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Département de Sociologie, Licence de Sociologie, Année universitaire 2003-2004, Cours Université Victor Segalen - Bordeaux 2 Faculté des Sciences de l'Homme Département de Sociologie Année Universitaire : 2003-2004 Licence de Sociologie, 1ere année, 1° semestre 2003/2004 Louis-Naud PIERRE UE 2/Découverte des Sciences humaines Introduction à la Science Politique INTRODUCTION A LA SCIENCE POLITIQUE

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Département de Sociologie, Licence de Sociologie, Année universitaire 2003-2004, Cours

Université Victor Segalen - Bordeaux 2

Faculté des Sciences de l'Homme Département de Sociologie

Année Universitaire : 2003-2004 Licence de Sociologie, 1ere année, 1° semestre 2003/2004

Louis-Naud PIERRE UE 2/Découverte des Sciences humaines

Introduction à la Science Politique

INTRODUCTION A LA

SCIENCE POLITIQUE

Année universitaire, 2003-2004 Cours de M. Louis-Naud Pierre Introduction à la science politique

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SOMMAIRE

INTRODUCTION I.- L’EXPLICATION POLITIQUE

A) La tradition marxiste B) L’analyse systémique C) Le fonctionnalisme D) Constructivisme E) Interactionnisme

II.- LE CADRE INSTITUTIONNEL D’EXPRESSION DU POLITIQUE

A) L’État 1. Un ordre juridique 2. Un pouvoir politique 3. L’acceptation de l’ordre étatique 4. Rôle et fonctionnement

B) Les partis politiques 1. Structure, fonctions et fonctionnement des partis politiques 2. La légitimation des partis politiques

C) Les groupes d’intérêts 1. Importance et influence 2. Cadres normatifs

III.- LES PRATIQUES DE PARTICIPATION POLITIQUE

A) Les mobilisations : origines et enjeux 1. L’approche psychosociale

a. Action collective et frustration relative b. L’analyse marxiste c. Mouvements sociaux et historicité (Alain Touraine)

2. Action collective et « mobilisation des ressources » a. Approche en termes de calculs coûts/avantages b. Approche en termes de contrôle social c. Approche en termes constructivistes

B) Les élections 1. L’étude de la participation électorale 2. La mesure de la participation électorale 3. Modèles explicatifs de la participation électorale

a. L’approche écologique b. L’approche psychosociologique c. Le modèle du marché

CONCLUSION

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INTRODUCTION

La réflexion sur le problème politique remonte très loin dans l’histoire des idées. Ce

sont les philosophes, tels Platon (428 ou 427 à 348 ou 347 av. J.C.), Aristote (384 à 322 av.

J.C.), Thucydide (env. 460-395) qui, dès le Ve et IVe siècle avant Jésus-Christ, ce sont

intéressés à ce problème. Mais les préoccupations centrales de ces penseurs tournent autour de

la question de savoir quel type de gouvernement convient-il de mettre en place pour mieux

garantir une coexistence harmonieuse et pacifique des individus, ce qui les conduit à des

considérations morales qui travestissent souvent la réalité des faits. Ces questionnements

apparaissent comme une réaction aux spectacles de guerres à répétition, de désordres et de

violences permanentes qui mettent en cause la pérennité de la Cité1. Ils cherchent alors le

principe de l’ordre politique à instituer impérativement dans l’idée de Bien et du Juste tirée de

leur « méditation métaphysique ». Le débat politique prend alors la forme d’une quête de

connaissance relative au type de conduite – individuelle, politique et religieuse – auquel

l’homme doit se conformer en vue de la réalisation de l’ordre, de la raison, c’est-à-dire la

bonne correspondance entre l’organisation du cosmos, celle de la Cité et la hiérarchie des

âmes2.

