'é ta i t près des tombes des aïeux que Fama deva i t mour ir (…) 81
L'affront de Bamba signe le déclin des Doumbouya, la f in
d'une époque et, par conséquent, accentue le confl it dont i l est
quest ion tout dans ce roman mais qui apparaît déjà en f i l igrane,
dans le premier chapitre, sous la forme, d'une part, du discours
démodé et parfaitement rôdé dans la tradit ion qui est incarnée
par Fama ; et, d'autre part, dans l 'att i tude désinvolte de Bamba,
qui tranche totalement avec la vision ancestrale et qui est le
signe d'un changement d'époque. Ce qui se prof ile, dans ce
chapitre déjà, c'est l 'opposit ion entre l 'ancien et le nouveau
monde : un monde soucieux et respectueux des valeurs
tradit ionnelles et un autre monde, moderne, mais perverti et
encore mal canalisé.
81 Ibid., p. 185.
- 100 -
A défaut d'épouser cette nouvelle ère et «la bâtardise» des
indépendances, Fama se replie sur son passé : i l choisit de
rester prisonnier de sa structure et du déterminisme de son
appartenance princière en dépit des changements polit iques :
Adapte- toi ! Accepte le monde ! Ou bien es t-ce pour le s funéra i l les de
Ba lla que tu veux par t ir ? Ma is les funéra i l les , ça peut toujours
at tendre. Reste, Fama ! Le prés ident e st prê t à paye r pour se fa i re
pardonner le s mor ts qu ' i l a sur la conscience, les tor tures qu ' i l vous a
fai t subir ; i l es t prê t à pa yer pour que vous ne par l iez pas de ce que
vous avez vu. Prof i te de cet te aubaine ! Buvons ensemble l e la i t de la
vache de tes peines. 82
Fama cont inue donc de cult iver l ' image du prince. Ce qui
accroît , de toute évidence, son décalage, son anachronisme et
l 'humour, notamment à travers son al lure f ière et alt ière ou son
charisme, quoique le narrateur ironise souvent sur l 'autorité qu' i l
pouvait encore représenter. I l reste, malgré tout, l 'hérit ier du
trône du Horodougou même s'i l a perdu tout espoir de le
reconquérir :
Fama, avec sa digni té habitue l le, marcha encore quelques pas, puis
s 'a rrê ta encore e t scanda le s mots :
82 Ibid., p. 182.
- 101 -
- Regardez Doumbou ya, le pr ince du Horodougou ! Regardez le mar i
légi t ime de Sal imata ! Admirez-moi , f i l s de chiens, f i l s des
Indépendances ! 83
Ou encore :
Mais tout ce la é ta i t f ini , tout ce la ne l ' intéressa it p lus . Que la récol te
du sorgho de l 'harmat tan prochain soi t bonne ou mauva ise , le mourant
s 'en désintéresse . 84
Lorsqu' il arrive aux funérai l les de Koné Ibrahima, Fama se
fait remarquer : i l se pavane, sans doute, parce qu'i l est de
condition supérieure comparé au reste des Malinkés qui sont
présents à la cérémonie et qu’ il veut le montrer ; de fait, i l ne
manque pas l 'occasion de rabrouer le griot qui se méprend, dans
le partage des offrandes, de respecter la tradit ion en associant
les Doumbouya aux Keita alors que ceux-ci sont princes du
Horodougou, totem panthère et ceux-là rois du Ouassoulou, au
totem hippopotame. Cela dit, nous sommes saisis par le contre-
pied qui caractérise ce personnage.
Ainsi, contrairement aux apparences, Les Soleils des
Indépendances ne fait pas l 'apologie des indépendances
africaines, ni l 'éloge du principat. Il relate, plutôt, les errements
83 Ibid., p. 191. 84 Ibid., p. 186-187.
- 102 -
du prince dans l 'ère moderne ; expose, conséquemment, la
conception malinké du sort ou destin.
Celui de Fama est prédit plusieurs siècles à l 'avance et se
réalise, avec précision, malgré le temps qui sépare ces deux
événements car, non seulement Fama vit sous les funestes
«solei ls des Indépendances» mais le comble, c'est qu'i l revient
mourir à Togobala près des siens :
Fama par ta i t dans le Horodougou pour y mour ir le plus tôt possible . I l
éta i t prédi t depuis des s ièc les avant les sole i l s des Indépendances, que
c 'éta i t près des tombes des aïeux que Fama devai t mourir . 85
Le verbe «devoir» - que nous soulignons, par ai l leurs -
évoque l' implacabil ité même de ce destin, le fait qu’i l doit
s’exercer. I l se laisse l ire comme l ’emblème où doit le porter son
cruel dest in. Par conséquent, quoiqu’il tentât, Fama était
condamné d’avance. Aussi est-i l déjà aveuglé par ce même
dest in, lorsque Bal la veut le retenir dans sa vi l le natale :
Personne ne peut al le r en dehors de la voie de son dest in . Balla é tai t
ahur i . Après tout , Fama, tu as beau être le dernier des Doumbou ya, le
maît re de tout le Horodougou, t u ne va lais que le pe t i t- f i l s de Bal la .
Ignorant comme tu é tais des viei l l es choses e t aussi aveugle e t sourd
dans le monde invis ible des mânes et des génies que Bal la l 'é tai t dans
85 Ibid., p. 185.
- 103 -
notre monde, tu devais d 'écouter le vieux fé t icheur . Un voyage au
mauvais sor t , c 'es t un acc ident grave et s tupide, ou une ter rible
maladie, ou la mort , ou une int r igue… 86
Dès que les funérail les avaient f ini, Fama avait décidé de
retourner à la capitale, en dépit des mises en garde du fét icheur
Balla. En effet, malgré les supplications de ce dernier, le pr ince
du Horodougou revient auprès de sa femme, Salimata.
L’éventualité d’un mariage avec Mariam aurait dû aiguiser
l ’appétit de Fama et permettre à ce dernier de concrét iser ce
qu’i l n’avait pas réussi à faire avec son épouse, c’est-à-dire
assurer une descendance à la dynastie Doumbouya.
Au reste, l 'att itude contraire de l 'hérit ier du trône du
Horodougou étonne. Fama étant, assurément, un tradi tionaliste
(car seul Allah sait quelle importance il accordait à la magie !),
tout porte à croire qu'i l aurait suivi le féticheur Balla et serait
resté à Togobala af in d’éviter le risque qu'i l courrait en repartant
dans la capitale.
Or, une fois revenu, les choses se gâtent. En effet, à cause
d’un rêve, Fama est accusé de complot contre le président, est
jugé et emprisonné, avant d’être remis en l iberté quelques mois
plus tard.
En réalité, en quit tant Togobala, le dernier Doumbouya venait
se jeter dans la capitale des Ébènes af in que s'accomplisse le
86 Ibid., p. 146.
- 104 -
funeste dest in. C'est en prison que celui-ci se révèle nettement,
d'ail leurs :
Lui Fama n 'ava it pas écouté les paroles prophét iques du grand sorc ier
Ba lla, lor s du dépar t de Togoba la. Cela lu i paraissa i t maintenant
incroyable et c 'é ta i t pour tant vrai . Pourquoi tant d 'entê tement ? Parce
que Fama suivait son dest in. Les paroles de Balla n 'ont pas é té
écoutées, parce qu 'e l le s ri cochaient sur le fond des ore i l les d 'un
homme sol l ic i té par son dest in, le des t in prescr i t au dernier
Doumbou ya. «Fama, maintenant i l n ' y a plus de doute , tu es le dernier
Doumbou ya. C 'est une vér i té net te comme une lune ple ine dans une
nui t d 'harmattan. Tu es la dernière gout te du grand f leuve qui se perd
et sèche dans le déser t . Cela a é té di t e t écr i t des siècles avant toi .
Accepte ton sor t » (…) murmurai t- i l . 87
En fait , le patronyme «Fama», plus puissant que la magie de
Balla, inscrivait son porteur dans un espace précis et fortement
décalé du milieu moderne dans lequel celui-ci vivait au
lendemain des indépendances :
Maintenant, d i tes - le-moi ! Le voyage de Fama dans la capita le
(d’une lune , d isa i t- i l ) , son retour près de Salimata, près de ses amis e t
connaissances pour leur apprendre son désir de vivre déf ini t ivement à
Togobala , pour arranger se s affa ires, vraiment di te s- le-moi , ce la é ta i t -
i l vra iment, vra iment nécessaire ? Non et non ! Or de t rè s bons
sacr if ice s pouvaient l’ adoucir , et pour le dé tourner, de t rè s durs
87 Ibid., p.168-169.
- 105 -
sacr if ice s. Bal la l ’a di t et redit . Fama a durc i les ore i l le s, i l lui f al la i t
par t i r . Une cer taine crâner ie nous condui te à not re per te. 88
«Fama» signif iant «roi», cette distinction référant aussi aux
terres du Horodougou sur lesquelles i l aurait dû régner,
l 'obst ination du descendant des Doumbouya s'accommodait
d'une délocalisation.
En effet, Fama paie son entêtement par une
déterr itorialisation et une mort certaine, qui entraîne, par
ricochet, le tr iomphe des indépendances ou du monde moderne
sur le monde tradit ionnel et régressif , certes, mais humain, à
l ’égard du descendant des Doumbouya.
La mort de Fama marque la f in du déterminisme et souligne,
surtout, la spécif icité de l 'histoire comme continuité ou comme
évolution.
Elle fait aussi apparaître l ' idée de circular ité dans la tradit ion,
de même d'ai l leurs, que dans celui de dest in. Les aïeux de Fama
étant enterrés à Togobala, c'est dans ce même vil lage que la
dépouil le est conduite fermant, ainsi, la boucle :
I l éta i t prédit depui s des s ièc les avant le s sole i ls des indépendances ,
que c 'é ta i t près des tombes des aïeux que Fama deva i t mour ir . 89
88 Ibid., p. 146. 89 Ibid., p. 185.
- 106 -
Ou encore :
Fama ava it f in i , é ta i t f ini . On en aver t i t le chef du convoi sani ta i re . I l
fal la i t rouler jusqu 'au prochain vil lage où on a l la i t s 'ar rêter . Ce
vi l lage é ta i t à quelques kilomè tres , i l s 'appela i t Togobala . Togoba la
du Horodougou. 90
La not ion de circularité réfère ici au mode de vie que Fama a
dû mener, même pendant la fameuse période des «solei ls des
Indépendances», comme prince et déshéri té. I l n'empêche que
Fama ne cessera de se vanter souvent d’avoir vécu en légit ime
Doumbouya comme il se plaît à le rappeler peu avant sa mort :
Fama, avec sa digni té habitue l le, marcha encore quelques pas, puis
s 'a rrê ta encore e t scanda le s mots :
- Regardez Doumbou ya, le pr ince du Horodougou ! Regardez le mar i
légi t ime de Sal ima ta ! Admirez-moi , f i ls de chien, f i l s des
Indépendances ! 91
En effet, lorsqu'i l se rend aux funérailles de son cousin
Lacina à Togobala, pendant son escale à Bindia, chez ses
beaux-parents, «i l [est] salué (…) en honoré, révéré comme un
président à vie de la république, du parti unique et du
90 Ibid., p.196. 91 Ibid., p. 191.
- 107 -
gouvernement»92. Aussi, malgré cet air de modernité des
indépendances, Fama continue de recevoir les égards dus à son
rang de prince du Horodougou.
Dans Monnè, outrages et défis , la quest ion du destin est
aussi cruciale. Mais, cette fois, i l s'agit d'un personnage dont le
nom même embraye sur l ' isolement dans lequel i l sombre vers la
f in de sa très longue vie : car «Djigui», en mal inké, signif iait
«mâle solitaire»93
Ce roman crit ique repose, pour l 'essentiel, sur la vision
africaine de la colonisat ion française. La période qu'i l relate
s'étend sur plus d'un siècle ; ce qui équivaut à l 'âge, plus ou
moins, réel de Djigui.
Celui-ci, que le narrateur surnomme aussi le Centenaire ou
Patriarche, sans doute, à cause de son extraordinaire longévité,
est le témoin des événements qui transforment sa vie et cel le du
royaume ; une transformation faite de hauts et de bas et qu' i l a,
d'une façon générique, qualif iée de «saisons d'amertume» ou
«monnew», ce dernier terme n'ayant pas d’équivalence en
français.
Sur près de trois cents pages, ce l ivre dresse un réquisitoire
contre les conformismes et les pires compromissions dus au
colonialisme. Dans ce roman, la pérennité des Keita qui règnent
sur le pet it royaume depuis plusieurs siècles est menacée de
92 Ibid., p. 95. 93 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 161.
- 108 -
s'éteindre à cause de l ’ invasion des troupes coloniales. Aussi
Djigui a-t-i l ordonné aux sicaires et aux sbires d' immoler des
bœufs, des moutons, des poulets et mêmes des humains af in
d'obtenir, des ancêtres, l 'annulat ion du mauvais sort qui est
suspendu, comme une épée de Damoclès, au-dessus de la
dynastie. Une fois que celle-ci a été acquise, la narrat ion,
proprement dite, peut commencer.
Cependant, ce qui frappe, c'est la tournure que prend le
sacrif ice. Ayant été offert aux mânes pour écarter le funeste
sort, celui-ci n 'a pu garantir la pérennité des Keita. Bien au
contraire, ce sont les prières qui tr iomphent : ce qui suppose ic i
que Djigui a récolté un demi succès :
Le ma tin, i l é tai t a l lé au plus pressé : se sauver , sauver le pouvoi r, e t
avai t engagé le combat pour assurer , quoi qu 'i l advienne , la pérenni té
de la dynas tie des Keita, le s rois de Soba dont le totem es t
l 'hippopotame. D 'abord par le s sacr i f ices , ensui te par les pr ières . Les
sacr if ice s avaient été va ins ; le s pr ières avaient tr iomphé. 94
En fait, le mauvais sort n'a pas été totalement écarté mais
seulement retardé. L'acceptation momentanée ou part iel le des
suppliques de Djigui ne serait alors qu'une parenthèse ouverte
qui f inirait par se refermer sur lui, tôt ou tard. En effet, le
94 Ibid., p. 16-17.
- 109 -
dénouement du roman donne raison au début puisque Djigui
f inira quand même sa vie en vieux «mâle sol itaire».
Le sort de ce dernier ressemble, à bien des égards, à celui
de certains personnages des tragédies grecques. Son parcours a
quelques trai ts communs, par exemple, avec celui de Œdipe
dans la tragédie éponyme de Sophocle : Œdipe Roi95.
Ce dernier, accablé par le destin, a beau vouloir le fuir, n'y
échappe pas. En effet, ayant appris de l 'oracle l 'abominable sort
qui était réservé à leur f i ls Œdipe, Jocaste et Laïos décident de
s'en séparer. L'enfant est alors recueil l i par un berger et remis
au roi Polybe qui l 'élève comme son propre f i ls. Plus tard, Œdipe
qui apprend les prédictions du dieu delphique prédisant son
parr icide quitte ses parents adoptifs croyant ainsi échapper à la
fatal ité. Cependant, la vi l le de Thèbes est terrorisée par un
Sphinx. Plein de bonté et de soll icitude, le personnage de
Sophocle répond aux plaintes de la Cité assiégée. Sur le chemin,
au cours d'une rixe, i l f rappe à mort Laïos son père biologique.
Accueil l i en héros, i l épouse sa mère. Œdipe, de cette façon,
retombe dans les mailles du f i let du dest in.
Toutefois, i l faut se garder de tout comparer et lever au
moins une équivoque. Pour les tragiques grecs, la fatal i té n'est
pas le ressort du hasard. Autrement dit, i l y a une idée de cause
à effet à laquel le nul ne se dérobe ; en l ’espèce, le malheur qui
95 Sophocle, Œdipe Roi, Paris, Le Livre de poche, «Classiques de poche», 1994, 140 p.
- 110 -
f rappe Œdipe découle de la malédiction qui pèse sur le clan des
Labdacos.
En effet, ayant conçu une passion pour le f i ls de Chrysippos
qu'il enleva, Laïos et toute sa descendance avaient été maudits.
En Afrique, cette même malédiction eut pu être détournée. I l
aurait suff i, alors, de voir un marabout ou de recourir au
féticheur. En somme, là où le dest in grec implique la chute du
héros, le marabout africain obt ient le tr iomphe de sa magie :
Un voyage s 'étudie : on consulte le sorc ier , l e marabout, on cherche le
sor t du voya ge qui se déga ge favorable ou maléf ique. Favorable, on
je t te le sacr if ice de deux colas blanches aux mânes e t aux génies pour
les remerc ier . Maléf ique , on renonce , mais s i renoncer est insa tiable
(et i l se présente de parei l s voyages) , on pat iente, on cour t chez le
marabout , le sorc ier ; des sacr if ice s adoucissent le mauvais sor t e t
même le dé tournent. 96
C'est dire que le mauvais sort, bien qu'il ait aussi une cause,
en Afr ique, n’est pas pour le moins insurmontable. A propos,
c'est encore un des romans d'Ahmadou Kourouma qui nous
donne le meil leur exemple.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages , en
rencontrant Koyaga, son homme de dest in, Maclédio a pu mettre
96 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 145
- 111 -
f in au sort qui pèse sur lui. Ainsi, le mauvais sort peut être
circonscrit par les puissances surnaturel les.
Les marabouts, c 'est-à-dire les saints musulmans sont mis à
contr ibution car i ls sont considérés comme des spécial istes dans
l 'art divinatoire. Tout comme les féticheurs, i ls interviennent
dans la rectif ication du mauvais présage.
En Afr ique de l’ouest et, en part iculier, dans les milieux
islamiques où s'al l ie si bien animisme et pratique rel igieuse,
sacrif ier pour soll iciter la grâce des esprits des ancêtres n'est
pas tout ; les prières aussi sont indispensables. Du moins, c'est
le sens auquel prête la prière de Djigui.
Cependant, le sort du roi de Soba étant scellé d'avance du
fait d'une sémantisation non naïve de ce nom et à cause des
événements qui se déroulent dans le royaume, l ’édif ice des Keita
menace toujours de s’écrouler.
Tout commence avec le défi lé incessant des messagers
censés annoncer à Djigui l 'arrivée imminente d'une catastrophe.
Le premier cavalier qui se présente au palais est aussitôt
identif ié par le roi pour qui, apprendre à le reconnaître, fut une
branche essentielle du programme d'éducation :
Devant le Bol loda , sous l 'arbre à pa labres, l ' a t tendai t , a ssis sur son
trône dans son habi t d 'appara t , Djigui , le roi des pays de Soba dans le
Mandingue : «Sois le bienvenu, messager ! Tu e s entré dans un pays
- 112 -
de foi , d 'hospi ta l i té et d 'honneur », sa lua d 'une voix for te et sûre un
Djigui vis iblement sat i s fa i t d 'avoi r é té à la hauteur de l 'événement. 97
La prédict ion, tel le qu'elle avait été annoncée par les devins
et à laquelle les descendants des Keita avaient été préparés
depuis le XIIème siècle, venait ainsi de se réaliser puisque
Djigui reconnut le messager vermeil :
C’éta i t l u i ! Le messager avec tous les s ignes dis t inct if s qu’on lui
avai t décr i ts : la grande ta i l le e t les barbes abondantes… le cheval
a lezan… la se l le rouge… le grand sabre arabe dans son four reau
rouge… la chéchia rouge… les bot tes rouges ; le sac en bandoul ière
rouge… rouge… rouge. 98
Or, fort de l 'assurance de ses fét iches et de la promesse qu' il
avait obtenue des prières de protéger Soba contre l ’ imminence
d'une attaque, Djigui refuse de suivre les recommandations de
ce messager en les qualif iant de mensonges. D'ai l leurs, le
royaume était sur le point de dresser des remparts et planter des
fétiches sur la colline Kouroufi pour empêcher les troupes de
pénétrer dans Soba. En somme, pour Djigui, le royaume était
imprenable.
Puis, au fur et à mesure que d'autres grandes vi l les tombent
aux mains des conquérants, les messagers aff luent au Bolloda
97 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p.18-19. 98 Ibid., p. 17-18.
- 113 -
avec de nouvelles proposit ions de Samory qui souhaitait ral l ier
Djigui à la résistance qu' il menait contre l 'occupant français.
Ceux-ci provoquent le trouble du roi et, par conséquent,
déclenchent sa furie puisqu’il ordonne la mise à mort du dernier :
«Kabako ! Kabako (ext raordinaire) ! Mett ez- le à mor t . Un seul
caval ier en rouge avai t été prophét isé ; ce lui-ci est un impos teur ! »
s 'écr ia Djigui . 99
En effet, la mult ipl icat ion des messagers est mal perçue au
Bolloda du fait qu'el le contredit les prédictions des devins. Or,
elle n'est, en fait, que le signe de la discordance ; la preuve que
non seulement les prières n’ont pas réussi mais surtout que la
prophétie ne s'est réalisée que partiel lement. L'aff lux des
messagers ressorti t, en fait, au caractère i l lusoire et improbable
de la divinat ion : i l renforce la dimension implacable du dest in.
Ce désordre relève, en effet, d'une fail le : l 'arr ivée des
messagers au Bolloda l imite la portée du discours prophétique et
la connaissance de l 'homme en la matière. A ce propos, le
chapitre trois, qui suit les mises en garde du narrateur sur les
malheurs à venir, est sciemment intitulé : «Les hommes sont
l imités, i ls ne réussissent pas des œuvres infinies». Ces mots du
t itre ne laissent guère d'autre recourt possible au personnage
99 Ibid., p. 24.
- 114 -
puisqu’ils résonnent comme une sentence. Aussi, quoi que
pourrait essayer Dj igui, ses moyens étaient l imités d’avance.
L' i l lustrat ion parfaite de cette limite, s 'avère l ' inuti l i té du tata,
ce mur géant qui aurait protégé Soba contre l ' invasion. Ainsi, la
puissance de la magie ic i s'effr ite dès lors que les troupes
françaises apparaissent au sommet de la coll ine Kourouf i.
Ce retournement de la situat ion marque signif icativement le
début des malheurs de Djigui qui est, après tout, contraint
d'abdiquer et de faire vœu d'allégeance aux nouveaux maîtres
de Soba lesquels traduisent, aussitôt, cette apparente conf iance
par la promesse d'un train.
Or, le train n’est qu’une ruse pour le nouvel occupant pour
mieux asseoir sa dominat ion puisque autour de cet engin vont se
greffer des scènes insoutenables de mauvais traitements telles
que les humiliations, l 'obligat ion de prélever toutes sortes de
taxes et les mult iples sévices qui contraindront les populations
autochtones envers les colonisateurs. En effet, le train valait un
tel sacrif ice ignoré tout à fait par Djigui, qu’ il croyait faire une
affaire en acceptant d’honorer cette proposit ion :
Pour la énième fois , le roi nègre posa la même question à l ' in terprè te
qui autant de fois conf irma. Alors Djigui sol l i ci ta la main du Blanc , la
serra et l 'embrassa ; vac il lant , le suppl ia; i l s ent rèrent s 'asseoir dans
- 115 -
le Kébi ; comme Soumaré l 'ava it prévu, le pr ince malinké fa ibl issa i t
sous l e poids de l 'honne ur. 100
La construction du train de Soba se révèle faucheuse en vies
humaines. En effet, tous les hommes valides sont conduits de
gré ou de force sur le chantier, des sacrif ices sont mandés aux
habitants pour mener le projet à son terme. Par ai l leurs, au fur et
à mesure qu’i l envoie de travailleurs forcés, Djigui exige des
colonisateurs l’exécut ion de leur promesse jusqu’au jour où, au
cours d'une visite du chantier, i l découvre l 'horreur causée par le
fameux train :
La première vis i te avait é té réservée à une pe t i te gare où la
démons t ra t ion du t ra in avai t fa i t fui r les suivants du roi . Djigui en
éta i t sort i déçu mais non aff l igé . C’es t ensui te qu’ i l ava it é té horri f ié .
Dans les autres chantie rs : le por t , les carr iè res e t le s exploi ta t ions
fores t ières ; la souffrance, la misère, le s maladie s, l a mort des
core l igionnaires envoyés au Sud é taient p lus la ides que ce qu’ i l ava it
imaginé , p ires que ce que l’ interprèt e lu i en ava i t di t . Dans un
chant ier , des enfants de Soba l’avaient menacé ; dans un autre, i l s lui
avaient tendu les mains en pleurant e t chantant des soura te s. 101
Djigui se désil lusionne. En tant qu’homme d’honneur, i l était,
assurément, un impitoyable ennemi des masques et croyait aux
promesses des colonisateurs. Or, voici qu’ il apparaît lui-même 100 Ibid., p. 74. 101 Ibid., p. 90-91.
- 116 -
comme la victime de son i l lusion, qu’i l est le jouet des
apparences. C’est lui qui, t rop crédule, s’en est laissé abuser.
La visite du chantier lui fait prendre conscience des
souffrances qu'endure son peuple. Bien plus, lorsqu'i l entreprend
une tournée dans son royaume, Djigui se trouve devant une
étrange procession de zombies :
(…) i l compta un, deux, trois, c inq, vingt , des centa ines de revenants
qui se suiva ient , vola ient p lutôt qu ' i l s ne marcha ient à sa rencontre, e t
qui , l 'un après l 'autre , ar r ivés à deux pas devant lui , dans un
mouvement quasi automat ique , s 'a t ténuaient , s 'écar ta ient e t
réappara issai ent à demi cachés dans les hautes herbes, où, à deux
aunes du fossé, i ls cons t i tuèrent une véri table double ha ie de femmes
et d 'hommes, tous serré s dans le même pagne de couti l blanc. 102
Le royaume sur lequel i l règne n'est plus qu'une nécropole
host ile où déambulent les âmes des défunts. Pis encore, la
situat ion qu'i l découvre sur le tard mêle, au sentiment d'échec,
celui de l ' impuissance :
Djigui é ta i t défai t ! ava it é té congédié par se s sujets . I l ne se re tourna
pas, c 'eût été lâche . Et i l n 'est pas vra i qu ' i l p leura ; i l n 'avai t plus une
gout te de l arme dans le corps. 103
102 Ibid., p. 122. 103 Ibid., p. 125.
- 117 -
En effet, c'est au beau milieu d'un vil lage fantôme et
méconnaissable, comme on en dénombre un peu partout dans le
royaume, que Djigui fait, pour la première fois, la cruelle
expérience de la soli tude. Ce qui rétabli t alors la colonisation
dans son rôle de nécessaire dominat ion, qui marque, à lui seul,
l ’ant ithèse mise en œuvre dans ce roman, à savoir le
renversement et le contrepoids qui pourraient avoir conduits
Ahmadou Kourouma à rel ire les thèses sur la colonisation.
De fait, Djigui sombre dans une phase de dépression avant
de reprendre sa lutte contre l 'administration coloniale :
Joignant les acte s aux paroles , Dj igui repr i t aussi tôt son surnom de
généra l d 'a rmée , Kélémassa (maître de la guer re) et Djél iba en le
louangeant c ri a Massa . A la sui te du gr iot , nous clamâmes en chœur le
nouveau surnom, et chacun rentra chez lui pour revenir au Bol loda en
tenue de combat. 104
Par ai l leurs, au cours de cette même période, Djigui se met
en quête de sainteté, recherche le salut de son âme. I l en prof ite
pour faire le ménage dans son harem af in de ne garder que les
quatre épouses que tolère l ' Islam. D’autre part, i l ef fectue un
pèlerinage à la Mecque.
En fait, sous l’ impulsion du marabout Yacouba, que
l 'administration coloniale recherchait comme activiste, la vie au
104 Ibid., p. 185.
- 118 -
Bolloda s'était recentrée sur les questions de spiritual i té. Son
inf luence sur la petite communauté des viei l lards qui était restée
f idèle au chef se traduit même par la remise en cause de
certains pi l iers de la royauté. I l commande, par exemple, la
suppression des sacrif ices dans lesquels i l ne voit aucun
bénéfice spir ituel :
(…) les tuer ies e t off randes du mat in n 'étaient pas d 'une grande
or thodoxie musulmane : el les ressembla ient aux prat iques des rois
pa ïens et cafre s adorant au révei l leurs dj inns, gr is-gr is e t autre s
paganismes nègres. 105
Ou encore :
Avec Yacouba , le Bol loda des temps des ressent iments s 'anima puis
cra igni t le s i lence mais sur tout voulut Al lah (…).106
Austère et cri t ique envers le colonialisme, Yacouba était à
l 'origine d'une nette améliorat ion. En revanche, lorsqu'il est
arrêté, la consternat ion est grande au palais. Le simulacre de la
résistance et sa présence ayant, pendant quelques temps,
éloignés la pensée du colonialisme de l 'esprit des habitants du
Bolloda, les soucis réapparaissent.
105 Ibid., p. 164-165. 106 Ibid., p. 165.
- 119 -
En effet, peu après l ’arrestation de Yacouba, l 'état du
royaume et celui du roi recommencent à se dégrader :
Brusquement des cr i s déchirèrent le ca lme : apparurent a lor s les
mendiants , les mêmes aff reux lépreux, sommeil leux e t aveugles
qu 'avant les sa isons d 'amertume. 107
La colonisation, pourtant déjà très atroce, devient plus
répressive. Et, surtout, arr ivent les guerres : des conf lits pour
lesquelles Soba paie un lourd tribu et qui le contraignent à de
nouveaux sacrif ices. Cependant, Djigui, en jouant de toute son
inf luence, tente d’ inf léchir le sort de la dynastie :
(…) i l é ta i t a l lé au plus pressé : se sauver , sauver le pouvoir e t avait
enga gé le combat pour assurer , quoi qu ' i l advienne , la pérennité de la
dynas tie , la dynas tie des Ke ita, le s rois de Soba dont le totem es t
l 'hippopotame. 108
Lorsqu'il se met, enf in, à comprendre l 'histoire, i l est un peu
tard. En effet, le «Renouveau», l ' idéologie inspirée par les
partisans d'un néo-colonial isme a déjà fait du chemin dans le
royaume.
107 Ibid., p. 220. 108 Ibid., p. 16.
- 120 -
Sous l ' impulsion du commandant Bernier, Béma, le f i ls de
Djigui, a redonné à la colonisation un nouveau visage. Le
commandant et Béma sont parvenus «à tirer des cachettes les
quelques hommes valides que [les vil lageois] dissimul[aient]
encore dans quelques vil lages [af in de les] envoy[er] dans les
plantations des colons du Sud»109. I ls ont rétabli les peines
d'antan : le travail forcé, les impôts, les prestations, etc. ainsi
que les règles de ségrégation qui permettent de distinguer les
soumis de ceux qui dét iennent le pouvoir :
Avec le pé tainisme, trop de choses avaient changé : les Noirs ne
pouvaient p lus monter au Pla teau de la capi ta le, le quar t ier des
Blancs, sans des la issez-passer spéciaux ; le gouverneur ne receva it
plus les commissionnai res d 'un vieux chef nègre re t ra i té . Quand les
envoyés furent re lâchés, on leur annonça que le pouvoir de Dj igui éta i t
te rminé ; les vis i tes de vendredi suppr imées. Le Centenaire deva it le
savoi r et cesser les agi ta t ions stéri les. Dans les papiers du gouverneur ,
i l n 'exi s ta i t p lus de chef Djigui Ke ita . 110
Le remplacement de Bernier par le commandant Héraud
marque l 'entrée dans une nouvelle ère : i l redonne,
conséquemment, un peu d'espoir aux habitants du Bolloda, en
particul ier, à Djigui qui retrouve ses anciens attributs de roi.
109 Ibid., p. 194. 110 Ibid., p. 195.
- 121 -
Pour autant, le commandant Héraud n'arrête pas le progrès
amorcé depuis quarante ans.
Des élections démocratiques propulsent, Touboug, le
candidat du Centenaire, à l 'Assemblée Nationale française au
détriment de Béma. Cependant, le viei l lard ne tarde pas à
déchanter puisque, sitôt après son élection, l 'ex- inst ituteur se
préoccupe moins du sort de Dj igui que du bonheur des siens.
Le retour en France du commandant Héraud marque la f in de
cette belle époque que les histor iens de Soba appellent les
années «glorieuses de Soba». Sur le plan historique, les
«glorieuses de Soba» correspondraient à la période 1930-1940
pendant laquelle on note de grands progrès sociaux et civ iques
dans les colonies, notamment la f in des brimades et des
humil iat ions envers les populat ions autochtones. Pour la
première fois, sont votées, au parlement français des lois sur
l 'égal ité des droits entre les Français de la Métropole et ceux
des colonies. Au même moment, de violents affrontements
éclatent, à l ’Assemblée nationale, entre les partisans de la
décolonisation ral l iés aux parlementaires communistes et ceux
qui soutiennent la colonisation.
Voici comment le narrateur résume la situat ion :
Mais on peut planter un fruit ier sans ramasser les gousses , ramasser
les gousses sans les ouvr ir , le s ouvr ir sans les consommer. Le monde
es t toujours plus nombreux e t la rge qu 'on ne croi t . Allah peut plus que
- 122 -
ce que tu connais ; t rop de choses que nous ne soupçonnons pas sont
vra ie s, tout ce que nous pouvons concevoir est du domaine du
possible . Personne ne conna ît le monde en total i té : i l ne faut jurer de
r ien. 111
En fait, la vie de Djigui se conçoit comme un système, c'est-
à-dire qu'el le s' intègre dans un réseau «anthroponymique». Elle
est d'abord circonscrite par le nom, qui est capital, et est ce
autour de quoi vont se greffer le récit et tout ce qui affecte ce
personnage, lequel déploie, ensuite, sur la total ité du récit, les
caractéristiques l iées à son sens.
Le Patriarche (c’est ainsi que le narrateur le surnomme) qui
fut entouré pendant longtemps par sa famil le et ses nombreux
court isans, meurt dans une grande détresse. Tel est la f in de la
très longue existence du dernier Keita dont le règne fut marqué,
surtout, par de grands moments d'amertume ; mais qui n’aura
pas été égalé par son successeur, Béma.
Ce qui fait la singularité de ce personnage, outre le sent iment
de tristesse, c’est celui d' impuissance qui le caractérise au
crépuscule de sa vie, le sentiment de ne pas avoir bât i de
grandes œuvres. Aussi percevons-nous de cette f in tragique le
ref let du destin qui était déjà gravé dans son nom : Djigui.
Sur le plan l inguistique, Djigui nous apparaît comme signe,
c'est-à-dire qu'i l a, d'une part, le côté signif ié qui tient compte du
111 Ibid., p. 272.
- 123 -
fait que ce nom indexe déjà sa f in certaine et, d'autre part, le
côté signif iant, c'est-à-dire la part qui sert d'apanage au
personnage pour qu' il se réalise, enfin, comme i l a été préconçu.
Cela dit, le nom «Djigui» et les événements vécus par ce
personnage sont, sinon l iés par des l iens étroits non arbitraires,
au moins désirés. Aussi devons-nous cesser de nous étonner
quand celui-ci est cont igu et a valeur de symbole car i l
rapproche le texte d'un des éléments de sa dénotat ion, à savoir
le référent.
La vie de ce personnage tient d'une association du nom
(signif ié) et de la charge (négative) des événements (signif iant).
Ainsi, le récit se réduit à sa plus simple expression de signe ou
d'élément permettant la distinct ion du personnage par rapport au
dest in auquel son nom le vouait. Au regard de la conduite du
roman, ce dernier l ivrait déjà sa trame.
Le romancier ivoirien a, pour ainsi dire, su jouer sur le nom
pour définir le type de situation. Le nom pourrait avoir été un
catalyseur, un embrayeur du drame qu'i l entendait dénoncer ;
d'autant que le destin du personnage est resté souvent rattaché
à la f initude.
Le comportement de Dj igui se calquant sur le nom, ce dernier
pourrait avoir actualisé le premier. Par ai l leurs, l 'accumulation
d'un nombre de malheurs n'a contr ibué qu'à accentuer le funeste
dest in.
- 124 -
Au reste, l 'action n'aura davantage servi qu'à noircir le sort
du personnage : puisque le procès avait déjà eu l ieu dans le
nom, elle n’aura permis que de conf irmer cette sentence. De fait ,
Monnè, outrages et défis semble fondé sur une sémantisat ion où
le dest in du personnage se greffe sur le nom.
Aussi, i l ne pouvait arr iver à Djigui, contrairement à Fama,
que ce qui était déjà signif ié dans et par le nom, c’est-à-dire
déchoir et être évincé du trône, tout comme «l'ancien chef de
bande de fauves déchu et chassé de la bande par un jeune
rejeton devenu plus fort»112.
4. Un univers de nostalgie
Ce qui frappe dans Les Soleils des Indépendances , c'est le
cynisme des indépendances. Ahmadou Kourouma ne dissimule
guère son désir de recueil l i r les souffrances et les déceptions
nées des désillusions qui sont apparues peu après l 'euphorie, le
sent iment d'échec ayant entraîné l 'évocat ion d’une enfance
heureuse mêlée, parfois, d’une certaine obsession pour la terre
natale.
112 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 161.
- 125 -
Désil lusion et enfance sont, en fai t, les deux maîtres-mots de
ce retournement temporel. En clair, elles rattachent, à bien des
égards, à un passé, à un souvenir plus ou moins lointain.
Cependant, s’ i l y a, dans les romans d'Ahmadou Kourouma, trop
peu ou pas de récurrences à ces mots, pour autant, lorsque
Fama fustige le climat de la capitale de la Côte des Ébènes qui
draine le mauvais temps, on ne peut penser, à juste ti tre, qu’au
climat toujours sec de sa terre natale du Horodougou :
Vil le sa le e t gluante de pluies ! pourr ie de pluies ! Ah ! nos talgi e de la
te rre na ta le de Fama ! son c ie l profond et lointa in, son sol ar ide mais
sol ide, les jours toujours secs. Oh ! Horodougou ! tu manquais à ce t te
vi l le et tout ce qui avait permis à Fama de vivre une enfance heureuse
de prince manquai t aussi ( le sole i l , l 'honneur e t l 'or ) (…) 113
Cette opposition révèle, en effet, le ton général, qui n'éclate
pas toujours au grand jour mais que le romancier ivoirien arrive,
volontiers, à insinuer.
Sans être réellement marquée, la nostalgie est suggérée,
c’est-à-dire qu’el le est associée à l 'expression du passé qui est,
du reste, évoqué un peu partout. Ce qui, d'abord, rattache sous
cette notion, c'est une composit ion : non pas que l ’œuvre
romanesque d’Ahmadou Kourouma soit signif icative d'une
certaine homogénéité au point qu' i l n'y ait plus que
113 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 21.
- 126 -
ressemblance entre les dif férents romans ; mais c’est le cadre
qu'ils évoquent, c'est-à-dire les indépendances et la période qui
a succédé qui rendent une atmosphère délétère où l 'euphorie
qu’el les devraient susciter cède à la terreur de la guerre froide.
Pendant la colonisation, Fama, qui fut un r iche commerçant,
vit alors du produit de ses ventes, en dépit de la spoliat ion : i l
n’en a pas gardé toujours un mauvais souvenir même si la lutte
qui a conduit le Horodougou à l ' indépendance s'est avérée
infructueuse et lourde de conséquence pour lui et pour son
commerce. Car, à la place des postes à responsabilité qu’ il
convoita, i l n'obt int que deux cartes d’ identité.
En revanche, s'i l n'y avait eu ce malencontreux écart, tout
porte à croire que le prince du Horodougou n'aurait point eu
besoin de ce royaume d'enfance. Or, ce n'est qu’à la suite de
son désespoir qu' i l se focalise sur son pays, sur la terre de ses
ancêtres Doumbouya.
Ce qui provoque la nostalgie, c'est le reniement de Fama par
ses anciens compagnons de lutte et, par conséquent, le
dénuement qui en résulte au niveau matériel. Autrement dit, s' i l
avait obtenu le poste de secrétaire de sous-sect ion du parti ou
de directeur de coopérative, Fama aurait probablement connu
une autre f in :
Fama voyageait avec son ami Bakar y. Celui -c i ne cessai t pas de
l 'embrasser . «Ne regre tte r ien, d isa i t- i l , tu seras heureux maintenant . »
- 127 -
Une embrassade. «Tu as de l 'argent e t tu pour ras en avoir beaucoup
plus. »114
Avec une carte d' identité de citoyen ivoirien et une carte du
parti dont i l était membre, le sort du descendant des Doumbouya
se réduit à travail ler dans les pompes funèbres et à mener une
vie de déshérité. Bien plus, Fama qui fut aussi déchu de son tit re
de prince du Horodougou est renié par des gens sans
importance, en particul ier les f i ls d'esclaves dont Bamba qui
s'était alors autorisé de le déf ier :
L'ombre du décédé al la i t t ransmet tre aux mânes que sous les solei l s
des Indépendances les Mal inkés honnissaient et même gi f la ient leur
pr ince . Mânes des a ïeux ! Mânes de Mor iba, fondateur de la d ynast ie !
i l éta i t temps, vra iment temps de s 'apitoyer sur le sor t du dernier et
légi t ime Doumbou ya ! 115
Ce geste témoigne du renversement qui s'opère dans cette
société malinké avec les indépendances et la crainte que cette
nouvelle ère inspire. Les premières pages des Solei ls des
Indépendances sont assez explicites, à cet égard. Elles montrent
un prince Doumbouya qui redouble le pas pour se rendre aux
funérai lles du mystérieux Koné Ibrahima : drôle de période, que
celle des «solei ls des Indépendances» où l 'on voi t des princes
114 Ibid., p. 175. 115 Ibid., p. 16-17.
- 128 -
se précipiter, comme des diarrhéiques, aux funérailles d'un
i l lustre inconnu !
Une fois sur place, i l ne parvient qu'à trouver un bout de
natte au l ieu du trône qui lui aurait été réservé en pareil le
circonstance. Lorsqu'il prend la parole et veut rappeler, à
l 'occasion, les tables de la coutume, i l est injur ié par la foule qui
assiste la famil le endeuillée. Une tel le hosti l ité était inimaginable
dans la société traditionnelle.
Vers la f in du roman, à sa sortie de prison, alors même qu' i l
vient d'obtenir la promesse d'une vie meil leure, Fama décide, à
la surprise de son ami Bakary, de retourner f inir ses jours à
Togobala. Ainsi, ce roman a-t-i l, dans une certaine mesure, une
f ibre de nostalgie. Nostalgie du royaume Horodougou avec son
temps «toujours» sec et son ciel «toujours» profond ; mais
nostalgie aussi de ces temps immémoriaux où les tradit ions
étaient respectées :
Écla ts de r ire. Fama tendi t l ' ore i l le . I l ava it eu raison de ne point
décolérer , de ne point pardonner , le f i l s d 'âne de gr iot mêla i t aux
éloges de l 'enterré des al lusions venimeuses : quel rapport l 'enter ré
avai t- i l avec les descendants de grandes fami lles gue rr ière s qui se
pros t i tuaient dans la mendic i té , la quere l le et le déshonneur ? Fi l s de
chien plutôt que de caste ! Les vra is gr iots , les derniers gr iots de caste
- 129 -
ont é té enter rés avec les grands capi taines de Samor y. Le c i-devant
caquetant ne savait ni chanter ni par ler ni écouter . 116
La fourberie du griot de même que la dépravat ion dans
laquelle vit la nouvelle société malinké déclenche chez Fama un
monologue, qui véhicule, dans le texte, un exutoire. En effet,
privé des seuls postes qu'il escomptait après les indépendances,
Fama s'est réfugié dans son passé. Et même si celui-ci n'a
jamais été radieux à cause d’un petit garnement européen
d'administrateur qui commandait le Horodougou, au moins, grâce
à son rang de Prince inspirait-i l encore le respect.
Or, les indépendances ont tout transformé :
L'ombre du décédé al la i t t ransmet tre aux mânes que sous les solei l s
des Indépendances les Mal inkés honnissaient et même gi f la ient leur
pr ince . 117
La colonisation a mis f in à la guerre alors que celle-ci avait
permis de subvenir aux besoins des populat ions. Quant aux
indépendances, el les avaient entraîné la ruine de nombreux
commerçants.
Ces deux événements sont vécus comme une malédiction par
le personnage. Aussi, c 'est la raison pour laquel le, pour toute
116 Ibid., p. 17-18. 117 Ibid., p. 16-17.
- 130 -
trêve, ne lui restait-t- i l que le nostalgique souvenir de son
enfance ; ou bien ce retour à Togobala auprès du pet it groupe de
serviteurs qui est resté f idèle à la cour des Doumbouya, un
retour pendant lequel Fama restaure le lointain Horodougou :
Révei l lé avant le premier cr i du coq Fama put se laver , se parer ,
pr ier , d i re longuement son chapelet , curer vigoureusement ses dents e t
s ' ins ta l le r en légi t ime descendant de la dynas tie Doumbou ya devant la
case pa tr iarca le comme s ' i l y ava it dormi . Le gr iot Diamourou se plaça
à droi te, le chien se ser ra sous la chaise pr inc ière et d 'aut re s fami lie rs
se répandirent sur des na ttes en demi-cercle à ses pieds et on a t tendi t
les vagues de salueurs . 118
Le nouveau monde dans lequel vit Fama est, en effet,
impitoyable. Or s' i l veut garder la vie et l ’honneur saufs, i l doit
s'en retrancher ainsi que le suggère le féticheur Balla ou bien
s’accl imater comme le suppl ie de faire son ami Bakary :
(…) Adapte- toi ! Accepte le monde ! Ou bien est-ce pour les
funérai l les de Balla que tu veux par t i r ? Ma is les funérai l le s, ça peut
toujours at tendre. Res te , Fama ! Le prés ident est prê t à payer pour se
faire pardonner les mor ts qu ' i l a sur la consc ience , l es tor tures qu ' i l
vous a fa i t subir ; i l es t prêt à paye r pour que vous ne par l iez pas de
ce que vous avez vu. Prof i te de cet te aubaine ! 119
118 Ibid., p. 106. 119 Ibid., p. 182.
- 131 -
Mais, Fama est attaché au passé. Cela se voit d’ai l leurs
lorsqu'i l est en compagnie des membres de sa générat ion : i l se
récrée l 'atmosphère qui caractérisait le temps de son enfance.
L' inadaptation de Fama au monde moderne reste bien ce qui
permet de le replonger dans le passé, un monde qu'i l connaît
parfaitement puisqu’i l y retrouve l 'apaisement.
Pourtant là aussi, Fama échoue car ce qui motive ce retour
aux sources, outre la désil lusion causée par les indépendances,
ce sont le désir de vengeance et la volonté de reconquérir une
cheffer ie qui aurait dû lui échoir à la mort de son père. I l est
ainsi nourri par l 'espoir d'hériter de la belle Mariam et de
pouvoir, enf in, procréer et assurer, éventuellement, une
descendance à la dynastie des Doumbouya :
Diamour ou le gr iot f rét i l la i t . I l ava it beaucoup à raconter . Fama ne
l 'écouta i t pas , les pensées du pr ince é ta ient a i l leurs . 120
Aussi, la nostalgie n'est pas toujours marquée par le regret,
comme dans les souvenirs d'enfance du personnage mais el le
peut être souligné dans l 'espoir qui renaît avec l 'éventualité des
épousail les avec Mariam, éventualité qui donne l' impression de
ressusciter le passé :
120 Ibid., p. 106.
- 132 -
«Non ! i l n 'y a pas de malheur , i l n 'y a pas de défaut sans remède. Euh
! Euh ! murmura le fét icheur Bal la . Rien ne doit dé tourner un homme
sur la pis te de la femme féconde, une femme qui absorbe, conserve et
f ructi f ie , r ien ! E t Mar iam é tai t une femme ayant un bon ventre , un
vent re capable de por te r douze materni té s. Bal la l 'ava i t vu, avant sa
céci té , à la démarche de la jeune femme (…) »121
L’espoir, en effet, ne se disjoint pas d'un brin de nostalgie
car l ’éventualité d’un mariage de Fama avec Mariam relance la
possibil i té d’une procréation et, par ricochet, l ’ idée que le
principat résisterait aux Etats modernes africains. Diamourou et
Balla nourrissent assurément cette hypothèse puisque tous deux
insistent pour que le dernier Doumbouya reste à Togobala.
D’autre part, l 'arr ivée de Fama à Bindia dans le vi l lage de ses
beaux-parents ressuscite et remet au goût du jour les vieux
sent iments, les usages qui, autrefois, étaient réservés à une
personnal ité de son rang :
Fama fut sa lué par tout Bindia en honoré, r évéré comme un président à
vie de la République , du par t i unique e t du gouvernement , pour tout
di re, fut sa lué en malinké mar i de Sa limata dont la vi l le na tale éta i t
Bindia. Devant sa case, les salueurs se succédèrent , puis en son
honneur s 'a l ignèrent les plats de tô, de r iz e t même on mi t à l 'a t tache
un poule t et un cabri . 122
121 Ibid., p. 130. 122 Ibid., p. 95.
- 133 -
Au total, ce que l 'on peut dire sur la nostalgie est contenu
dans ces al lusions. Cependant, d'autres romans d'Ahmadou
Kourouma abondent d'exemples relatifs à la nostalgie.
Ainsi, dans Monnè, outrages et déf is, si el le n'est pas
clairement énoncée, néanmoins est-elle suggérée. Le t it re, déjà,
est assez évocateur, la période relative aux «monnew» étant
mise en opposit ion ici avec l’harmonie d’antan.
Quoique ce mot ne trouve pas d'équivalence dans la langue
française, le «monnè» fait néanmoins al lusion à un grand
«anéantissement». Or celui-ci est considéré par Le Petit Robert
comme une annihi lat ion, comme une ruine : le «monnè» serait
une «destruct ion» complète.
A la lumière des événements, nous savons que le royaume de
Soba s’est transformé une fois qu’i l est passé aux mains des
colonisateurs. La période relatée n'est pas la plus heureuse de
l 'histoire de ce petit royaume car la simple présence des troupes
françaises est vécue comme une agression qui met f in à une
longue période de quiétude.
En effet, bien avant l ’arrivée de ces dernières, nous ne
savons presque rien de l 'existence de ce royaume si ce n’est
qu’ i l a été fondé au XIIème siècle par un ancêtre de Djigui. En
revanche, le récit se focalise sur la vie actuelle de la cour et du
roi.
- 134 -
Ainsi, si le romancier ivoirien ne s'étale pas sur cette période
qui précède la conquête de Soba, c'est sans doute qu'aucun fait
marquant n’est venu troubler la tranquil l ité des vi l lageois avant
l 'arrivée des Européens.
En effet, après la chute de Soba, les travaux forcés
contraignent de nombreux habitants à quitter leurs vi l lages. Mais
à travers les décors de désolat ion que décrit ce roman, Ahmadou
Kourouma invite non seulement à une prise de conscience des
méfaits de la colonisation ; mais surtout, i l veut aviver le
souvenir d'une société harmonieuse.
Dès lors, la nostalgie, qui apparaît derrière l 'évocation de ce
douloureux moment, se dérobe à travers l ' imagination. Ce que
semble rappeler Ahmadou Kourouma, ic i, c’est le sentiment de
terreur qu’inspire la colonisation. Cependant, le romancier
ivoir ien laisse en suspens cette constatation, ne donne pas
d'exutoire comme i l s'est agi, par exemple, de Fama rêvant de
son royaume d'enfance. La peinture de la nostalgie dans Monnè,
outrages et déf is n'est pas aussi décisive que dans Les Solei ls
des Indépendances mais seulement transparente au récit et
t issée au f i l invisible du sens de l ’événement.
- 135 -
5. Le nom du protagoniste
Pendant longtemps, la notion de personnage ne s’est
appliquée qu’au théâtre et, notamment, à la tragédie, genre par
excellence des Grecs Anciens. Elle renvoyait alors au rôle de
représentation qu’on avait de l 'acteur :
Depuis le s or igines, que ce soi t sur la scène d’un théâ t re ou d’un réc i t ,
le per sonnage mul t ipl ie les f igures sous lesquelles i l para î t . Dans
l’épopée et le roman français du Moyen Age, i l correspond en généra l
avec un type idéa l , tantôt ce lui du héros obéi ssant à son devoir e t se
couvrant de gloire par les hauts fa i t s (…), tantôt ce lui du preux
cheval ier , épr is d’une dame et en quête d’aventure (…). Dans le
théâ tre médiéval , les tr ai t s t ypiques sont encore plus marqués e t les
f igures plus schématiques. Auss i le terme d’ «ac teur » sembla i t- i l
appropr ié . 123
Cela dit, l ' idée qu’on avait alors du personnage était
strictement fonctionnelle, à savoir que celui-ci ne servait qu’à
«fabriquer» des codes, à désigner un ensemble de fonctions.
Ce n’est qu'au Moyen Age que l 'on commence à s’affranchir
de cette esthétique, grâce à l 'émergence d’un nouveau genre : le
roman, décrit à l 'époque comme un genre mineur.
123 Le Dictionnaire du littéraire, Paris, Puf, 2002, p. 434.
- 136 -
En effet, même si des romans comme L'Astrée124 d'Honoré
d'Urfé ou Le Roman bourgeois125 de Furetière sont encore
fortement teintés de symbolisme et d’allégorie, la not ion de
personnage se particularise, peu à peu : l ’«être de papier» qui
n’avait pourtant d’épaisseur que dans le champ de la l i t térature
se dote, enfin, d’une ident ité et d’une psychologie. I l a
désormais un nom, une adresse, un travail et une histoire.
Cette transformation, assurément, a été due aussi bien à
l 'évolution de l 'histoire qu’à l 'accroissement de l ' importance du
roman. Le personnage bénéficie, en fait, de l ' inf luence des
théories histor iques qui avaient l 'homme pour perspective et
centre de la Création.
Celles-ci permettent non seulement une réévaluation du
concept mais, el les servent, surtout, à l ’ ident if ication du
personnage, à la transmission et à la l isibi l ité du message dont i l
est porteur. Au début du siècle dernier, l ' intrusion de disciplines
formelles telles que le structural isme dans le discours
métalittéraire modifie encore la donne.
En effet, l ’entrée dans le domaine l it téraire de notion comme
structure, dans le souci d’un nouvel éclairage sur l’œuvre ou
d’une meilleure interprétat ion, le condit ionne comme signe,
comme solidaire du reste de l’œuvre. En abandonnant la
perspective anthropocentrique au prof it de la conception
124 Urfé, Honoré (d’), L’Astrée (1984), Paris, Gallimard, «Folio Classique», 2002, p. 442. 125 Furetière, A., Le Roman bourgeois (1981), Paris, Gallimard, «Folio Classique», 2001, p. 306.
- 137 -
dynamique du texte lit téraire comme réseau, la l it térature devient
une activité réf lexive, repliée sur el le-même et le personnage
une figure, un actant. Ce dernier concept, en narratologie, éclate
la dimension anthropomorphique et rattache, à l ’ idée de
personnage, un ensemble de choses aussi bien concrètes
qu’abstraites.
Ainsi, le personnage devient tout. Pour un élargissement du
sens et une meil leure compréhension, on y englobe des notions
comme que le nom qui n’est plus indif férent à la personnalité du
personnage.
Dans les romans d'Ahmadou Kourouma, le patronyme
apparaît presque souvent dès les premières pages. Comme pour
just if ier l ’emprise de celui-ci sur le récit. En effet, les noms sont
féconds, c’est-à-dire qu'i ls fonctionnent comme des catalyseurs
ou embrayeurs narrat ifs. Ainsi, celui de «Djigui» suff it à
provoquer l 'émoi escompté car, d'après la déf init ion qu'en donne
le romancier ivoirien, ce nom signif ie, en malinké, «le mâle
soli taire, l 'ancien chef de bandes de fauves déchu et chassé de
la bande par un jeune rejeton devenu plus fort».
Aussi «Djigui» déclenche-t- i l le vrai programme du livre :
raconter l ' isolement du personnage principal pendant la saison
des amertumes. Le fait que le romancier le dénomme ainsi n'est
pas un simple hasard : au contraire, ce nom, dans sa l ivraison,
sous-tend le sort qui est réservé au personnage. De ce fait, i l est
- 138 -
aussi bien lourd de signif ication qu'i l l imite, de prime abord, les
efforts et l 'action du personnage qui le porte.
Le nom s’accompagne ici d’une constel lation de prédicats
qui créent autour du personnage un espace où chacun d’eux
devient la métonymie, la métaphore du nom et prend le
personnage au piège de cette déterminat ion.
Le recours à une tel le onomastique, assez répandu chez
Ahmadou Kourouma, n'est pas vain. Tout au contraire, la
motivation du nom permet d'élargir le champ de la vision et de
l ' interprétation ou de saisir la portée du récit uniquement à part ir
de son sens. Ainsi, la «motivat ion est construite (…) en fonction
de la «valeur» du personnage, c’est-à-dire en fonct ion de la
somme d’informations dont i l est le support tout au long du récit ,
information qui se construit à la fois successivement et
dif férent iel lement dans le cours de la lecture, et
rétrospect ivement à la fois.»126
Cependant, lorsqu' il ne s'agit pas du nom proprement dit ,
c'est la dénominat ion ou périphrase qui l 'accompagne qui en dit
long. Ainsi, les noms tels que Fama et Koyaga qui sont souvent
affublés des qualif icat ifs ou d'appellat ions renseignent
davantage sur les caractères des personnages.
De fait, le sort qui frappe, Fama, le personnage principal des
Solei ls des Indépendances est-il moins impitoyable lorsque le
126 Hamon, Ph., «Pour un statut sémiologique du personnage» in Poétique du récit, Paris, Seuil, coll. Points, 1977, p. 147.
- 139 -
narrateur réfère uniquement à son origine princière que lorsqu'i l
le désigne sous les vocables de «dernier descendant des
Doumbouya». De même, la violence particul ière de Koyaga, sa
tendance à traiter l 'humain comme une bête, ainsi que le plaisir
qu’ i l a à considérer les cadavres de ses ennemis comme de
vulgaires dépouilles, ont-i ls un lien avec son extraordinaire
histoire et, surtout, avec son intrépidité.
Le nom, chez Ahmadou Kourouma, développe tout un
métalangage sur le discours romanesque et part ic ipe à la
construction de l 'univers du roman ; car, en attribuant tel nom à
tel personnage, c'est un peu de la vie de celui-ci qui transparaît.
Les t it res ne sont pas en reste. Le nom du personnage
principal est presque éponyme, compte tenu de l ' importance que
celui-ci revêt dans l ’histoire.
A propos, Ahmadou Kourouma a souligné l ' importance du
personnage dans l 'at tr ibution du t itre de son avant-dernier
roman. En effet, c 'est à la f in du récit, au regard de «l'aspect
polit ique» que «la geste du Maître chasseur» a déterminé le
choix du t it re f inal :
I l y a une progress ion de sens entra înée par l ' écr i ture. Je l 'a i vu par
exemple avec la f in de l 'h is toire, qui s 'e st révélée peu à peu,
dé terminant le t i t re du roman. Longtemps, le t i t re a été le suivant :
«La geste du Maît re chasseur ». Ce t i t re ne faisa i t pas a ssez ressor t ir
l 'aspect pol i t ique du roman. Le t i t re in i t ial a été «Le Donsomana du
- 140 -
Guide suprême » (…) [ Le t i t re du roman] m'a é té inspiré par mon boy
quand j 'habi tais à Lomé 127.
Même s’ il confie s’être inspiré de son employé de maison, le
t itre du roman sert à désigner, tout comme le nom sert à t irer de
l 'anonymat les personnages que le narrateur ou le romancier n’a
pas expressément tu ou voulu maintenir dans l 'ombre comme
c'est le cas de Salimata dans Les Soleils des Indépendances ou
de Moussokoro dans Monnè, outrages et déf is .
Le nom est un emblème. Or, si Fama n'avait été qu'un
Malinké ordinaire et que son sort n’avait pas été lié au destin
des famil les princières africaines, i l n'aurait probablement pas
suscité un tel apitoiement du narrateur :
(…) i l é tai t temps, vraiment temps de s 'apitoye r sur le sor t du dernier
et légi t ime Doumbou ya !128
«Fama» en malinké, signif ie «roi» ou «prince». Cette marque
de distinction tradit ionnelle ayant perdu tout son sens et son
importance dans la société moderne, i l était devenu archaïque
voire anachronique, à l 'orée des indépendances, de revendiquer
son ascendance princière.
127 Entretien paru dans Jeune Afrique du 19 octobre au 1er novembre 1999. 128 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 17.
- 141 -
En effet, «les solei ls des Indépendances», marquent la
constitut ion d'états modernes et de républiques qui nuisent à la
tradit ion et au pouvoir tradit ionnel et, par conséquent, à la
conception de l ' idée de terre ancestrale. Fama, d'ail leurs, est
rattrapé par l 'histoire une première fois, d'abord, lorsqu'i l se rend
à Togobala pour assister aux funérailles de son cousin et une
seconde fois, ensuite, lorsqu'i l quitte définit ivement la capitale
de la Côte des Ébènes.
Parvenu à la f in de la première étape de son voyage, i l est
interpellé par un garde-frontière à la limite qui scinde désormais
l ’ancien Horodougou en deux républiques souveraines mais
ennemies : au nord, la république social iste du Nikinai ; au sud,
celle des Ébènes. I l ne peut al ler plus avant, au-delà de la ligne
imaginaire qui sépare ces deux Etats indépendants sans avoir
présenté ses pièces d’ ident ité.
A sa sortie de prison, i l est une nouvelle fois aux prises avec
cette front ière qui l 'empêche de regagner son vi l lage natal, de
l 'autre côté du f leuve. Refusant d'exécuter les recommandations
d'usages et de se soumettre aux sommations du garde, Fama
franchit le barrage et saute sur le bord du f leuve d'où il est
mortellement blessé par un caïman sacré.
A cause d’un extraordinaire pacte conclu avec l’animal et les
ancêtres de Fama, il se croyait à l’abri du danger. Or, cette
absurdité coûte la vie au dernier Doumbouya avec qui s'éteint la
dynastie :
- 142 -
I l éta i t prédit depuis des s ièc les avant les sole i l s des Indépendances,
que c 'é ta i t près des tombes des aïeux que Fama deva i t mour ir (…) 129
L'att itude de Fama à la f in du récit et, surtout, sa croyance en
la magie accentue le caractère anachronique et imprévisible de
ce personnage qui avait refusé d’écouter les prédict ions du
sorcier Balla. Le fait qu' i l était un descendant des Doumbouya,
avait-i l cru, le rendait invulnérable, le protégeait même d'une
attaque éventuelle des caïmans :
Les gros caïmans sacrés flot taient dans l 'eau ou se réchauffa ient sur
les bancs de sable . Les ca ïmans sacrés du Horodougou n 'oseron t
s 'a t taquer au dernier descendant des Doumbou ya 130.
I l semblait ignorer qu’après la remise en cause par la
colonisation des croyances ancestrales, le sacré aussi avait
détourné son visage des hommes : Fama n'était pas à l 'abr i
d'une attaque des génies du fleuve.
Le nom «Fama» reste d'autant plus attaché à la dimension
actant iel le du roman que ce dernier ressortit à une cohésion
entre le nom et le personnage et, inversement, au ref let des
aspects de ce même nom avec le personnage.
129 Ibid., p. 185. 130 Ibid., p. 191.
- 143 -
En effet, Fama n'a jamais renoncé à être un prince car i l a
souvent revendiqué son ascendance royale puisqu’i l en avait les
qualités et le physique contrairement à Lacina qui n'était pas de
cette condit ion :
Elle [Sal imata] s 'é ta i t r appelé la première fois qu 'e l le ava i t vu Fama
dans le cerc le de danse : le p lus haut garçon du Horodougou, le plus
noi r , du noi r br i l lant du charbon, le s dents blanches, le s geste s, la
voix , les r ichesses d 'un pr ince. 131
Outre les actes, le nom assure une transparence part iel le du
personnage. En revanche, le recours systématique au mil ieu
naturel de la chasse pour évoquer souvent la personnalité de
Koyaga induit d'emblée le lien de ce dernier avec l 'univers de la
traque.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages , nous sommes
véritablement en présence de scènes de dépeçage. Les bêtes et
les hommes sont traités avec une égale cruauté. Mais, une
parei lle sauvagerie, à l 'évidence, a un lien avec l 'histoire
personnel le du président-dictateur Koyaga, lui-même membre de
la communauté «paléo» qui vit en marge dans les montagnes de
la république du Golfe.
Cette tr ibu composée d’hommes «nus» étant réputée pour sa
violence et, même, redoutée par les colonisateurs, l 'enfance de
131 Ibid., p. 48.
- 144 -
Koyaga reste essentiel lement caractérisée par la terreur qu' i l
répand, par ail leurs, autour de lui.
Ainsi, avant d'être incorporé dans l 'armée coloniale, i l
dissémine tous les animaux qui terror isent les montagnards. Sur
les champs de batail le, son intrépidité lui vaut la reconnaissance
de la France et, même, une décorat ion comme son père, avant
lui.
Quant à Dj igui, comme son nom l' indique, i l est le «mâle
soli taire», en plus d'être roi ou le «fama» de Soba. «Fama
Djigui» est un syncrétisme de la fonction et de la situation de ce
personnage ; un assemblage de deux ident ités du Patriarche, à
savoir : sa qual ité de roi et sa solitude de mâle. I l a, de ce fait ,
un peu du caractère du personnage principal des Solei ls des
Indépendances car, tout comme ce dernier, i l rejette le présent.
Ahmadou Kourouma en a fait un personnage double puisqu’i l
lui a conféré deux fonctions distinctes : l ’une qui l ’engage dans
le rôle de collaborateur et l ’autre qui fait de lui le roi soucieux du
bien-être de ses sujets. I l est à la fois l ’auteur des relations avec
la France et le protecteur d’un peuple qu’i l a soumis à la
colonisation. Ainsi, Djigui just if ie toute son implication dans le
roman qui met en jeu les humiliat ions.
De la protestat ion à l ' isolement polit ique, Djigui est
progressivement passé à l 'arrière-plan. Ainsi, nous revenons à la
conclusion que le nom, chez Ahmadou Kourouma, a quelque
- 145 -
chose de préconçu, une valeur de signif icat ion et de justesse
auxquelles le personnage se colle parfaitement.
Fama, Djigui, Koyaga sont ainsi l ivrés pour accomplir leur
dessein. I ls permettent un temps aussi d'analyser le roman
comme un réseau où rien alors n'est impossible.
Dans un artic le qu'i l a consacré à l 'étude du nom propre dans
La Recherche de Proust, Roland Barthes a montré l ' importance
et le rôle que celui-ci joue dans la signif ication au même tit re
que les actes du personnage :
(…) i l es t une c la sse d 'uni tés ve rba les qui possède au plus haut point
ce pouvoir const i tut i f , c 'es t ce l le des noms propres. Le Nom propre
dispose des trois propr iétés que le narrateur reconnaî t à la
réminiscence : le pouvoir d 'essentia l i sa t ion (puisqu 'i l ne désigne plus
qu 'un seul référent) , le pouvoir de ci tat ion (puisqu 'on peut appeler à
discrét ion toute l 'e ssence enfermée dans le nom, en le proférant) , le
pouvoir d 'explora t ion (pui sque l 'on «dép lie » un nom propre
exactement comme on fai t d 'un souvenir) : le Nom propre es t en
quelque sor te la forme l inguist ique de la r éminiscence. 132
La livraison du nom, dans le système qu'est le texte, soulève
indubitablement aussi bien les quest ions de sens ou de
sémantique, (car son sens est reconnu et signif ié) que les
problèmes de syntaxe, d'autant que celui-ci s'intègre,
parfaitement, au roman.
132 Barthes, R., Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, coll. Points, p. 121.
- 146 -
Si on ne peut nier que les noms des personnages des romans
d'Ahmadou Kourouma soient créés de toutes pièces, ceux des
personnal ités réelles telles que de Gaulle, Houphouët-Boigny ou
Mobutu qui foisonnent, servent à authent if ier les romans. Aussi,
i l devient le gage de la f iabil i té ; et, Ahmadou Kourouma a, sans
doute, eu besoin d’un tel recours pour un surcroît de
vraisemblance, quit te à compenser ce qui s’est perdu en vigueur.
Mais, parfois, par crainte de la censure, Ahmadou Kourouma
choisit la dérision pour se mettre à l 'abri des poursuites, en
grossissant les traits de certains de ses personnages. Ainsi, à la
place de leur vrai nom, i l uti l ise un sobriquet ou un autre
procédé dérivat ionnel.
Les pays que Koyaga visite au cours de son voyage
init iatique ou de formation chez ses pairs dictateurs afr icains ne
se distinguent plus alors que par rapport aux totems de ceux-là.
Ainsi, le dictateur au totem caïman est le maître de la
République des Ébènes ; celui au totem hyène est l 'empereur du
Pays aux Deux Fleuves, etc.
Cela s'est déjà vu dans Les Solei ls des Indépendances où
Fama, affublé du totem panthère, était, lui-même, panthère. En
attendant le vote des bêtes sauvages est encore plus éloquent
en la matière puisque, hormis le fai t que l 'exercice du pouvoir
est assimilé à la prat ique de la chasse, ce roman est un véritable
best iaire. Toute la faune, en effet, y répertorié jusqu’au plus
sauvage des mammifères. Le lycaon que Koyaga adopte comme
- 147 -
emblème de sa garde rapprochée fait bien plus que s'identif ier à
cet animal en rivalisant de férocité : ce qui expl ique, sans doute,
le caractère insoutenable et, part icul ièrement, v iolent des
scènes.
D'ai l leurs, la barrière qui sépare l 'espèce animale de l 'espèce
humaine a, depuis longtemps, été franchie. La récurrence des
dénominat ions du règne animal en attestant le caractère mi-
homme mi-bête.
En attendant le vote des bêtes sauvages fai t, in f ine,
l 'apologie du vice telle que la malhonnêteté, le despotisme ou
encore l ' impudeur ; tout comme la violence qui l 'anime est le
ref let de l 'animosité qui caractérise les régimes qui sévissent
impunément, en Afrique, presque depuis un demi-siècle.
6. Roman et condamnation du colonialisme
Le roman d'Ahmadou Kourouma qui crit ique profondément le
colonialisme est assurément Monnè, outrages et déf is . Ce l ivre
prend tout à fait le contrepied du point de vue des colonisateurs
et propose de raconter l 'histoire de la colonisat ion selon la
perspective du colonisé. Probablement, le romancier ivoirien
- 148 -
est ime que l 'histoire reproduite par les premiers ne peut rendre
une image vraie et object ive de la colonisation, à cause de leurs
préjugés racistes.
Monnè, outrages et déf is relate la traversée d'un long siècle
d'humil iations et de violences. La situation histor ique de ce livre,
très fortement prononcée, permet d'évoquer des personnalités
connues de cette époque. Le récit se focalise sur une vie, cel le
d’une cour royale africaine avant, pendant et après la
colonisation. I l se l ivre ensuite à la démystif icat ion de
l 'expansion coloniale. Le catalyseur de celle-ci étant bien
évidemment le quiproquo auquel Madeleine Borgomano
consacre, à juste t i tre, une analyse dans son ouvrage, Ahmadou
Kourouma le «guerrier» griot 133.
Ce disant, le crit ique lit téraire fait observer que l 'un des
principaux méfaits de la colonisation reste l ' incompréhension
suscitée dès le premier contact avec le colonisateur :
l 'his toire de la colonisa t ion f rança ise en Afr ique de l 'Ouest est aussi et
peut -ê tre sur tout , une énorme his toi re de malentendus. 134
En faisant le choix de raconter la vie d’un descendant de
l 'une des plus anciennes dynasties du Mandingue au détriment
du fait historique, Ahmadou Kourouma veut faire du
133 Borgomano M., Ahmadou Kourouma le «guerrier» griot, Paris, L’Harmattan, 1998, 252 p. 134 Ibid., p. 128.
- 149 -
révisionnisme puisqu’i l nous propose une nouvelle approche du
colonialisme.
A plus de cent vingt-cinq ans, Djigui reste le témoin oculaire
des changements qui s 'opèrent dans son royaume. Le choix de
l 'âge n'est pas fortuit ; ici, i l a une importance capitale car ce
grand âge souligne, à la fois, la foi du témoignage et l 'object ivité
des faits. C'est beaucoup plus qu'une démarche d'historien en
quête de vérité, beaucoup plus qu'une reconst itut ion d’un dest in
car le point de vue du patriarche a le mérite d'être une fresque
«cohérente» des affronts essuyés pendant la colonisation. Une
façon aussi de jeter le discrédit sur ses bienfaits.
En résumé, il s’agit des «monnew» du roi de Soba, Djigui. Ce
mot, qui apparaît, d'ai l leurs, dans l 'épigraphe, est la source
d'une première dif f iculté, à cause de son intraduisibil ité. Ce qui
empresse le personnage de conclure que les Européens, dans
leur existence, ignorent «le mépris, l 'humil iat ion, l 'outrage,
l ' injure», etc.
Ahmadou Kourouma part du constat que la colonisation est
un échec pour plonger le lecteur au cœur de la dureté du
colonialisme et dérouler le cynisme de ses auteurs. I l se livre
ensuite à une vraie autopsie de l 'histoire, une révision des
hécatombes engendrées par le contact avec le colonisateur.
Alors que beaucoup de romanciers africains ont abandonné le
terrain du colonial isme, avec ce roman, Ahmadou Kourouma, qui
- 150 -
est d'abord apparu comme un iconoclaste, relance le propos.
Cependant, i l s 'agit moins de revivre dans une sorte de musée,
mais d' intégrer et d'évei l ler au monde, hic et nunc, ce qu’a
représenté le passé colonial et ce qu'i l continue de représenter.
En effet, ayant épuisé le thème de la colonisat ion, depuis le
début des années soixante-dix, la l i t térature africaine évolue,
progresse au gré d'un renouvellement presque décennal. Elle a
ainsi été, pendant les années quatre-vingt, portée par le
désenchantement car ce que la génération d’écrivains d’alors
reprochait aux aînés c'était de ressasser le passé morbide alors
même qu'il fallut s'attaquer au sous-développement 135 ; puis,
dans les années quatre-vingt-dix, à cause du scept ic isme l ié à la
conjoncture économique morose, el le s’est complue à symbol iser
le désordre et les catastrophes diverses136. Au même moment, les
préoccupations ainsi que l 'horizon se sont élargis car el le a f ixé
le cadre de certaines de ses f ict ions au-delà de l 'Afrique137.
Pourtant interrogé sur ses rapports avec la Négritude, le
romancier ivoirien nie tout l ien avec ce mouvement. I l explique
son choix à contre-courant par l ' intérêt que suscite l 'histoire de
la colonisat ion, comme i l s'était agi ici de traiter une question
laissée alors en fr iche.
135 Cette nouvelle école eut pour défenseur le Béninois Stanislas Spero Adotevi qui, dans un livre remarquable, accuse les chantres de la Négritude de constituer un alibi pour se défiler devant leur responsabilité. Ainsi, dénonçant les dévoiements de la Négritude et ses inventeurs qui justifiaient tout par les discours, il propose dans Négritude et Négrologues de la dépasser. 136 Cette tendance est le fait, par exemple, du Kourouma de En attendant le vote des bêtes sauvages et de Allah n'est pas obligé ; du Mongo Béti auteur de Trop de soleil tue l'amour ou encore du Tierno Monénembo de Un Attiéké pour Elgass. 137 Certains de ses romans tels que Le Petit Prince de Belleville ou Les Honneurs perdus de Calixthe Beyala sont consacrés à la peinture de l'émigration en France.
- 151 -
I l estime, en fait, que la vision que nous avons de la
colonisation et à laquelle il s'oppose, a été induite par et pour
les colonisateurs. Par conséquent, i l s'agit, pour le romancier
ivoir ien de déf inir, dans ce roman, une coupure épistémologique
ou de prendre le parti des faibles et d'écrire, enfin, la véritable
histoire de la colonisat ion.
Dans ce livre, la conquête coloniale est, en effet,
désapprouvée, notamment dans l ’ image que l’histoire a
véhiculée sur le type d’accueil que les populat ions autochtones
ont réservées aux premiers colonisateurs en prétendant qu’i l
s’est fait sans heurts.
Or, lorsque sont apparues les troupes françaises sur la
coll ine de Kourouf i, la réact ion de Djigui a d'abord été de
s’opposer à cet ennemi. Son intention n'a pas été de se rendre
à ce conquérant. En effet, n'eut été l ' intervent ion de Soumaré,
son «frère de plaisanterie», Djigui aurait probablement, préféré
la mort dans l ’honneur à la soumission :
- Dis au Blanc que c 'est cont re eux, Nazaras, inc irconc is, que nous
bâ t i ssons ce ta ta . Annonce que je suis un Keita , un authent ique totem
hippopotame, un musulman, un croyant qui mourra plutôt que de vivre
dans l ' i r r él igion. Explique que je suis un a l l i é , un ami , un f rère de
l 'Almamy qui sur tous l es f ronts le s a va incus. 138
138 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 35
- 152 -
En effet, au nom d’une pseudo-parenté, Soumaré tourne le
déf i de Djigui en rodomontade, au désespoir du narrateur qui
constate :
Le dialogue éta i t pa thé t ique. Le cur ieux é tai t qu 'i l ne sembla it pas
impressionner ce lui qui éta i t au cœur de l 'événement, le t i ra i l leur-
interprè te. Celui-ci a f fichait un sour ire sarcast ique qui ne f inissa i t pas
d 'agacer Djigui . 139
Ainsi, Soumaré a délaissé la solennité du moment pour un
discours démagogique qu’i l agrémente d'éloges à la solidarité
afin d’épargner «son frère de plaisanterie» d'une mort certaine.
Devant la menace, Djigui n’avait pas d’autre recours que la
capitulat ion. I l échafaude alors un accord de concil iat ion avec le
commandant des troupes françaises, qui maquil le la résignation
de Djigui en acceptat ion de la présence étrangère dans son
royaume.
Pourtant, c'est un tel accord cordial que les colonisateurs ont
souvent considéré comme un accueil bien accepté par les
populat ions autochtones alors même que celles-ci l ’ont vécu
comme une humiliat ion, une imposture (Djél iba, le griot que
Djigui prend à son service le dira plus tard) desquelles Djigui ne
se remettra pas.
139 Ibid., p. 35.
- 153 -
I l n 'empêche que le dégué, c’est-à-dire la cérémonie qui
consiste au changement de suzerain ou à faire allégeance aux
nouveaux maîtres de Soba se déroule normalement comme s’ i l
s'était agi de célébrer une victoire remportée sur le champ de
batail le. Celle-ci consacre alors Djigui comme une des pièces
maîtresses du colonial isme :
Devant la mosquée qui , avec toutes les rues e t places environnantes ,
éta i t chargée et groui l lai t de croyants , j ' a i levé les yeux et a i vu le
nouveau c iel de mon pays ; i l s 'ouvra i t l impide et profond, débarrassé
des charognards qui depuis la défa i te le hantaient . 140
Ou encore :
Le dégué es t une boui l l ie de fa r ine de mi l ou de r iz dé layée dans du
la i t ca i l lé . C 'étai t une cérémonie publique, au ri tuel réglementé, qui
avai t l ieu sur le champ de ba tai l le où le combat avai t é té gagné . Dans
le camp des va inqueurs , autour du roi à cheval , se regroupaient le s
suivants et les généraux, également à cheval . Leurs gr iots , auxquels se
joigna ient ceux des vaincus, les entoura ient , jouaient de la cora, du
ba lafon, louangeaient et chantaient le s panégyr iques du va inqueur . 141
Ainsi, Monnè, outrages et déf is dénonce ce colonial isme qui
consiste en l 'exploitation des colonies et non pas de l 'apport
140 Ibid., p. 48. 141 Ibid., p. 44.
- 154 -
civil isateur qui a just if ié les luttes contre la traite en ne
manquant pas de soul igner ses néfastes conséquences,
notamment en son principe de déshumanisation qui détourne son
véritable sens aux seules f ins de légit imer la subordinat ion.
La tromperie et la supercherie orchestrées par les
colonisateurs avaient, en effet, constitué le «topo» du discours
du nouvel arr ivant. C'est en cela même que le train devient une
simple promesse puisque lorsqu'el le est faite à Djigui, les
colonisateurs occultent, sciemment, le prix à payer pour sa
réalisat ion. Elle est, au contraire, présentée comme un honneur
de la France à Djigui pour sa collaboration à l 'expansion
coloniale :
Vint ce vendredi , vendredi qui sce l la le dest in de Djigui , vendredi
dont toute sa vie i l se souviendra i t […] Le gouverneur de la colonie ,
Toubab qui est le chef du commandant , e t à qui nous , Nègres ,
appar tenons tous jusqu 'à nos cache-sexe, récompense votre
dévouement e t vot re amour pour l a France ; i l vous a nommé chef
pr incipa l , le chef nègre le plus gradé de la colonie. Et comme ce t te
guer re ne suf f i sa i t pas […] le gouverneur a a jou té à ce t honneur ce lui ,
incommensurable , de t ir er le ra i l jusqu 'à Soba pour vous offr ir la plus
gigantesque des choses qui se déplacent sur te rre : un tra in, un tra in à
vous e t à vot re peuple. 142
142 Ibid., p. 73-74.
- 155 -
La promesse du train permettait d' instaurer un cl imat de
conf iance et surtout d'asseoir un régime part isan, tyran et
excessif . De nombreux sicaires à la solde de Djigui sont, ainsi,
envoyés dans les vil lages alentours de Soba pour recruter
massivement de gré ou de force les futurs travailleurs du
chantier. Aussi ce train, qui devient le symbole de sa gloire et
celle de la dynast ie, devient-i l, d'une certaine manière, celui de
la répression et de toutes formes de cr ime :
Pour fa i re arr iver le t ra in, on pouvai t compte r sur moi , Djigui . Je
connaissais mon pays , je savais où récol ter le ver t quand tout a jauni
et séché sous l 'harmattan et saurais l 'obtenir quand même le déser t
parviendra i t à occuper toutes nos pla ines. Je saurais toujours y t i rer
des fêtes , du bé ta i l et des récol tes . Je jura is qu 'on pouvai t extra ire du
pays des hommes e t des femmes pour les pre sta t ions e t le s t ravaux
forcés, des recrues pour l 'a rmée coloniale , des f i l les pour les hommes
au pouvoir , des enfants , pour les école s, des agonisant s pour les
dispensaires et y puiser ensui te d 'autres hommes et f emmes pour t i rer
le ra i l . 143
En effet, à cause de celui-ci, une véritable chasse à l’homme
gagne le royaume : des vil lages entiers sont délaissés pour
éviter de payer l ' impôt et servir de foyer de recrutement des
travail leurs forcés.
143 Ibid., p. 75.
- 156 -
Ainsi, pour mieux asservir les populat ions autochtones, les
colonisateurs s’étaient-ils prêtés à tous les mensonges quitte à
faire croire au roi que le train était moins le signe d'une
soumission que celui de la dist inct ion. Ainsi, pendant que Djigui
se presse de faire aboutir ce projet, i ls en prof itent pour collecter
plus d' impôts et inf liger plus de souffrances et d'humiliations :
Dès les premiers rayons du jour , la fusi l lade écla tai t et les habi tants
qui connaissa ient la s igni f icat ion de la voix de la foudre se
réunissa ient sur la pl ace de palabres où on procédait t ranquil lement au
recensement et pré leva it ce qui est dû aux Blancs en humains ,
bes t iaux, bot tes ou paniers de moissons . C 'é ta i t la rece t te des magnan
ou de la parole de la poudre . 144
Pourtant, i l est diff ici le de tenir Djigui pour responsable dans
cette entreprise de dépersonnalisat ion. I l s'en démarque
nettement, d’ai l leurs, après sa visite sur le chantier du fameux
train lorsqu' i l découvre, avec stupeur, la perdit ion de son peuple
:
Le Blanc guidai t Djigui e t ses suivants dans la pe ti te gare. Les
échanges éta ient ent recoupés de s i lence […] La vis i te se poursuivi t
[…]
Les longues explica t ions du Blanc, l ' enthousiasme de l ' i n terprète e t du
gr iot ne convainquirent pas le roi ; t out le monde consta ta avec
144 Ibid., p. 81.
- 157 -
découragement que Djigui dissimulai t mal un cer ta in
désenchantement. 145
Pour échapper aux «monnew», Dj igui a encore l 'énergie
nécessaire de se reprendre en main. Au reste, c'est un homme
d'honneur. Son erreur ne serait pas due au fait qu' i l ignorait de
quoi étaient capables les colonisateurs, mais, probablement, de
ce fait qu' i l les honorât trop en les traitant en «honnêtes
hommes». En quoi, i l ressemble, ici, au «dyambour» sénégalais
pour qui le sens de l 'honneur est l 'un des traits de la
personnal ité146.
En acceptant l 'honneur que lui faisait la France, Djigui se
devait, en retour, de traiter ses représentants comme i l fal lait .
Cependant, lorsque, sur le tard, i l réalise qu' il est la vict ime
d'une machination, i l ne voudra plus entendre parler d’un train
plus grand vu les efforts que le premier coûtèrent déjà :
Le tra in de France é tai t d ix foi s p lus gros que ce lui d 'Afr ique. De
retour à Soba, le commandant annonça qu 'après l 'a rr ivée du pe ti t t ra in
d 'Afr ique au Bol loda , la France a l lai t at t r ibuer aux Kei ta un t ra in aux
dimensions f rançaises . Djigui s 'empressa de re fuser ; i l n 'a imai t pas
les gros t rains . Le pet i t t r ain qu ' i l s 'é ta i t promis se révélai t dé jà
145 Ibid., p. 88-89. 146 Senghor, L. S., «L'Ethique négro-africaine» in Liberté, tome 1, op. cit., p. 277-279.
- 158 -
comme une gageure aussi i r r éa l i sable que de t ir er de la forê t un buff le
vivant . Qu 'aura it coûté un tra in de France ? 147
Pour autant, les stratégies ne manqueront pas pour appâter
Djigui et le contraindre à collaborer davantage. Aussi l 'exposit ion
coloniale de 1931 est une aubaine pour les colonisateurs qui
s’empressent de lui adresser une invitat ion :
Avec le souri re , i ls m'annoncèrent deux bonnes nouvelles. Le tr avai l
du tra in à des t inat ion de Soba ava it avancé ; le gouverneur e t le
ministre des Colonie s m' invi taient à l 'Exposi t ion colonia le à Par is.