L’ouvrage de Machiavel (1469-1527), Le Prince, écrit vers la fin de l’année 1513

marque un renversement de la problématique de la philosophie politique classique. Machiavel

fut un haut fonctionnaire de la République de Florence. Entre 1498 et 1512, il a occupé les

fonctions de secrétaire de la chancellerie, de secrétaires des Dix de Liberté et de paix ainsi que

de conseiller auprès de Pierre Soderini, magistrat suprême de la République. Il est déchu de

ses fonctions par les Médicis qui ont envahi et soumis Florence à leur autorité en 1512. Pour

1 Ces préoccupations sont liées immédiatement au contexte sociopolitique de l’époque. Dans les années 499 avant J.C., des villes grecques d'Asie Mineure ont été en proie à des révoltes permanentes contre la domination perse. Le roi perse, Darius 1er, écrase la rébellion en 494, en détruisant la ville de Milet, située dans cette région. Entre 490 et 479, les Athéniens devaient, de leur côté, faire face aux multiples tentatives d’invasion des Perses. La fin des conflits avec la défaite de Xerxès, le nouveau roi perse, lors de la bataille de Salamine, du Cap Mycale et de Platées n’a pas pour autant permis l’unification et la pacification de la Cité. Il faut attendre la domination de Philippe de Macédoine à partir de 338 pour que cette unité et cette paix intérieures auxquelles aspiraient les Grecs depuis si longtemps soient effectivement établies par la force. 2 Platon, République.

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mieux comprendre les raisons de la défaite de sa République, il s’est mis à l’observation

d’une République qui elle a réussi : la République romaine. Il s’agit pour lui de repérer les

mécanismes de la durée et de la grandeur de Rome. Il entend montrer les effets des actions

des dirigeants et des modes des configurations socioculturelles sur la pérennité ou non de tout

régime politique : « Lorsque les pays qu’on acquiert, comme on a dit, sont accoutumés à vivre

selon leurs lois et en liberté, pour les tenir il y a trois procédés : le premier, les détruire ; le

deuxième, y aller habiter en personne ; le troisième, les laisser vivre selon leurs lois, en en

tirant un tribut et en y créant un gouvernement oligarchique qui te conserve leur amitié. Car

créé par ce prince, ce gouvernement sait qu’il ne peut durer sans son amitié et sa puissance, et

doit tout faire pour le maintenir. Et l’on tient plus facilement une cité accoutumée à vivre libre

par le moyen des citoyens eux-mêmes que d’aucune autre, façon, si on veut l’épargner. »3

La rupture opérée ici se situe dans le type de questionnements. Il ne s’agit plus de

déterminer le statut de l’homme vertueux, l’ordonnance politique qui l’exprime et le rend

possible et les principes qui fondent l’un et l’autre, mais de chercher à savoir comment

fonctionne le pouvoir politique. Il donne ainsi à la science politique son objet et sa méthode.

Cette démarche positive va être, peu à peu, systématisée dans l’analyse politique. Pour

expliquer la particularité du régime politique selon les sociétés, Montesquieu (1689-1755) se

réfère dans L’esprit des lois au système des facteurs socioculturels et climatiques qui

caractérisent chacune d’entre elles. Pour lui, la différence entre les régimes politiques est liée

à la différence des organisations et des structures sociales. Dans De la démocratie en

Amérique, Tocqueville (1805-1859) suit la même démarche positive lorsqu’il tente de cerner

les facteurs déterminant le caractère libéral et démocratique de la société en Amérique. Il relie

le régime démocratique à un processus social global : l’égalisation de conditions entre les

individus qui composent la société américaine. C’est cette même préoccupation

méthodologique (1818-1883) qui conduit Marx à créer le concept de mode de production.

Concept qui tend à rendre compte concrètement des processus par lesquels les groupes

sociaux produisent leurs moyens d’existence.

La science politique n’a connu son véritable essor qu’à partir du XIXe siècle et du

début du XXe siècle, notamment avec les œuvres de Max Weber mettant l’État et sa

bureaucratie, l’intervention étatique et sa rationalité, le pouvoir et les mécanismes de sa 3 Machiavel, Le Prince, Paris, Flammarion, 1992, p. 85.