J 'a l lais enf in conna ître le pays des Blancs que les anc iens combat tants
m'avaient tant vanté. Je descendis au por t . 148
Les malentendus linguistiques dont foisonne Monnè, outrages
et déf is ainsi que les conséquences négatives qu'i ls induisent
sont les aspects qui, à coup sûr, ont perverti la colonisat ion. Les
chantres de la Négritude et tous les aèdes de l 'Afrique lointaine
et insouciante n'avaient pourtant donné de la voix que pour des
écrits compartimentés ne représentant que les laissés-pour-
compte de la colonisation et ses bénéficiaires. Or, avec ce
nouveau roman, Ahmadou Kourouma corr ige une vision du
colonialisme que n'ont pas perçue les pionniers de la li t térature
147 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 104. 148 Ibid., p. 103.
- 159 -
africaine, en arguant les problèmes de communicat ion l iés à
l ' incompréhension d'autrui.
La question que le romancier semble avoir formulée alors est
de savoir comment un handicap l inguistique eut pu être surmonté
et permettre une cohabitation sans heurts. Aussi constate-t-on
qu’i l n’a souvent été question que de mascarade lorsqu' il s'est
agi de vanter les bienfaits de la colonisation aux populations
africaines alors même qu'el le fut plutôt ressentie comme une
agression.
En effet, i l n'est guère fait mention, avant Ahmadou
Kourouma, de la situation de communication dans les rapports
entre colonisateurs et colonisés, dans les romans qui ont ouvert
la polémique sur les méfaits du colonialisme, ni même formulé le
fait que la langue ait pu, de temps à autre, s’ériger en obstacle.
Or, i l semble que pour le romancier ivoir ien, cette dernière a été
capitale pour réussir ou échouer la colonisation.
Monnè, outrages et défis peut, de fait , paraître révisionniste.
Pour autant, i l ne s'agit pas d'établir une nouvelle vérité sur la
colonisation mais d'att irer l 'attention ou de faire la lumière sur
une situat ion que l 'on a, semble-t-i l, souvent ignorée. Ahmadou
Kourouma dresse un tableau où i l montre aussi bien l ' implication
des Africains dans l ' impérial isme français que les dif f icultés qui
étaient l iées à la langue et, par conséquent, le fait que la
colonisation s’est bât ie sur des malentendus.
- 160 -
Ainsi la langue aura-t-elle été décisive dans la tournure des
événements. En atteste le quiproquo entre Djigui et «son frère
de plaisanterie». En somme, non seulement la colonisation
apparaît ici comme l’annexion d’un terri toire par une puissance
étrangère, mais encore est définie par sa forme langagière et
doit, pour ainsi dire, être comprise comme tout, c’est-à-dire à la
fois dans sa forme, son sens et par rapport à la désorganisation
sociale qui en résulte ; puis f inir par connoter le décrochement
qu’i l lustre, par exemple, le mot «l iberté» dans la bouche de
l ’ interprète du commandant :
L’interprè te a di t gnibai té pour l iber té ; dans le s commenta ire s du
gr iot , ce t te gnibai té e st devenue nabata qui l i t téralement signi f ie
«vient prendre maman ». La l iber té , la nabata avai t , pour ceux du
Bol loda, ce t te dernière s ignif ica t ion. Le Centenaire déconcerté se
demanda it pourquoi de Gaul le voulai t absolument équiper tous les
Noir s d’Afr ique , nous garant ir à nous tous des por teurs de vi ei l les
mamans. 149
L'histoire a été falsif iée dès le premier contact avec le
colonisateur et cette fausseté a été amplif iée par le caractère
approximatif des rapports qui ont été établis. Les nombreux
échanges de Dj igui avec l ' interprète ou encore certains termes
intraduisibles dans la langue vernaculaire ont eu pour
conséquence la désinformation voire une certaine insouciance
149 Ibid, p. 218.
- 161 -
de Djigui face aux grands bouleversements de l 'histoire. C'est
ainsi alors que le mot «député» qui est traduit en malinké par
«djibité» ou «courtisan» n’a conduit qu’à sous-est imer
l ' importance polit ique de ce parlementaire :
- La députa t ion pourrai t ê tre une cause pour les autres chefs , e l le ne le
sera jamais pour un Keita : le sabre de parade des uns n 'est que le
coupe-coupe à défr icher des autres . I l ne conviendra jamais à un Kei ta
d 'être cour t i san dans la cour d 'un mécréant , quand même ce lui-ci sera i t
le grand e t vic tor ieux généra l de Gaul le. Tu te trompes, mon f i l s ,
quand tu viens souha i ter le s bénédic t ions , le s sacri fices e t les sout iens
de ton père pour une aventure de rapeti ssement de notre dynast ie 150.
Djigui ne voit dans ce nouveau pouvoir qu'une autre forme de
servitude dont se passerait un descendant de la dynastie des
Keita auquel i l préfère Touboug, l 'ancien inst ituteur de Soba :
Djigui soumit le sor t de l ' inst i t u teur e t des aut re s pré tendant s à des
sorc ier s , des marabouts et des savants , y a l la de ses propres recet tes :
bénédic t ions , sacr if ices e t conse i ls . Rassuré , Touboug regagna son
pays e t achoppa à l 'hos t i l i té de cer taines tr ibus qui ne voulaient d 'un
musulman comme chef : pour el le s, les musulmans, les Dioulas éta ient
des esclaves . 151
150 Ibid., p. 230. 151 Ibid., p. 233.
- 162 -
En revanche, quoique l 'on ait parfois reproché aux
administrations coloniales de n'avoir pas accordé la pr iorité à la
formation des cadres africains, lorsque celles-ci durent le faire,
elles ne recrutaient le plus souvent qu’au sein des familles
régnantes. Or, i l arriva que les colonisateurs se heurtassent au
refus des parents qui préféraient envoyer, à la place des leurs,
les f i ls de leurs esclaves ou de leurs courtisans.
Nous en voulons pour il lustration la situat ion de Samba
Diallo, le personnage principal de L'Aventure ambiguë152 de
Cheikh H. Kane et cet échange vif entre la Grande Royale, la
sœur du roi des Diallobé, implorant l 'envoi des enfants Diallobé
à l 'école française et part isane d'un nouvel apprentissage, et
Tierno, gardien de la tradit ion et maître incontesté de l 'école
coranique, que fréquente le jeune Dial lobé, qui est opposé à
toute réforme de la société :
La Grande Royale é tai t rentrée sans brui t , se lon son habi tude . El le
avai t la i ssé ses babouches derr ière la por te. C 'é tai t l 'heure de sa visi te
quot idienne à son f rère . Elle pr i t p lace sur la na t te, face aux deux
hommes.
- Je me ré jouis de vous trouver ici , maî tre . Peut -ê t re a l lons-nous
mett re les choses au point , ce soi r .
- Je ne vois pas comment , madame. Nos voies sont paral lè les e t toutes
deux inf lexibles . 153
152 Kane, Ch. H., L'Aventure ambiguë (1961), Paris, 10/18, 2000, 191 p. 153 Ibid., p. 45.
- 163 -
En effet, L'Aventure ambiguë du Sénégalais Cheikh Hamidou
Kane, attachant par bien des égards, offre deux visions du
monde parallèles : une vision passéiste, méfiante et prompte au
repli sur soi et une autre vision du monde élargie aux dimensions
du temps et à laquelle l 'homme moderne devait s' intégrer, c ’est-
à-dire une vision universelle qui aspire au dialogue interculturel
tel qu' i l est prôné, ail leurs, par le poète et Académicien
Senghor154.
Or, dans les romans kourouméens, les personnages qui
dét iennent le pouvoir moderne, sont le plus souvent d’origine
modeste, contrairement aux aspirations des administrateurs
Blancs qui auraient souhaité recruter dans les familles
régnantes. Ce sont, en apparence, des gens ordinaires ; excepté
leurs noms qui ne sont pas toujours communs.
Qu'i l s 'agisse des Soleils des Indépendances ou d'En
attendant le vote des bêtes sauvages , i ls sont descendants
d'esclaves, des «bâtards», comme aime à les traiter Fama,
l 'hérit ier du trône du Horodougou ou des revanchards comme
Koyaga.
Ici, Ahmadou Kourouma montre non seulement comment le
pouvoir tradit ionnel est tombé en décrépitude mais, surtout, i l
désigne les responsables d'une part, les colonisateurs qui l 'ont
perverti et favorisé l 'émergence de nouvelles classes dir igeantes
154 Parmi les thèmes autour desquels s’articule la pensée d'un des maîtres de la Négritude, il y a la «recherche des conditions de réalisation de cette civilisation de l'universel qui serait fondée sur l'interprétation, le dialogue, l'influence réciproque de toutes les cultures».
- 164 -
et, d'autre part, les Africains qui ont eux-mêmes pris part à la
déconstruction de ce pouvoir et qui ont consol idé la colonisation,
Djigui en étant l ' i l lustre exemple.
Fonctionnant sur un mode endogène, les sociétés
tradit ionnelles africaines d’avant les conquêtes européennes
reposaient sur une coexistence entre castes, fraternités d'âge ou
confréries. Cette hiérarchisation garantissait l 'harmonie de la
communauté. I l fal lut alors que des Européens débarquassent
pour que celle-ci fût remise en cause. Là encore, la li t térature
africaine regorge d'exemples.
Mais, ne pouvant les énumérer tous, nous ne citons que
l 'œuvre du Nigérian Chinua Achebe, Le Monde s'effondre155. En
effet, ce l ivre est un des bri l lants témoignages que la l it térature
africaine, dans son ensemble, ait pu féconder pour nous offrir
l ' image d'une société tradit ionnelle qui agonise après le
débarquement des missionnaires.
Dans Monnè, outrages et déf is , le député Touboug, à l ' instar
de ses «f ils de bâtards» que Fama injurie à longueur de journée,
est le détenteur de cette nouvelle forme de pouvoir en Afrique.
Après son élection à ce poste, i l ne ménage pas ses efforts pour
faire la promotion des siens se détournant de Djigui dont le
sout ien fut pourtant indispensable :
155 Achebe, Ch., Le Monde s'effondre, Paris, Présence Africaine, (1966), 1973, 254 p.
- 165 -
C'es t bien plus tard que le s paroles de Béma se révélèrent exactes .
Touboug, une fois député , se préoccupa de sauver du sous-
déve loppement ceux de sa famil le , de son vi l lage e t de sa t r ibu. Dans
le par t i unique , i l sout int que ceux de Soba ne méri taient pas la l ibe r té
de vote parce qu 'i l s ne savaient pas se dépar t i r de la sol idar i té tr ibale ,
n 'ar r iva ient pas à t ranscender leur appar tenance t riba le. 156
L’al l iance de Touboug avec le R.D.A.157 en fait plus tard un
instrument du communisme :
(…) on voulai t montrer que cer taines mains é ta ient rouges : ce l le s du
commandant Héraud, du député Touboug e t ce l les des députés
communistes f rançais . Notre député s 'é ta i t af f i l ié au groupe
communiste à l 'Assemblée na tionale f rançaise. 158
Bénéficiant de l ’appui des parlementaires communistes à
l ’Assemblée Nationale, ce part i, à l ’or igine, milite pour
l ’émancipation des colonies à laquelle Béma est défavorable à
cause du sout ien d’une frange de colons qui désirent encore
rester à Soba. Monnè, outrages et défis dénonce, ic i,
l 'acharnement de la France qui veut, à tout prix, conserver une
156 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 244. 157 Après les premiers succès que les élus africains avaient remportés au sein du Parlement de l'Union française, leur tâche s'était compliquée. Aussi, pour y faire face, ils avaient décidé de s'organiser pour mieux coordonner leurs actions. Ils créèrent ainsi le R. D. A. (Rassemblement Démocratique Africain). Dans un Manifeste, en septembre 1946, ils exposèrent leurs motivations, notamment l'élan des peuples colonisés vers la liberté. Dès lors, ce parti reçut le soutien du Parti communiste qui combattait le colonialisme. 158 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 254.
- 166 -
présence dans ses terri toires malgré les gages qu'el le a faits
d'une indépendance certaine159.
En effet, au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors
qu'elle avait perdu son prestige et son inf luence d'antan, la
France s'était retrouvée minoritaire au sein de la nouvelle
organisat ion des nat ions qui aff ichait son ant icolonialisme, à la
tête desquels les Etats-Unis qui entendaient assurer, à chacune,
son indépendance.
Pressée par ses all iés de tenir ses engagements de libérer
les peuples qui étaient encore sous son emprise, la France, qui
était en train de perdre toutes ses possessions coloniales
d'Indochine -alors qu'el le vient de s'enliser dans un nouveau
conf li t dans ses anciens terri toires de l 'Afrique du nord-, ne
pouvait cependant admettre de tout perdre.
Dans un premier temps, elle propose, aux colonies
désireuses de rester sous sa protection, d' intégrer un cadre : la
Communauté française dans laquelle les droits des colonisés
seront alignés sur ceux des Français vivant en métropole.
159 Alors que Hitler est en passe de perdre la guerre en Europe, le général De Gaulle réunit à Brazzaville, au cœur du continent noir, tous les gouverneurs de l'Afrique française. La Conférence de Brazzaville (du 30 janvier au 08 février 1944) recommande alors une large représentation des colonies dans les futures Assemblées, la création d'un Parlement fédéral, un nouveau régime de travail et des progrès sur le plan de l'équipement. Alors que l'opinion ne retient de celle-ci que l'amorce de l'émancipation des colonies, les résolutions prises tendront plutôt à renforcer les liens entre la métropole et les colonies qu'à les assouplir. Au lieu d'un changement de rapport de forces, le général De Gaulle, sans se compromettre ni s'engager, propose aux colonies d'intégrer, pour leur développement, l'Union française, qui naît officiellement de la Constitution de 1946. Le discours de De Gaulle jette ainsi les bases d'un empire encore plus puissant puisqu'en 1958, l'Union française devient la Communauté grâce à laquelle les intérêts, les aspirations et l'avenir des peuples colonisés furent alignés sur ceux de la métropole. (Cf. Fluchard Claude et al., L'Europe et l'Afrique du XVème siècle aux indépendances, Bruxelles, De Boeck-Wesnael, 1987, p. 269-282).
- 167 -
Elle organise alors un Référendum par lequel les Africains
sont invités à s 'autodéterminer. Mais, parmi les colonies
engagées160 dans la campagne, seule la Guinée opte
immédiatement pour l ' indépendance tandis que le reste choisit
d' intégrer ladite Communauté qui s'emploie, dès lors, à la
formation des futurs cadres de la nouvelle administration, en
l 'occurrence ceux qui défendront les intérêts des colonisateurs161.
Le candidat du R.D.A. n’étant pas une garantie pour les
intérêts de la France, celle-ci s’employa à le persécuter et le
contraindre à abandonner son poste de député au prof it de
Béma. Aussi, si l ’expérience communiste, en Afrique, a été de
courte durée, c’est parce que partout où l ’on adhère aux thèses
marxistes, une véritable chasse aux dirigeants est ouverte avec
la bénédiction des régimes occidentaux qui souhaitent mettre
aux commandes des nouveaux Etats leurs vassaux :
La barbar ie communiste voula i t dé truire le monde l ibre , s 'emparer de
l 'Af rique , le monde l ibre l 'ava i t enf in compr is e t s 'étai t engagé dans la
guer re f roide : partout on pourchassai t l es communis tes . Les
communistes sont les ennemis de Dieu, de la re l igion, de l ' ordre, de la
160 Dans son discours d'accueil au général de Gaulle à Conakry, le 25 août 1958, c'est-à-dire un mois avant la date du Référendum du 28 septembre par lequel la Guinée avait choisi l'indépendance, Sékou Touré avait dit : «Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l'esclavage». Ainsi, excepté la Guinée, toutes les autres colonies françaises optèrent pour la Communauté. 161 En 1914, l'Afrique profonde est le domaine de l'analphabétisme (…) A partir de 1945, l'Afrique française prend une figure nouvelle sous l'action de l'éducation française (…) Dès 1946-1947 s'exprime la volonté de doter chaque territoire d'un jeu complet d'établissement, non seulement primaire, mais surtout secondaires et techniques. En 1958, les résultats ne sont pas négligeables (…). (Cf. Valette Jacques, «Les effets de cette politique», La France et l'Afrique : l'Afrique subsaharienne de 1914 à 1960, Paris, Sedes : coll. Regards sur l'histoire, 1994, p.237-262).
- 168 -
fami lle e t de la l iber té. Lui, Lefor t , é ta i t venu avec des pouvoirs
étendus pour extirper le communisme de Soba. (…) Sur- le-champ i l
convoqua Béma. 162
Cependant, c’est à tort qu’on accuse ces derniers d'être à la
solde de l 'Union soviét ique et, notamment, de bafouer la
démocratie et les libertés fondamentales alors même que les
partisans du monde libre s'avèrent aussi cyniques et inhumains
que leurs prédécesseurs dans leur exercice de l ’autorité.
En contrepartie de l ' indépendance pol it ique, la France, en
fait, exigeait des anciennes colonies qu'elles coopérassent avec
les Occidentaux plutôt qu'elles se convert issent au
Communisme. En effet, i l était loin d'imaginer qu'une fois
l ' indépendance acquise, l 'ancienne puissance -qui avait pendant
longtemps consenti aux manœuvres de l 'administration coloniale
et avait organisé l 'exploitat ion des colonies en assurant sa
prospérité- changeât brusquement de polit ique à leur égard. Ici ,
le romancier ivoir ien indexe les manipulat ions des colonial istes
qu’i l rend, pour ainsi dire, responsables des exactions commises
sur les peuples africains, surtout du fait qu'i ls soutinrent et
cont inuent de soutenir des régimes tort ionnaires.
Pourtant, en 1955, ces mêmes dirigeants Africains réunis
avec les Asiatiques au cours d'une conférence à Bandung
avaient choisi de s'al igner sur le principe de neutral ité dans le
162 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 255.
- 169 -
confli t qui opposait l 'Est à l 'Ouest. Or, dans les faits, c’est le
cont inent africain qui a le plus souffert de cette bipolarisat ion en
servant souvent de terrains d’entraînements ou d'affrontements
d' intérêts entre ces deux blocs.
La France, soutenue par ses al l iés occidentaux, opte pour un
choix stratégique. Ainsi, au nom de la lut te contre le
communisme en Afrique, de faux complots ainsi que des coups
d'Etat prolifèrent sur ce continent dans le but uniquement
d'évincer du pouvoir ceux qui étaient considérés indésirables.
Par ail leurs, Ahmadou Kourouma épingle, avec sarcasme, la
participat ion de la rel igion dans la fameuse lutte contre les
communistes. Ainsi, l ’ Islam a été uti l isé comme rempart contre le
communisme puisque les al l iés des Occidentaux, en particul ier
Béma qui se présente comme le combattant des athées,
l ’accusent d’une irréligion :
I l [Béma] expl iqua que le s progressis tes ne voulaient pas rasseoi r les
travaux forcés ni recommencer la cons truct ion du chemin de fer de
Soba, mais exorc iser l 'a thé isme. Le RDA étai t contre Al lah, son
envoyé Mohamed e t son Livre , le Coran. 163
La vision qu'i l donne n'a rien d'une banale crit ique du
colonialisme : el le prend, plutôt, le contrepied des chroniques
off iciel les. Aussi, sans paraître véritablement un document
163 Ibid., p. 265.
- 170 -
historique, Monnè, outrages et déf is évoque la tragique réalité.
Le fait que ce roman réfère, par exemple, aux personnalités qui
ont réellement marqué l'histoire de cette seconde moitié du
XXème siècle démontre à suff isance le souci de plausibil ité. En
effet, la présence d'un personnage réel induit assurément une
assise dans le souci de vérité. Et même si Ahmadou Kourouma
prend parfois de la distance, un lectorat avert i démêle le faux du
vrai.
A travers le regard de Djigui, pour le romancier ivoir ien, la
colonisation ne justif iait pas une tel le déréalisat ion de l’ individu
d'autant plus que les objectifs qu'elle proclamait étaient la
promotion des peuples indigènes grâce aux bienfaits de la
civ il isat ion européenne.
Ainsi, dédaignant la manière dont les troupes françaises
avaient pris possession de son royaume, son personnage fait
mine d' ignorer que Soba a été colonisé, al lant, de fait, jusqu'à
décréter la guerre :
I l dé limita le te r r i toi re à défendre cont re les inf idè les : i l se
ci rconscr iva it au Bol loda et à la mosquée . Les solda ts appelés se
réduisaient aux cour t i sans e t viei l l ards qui , e f fect ivement, s 'étaient
t rouvés sur le ta ta le j our de l 'ar r ivée des premiers Blancs à Soba .
Joignant les acte s aux parole s, Dj igui repr i t aussi tôt son surnom de
généra l d 'a rmée , Kélémassa (maître de la guer re) et Djél iba en le
louangeant c r ia «Massa». A la sui te du gr iot , nous c lamâmes en chœur
- 171 -
le nouveau surnom, et chacun rentra chez lui pour reveni r au Bol loda
en tenue de combat. 164
Dans le désespoir de voir que les colonisateurs n'avaient pas
tenu leurs engagements, cette déclaration de guerre devient le
véritable signe d'une désapprobation. Ainsi, la colonisat ion que
les métropolitains perçoivent comme un bienfait pour les
autochtones n'a induit que le chaos ; tout comme elle n'a été que
la source de grandes discordes.
De fait, Djigui est deux fois trahi : tout d'abord, parce qu'i l n’a
pas obtenu l ’entière conf iance des colonisateurs ; puis, parce
qu'il est chassé du pouvoir par son f i ls ; car les colonisateurs
préfèreront, à la place de ce roi grabataire et centenaire, Béma
qui consent à leurs méthodes :
Arrivés aux approches du premier vi l lage , i l s [Béma, le commandant
Lefor t et un détachement de t ir ai l leurs] le cernèrent en si lence (…)
Les gardes bondirent des caches, se fauf i lèrent ent re l es concessions ,
défoncèrent les por tes e t ar rêtèrent les r éca lc i t rants. L 'odeur de la
poudre se mêla aux puanteurs du viol e t du vol comme i l se doi t après
le passage de t rè s bons gardes dans un vi l lage rebel le. 165
A travers le parcours de Djigui, Monnè, outrages et défis
retrace l 'épopée tragique de l 'histoire coloniale. Ce récit donne
164 Ibid., p. 185. 165 Ibid., p. 256.
- 172 -
la parole au témoin oculaire afin que celui-ci décrive sa propre
vis ion du colonialisme. Ce qui peut paraître comme une
plaidoirie. En fait, ce roman peint l 'h istoire de la colonisat ion de
l ' intér ieur en contrebalançant les arguments des colonisateurs.
Tout en réitérant le rôle que l 'Afr ique a joué dans cette
tragédie, Monnè, outrages et défis rappelle que la colonisation
est aussi une question de malentendus et de contresens. Aussi
la collaboration africaine devrait-el le induire ic i quelques
nuances.
- 173 -
Deuxième partie
De l’histoire à l’écriture de l’histoire
- 174 -
Préambule
Lorsqu’à la f in des années soixante, Ahmadou Kourouma
entreprend l’écr iture des Soleils des Indépendances , l ’Afrique est mal
partie166. En effet, peu après les indépendances, ce cont inent sombre
dans la dictature. Aussi cette période qui commence a-t-elle servi à
l ’élaborat ion d’une œuvre romanesque engagée où est proposée, de
façon plus ou moins directe, une cr it ique de ce système.
A la dif férence des thèses off iciel les qui idéalisent l ’histoire de
du continent noir, l ’œuvre d’Ahmadou Kourouma offre une nouvelle
vis ion du colonial isme, des indépendances et de la guerre froide. Elle
met en lumière les aspects qui sont demeurés ou demeurent encore
obscurs.
Pour autant, le romancier ivoirien ne conçoit pas l ’écr iture du
roman comme le travail de l ’historien car, lorsqu’il fait revivre
l ’histoire ou bien garde un degré d’historicité à son œuvre, son roman
reste quand même une f ict ion. I l n’en conserve le caractère
référent iel que pour permettre l ’établissement d’une vraisemblance.
En effet, la symbiose qui se produit entre l’acte imaginaire et la
situat ion qui l ’a engendré (et que l ’on ne peut ignorer ic i) condit ionne
la const itution de l’œuvre pour qu’elle ait la double fonct ion d’être
f ict ion et réf lexion sur l ’histoire événementielle.
166 Nous citons ici le titre du livre de René Dumont L’Afrique noire est mal partie (Paris, Seuil, 1962, 277 p.). Dans ce livre, il indexe la tournure qu’elle a prise pour rattraper le retard de son développement sur les pays industrialisés en stigmatisant les dommages causés par la mainmise de l’Europe bureaucratique.
- 175 -
Chapitre 5
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Le ton de la dénonciation
Dès la f in des années soixante, l ’écriture, en Afr ique, se
démocratise167. I l s'agit, pour la plupart, de formes qui remettent
en cause les indépendances. Face à l 'austérité des systèmes
polit iques en place, la tentation est grande, en effet, de se
réfugier dans l ' imaginaire.
Les romans foisonnent, qui abordent cette période
mouvementée et inouïe. Aussi ne faut-i l plus faire une lecture
des romans d’Ahmadou Kourouma uniquement sous leur forme
scripturale comme des récits de tous les scrupules168.
En effet, lorsqu’on considère Les Solei ls des Indépendances
comme métaphore, ce roman regorge de contenus sémantiques 167 «Depuis 1968, avec d’une part Les Soleils des Indépendances de Ahmadou Kourouma, et d’autre part Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem, un grand nombre de consciences se sont exprimées, un grand nombre de langues se sont déliées, un grand nombre d’écrivains se sont révélés, en abordant avec courage et lucidité la situation politico-sociale de l’Afrique «en voie de développement». (L. Kesteloot, Anthologie négro-africaine, op. cit., p. 438). 168 De nombreux travaux consacrés à l’étude des romans d’Ahmadou Kourouma, comme ceux de Maliky Gassama, se sont, en effet, complus dans le commentaire du désenchantement des indépendances et de la «malinkisation» de la langue française.
- 176 -
étrangers au champ attr ibué ordinairement aux objets. Ainsi la
stéri l ité de Fama frappe, non plus seulement comme symbole de
l ’ impuissance, mais el le devient le signe de la misère sous cette
fameuse ère. Elle est le l ieu d’une expérience imaginaire pour
une théorie généralisée du désastre des indépendances.
Soustraite de son contexte habituel, l ' infécondité devient,
avec Ahmadou Kourouma, l 'expression d’un désenchantement,
voire de la déchéance humaine.
Ce faisant, i l nous faut l ire entre les l ignes, creuser le mot
pour déceler le destin tragique de l 'Afrique qui paie le prix de
ses i l lusions.
On voit d’ai l leurs, dans les premières pages des Soleils des
Indépendances , s'élaborer les traits constituti fs de leur caractère
et de leur expression. Les déboires de l ’hérit ier du trône du
Horodougou mais aussi son incapacité à générer la vie afin de
pérenniser la dynastie des Doumbouya sont autant de signes qui
dest inent au drame, à la déshéroïsat ion. Cependant, à travers la
misère de son personnage, le romancier ivoirien veut peindre le
misérabil isme des peuples africains ent iers.
En effet, lorsqu’i l fait le choix poét ique de l ’existence
moribonde et de la révolte contre un système impitoyable, la
souffrance du personnage kourouméen dissimule mal un
engagement idéologique, Ahmadou Kourouma ayant fait celui de
la dissidence poli t ique. Aussi, ce que le romancier ivoir ien
- 177 -
n'énonce pas est tout de même suggéré. Ainsi s’abstient-i l , dans
Les Solei ls des Indépendances , d’un réalisme ordinaire.
I l est certain que, devant à l 'ostracisme des régimes
polit iques africains, Ahmadou Kourouma propose et même
oppose un monde parallèle où fourmil lent les images, les
allégories et les métaphores les plus inattendues. Le fossé
semble large entre la réalité qu'i l décrit et l ' imagerie à laquelle i l
recourt que son écriture paraît, de prime abord, surréaliste.
Or, Ahmadou Kourouma va ultér ieurement s'attaquer au récit
réaliste. Et, ce que l ’on perçoit dans cette nouvelle att i tude, c'est
la volonté surtout de s'affranchir d'un système de création qui
pourrait, à la longue, s’avérer inconséquent pour le roman.
I l va s'adonner avec fantaisie à la cr it ique de la société
africaine. Il n'a, d’ai l leurs, de cesse de le rappeler, lui qui
s'engouffre dans l ' imaginaire pour mieux transcrire la réalité.
Ainsi, le produit de l ' imagination ici ne tranche pas avec les
intentions réelles du romancier pour qui l ’écr iture doit recourir à
des rapprochements incongrus, à des images insensées. Une
manière de procéder qui insti tue, assurément, une façon
particul ière de contaminer la vision de la réali té.
A travers la forme de ce style particul ier, Ahmadou Kourouma
offre le rêve de se pencher sur une écriture faite dans la
symbiose des genres mythe, légende et histoire.
- 178 -
Cependant, l ’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma
conf irme une tendance du siècle où le roman s’est caractérisé
par la volonté de faire éclater les critères du genre afin de mieux
exprimer la complexité et la dissolut ion du monde moderne.
Aussi les animaux sacrés peuvent-i ls côtoyer l ibrement les
humains de tel le sorte que l ' idée qu’on se forge de l 'espace ainsi
recréé surpasse celle de la réali té alors qu'i l ne s'agit guère,
pour le moins, que d'une écriture dont la visée reste une
adéquation au monde réel.
Le roman n'est plus ce qu'il semble être, par déf init ion, c’est-
à-dire une vision de la réal ité. Mais, i l veut exister comme
expérience possible de l ’ impossible. Or, en relevant les
métaphores et les mises en abîme, on découvre le ton réel de la
fable d'Ahmadou Kourouma, qui élabore son sens en déroutant,
en usant de contre-aff irmations et de seconds degrés.
Le dire paraît l impide. Cependant, i l faut scruter l ’ intérieur
des l ignes pour recueil l i r sa quintessence car la réussite du
roman kourouméen semble se mesurer dans sa capacité à
dissimuler ou à tourner en dérision ce qui se conçoit clairement.
Sous la dictature et la censure, le romancier étant
obligatoirement soumis à la pression des autorités locales, l ’acte
de créat ion l it téraire repose donc sur l 'apparence.
En effet, les écrivains africains ne sont guère nombreux qui
se vantent de jouir d'une l iberté de créat ion totale dans des
Etats où la moindre expression art ist ique est soumise à leur
- 179 -
contrôle. Bien au contraire, ceux-ci enjoignent souvent aux
premiers de se taire lorsqu'ils ne font pas l 'apologie du chef et
de son part i. De fait, les auteurs qui ont voulu s'exprimer
l ibrement ont fait le choix de l 'exi l.
En revanche, les romans d'Ahmadou Kourouma reposent sur
écriture symbolique dense et l ’emploi de la dérision et du
soupçon. I ls privi légient l 'al lusion par une mise à distance de la
réali té historique. Ainsi, le drame des indépendances est évoqué
sur le mode allégorique dans Les Soleils des Indépendances , le
style adopté pour ce roman semblant moins imputable à
l ' inexpérience du romancier qu'à une forme de dénonciation
purement rhétorique.
Dans ses romans ultérieurs, Ahmadou Kourouma choisit de
faire évoluer des f igures, c'est-à-dire des personnages qui, au-
delà de leur fonct ion actantielle, mettent en valeur le cortège
d' indicibles souffrances. Ainsi, le désenchantement apparaît en
f i l igrane ou est évoqué discrètement en renvoyant, de façon
indirecte, aux promesses non tenues.
Ahmadou Kourouma, de fait, est un romancier implicite même
si, progressivement, ses romans deviennent, on ne peut plus
clairs voire plus directs dans la mise en cause des systèmes
polit iques all iés de l 'ancienne puissance coloniale.
Dans un mouvement de redynamisation du passé et de
l 'histoire des indépendances, le romancier ivoir ien rend
- 180 -
volontiers les événements imprévisibles, en les présentant plutôt
d'une façon inattendue, en marquant le tr iomphe de l ' irrationnel
sur la réalité.
I l donne la toute puissance à la subversion qui devient, dès
lors, la seule alternat ive à la répétit ion. Pourtant, ses romans ne
visent pas, de prime abord, le détail et les particularités, ni
même la précision. Ils s' imprègnent tout juste d'un esprit, i ls
érigent une fonction de description persuasive.
Ce n'est qu’après avoir opéré cette synthèse que l 'on
procède légitimement au repérage des situations mises en scène
avec plus ou moins de rapprochement avec l 'époque. A cet effet,
nous ne devons pas sous-estimer tout le travail consenti au
préalable par le romancier, Ahmadou Kourouma ayant fait la
preuve d'une certaine l iberté dans sa façon de retranscrire
l 'histoire.
En conséquence, le récit des événements qu'il propose
importe peu au détriment de leurs implications et des réseaux de
signif icat ions qu'i ls engendrent.
- 181 -
1. Démesure et stylisation
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages , ce qui frappe
d’abord, c 'est l 'abondance des scènes de violence, en particul ier
celles qui ont trait aux assassinats du président Fricassa Santos
et des anciens membres du comité d' insurrect ion. Elles ont pour
f inal ité de grossir le trait de la caricature. Aussi, ce que l 'on voit
s’élaborer dès lors, c 'est le goût du romancier pour la
surimpression ou styl isat ion.
En effet, dans ses romans, Ahmadou Kourouma exagère les
caractères des personnages. Ainsi certains comparent la
polit ique avec une partie de chasse :
La pol i t ique est comme la chasse, on entre en pol i t ique comme on
ent re dans l 'associa t ion des chasseurs. La grande brousse où opère le
chasseur es t vaste, i nhumaine e t impitoyable comme l 'espace, le
monde pol i t ique. 169
En attendant le vote des bêtes sauvages , qui n'épouse pas
les structures classiques du roman, fait l 'apologie du crime en
polit ique. La forme expectative du t it re donne plus de sens en
conviant de se projeter dans l 'univers de l 'animal.
169 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 171.
- 182 -
Rien n'est donc laissé au hasard pour tenter d'accabler le
personnage. D'une part, son origine. Le despotisme de Koyaga
s’inscrit dans son histoire personnelle et dans celle de la
communauté paléo à laquelle i l appartient. Longtemps insoumise
jusqu'avant la transgression de son père, celle-ci est réputée,
chez les colonisateurs, pour son esprit farouche.
D’autre part, Koyaga est doté de peu de qual ités posit ives.
Son mépris du danger n'est guère un acte de bravoure, une
qualité qui susciteraient l 'admiration puisqu'i l ne tue que pour la
gloire, pour le plaisir et par habitude :
- je vi ens pour te tuer , annonce Koyaga sans dé tours.
- Je suis ét ernel comme ce pays , impénétrable par le s ba l les comme ces
montagnes et immorte l comme le f leuve dans lequel t u te mires . C 'est toi ,
chasseur présomptueux, que je tuera i ce mat in . Je fera i de toi mon
déjeuner de ce mat in.
Koyaga n 'a t tend pas que la bê te achève son di scours pré tent ieux pour la
viser e t décharger son arme. 170
Ayant perdu son père dès l ’enfance, Koyaga a dû se prendre
en charge. Mais afin de just if ier sa particularité d'être en rupture
avec les tables sociales et humaines et de pratiquer toujours la
destruct ion, i l est décri t comme un être primaire. Bien plus, son
170 Ibid., p. 70.
- 183 -
extraordinaire venue au monde le prédispose à une existence
singulière :
La gesta t ion d 'un bébé dure neuf mois ; Nadjouma por ta son bébé
douze mois ent ier s. Une femme souffre du mal d 'enfant au plus deux
jours ; la maman de Koyaga peina en gésine pendant une semaine
ent ière. Le bébé des humains ne se présente pas plus fort qu 'un bébé
panthère ; l 'enfant de Nadjouma eut le poids d 'un l ionceau. 171
Engagé dans les troupes coloniales, Koyaga s' i l lustre par son
courage dans les guerres d'Indochine et d'Algérie. Tuer à tort ou
prouver qu'on a le cœur dur, les occasions ne manquent pas au
personnage pour se rendre immortel.
De retour dans son pays, fraîchement indépendant, le
nouveau gouvernement qui refuse son intégrat ion dans l 'armée
fait les frais de sa téméri té. En effet, appuyé par d'anciens
combattants de sa communauté, i l organise un complot, renverse
le pouvoir en place et s' installe aux rênes avec trois compl ices
de l ' insurrection : le colonel Ledjo, le métis Crunet et
l ' intel lectuel Tima.
Cependant, les dissensions apparaissent au sein du comité
qui se scinde en deux groupes. En dépit de nombreuses
tentatives de réconcil iat ion, le pouvoir échoit f inalement à
Koyaga après avoir échappé au complot orchestré par Ledjo et
171 Ibid., p. 21.
- 184 -
Tima. Pendant cette journée, part iculièrement effroyable, le futur
dictateur i l lustre sa toute-puissance guerrière. Surtout, i l
manifeste sa folie destructr ice.
Obéissant à un rituel qui préconise de trancher la f in et de la
planter dans le commencement af in d'annihi ler les esprits
vengeurs du mort, i l recommande à sa garde rapprochée
l 'ablation des parties génitales de ses vict imes 172. Cependant,
Koyaga a eu, auparavant, maintes occasions d'étaler sa
monstruosité, notamment par ses exploits de chasseur.
Peu après son rapatriement d’Indochine, s'étant rendu dans
les montagnes pour dépenser son pécule, i l réunit son courage
et va à la rencontre des animaux qui terrorisaient la région.
Ainsi, i l abat sans coup férir la panthère, le buff le, l 'éléphant, le
caïman.
Chaque fois, i l se fut agi d'un animal légendaire ou sacré et,
par conséquent, de combat où la magie fut au centre et très
opérante. Néanmoins, le mépris avec lequel i l t raite ces bêtes
est à peu près égal à celui qu' i l réserve, plus tard, aux humains,
Koyaga ne faisant pas de dist inct ion entre les deux espèces.
En somme, c'est uniquement l 'ef f icacité de l 'action qui
compte. La muti lat ion sert, par exemple, à garantir sa supériorité
aussi bien sur l 'animal que sur l 'homme. En revanche, la magie
joue un rôle important dans la course au pouvoir. Elle sert,
172 Ibid, p. 94.
- 185 -
notamment, à se débarrasser de Fricasa Santos puis à conserver
le pouvoir pendant plusieurs décennies.
En sus de sa connaissance du mil ieu de la chasse, Koyaga
bénéficie de deux atouts majeurs pour accéder au pouvoir, à
savoir la couverture de sa mère Nadjouma qui est réputée
maîtresse dans l ’art de la sorcellerie et celle du marabout
Bokano dont le Coran sacré lui assure une protect ion divine.
Cependant, ce qui sous-tend le donsomana de Koyaga, le récit
de la purif ication, c 'est la récurrence d'images excessives.
Ainsi, quoi qu’i l ait la panoplie du dictateur africain (Koyaga a
des troupes sont à sa solde, i l règne sans partage, exerce sur le
peuple un droit de vie et de mort, est l 'homme le plus riche de la
république du Golfe et entret ient, de surcroît, un harem), les
traits de ce personnage semblent quelque peu surexprimés.
Or, évoquer la surimpression ou styl isation, dans l 'œuvre
romanesque d'Ahmadou Kourouma, c’est un peu comparer la
performance du romancier ivoirien à celle du griot tradit ionnel.
Maître de la parole, celui-ci est reconnu pour son don à jongler,
presque évangéliquement, avec le verbe. A la suite du poète
Senghor, nous dirons que les griots
- 186 -
font mét ier de poés ie (…) Il s savent les «paroles pla isantes au cœur et
à l 'ore i l le » e t , avec les paroles , le rythme qui convient , en te l le
ci rconstance , à te l «obje t chanté ». 173
Jongleur facile, Ahmadou Kourouma, tout comme le griot
africain, a le don de l’exagérat ion. Celle-ci s’observe à travers
l ’ intervention d’animaux sacrés, de la magie ou du surnaturel.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages , le romancier
délègue cette compétence à Bingo car, à l ' instar des chantres
dont la fonct ion est de dire des concerts de louanges, c’est à lui
que revient le pouvoir de transformer en légende la vie du
dictateur.
Aussi, ce roman se caractérise par une odeur d'amplif ication
car si Koyaga est bel et bien le modèle même du dictateur
africain, i l apparaît que les combats qu'il l ivre respectivement
avec la panthère, le buff le, l 'é léphant et le caïman relèvent de la
pure fabulation. Pour paraître intouchable, le gr iot ou le
romancier ont usé d’art if ices pour transformer la cruauté du
dictateur en un récit épique.
Nous n' ignorons pas comment, en Afrique, les chefs d'Etat
ont abusé du culte de la personnalité et ont cherché à se
rattacher à une divine ascendance pour mieux soumettre leurs
peuples.
173 Senghor, L. S., Liberté, tome 1, op. cit., p. 127.
- 187 -
Si l 'existence de Koyaga n'est pas avérée, à travers les actes
de son personnage, le romancier veut atteindre un niveau
d'exagérat ion et élever, par la présence de la magie, les traits de
celui-ci jusqu'au paroxysme. Par conséquent, nous ne pouvons
nous empêcher de penser que plus Ahmadou Kourouma
s'engage dans des thèmes profonds tels que le culte de la
personnal ité et du parti, plus il s'autorise de dépasser l 'analogie.
Puisque la classe poli t ique africaine ressemble plus à une
fratrie de chasseurs qu’à un ensemble de décideurs, el le est
régie par des codes ou des lois tel les, par exemple, cel le qui
oblige le promu en dictature à faire le tour d'horizon des doyens
de chefs d’Etat devenus des maîtres dans la péri l leuse science
de l 'autocratie :
La pol i t ique est comme la chasse, on entre en pol i t ique comme on
ent re dans l 'associa t ion des chasseurs. La grande brousse où opère le
chasseur es t vaste, i nhumaine e t impitoyable comme l 'espace, le
monde pol i t ique. Le chasseur novice avant de f réquenter la brousse va
à l 'école des maîtres chasseurs pour les écouter , les admirer e t se fa ire
in i t ier . (…) Il vous faut au préa lable voyager . Rencontrer e t écouter
les maî tres de l 'absolut i sme e t du par t i unique, les plus pre st ig ieux des
chefs d 'Eta t des quat re points cardinaux de l 'Afr ique l iber t ic ide . 174
174 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 171.
- 188 -
Le voyage qu'entreprend Koyaga chez ses homologues
africains est une véritable init iation. L'analogie a consisté ici à
comparer le monde de la polit ique à une société ésotérique.
Ainsi, le récit gagne aussi bien en intensité qu’en
exagération. Autrement dit, lorsqu'Ahmadou Kourouma
entreprend la peinture des coulisses des présidences africaines,
i l tente néanmoins une distanciation avec la réalité pure. Et,
même si elle revient comme un leitmotiv dans ses romans, ceux-
ci ne peuvent que la ref léter seulement. La nécessité de n'être
que de l 'art, avec quoi tout s'agrandit jusqu'aux associat ions les
plus invraisemblables, l 'emporte, en déf init ive, sur la réalité.
La peinture des mœurs de la classe poli t ique dans les
romans d'Ahmadou Kourouma est, certes, l 'une des plus
accablantes et des pires qui soit mais el le reste, aussi, l 'une des
plus inattendues. Ainsi, dans Les Solei ls des Indépendances , le
cynisme des «f ils d'esclaves», poussé à son paroxysme, est
comparé à la plus inique des pensées qui puisse exister, c’est-à-
dire «fermer l 'œil même sur une abei lle»175.
Après s'être jeté dans le combat pour l ' indépendance, Fama a
été abandonné par les siens, oublié aux mouches comme «la
feuil le avec laquelle on s 'est torché». Accablé par la stéri l ité de
sa femme, i l ne peut non plus assurer une descendance à la
dynastie des Doumbouya. Ne pouvant, par ai l leurs, survivre au
monde moderne, i l retourne mourir à Togobala près de ses
175 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 168.
- 189 -
aïeux. C'est ainsi, du moins, que, dans ce roman, Ahmadou
Kourouma a représenté le naufrage du pouvoir tradit ionnel à
travers un personnage dont i l a expressément rehaussé les traits
et accru la misère.
Au moment où a paru ce l ivre, sans doute, existait- i l des
centaines de «Fama» qui, en Afrique, ont vu l 'euphorie des
indépendances tourner au mirage. L’histoire de ce personnage
prend donc fait dans la réalité. Elle représente une catégorie
d'Afr icains qui a été prise en tenail le entre la cert itude de
l 'ef fondrement du système tradit ionnel et l 'étrangeté du monde
moderne. De ce fait, Fama apparaît ici comme un modèle.
Cependant, en marge du plaisir qu' i l prend à peindre un
personnage tout à fait typique, Ahmadou Kourouma lui prête des
attributs du pouvoir. Ce qui a, certainement, pour effet de rendre
Fama encore vulnérable. I l a, en sus du sent iment commun à la
majorité des Afr icains qui pensent que les indépendances n’ont
été qu’un leurre, le t itre de prince du Horodougou. Ce qui just if ie
cet apitoiement du narrateur :
Mânes des a ïeux ! Mânes de Moriba , fondateur de la dynastie ! i l éta i t
temps de s 'api toyer sur le sor t du dernier e t légi t ime Doumbou ya ! 176
176 Ibid., p. 17.
- 190 -
Cependant, i l pourrait avoir eu une prise de distance avec le
modèle aussi. En effet, au lieu de décrire la situation d'un
Africain quelconque, pour rehausser le côté tragique du destin
de son personnage, Ahmadou Kourouma choisit de peindre la
déchéance d'un des représentants du pouvoir tradit ionnel qui est
mis à mal par la colonisation et les indépendances. En plus de la
déception, Fama doit faire face à l 'hérésie des indépendances
qui grignotent, un peu plus, son pouvoir.
L'amplif icat ion est alors un l ieu de passage du commun au
hors du commun. Ainsi, à cause de ses attributs royaux, Fama,
le descendant de la dynastie des Doumbouya, n'est plus un
Africain comme les autres, un personnage ordinaire :
Allah le tout -puissant ! Un caïman sacré n’a t taque que lor squ’ i l es t
dépêché par les mânes pour tuer un transgresseur des lois , des
coutumes, ou un grand sorc ier ou un grand chef . Ce malade n’est donc
pas un homme ordinai re . 177
D'autres situat ions similaires, comme l ' impuissance qui
frappe ce personnage ou encore la spoliat ion pétrissent à leur
aise le modèle. Ainsi, au l ieu de créer un personnage ou une
f igure qui eut vécu cette période des indépendances sans heurt,
Ahmadou Kourouma choisit un représentant de ceux qui en
177 Ibid., p. 194.
- 191 -
souffraient le plus. Car, de par ses origines et son éducation,
Fama devient un cas part icul ier.
La créat ion de cette chair de papier, en somme, l ’existence
de Fama, montre à quel point la l it térature transforme le réel et
comment, souvent, cette expérience prend des proportions
incontrôlées.
Madeleine Borgomano rend hommage à ce personnage de la
façon suivante :
I l y a là , aussi , une forme d 'amplif icat ion épique du
personnage , qui prend une dimens ion démesurée . Le «doute » et
l ' i ronie qui carac tér isa ient le roman sont un peu oubl iés, en
faveur d 'un re tour à l 'épopée «qui glor i fie ». On ne peut évi ter
de penser à l 'Évangile et aux manifesta t ions mé téorologiques
qui accompagnent la mort du Chris t . Fama appara ît alors
comme une sor te de Chr is t dér isoi re . 178
En fait, pour mieux élever le personnage au rang de
protagoniste, Ahmadou Kourouma daigne les rel iefs et tout ce
qui permet de l 'embel lir ou de le desservir. I l n'hésite pas à
recourir à la fantaisie, au merveil leux ou encore à la relat ion la
plus incongrue comme le fait de comparer le pr ince du
Horodougou, respectivement, à la panthère, à l 'hyène ou encore
au vautour :
178 Borgomano, M., Ahmadou Kourouma le guerrier griot, op. cit., p. 94.
- 192 -
Fama Doumbou ya ! Vra i Doumbou ya , père Doumbou ya, mère
Doumboya, dernier e t légi t ime descendant des pr inces
Doumbou ya du Horodougou, totem panthère, é tai t un vautour .
Un pr ince Doumbou ya ! Totem panthère fa isai t bande avec les
hyènes . Ah ! les sole i l s des indépendances ! 179
On voit, dans la comparaison qui est tirée ici ainsi que dans
le fait que foisonnent, dans ses romans, le conte, le chant, la
légende, un moyen, pour la réalité, de composer simplement
avec les strates qui dépassent le sérieux de la représentat ion,
une façon d’élargir la vision du réel.
Ainsi, le fait de recourir à plusieurs genres, chez Ahmadou
Kourouma, décuple la réalité ou en exagère la perspective. En
gommant les distances qui les séparent mais aussi la frontière
entre l 'homme et l 'animal, le désir de peindre la réalité s'accroît
au risque de briser les mécanismes habituels de la description
réaliste.
En principe, la peinture des mœurs de l 'Afrique post-
indépendance ne devrait pas poser problème à quiconque veut
faire valoir son talent de créateur. Dire cette expérience est,
d'ail leurs, la tendance d'un grand nombre de romanciers qui ont
choisi de faire de leur œuvre le berceau des thèses pittoresques
où se mêlent tableaux de l 'expérience humaine et peinture de
l ' idée.
179 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 11.
- 193 -
Or, pour ne pas faire défaut à son roman, Ahmadou
Kourouma, à tout moment, étonne et ne cesse de surprendre son
lecteur. Cela passe aussi bien par le choix du cadre que par les
arguments uti l isés. Chez lui, leur dissociat ion conduirai t au gel
de la pensée ou nuirait à la créat ion l i ttéraire. Au demeurant, les
circonstances sont tel les que la nature induite par les romans
d’Ahmadou Kourouma est insécable car l 'un sans l’autre est
inenvisageable.
Dire la réalité, pour Ahmadou Kourouma, n'est pas la
dupliquer, ni même la reproduire à l ' identique. C’est, au
contraire, suggérer, étendre le propos ou le sens de l ' image de
façon à ce que le réel devienne impossible. Ce dessein dépasse
la vision de la l it térature comme réal ité. Ic i, s ’i l veut rester
crédible, le roman doit recomposer et n'être que le résultat d'un
travail.
2. Stratégie discursive et historicité textuelle
Ahmadou Kourouma a fait de la l i ttérature le l ieu de la
dissidence car le ton qu'i l annonce dès la parution des Solei ls
des Indépendances est particulièrement contestataire.
- 194 -
Ainsi, l ’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma transcende
la simple f inal ité poétique. En effet, la vision de la perte du sens
moral ainsi que la mésaventure des personnages kourouméens
cachent médiocrement la souffrance et le malaise de la nouvelle
Afrique. Même en se l imitant à des notat ions indirectes, c'est-à-
dire à la description métaphorique, l ’œuvre romanesque
d’Ahmadou Kourouma côtoie donc l 'abjecte réalité.
Des Solei ls des Indépendances à Allah n'est pas obligé, ses
romans le consacrent comme l 'auteur familier des «saisons
d'anomie»180. En fait, i l n'y a pas de roman d’Ahmadou Kourouma
qui ne retienne l'attention sur les années sombres des
indépendances. L’œuvre qu’il esquisse renvoie explicitement du
passé colonial de l 'Afrique. Elle détermine la part du romancier
dans le grand chantier de revalorisat ion historique.
Les romans d’Ahmadou Kourouma traduisent un puissant
fantasme qui renforce la véridicité dans les faits qu’ ils décrivent.
L'histoire réelle est ainsi une force qui transf igure les romans et
transmet aux f igures angoissées de leur monde imaginaire toute
son énergie. Et si le romancier s'en sert, sans doute, veut- il ,
dans les romans, scruter l 'opacité des indépendances.
En imposant l ’histoire comme unique explication, la
description à laquelle le roman kourouméen se livre mérite qu'on
180 En paraphrasant le titre du roman de Wole Soyinka, nous voulons montrer à quel point les romans d’Ahmadou Kourouma se calquent sur «l’anarchie» et «le chaos» des Etats africains «devenus fous» et qui entraînent, dans leur folie, tout un discours du roman. Une saison d’anomie (Paris, Librairie générale française, 381 p.) est, en effet, un roman directement inspiré des tragiques événements qui ont dévasté l’Etat fédéral du Nigeria à la fin des années soixante.
- 195 -
s'attarde sur le soin apporté aux détails car i ls restent l iés à
l 'objectif que s’assigne le romancier ivoir ien.
En effet, le détail évoque la valeur ou l ' imprégnation totale du
cadre historique. I l donne une certaine légit imité à la manière de
procéder et à la mesure du travail ef fectué.
Mais, l 'histoire dans laquelle Ahmadou Kourouma engage ses
romans est particul ièrement cruelle et tragique. Elle fait le l it de
la barbarie :
La flèche se f ixe dans l 'épaule droi te . Le Président sa igne, chancel le
et s 'assied dans le sable . Koyaga fa i t s igne aux soldats . I l s
comprennent e t reviennent, r écupèrent leurs armes et les déchargent
sur le ma lheureux Président . Le grand ini t ié Fr icassa Santos s 'écroule
et râ le . Un soldat l 'achève d 'une rafale. Deux autres se penchent sur le
corps. I l s déboutonnent le Président , l 'émasculent , enfoncent le sexe
ensanglanté entre les dents. 181
En fai t, dans tous ses romans, les personnages sont des
êtres agressés par l’histoire. I ls connaissent souvent une fortune
dif férente de leur sort init ial. Ainsi, Fama, qui a été écarté du
pouvoir par ses anciens compagnons de lutte, aurait dû être le
tr ibun de tout le Horodougou, à la mort de son père :
181 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 94.
- 196 -
Son père mor t , le légi t ime Fama aura i t dû succéder comme chef de
tout le Horodougou. Mais i l buta sur int r igues, déshonneurs ,
maraboutages et mensonges. Parce que d 'abord un garçonne t , un pe t i t
garnement européen d 'administrateur , toujours en cour te culot te sale ,
remuant e t impol i comme la barbiche d 'un bouc, commandai t le
Horodougou. Évidemment Fama ne pouvai t pas le respecter ; ses
ore i l les en ont rougi et le commandant préféra , vous savez qui ? Le
cous in Lac ina, un cousin lointa in qui pour réussi r marabouta , tua
sacr if ice s sur sacr if ice s , intr igua , ment i t e t se rabaissa à un te l point
que… 182
Au-delà de la dimension iconoclaste que l 'on peut rattacher à
ce roman, à savoir un syncrét isme original entre la langue
malinké et la langue française, Les Solei ls des Indépendances
se singularise par une mise en scène de la fail l i te. I l déploie la
trajectoire d'un ant ihéros ballotté, désabusé et pris dans le
vertige de l 'histoire qu'i l croyait maîtriser alors même qu’el le
s'est avérée fatale pour lui :
Les solei ls des Indépendances s 'éta ient annoncés comme un orage
lointa in e t dès le s premiers vents Fama s 'éta i t débarrassé de tout :
négoces, ami t iés , femmes pour use r le s nuits , les jours , l 'a rgent e t la
colère à in jur ier la France, le père , la mère de la France . I l avait à
venge r c inquante ans de domina tion et une spol iat ion (…)
Mais a lors , qu 'appor tèrent les Indépendances à Fama ? Rien que la
car te d ' identi té na t ionale et ce l le du par t i unique . El les sont les
182 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 23.
- 197 -
morceaux du pauvre dans le par tage et ont la sécheresse et la dureté de
la chai r du taureau. I l peut t i r er dessus avec les canines d 'un molosse
affamé, r ien à en t irer , r ien à sucer, c 'es t du nerf , ça ne se mâche
pas. 183
Le romancier ivoirien aborde la période des indépendances
africaines comme une chose qui porte déjà les germes de la
rupture. Cependant, la précision qu'i l semble apporter dans
l 'exposé de certaines situat ions montre le rôle prépondérant du
détail. Celui-ci a pour effet d’accréditer l ’hypothèse d’un réel par
le biais d’une orientation du discours romanesque vers cette
extériorité.
Aussi les nombreuses al lusions qui sont rattachées au roman
témoignent-el les de l ’ importance de l’envisager comme
problématique de la preuve.
Les romans d'Ahmadou Kourouma ont, en effet, l 'aspect de
véritables récits historiques. I ls dévoilent la vérité en
s’aventurant dans le monde réel. Ils combinent tous ses
domaines géographiques et sociaux comme pour éviter tout
glissement dans l ’abstrait.
Ainsi, la déclaration de de Gaulle à la Conférence de
Brazzavil le (du 30 janvier au 8 février 1944) dans Monnè,
outrages et déf is ou les allusions à la loi Guèye 184 qui permet
183 Ibid., p. 24-25. 184 L'Union française préconisée par le général De Gaulle possédait trois organes : la Présidence, assurée par le président de la République Française ; le Haut Conseil de l'Union, qui assistait le
- 198 -
d'élargir les droits dont bénéficient les citoyens français aux
administrés des colonies, induisent-el les une conviction :
Le Centenaire déconcer té se demandai t pourquoi de Gaulle voula i t
absolument équiper tous les Noirs d 'Afr ique , nous garantir à nous tous
des por teurs de viei l les mamans. Après de va ines e t épuisantes
expl icat ions , pour faire sa is ir le s not ions de ci toyen e t d 'égal i té -
«Désorma is , Arabes e t Noir s des colonies sont des c i toyens avec
égal i té de droi t avec les Français de France », on démontra au
Centenaire que, s ' i l n 'ava it pas renoncé à toutes épousai l les , i l aura i t
pu désormais fa ire venir de Paris une jeune vierge toute rose pour
complé ter son harem : perspective qui a rracha un léger sour ire au
vie i l lard. 185
L'histoire est ainsi la puissance évocatrice des romans
kourouméens. Elle permet de comprendre ce qui, dans l’œuvre,
just if ie une forme d'empathie à l 'égard des opprimés. En effet,
on n’imagine mal comment Ahmadou Kourouma aurait pu
opposer à sa démarche une autre f in, comment i l aurait pu se
passer de l ’histoire réelle pour recourir, indif féremment, à des
procédés qui «endormiraient» ses récits, alors même que
l ’histoire reste leur matrice.
Gouvernement et l'Assemblée qui n'avait qu'un rôle consultatif. Naturellement, dans cet ensemble politique, la prépondérance de la France était nette. Néanmoins, dès la première constituante, les élus africains avaient enregistré quelques succès : - extension du droit de vote - abolition du régime des prestations de travail (travail obligatoire) : loi Houphouët-Boigny du 11
avril 1946 ; - attribution de la citoyenneté à tous les ressortissants de l'Union française : loi Lamine Guèye
du 7 mai 1946. 185Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 218.
- 199 -
En fait, les romans d'Ahmadou Kourouma semblent être
articulés autour d'une idée f ixe bien forte. Le romancier ivoir ien
voit en chacun d’eux un moyen de saisir l ’archétype du damné,
la si lhouette promise à un dest in implacable, c’est-à-dire une
existence rarement autonome.
I l ne tente guère d' inf luencer le cours des act ions des
personnages. En revanche, la logique qu'il met en œuvre est
plutôt cel le du héros qui voit son sort s'accomplir
inexorablement. Ainsi, la thématique mise au jour permet
d'activer pleinement toutes les caractéristiques du genre
tragique puisque le fatalisme, qui apparaît dans les romans,
rattache au protagoniste kourouméen les déf init ions du
personnage de ce genre.
En effet, les personnages d’Ahmadou Kourouma non
seulement sont aveuglés par le destin ou sont misérables mais
i ls meurent. En cela, ses romans gagnent en consistance, leur
mise en scène reposant sur une recomposit ion d'actes dont la
somme nous mène, en déf init ive, vers une subordination du réel
et où l ' imagination recourt au cl iché, faisant apparaître l ’œuvre
romanesque moins comme une fict ion que comme un récit
historique.
La f ict ionnalisat ion est, en fait, un moment intense de
symboles et de mémoire. Aussi les situations décrites dans les
romans d’Ahmadou Kourouma sont-el les non seulement des
épisodes de repérage mais el les représentent surtout la
- 200 -
trajectoire des événements qui jalonnent le cours de l 'histoire
africaine, de la période précoloniale à nos jours.
Les romans d'Ahmadou Kourouma obéissent à une structure
de continuité. I ls ont des rapports qui dénotent une certaine
cohésion d’autant plus qu’i ls induisent un ordre logique presque
parfait des act ions qui ressortit, en déf init ive, à un sens de la
temporalité. Le système tissé par le réseau des textes semble,
en effet, réhabil iter ou laisser intact le temps.
On comprend toute l ' importance de ce dernier phénomène à
la façon dont le romancier ivoirien procède et au regard du l ien
qui unit le passé et le présent. L’œuvre d’Ahmadou Kourouma
est un déploiement de l ’histoire, de l’histoire de la colonisat ion à
celle des dictatures actuel les. Aussi le sort qu' i l réserve aux
personnages n'a-t- i l d'ancrage véritable que dans cette tragédie
africaine que conserve le champ l it téraire :
Mais qu 'apportèrent les Indépendances à Fama ? Rien que la car te
d ' identi té na t ionale e t cel le du par t i unique. El les sont le s morceaux
du pauvre dans le par tage e t ont la sécheresse et la dure té de la chair
du taureau. I l peut t i re r dessus avec des canines d 'un molosse affamé ,
r ien à en t ir er , r ien à sucer , c 'es t du nerf , ça ne se mâche pas. Alors
comme i l ne peut pas repar t ir à la ter re parce que t rop âgé (le sol du
Horodougou es t dur e t ne se laisse tourne r que par des bra s sol ides e t
des re ins souples) , i l ne lu i re ste qu 'à a t tendre la poignée de r iz de la
providence d 'Allah en pr iant le Bienfa iteur misér icordieux, pa rce que
tant qu 'Allah résidera dans le f irmament, même tous les conjurés , tous
- 201 -
les fi l s d 'e sc laves , le par t i unique, le chef unique, jamais i l s ne
réussi ront à fa ire crever Fama de faim. 186
Ballottés par le présent, les personnages d’Ahmadou
Kourouma sont inaptes à appréhender la réalité. I ls ne peuvent
être impliqués dans l 'act ion que comme opposants et non comme
adjuvants. Ainsi en est-i l de Djigui qui accepte le marché de
dupes que lui propose Soumaré, l ' interprète du commandant :
C'es t à ce moment qu 'ar r iva l ' interprè te , qui tout de sui te compr it la
s i tua tion. Sans sa luer, i l pénét ra dans l 'habitat ion. le fusi l éta i t accoté
au mur . Djigui , en habi t d 'appara t , éta i t en pr ière sur un r iche tapis
(…)
Après les dernier s rackat , l es deux hommes chuchotèrent jusqu 'à la
nui t tombante. Un guer r ier entra à pas feutrés et al luma la lampe à
hui le . I l s cont inuèrent à égrener les chapele ts e t à murmurer - nous
n 'avons jamais su ce qu 'i l s s 'é ta ient di t ce soi r - là .187
Af in de saisir toute la dimension réelle du récit et d'en
restituer la substance, Ahmadou Kourouma ne se prive donc pas
d'exhiber les actes dont les origines remontent au drame de la
colonisation. Aussi le romancier ivoirien se trouve-t-i l au cœur
de nombre d'antinomies poli t iques et histor iques car il veut
mettre en garde contre une certaine manifestat ion de la réali té.
186 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 25. 187 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 39.
- 202 -
En fai t, Ahmadou Kourouma adopte, dans ses romans et au
regard de l ’histoire, une démarche l inéaire qui conduit à gagner,
à la fois, en clarté et en cohérence. Mais, entre l 'or iginalité du
romancier, qui cherche d'abord une cohésion dans l 'histoire et la
nécessi té de déborder de ce cadre, la stratégie discursive suit la
somme des chronologies du passé et du présent car les romans
semblent se structurer et décrire les événements qui, dans leur
épaisseur, n’ont véritablement de sens que dans la tragédie de
l ’histoire.
3. La fonction du réel
Pour une majorité de romanciers africains, l ’aventure de
l 'écriture a reposé ou continue de reposer sur une forme de
réalisme. Et forts de ce principe, i ls se sont efforcés de cheminer
vers ce l ieu de son assomption188.
Leur vision de la li t térature a ainsi tendu vers une mise à nu
du monde. Celle-ci entendant à accorder au réel une place
prépondérante, cette l it térature de situat ion, comme la déf init
188 Le roman africain naît dans des circonstances particulières ; aussi son approche reste-t-elle avant tout collective. Pour paraître le plus vraisemblable possible, les premiers romanciers africains puisent directement dans leur culture, tout en proclamant leur fidélité à la nature.
- 203 -
Jean-Paul Sartre189, a été conçue comme capacité du discours à
prendre conscience du monde extérieur par une écriture devant
reposer, non seulement sur une certaine prise en compte
spécif ique de la narrat ion mais aussi sur une prise de posit ion
particul ière.
La front ière avec l ' imaginaire était, dès lors, f loue et le fossé
presque inexistant. Ahmadou Kourouma a entrepris cette même
vision de la l i ttérature.
En effet, les indépendances s'étant heurtées à la «bâtardise»
des «f ils d'esclaves», i l fal lait s'attendre à ce que les romans
d'Ahmadou Kourouma empruntassent ce gouffre d'autant plus
que Les Soleils des Indépendances fût déjà le reflet de la
société africaine au lendemain de la décolonisation.
Cependant, inférer des événements historiques réels et
réduire le discours romanesque à leur implicite évocation revient
à formuler l ' idée de preuve ou à réfuter la nuance qu’on peut
induire dans la production li t téraire pour que celle-ci dif fère de
ce à quoi elle se rattache, à savoir l ’histoire réelle.
Atteindre le réel est comme un déf i lancé à l 'écr iture, un
impossible sur lequel Ahmadou Kourouma fonde le pr incipe de
toute f ict ion Or, ses romans s’ouvrent, dans cette fonction de
correspondance avec l ’en-dehors, par une imitation de ses
caractéristiques générales, notamment la conception de l ’espace
189 En effet, dans un bel essai (Qu’est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, «Folio essais», (1948), 2002.), Jean-Paul Sartre a exposé sa vision de la littérature qu’il considère non pas comme objet esthétique mais comme moyen. Aussi y retrouve-t-on sa philosophie de l’action.
- 204 -
et du l ieu :
L’oasis dont le prince Karim é ta i t le cheikh se s i tuai t aux conf ins de
l’Algér ie , du Niger et de la Lib ye . (Dans le con tinent afr ica in de cet te
époque- là, les pays é ta ient p lus connus par les dés ignations de leurs
dic tateurs que par leurs propres noms. Empressons-nous de rappeler
que l’Algér ie avai t pour dic tateur Boumediene, le Niger Kountché ou
Hamani Dior , la Libye Kadhaf i . ) Chacune de ces t rois d ic tatures
revendiquai t l ’oasis e t y envoya i t de temps en temps des patroui l le s. 190
En mettant l ’accent sur les situations spatio-temporelles
réelles, les romans d’Ahmadou Kourouma recréent
inconsciemment ou non, les structures identiques à celles qui
ont favorisé leur réalisat ion. I ls permettent de structurer l ' idée
même d'une vraisemblance référentiel le.
De ce fait, l 'agencement des événements et parfois leur
coïncidence avec la réalité prouvent à quel point l ' imaginaire et
le réel se coordonnent.
L'univers romanesque n’est plus univoque, à savoir le fruit
d’un irréel seulement. Bien au contraire, c’est aussi le produit
d’un antérieur, c’est-à-dire ce qui énonce un degré d'association
ou de parenté avec la réalité puisque l’univers romanesque se
structure à part ir d 'une trame extérieure en faisant paraître, dans
190 Kourouma A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 150.
- 205 -
les romans d’Ahmadou Kourouma, la possibil ité de ne dévoiler le
monde qu'à partir de sa copie seulement.
4. Espace réel et espace fictif : enjeu du roman
A part ir de certains noms de l ieux, on ne peut guère nier
l ’existence, dans les romans d'Ahmadou Kourouma, d’un
accrochage du réel. En effet, Ahmadou Kourouma recourt
souvent à une énumérat ion abondante de noms de lieux vrais, en
particul ier dans En attendant le vote des bêtes sauvages
lorsqu'i l s'est agi de retracer les it inerrances 191 de Maclédio avant
qu’i l ne devînt le proche collaborateur du dictateur Koyaga.
Comme i l est question de magie dans ce roman, la cause de
la séparation de Maclédio d'avec ses parents est le mauvais sort
qui pèse sur lui depuis sa naissance. Pour s’en défaire, i l doit
quitter le domici le familial et part ir à la rencontre de l 'homme ou
de la femme qui le dénouerait.
La troisième veil lée, contrairement aux cinq autres qui
retracent plutôt la vie et les œuvres sanglantes de Koyaga, lui
est entièrement consacrée.
191 Néologisme formé par interfixation de deux mots autonomes (itinéraire et errance) pour caractériser le parcours de Maclédio.
- 206 -
Celle-ci ressorti t au récit d'aventures, notamment, à cause
des péripéties que traverse le personnage. Maclédio qui s'est
lancé à la recherche de son sauveur va arpenter une bonne
partie de l 'Afrique : du Cameroun en Algérie, en passant par le
Niger. I l va séjourner à Paris avant de rentrer déf init ivement en
Afrique.
Ce qui vaut qu'on traite, dans ce long détour, de la vie de ce
personnage et non pas de celle de Koyaga, trouve son
objectivation dans la particulière aff inité qui va caractériser les
deux hommes.
La rencontre de Maclédio avec Koyaga met f in à sa quête.
Décrit comme le seul intel lectuel de l 'entourage du dictateur, ce
clerc se met rapidement au service de ce dernier au l ieu de le
combattre. Mais, au-delà de ce personnage, le romancier ivoirien
épingle ces pseudo-intellectuels africains qui ont, sans cesse,
apporté leur soutien aux polit iques sans vergogne qui ont pol lué
l ’Afrique dans le but de sat isfaire, uniquement, leurs intérêts et
ceux des puissances étrangères au l ieu de ceux de leurs
administrés.
Le comble est que Maclédio est nommé ministre de
l 'orientat ion. I l a en charge la propagande, c'est-à-dire la
dif fusion de l ' idéologie du parti unique et le culte de la
personnal ité de son président. Pour témoigner l ' importance de
cette fonction, i l est présenté à la droite de Koyaga, au centre du
cercle qui assiste aux scènes de purif ication. Ce n'est pas peu
- 207 -
dire car cette posit ion rappelle une autre bien plus signif icat ive :
celle du Christ assis à la droite du Dieu des Chrétiens.
Lorsqu’ il qui tte ses parents, Maclédio se rend, dans un
premier temps, à Bindji, à cent quatre-vingt-cinq kilomètres du
domici le parental, chez un oncle infirmier en qui i l croit voir son
homme de destin. Mais à cause d'un meurtre dont i l est accusé à
tort, Maclédio est contraint d'abandonner Koro et de se placer
comme boy chez le directeur de l 'école.
Reçu par ce dernier, i l pense d'abord qu' il est le détenteur de
la puissance contraire qui annulerait son funeste sort mais i l se
désil lusionne. Admis à l 'école primaire supérieure de la colonie,
Maclédio s’al l ie d'amitié avec Bazon qui s'avère plutôt bon
serviteur que maître. Après de vaines tentatives, tel le
personnage des Métamorphoses 192 qui va d’un lieu à un autre et
ne se délivre d’un précipice que pour retomber dans un autre,
s'étant pr is à partie avec Richard, son professeur de français,
Maclédio est renvoyé de l 'établissement et enrôlé de force dans
l 'armée indigène. Refusant de caut ionner les exactions que
celle-ci commettait, i l déserte avant d'arriver sur un chantier
forestier au Cameroun, d'où commence son périple.
En fait , comme l 'avait prédit le géomancien-sorcier que ses
parents consultèrent, l ’unique chance de contourner l’obstacle,
c’était que Maclédio trouvât son homme de dest in.
192 Apulée, L’Ane d’or ou Les Métamorphoses, Paris, Gallimard, «Folioclassique», 2000, 308 p.
- 208 -
Au Cameroun, malgré les soins qu'on lui réserve dans la cour
du chef Bamiléké qui comptait plusieurs centaines d'épouses
dont Hélène avec laquelle Maclédio eut un f i ls, i l est contraint,
une nouvelle fois, de part ir. La tradi tion bamiléké autorisait qu'on
eût des enfants avec les femmes du roi et non pas que le
géniteur en revendiquât la paternité. Or, Maclédio transgresse
cette loi et doit s'enfuir s’ i l veut garder sa vie sauve. I l embarque
alors à Yaoundé dans un bateau en partance pour la Côte-de-
l 'Or (actuel Ghana) puis arrive chez les Agnis.
D'abord acclamé comme le Messie, i l est promis à la mort
peu de temps après avoir eu des jumeaux avec leur pr incesse.
Devant cette nouvelle menace, Maclédio quitte le vi l lage. Mais
ici, tel le héros tragique grec qui croit échapper à son destin,
alors que ce dernier ne fait que s'y jeter, i l se retrouve chez les
Songhaïs du Niger puis chez les Touaregs. Il erre dans le désert
du Sahara avant d’être fait capt if chez le cheikh Mahomet Karami
Ould Mayaba.
Avec la femme de ce dernier, Maclédio a un cinquième fi ls.
Une énième fois, i l espère, avec cette princesse, avoir rencontré
le nõrô transformateur. Or, une armée de t irail leurs vient l 'en
déloger. Remis en liberté, i l arrive à Alger avant d’embarquer
pour la France.
Dans la capitale française, i l fréquente l 'université. I l y
prépare même une thèse sur la civ il isat ion paléonigrit ique, une
thèse qu'i l interrompt peu de temps après. En fait, séduit par
- 209 -
l 'appel des dir igeants africains qui recherchaient des cadres
Noirs pour leurs nouvelles administrations, Maclédio rentre en
Afrique. De Yaoundé à Paris et de Paris à Conakry, l ’espace
couvert par ce personnage est scandé avec vraisemblance !
Lorsqu’ il arrive en République des Monts, le premier Etat
africain véritablement indépendant, Maclédio est nommé
directeur général adjoint de Radio-Capitale, puis responsable de
l ' idéologie à la radio, un poste qui, dans la pratique, le plaçait
au-dessus du ministre de l ' Information.
Accusé plus tard de complot contre la vie du président, i l est
condamné puis libéré grâce à l ' intervent ion de Fricassa Santos,
le président de la République du Golfe. Dans la capitale de la
République du Golfe où il a débarqué avec ce dernier, i l est
employé comme vacataire à la radio jusqu'au jour où il rencontre
Koyaga avec qui i l se l ie.
Cette troisième vei llée que le romancier consacre
ent ièrement à la vie de Maclédio étonne par sa structure même.
Elle ressort it aux caractéristiques classiques du conte d’autant
plus qu’el le s 'i l lustre par une succession des paliers du schéma
narrat if . En fait, comme écrit Claire L. Dehon,
La réponse est s imple : [En a t tendant le vote des bê te s sauvages]
appar t ient à un groupe de plus en plus large de romans composi te s où
se mélangent les tons, les formes, les modes et les genres e t qui , à
- 210 -
cause de ce tte hybr idi té , r emettent en ques tion les ca tégor ies
occ identa les tradi t ionne l les . 193
I l y a, effectivement, le manque qui initie le personnage à la
quête ; puis, le parcours hérissé d'embûches, de mult iples
obstacles que le personnage doit f ranchir ; enf in, la satisfaction
qui met f in à la quête. Cependant, i l est intéressant de voir que,
tout au long du parcours, Maclédio traverse des régions réelles.
Aussi, les nombreux arrêts qu' i l marque, pendant sa longue
quête, cachent une intention qui est de donner, dans une
moindre mesure, une valeur documentaire au récit.
En effet, l 'accumulat ion des noms de lieux réels lève le voi le
ou jette un éclairage sur le camouflage que le romancier aurait
pu choisir. Ainsi, l ’ it inerrance de Maclédio invite à voir et non
plus seulement à l ire. De fait, ce récit qui est emboîté dans la
narrat ion devient une succession de tableaux, une manifestation
locale et non plus dicible, comme si l ’organisat ion de l’espace
que traverse le personnage se déployait, ici, pour dire la vérité.
D’ail leurs, lorsque nous tenons compte des déclarations
d'Ahmadou Kourouma sur son écriture (cf. Entret ien avec le
romancier en annexes), le romancier ivoirien ne dissocie pas la
réali té de la f ict ion. Du coup, nous percevons dans l ’énumérat ion
des l ieux la garant ie d'une cohérence, voire l 'adhésion du
193 Dehon, Cl. L., Le Réalisme africain : le roman francophone en Afrique subsaharienne, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 320.
- 211 -
l i t téraire au réel pour que le roman fonct ionne comme
l ’élaborat ion d’une preuve.
En faisant la part belle à la réalité dans le récit de la vie de
Maclédio, Ahmadou Kourouma ne vise, ni plus ni moins, qu'à
épuiser la dimension textuelle du roman.
Cette veil lée ramène, de fait, au cœur de la problématique de
la vérité dans le roman. Certes, la République du Golfe est un
produit de l ' imaginat ion mais i l n'empêche que, en suivant
l ' it inéraire de Maclédio, le lecteur arrive à établir une
cartographie des régions qu’il traverse pendant sa longue quête.
Ainsi, même si cette troisième veil lée n’est qu’une
parenthèse dans le roman, le cadre dans lequel el le se
développe est part icul ièrement vrai, à l ’exception de quelques
noms. I l permet, d'ai l leurs, de lever le mystère sur l ' ident ité des
personnages impliqués dans la narrat ion et, par conséquent, sur
l 'objectivité du narrateur.
En effet, t ruffé tel quel par la présence de personnalités
historiques, En attendant le vote des bêtes sauvages rest itue,
dans sa complexité, les moments tragiques de l 'histoire
africaine. Les l ieux qu'il évoque sont const itutifs d'une vraie
atmosphère réaliste.
Ainsi, l ' intrusion de l 'espace réel, dans le récit de f ict ion,
permet de dégager une relation de vraisemblance mais aussi de
ranger ce roman au nombre de ce qui montre le rôle qu'a joué
- 212 -
l 'Afrique dans la lutte contre le communisme et que ce cont inent
s'est avéré, surtout, être le théâtre de l 'antagonisme entre les
blocs Ouest et Est.
Au nom de la lutte contre le communisme, de nombreuses
exactions ont, en effet, été commises sur le continent africain.
Celles-ci ont eu pour conséquence l ' instaurat ion de dictatures de
type stalinien au sommet desquelles le président et son part i ,
soutenus par les démocraties occidentales, ont eu les pleins
pouvoirs.
Les noms de l ieux t iennent donc une place fondamentale
d'autant qu'i ls part icipent d'une certaine manière à la révélation
de la vérité. En somme, i ls f igurent une intention. I ls dévoilent la
dimension historique du roman.
- 213 -
Chapitre 6
----------
Jeu de l’imaginaire : déplacement et mise en
présence
Pendant la seconde moit ié du XXème siècle, la notion
d’imaginaire connaît un recentrement, grâce notamment aux
réf lexions de Jean-Paul Sartre194.
Toutefois, son champ sémantique reste marqué du trait de la
vraisemblance. En fait, l ’étymologie latine seule ( imago) n'étant
ni plus ni moins que la représentat ion-reproduct ion aff inée d'un
monde réel, l ' imaginaire reste associé à l ' i l lusion de la réalité :
194 Nous adoptons, ici, un extrait des excellents arguments qu’a retenu Eric Bordas pour éclairer l’hypothèse d’une réflexion sur la question : «Peu après Bachelard, Jean-Paul Sartre propose, en philosophe phénoménologue, une description de la grande fonction «irréalisante» de la conscience – ou «imagination» et son corrélatif, «l’imaginaire». Sartre définit l’image comme «un acte qui vise un objet absent ou inexistant, à travers un inconnu physique ou psychique qui ne se donne pas en propre, mais à titre de représentant analogique de l’objet visé.» Cette conception l’amène à conclure qu’il n’y a pas d’images mais un monde imaginaire, qu’il n’y a pas d’imagination mais une conscience qui vise l’irréel.» (cf. «Imaginaire et Imagination» in Le Dictionnaire du littéraire, Paris, Puf, p. 289-291).
- 214 -
L’imaginaire tantôt désigne le produi t , les œuvr es de l’ imaginat ion en
tant que facul té mentale , géné ralement associée à un jugement méfiant
sur leur pseudo-cons is tance , tantôt i l confond les produi ts avec
l’ imaginat ion e l le-même en tant qu’ i l intègre de la faculté un
dynamisme, une puissance poïét ique des images, symboles et
mythes. 195
La réalité, c ’est ce qui se donne à voir ou bien s'expose au
regard et qu'Ahmadou Kourouma s'approprie. C’est la
transcription de la vision de l’observateur qui a son fondement
dans la subjectivité seule du romancier. Bien que donnée, cette
vis ion reste néanmoins à dédoubler. Aussi, pendant que s'al iène
la réalité dans le roman, un î lot de l ' imaginaire se bâtit. Ainsi, i l
y a, chez Ahmadou Kourouma, une sorte de représentat ion-
reproduct ion sous l ’ idée d’une mise en présence ou
déplacement.
Cette mise en présence ou déplacement obéit à un impératif
précis. Elle vise une intériorisation de la réal ité. Et, c 'est avec
bonheur la signif icat ion que prend la product ion li t téraire
d’Ahmadou Kourouma car la réal ité qui est y exposée est bien
assimilée, c'est-à-dire appropriée au moyen d’une écriture qui
sort du champ ordinaire du langage.
Ce qui ressortit alors, c'est l ' idée que la réal ité précède toute
act ion de représentat ion laquelle, par conséquent, n'est pas
désinvest ie de modelage. 195 Wunenburger, J.-J., L’Imaginaire, Paris, Puf, coll. «Que sais-je ?», p. 15.
- 215 -
En effet, l ’œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma est un
l ien nécessaire entre réalité et imaginaire. En revanche,
l ’écr iture du roman kourouméen revêt un rôle capital puisqu'aux
conf ins des univers, réel et imaginaire, elle rend bien compte, à
la fois, du pouvoir de détourner cette réalité et de la dénicher.
Cette étape importante, que les romans d'Ahmadou
Kourouma dépassent, donne à la lit térature une f inali té de
reproduct ion de la réali té. Ceux-ci coordonnent aussi bien la
perception que la complexif icat ion grâce à l 'assimilat ion de la
première par une mise en œuvre des schèmes de l ' imaginat ion.
La réali té, même donnée, n'en est pour autant pas déformée
ou bien mise en congé du réel. Elle n'est pas niée mais
seulement transposée, mise ai l leurs. Et cette «mise ail leurs»
f ict ive du réel dénote assurément le trait const itut if des romans
kourouméens.
En se nouant à la réalité, l 'univers f icti f , dans les romans
d'Ahmadou Kourouma, est évoqué comme répétit ion de cette
structure et de ce dehors. En somme, i l ne reproduit qu'une
vision antérieure.
Comme procédé, i l n'a d'appui que dans le déjà là. I l n'est
pas immédiat, c'est-à-dire présenté comme n'ayant pas eu l ieu
mais i l suggère et ne conduit qu'à présenter les choses tel les
qu'elles auraient été vécues.
L'univers f ict if kourouméen n'est donc rien d'autre que ce lieu
- 216 -
de l' imitation de l 'événement plus ou moins réussie ou
«réinstanciée196». I l est ce l ieu de la perception où l ' imitation
parvient plus moins à se confondre avec la réalité elle-même. Ce
qui suppose qu’il n'y ait plus, dans l ’œuvre romanesque
d’Ahmadou Kourouma, de distinction possible entre le monde
réel et l ’univers f icti f , le but apparemment recherché étant de
faire coïncider l 'un et l 'autre.
Cependant, i l faut distinguer ces deux univers. Celui des
événements réels et celui de l ' imaginat ion. En effet, les romans
étant surtout des invent ions de l 'esprit et considérés seulement
de ce point de vue, i ls prennent parfois le contrepied de la
réali té. Ainsi, la f iction kourouméenne n'apparaît plus ic i comme
l 'exacte transposition du monde réel mais celle de l 'annonce de
sa manifestat ion.
En somme, le réel se trouve structuré et assure, à part
inégale, le compte rendu de la signif icat ion car ce qui intéresse
dans les romans ce n'est pas qu’i ls soient des signif ications d'un
réel mais celles d'un univers imaginaire. Leur sens n'est pas
196 La réinstanciation consiste dans le rapprochement du texte imaginé de la réalité ; c’est le lieu où s’amorce l’inclusion du réel dans l’imaginaire. Nous empruntons ce terme à J.-M. Schaeffer qui, en parlant de l’imitation, évoque l’acte ou la passage qui résulte, au titre d’une prise de distance ou jeu des écarts, avec le modèle : «Imiter un tableau n’est pas équivalent à faire un faux, c’est-à-dire à vouloir faire passer l’imitation pour ce qui est imité, même si faire un faux implique un acte d’imitation. L’activité des apprentis peintres qui copient des tableaux de maîtres ne relève pas du faux mais de l’apprentissage par imitation (…). Il se peut que le chrétien qui imite saint François veuille non seulement ressembler au saint en le prenant comme modèle, mais encore, à travers cette imitation, accéder lui-même au statut de saint, donc devenir ce qu’il imite, sans que ceci n’implique la moindre feintise de sa part : l’imitation en question relève de la réinstanciation.», Pourquoi la fiction ?, op. cit., p. 93.
- 217 -
celui qui est fourni par ce dehors-là mais par un autre : un jeu
qui explique et donne du sens à la réalité.
Leur coalescence n'est plus seulement, de ce fait, une
recherche mais une visée également.
1. Réalité et fiction
I l est clair qu'à la lisière des romans d'Ahmadou Kourouma se
prof ile l 'histoire de l 'Afrique. Celle-ci est la matrice de l 'écriture
puisqu'il est relat ivement aisé d'établi r un ordre de composition
romanesque. En fait, le l ien entre réalité et f ict ion résulte, à la
fois, du mélange subt il entre événements et f ict ion et de l ' intérêt
que susci te l 'histoire collective, au regard du romancier ivoirien.
Les récits de Fama, de Djigui, de Birahima et de Koyaga ou
encore les souffrances décrites dans ses romans sont un peu
celles des Africains. Aussi, les drames que les uns vivent se
rapportent au sort des autres.
La vie de Djigui, par exemple, expose plus d'un siècle
d'histoire africaine ponctuée souvent par des promesses
inexécutées, les contradictions et les espérances que les
indépendances ont suscitées. Cependant, chacun des
- 218 -
personnages principaux des romans d'Ahmadou Kourouma paraît
comme un fragment du temps reconst itué par son quatuor : Les
Solei ls des Indépendances , Monnè, outrages et déf is, En
attendant le vote des bêtes sauvages et Allah n'est pas obligé.
Loin d’être des cercles isolés, sans l ien apparent entre eux,
chacun des romans d'Ahmadou Kourouma est comme un maillon
de la chaîne. I ls sont l iés les uns aux autres d’une façon tel le
qu’i ls ne produisent plus qu'un courant d' interférences qui les
conduit au cœur de l’histoire effect ive. De fait , i ls évoluent
comme prétextes pour prendre place dans le vécu quotidien et
permettre le l ien avec la réalité qui fait l ’objet, lorsqu'elle est
soulignée, d'une reconstitut ion poét ique ou réinstanciat ion.
La réinstanciat ion en tant que poétique de la reconstitution
ou de l ’ ident if icat ion est une caractéristique du roman
d'Ahmadou Kourouma qui s ’ouvre largement sur l ’en-dehors.
Aussi, ce rapport-ci l ’ inscrit, d’emblée, dans la plus grande
ambiguïté.
Même si ses romans paraissent, avant tout, des f ict ions
pures, i l n'en demeure pas moins qu'ils entret iennent avec la
réali té des l iens étroits. I ls semblent obéir ou répondre à une
nature propre d' imbrication et de distanciation.
Cette relation, pour le moins, ambiguë s’ inscrit au cœur de la
discussion sur la quest ion de l ’ indépendance du roman vis-à-vis
de la réalité. En usant abondamment de ce procédé, Ahmadou
- 219 -
Kourouma pose le problème de leur définit ion. En effet, qu’est-ce
que la réalité par rapport à la f iction ?
Une tentative de réponse pourrait provenir du fait que les
événements réels qui foisonnent dans le roman kourouméen
peuvent se contredire ou s’opposer à la réalité suivant la
posit ion adoptée par Ahmadou Kourouma : ce qui n’en fait plus
que des œuvres f ict ives. En fait , le récit de f ict ion se
dist inguerait ici de la réalité, qui ti re son intel l igibi l ité de sa
structure interne, par sa seule prétent ion à décrire cette réalité.
Autrement dit, la dist inct ion apparaît au niveau des régimes, le
roman relevant surtout de l ’aspect esthét ique ou thématique
tandis que la réalité reste empirique, c’est-à-dire propre à elle-
même.
N’ayant pas apprécié la spoliat ion de l 'hérit ier du trône du
Horodougou, les derniers serviteurs des Doumbouya tentent de
ressusciter le passé et la chefferie. Aussi, si la stéri l ité qui
accable Fama l 'emporte sur toutes les autres quest ions que
soulève Les Soleils des Indépendances , ce roman rest itue, sous
une apparence f ictive, la vert igineuse interrogation que
formulaient déjà les Africains après la scission du cont inent et
son accession à l ' indépendance, à savoir la place de la tradit ion
dans la modernité.
Ainsi, aux vicissitudes de Fama correspond une angoisse
étrange de l 'Afrique sur le présent mais aussi sur son devenir.
- 220 -
En revanche, son impuissance n'est plus alors évoquée que pour
mieux cerner la désil lusion qu’ont enfantée les indépendances.
Cette inquiétude qu'Ahmadou Kourouma formule, de bonne
heure, débouche, quelques années plus tard, sur de nombreux
cataclysmes tels que les dictatures de type stal inien qui
émergent presque partout en Afrique avec, hélas, la bénédiction
des régimes l ibéraux occidentaux.
Avec Monnè, outrages et défis , Ahmadou Kourouma
reconsidère le mal qui gangrène le cont inent noir, en particul ier
l ' ignorance de certains de ses décideurs dont Djigui, le roi de
Soba, en est l ' incarnat ion parfaite.
A la f in de la conquête de ce minuscule royaume, pour mieux
exercer sa domination, la France avait promis à Djigui un train.
Celui-ci avait accueil l i cette promesse comme une marque
d'honneur, en dépit des mises en garde du gouverneur de la
colonie qui demandait au roi de tempérer sa joie car Djigui
ignorait tout des peines que sa construct ion ferait endurer à ses
sujets :
Pour la énième fois , le roi nègre posa la même ques tion à l’ interprè te
qui autant de fois conf irma. Alors Djigui sol l i ci ta la main du Blanc , la
serra et l ’ embrassa ; vacil lant , le suppl ia ; i l s ent rèrent s’asseoir dans
- 221 -
le Kébi ; comme Soumaré l’avai t prévu, le pr ince malinké faibli ssa i t
sous l e poids de l’honneur . 197
I l faut, sans doute, rappeler que Djigui est Malinké. Pour se
faire, i l devait honorer la conf iance que la France lui avait faite.
Aussi se sentit - i l obligé de se mettre au service des
colonisateurs. C'est, du moins, cette f ibre culturelle qu'a
exploitée le romancier ivoir ien pour expliquer l 'at ti tude de ce
personnage. (cf . Entretien en annexes).
Ainsi, à cause de son ignorance, Soba et ses habitants paient
plus tard un tribut lourd à la colonisation. En effet, la
construction du train engendre des travaux forcés et
métamorphose Djigui en instrument du colonial isme. Sous son
ordre, des vi l lageois sont enlevés pour pourvoir en main d'œuvre
le chantier du train. Les populations sont déplacées, contraintes
à la fuite à cause des nombreuses taxes qu'el les ne peuvent
honorer mais que les colonisateurs just if ient pour f inancer
l ’urbanisation du royaume.
Le train de Soba réfère, à bien des égards, aux projets
ambit ieux et pharaoniques que les dir igeants africains, au mil ieu
des années soixante - serait-ce un anachronisme (in)volontaire ?
- ont tenté de réaliser pour satisfaire leur ego et qu' i ls ont just if ié
sous forme de projets d’équipement de leurs Etats. Pour autant,
Ahmadou Kourouma reste f idèle à l 'histoire coloniale qui l ie, en
197 Kourouma A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 74.
- 222 -
Afrique noire, la colonisation à la construct ion des chemins de
fer :
La cons truc tion du chemin de fer (a ins i que cel le des routes ) a en effe t
été l 'une des préoccupations pr ior i ta ire s des colonisa teurs, qui
prenaient possession de pays sans axes de communica tions modernes,
dans le sque ls i l n ' y avait que des pis tes , parcourables uniquement à
pied ou à cheval e t , parfois , des f leuves . Dote r les pays conquis de
routes et de voies ferrées , c 'é tai t s ' offr ir la poss ibil i té d 'y c irculer
fac i lement, de contrôler et sur tout de transpor ter les mat ières
expor tables e t de fa ire du commerce. Ces cons truc tions lancées par les
colonisa teurs ont été la rgement f inancées par les ressources loca les
des colonies . E t , en par t icul ier , par le «t ravail forcé », impôt en
na ture . 198
Les romans d'Ahmadou Kourouma mettent, ainsi, en évidence
aussi bien les aspects de l 'histoire douloureuse que la condit ion
misérable du colonisé. I ls tentent de faire comprendre le
caractère inouï du passé et du présent. Ce sont des réceptacles
de f igures, des romans qui veulent bien retourner sur le chemin
même où la plus haute négation de l ’homme a retenti.
Au-delà du fait qu’i ls sont des f ict ions pures, les romans
d'Ahmadou Kourouma rendent compte de l 'expérience commune
des Africains. Aussi, quoique les noms des lieux et certains
personnages soient souvent inventés de toute pièce, i l
198 Borgomano, M., Ahmadou Kourouma le guerrier griot, op. cit., p. 194-195.
- 223 -
n'empêche que le romancier ivoirien puise aux sources mêmes
de la mémoire vive. Pour se faire, ses romans, comme autant de
fragments de cette mémoire, sont un écho au temps qui
risquerait de s’abîmer dans l 'oubl i.
En tant qu’espaces de créativité, les romans d'Ahmadou
Kourouma donnent de la voix à ce qui ne peut l 'être que dans un
tel mixte. I ls métamorphosent la réal ité en une matière
impalpable, l 'histoire réelle demeurant, pour ainsi dire, le
berceau de cette aventure dont l 'écriture, comme espace où
caracolent des pièces de la réalité, suit l ' i t inéraire d'une marche
incessante.
Réalité et f ict ion sont engagées dans une même aventure. La
seconde est animée non pas du dessein d’annihiler la première
mais par une volonté poétique de référence historique. En
revanche, elles tendent, respect ivement, dans ce qui est
présent, vers l 'entremise de l 'événement et, dans ce qui est
absent, vers un modèle achevé du discours circulaire autour de
l 'objet de la li t térature comme mouvement vers l’extérieur.
Réalité et f ict ion kourouméenne mènent, en somme, vers une
homogénéité ou vers une l iaison qui fait apparaître aussi bien le
travail de transformation, en amont, que le souci de faire valoir,
sous cette autre forme et, en aval, le passé. Elles opèrent sur
une voie où l 'événement réel contamine le récit de f ict ion pour
mieux transparaître, probablement, ou pour mieux émerger et
- 224 -
trouver sa place dans une écriture qui quitte les imageries
incertaines de la poétique af in de devenir une écriture réaliste.
Ahmadou Kourouma procède, de fait, d'une démarche où la
f ict ion obéit au guide de la réalité. Ce qui est, à l 'évidence,
indispensable pour la cohérence.
Ainsi les romans d'Ahmadou Kourouma suivent-i ls les
méandres de l 'histoire mouvementée de l 'Afrique, une histoire
qui plonge ses racines au cœur du drame colonial et des
indépendances. Au demeurant, i l n'y a pas de place pour la
spontanéité car i ls n'ont plus ici le pouvoir de transformer une
situat ion, mais la faiblesse de n'exister que par cette
transcription.
2. Diction et vérité
Lorsqu' il choisit de s'attaquer à la corruption et à la violence
de la classe polit ique africaine, à savoir les grands maux qui
affectent les Etats modernes africains, Ahmadou Kourouma ne
se contente pas de les dénoncer sèchement, c'est-à-dire de
plaquer la réalité uniquement. I l la saisit et essaie de la rendre.
Autrement dit, i l l 'exprime mais ne la copie pas. Ainsi faut- i l
- 225 -
comprendre toute la dimension du vrai dans ses romans, tout
comme dans n' importe quel le œuvre l it téraire qui mêle le vrai au
faux, le vrai au probable.
Dans sa Poétique, Aristote dist ingue déjà imitation r igoureuse
et imitation l ibre, c 'est-à-dire d'une part, l ’ imitation qui se borne
à reproduire servi lement la nature et cel le qui, d'autre part, en
dispose autant qu'elle veut ou mimésis :
La mimésis n’est pas pure copie, comme pourra i t le la isser entendre sa
traduc tion consacrée ; e l le es t créa tion, car tr ansposi t ion en f igures de
la réal i té – ou d’une donnée narrat ive […] . Elle qual if ie à la fois
l’ac t ion d’ imi ter un modèle , mais également le résulta t de ce tte ac t ion,
la représentat ion de ce modèle […] .199
Les romans d'Ahmadou Kourouma n'échappent pas à cette
modél isat ion puisqu’i ls dif férencient copie exacte du réel ou
imitation servile et imitat ion libre. Ainsi, en dépit de certaines
ressemblances avec la vie du romancier, le récit de Fama se
dist ingue de l ’autobiographie d’Ahmadou Kourouma.
En effet, lorsqu' il évoque l 'or igine des Soleils des
Indépendances , Ahmadou Kourouma ne manque pas souligner
souvent les circonstances qui ont précédé sa publicat ion ainsi
que le l ien qu'i l y a entre ce livre et sa situat ion personnel le à
199 Aristote, Poétique, Le livre de poche, «Les classiques de poche», Paris, p. 25.
- 226 -
l 'époque (cf. Annexes). D'ail leurs, Doumbouya et Kourouma
n’ont-i ls pas la même signif icat ion chez les Malinké ! 200
Le lien entre la personne réelle et le personnage permet de
tenir compte, ici, de la dimension essentiel le à la percept ion de
la réalité, même dans ses rapports les plus incongrus.
Pourtant, que la vie de Fama refigure celle d'Ahmadou
Kourouma et que le récit investisse la forme d’une «bio-
histoire»201 ou f ict ion pseudo-autobiographique à travers la
transposition des épisodes de l ’existence du romancier ivoir ien,
notamment à cause de nombreuses pistes qui sont offertes telles
que le lieu de naissance du personnage qui est commun à celui
du romancier ou l ' implicat ion de Fama dans un faux complot
comme se fut le cas pour Ahmadou Kourouma, Les Solei ls des
Indépendances reste un roman, c’est-à-dire une fict ion.
Que dire ic i de ces éléments de vraisemblance, si ce n'est
que, parfois, le romancier duplique la réali té, qu’ il s 'inspire des
événements de la vie réelle pour leur conférer, en déf init ive, une
intention ou un sens poétiques !
En effet, Ahmadou Kourouma se nourrit abondamment de
circonstances réelles à un tel point que son œuvre romanesque
renvoie, de manière explicite, à la réalité. Ainsi, certains romans
200 Nous référons à Jacques Fame Ndongo qui, dans son ouvrage Le Prince et le Scribe, op. cit., page 151 cite : «Kourouma et Doumbouya sont un seul nom chez les Malinké». 201 Nous empruntons cette expression à Coates C. F. qui, dans un article consacré au lien entre la vie et l’œuvre de cet auteur, évoque la «toile de fond bio-historique». Cette expression désigne donc la mise en rapport du «contexte biographique et la renommée» du grand écrivain. (cf. «Le bilakoro à l’honneur : les prix et les titres honorifiques d’Ahmadou Kourouma» in Présence francophone, n° 59, 2002, p. 142-152).
- 227 -
comme En attendant le vote des bêtes sauvages saisissent des
scènes de la vie quot idienne dans un palais présidentiel africain.
D’ail leurs, i l déclare, à propos des réceptions matinales de
Koyaga, s’être inspiré du protocole d'un chef d'Etat, alors en
exercice, qui établi t comme habitude de recevoir vers certaines
heures :
(…) j 'avoue qu 'au fond de mon cœur j 'admire sa bruta l i té , sa bruta l i té
violente. Koyaga est cer ta inement le pi re des dic tateurs , mais i l y a
une certa ine logique dans sa façon d 'agir (…) A cer ta ins moment s i l
appara ît presque sympathique. I l es t sympathique . I l gère le s affaires
de façon sympathique , à 4 heures du mat in i l se révei l le pour recevoir
les gens . Moi-même j 'ai été reçu par Koyaga à quatre ou cinq heures
du mat in. 202
Cela montre au moins que f iction et réalité peuvent
s’imbriquer. Mais, cela nous renseigne également sur la
conception de la vérité dans la f ict ion.
Allah n'est pas obligé, son dernier roman, comporte de
nombreux exemples aussi bien sur les facteurs historiques du
déclenchement des guerres civ i les du Libéria et de Sierra Leone
que sur les tractat ions menées pour éviter l 'enl isement de ces
deux conf l its. Par ail leurs, les noms des principaux bell igérants
sont authentif iés : Samuel Doe, Prince Johnson, Charles Taylor,
etc. 202 Propos recueillis par Marc Fenoli le 18 janvier 1999.
- 228 -
En fait, le
texte [Allah n’est pas obl igé ] se présente comme une fus ion entre
f ict ion et repor tage sur le vif . En effe t , s i l ’ int r igue e st f ic t ive , en
revanche , le s l ieux ment ionnés e t le s fa i t s his tor iques re latés sont ,
eux, s tr ic tement conformes à la réal i té (…) Auss i b ien la f ic t ion
proprement di te est -e l le «cousue de f i l b lanc », c’e st-à-dire apparent .
Derr ière l es pa roles de l ’enfant , le s lec teurs peuvent faci lement
déceler la voix de l’auteur qui cherche à le s informer, à témoigner e t
enf in à dénoncer . 203
Lorsqu’Ahmadou Kourouma s'emploie à dégager la vérité
profonde d'une situat ion ou d'un événement, i l ne se borne pas à
le raconter tel quel, à la manière d'un historien. Ainsi, ce qui
dist ingue ic i la f ict ion de la réali té, c 'est le fait que la première
ne soit que le genre, à savoir que le romancier ivoir ien la fait
varier en fonct ion de l 'angle à part ir duquel i l l ’observe, alors
que la réal ité reste le modèle sur lequel i l va construire son
récit.
En tant qu’élément d’ interaction de deux modèles de
discours, la f ict ion tend à ressembler à la réalité ou à dire la
vérité. Elle est aussi le l ieu où l’on rencontre la feinte. C’est le
terrain vague où se crée le récit alors que c'est la réalité qui
fournit les traits de la vraisemblance. La vérité romanesque ne
203 Doquire Kerszberg, A., «Kourouma 2000 : humour obligé !» in Ahmadou Kourouma écrivain polyvalent, Présence francophone, n°59, p. 110-125.
- 229 -
reste donc qu'une re-créat ion, une duplicat ion de la réali té et
non pas une transcription tel le que la conçoivent les historiens
en toge.
3. Approche kourouméenne du réalisme
L'effet d'exagération structure le roman kourouméen comme
le signe de sa styl isation. Ce qu'il décrit a, effectivement, eu l ieu
un peu partout sur le continent africain et, en particul ier, dans la
région occidentale où Ahmadou Kourouma situe ses récits.
Néanmoins, la peinture qu'i l évoque est supplantée par la
présence d' images plus complexes. C'est, qu'en réalité, le
romancier ivoirien n'est pas un prosateur qui n'a du réalisme que
la réappropriation de la nature.
Le réal isme chez Ahmadou Kourouma dépasse les exigences
de ce genre romanesque. I l est agi par un système qui compose
et qui al l ie aussi bien simpl icité et transf iguration.
En effet, le réalisme kourouméen s'accomplit ou s'achève
dans une synthèse204où doit être considéré ce qui relève de la
204 Selon Claire L. Dehon, qui cite les propos de Harry Levin : «le roman réaliste au lieu d'imiter la vie selon le concept de mimesis, la «réfracte», pour employer l'expression de Harry Levin, c'est-à-dire en fait dévier la représentation selon différents angles de perception» in Le Réalisme africain :
- 230 -
dimension réelle et être apprécié les détours, même les plus
incongrus. Cela va du ti tre le plus déroutant à l’évocat ion du
personnage.
Ce qui, souvent, att ise la curiosité et est, pour le moins,
surprenant, c 'est d’abord le t itre. Celui-ci est soit énigmatique tel
qu'Allah n'est pas obligé, soit programmatique comme, par
exemple, En attendant le vote des bêtes sauvages, soi t l 'un et
l 'autre, à la fois, comme pour Les Soleils des Indépendances .
Ahmadou Kourouma a, ainsi, la particular ité de réunir dans
ses romans des caractéristiques dont la visée est de dériver
davantage de la réalité la moins abstraite.
Évoquer des bêtes alors qu'i l veut parler des hommes est,
sans conteste, plus détonateur pour att irer l ’attention sur les
misères de la poli tique en Afrique que parler tout simplement de
la geste du chasseur. Ainsi, pour Ahmadou Kourouma, l 'homme
polit ique est-i l plus proche de la bête que de l 'humain.
En effet, à propos de son avant-dernier roman, Ahmadou
Kourouma a hésité entre plusieurs t i tres, «La geste du Maître
chasseur», «Le Donsomana du Guide suprême» qui, selon lui,
étaient ou bien trop ou bien pas assez accommodés aux attentes
de son lectorat essentiel lement européen, avant d'opter,
f inalement, pour En attendant le vote des bêtes sauvages :
le roman francophone en Afrique subsaharienne, op. cit., p. 17.
- 231 -
[Le t i t r e du roman] m'a é té inspiré par mon boy, quand
j 'habi ta is à Lomé. Il e st togola is et sout ient le pré sident en
pl ace . I l m 'a di t : «Si d 'aventure le s gens ne votaient pas pour
E yadema, les bê te s sauvages sor t ira ient de la forêt e t voteraient
pour lu i ». Les gens croient qu 'E yadema est capable, par la
magie , d 'amener les animaux à voter pour lu i . C 'es t , cer tes ,
di ff ic i le à faire admet tre à un occidenta l . 205
D'après le romancier ivoirien, cette dernière proposit ion
correspondait aussi bien aux aspects polit iques que magiques de
ce roman, suivant une opinion assez répandue, en Afrique, qui
attribue aux hommes poli t iques des pouvoirs ésotériques.
D’autre part, dans Solei ls des Indépendances , ce qui frappe,
c'est l 'accord déroutant du mot «soleil» au plur iel alors même
que celui-ci est, habituel lement, employé au singulier. C'est que
la logique y a été désart iculée et la langue française trahie.
A la parut ion de ce roman, Ahmadou Kourouma n'a pas eu
que des sympathisants. I l a, en effet, fait les frais de son affront.
I l a, ainsi, été marginalisé par une certaine éli te universitaire qui
lui reprochât cette audace206.
Le «solei l» est un astre de lumière et de chaleur. Il bri l le, par
essence. Vu le nombre important sous l 'ère des indépendances,
205 Magazine Jeune Afrique du 19 octobre au 1er novembre 1999. 206 C’est Lilyan Kesteloot qui en parle le mieux dans son Anthologie négro-africaine à la page 445 : «Le roman de Kourouma, d’abord paru au Canada en 1968 puis repris par Le Seuil, a été au début très mal compris. Les Soleils des Indépendances, qui est aujourd’hui un classique au programme de toutes les universités africaines, fut mal accueilli à cause d’un style déroutant, douteux et même fautif.»
- 232 -
celle-ci aurait dû être radieuse ou plus lumineuse. I ls auraient,
par conséquent, asséché le ciel de la Côte des Ebènes qui
draine un mauvais pourri. Mais, au l ieu de quoi, i l y faisait un
temps exécrable ! :
L’orage é tai t proche. Vil le sa le e t gluante de pluies ! pour r ie de
pluie s ! Ah ! nostalgie de l a ter re na tale de Fama ! Son c ie l profond e t
lointa in, son sol a r ide mais sol ide, les jours tou jours secs. Oh !
Horodougou ! tu manquais à ce t te vi l le (…). 207
En fait, le «solei l» est plutôt révélateur d'une certaine
host il i té envers Fama car, à «l'ère des Indépendances», le
descendant des Doumbouya devait faire face à la horde de
bâtards qui avait pris le pouvoir en Côte des Ebènes. Ayant été
déchu du trône du Horodougou puis ruiné par les
indépendances, Fama, pour subvenir à ses besoins, ne comptait
plus que sur la générosité des Malinkés de la capitale.
Comme métaphore, Les Solei ls des Indépendances évoque,
la période de désenchantement des années soixante que les
Malinkés désignent par le pluriel du mot «solei l».
D'après les explicat ions que donne Madeleine Borgomano
dans Ahmadou Kourouma le «guerrier» griot , pour désigner «une
saison», «une période», le Malinké emploie le pluriel du mot
«solei l» alors que ce mot, au singulier, signif ie «un jour». Aussi,
207 Kourouma A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 21.
- 233 -
Ahmadou Kourouma reste «f idèle à l 'odeur du peuple», pour
paraphraser une expression qu’emploie Makhily Gassama pour
caractériser le singularisme du style du romancier ivoirien :
Le langage d 'Ahmadou Kourouma est ce lui de son peuple : le
peuple mal inké es t cer tainement l 'un des peuples afr ica ins qu i
accordent le plus d ' intérê t , dans la vie quot idienne , à
l 'express ivi té du mot et de l ' image, et qui goût ent le mieux les
va leurs inte l lec tuel les , c réa tr ice s de parole . 208
Le romancier ivoirien ne choque personne, excepté le puriste
qui n'y verrait que le signe de la médiocrité. Or, un lecteur
avert i, le Malinké – qui est pris à témoin par Ahmadou Kourouma
lui-même209- s’y retrouverait parfaitement. Au demeurant, l ’emploi
du mot «solei l» au pluriel montre clairement qu’i l opte pour une
construction de f igure créatr ice de symboles.
Ce qui est l is ible dans le paratexte, l 'est aussi dans le texte
lui-même. En effet, Ahmadou Kourouma allie les deux avec
malice. Cependant, «l 'odeur du peuple» ou la rhétorique locale
prédomine. Makhily Gassama poursuit ainsi l 'analyse du style du
romancier ivoirien :
Si les f ai t s d 'expression ne parviennent pas à enrayer la misère
matér ie l le , i l s parviennent , tout de même, à rendre moins amère
208 Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma, op. cit., p. 51. 209 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 9.
- 234 -
cet te misère quot idienne et à concéder , au locuteur ou à
l 'a l locuta ire , un semblant de digni té . 210
De fait, i l y a, dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma, un second
champ qui ne se contente pas d'embell ir faci lement les choses
ou d'égayer momentanément l 'existence, un champ qui dit avec
une grâce terrible le monde qu'i l a réellement vu.
Le réalisme s'explique donc par la révélation, à savoir que
lorsqu'i l s'agit de dénoncer un crime ou de s'attaquer aux plaies
de la classe polit ique africaine, le romancier ivoirien ne ménage
pas sa plume pour noircir davantage le tableau. Bien au
contraire, i l pénètre parfaitement le mal qu' i l décrit. I l le connaît
si bien qu'i l l 'embrasse de toute part, sans doute, comme il v ient.
I l opère alors avec l 'al légorie, la paral lèle ou encore la fable, une
mosaïque de choses qui rend l’atmosphère, vraisemblablement,
plus délétère.
En somme, la référence à plusieurs types de discours,
notamment la référence de la polit ique à la chasse rend plus
réaliste ou plus vraisemblable la description. Cependant, ce
souci de réalisme est sitôt débordé, probablement même avec
faci lité, lorsque Ahmadou Kourouma ne se contente plus
uniquement de scruter les démons du colonialisme et des
indépendances. Aussi son secret serait-i l de tordre toujours,
d’oser même s'i l casse, oser pour qu'i l passe.
210 Gassama, M., La Langue d'Ahmadou Kourouma, op. cit., p. 51.
- 235 -
La marque de fabrique du réalisme kourouméen n'est plus
seulement une nécessité de témoigner mais une nécessité
poét ique de bouleverser l 'ordre des choses, en tenant l ieu de
réali té ce dont la f ict ion n’est que le signe comme, par exemple,
le fait de peindre l 'homme comme un animal.
Ainsi, Ahmadou Kourouma ne se borne pas seulement à
décrire la société, i l en dégage aussi l 'esprit en frappant le
lecteur plus par l ' imaginat ion que par des simplif ications
accessoires.
4. Dialectique du roman kourouméen
Les Solei ls des Indépendances a souvent été considéré, avec
Le Devoir de violence211 du Malien Yambo Ouologuem, comme un
roman d’avant-garde. Tous deux se sont, en effet, démarqués
des productions antérieures par la nouveauté qu'i ls insuff laient
dans le roman africain subsaharien d'expression française212.
211 Ouologuem, Y., Le Devoir de violence, Paris, Seuil, 1968, 207 p. 212 A leur parution, ces deux romans n’ont pas été accueillis avec chaleur. En revanche, leurs auteurs ont été couronnés de prestigieux prix littéraires, notamment du prix Renaudot, respectivement en 1968, pour le Malien Yambo Ouologuem et, en 1999, pour l’Ivoirien Ahmadou Kourouma. Ils ont de la sorte contribué à façonner une autre image de la littérature africaine à la suite de quoi de nombreuses maisons d’édition, longtemps réticentes, ont ouvert leurs portes à une nouvelle génération d’auteurs qui n’étaient encore qu’à leur premier essai : Sony Labou Tansi, Maryse Condé, etc.
- 236 -
Les Solei ls des Indépendances a été suivi , v ingt ans plus tard
par un roman, Monnè, outrages et déf is , puis, en 1998, par un
autre encore, En attendant le vote des bêtes sauvages. Le
dernier roman d’Ahmadou Kourouma, Allah n'est pas obligé a
paru en 2000.
Lorsqu' il entre en l it térature, vers la f in des années soixante,
Ahmadou Kourouma jette son dévolu sur l ’histoire
événementielle. Puis, au fur et à mesure qu'i l enchaîne les
productions, ce thème devient une obsession, une hantise d’où
se révèlent, de fait , les préoccupations du romancier ivoirien, à
savoir la résistance africaine contre les conquêtes colonial istes,
l 'héritage de la colonisation, le fardeau du néocolonialisme, etc.
A n'en point douter, i l se met au service de la réalité,
Ahmadou Kourouma préférant mettre l 'histoire au cœur de sa
créat ion l it téraire.
Au début du XXème siècle, entre deux guerres mondiales et
jusqu'au mil ieu des années soixante, pour faire face à la
dominat ion étrangère qui a causé l’acculturation, i l fal lut
ressusciter, par le biais de la l i t térature, les civi l isat ions
ensevelies, les cultures englout ies par le colonialisme af in de
témoigner au monde entier qu’en Afrique noire, bien avant le
contact avec la civil isat ion européenne, i l existât des sociétés
organisées aussi bien polit iquement, économiquement que
culturel lement. De ce fait, les romanciers africains ont été
nombreux à réhabil iter le passé.
- 237 -
Dans les années soixante-dix, la tendance s'inverse. En effet,
les romanciers africains délaissent l ’éloge de l’Afrique lointaine
et la crit ique du colonialisme pour s'attaquer aux grands
chantiers qu'avait ouverts l 'euphorie des indépendances avant
que celle-ci ne se heurtât à l ' inquisit ion des nouveaux guides
provident iels et autres Pères de la nat ion.
Dix ans seulement après l 'accession des anciennes colonies
françaises à la souveraineté, l 'échec des indépendances
africaines était total. Mais alors que la plupart d'entre eux jettent
l 'anathème des maux afr icains sur les nouveaux régimes,
Ahmadou Kourouma revient à l 'analyse de la colonisation,
réexamine le présent à l 'aide du passé.
Sans en avoir eu probablement conscience, i l définissait les
bases d’une théorie généralisée du li ttéraire, à savoir une
posit ion de la l it térature totalement ancrée dans chaque moment
de l 'histoire afr icaine, à un tel point que ce dernier est devenu le
sésame de la compréhension de ses romans car le dessein de
témoigner et d'éclairer certaines zones d'ombre de l 'histoire est
celui qu’Ahmadou Kourouma assigne au roman.
Aussi, l ’objet de la l it térature est clairement déf ini. Écrire
devient un acte de bravoure, un devoir envers la collect ivité. Ce
qui explique, probablement, pourquoi les romans d'Ahmadou
Kourouma accordent une signif icative importance à l 'histoire et
conçoivent le rôle qu’el le joue comme prépondérant.
- 238 -
L'histoire de l 'Afrique que décrivent ses romans relève, en
effet, malheureusement du cataclysme engendré par la
colonisation. Ceux-ci réfèrent à ce nouvel ordre non pas
seulement avec la simplicité, la curiosité ou la neutral ité de
l 'archéologue qui fouil le le passé mais en prenant posit ion et,
surtout, en dénonçant l ' interventionnisme français.
Cette ivresse de l 'histoire se scinde, néanmoins, en une
histoire faite de dates comme cel les qui marquent le début de la
colonisation et en une histoire sans date, c’est-à-dire celle qui
raconte la vie quot idienne des peuples africains qui ploient sous
la misère et le poids des régimes marxistes. I l découle, en
déf init ive, chez Ahmadou Kourouma, une vision de l 'écriture
résolue au témoignage de l 'histoire et à la reconstitution du
passé et du présent et le dessein d'être la mémoire des faits
historiques lointains ou proches et des grands maux du
colonialisme : la corrupt ion, la dictature, la répression, etc.
Les romans d'Ahmadou Kourouma dévoilent ainsi l 'histoire
africaine. I ls perpétuent, à leur guise, ce qui est uti le à la
connaissance historique en intégrant des épisodes vrais. Le
romancier ivoirien ayant une conception linéaire de l 'objet
l it téraire, ses romans créent non seulement des l iens mais i ls
portent aussi la marque de la continuité historique. En revanche,
i ls évoquent l 'histoire sans réellement faire de l 'historiographie.
Les romans d’Ahmadou Kourouma t iennent l ieu de
transmission du savoir. Ce sont des objets de l 'expression de la
- 239 -
mémoire car, Ahmadou Kourouma y reconstitue, non seulement,
le déroulement chronologique mais i l dote la lit térature d’une
prise de conscience historique.
Cette prise de conscience ne s'oppose pas à la créat ion pour
autant qu'Ahmadou Kourouma est animé du désir de
métaphoriser.
En effet, comme métaphore, son œuvre instaure la confusion.
Elle rend l ' idée encore plus sensible car el le n'est nullement le
fait d'une divergence mais n'est que l 'analogie, c'est-à-dire que
l ’œuvre romanesque est compréhension de l 'histoire et
expérience du temps, du passé et du présent.
De fait, Ahmadou Kourouma n'est pas seulement un
catalyseur. I l est aussi un clarif icateur, dans la mesure où il
s'intéresse au sens de l 'héritage histor ique et culturel.
Histoire et héritage découlent d'une même origine. L'une et
l 'autre informent sur la manière de décoder ses romans. Ainsi,
par exemple, l 'att itude de Koyaga est compréhensible lorsqu'el le
intègre le passé de ce personnage :
Koyaga es t cer ta inement le pire des dic tateurs , mais i l y a une cer ta ine
logique dans sa façon d ' agir . Quand i l ar r ive dans mon his toire on n 'a
pas voulu le prendre comme mili taire, si on l 'ava it engagé comme
t ira i l leur , f ina lement comme tout le monde, i l se sera i t contenté de ça .
C 'es t a lor s qu ' i l a commencé à fa i re un combat de lu t te , e t quand i l a
- 240 -
pr is le pouvoir , le pouvoir é tant le pouvoir , hé bien i l s 'es t défendu
par tous les moyens pour le garder . 213
Rendre par les mots les conséquences atroces engendrées
par ces deux hécatombes est, de la sorte, plus approprié que le
détour que beaucoup de romanciers africains ont opéré,
aujourd'hui, en faveur d'une écriture imaginat ive.
Certes, Ahmadou Kourouma n'est pas le seul romancier à
avoir consacré à l 'histoire africaine une telle importance mais
son cas paraît exceptionnel puisqu’i l concil ie histoire et
l it térature dans un souci de conceptualisat ion, c 'est-à-dire dans
une approche des romans sur le mode historique, surtout sur le
colonialisme et les répercussions de la guerre froide, en Afrique.
Par ai l leurs, le romancier ivoir ien introduit son lecteur dans
un rapport de savoir, en instaurant un contrat entre le roman et
son destinataire de sorte que l ’œuvre romanesque fonct ionne
comme discours dialect ique qui parle le langage du lecteur,
raconte les faits plus qu’i l ne les commente et les présente sous
l ’angle de la réalité.
En optant pour la dénonciation des manœuvres polit ic iennes
africaines, Ahmadou Kourouma a, dans une certaine mesure,
inconsciemment ou non, fait le choix de la condamnation.
213 Propos recueillis par Marc Fenoli le 18 janvier 1999.
- 241 -
Troisième partie
Le réel comme modélisation
- 242 -
Préambule
Comme f il le de l ’histoire inouïe et mouvementée, l ’écriture du
roman kourouméen déf init le drame dans lequel le romancier fait
revivre les affres de la rupture, en avivant les blessures originelles.
Cependant, témoigner pour soi, mais aussi pour la
communauté, passe nécessairement par le f i l tre de ce que le
romancier ivoirien a longtemps gardé en mémoire. De fait, l ’écriture,
en tant que phase essentiel le du processus de production
romanesque, respecte certaines étapes qui ont trait à sa nature.
Avant de devenir des f ict ions, les romans d’Ahmadou Kourouma
passent par un niveau antérieur qui intègre les situat ions connues ou
vécues du romancier. I ls t iennent ainsi ensemble histoire et mémoire.
Cette part ie esquisse une archéologie du réel grâce à la mise en
évidence des aspects qui ont favorisé l’émergence de l ’œuvre.
- 243 -
Chapitre 7
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Ecriture et représentation
Nous nous proposons, dans le présent chapitre, d'établir la
relat ion entre roman et histoire. Autrement dit, de découvrir la
part de la réali té dans les romans d'Ahmadou Kourouma, une
not ion essentiel le à ce rapprochement.
Tout d'abord, qu'entend-on par histoire ?
L'histoire est, par définit ion, un langage qui porte la condition
du monde. Elle fait aussi apparaître ou valoir l 'act ion de l 'homme
dans son existence. Pour se faire, el le a un rapport avec la
mémoire. L’histoire n'a donc pas une visée créatrice,
contrairement, au roman qui est, par essence, une
représentation imagée de la réali té :
Du la t in his tor ia, l ’h istoi re es t «connaissance des événements du
passé, des fai t s rela t i f s à l’évolut ion de l’humanité (d’un groupe
- 244 -
social , d’une ac tivi té humaine) , qui sont dignes ou jugés dignes de
mémoire. (Le Pet i t Robert)
Ainsi, de prime abord, histoire et roman paraissent
ant ithétiques. La première qui ne représente que les actions de
l 'homme ne peut, en effet, prétendre à un quelconque savoir-
faire tandis que le second est une imitation arbi traire de la
réali té.
Or, comme la mimésis, l 'écr iture kourouméenne opère une
sélect ion des événements réels qui sont, ensuite, réorganisés de
façon à produire une histoire, c'est-à-dire une structure qui
rappelle le monde réel.
Cela dit, l ’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma
recompose avec le fait en s’épurant, tant bien que mal, des traits
de la réduplicat ion. Elle condense et rehausse les formes et les
couleurs de l 'univers comme, en peinture, le geste du faiseur de
toi le
qui abrège , condense et combine le s s ignes pla st iques de son
alphabet . 214
L'écriture kourouméenne ne se laisse donc pas prendre au
piège de la réali té car i l y a la part fantaisiste du romancier,
214 Ricœur, P., «La fonction narrative» in La narrativité (recueil préparé sous la direction de Doriau Tiffeneau, coll. Phénoménologie et herméneutique), Paris, éd. du CNRS, 1980, p.55.
- 245 -
c’est-à-dire la manie qui permet de distinguer, dans le roman,
l 'accompli, ou ce qui permet de dissimuler la trace effective du
réel, de son contraire, c’est-à-dire l ’état object if du monde.
Au-delà de ce qu’i ls dél ivrent comme prescience ou comme
possibil i té du réel d'exister comme écho dans l ’œuvre, i l y a ce
que les romans possèdent proprement, ce qui ne se cont ient pas
dans la rémanence des choses d'antan. Aussi y a-t- i l, dans les
romans d’Ahmadou Kourouma, une structure non plus
ant ithétique mais construct ive.
I l pourrait s'y être estompé le viei l antagonisme, la vieil le
querelle entre l it térature et histoire au détr iment d'une symbiose
de discours ou d'une interaction qui permet d'instaurer une
véritable complic ité. Car, l ’ef fet de réel qui vise à donner aux
romans d'Ahmadou Kourouma une dimension histor iographique,
c’est-à-dire une dimension totale est aisément contrebalancé par
la fantaisie qui contrecarre toute référence directe à la réalité.
L'histoire réelle ainsi se dissout dans sa composition avec la
vraisemblance.
Par conséquent, au l ieu d'un éloignement, les romans
d'Ahmadou Kourouma bénéficient d'une attache où histoire et
l it térature f inissent par produire un même son.
En effet, monde imaginaire et monde réel interagissent
mutuellement pour se dépasser. Mais, en échange de cette
interaction, entre ce qui n'est au départ qu'une invention ou
- 246 -
mime et la structure qui fournit cette copie même, survient un
style qui refuse de se laisser prendre en défaut par la mimésis.
La relat ion li t térature-histoire est, chez Ahmadou Kourouma,
un espace dans lequel se f ixent aussi bien la voie ouverte à
l ' imagination que la réponse à l ’appel du réel car ses romans
renferment un monde dans lequel est audible cet appel du réel.
Aussi, au lieu de s'opposer, le couple romans-histoire réelle
offre une esthétique particul ière. Et, du fait que les romans
d’Ahmadou Kourouma se réfèrent presque souvent au fait, i l s’y
élabore une écriture de juxtaposit ion, une écriture qui ne peut
s'envisager plus que dans une relation de complémentarité.
Sans doute, peut-on imaginer ses romans sans cette
dimension histor ique, mais Ahmadou Kourouma ne risque-t-i l pas
alors de ne plus nous proposer que des objets vides ?
Or, les deux formes de discours se complètent et ses romans
ne demeurent véritablement possibles que par la manifestat ion
d’un écho du monde réel. En revanche, s’i l n'a pas de rapport
avec l 'histoire, ce que le roman décrit ne peut prétendre seul à
une explication plausible. Car, c'est la considération de
l ’ensemble qui échoit bien à ce genre de poétique.
- 247 -
1. Analepse et reconstruction
Souvent, pour comprendre le contenu d’un roman africain, la
critique a cherché une hypothèse dans l 'histoire des Etats. Ainsi,
par exemple, la créat ion l it téraire des années cinquante a-t-el le
partie l iée avec le contexte, lequel a progressivement entraîné
l 'él ite africaine dans le débat pour l ’ indépendance des colonies.
Dans ce mouvement d'éclosion de la l it térature, la conférence
afro-asiatique de Bandoeng215 marque la détermination des
colonies françaises représentées d'aller de l 'avant en aff irmant
leur volonté de s'émanciper des grandes puissances et du
colonialisme :
Sans vouloir é tabl ir un l ien mécanique ent re le s événements pol i t iques
et l i t téra ires, on peut (…) retenir que , entre 1945 e t 1960, i l se produi t
un cer ta in nombre de fa i t s qui marquent l’ émergence du Tiers-monde
dans l’his toire mondiale . Ces événements ne sont pas sans
conséquence sur l’ ar t e t la l i t téra ture . 216
215 Bandoeng confirme la montée des aspirations des anciennes colonies à l'indépendance. Vingt-neuf délégations africaines et asiatiques réunies dans une ville de Java affirment les droits des peuples à disposer d'eux-mêmes et appellent à lutter contre toutes les formes du colonialisme. Surkano, le présidant indonésien ouvre d'ailleurs ainsi la première séance : «Nous vivons un nouveau départ dans l'histoire du monde». 216 Mateso, L., La Littérature africaine et sa critique, Paris, Karthala, 1986, p. 117.
- 248 -
Le dévoilement du monde occupe donc l ’esprit à l ’heure où la
l it térature prend la forme de l ’engagement polit ique217. En effet,
au moment où l ’on assiste à l 'essor de la lit térature africaine, la
pression morale est tel le que le véritable sens de l 'œuvre ne
réside que dans la crit ique du colonial isme218.
A la f in des années cinquante, les premières victoires
polit iques se concrétisent par l 'é largissement de certains droits
et la proclamation des premières indépendances. Ce vent de
l ibération souffle aussi dans les années soixante.
Cependant, l ' instauration de nouveaux Etats a eu, sur le
cont inent, des conséquences poli t iques et économiques
tragiques car les indépendances africaines sonnent le glas des
l ibertés démocratiques avec l 'apparit ion de la censure, du part i
unique, de la torture inst itutionnalisée, etc.
Dix ans après seulement, on assiste, en Afrique, à une
montée en puissance de systèmes totalitaires219. Le retour au
pouvoir d'autochtones n'est pas le signe d’un apaisement. I l
déclenche, au contraire, une vague de violences et d'exactions
de tout genre comme en témoignent, plus tard, les romans
d'Ahmadou Kourouma.
217 Dans les années 1950, la nouvelle génération d’écrivains africains avait dévolu à la littérature la représentation comme finalité. 218 La Négritude est avant tout une réaction, un cri de révolte de l'esprit contre la dénaturation de l'homme noir. Mais, ce concept est devenu, au fil du temps, un mouvement artistique et littéraire. En fait, la Négritude est tributaire de l'histoire de la traite et de la colonisation. Alors, comme réaction, elle s'oppose à l'entreprise de déculturation et d'assimilation de l'occident colonial. 219 Vuillemin, A., «Les dictateurs africains», Le Dictateur ou le dieu truqué, op. cit., p. 236-237.
- 249 -
Les années soixante-dix se caractérisent par un usage
pervers et permanent de la répression. Les nouveaux Etats
indépendants se repliant sur eux-mêmes et s'érigeant en
véritables polices, leurs dirigeants contraignent à l ' isolement,
inst ituent la terreur comme tact ique pour conserver le pouvoir.
Comme si cela ne suff isait pas, i ls s'emploient à écarter
discrètement d'éventuels opposants en fomentant des complots.
Dans un tel contexte, tout mouvement de contestation est
durement réprimé.
Le romancier ivoirien a, cependant, pr is le parti de
représenter l 'histoire moderne de l 'Afrique, du déclin de l 'empire
de Samory aux récentes guerres civi les du Libéria et de Sierra
Leone.
Le récit de son deuxième roman, par exemple, est situé au
début de la colonisat ion. I l se l ivre à la critique des situations
modernes et de leurs «démons» (amour de la gloriole,
corruption, culte du part i unique, etc.). A l ' instar des autres
romans, Monnè, outrages et défis a une attache particul ière avec
l 'histoire réelle d'autant plus qu’i l manifeste, dans sa
représentation des événements, une juste forme des calamités
qui accablent le cont inent noir.
L'organisation sociale de l 'Afrique a complètement explosé.
De la f in du XIXème siècle au mil ieu des années 1980, on ne
compte plus les sociétés désorganisées, les espoirs eff i lochés,
- 250 -
les guerres et les mutineries déclenchées ! Au début des années
soixante-dix, l ' indépendance qui devait plutôt être défendue par
les Africains est, au contraire, conf isquée par des pouvoirs
caporalistes qui s’ i l lustrent par la terreur. Ainsi, la l i t térature
s'ouvrant à la cr it ique de ces régimes, certains romanciers
s'offrent de caricaturer les mœurs des polit iques en vigueur.
Aux conf ins de faits f ict ifs, i l y a donc l 'évocation des
événements histor iques réels. A cet effet, Les Solei ls des
Indépendances retrace, à travers la vie de son personnage
principal , des étapes de l 'histoire de la décolonisation :
Les solei ls des Indépendances s 'éta ient annoncés comme un orage
lointa in e t dès le s premiers vents Fama s 'éta i t débarrassé de tout :
négoces, ami t iés, femmes pour use r le s nuits , les jours , l 'a rgent e t la
colère à in jur ier la France, le père , la mère de la France . I l avait à
venge r c inquante ans de domina tion et une spol iat ion. 220
Lorsque Ahmadou Kourouma publie son premier roman, au
moins deux guerres civi les ont éclaté en Afr ique : au Congo-
Kinshasa en 1961, au Nigeria en 1967. Des mil i taires ont
remplacé des civi ls au pouvoir au Togo, au Congo Brazzavi l le,
en Haute-Volta (actuel Burkina-Faso), en Centrafrique, au Niger,
au Ghana, etc.
220 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 24.
- 251 -
L'effondrement du cont inent ne s'arrête pas là puisque des
personnages aussi grotesques que sinistres tels qu'Idi Amin
Dada, Bokassa, etc. vont surgir, mêlant dans les appareils de
l ’Etat corrupt ion et détournement des r ichesses.
Dans ce décor d' insécurité polit ique, des voix se sont
pourtant levées pour dénoncer le gaspil lage et la gabegie. Ains i
les romans d’Ahmadou Kourouma se sont attachés à mettre en
évidence l 'existence des laissés-pour-compte des indépendances
ou à évoquer les moments dif f iciles et, surtout, la cruauté de ces
régimes qui opèrent en toute impunité.
A l ' instar de ses personnages qui subissent les revers de
fortune des totalitarismes africains, les populations croulent sous
le poids des bouleversements qu'entraîne l ' instaurat ion de ces
dictatures.
L’hosti l ité que ressent le personnage kourouméen est ainsi
directement l iée à l 'existence concrète des Afr icains. Aussi ses
romans esquissent-i ls la reconst itution du climat polit ique et
social à un moment donné de l 'histoire africaine.
A mesure que la product ion romanesque d'Ahmadou
Kourouma va augmenter, les personnalités historiques (de
Gaulle, Houphouët-Boigny, Mobutu, etc.) ne vont pas cesser
d’apparaître. Et même si, pour la plupart, el les sont signalées
sous des noms totémiques ou d'emprunt, leur présence souligne
- 252 -
un souci d’authenticité et semble le signe aussi d'une
prédi lect ion à l 'histoire.
La structure qui se dégage de ses romans paraît, en
déf init ive, dépasser la simple évocat ion des aspects connus ou
moins connus de l 'histoire puisque surviennent des axes qui
permettent de lire les diverses formes de conjonctures
structurelle, polit ique et économique auxquelles l 'Afr ique est
confrontée.
En effet, ce continent est en proie à la crise, essentiel lement,
à cause de la mauvaise gest ion des indépendances et, en
particul ier, à cause des dir igeants polit iques qui ont pris les
commandes après le départ des colonisateurs et qui n'ont pu
réaliser la prospérité des Africains.
Ainsi, le cadre dans lequel se meuvent les personnages
d’Ahmadou Kourouma est l ié au désespoir et à la répression et
du fait de la terreur qui fait son apparit ion au lendemain des
indépendances. La représentation que font ses romans t ient
donc, en partie, du refoulement et de l ' inversion des valeurs qui
ont empêché le bien de se répandre sur ce continent.
- 253 -
2. Effondrement de signes et représentation
historique
Dans les précédents chapitres, i l a déjà abondamment été
quest ion du l ien entre histoire et f ict ion, le fait étant qu’elles ne
sont pas incompatibles. Or, la relation entre les romans
d'Ahmadou Kourouma et les facteurs extérieurs, leur caractère
historique, en somme, n’est pas auxiliaire dans la lutte que le
romancier ivoirien déclare aux systèmes polit iques sclérosés qui
ont pris les rênes du pouvoir, en Afrique, depuis plus de
quarante ans.
Sans doute, la l it térature comme ref let de l 'histoire est-el le
essentielle pour dénoncer les violences que subissent les
Africains depuis les indépendances. Aussi y a-t- i l, chez Ahmadou
Kourouma, la mise en place d’un antagonisme entre pouvoir et
individu traduit, dans Les Soleils des Indépendances, par un
nouvel ordre moral où, sous le signe de la déshérence du prince
Fama, se dessine un dest in inaccessible pour lui et les gens de
sa génération.
Avant la colonisat ion, les sociétés africaines reposaient sur
des valeurs sûres et justi f iables. A l 'éclairage des romans
comme Crépuscule des temps anciens221 du Burkinabé Nazi Boni
ou Le Monde s'effondre du Nigérian Chinua Achebe, celles-ci ne 221 Boni N., Crépuscule des temps anciens, Paris, Présence Africaine, (1962), 1994, 256 p.
- 254 -
se concevaient qu'en tant que communauté. Ce qui obligeait, par
conséquent, l ' individu à rechercher, en toute chose, le respect
des anciens.
Or, l 'ère qui s'ouvre avec les indépendances est aux
ant ipodes de la société tradit ionnelle africaine dans laquelle
l ’ individu s'épanouissait et s 'i l lustrait par l ’observation des
coutumes en tant qu’el les étaient la source de toute grâce et
commandaient le fondement de la vertu et de la morale.
Ainsi, Fama dont le nom seul évoque, dans la conscience
collective malinké «le chef» ou «le roi» dut-i l, en toute logique,
devenir le tr ibun de tout le Horodougou, à la mort de son père, et
connaître, probablement, l 'existence à laquel le son nom le
prédestinait. Mais, ironie du sort , cette dest inée a été
contrecarrée. Et, c'est à ce moment précis, qu'en dernière
analyse, le roman d'Ahmadou Kourouma déploie une véri table
sémiologie de l 'étrangeté et porte, aux fonts baptismaux, une
crise des signes.
Les indépendances ayant const itué un précédent à son
évict ion, Fama, in f ine, est voué à la déchéance. Ainsi, au départ
conf iné à la satire polit ique, Les Soleils des Indépendances, à
cause de l 'agressivi té des nouvelles insti tutions, parvient à
s'imposer comme le récit du divorce et du cheminement
inquiétant vers un désordre moral.
- 255 -
Le fait est que la dénonciation d'une vision polit ique n'est
plus incompatible avec une expression certaine de l 'angoisse qui
naît des mutations que subit la société africaine au lendemain
des indépendances.
Dans ce roman, le conf l it de générat ions apparaît comme
l 'axe de représentation de l 'histoire dans laquelle le personnage
principal se retrouve confronté au pouvoir. Cependant, ce conf li t
ne se situe plus uniquement au niveau actant iel , c'est-à-dire sur
le plan de la représentat ion historique et emblématique comme
le signe de la déliquescence de la société tradit ionnelle, mais au
niveau discursif car Fama devient le symbole de cette
désil lusion, la vict ime que l 'on jette en pâture aux régimes qui
vont sévir pendant près d'un demi-siècle en Afrique.
Ainsi, Ahmadou Kourouma crée ici une musique originale
puisqu’il pose les jalons d'une situation pol it ique de cr ise au
centre de laquel le l 'exercice abusif du pouvoir et la multiplication
des dictatures apparaissent comme les pivots de la l i ttérature.
- 256 -
Chapitre 8
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Écriture kourouméenne et souvenir
Le souvenir est le réservoir des act ions que l 'on souhaite
faire revenir. Et ce dont i l est question ici, c'est du cours de
l ' imagination, de l ' intuit ion et de la retranscription des act ions
qui structurent les romans kourouméens.
Ce qui y est presque banal, c'est l 'aisance, une sorte de
manie ou de faci l i té qu'a le romancier de briser le tabou de la
cécité collect ive et de faire parler le si lence de l ’histoire.
A l’aide de détai ls, Ahmadou Kourouma réussit à restituer les
affres d'une époque. Tout rejail l i t , en effet : les humil iat ions, les
guerres, ou les résistances. Un pan de l ’histoire qui avait disparu
ressuscite sous la magie de ce démiurge. Et, dès lors qu'à la
place du vide le passé est réinventé, c’est le souvenir qui parle :
Oh ! Horodougou ! tu manquais à ce t te vi l le e t tout ce qui avait permis
à Fama de vivre une enfance heureuse de prince manquai t aussi ( le
- 257 -
solei l , l ’honneur et l ’or) , quand au lever les esc laves pa lefreniers
présenta ient le cheval rét i f pour la cavalcade matina le , quand à la
deuxième pr ière les gr iots et les gr iot tes chantaient la pérennité e t la
puissance des Doumbouya, e t qu’après, le s marabouts r éc i ta ient et
ense igna ient le Coran, la p i t ié e t l ’aumône. 222
Ce qui d’abord justi f ie son intervention, c'est la préservation
ou encore l 'ef fort que le romancier consent pour retranscrire
l 'événement. En effet, lorsque Ahmadou Kourouma entreprend de
situer temporellement son écriture, ce qu’il v ise dans ses
romans, ce n'est plus seulement l '«aujourd'hui», c’est-à-dire
l ' instant présent mais l 'arr ière de l 'œuvre, son «autrefois».
Une tel le entreprise est rendue possible par une vision
synoptique et le vaste mouvement qui agence, à la fois, le
diagnostic de la société africaine et la remémorat ion car le
roman kourouméen se déf init, ici, comme la chance qu’a
l ’homme, par rapport aux espèces végétale et animale, de ne
pas s’oublier soi-même. Ainsi ne se donnent- i ls plus seulement
comme simple narrat ion mais, grâce à cette dernière, i ls
s’inventent autres, c’est-à-dire qu’i ls remontent le fait jusqu’à ce
qu’i ls coïncident avec l ’histoire.
De fait, i l y a une double posture. L'une est rétrospect ive,
c'est-à-dire qu’el le s’ invite comme première ou comme le vivier
où puise le romancier, l 'autre, est représentative ou habile à
222 Kourouma A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 21.
- 258 -
décrire le passé et le présent. Ainsi, les romans kourouméens
deviennent des manifestat ions d’un hors-texte.
Le chemin qu'ils serpentent est inverse, à savoir qu’ ils vont
des bouleversements de nos jours à l 'harmonie d'antan. La
mémoire y est donc prise comme objet d'écriture d'autant plus
que c'est el le qui ressorti t, tel le qu'elle est perçue, dans le
mouvement de chute de l ’histoire.
Tout du rapport au souvenir apparaît mais dans la
représentation du présent. On pourrait alors dire des romans
d'Ahmadou Kourouma qu’ i ls sont des romans de récapitulation
d’autant qu’ i ls retournent vers le l ieu de leur assomption, c’est-à-
dire l ’histoire. Seulement, le l ien entre la récapitulation et la
f ict ion, en somme, la mise en écriture ne se concrétise que par
le fait d'une transf igurat ion ou par l ’ insti tution d'une sorte de
langue de transit ion.
1. Ecriture et mémoire
Ahmadou Kourouma est, sans doute, l 'un des romanciers de
sa générat ion qui donne à son œuvre un caractère historique
fort. Ce qui lui vaut cette dist inct ion, c'est le fait simple qu'i l
- 259 -
entretient avec l ’histoire africaine des liens étroits, des liens
incontournables.
En effet, dans ses romans, Ahmadou Kourouma combine
habilement réal ité historique et imagination. Cette pratique
historiographique, en apparence, signale non seulement la
vocation documentaire de l ’œuvre mais el le témoigne, surtout,
d'une présence dense de souvenirs.
Le romancier ivoir ien joue sur plusieurs registres de l ’histoire
africaine : précolonial, colonial ou postcolonial avec prédilection.
Ceux-ci lui confèrent toute la matière dont i l va disposer pour
ressort ir sa complexité.
Cependant, ce qui intéresse, ce n’est plus l ’histoire
seulement mais le moment où cel le-ci croise le cheminement
personnel de l 'auteur et devient, non pas le récit de la vie
d’Ahmadou Kourouma, mais l ’histoire de l 'humanité noire. Le
roman kourouméen devient, de fait, un sil lon tendant à souligner
cette trace, i l retourne vers ce l ieu de la fabrique.
A travers son œuvre romanesque, Ahmadou Kourouma
modèle un regard. En tant qu’artefact poétique, el le trouve son
objectivation dans l ' infamie des eaux troubles de l 'Afrique. Or,
en se donnant comme regard, el le devient aussi un horizon de
mémoire puisqu’el le intensif ie le l ien particul ier entre l 'œuvre et
les faits historiques.
- 260 -
Aussi, la fonct ion des romans est désormais de structurer le
temps, c'est-à-dire de construire l 'expérience humaine comme
narrat ivité ou comme récit du déploiement d'une présence,
suivant un axe diachronique, un axe relat if à l ’écoulement de ce
temps.
C'est alors, dans un enchaînement du temps, que la mémoire
ressort it, qu'el le devient le moyen de médiation entre un passé
relaté et sa réactualisat ion dans le présent de l 'écriture, cette
dernière faisant apparaître l’œuvre romanesque kourouméenne
comme appropriat ion de ce qui a été ou comme reconstruction
historique sous-tendue par l ’ imagination. Autrement dit, l ’œuvre
romanesque kourouméenne se déploie comme re-présentation ou
réécriture.
Au niveau narrati f, elle ne distingue plus récit de f ict ion et
histoire d'autant plus que le romancier et l 'historien se
confondent dans une même personne.
Du fait que les événements rapportés par le romancier
ivoir ien ne sont pas tout à fait ce qu'i ls ont été, i l est presque
certain que domine surtout l 'aspect f ict if de leur actualisation.
Cependant, le principe qui participe de cette créat ion advient par
la mémoire, c'est-à-dire par la restitution. En conséquence,
Ahmadou Kourouma apparaît comme un auteur de la re-
construction, c’est-à-dire une sorte de gardien de la mémoire, un
- 261 -
«gardien du temple» pour paraphraser le t it re d'un des romans
de Cheikh Hamidou Kane223.
La mémoire, c 'est ce à quoi se résout, en effet, l 'auteur des
Solei ls des Indépendances dans la traduct ion de son œuvre car
i l n'y a pas chez lui un fait ou un événement qui ne soit pas
rattaché à celle-ci. C'est donc une dialectique ou un mode qui
fait des romans d’Ahmadou Kourouma une sorte de transport
dont la préoccupation reste de ne pas oublier le facteur
originaire dans le drame de l 'Afrique noire.
Ainsi, ce qui caractérise l 'œuvre romanesque d'Ahmadou
Kourouma, c’est sa capacité à puiser dans la mémoire
personnel le ou col lect ive afin de se créer. Autrement dit, ce qui
a été réellement vécu ou ce qui passe a plus d’effet que
n' importe quel le tentative de dresser, dans les romans, des
situat ions ou des sensations imaginaires accessoires et sans
réelle conséquence pour la li ttérature.
C'est dans le rapport même que la mémoire entretient avec
l 'histoire qu'i l faut décrypter ce double sens. Cependant,
l 'existence de ce lien presque naturel n'empêche les artif ices :
Les solei l s des Indépendances s’é taient annoncés comme un orage
lointa in et dès le premiers vents Fama s’éta i t débarrassé de tout :
223 Plus de trente années après son roman L’Aventure ambiguë (1961), Cheikh H. Kane publie aux éditions Stock Les Gardiens du temple (1997), l’histoire d’un pays africain à peine d’indépendant mais déchiré entre tradition et modernité. L’on retrouve donc le sempiternel antagonisme culturel noir et blanc.
- 262 -
négoces, amit iés , femmes pour user les nui ts, les jours et la colère à
in jur ier la France , le père, la mère de la France. 224
Aussi les romans d'Ahmadou Kourouma ref lètent-ils le sens
historique et l ' i rréalité simple de la créat ion l it téraire. I ls se
doublent aussi d'un caractère régressif , c'est-à-dire d’un
mouvement de retour vers le passé. En fait, i ls tendent tous vers
un équil ibre de deux tensions contradictoires.
En cela, i ls ne sont pas simples ou faciles à dépoui ller car i ls
ne se laissent pas apprivoiser sans diff iculté.
Au demeurant, les romans d’Ahmadou Kourouma se
caractérisent, d’une part, par une dialect ique paradoxale,
notamment lorsqu'i l s'agit de considérer la place de la mémoire
en tant que matrice de la création, c'est-à-dire comme trajectoire
dans laquelle ils se structurent. D’autre part, i ls se manifestent
par une tendance ant ithétique propre à l 'esprit d' irréalité de la
créat ion l it téraire.
I ls s'élaborent, de fait, comme le centre d'où s' instaure un
antagonisme entre la mémoire et l 'écoulement qui tend à effacer
les traces d'où advient l 'écriture. I ls ont une source qui les porte
vers le passé et i ls tendent, en même temps à la dépasser, dans
la mesure où l 'œuvre romanesque, qui délaisse l ' immense poids
du passé, est moins un récit empirique, c'est-à-dire un récit
historique, qu’une œuvre à laquelle on accède par l ' imagination.
224 Kourouma, A, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 24.
- 263 -
Toutefois, le l ien entre mémoire et imaginat ion ne doit pas
faire perdre de vue que les romans d'Ahmadou Kourouma sont
construits sur le rappel ou le souvenir. I ls mettent l 'accent sur
des situat ions concrètes. Cependant, l 'attachement au passé ne
doit pas non plus occulter la réali té du présent. Et, d'ai l leurs, s i
le romancier touche aux profondeurs des choses de ce passé,
sans doute, c'est pour mieux laisser transparaître l ’ i l lusion du
présent.
En fait, Ahmadou Kourouma a su donner une forme, une
f igure à ce déploiement de la mémoire. I l s'agit de Djigui, le roi
de Soba. I l a fait de ce personnage un emblème en tant qu' i l est
au-delà du temps, qu' il t ranscende les âges et s' invite dans
toutes les confrontat ions avec l 'histoire africaine. La mémoire
s'écoule donc dans ce vieux corps qui décline les trois grandes
périodes (précoloniale, coloniale et postcoloniale) que l 'auteur
indexe dans ses romans.
De fait, i l est relat ivement aisé de comprendre toute sa
portée par la présence de ce descendant des Keita qui apparaît
comme le symbole même de la coalescence entre passé et
présent.
- 264 -
2. Le lieu de la mémoire
A vouloir loger dans un espace l'auteur des Soleils des
Indépendances , son œuvre a f ini par se placer devant un terrible
dilemme, à savoir risquer de tout perdre ou bien défendre ce qui
menaçait de crouler sous l 'oubli ?
Perdre la mémoire, c'est risquer de perdre le présent mais le
passé également, c'est-à-dire la possibi l ité de se raconter et
donc de situer sa propre historici té. En revanche, en se
déf inissant comme accès à la compréhension de ce qu'on est et
de ce qu'on a été, «la mémoire est la propriété de conserver et
de restituer des informations».225 Serge Brion en observe trois
niveaux :
- le niveau élémentaire qui correspond à la capacité des t issus
cellulaires de comporter des phénomènes comme l ' immunisation
ou l 'accoutumance à l 'usage de stupéf iants.
- le niveau de type associatif qui correspond à la mémoire du
système nerveux permettant des acquisi tions dont la complexité
correspond également à celle des structures nerveuses
intéressées en même temps qu'el le dépend des
conditionnements et des apprent issages sensori-moteurs ; c'est
à ce niveau que se rattache la plupart de nos habitudes comme,
par exemple, «manger».
225 Brion, S., «La Mémoire» in Encyclopediae Universalis, n° 14, p. 945.
- 265 -
- le niveau représentat if «qui correspond le mieux à l 'usage
courant du mot «mémoire» et qui est extrêmement complexe car
i l nécessite des opérations mentales qui permettent de se
représenter les objets ou événements en leur absence et dont
les principaux modes sont le langage et l ' image mentale
visuelle.»226
Nous écartons les deux premières acceptions de cette notion
et ne retenons que la dernière définit ion qui nous paraît
essentielle à notre étude puisqu'el le ramasse une certaine
quantité d'éléments de notre aventure qui sont l 'observat ion,
l ' identif icat ion visuelle ou l ’appropriation par l 'écrit.
Devant l 'amnésie des nouveaux temps, Ahmadou Kourouma
semble avoir pris son parti . I l a voulu, devant la tournure prise
par l 'histoire moderne, att irer l 'at tent ion sur la signif icat ion du
passé, en ce sens que celui-ci a donné le change à l 'ère des
bouleversements.
Aussi ses romans pénètrent-ils les labyrinthes de la réalité
historique af in de sauver ce qui peut-être n'aurait pas de place si
cela ne s'était réfugié dans la plume du romancier. I ls sont donc
les yeux et la bouche de ce qui ne voient ni parlent.
Tant qu' ils portent, en effet, sur des choses passées et même
présentes, les romans d’Ahmadou Kourouma sont centrés sur la
mémoire car ils se donnent à l ire comme possibi l ité d'une
rencontre avec l 'expérience et comme ancrage dans un point 226 Ibid., p.946.
- 266 -
précis de l 'histoire. Leur structure même est du passé et rattache
aussi aux not ions qui retracent la dimension historique, à savoir
le souvenir qui rend possible l 'existence des choses passées.
En ayant directement recours au temps, les romans
kourouméens donnent de la voix à la condit ion humaine. I ls le
reconstruisent, le décrivent, le racontent. Surtout, i ls
transmettent les actes passés, notamment à travers les
nombreuses al lusions aux événements qui ont eu cours dans le
temps. I ls font donc acte de mémoire dans la mesure où i ls se
conçoivent avec le dénominateur historique :
Le commandant Héraud parla longtemps ; l ' interprè te t raduis i t ; pour
la compréhens ion du Centena ire , l e gr iot commenta et in terpré ta les
derniers événements intervenus dans le monde pendant que le Bol loda
viva i t le s sa isons d 'amertume. L' infruc tueuse tenta t ive de
débarquement à Dakar ne découragea pas le général de Gaul le . Bien au
cont ra ire. I l monta e t rencontra ses trois aut res col lègues. I l s s e
réunirent à quatre, les qua tre grands parmi les c inq qui s 'é ta ient
par tagé le monde. 227
I l y a la possibi l i té de rencontrer des situat ions et des f igures
historiques car les romans d’Ahmadou Kourouma, en déf init ive,
font le récit de notre propre historicité.
227 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 215-216.
- 267 -
Le fait de la raconter nous y lie étroitement et chaque fois
que les romans d’Ahmadou Kourouma reviennent sur nos traces,
c'est immanquablement la dimension de la mémoire qui
s’escompte. Cette dimension-là passe comme une act ion sur les
choses passées, d'autant plus que les romans d’Ahmadou
Kourouma agissent toujours sur le vécu.
Dès lors, i ls existent comme l ieu de mémoire. Ce qui suppose
ici la prise de conscience d'un héritage renvoyant à l 'existence
préalable de quelque chose.
Les romans d'Ahmadou Kourouma induisent aussi bien un
retour vers le passé qu'une prise en charge de celui-ci. I ls
transcendent l 'expérience qu'i ls ont auparavant reçue et servent
de relais entre le passé et l 'avenir. L'étirement du temps même
est une véritable enveloppe conçue du commencement jusqu'à la
f in. Cette linéarité, cette unité sont déterminées par la capacité
des romans à se constituer un sens, c'est-à-dire à concrét iser
une reprise de l 'événement passé.
- 268 -
3. Situation temporelle du roman kourouméen
I l s'agit de voir comment le passé, le présent et le futur, dans
une moindre mesure, sont abordés par les personnages dans les
romans d'Ahmadou Kourouma car i ls ne perçoivent pas toujours
ces temps de la même manière ou, du moins, avec la même
intensi té.
3.1. Le passé
Les personnages qui sont caractéristiques de cette portion de
temps sont Fama et Djigui et, bien sûr, leur entourage. Fama et
Djigui n'existent que par lui. En effet, les al lusions aux périodes
de l 'enfance ou bien quelques fois leur réserve à l 'égard des
transformations amorcées par le changement d'ère laissent
transparaître leur méfiance envers le présent.
A l 'ère du renouveau, une idéologie dont i l se moque bien,
Fama n'est plus que l 'ombre de lui-même, c'est-à-dire un prince
sans royaume, un charognard de la bande des hyènes. Fama,
qui a eu une enfance heureuse, arpente les rues de la capitale
de la Côte des Ébènes, à la recherche de quelque événement
qui lui offrirait la possibil i té d'empocher quelques bi l lets de
banque ou des noix de colas. Le dernier descendant de la
- 269 -
dynastie des Doumbouya qui est né dans «l 'or et le manger», est
presque devenu, «sous les solei ls des Indépendances», un
employé des pompes funèbres.
Dans la comparaison qui est t irée, Ahmadou Kourouma
montre ce qu'était ce personnage pendant la colonisat ion, à
l 'époque du règne de son père alors qu’ il n’était qu’un petit
garçon, et ce qu' i l est devenu après, c'est-à-dire au lendemain
des indépendances africaines. A sa mort, Fama aurait dû hériter
du trône. Or, c’est son cousin Lacina qui est pressenti par
l 'administration coloniale.
Pour subvenir à ses besoins et à ceux de Sal imata, son
épouse, i l lui reste le commerce. Quand viennent «les solei ls de
la polit ique», Fama qui «avait à venger cinquante ans de
dominat ion et une spoliation», se jette dans la batai lle. Son
combat, pour l ' indépendance n’est pas vain puisque, quelques
temps plus tard, el le est accordée au royaume du Horodougou.
Mais au l ieu de reparti r à Togobala reconquérir son trône,
Fama espère surtout l 'attr ibut ion d'un poste de responsabil ité
polit ique. I l rêve, en effet, de secrétariat général de sous-sect ion
du parti dont i l est un membre actif ou de la direct ion d'une
coopérative : des postes qui, selon lui, ne requièrent pas
d’instruction particulière mais, uniquement, une totale f idél ité au
président de la République et au chef de parti.
- 270 -
Or, «comme le pet it rat de marigot [qui avait] creusé le trou
pour le serpent avaleur de rats, [les] efforts [de Fama] étaient
devenus la cause de sa perte». 228
En contrepartie de son engagement pour l ' indépendance de
la colonie, Fama ne récolte que la carte d' identité de citoyen
ivoir ien et cel le du part i : des «morceaux du pauvre dans le
partage et [qui n']ont [d'autre que] la sécheresse et la dureté de
la chair du taureau. I l peut t irer dessus avec les canines d'un
molosse affamé, rien à en t irer, r ien à sucer, c'est du nerf , ça ne
se mâche pas»229.
Fama est donc écarté par ses compagnons de lutte qui le
trouvent trop vieux ou prétextent son i l lettr isme ou encore le
jugent incapable de fournir l 'énergie que requerrait la
modernisat ion du jeune Etat qui n'aspire, probablement, qu'à
combler son retard sur les plans économique et industriel. Aussi
ne lui restait- i l comme autre possibil ité que de retourner cult iver
la terre. Mais, là, bien plus qu'ai l leurs, i l fal lait avoir des bras
solides et des reins souples. A cause des rhumatismes dus, sans
doute, à son grand âge, Fama étant incapable de labourer, i l
intègre la bande d’hyènes qui sévissait dans la capitale de la
Côte des Ebènes.
I l est intéressant de voir ici comment, en dépit des énergies
qu'il déploie pour s'en détourner, la fatalité s'exerce et comment
228 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 24. 229 Ibid., p. 25.
- 271 -
le mauvais sort s 'acharne sur le dernier survivant de la dynastie
des Doumbouya.
En fait, cette dynast ie touche à sa f in. L'heure de la
rencontre avec le dest in que les devins avaient prédit est toute
proche :
Comme authent ique descendant i l ne resta i t que lui , un homme stér i l e
vivant d’aumônes dans une vi l le où le sole i l ne se couche pas ( les
lampes é lec tr iques éclai rant toute la nuit dans la capi tale) , où les f i l s
d’esclaves e t les bâ tards commandent, t r iomphent , en l iant les
provinces par des f i l s ( le té léphone ! ) , des bandes ( les routes ! ) e t le
vent ( les discours e t la radio ! ) . 230
Fama ne peut donc rien faire d'autre que subir d’autant qu’ i l
n’arrive pas à s'adapter. Cependant, pour retarder cette
échéance, Ahmadou Kourouma choisit d’évoquer les
préoccupations polit iques du moment. I l préfère traiter de la
place du pouvoir tradit ionnel dans le monde moderne.
Ce qui paraît alors invraisemblable, c'est la stér il ité qui
frappe Fama et l 'emploi qu'en fait le romancier ivoirien pour
att irer l 'at tention sur le drame causé par les indépendances. I l
n’est pas, en ef fet, absurde de constater que le dernier
descendant de la dynastie des Doumbouya est gouverné par des
faits extérieurs.
230 Ibid., p. 99-100.
- 272 -
Le type de vie que mène Fama n'est que le signe que le
dest in doit s'accomplir. En revanche, nous pouvons supposer
que s’ i l n'avait pas été prédestiné à ce triste sort, Fama aurait
probablement été nommé secrétaire général de sous-sect ion ou
directeur de coopérative. Ce qui aurait atténué l ' infernale
machine du destin. I l n'aurait plus eu de problèmes matériels. I l
aurait, probablement, mult ipl ié les mariages pour accroître ses
chances de procréer -Fama n'étant pas suspecté jusqu'ici,
comme la cause de la stér il ité était plutôt rejetée sur Salimata,
sa femme- et, ainsi, i l aurait assuré une descendance à la
dynastie. Or, Fama a de plus en plus de mal à s'accl imater au
nouveau monde.
Mais faut-i l rappeler que Fama est le prince ? Aussi s' i l
fustige le présent, c'est, probablement, plus par orgueil que par
désil lusion : l 'orgueil étant avec le courage et la générosité l ’un
des caractères qui permettaient de reconnaître les grands
hommes comme celui qu' i l prétendait être231. Ainsi, entre la
majesté de son rang et la servitude, le dernier Doumbouya
choisit la noblesse de sa condition et devient, de ce fait ,
l ’archétype des victimes de la conspiration des indépendances.
Lorsqu'il apprend le décès du cousin usurpateur, Fama voit,
au-delà sa présence aux funérail les, d’une part, un moyen pour
231 «Celui-ci [l'honnête homme ou dyambour] s'affirme, essentiellement, par la culture des vertus que voilà, et, d'abord, par la loyauté, le courage, la générosité, cette dernière étant l'expression nègre de la justice. Cependant la personne peut être offensée, et, parfois, les circonstances nous empêcher toute riposte efficace. Nous n'avons plus alors qu'une solution : abandonner notre souffle vital pour sauver notre vie personnelle, notre âme. Le suicide est l'exigence dernière de l'honneur.», Senghor in Liberté, tome 1, p. 277-278.
- 273 -
reconquérir la chefferie dont i l avait été écarté un demi-siècle
auparavant et, d’autre part, la raison de retourner dans son
passé.
En effet, i l y a, dans l ’att itude de Fama autre chose que le
désir de conduire les funérailles cet imposteur. Sa présence à
Togobala s’explique avant tout par la possibil ité qu’i l y a de
rentrer en possession de l 'héritage du défunt, en part iculier de la
jeune Mariam sur laquelle Fama fonde encore l 'espoir d'avoir des
enfants af in de garantir une descendance à la dynastie. Sa
présence aux funérail les de Lacina est l iée à ce rêve de la
gloriole qu'i l caresse toujours.
Devant l ’ impossibil i té de vivre décemment dans la capitale, le
voyage de Togobala apparaît comme une occasion de renouer
avec son passé. D'ai l leurs, à la f in du roman, à sa sort ie de
prison, au lieu de demeurer auprès de Salimata, alors qu'i l avait
obtenu du président de la république des Ébènes la promesse de
voir ses desseins se réaliser, Fama préfère repart ir à Togobala,
le berceau de son enfance :
Etait-ce dire que Fama al lai t à Togobala pour se refa ire une vie ? Non
et non ! Auss i paradoxa l que ce la puisse para î tr e , Fama par tai t dans le
Horodougou pour y mour ir le p lus tô t poss ible . I l étai t prédit depuis
des s ièc les avant les solei l s des Indépendances, que c 'é ta i t près des
tombes des a ïeux que Fama devai t mour ir ; et c 'é tai t peut-ê tre ce t te
des t inée qui expl iquai t pourquoi Fama avai t survécu aux tor tures des
caves de la Prés idence, à la vie au camps sans nom; c 'é tai t encore
- 274 -
cet te dest inée qui expl iquait cet te surprenante l ibéra t ion qui le
relançai t dans un monde auquel i l ava it cru avoi r d i t adieu. 232
Djigui aussi, quoique conscient des changements qui
s'opèrent dans son royaume, préfère garder une certaine
distance avec le présent. Son état le prédest ine, de fait, à
affronter les bouleversements de son royaume avec, pour arme,
la seule résistance. Son refus d'apprendre la langue française
i l lustre, fort bien, la prudence et la volonté de garder saufs
l 'honneur et les choses dans leur état, c'est-à-dire avant l 'arrivée
des colonisateurs à Soba.
Cependant, Djigui sait que r ien n'est plus comme avant. Mais,
tant que le Bolloda, le palais royal, n'avait pas été pris, occupé
par les troupes françaises, i l espérait voir Soba redevenir la
terre sainte, le «pays de foi, d’hospital ité et d’honneur» qu’ i l
avait été avant l ’ invasion des «Inf idèles», car la colonisat ion est
perçue comme une conversion des musulmans au christianisme.
En refusant l 'évidence des transformations de son royaume,
le roi de Soba persiste donc à croire au passé. La résistance
qu’i l désigne «la f in des reculades» 233 caractérise cette fol le
obst ination. Cependant, el le n'est qu’une vaine déclaration de
guerre car ce simulacre ne mène pas au confl it qui aboutirait au
retrait des troupes françaises du royaume et restaurait
232 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 185. 233 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 184.
- 275 -
l 'ancienne monarchie. D’ail leurs, certains court isans qui
craignent de voir retirer l 'un des privilèges qu'i ls ont obtenus
après leur allégeance tentent de le dissuader :
Quelques cour t i sans courageusement f irent remarquer au pa tr ia rche
que les murs des for t if ica t ions sur lesquels la colonne f rança ise nous
avai t surpr is avaient été quasi dé truit s. Nous é t ions sans armes, tous
les hommes valides de not re race éta ient soi t dans l’ armée coloniale ,
soi t sur les chant ier s des travaux forcés. Es vie i l lards perclus, les
femmes e t le s enfants qui restaient dans les vi l lages n’entendra ient pas
l’ordre de mobi l i sat ion, parce qu’ i l s é taient rompus par la fa t igue et
avaient le cœur serré e t le ventre vide. 234
L'un des mult iples narrateurs fait remarquer, à juste t i tre,
l 'absurdité d'une telle résolution. Le temps où Djigui aurait dû
l ivrer batail le aux troupes françaises étant révolu, tous les
hommes valides d'alors n'étaient plus en état de faire la guerre :
Les Soldat s appelés se réduisa ient aux cour t i sans et vie i l lards qui ,
ef fec tivement , s 'é ta ient t rouvé sur le ta ta l e jour de l 'ar r ivée des
premiers Blancs à Soba . Joignant les ac tes aux parole s, Djigui repr i t
aussi tôt son surnom de généra l d 'armée, Kélémassa (maî tre de la
guer re) e t Djél iba en louangeant cr ia «Massa». A la sui te du gr iot ,
nous c lamâmes en chœur le nouveau surnom, e t chacun rentra chez lui
pour reveni r au Bol loda en tenue de combat. 235
234 Ibid., p. 185. 235 Ibid., p. 185.
- 276 -
La stupidité de Djigui marque son ancrage dans le passé car
la déclarat ion de guerre aux colonisateurs est une façon de
souligner sa présence et de nier, symboliquement, tout ce qui
est advenu depuis ce jour où Soumaré, son frère de
plaisanteries, a «débité des menteries aux Blancs», au nom
d'une tradi tion qui obligeait à l 'assistance la fratrie des Moussa,
à laquelle l ’ interprète appartenait, lorsque celle des Keita était
en péri l.
N’eût été l ’ intervent ion de Soumaré, Djigui aurait ,
probablement, subi le même sort que les al l iés de Samory, c ’est-
à-dire qu’i l aurait été exécuté. Mais en relatant l ’ implantation
d’une colonie sous la contrainte, le narrateur a voulu non
seulement dénoncé le procédé uti l isé lors de la signature du
traité qui donnait tous les droits aux premiers d'occuper un
terri toire, mais, surtout, i l a voulu souligner le quiproquo, le
malentendu qui a prévalu au moment de sceller cette nouvelle
all iance. C'est pourquoi, i l qualif ie le dialogue entre Djigui et
l ' interprète du commandant de «pathétique».
De cet aspect pathét ique, qui met en exergue les dif f icultés
l iées à la langue, au moment où s'est faite la rencontre de Djigui
avec le commandant des colonnes françaises, Marguerite
Borgomano en a fait une analyse dans Ahmadou Kourouma, «le
guerr ier» griot . Elle y montre comment l’ incompréhension entre
Djigui et ses inter locuteurs blancs a modif ié la face de l’histoire :
- 277 -
Ainsi , le roman d’Ahmadou Kourouma montre comment l ’"outrage"
l inguis t ique , sous toutes ses formes, a é té l’un des pires "monnew" e t
le masque de tous le s autres. 236
Ce n’est donc que devant la contrainte que le roi de Soba
accorde aux colonisateurs un droit de cité. Cependant, la
cérémonie du dégué qui marquait sa reddit ion n’ayant pas été
conduite suivant les règles, Djigui pouvait encore se parjurer :
Tout ce qui éta i t survenu après ce mémorable jour n’é ta i t jamais
advenu : ni la colonisat ion, n i les t ravaux forcés, ni le tra in, ni les
années, n i notre viei l lesse n’avaient exis té. Nous n’avions pas é té
colonisés parce que nous n’avions pas é té vaincus après une ba tai l le
rangée. 237
De ce fait, la déclaration de guerre sonne le glas du présent
car elle marque le désaccord du roi avec le chaos qui a
transfiguré son royaume après l 'arrivée des Blancs. Ne refuse-t-
i l pas, d'ai l leurs, de quitter Soba comme l ' invitait à le faire
Samory ? Or, comment eût- i l pu, lui qui «étai[t ] [attachée à Soba]
[comme] une chèvre (…) à un pieu, obligé de brouter dans le l ieu
où [i l se] trouvai[t]» ?238
236 Borgomano, M., Ahmadou Kourouma, le «guerrier» griot, op. cit., p. 174. 237 Ibid., p. 184. 238 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 33.
- 278 -
Ce refus d’obtempérer impliquait déjà une échelle du temps
propre à Djigui qui n'en a, sans doute, qu'une conception
cyclique. Autrement dit , le roi déchu de Soba persiste à croire
que son heure reviendra et que sa gloire retentira car son peuple
et lui ne pouvaient accepter pendant longtemps cette présence
étrangère et supporter les malédictions des autres, «les saisons
d'amertume ennuyeuses et longues»239.
3. 2. Le présent
Nous l 'abordons ic i en tant que le temps de la narration ou de
l 'écriture. En effet, même si souvent les faits retranscrits
remontent au passé ou se déroulent pendant la période coloniale
ou encore avant, i l n’en demeure pas moins qu’i ls ont une
attache avec le présent. Certains personnages principaux tels
que Fama ou de Djigui v ivent, en général, à cheval sur deux
époques. I ls sont nés avant l 'arrivée des Européens et ne
meurent qu'après les indépendances.
Quelques repères psychologiques permettent de comprendre
leurs att itudes. Ainsi, si Fama et Djigui paraissent rétrogrades,
c'est, probablement, parce qu'i ls ont plus d'expériences. Aussi,
i ls sont mieux placés pour apprécier ou non le temps présent.
239 Cette citation figure p. 184 de Monnè, outrages et défis.
- 279 -
A cent vingt-cinq ans, Djigui a le rôle du patr iarche, en plus
de ses attributs royaux. Grâce à ce grand âge, i l paraît un
homme mûr et raisonnable. I l est la personne dont la longévité
rapproche de la sagesse. D'ai l leurs, en Afr ique, i l est admis que
l ’une va de pair avec l 'autre.
Dans Les soleils des Indépendances , i l n'est guère fait
mention de l 'âge de Fama. Cependant, grâce aux déict iques
comme la durée de la spoliation (cinquante ans), l 'année des
premiers bi lans des indépendances (c'est-à-dire, la f in des
années soixante, soit dix ans) et l 'âge qu' il avait à l 'époque où
régnait le commandant qui plaça Lacina sur le trône du
Horodougou, à savoir cinq ou six ans, nous pouvons déduire qu'i l
a entre soixante et soixante-dix240. Aussi, c'est en hommes
d’expérience que Djigui et Fama observent les changements qui
s’opèrent dans leurs mil ieux respect ifs.
Le constat est rapidement dressé et est sans équivoque dans
Les Solei ls des Indépendances. I l se résume dans le terme
générique de «bâtardise», une expression qu'emploie souvent le
personnage principal pour nommer l ' innommable, pour
stigmatiser aussi bien les nouveaux régimes issus des
indépendances que les sentiments de honte, d'angoisse mais
aussi d'étrangeté qu'a engendré cette ère.
240 Sur un tout autre mode de calcul, le critique camerounais Jacques Fame Ndongo est parvenu à peu près au même résultat, à savoir que Fama serait né en 1905 (cf. Le Prince et le Scribe, p. 155).
- 280 -
Pour Fama, le présent n'est absolument pas satisfaisant. Des
combats qu'i l a menés pour venger cinquante ans de dominat ion
et une spoliat ion, i l n’a ret iré que deux cartes alors qu'il en
espérait beaucoup plus.
I l y a donc dans le présent l ’expression d’un malaise, un
sent iment profond de trahison et de vide d'autant plus que le
dauphin du roi est frappé d' impuissance et que le sort auquel i l
est voué prend forme de jour en jour.
Contrairement à Fama, Djigui n'est pas si catégorique dans
son appréciation du présent. Sa désillusion est arr ivée un peu
tard. En effet, i l a d'abord accepté de col laborer avec les
Français avant de réaliser que la colonisat ion n'apportait que
des soucis au royaume et à la monarchie.
Peu après avoir scellé l’al l iance avec les nouveaux maîtres
de Soba, Djigui s’aperçoit que le royaume et lui sont entrés dans
une nouvelle ère : celle des «monnew» ou des «saisons
d'amertume», des not ions qu' il uti l ise pour caractériser
l 'ambiance qui prévaut pendant la colonisation.
Le chapitre qui retrace la rencontre de Djigui avec Moreau, le
commandant des troupes françaises, occupe une posit ion
stratégique dans le roman. I l révèle nettement l 'att itude de Djigui
face aux angoisses qui commencent sous l 'égide du
- 281 -
colonisateur. I l est si justement inti tulé : «Les hommes sont
l imités, i ls ne réussissent pas des œuvres infinies.» 241
Dans ce troisième chapitre de la première part ie, i l est
quest ion de la construct ion du tata, c’est-à-dire d'ér iger une
sorte de rempart autour de Soba af in de le protéger contre
l 'attaque imminente des troupes françaises. Cette construction
t itanesque, pense le narrateur, s'avèrera inut ile puisque l'armée
française pénètre dans le royaume sans rencontrer de
résistance.
Hormis la démesure d'un tel projet, construire un mur autour
de Soba, c'est la stupéfaction dans laquelle se trouve Djigui
lorsque les troupes françaises ont franchi le barrage de
sorti lèges dressé par les marabouts qui montre les limites de
l 'action humaine et cel les de la magie, surtout.
Le chapitre suivant décrit la résignation, notamment celle de
l 'émissaire de Samory, le griot Mory Diabaté. I l prend de
l ' importance du point de vue de sa disposition ou de sa place
dans le roman car il clôt la première partie, dans laquelle i l est
essentiellement quest ion de l 'ancrage des événements. I l
marque, de fait, une rupture.
Le quatrième chapitre se présente, en effet, comme une
charnière entre la période qui précède les «monnew» et cel le où
commencent vraiment les humiliations. En effet, après avoir
241 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 28.
- 282 -
défini le ton général du roman, le romancier commence la
narrat ion des événements proprement dits.
Le présent est donc vécu comme une ère d’humil iat ions. Les
catastrophes qui surviennent dans le royaume, et notamment les
réquisit ions des habitants pour la construction du chemin de fer,
l ' instauration par la force de toutes sortes d' impôts, sont
imputées à la présence des colons français. Aussi, s’i l s'est
d’abord montré conciliant par son implication dans les
campagnes de recrutement des travail leurs forcés, Djigui ne
dissimule plus son agacement. I l ne cache plus sa méfiance à
l 'égard d'un système qui spolie l 'Homme, décime des vil lages au
nom du développement et du «Renouveau»242.
Ainsi, Djigui prend de la distance avec ces temps modernes.
I l se renferme. I l reprend, notamment, goût au passé, prof ite de
l ’éloignement avec l’administrat ion coloniale pour remettre de
l 'ordre dans sa vie. I l consacre plus de temps à la prière et aux
enseignements du Coran. I l fonde un orphelinat, vide son harem
et prépare des pèlerinages à la Mecque, le l ieu saint de l ' Islam.
Djigui se montrant très cr it ique envers la colonisat ion,
Djéliba, son griot, veut encore le pousser plus loin. I l souhaite,
en particul ier, la f in de toute collaboration, en dépit de
l 'opposit ion de Fadoua, «le vict imaire off iciel du régime» :
242 Ce terme fait allusion à l'allocution du général de Gaulle pour caractériser la nouvelle ère dans laquelle entraient les relations entre la France et ses colonies africaines lors de la conférence qui réunit à Brazzaville, en 1944, les gouverneurs des territoires.
- 283 -
Les vis i tes de vendredi , d i t - i l , quoi qu 'on en dira, r esteront toujours
les r i tes d 'al légeance d 'un vaincu. Un Kei ta l ibrement ne peut les
cont inuer . Ce n 'est pas parce qu 'el le es t gra sse que la consommat ion
par un croyant de l a viande de la bête égorgée par un cafre est moins
condamnable ». 243
Le passage ci-dessus renvoie quarante ans en arrière.
Cependant, on peut supposer que ce n'est uniquement parce que
le nouveau système a échoué que Djigui et son entourage ont
perdu toute conf iance.
Du présent et de sa collaboration, le roi n'a pas obtenu les
garanties nécessaires à une transit ion en douceur puisque tout
se dérobe autour de lui. En effet, le royaume se fissure et n'est
plus qu'une immense nécropole. Or, en recherchant le conf lit ,
sans doute, Djigui pense encore avoir de l’emprise sur le temps :
Qu’à ce la ne t ienne, r épondi t le Centenaire , le combat contre les
Nazaras» reprend quand même : le brave mord avec les dents quand
ses bras sont l igotés au dos. 244
Dans le dernier paragraphe du deuxième chapitre de Monnè,
outrages et déf is , la vision angoissante du présent est relayée
sous la prolepse suivante. Après sa rencontre avec Samory, le
chef de la résistance malinké, Djigui fait un rêve prémonitoire :
243Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 160. 244 Ibid., p. 185.
- 284 -
C’es t un rêve qui toute sa vie lu i reviendra i t chaque fois qu’ i l se
souviendrai t de Samor y. Les devins ava ient expl iqué qu’ i l signi fia i t
que l’Afr ique, un jour , ne ver rai t pas , pendant d’ interminables
sa isons, de nui t tomber ; parce que les larmes des déshér i té s e t des
désespérés ne peuvent être assez abondantes pour créer un f leuve ni
leurs cr i s de douleur assez perçants pour éte indre des incendies . 245.
3. 3. Le Futur
Fort des analyses qui précèdent, i l est dif f icile, pour ces deux
personnages, de concevoir l 'avenir sous de bons auspices, dès
lors que le présent s'avère déroutant.
La question se fut déjà posée avec Fama dans Les Solei ls
des Indépendances et on sait que les espoirs qu' i l fondait alors
se furent envolés, une fois que l 'euphorie des indépendances
retombât. En effet, caressant le rêve de devenir secrétaire
général de sous-section du part i ou directeur d'une coopérative,
i l ne se doutait guère qu'i l serait trahi par ses compagnons de
lutte. Or, Fama dut abandonner ses projets et se réduire à vivre
d’aumône.
Dans Monnè, outrages et déf is , le futur réserve bien des
conjonctures. Plus tard, dans son troisième roman, Ahmadou
Kourouma prédit les cataclysmes qui se produiront en Afrique :
245 Ibid., p. 27.
- 285 -
Et, à par t i r de ce jour , commençai t le t i tanesque combat du Père de la
na t ion e t de l ' indépendance contre le sous-développement . Comba t
dont chacun connaî t aujourd 'hui les r ésultats , c 'es t-à-dire les tragédie s
dans lesquel les les ineffables aberra t ions on t p longé le cont inent
afr ica in. Conclut Tiécoura . 246
En attendant le vote des bêtes sauvages s' inscrit, en fait,
dans la droite l igne historique qu'a choisie le romancier ivoirien
après la publicat ion de son deuxième roman. En effet, si dans
Monnè, outrages et défis , Ahmadou Kourouma est revenu sur la
période qui précède les indépendances - comme pour souligner
la cohérence entre ce roman et Les Solei ls des Indépendances
qui retrace la période éponyme - son avant-dernier roman permet
la mise en évidence du caractère linéaire et référent iel de
l ’œuvre puisqu’il prolonge le va-et-vient du f lux temporel.
En attendant le vote des bêtes sauvages nous plonge,
véritablement, dans le contexte de la guerre froide qui succède
immédiatement aux indépendances africaines. I l recrée, en six
veil lées, la vie et les œuvres du dictateur Koyaga et celle de
Maclédio, son adorateur qu’i l a nommé le ministre de
l 'Information.
Cependant, ce qui est frappant ici, c'est la relat ion qui unit
les différents romans et l ’enchaînement des uns aux autres qui
dégage une coordination entre passé, présent et futur.
246 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 79.
- 286 -
Face au passé peu glorieux des sociétés tradit ionnelles
africaines et au présent de plus en plus incertain, i l aurait été
logique de se tourner vers le futur. C'est du moins l 'hypothèse
que nous aurions retenue. Or, Ahmadou Kourouma exclut tout
espoir à la f in de Monnè, outrages et défis.
Aussi, avant même de découvrir ce que nous réserve le
roman suivant, grâce au dernier paragraphe de celui- là, nous
connaissons déjà la couleur de l 'avenir. En effet, le narrateur de
Monnè, outrages et déf is nous avertit que les grands rêves des
indépendances ne se concrétiseront pas. Dès lors, nous savons
tout du futur dès la f in de ce roman :
Nous a t tendaient le long de not re dur chemin : le s indépendances
pol i t i ques, le par t i unique , l 'homme char ismatique, le père de la
na t ion, les pronunciamentos dér isoi res, la révolut ion ; puis le s autres
mythes : la lu t te pour l 'uni té na t ionale , pour le développement , le
soc ial i sme, la pa ix, l 'autosuff i sance al imenta ire et les indépendances
économiques ; e t aussi le combat cont re la sécheresse e t la famine, la
guer re à la cor rupt ion, au tr ibal i sme, au népot isme, à la dé linquance, à
l 'exploi ta t ion de l 'homme par l 'homme, salmigondis de s logans qui à
force d 'ê tre ga lvaudés nous ont rendus sceptiques, pe lés , demi-sourds ,
demi-aveugles, aphones, bref plus nègres que nous ne l 'é t ions avant e t
avec eux. 247
247 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 287.
- 287 -
Le futur, par déf init ion, «situe le procès dans l 'avenir» (Le
Petit Larousse I l lustré). Quant à son corol laire, le futur antérieur,
i l déf init «une act ion [qui] aura l ieu avant une autre» (Le Petit
Larousse I l lustré). Ainsi, i l y a, dans le futur, l ’ idée d’une
ant icipat ion ou d’un devancement. Et, c'est par bonheur le rôle
que joue ce dernier paragraphe. D'ai l leurs, sa tournure,
particul ièrement signif icative, indique que l 'act ion a déjà eu l ieu,
même s’i l a fal lu, en réalité, attendre près de dix ans pour en
savoir davantage248.
A la dif férence du passé et du présent qui sont clairement
identif iés grâce aux focalisat ions internes et externes de la
narrat ion, i l n'y a pas ou presque de marques grammaticales du
futur dans les romans d'Ahmadou Kourouma. Ce temps n'est que
sous-entendu ou supposé, allusif ou suggéré.
L'emploi du futur supposerait, en fait, un espoir. I l permettrait
toutes sortes de rêves. Or, i l est incertain que les personnages
d'Ahmadou Kourouma sont impuissants ou n'échafaudent pas de
plans pour l 'avenir.
Le présent paraît sombre et les personnages ne retrouvent,
paradoxalement, leur lucidité qu'en replongeant dans le passé.
Ainsi, la nostalgie fait tout simplement obstacle au futur qui est
perçu comme le temps de l’apocalypse.
248 Entre la publication de Monnè, outrages et défis et celle de En attendant le vote des bêtes sauvages, il s’est écoulé exactement huit ans.
- 288 -
Compte tenu du contexte dans lequel ont paru les romans
d’Ahmadou Kourouma, il est certain que le futur ne peut pas se
parer de ses plus belles couleurs d'autant que le tableau du
présent est assombri. Pour autant, le scept icisme que l’on
déplore dans ses romans n'a r ien à voir avec la visée
thérapeutique sur laquelle le romancier ivoir ien fonde le pouvoir
de la l it térature.
4. De la connaissance du présent
Si une certaine vision du passé est récurrente dans les
romans d'Ahmadou Kourouma, c'est peut-être que le monde du
présent ne peut exister sans ce rapport avec le déjà vécu. En
conséquence, le présent, comme thème de l ’écriture, ne peut
prendre forme qu'en assimi lant le passé, un peu comme si la
connaissance que nous en avons n'était que la représentation
d'un monde antérieurement vécu.
Mise à part cette prétendue idée d' inconsistance du présent,
celui-ci reste, néanmoins, un point de passage entre l ' image
enchantée d'un passé précolonial insidieusement traitée dans les
romans et le futur incertain, ou en creux, engendré déjà par la
- 289 -
désil lusion des indépendances. I l est présenté comme le
régulateur du passé et de l 'avenir. C'est aussi le point où, pour
qui a su t irer un enseignement du passé, se restituent, telles
quelles, les laideurs de l 'existence du monde moderne.
Le présent ne cherche donc qu'à donner une copie conforme
et signif iante du monde cont ingent pour lequel la vie n'est que
désil lusion. L'univers des personnages que le romancier décrit
est étouffant car ni Fama, qui a cru aux indépendances avant de
réaliser que celles-ci n’ont causé que sa perte, ni Djigui,
d'ail leurs, qui a cru, lui aussi, à l 'honnêteté de l 'homme blanc, ne
le supporte. Pis encore que cet étouffement, le présent déploie
une véritable déconstruct ion du fait même d'un désaccord entre
les actes du chef et le pr incipe qui régit toute bonne
gouvernance.
En abordant cet aspect- là du présent, Ahmadou Kourouma
adopte une att itude de dénonciat ion qui consiste à faire voir ce
que personne n’ ignore, à savoir que depuis les indépendances
de 1960, l 'Afrique est aux mains d'autocrates zélés. Ainsi, même
s'i ls font vivre le monde d'antan, ses romans étalent surtout le
monde réel toujours en deçà des aff iches off iciel les qui valent
les sympathies des certains dir igeants occidentaux.
En plus d'exprimer le désenchantement, i ls montrent le non-
respect des engagements et attestent de la forme de décadence
morale des Etats africains.
- 290 -
Le présent signale une image de la société africaine rongée
par le vice, le dégoût et les atrocités des régimes polit iques.
C'est une période que subit l ' individu puisqu’il est incapable de
changer son existence qui est toute pressée par les scènes
d'une indescriptible violence. Au lieu de quitter ce monde réel de
la barbarie et accéder, par le biais de l ' imaginat ion, à une vision
propice au romantisme, les romans d'Ahmadou Kourouma
conjuguent avec le chaos du présent en espérant mieux.
Dans l’entret ien qu'i l nous a accordé, le romancier avoue, en
effet, avoir ajouté à la dénonciat ion un espoir car, dit- i l , i l reste
conf iant en l 'avenir de l 'Afrique, en dépit des déceptions qu'el le
rencontre aujourd'hui.
La vis ion chaotique du présent débouche donc sur une autre
vis ion plus juste. Ce temps n'est alors plus seulement celui de la
condamnation mais il devient celui aussi celui de la recherche du
compromis et du bonheur, caractérisé non pas par un retour vers
un âge d'or d'antan mais par une projection :
En moins d’une sema ine, tout changea dans les pa ys de Soba :
L’harmat tan passa , un nouvel hivernage occupa le cie l ; des pluies
régulières et modérées, une t erre profondément moui l lée et des nui ts
f raîches a rrê tèrent le s vents e t les maladie s. On cessa de nous envoyer
les col lecteurs e t les r ecruteurs . Cer tes , resta ient tou jours post és le
long du f leuve nous séparant des possessions br i tanniques, des
t i ra i l leurs prêts à tuer , pi l ler et v ioler . Nous l e savions personne ne
s’aventura i t du côté des f ront ières . On n’avai t pas le temps, nous
- 291 -
avions trop de besogne : t rop de terre à labourer , le s nôtres , cel les des
mor ts e t des réfugié s (…)
Les pr ières du Centena ire deva ient avoir enf in at te int le fa iseur des
imposs ibles et ses sacr if ices devaient ê tre a rr ivés à leurs
des t ina ta ires : la sa ison des amer tumes ne pouvait p lus durer . 249
Ainsi, la vision pessimiste du présent chez Ahmadou
Kourouma est, au-delà du fait qu'elle ne montre que des
déceptions, une sorte de myst ique en vue de la connaissance de
la réalité puisque le romancier l 'emploie comme une arme pour
la défense de l 'homme.
Dans cette sorte de paradis perdu que tissent les romans
d'Ahmadou Kourouma, le présent prend une place importante
bien que qu’il ait été perdu dans les violences qui ont émaillé le
fond des poli t iques dictatoriales. I l sert, en fait, de transi tion
entre un passé riche en désil lusions et un futur incertain.
Aussi, même si le présent expose avant tout une «bâtardise»
sans équivoque, i l ne souligne qu'une étape à franchir. Au
demeurant, i l ne l ’expose que dans le but de conjurer le mauvais
sort du passé et donner une signif icat ion à l 'avenir.
Le ton pessimiste du romancier ivoir ien invite, en somme, à
mettre f in aux incantat ions des souffrances et vise à atténuer
l 'accent funèbre qui charge chaque jour la barque des Africains.
249 Ibid., p. 207-208.
- 292 -
Sa place t ient de ce que l 'édif icat ion du futur s'art icule sur la
dénonciation des faits du présent.
En effet, le présent est un out il de transformation. C'est, à la
fois, un élan par lequel Ahmadou Kourouma élabore une
connaissance de soi et une mesure de la projection. I l consiste à
rendre présente une réali té - ce qui est le fondement même de
toute représentation en ce qu'il y a, dans le présent, l ' idée d'une
mise en présence. Or, cel le-ci ne va pas sans l ' indispensable
conscient isat ion. Aussi, le présent est source d'espoir et rend
bien compte de la réalité de manière à ce qu'on ant icipe l 'action
à venir.
La dénonciat ion de l 'act ion du poli t ique est, ainsi, ut i l isée
comme facteur de production, sur le plan de la conscience, des
réact ions psychologiques. De fait, les romans d’Ahmadou
Kourouma débordent la vis ion du roman comme espace
d'évasion puisque, dans ce cadre, i l s'agit d'une subst itut ion de
la l it térature et d’une prise en compte de la représentation par
les sciences du comportement.
De la représentat ion qu'i l fait du présent, Ahmadou Kourouma
veut atteindre un but. En effet, i l préconise que l 'on considère,
dans ses romans, une f inal i té. Pour se faire, la représentation du
présent vise la product ion d’un autre monde ou bien la projection
dans un ail leurs.
- 293 -
Certes, i l faut se garder de toute sorte de spéculat ion.
Cependant, nous n’évoquons par-là même que l'opt imisme du
romancier ivoirien qui croit aux chances de l 'Afrique et à son
développement. Ainsi, pour la conclusion de son avant-dernier
roman En attendant le vote des bêtes sauvages , voit- i l qu’
Au bout de la patience, i l y a le cie l
La nui t dure longtemps mais le jour f in i t par arriver .250
De fait, le présent apparaît comme un rel ief . I l met en valeur
et laisse transparaître les formes de despotisme qui existent en
Afrique. I l met aussi l 'accent sur les désillusions qu'ont
entraînées les indépendances et ant icipe sur les moyens d'une
réact ion construct ive.
I l entre, pour ainsi dire, dans une sorte de relation implic ite
avec le futur non pas pour sous-tendre que le présent, comme
période d'anéantissement, est nécessaire et qu' i l s' inscrit dans la
logique de la décolonisat ion mais pour permettre de percevoir
l 'urgence de f inir avec le lot de catastrophes.
250 Kourouma, A., En attendant le vote des bêtes sauvages, op. cit., p. 358.
- 294 -
5. Ecriture et oubli
I l s 'agit de confronter l 'ordre chronologique des récits avec
l 'ordre historique ou de comparer histoire et f ict ion, c'est-à-dire
le fait que l 'histoire racontée se réalise comme f ictivité.
I l y a chez Ahmadou Kourouma une fascinat ion du récit de
f ict ion à recourir souvent à l 'histoire réel le, du moins, dans ses
grandes articulations : les guerres de résistance, la colonisation,
les indépendances, etc. Ce recours témoigne, en tout cas, de la
prégnance de la seconde sur la première.
En effet, les romans d'Ahmadou Kourouma abondent de
références aux événements du passé et même du présent. I ls
sont, à cet égard, une forme d'expression de l 'histoire. D'autant
plus que le romancier ivoir ien a, pour la l it térature, une visée
d'abord pratique voire pragmatique.
Bien qu’i l fai l le ic i distinguer entre le ton histor ien et le
discours historique, c'est-à-dire entre ce qui relève d'une att itude
de compréhension et d'actualisation des événements et ce qui
dépend d'une logique de prise en considération de l 'acte de
mémoire, la visée pragmatique s'applique aux condit ions
d' intell igibil ité qui permettent de reformuler les méprises ou
même d'effacer les incompréhensions. Aussi, la l i t térature se
trouve prise au piège de l 'opérat ion historiographique ou bien
inscrite dans un effort d'ident if ication. Elle cherche, de fait ,
- 295 -
l 'ef f icacité par une sorte de substitution ou de recréation du fait
historique.
En effet, Ahmadou Kourouma transpose la société africaine
dans ses romans. Cette transposit ion consiste en une opératoire
simple puisqu'el le propose un «dire même chose» dans une
sorte de «langue étrangère». Ainsi, l ' importance de l 'histoire
chez Ahmadou Kourouma relève de la force qui élabore, dans un
mouvement, un plan d'écriture.
Elle accapare toute l 'attent ion du fait qu'elle mentionne un
savoir qui fait des romans d'Ahmadou Kourouma une sorte de
l ieu de pèlerinage. D’où, cette écriture qui préserve de l 'oubli et
maint ienne le lien avec l 'histoire.
Sans doute, le sentiment du passé persiste d'autant plus qu' il
sert d'empreinte ou d'appui au romancier pour graver, comme
sur une pierre, sa f iction. Ahmadou Kourouma vise, en fait, une
forme d'exact itude contre une opinion répandue. Comme si le
fondement de la l it térature consistai t à rendre recevable ici une
chose que nul n' ignore, l 'histoire événementiel le entre dans une
sorte de parentèle avec la f ict ion.
I l y a, dans ses romans, comme un jeu d'aff inité et de
répulsion. En effet, histoire et f iction s'att irent et se repoussent
cont inuellement. Cependant, quoiqu'i l arrive, Ahmadou
Kourouma, souvent, parvient à les concil ier. I l s'appuie,
notamment, sur l 'histoire extérieure aux personnages pour mieux
- 296 -
densif ier son œuvre. Ainsi, c’est grâce au «roman famil ial» que
ceux-ci sont mieux compris :
L’image de mon père en agonie, en chaînes, au fond d’un cachot ,
res tera l’ image de ma vie. Sans cesse, el le hantera mes rêves. Quand
je l ’évoquerai ou qu’el l e m’apparaî tra dans le s épreuves ou la défai te ,
el le décuplera ma force ; quand e l le me viendra dans la vic toire, je
deviendrai crue l , sans humanité ni concession quelconque. Termine
Koyaga. 251
Et bien que celle-ci détermine chaque personnage, l 'histoire
n'est pas quelque chose que ce dernier s'approprie véritablement
et qu' i l assume en totalité. Elle évoque plutôt la rupture, le
déchirement et, parfois, un douloureux souvenir :
Son père mor t , Fama aurai t dû succéder comme chef de tout le
Horodougou. Mais i l buta sur int r igues, déshonneurs, maraboutages e t
mensonges. Parce que d’abord un garçonnet , un pe ti t garnement
européen d’administra teur , toujours en cour te culot te sale , remuant e t
impol i comme la barbiche d’un bouc, commandait le Hor odougou.
Evidemment Fama ne pouvait pas le respecter ; ses ore i l les en ont
rougi e t le commandant pré féra, vous savez qui ? Le cous in Lacina , un
cous in lointa in qui pour réussir marabouta , tua sacr if ices sur
sacr if ice s, intr igua, menti t et se rabaissa à un tel point que… 252
251 Ibid., p. 20. 252 Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 23.
- 297 -
Chapitre 9
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Sortie de l’œuvre
1. Composition romanesque et intertextualité
Un l ien fort étroit existe entre certains personnages des
romans d'Ahmadou Kourouma ainsi que le montre le dramaturge
d'or igine ivoirienne Koff i Kwahulé dans Fama 253, une pièce
l ibrement inspirée des deux premiers romans de son
compatriote, Les Solei ls des Indépendances et Monnè, outrages
et défis.
Selon Koff i Kwahulé, le l ien qui rattache Fama à Djigui est
f i l ial. Autrement dit, Fama est le f i ls légit ime de Djigui. Ce qui
donne un peu plus de cohésion à l 'œuvre, plus d'unité à
l ’ensemble romanesque.
Djigui et Fama ont, tous deux, une vision archaïque du
pouvoir. Celui-ci, d’après ces personnages, doit revenir au
dauphin et non pas échoir aux mains d’ imposteurs. La question 253 Kwahulé, K., Fama, Morlanwelz, Lansman, 1998, 59 p.
- 298 -
de la succession qui est, à cet égard, centrale dans Les Solei ls
des Indépendances est substantiellement reprise dans Monnè,
outrages et déf is .
En effet, deux des f i ls de Dj igui dont l 'un est rentré d'un long
exil s'af frontent, dans ce roman. Béma, notamment, mult iplie les
intrigues, les manigances et les ensorcellements, pour parvenir à
ses f ins et pr iver Kélétigui de pouvoir alors même que Djigui a
déjà choisi celui qui en héritera.
Deux conceptions du pouvoir s'y confrontent. La première est
incarnée par Djigui qui pense que la nouvelle forme du pouvoir,
n'est qu'une édulcoration de la forme tradi tionnelle. La seconde
est défendue par son f i ls, Béma qui croit, au contraire, que la
députat ion est encore plus puissante que la cheffer ie. De ce fait ,
i l supplie son père de le désigner comme son successeur
légit ime.
Tout comme Béma, Fama rêvait de prendre la place de son
père. Mais, une fois que ce dernier eut décédé, c'est à un cousin
lointain que revint le trône. On retrouve ainsi le schéma conçu
dans Les Solei ls des indépendances puisque, dans Monnè,
outrages et déf is , c'est l ' inst ituteur Touboug, qui apparaît aux
yeux de Béma comme un imposteur, qui est préféré au f i ls du roi.
A l ' inverse, tout comme Fama, Béma vit très mal cette
«usurpation». I l appert, en fait , de la constatat ion que nous
dressions plus haut, à savoir que les romans d'Ahmadou
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Kourouma présentaient, sur certains points, des similitudes.
Ainsi, Fama, qui est, comme Béma, confronté aux mêmes
problèmes de succession, présente-t- i l les caractérist iques d'un
des f i ls de Djigui.
Cependant, ce qui frappe dans cette question du pouvoir,
c'est la cohésion qu'elle implique à l’échelle temporelle et la
conviction, surtout, que Les Soleils des Indépendances
pourraient parfaitement s'enchâsser dans Monnè, outrages et
déf is.
Ce qui inscrirait, d’emblée, les romans d'Ahmadou Kourouma
dans une nouvelle l inéarité, une évolution qui se lirait,
davantage, dans l 'adaptat ion de l 'écriture romanesque aux
quest ions qui touchent l 'actualité.
Les romans d'Ahmadou Kourouma ont, en effet, chacun une
magie propre. Cependant, i ls donnent naissance aussi à un
subt il mélange. Ainsi, Monnè, outrages et défis deviendrait le
point d’ancrage, le roman qui dévoi le le visage ignoble de la
colonisation et les cataclysmes qu'el le a engendrés tandis que
les autres ne seraient plus alors que l 'onde qui se propage après
le choc de la rencontre entre les civi l isat ions européenne et
africaine.
On comprendrai t, dès lors, pourquoi les romans d'Ahmadou
Kourouma condensent les grandes épopées de l 'histoire
africaine, à savoir l ’histoire de la colonisation, des
- 300 -
indépendances et des guerres civ iles actuelles, soit plus d'un
siècle d'histoire ! Car, i l apparaît que le romancier ivoirien veut
décrire, à sa manière, l 'histoire sombre de la colonisat ion et les
conséquences sur la gestion actuelle de l’héritage colonial.
Aussi, les quest ions du pouvoir, en particul ier cel les l iées à
la succession, qu' il aborde dans son œuvre romanesque sont les
plus caractéristiques pour accréditer l ’hypothèse de l 'échec de la
colonisation française et des indépendances en Afrique.
En effet, l 'histoire africaine n'est guère indissociable de la
lutte pour le pouvoir tradit ionnel ou moderne, du moins depuis la
décolonisation. Ainsi, au-delà des dif férences apparentes, ce
que problématise l ’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma,
c'est cette quest ion-là, cel le de la gloriole.
Souvent, le personnage principal se lance à la recherche de
l 'objet de toutes les frustrat ions. I l peut l 'atteindre, comme c'est
le cas avec Koyaga dans En attendant le vote des bêtes
sauvages ou bien le manquer, comme Fama, dans Les Soleils
des Indépendances .
Dans Monnè, outrages et défis, Béma court après le fauteuil
de député de la circonscription de Soba alors que Djigui s'y
oppose. Dans Allah n'est pas obl igé, i l s'agit moins d'un individu
que de plusieurs factions qui s'affrontent pour le contrôle des
régions r iches du pays.
- 301 -
La quest ion du pouvoir reste, pour ainsi dire, capitale chez
Ahmadou Kourouma.
Cependant, ce qui dif fère d'un roman à l 'autre, c'est la façon
de la traiter. Dans les deux premiers, la lutte du pouvoir couve
sous la forme d'un conf lit de générations. L'ancienne, étant
fondée sur le respect de la coutume, el le a Djigui et Fama pour
représentants tandis que la nouvelle, en rupture avec la tradit ion
et élaborée, de surcroît, sur le modèle occidental, est défendue
par Béma. Cette rivalité trouve son objectivation dans
l ' inquiétude de la modernité dont les premiers cernent encore
très mal les contours.
Dans les deux derniers romans, i l est surtout quest ion de
l 'aspect moderne de la montée en puissance ou de la prise du
pouvoir. Celui-ci est marqué par une mult ipl icat ion d'actions
violentes. En effet, en Afrique moderne, le pouvoir s'acquiert par
la force ou la ruse.
Dans En attendant le vote des bêtes sauvages , c 'est grâce à
ces méthodes que Koyaga accède à la présidence de la
République du Golfe alors que, dans Allah n'est pas obligé, des
bandes r ivales s'éventrent, au point d'occulter la raison
manifeste de ce roman, à savoir témoigner sur les condit ions
existent iel les des enfants somal iens confrontés à la guerre dans
leur pays.
- 302 -
Ces deux dernières formes de prise de pouvoir ont fait des
ravages sur le continent noir. Aujourd'hui, l 'une d'el le seulement
a triomphé. En effet, depuis plus de quarante ans, les coups
d'Etat f leurissent sur en Afr ique à un tel point que, dans les
années soixante-dix, presque tous les Etats indépendants étaient
aux mains de mil itaires et autres dictateurs ou guides
provident iels.
Par ai l leurs, on relève, chez Ahmadou Kourouma, une
certaine sympathie pour les pouvoirs tradit ionnels d'autant que
le romancier compatit souvent au sort des descendants des
dynasties royales. En effet, le romancier ivoirien prend souvent
le parti des princes déchus. Probablement, cherche-t- i l à
susciter, en évoquant l ’apitoiement de Fama ou de Djigui, une
espèce de grandeur.
Cependant, les romans d’Ahmadou Kourouma évoluent et
prennent bien place dans leur époque. Cette évolution permet,
d'ail leurs, de percevoir un écoulement du temps dans le
changement de mentali té.
Aussi, s i dans ses romans, les prises de pouvoir se terminent
le plus souvent dans un bain de violence et de folie, c’est
qu’el les ne font que camper le chaos actuel. Ces luttes qu'i ls
i l lustrent bien ainsi que l 'opposition entre l 'ancien et le nouveau
régime sont la preuve spectaculaire d'une cont inuité.
- 303 -
L’att itude de certains personnages montre donc l 'emprise du
nouveau pouvoir sur l 'ancien. I l en est, par exemple, de celle du
commandant Héraud, dans Monnè, outrages et défis , qui décrète
le début d’une nouvelle ère qu' il baptise «Renouveau» et qui est
caractérisé par une forme d'organisat ion sociale nouvelle.
Cette époque qui se déf init comme tel le est vivement
critiquée par les défenseurs de la tradit ion qui tentent de mettre
f in aux reculades, en préconisant le boycott des visites du
vendredi, ou en appelant à la guerre qui aurait dû avoir l ieu
plusieurs décennies plus tôt.
Ainsi, i l y a, dans Monnè, outrages et déf is , ces deux
approches manichéennes du pouvoir et, par conséquent, du
temps. D'une part, une vision tradit ionnelle et cycl ique qui
préconise qu'on retourne aux anciennes sources et, d'autre part ,
une conception moderne et séculaire qui s’ouvert au
changement. Cette confrontat ion débouche, en déf init ive, sur
l ' isolement de Djigui, une mise en demeure qui favorise
l 'éclosion de Béma.
Fama aussi, d'une certaine manière, est soumis aux
reculades. Il est contraint de quitter la capitale de la Côte des
Ébènes pour se réfugier dans le Horodougou.
La «bâtardise» des indépendances a ainsi eu raison du
dernier descendant des Doumbouya, du représentant du pouvoir
ancestral, tout comme la colonisat ion a vaincu Djigui.
- 304 -
L'adjectif qui est, souvent, accolé à «Doumbouya» ou
«prince», dans Les Soleils des Indépendances atteste une
attention particul ière. «Dernier» signif ie «qui v ient après tous les
autres dans le temps» (Le Petit Larousse Il lustré). Mais, i l veut
aussi dire ce «qui est le plus récent» (Le Petit Larousse Il lustré).
Cependant, i l renvoie, dans le texte, à «f in», «extrémité» ou
encore à quelque chose qui s'achève. A la f in du roman, c'est
bien ce sens que revêt cette épi thète car Les Solei ls des
Indépendances s’achève sur la mort de Fama.
Le retour à Togobala n'est pas, en soi, un retour aux sources.
C’est plutôt le signe d'une mort certaine du personnage sur
laquelle s’ouvre une ère apocalyptique caractérisée par les
«monnew», les «outrages» mais également les pronunciamientos
que retracera En attendant le vote des bêtes sauvages :
Nous a t tendaient le long de not re dur chemin : le s indépendances
pol i t i ques, le par t i unique , l 'homme char ismatique, le père de la
na t ion, les pronunciamientos dér isoi res, la révolution ; puis les autres
mythes : la lu t te pour l 'uni té na t ionale , pour le développement , le
soc ial i sme, la pa ix, l 'autosuff i sance a l imenta ires e t le s indépendances
économiques; et auss i le comba t contre la sécheresse e t la famine , la
guer re à la cor rupt ion, au tr ibal i sme, au népot isme, à la dé linquance, à
l 'exploi ta t ion de l 'homme par l 'homme, salmigondis de s logans qui à
force d 'ê tre ga lvaudés nous ont rendus sceptiques, pe lés , demi-sourds ,
- 305 -
demi-aveugles, aphones bref , p lus nègres que nous ne l 'é t ions avant e t
avec eux. 254
Etant donné la portée du sacrif ice dans la tradition africaine,
on aurait dû s' inquiéter lorsque les offrandes présentés par
Djigui n'avaient pas été acceptées par les ancêtres car leur refus
signif iait automatiquement que le sort qu' i l voulait recti f ier ne
l 'avait pas été.
En effet, Monnè, outrages et déf is, s’ouvre sur une aire
sacrif icatoire. Des sacrif ices ont été organisés en vue de
préserver la dynastie des Keita et, en particul ier, le règne du roi
Djigui contre la menace qui pèse sur lui. Le ton est donc donné,
dès les premières pages du roman. Aussi, la question que
pourrait avoir init ialement formulée le romancier est : la dynastie
des Keita survivrait-el le ou non aux malheurs qui s 'annoncent ?
Les sacrif ices n’ayant pas été accueil l is favorablement par
les ancêtres, Djigui obt ient de ses prières que le destin
s’endorme. La pérennité n'ayant donc pas été garant ie, la
dynastie était toujours sous la menace du mauvais présage.
Autrement dit, une fois que l 'ef fet produit par les prières sera
passé, le sort s'accompl irait indubitablement. Aussi, dès l ’abord
du roman, nous sommes renseignés sur le sort réservé à Djigui.
La dynast ie ne survivra pas et i l n 'y aura pas non plus de
répétit ion cycl ique du temps. La dynastie des Keita s’éteindra et
254 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 287.
- 306 -
les temps modernes succèderont aux temps anciens. Les
premières pages de Monnè, outrages et déf is annoncent ainsi le
programme du l ivre, c’est-à-dire le déploiement de la fatalité.
Les trépidations de Djigui, tout comme que celles de Fama,
ne supposeraient pas un dépassement de la situation init iale car,
de toute évidence, leurs dest ins doivent s’accomplir. En d’autres
termes, même si les romans d'Ahmadou Kourouma regroupent à
quelques retours en arr ière, i ls vont résolument de l 'avant.
2. Intrigue et intentionnalité
Le champ que nous al lons invest ir à présent est celui où
s'opère une perception nouvel le de la dimension métali ttéraire
des romans d'Ahmadou Kourouma. En effet, autre chose qu'un
inventaire des désil lusions des temps modernes est catalogué
dans l 'ensemble de son œuvre. I l s'agit d 'une préoccupation
majeure dont les f igures et les modèles, incarnés par chacun des
personnages, dissimulent mal le malaise de la société moderne.
En somme, l ’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma se
dissout ici au détriment du symbole ou de la fonct ion.
Outre le fait que Fama, le dernier descendant de la dynast ie
- 307 -
des Doumbouya et Djigui, le roi déchu de Soba, prennent les
traits de la déchéance physique et morale, les romans
d'Ahmadou Kourouma suggèrent que ces personnages
deviennent, pour nous, les prototypes d'une société qui al iène
l ' individu. I ls f igurent donc l 'une des crises essentiel les de la
modernité, c’est-à-dire la crise de l 'humanisme :
Les «Indépendances», à la dif férence de la Colonisat ion, ont réussi , en
quelques décennies, à pol luer les soc iétés afri caines, à le s
«dévi ri l i se r » e t à transformer l’homme afr ica in de fond en comble. 255
Ou, mieux :
Ces «sole i l s maléf iques » se carac tér isent essent ie l lement par le
renve rsement des va leurs –i l s’agi t be l e t bien d’un «monde renversé »-
et par un cer tain désordre que le s tyle de Kourouma s’efforce de
ref lé ter , désordre qui accable les per sonnages e t , chose cur ieuse, ceux-
ci ne parviennent pas à s’y adapte r . 256
L’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma s’inscrit,
d’emblée, dans l ’histoire totale. Elle ne traite plus seulement de
l ’histoire africaine car el le s’ investit dans les grandes
préoccupations que soulève son siècle.
255 Gassama, M., La Langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil de l’Afrique, op. cit., p. 51. 256 Ibid., p. 58.
- 308 -
Le terme «humanisme» désigne, dans son acception
moderne, l 'ensemble des valeurs que les hommes se font de leur
dest in, du progrès de leur civi l isation et une admiration pour
l 'homme.
Sur le plan des idées, i l se traduit, dans les cercles
occidentaux, par une suprématie de l 'homme aux dépens de Dieu
qui était jusqu'alors la source de toute chose. Celui-ci n'assurant
plus l 'essence et la production du monde, l 'homme s'approprie
son destin :
(…) l’humanisme est la doct r ine qui ass igne à l’homme le rôle de
sujet , c ’e st-à-di re de conscience-de-soi comme siège de l’évidence ,
dans le cadre de l ’ê tre pensé comme Grund , comme présence ple ine. 257
Au centre de la nouvelle philosophie qui refuse toute
intervention divine ou providential isme apparaît l ' idée de la
«mort de Dieu» et l ' i l lusion d'un avenir radieux sans Lui. Ainsi ,
toute une conception du monde est inversée et induit une culture
où désormais alterne le vieux et le nouveau, l 'ancien et le
moderne.
L' idée qu'on s'est fait au départ de parfaire l 'humanité de
l 'homme a conduit à des considérat ions graves. D'une part, la foi
qu'on a placée en lui a pourvu en bloc l 'humanité des pires
hécatombes et, d'autre part, la société de l 'universel qu'on a
257 Vattimo, G., La Fin de la modernité, Paris, Seuil, 1987, p. 48.
- 309 -
voulu inst ituer dans le dessein de l 'homme, sur le principe de la
raison, s'est dissipée avec l 'émergence des autoritarismes et la
mult ipl icat ion des crimes contre l 'humanité.
Cependant, étant donné que l 'histoire africaine n'a pas connu
le même cheminement, les mêmes déchirements que l 'Occident,
c'est sur un tout autre plan que l 'on perçoit , en Afrique, cette
crise de l 'humanisme.
Ainsi, de la façon dont l 'Occident a établi le contact avec
l 'Afrique point aujourd'hui l ’une des causes de la
déshumanisation en vogue sur le continent. Car, nous entendons
par- là, le processus de dérèglement au cours duquel toutes les
catégories du sacré se détournent de l 'homme en fondant une
nouvelle vérité, Dieu et les avatars sur lesquels reposaient jadis
les Africains ayant décidé de les quitter ou de détourner leurs
visages :
Oui, tout tombera it i névi table , pour la ra ison s imple que les
républiques des sole i l s de Indépendances n’avaient pas prévu
d’ ins t i tut ions comme les fét iches ou le s sorc iers pour parer les malheurs .
Dans toute l’Afr ique d’avant le s solei l s des Indépendances, l es malheurs
du vi l lage se prévenaient par des sacr if ice s. On se souciai t de deviner , de
dévoi ler l ’ avenir . 258
258 Kourouma, A. Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 154.
- 310 -
3. Romans kourouméens et modernité
I l s'agit de coordonner les romans d'Ahmadou Kourouma avec
l 'expérience de l 'existence, de thématiser des traits qui ont eu
pour effet de poser les postulats d'une connaissance structurée.
Cette partie de notre étude traite de l ' intent ion ou encore de la
radicalisation des écrits de cet auteur sur les condit ions
d'existence des personnages qu'i l décrit.
L'effet que nous escomptons doit, par conséquent, nous
conduire à l 'élaborat ion d'un discours méthodique. Sans tomber
dans la naïveté de la systématisation, notre propos tend à
dépasser toute légèreté et à toucher aux choses mêmes qui
s'expérimentent dans l 'œuvre romanesque d’Ahmadou
Kourouma.
Nous nous efforçons d'al ler au-delà des sent iers battus et de
dégager une cohérence des problèmes qu'el le soulève et qu'el le
contr ibue à mettre en lumière à travers les existences des
dif férents personnages. I l s'agit donc de dévoi ler l 'étendue de
leur manifestation.
D’apparence univoque, les romans d’Ahmadou Kourouma ont
pourtant l ’avantage d'éprouver le réel, autrement dit , de
s'inscrire dans une sorte de préhension de la f igure concrète. Or,
cette caractérist ique, même tournée vers la réflexion, permet de
saisir le dessein extralit téraire des romans d'Ahmadou
- 311 -
Kourouma.
En fait, ces derniers ont ici plus qu'un simple rôle
d'élucidation ou de fantaisie. Le véritable sens du problème
qu'ils posent est délaissé à la réflexion philosophique qui a pour
objet de charger leur descript ion d'un discours approfondi et
d'apporter à la compréhension l 'éclairage nécessaire.
La perspective des romans d'Ahmadou Kourouma se dégage,
en effet, dans un schéma banal et s imple, à savoir le
dévoilement de l 'existence et le dépouillement de la misère.
Dans les situations les plus antagoniques, les personnages sont
moribonds physiquement ou bien mentalement. I ls sont souvent
jetés ou abandonnés à leur tr iste sort ou bien l imités dans leurs
entreprises :
Mais, hélas ! tout ce la éta i t devenu passé révolu ! Avec l 'âge , le
ressentiment, Fadoua n 'avai t p lus les os de pare i l les prat iques, moi je
n 'en avais ni la puissance ni le goût. La vie i l lesse en e l le-même es t
monnè f i (monnè dense ), monnè bobell i (monnè invengeable) . Aussi ,
sans m'offenser de l 'apparence du marabout, j 'a i répondu à ses
sa luta t ions ; je lui ai par lé , lui a i demandé de demeurer quelques jours
mon hôte : j ' ava is besoin de plus de pardon et de connaissance d 'Allah.
i l ne me restai t que repent i rs , résipiscence et t rès peu de jours à vivre ,
t rès peu de pr ière s à courber pour mérite r la misér icorde divine. 259
De l ' isolement à la trahison, en passant par l ’errance, tout est
259 Kourouma, A., Monnè, outrages et défis, op. cit., p. 162.
- 312 -
organisé en pièges et dénote l ' i rrationalité, le vague de
l 'existence et la rupture entre l ' individu et son environnement
social. Loin de présenter des hommes libres et bien portants,
Ahmadou Kourouma fait , de la connaissance de la réali té, un
champ de souffrances et de désil lusion.
Ses romans décrivent, en effet, des situat ions spéciales.
Qu'i ls soient en proie à la fol ie comme celle qui s'empare de
Fama260 ou à l 'errance comme Birahima, l 'enfant-soldat des forêts
ouest africaines, les romans d’Ahmadou Kourouma montrent bien
l ’ inuti l i té profonde des êtres.
I ls exposent, à travers la forme que prend chaque
personnage, un détail de la vie misérable de l 'homme, une
minceur de son existence. I ls se donnent comme ouverture
d'autant plus qu'i ls pensent l 'existence et rendent accessible un
certain nombre de choses qui lui sont l iés.
Les romans d'Ahmadou Kourouma s' ident if ient, en effet, par
un réinvest issement des éléments originaires de l 'existence et
parfois même par une extension de ceux-ci. Ce qui permet, au
fond, une att i tude de pensée soucieuse de voir dans l 'écriture
une vocation à la dénonciation.
I ls ne sont plus seulement des œuvres de constatat ion, des
260 «Le convoi démarra. Au chevet de Fama dans l’ambulance deux infirmiers veillaient. Ils l’examinèrent et lorsqu’ils constatèrent qu’il n’y avait aucune trace de balle, ils se récrièrent. Allah le tout-puissant ! Un caïman sacré n’attaque que lorsqu’il est dépêché par les mânes pour tuer un transgresseur des lois, des coutumes, ou un grand sorcier ou un grand chef. Ce malade n’est donc pas un homme ordinaire. Lui Fama délirait, rêvassait, mourait. Des cauchemars ! Quels cauchemars !...», Kourouma, A., Les Soleils des Indépendances, op. cit., 194.
- 313 -
formes inertes de la représentat ion d'où il faut ignorer les
certi tudes médiates de la descript ion. Bien au contraire. I ls sont
en mouvement, c'est-à-dire qu'i ls v ivent, d'autant plus qu'à
travers les péripét ies de chaque personnage, ils indexent des
sorts.
Chaque situat ion du personnage est une part ie de l 'existence
dans laquelle s' intègre l 'existence el le-même -si tant est que
cette dernière est une totali té d'inf imes existences.
Ainsi, les romans d'Ahmadou Kourouma produisent du sens à
l 'existence à part ir des transports f ict ifs des personnages.
Cependant, ces di fférents transports sont des transferts d'une
existence réelle. C'est de cette existence latente dont i ls
témoignent puisque, au-delà de l 'acte de création lit téraire, i l y a
véritablement une logique de la vision réelle du monde, une
vision du monde qui n'est plus au niveau du sens clos et achevé
dans lequel les romans d’Ahmadou Kourouma ont, jusqu'ic i, été
circonscrits.
Cela suppose donc que le romancier ant icipe ou bien qu'il y
ait une prise de conscience préalable à toute imaginat ion, à
savoir que les divers parcours qu'empruntent ses personnages
émanent d'une préoccupation originaire qui rende transparent ce
qui est essentiel.
I l ne s'agit guère de quereller la validité des signif icat ions qui
entourent les romans d'Ahmadou Kourouma, mais de s' interroger
- 314 -
sur le bien fondé d'une tel le écriture. Ceux-ci ne sont plus des
relais où des visages, des hommes, des f igures passent. Bien au
contraire, i ls demeurent désormais af in de percer leur mystère.
De fait, les romans d'Ahmadou Kourouma ne sont plus seulement
des fables polit ico-histor iques, mais de véritables possibles où
une identité est conférée.
A cet égard, l 'att itude du romancier ivoirien est non
seulement porteuse d'un message opt imiste sur le devenir de
l 'Afrique mais el le permet aussi la mise en évidence de
signif icat ions plus globales comme la dominance des catégories
ou des visages universels car i l y a une prise de conscience
profonde sur laquelle les romans d'Ahmadou Kourouma
capt ivent, par une réf lexion abstraite, une intention
métalittéraire.
I l y a, chez le romancier ivoir ien, une puissance à travers
laquelle, dans un regard oblique, on peut percevoir le champ
qu’i l assigne à sa l it térature, à savoir le l ieu d'un possible, d'un
sens et d’une référence.
Hormis les f igures cachées de chaque personnage, ses
romans rappellent un monde où se mêle, dans le circuit des
réseaux de signif icat ion, l 'expérience présente par l 'écri ture.
C'est que l 'activité l it téraire d'Ahmadou Kourouma est
préconçue, c 'est-à-dire qu'el le est motivée par quelque
signif iance du fait qu'elle est particul ièrement inf luencée par une
sorte d'essence suprême qui n'est autre que le concret de la vie
- 315 -
en tant que fondement premier.
En effet, i l est diff icile, à ce moment précis de notre analyse,
d' imaginer, chez Ahmadou Kourouma, la pratique de la l i t térature
sans son intent ion, autrement dit, sans la considérat ion d'une
chose cachée, sans confondre l 'une et l 'autre car les romans et
les personnages qu' ils représentent, s' i ls ne sont que
l 'aboutissement, leur fondement est ai l leurs, c 'est-à-dire à
rebours des commodités habituel les.
Cela revient à dire que le regard que l 'on porte est soit
réversif , soit un acte pur de voyance. Ainsi, vu la perspective,
c'est l 'apparence qu'i l faut dévoiler et apprendre à regarder. I l
est tout à fait normal de penser que la signif icat ion des romans
d'Ahmadou Kourouma est offerte d'avance, que leur sens est
compris dans leurs avènements bruts et que, par conséquent, i ls
n'exigent aucun effort pour se mouvoir dans leur univers. Mais,
c'est aussi vrai qu' i l y a tout un apprentissage à faire pour ne
pas retomber dans l 'évidence et distinguer ce qui ne se laisse
pas appréhender par le regard naturel et naïf , mais qui est,
cependant, impl iqué dans l 'apparence.
- 316 -
Conclusion
Notre étude envisageait l 'examen du concept d'histoire tel
qu' i l s' impliquait dans les romans d'Ahmadou Kourouma. Cette
démarche visait, à terme, à faire ressort ir, à la lumière de
l 'histoire africaine, la conception de la l i ttérature chez le
romancier ivoirien.
L’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma plonge au cœur
d'une double postulation qui convoque le récit de f ict ion et le
récit historique à parts égales, pour extraire l ‘histor icité de la
l it térature.
Bifurcation du temps humain comme temps raconté, produit
de l 'appl icat ion du récit aux paradoxes du temps : tel le est la
réciprocité en quoi t ient l 'œuvre d'Ahmadou Kourouma. Le récit,
chez ce romancier, façonne l 'expérience, l 'ambit ion de la
fonct ion narrative étant de refigurer la réali té historique et de
l 'élever au niveau d'une conscience unif iée.
- 317 -
Ainsi l 'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma se nourrit-
elle de l’histoire réelle, mais el le ne se contente pas de l ’ imiter
servilement. Au demeurant, el le tente, par son entremise, de
recréer le temps par la mise en œuvre, par le détai l, de l’histoire.
Elle ne se livre pas au travail de l ’histor ien qui approfondit tel
événement, ni même ne cherche à saisir une quelconque totalité.
Elle s’offre plutôt comme une interact ion entre imaginaire et
histoire.
Si el le aspire à devenir un modèle de vérité de
représentation, c’est aussi une œuvre qui s’éprouve et repose
sur la perception :
Elle est donc , au cont raire de ce qui prévaut dans le regis tre de
l’ impress ion, une act ivi té de l’espr i t qui façonne le réel selon son
propre vouloi r.261
En somme, l 'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma
modif ie, se joue de l’ inscription sur laquelle elle s’est façonnée
et dérive vers un jeu double de préhension de l 'extérieur et du
drame. Cependant, la sensat ion que l 'on éprouve dans cette
préhension-dramatisat ion n’est pas seulement une répétit ion
simple de la structure externe. C'est, au contraire, une œuvre de
la mémoire qui obéit à une organisat ion ou à un ordre de
déconstruction-reconstruct ion et, qui, lorsqu’el le saisit
261 Jackson John E., op. cit. p.27
- 318 -
l 'extérieur, le transforme justement en même temps qu’el le
s’invente contre l ’exactitude du fait réel.
Le fait historique n’est plus alors f igé. Mais au contraire, en
fusionnant mémoire et imaginat ion, c’est immanquablement un
autre temps qui rejai l l it .
Mais parce que des changements ont br isé le cours normal
des choses, les romans d'Ahmadou Kourouma ont réinventé la
trame de la vie collective. Usant de la langue, i ls ont transposé
les lieux. A l ’enchaînement quotidien de la vie, i ls ont ajouté leur
coloration personnelle.
Ses romans surgissent désormais comme l 'empreinte de
l ' image, comme la présence d'une marque laissée pour ajuster
l ' image présente. I ls cèdent, enfin, à quelque chose qu'on a
éprouvé, et poursuivent l ’ef fort contre la suppression du souvenir
et pour le rêve de conservat ion.
I ls n'échappent plus à une prise de conscience de ce lien
majeur avec l 'histoire. Mais les romans d’Ahmadou Kourouma
s'enfoncent désormais dans les méandres du passé et parfois les
labyrinthes du présent pour surgir comme le devoir éternel
d' inventaire du romancier.
Soucieuse de poursuivre le dialogue avec l 'histoire, sa
voisine, ou de préserver ce l ien, l 'aventure kourouméenne
devient, de ce fait, un espace de rencontre entre histoire et
mémoire.
- 319 -
Annexes
- 320 -
Index des notions
A
Accompagnement (mutuel), 13
Actant, 137
Actualisation, 44, 260, 294
Amplif ication, 186-191
Archéologie, 242
Authentic ité, 51, 252
Autobiographie, 47, 225
C
Cartographie, 12, 21&
Catégories (témoins), 14
Complexif ication, 215
Condit ion (existentielle), 12
Conscience (collective), 254
D
Dépersonnalisation, 56, 156
Déréalisation (entreprise de), 56, 170
Déshéroïsation, 176
Déterri torial isat ion, 105
Distanciat ion, 51, 188
Dramatisation, 317
- 321 -
E
Effet (de réel), 245
Exagération, 189-190, 233
F
Fict ion, 11, 16-17, 46, 51-58, 64-66, 71-76, 92-94, 174, 199-203,
210-217, 226-227, 235, 253, 260, 294-295, 316
Fict ivité, 299
H
Homogénéité, 125, 223
I
Imaginaire, 14-18, 46-51, 71, 90, 141, 174-177, 194, 203-204, 213-
216, 245, 317
Imagination, 10-15, 40-47, 134, 177, 199, 211-216, 235, 246, 256-
262, 290, 313-318
Intel l igibil ité, 87, 219, 294
M
Macrostructure, 12
Mémoire, 10, 14-18, 44, 57-62, 91, 199, 221, 238-244, 258-267, 294,
317-318
Modél isation, 76, 225, 241
Morphisme, 51
N
Narrativisation, 27, 40
- 322 -
O
Oubli, 44, 221, 264, 294-295
R
Réactualisation, 260
Réalisme, 177, 202, 229-235
Redynamisat ion, 179
Réel, 10-11, 14-18, 44-46, 51-56, 71, 76-82, 93-96, 107, 170-178,
191-197, 205, 211-216, 223-225, 241-246, 289-290, 310-317
Réinstanciat ion, 216-218
Représentation, 10-11, 16, 89-92, 135, 166, 192, 213-214, 225-229,
243-258, 288-292, 313-317
Révisionnisme, 149
S
Styl isat ion, 181-185, 229
T
Théâtralisation, 46
V
Véridicité, 194
Vérité (historique), 27, 57
Visée (histor ienne), 53
Vraisemblance, 48, 64, 146, 174, 204, 209-213, 228, 245
- 323 -
Entretien avec Ahmadou Kourouma
Le présent entretien a été réalisé au domici le de l ’auteur à Lyon, le
6 Novembre 2002.
Mesmin YAUSSAH : Bonjour, monsieur Ahmadou Kourouma.
Ahmadou KOUROUMA : Bonjour.
M.Y. : Je prépare en ce moment une thèse. Elle porte sur l ’étude
de votre œuvre romanesque : Les soleils des indépendances,
Monnè, outrages et déf is , En attendant le vote des bêtes sauvages
- 324 -
et Allah n'est pas obligé. Ce qui m'a conduit à m'interroger sur
celle-ci, c'est le fait qu'un personnage l 'a marquée : Djigui. I l est
sans doute la représentat ion de quelque chose d'important. Le fait
que vous l 'avez appelé le centenaire m'a incité à m'interroger sur
l 'aspect historique et la façon dont vous représentez l 'histoire dans
vos romans. Cependant, la question que je vais vous poser
concerne la nécessité de votre formation initiale et le passage à la
l it térature ?
A.K. : Écoutez, c'est très simple. Je suis arrivé chez moi en 63-64.
J'étais alors actuaire et je m'occupais des statistiques et des
mathématiques des assurances. Lorsque je suis arr ivé en Côte
d'Ivoire, c'était la guerre froide. Pendant cette période, en Afrique,
les présidents faisaient ce qu'ils voulaient. I ls étaient les patrons et
se permettaient tout. Je crois l 'avoir dit dans En attendant le vote
des bêtes sauvages . Houphouët-Boigny était un dictateur de Droite
et craignait un coup des éléments de Gauche. I l a monté un
complot pour nous éliminer. I l a arrêté plusieurs personnes dont
moi. J'ai été rapidement l ibéré parce que j 'étais marié avec une
Française. Cependant, i l m'était interdit de travail ler. J'ai t raîné en
Côte d'Ivoire pendant sept (7) mois ; j 'étais embêté. Je me suis dit
que c'étai t injuste qu'on mette mes camarades en prison pour rien.
Alors, j 'ai voulu écrire un l ivre pour dénoncer ce qui était arrivé, ce
qui m'était arrivé et ce qui était arr ivé à mes camarades. Et au l ieu
d'écrire un essai, j 'ai voulu écrire un roman, une f ict ion dans
- 325 -
laquelle les personnages, les noms des gens allaient disparaître
pour que je puisse éditer mon l ivre. Houphouët-Boigny étant un
pivot de la guerre froide, on ne pouvait pas écrire contre lui. J'ai
écrit et passé mon manuscrit un peu partout sans trouver d'éditeur.
A l 'occasion d'un concours organisé par l 'université de Montréal,
j 'ai envoyé mon œuvre qui a été couronnée. Je suis part i à
Montréal pendant quinze jours pour corriger les passages
journalistiques qui parlaient des tortures d'Houphouët-Boigny af in
d'être édité. Après le succès du l ivre obtenu à Montréal, le
professeur Vachon qui avait organisé ce concours est venu le
proposer aux édit ions du Seui l qui auparavant avaient refusé
d'éditer mon manuscrit. Voilà comment je suis venu à la lit térature.
Lorsque j'ai écrit ce l ivre, j 'ai pensé au devoir de mémoire que
j 'avais vis-à-vis de l 'Afrique et qu' i l fallait indiquer les grandes
étapes de son histoire.
M.Y. : A considérer le rôle que vous assignez à Djigui, chacun de
vos ouvrages me paraît une occasion de renouer avec un certain
savoir. Est-ce le cas ?
A.K. : Oui, je l 'ai voulu. Ce l ivre, Monnè, outrages et défis que les
analystes de la lit térature considèrent comme le mei l leur parmi
tous et que j 'ai pris vingt ans à écrire rappelle le climat en France à
mon arrivée en 1954. Les Français ne parlaient que de l 'Occupation
allemande. Quatre ans seulement mais i ls en parlaient et n'ont
- 326 -
d'ail leurs pas f ini d'en parler. Chaque année, i ls rappel lent ce qui
s'est passé pendant la Résistance. Cependant, nous avons été
occupés pendant au moins un siècle. Mais, on n'en parle pas. Ce
que j'ai voulu montrer dans ce livre, c'est que nous avons, nous
aussi, subi une occupation beaucoup longue et que cela a été plus
terrible encore. D'autre part, j 'y évoque une connaissance
historique, un passé donné.
M.Y. : De la lecture que j 'ai de vos romans ne découle plus
seulement la dénonciation des systèmes polit iques en place en
Afrique mais la sensat ion aussi d'un écoulement du temps. Je
voudrais revenir là sur votre manière d'appréhender le temps
puisque de Monnè, outrages et déf is à Allah n'est pas obligé, j 'ai le
sent iment que cent ans d'histoire africaine y sont condensés. Avez-
vous eu l ' impression de refaçonner ce siècle ?
A.K. : Oui, c'est évident. Je voulais présenter ce que nous avons
souffert, ce que nous avons été. Un peuple qui ne connaît pas son
histoire est obligé de recommencer. Je suis un écrivain ; je n'ai
pas les moyens de changer l 'histoire ; néanmoins, je dois rappeler
aux gens ce qu'ils ont fait, leur montrer ce qu'i ls ont fait. A part ir de
cela, i ls doivent se méfier du futur. Dans En attendant le vote des
bêtes sauvages , je présente ce qui s'est passé pendant la guerre
froide. Cela permet de ne plus recommencer ce qui est arr ivé. Je
prends, je donne, je présente la colonisation dans tous ses
- 327 -
aspects.
M.Y. : I l y a un autre aspect qui apparaît dans Monnè, outrages et
déf is. C'est celui de la responsabil ité de l 'Afrique dans l 'œuvre de
la colonisation car Djigui , en acceptant le marché que lui propose
l ' interprète col labore, en effet, avec l 'ennemi. A travers ce
personnage, avez-vous cherché à montrer l ' implication de l 'Afrique
?
A.K. : Évidemment. Lorsque nous analysons la colonisat ion en
dehors, beaucoup d'Afr icains, presque la majorité, au début des
guerres coloniales, étaient pour la colonisation. Samory, lui,
détruisait, faisait des violences contre ceux qui ne voulaient pas
lutter contre la colonisat ion ; i l ne représentait qu'une minorité.
Aujourd'hui encore, i l y a des vi l lages : Wassoulou, où quand
quelqu'un arr ive et qu' i l veut passer la nuit, on lui demande son
prénom ; s' i l dit : «je m'appelle Touré», les gens disent «les Touré
ne passent pas la nuit ici» ; i ls te donnent de l 'eau à boire et tu t 'en
vas. Cela veut dire que Samory a tellement été sévère envers ces
gens, et qu' i l a détruit leurs vi l lages parce qu'i ls refusaient de
l 'aider, i ls sont violemment contre Samory parce que Samory a
commis des brutalités, des violences pour pouvoir imposer la
guerre aux Français.
M.Y. : De l 'autre côté, les personnages qui paraissent dans vos
- 328 -
œuvres ici et là, notamment Fama, Birahima et, dans une certaine
mesure Djigui, sont des laissés-pour-compte. A travers eux, avez-
vous voulu faire l 'histoire des faibles ?
A.K. : L'histoire des faibles. C'est vrai qu' i ls sont faibles, c'est vrai
qu' i ls sont perdus. Mais c'est l 'h istoire qui fait ça. Djigui raisonne
en vieux Malinké : quand quelqu'un vient chez toi et qu'i l t 'apporte
un cadeau, tu es son obligé. Et Djigui se croit l 'obl igé des Français
parce que les Français lui ont apporté un train. C'est une
conception absolument dif férente de celle des Occidentaux qui
veulent développer, qui veulent créer des choses. C'est pourquoi i l
paraît dépasser. Mais dans sa logique à lui, i l dit que les gens sont
venus, qu'i ls ont quitté leur pays, sont arrivés de très loin et me
disent qu' ils vont m'apporter l 'animal le plus grand. C'est sa
mentali té qui fait qu' i l paraît dépassé. Dans sa mentalité de
Malinké, de vieux qui croit que des gens sont honnêtes, tout le
monde est correct, i l croit être ça, c'est ça l 'histoire.
M.Y. : Je crois savoir que vous faites aussi al lusion dans vos
commentaires à l 'histoire réelle. Je voudrais alors vous demander
quelle place lui accordez-vous dans vos f ict ions ?
A.K. : L'histoire est la trame de mes romans parce que nous
sommes victimes de ce que l 'histoire nous a fait. Nous, Africains
sommes vict imes, nous avons souffert : on a eu l 'esclavage, on a
- 329 -
eu la colonisation, on a eu la guerre froide, on a eu les échanges
inégaux. On est victimes de l 'histoire. Pour parler de l 'Afr ique, pour
parler de notre temps, i l faut se référer à l 'histoire et aux détails de
l 'histoire.
M.Y. : On a l ' impression, lorsqu'on vous lit , d 'être t irai l lé entre deux
situat ions : entre produire une fict ion et rassembler un grand
nombre de preuves. Ne craignez-vous pas de tomber dans le
document historique ?
A.K. : Oui. Évidemment, je tends vers le document. On me
demande pour qui j 'écris. Avant de répondre à votre quest ion, je
vais résoudre ce problème. J'écris pour qui ? Je dis que j 'écris pour
les Européens ainsi que pour tous les Africains pour dire ce qu' il y
a. C'est l 'histoire. Les faits histor iques sont des faits ; c'est la
trame pour les joindre qui constitue la f ict ion. Ce que Dj igui a vécu,
tout ce qu'i l dit est vrai mais pour faire ressortir tout cela, le
représenter, i l faut faire Djigui. Et c'est là, la trame de l 'histoire, la
façon de joindre ça ; sinon, toute la vie, tout ce qu'on écrit, c'est le
document. C'est la façon de présenter les éléments pour joindre
avec la f ict ion.
M.Y. : Reprenant le t it re de votre pièce Le Diseur de vérité, je
pense que vous n'êtes pas qu'un diseur de vérité, vous agissez
pour la justice, en faveur des faibles. Ainsi qu'on peut le voir dans
- 330 -
En attendant le vote des bêtes sauvages , la purif icat ion est une
forme de procès, est-ce une bonne déf init ion de vous que de vous
considérer comme un procureur, comme quelqu'un qui défend la
just ice ? vous sentez-vous dans ce rôle, dans cette définit ion de
vous ?
A.K. : Non, je ne me crois pas procureur. Ce qu'i l y a, c'est que je
voudrais montrer aux Afr icains et aux Européens que nous avons
vécu une histoire dangereuse, une histoire terrible. Je sors ça et je
voudrais que les Africains prennent connaissance de ce que j 'ai dit
historiquement pour qu' i ls ne recommencent pas. Voyez ce qui
arr ive en Côte d'Ivoire. Malgré, tout ce qui est arrivé, on
recommence les mêmes erreurs. Et c'est ce que je voudrais éviter.
M.Y. : Voulez-vous donner des leçons à la classe polit ique à parti r
de vos œuvres, êtes-vous un redresseur de tort ? I l y a un dessein
pédagogique, vous insistez sur le fait que l 'histoire a déjà été
cruelle avec les Africains et qu' i l ne faut pas la recommencer, vous
proposez-vous de changer la vie ?
A.K. : Je ne voudrais pas changer la vie mais changer la façon dont
les gens ont agi. Je voudrais reprendre le passé, dire que pendant
la guerre de Samory, c'est vrai qu'i l était violent, mais qu'on aurait
dû nous rassembler. On aurait dû savoir que pendant la guerre
froide, nous avons eu des dictatures et si elles ont agi, c'est parce
- 331 -
que nous ét ions tous responsables. C'est que l 'histoire n'est pas
comme on dit, i l y a d'une part les bons et de l 'autre les méchants.
Tout se mêle ; et c'est ce que je voudrais montrer ; qu' i l y a du
bien, du mal de chaque côté et que nous devions faire attent ion.
M.Y. : Dans un de vos l ivres, vous comparez l 'arr ivée des
indépendances avec un vol de sauterel les, c'est-à-dire quelque
chose qui s'est fait avec brutal ité ou qu'on n'a pu maîtriser, ni
même prévoir. N'ont-el les pas préludé le cauchemar qui va
s'abattre des années plus tard sur l 'Afrique ?
A.K. : Quand j'ai écrit Les Solei ls des indépendances, j 'ai
prophétisé. Nous n'avons pas eu d' indépendance. Notre
indépendance s'est faite pendant la guerre froide. Personne ne
nous a donné l' indépendance. Nous avons été donnés mains et
pieds liés à des dictateurs. Et ces dictateurs faisaient de nous ce
qu'ils voulaient. De quelque façon, nous n'avons pas eu
d' indépendance. C'est à partir de la f in de la guerre froide que les
peuples ont commencé à prendre leurs responsabil ités. Mais avant,
nous n'avons pas eu d'indépendance. Ce que j 'ai voulu démontrer,
c'est que nous étions des objets. Maintenant, nous sommes
indépendants. La lutte que nous menons, par exemple, en Côte
d'Ivoire, cel le que nous menons au Gabon, c'est pour avoir la
démocratie. Tout ça tend vers la démocratie et tant que nous ne
l 'aurons pas nous continuerons de lutter. Le Mali, le Bénin ont
- 332 -
terminé leur histoire parce que ces états ont eu leur indépendance
déjà. Nous, nous ne l 'avons pas encore ; nous nous battons pour
l 'avoir.
M.Y. : Cette forme d'opt imisme que vous aff ichez, croyez-vous
vraiment que l 'Afrique va soigner ses maux qui sont la corrupt ion,
la délat ion, la gabegie, le despotisme, etc. ?
A.K. : L'Afrique va se guérir et elle est entrain de le faire. Ce qui
frappe les médias, ce sont les quatre ou cinq états qui se battent
pour avoir la démocrat ie. Autrement dit, les autres sont tranquilles.
I l y a en Afrique la Côte d'Ivoire, le Libéria, la Sierra Leone, la
R.D.C., le Congo Brazza qui sont en train de se réveiller ; mais sur
un ensemble de cinquante quatre états, une grande majorité est sur
la voie de la démocrat ie. J 'ai c ité les cas du Mali et du Bénin qui
ont pu déjà avoir la démocrat ie et qui sont tranquil les. I l y a
beaucoup d'états qui tendent vers la démocratie.
M.Y. : Je parle de vous aussi comme un auteur familier de l 'histoire
parce que vous prenez souvent des exemples dans l 'histoire réelle
de l 'Afrique. Aimez-vous bien représenter l 'histoire africaine dans
vos romans ?
A.K. : Je suis obligé puisque je parle de l 'Afrique, de l 'histoire de
l 'Afrique, des problèmes africains ; je suis obl igé de prendre cette
- 333 -
histoire africaine. De quoi je vais parler d'autre ? Notre histoire est
inachevée. I l faut la reprendre.
M.Y. : De l 'autre côté, i l y a une valeur que vous mettez en œuvre
dans vos romans étant donné que vous aimez reprendre les termes
de l 'histoire ; i l y a une notion qui ressort dans vos œuvres, c'est la
vérité. Pensez-vous que l 'expression l it téraire valable pour l 'Afrique
est cel le qui dénonce les choses tel les qu'elles sont comme vous le
faites parfaitement dans En attendant le vote des bêtes sauvages
où vous donnez l ' impression d'avoir arpenté les coulisses des
palais présidentiels pour montrer comment les chefs d'états
africains t iennent le pouvoir ?
A.K. : Ecoutez, je ne cherche pas à dire la vérité ; je veux
présenter la réali té. La vérité, c'est autre chose. Dans ma
présentat ion de la réal ité, j 'avert is les Africains. S'i l y a f ict ion, cela
veut dire que ce n'est plus la réalité puisque la f ict ion, c'est
l ' inexistence. Djigui est une invent ion ; les combats pour Soba n'ont
jamais existé ; mais i l y a des éléments qui sont des réalités. Si je
n'avais donné que des réali tés comme dans Allah n'est pas obligé,
ce serait i l l isible. I l faut qu' i l y ait une f ict ion, i l faut qu'i l y ait des
éléments qui mettent en mouvement les événements réels de
l 'histoire.
M.Y. : Dans le rapport réalité-f ict ion, je dirais que plus on vous
découvre, plus on a envie de vous lire. Cependant, un f lou demeure
- 334 -
entre le réel et la f iction. Lequel des deux prime ?
A.K. : Les deux se mêlent. Je prends la f ict ion pour permettre de
représenter la réali té. La f ict ion permet de représenter. Moi, je dois
représenter cette réalité pour qu'elle soit v ivante. Il faut qu' i l y ait
un peu de f ict ion pour donner de l 'aile.
M.Y. : On dit de la mémoire qu'elle est la faculté de se rappeler des
choses qu'on a apprises ou qui ont frappé l 'entendement par
l 'act ion du sens ; elle renvoie également à l ' idée de l ier au moment
présent et à venir l 'existence des choses passées. Or, i l y a chez
vous un certain goût pour le passé et même pour le présent, pour
la juxtaposit ion de l 'un et l 'autre. Quelle importance joue-t-elle
dans vos œuvres ?
A.K. : La mémoire est très importante ; la mémoire permet de
ressort ir les réali tés. Elle montre comment les gens ont agi dans le
passé et comparé au présent, el le permet d'éviter les erreurs qu'on
a faites par le passé. C'est cela le problème. Pendant la guerre de
Samory, Djigui a cru, à cause de sa culture malinké, que sa façon
de penser était universelle, que sa façon d'accueill ir l 'était aussi
alors que les gens se foutaient de lui. Après analyse, sa façon
d'agir nous fait r ire mais lui étai t très sérieux en agissant ainsi.
Cela dit , lorsque nous agissons, nous devons nous départir de
notre mentalité, de notre culture af in d'aborder les choses avec des
- 335 -
cultures ouvertes sur l 'univers. La réalité est la réalité ; el le s'est
passée et nous l 'animons par la f ict ion.
M.Y.: À côté de la mémoire, i l y a son corol laire l 'oubli . Avez-vous
déjà craint de n'avoir pas assez dit lorsque vous mettiez un point
f inal dans la rédact ion d'un de vos l ivres ?
A.K. : Bien sûr qu'on ne peut pas tout dire. On est obligé de choisir
certains éléments et d'en laisser d'autres. Cela dit, i l y a beaucoup
d'éléments qu'on abandonne soit parce qu'on n'a pas assez de
temps, soit parce que ce n'est pas très intéressant.
M.Y.: J'ai osé une inversion de vos romans. A cause de la
chronologie des événements qui transparaissent dans ceux-ci, Les
solei ls des indépendances viendraient après Monnè, outrages et
déf is. Ce que j 'ai voulu faire remarquer, c 'est que du déclin de
l 'empire Samory aux récentes guerres qui endeuil lent la partie
ouest de l 'Afr ique, i l y a un cheminement de l 'histoire afr icaine.
Cependant, jusqu'où ir iez-vous dans la représentat ion ? L’histoire
est-ce vraiment une chose importante à vos yeux ?
A.K. : C'est même la base de mes écrits. C'est l 'histoire afr icaine
qui sert d'élément essentiel pour deux raisons : pour les Africains
afin qu' ils pensent et réf léchissent sur leur histoire et pour les
Européens parce que ce sont des déf is, comme il est dit, qu'i ls
- 336 -
nous ont lancés. Aujourd'hui, les Européens oublient la
colonisation, i ls oublient l 'esclavage, la guerre froide, les échanges
inégaux. Et nous, en leur disant ce qu'i ls ont fait, nous les
accusons et, du coup, nous leur montrons qu'i l y a des choses
qu'ils ont fait et que nous devons réf léchir pour juger les act ions du
présent.
M.Y. : Dans Monnè, outrages et déf is, on dénombre les monnew de
Djigui : on sait qu' i l souffre, qu' i l est malheureux ; on connaît aussi
les outrages qui lui sont faits. Quels sont les déf is qu'i l a relevés,
par contre ?
A.K. : Quand les troupes du commandant Faidherbe sont arr ivées à
Soba et qu' i l a f inalement accepté de collaborer. I l y a,
premièrement, que les Occidentaux sont invincibles ;
deuxièmement, Samory qui était le roi, le chef avait fait la guerre,
s'était battu et, malgré tout, n'avait r ien eu. Le fait que les
colonisateurs promettent un train à Djigui l ' incite à vouloir à tout
prix à en être à la hauteur, montrer qu' il est encore le chef et
obtenir ce qu’i ls lui ont offert. Or, Djigui n'arr ive pas à le faire.
M.Y. : Si Djigui n'arr ive pas à obtenir le train et tout ce qui va avec
à part ir du moment où i l a collaboré avec l 'occupant, n'est-ce pas le
visage de la colonisation que vous dénoncez en tant que négation
de promesses ?
- 337 -
A.K. : Dj igui pourrait être autre chose ; être, par exemple, ce que
Samory a été. I l aurait pu se mettre dans la voie de Samory. Quand
Samory a demandé à tout le monde de part ir, de prat iquer la terre
brûlée, Djigui ne l 'a pas obéit ; i l a préféré rester chez lui et
sacrif ier sur les conseils des marabouts. Quelque soit l ’ issue, du
point de vue historique, i l y avait une voie qui pouvait lui permettre
d'être un élément contre la colonisat ion.
M.Y. : Djigui serait-i l une sorte de traître ?
A.K. : Djigui est une sorte de traître à l 'analyse que nous faisons
actuellement. Mais, dans son contexte et dans sa mentali té, i l ne le
paraît pas. Je crois, cependant, qu'i l l 'est parce, Mal inké comme
lui, Djigui, Samory a combattu, a dit non. I l dit, d'ail leurs, que
lorsque l'on ne veut pas on dit non. Cependant, Djigui dit oui et
non. I l avait une voie qui lui était totalement indiquée, toujours est-
i l qu' i l a été très content de voir que les marabouts lui demandaient
de rester.
M.Y. : I l y a un aspect sur lequel je voudrais qu'on revienne, c'est
la cohérence. Étant donné que la quest ion que j 'aborde dans ma
thèse traite de l 'écoulement du temps et de sa représentat ion dans
vos œuvres, i l y a bien quatre générat ions de personnages qui se
côtoient. En m'amusant à inverser l 'ordre de parut ion, i l y a Dj igui,
- 338 -
le Centenaire ; ensuite, Fama dont l 'âge se situerait entre celui de
Djigui et Koyaga, qui serait plutôt de la génération des chefs
d'états toujours en exercice en Afrique ; i l y a, enf in, Birahima qui
est un adolescent de 10-12 ans. Ces quatre personnages, à des
degrés divers, relatent un épisode de l 'histoire contemporaine de
l 'Afrique. N'y a-t-i l pas là, un désir de structuration du temps ?
A.K. : Oui. Maintenant que vous le dites, je crois que votre analyse
me paraît juste.
M.Y. : Nous al lons arrêter bientôt. Mais avant, je souhaite vous
poser la dernière quest ion. Vos romans décrivent une succession
d' instants, décrivent plus d'un siècle d'histoire de l 'Afr ique. Vous
verrez-vous, cependant, comme un écrivain en situat ion, aimez-
vous représenter votre temps ?
A.K. : Comme vous l 'avez si bien dit , i l y a une succession ; mon
temps vient après ceux de Samory, de la colonisation, des
indépendances et de la guerre froide. C'est mon temps que j'essaie
de saisir. C'est le temps que j 'essaie de saisir. La réalité africaine,
l 'histoire de notre temps, celle de ma vie, de ce que j 'ai vécu, c'est
ce que j 'essaie de saisir. J'ai pr is le passé pour bien situer le
présent. Tout est indiqué sur le présent. Prenons le passé de
Monnè, outrages et défis . Je parle du passé de Samory pour tout
rapporter au présent (et c'est très important). C'est en fonct ion des
- 339 -
problèmes que le présent me pose que je prends le passé.
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Post-scriptum
Au moment où nous imprimons la présente thèse, les édit ions
du Seuil viennent de publier, à t i tre posthume, le dernier roman
d’Ahmadou Kourouma. I l s ’agit de : Quand on refuse on dit non 262.
L’histoire relate les affrontements entre les partisans bétés du
président Gbagbo et ceux dioulas de Ouattara. I ls ont eu lieu à
Daloa, au centre ouest de la Côte d’ ivoire.
Birahima, l’enfant-soldat, joue une seconde fois le rôle de
narrateur 263. Comme la plupart des Dioulas de cette vil le, pris de
court par la tournure des événements, i l s’enfuit avec sa bien-
aimée Fanta. Dès lors, suivant les étapes de la fuite vers le Nord à
majorité dioula, le récit, que le narrateur interrompt à la f in d’une
journée et sur lequel i l rebondit parfois, devient l ’histoire du
peuplement de la Côte d’ivoire.
En effet, en nous menant vers la terre de leurs ancêtres,
Ahmadou Kourouma, par la voix de sa narratrice, se penche sur
l ’ identité de ce pays mult iethnique. Le romancier glisse, ainsi, du
récit f ict ionnel à l ’ intent ion factuelle. En le sous-tit rant «roman», on
est tenté de dire qu’i l n’y a là qu’une volonté de divert ir le lecteur
ou que la notion de roman, chez Ahmadou Kourouma, est devenue
caduque, imaginaire, non pas au sens de texte de f ict ion, mais une
copie pure de la réalité.
262 Kourouma, A., Quand on refuse on dit non, Paris, Seuil, 2004, 159 p. 263 Ce personnage apparaît pour la première fois dans Allah n’est pas obligé.
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Cela dit, Quand on refuse on dit non, à l ’ instar des romans
précédents, nous replace au cœur de la problématique de la f ict ion
kourouméenne : en effet, s’agit-i l d’une f ict ion ou d’un document
historique ? Toujours est-i l que ce roman n’en est plus un en dépit
de sa totale réussite.
- 342 -
Bibliographie
Corpus étudié :
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1998, 357 p.
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Jeunesse, 1998.
▪Le Chasseur, héros afr icain, Grandir, 1999.
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- 343 -
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▪Dans l ’ombre des guerres tr ibales, entretien avec Héric Libong, 14
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▪Ahmadou Kourouma : «Je suis toujours un opposant», entret ien
avec Aliette Armel in Magazine lit téraire, n° 390 de Septembre
2000.
Articles
▪Chanda Tirthankar, «Vertigineux Kourouma» in Jeune Afr ique/
L ’Intel l igent , n° 2076-2077 du 24/10 au 08/11/2000.
▪Bédarida Catherine, «Ahmadou Kourouma, le guerrier-griot» in Le
Monde du mercredi 1e r/11/2000.
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Résumé
L’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma n’échappe pas à la prise de
conscience de la lit térature comme exis. El le a su, de bonne heure,
dresser, comme dans un tableau, les maux qui tétanisent le cont inent
africain. Vecteur de la relat ion entre histoire et représentation, el le
convoque f ict ion et histoire à part égales pour dire notre historic ité, à
travers une mise en correspondance avec l ’expérience temporelle.
De fait, elle cède au caprice du devoir d’ inventaire en se donnant comme
occasion de renouer avec un savoir.
Organisée en trois part ies, la présente thèse porte d’abord sur le rapport
texte-contexte qui traite de la compréhension et de la description des faits
historiques. La deuxième partie se rapporte au passage de la réali té à la
f ict ion en tenant compte de la démesure comme procédé styl ist ique pour
ressort ir au duo histoire-f ict ion. Enfin, perçue comme procédé
d’assimilation-famil iar isation, la trois ième partie analyse l ’œuvre comme
l ieu de mémoire.
Mots clés : Ahmadou Kourouma, f ict ion, histoire, imaginaire, imaginat ion,
l it térature africaine, mémoire, réali té, réel, représentat ion,
oubli .