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légitimation, bref, les mécanismes de la domination, au centre de l’analyse politique de

premier plan. La création des départements de science politique dans certaines universités

américaines à partir de 1890 et la fondation, en 1903, de l’Américan Polical Science

Association présidée successivement par Goodnow, Price, Lowelle et Wilson, permettent à

cette discipline de s’affirmer et de se développer aux Etats-Unis. En Europe, la science

politique ne s’affirme véritablement qu’aux lendemains de la seconde guerre mondiale,

notamment en Grande-Bretagne, en France, en Italie et en Allemagne.

Cette institutionnalisation n’évacue pas pour autant les grands débats sur les contours

de l’objet même de la science politique. En quoi les phénomènes dits politiques se

distinguent-ils des autres phénomènes sociaux ? Quels sont les types de phénomènes que l’on

désigne par la notion de politique ? Constituent-ils des phénomènes politiques en soi ? Sinon

comment le deviennent-ils ?

L’étymologie grecque, πολισ, désigne les affaires de la Cité, c’est-à-dire, par

extension, ce qui se rapporte immédiatement aux activités du gouvernement. En dehors de ce

sens classique, la notion de politique se caractérise par son extraordinaire fluidité sémantique.

Elle est utilisée pour désigner des champs et des types d’activités extrêmement variés :

1) Des actions visant la réalisation de projets personnels non conformes aux normes

d’action sociale : La notion de politique recouvre ici les activités visant la réalisation de fins

personnelles. Ces activités relèveraient des calculs égoïstes, qui s’opposent à la loyauté et au

respect de l’intérêt général. La notion de politique indique, de ce point de vue, la

disqualification du comportement. C’est le sens de l’expression « politique politicienne ».

Cette connotation péjorative conduit les acteurs politiques à se défendre de « faire de la

politique » ou à clarifier leurs intentions et leurs démarches, en montrant qu’elles sont

conformes à l’intérêt général.

2) Les activités visant la réalisation d’une fin particulière conforme aux normes

d’action sociale : Cela concerne tant les actions des hommes politiques pour conquérir et

exercer le pouvoir que celles déployées par une marque pour rehausser son prestige auprès

des consommateurs, par un syndicat pour accroître son audience auprès des salariés. Dans

cette perspective, la notion politique ne se réfère pas à l’ « univers politique » classique, c’est-

à-dire les affaires de la Cité. Elle indique simplement une ligne de conduite méthodique, en

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vue d’une plus grande efficacité dans la réalisation d’une fin quelconque jugée digne par une

communauté d’individus.

3) L’ensemble de solutions cohérentes apportées à un problème dans un domaine

donné : La notion politique recouvre ici les activités mises délibérément en œuvre par les

pouvoirs publics pour faire face à des faits ou des comportements qui deviennent sources de

problème et qui, par conséquent, suscitent des inquiétudes et des angoisses chez les membres

de la collectivité. Elle se rapporte au processus de maintien de la cohésion sociale. Les

politiques de la ville, de la famille, de l’éducation, de l’emploi, de la justice, bref, les

politiques publiques en général, remplissent les mêmes fonctions : prévenir les faits et

comportements non souhaitables ou les corriger s’ils sont déjà produits dans un domaine

donné. La politisation d’un fait ou d’un comportement donné signifie donc que ce fait ou ce

comportement est identifié par les membres de la collectivité comme une menace pour leur

coexistence, pour leur sûreté et pour leur sécurité personnelle et que ces derniers exigent des

interventions publiques.

4) Les processus décisionnels : La notion de politique signifie un pouvoir de décision,

de choix. L’action publique peut avoir des conséquences multiples et contradictoires :

diminuer les impôts sur la fortune peut entraîner l’attractivité d’un pays pour les riches et,

dans le même temps, conduire à l’affaiblissement de la solidarité nationale par la suppression

obligée des crédits finançant les politiques socioculturelles et sanitaires. De même, la

suppression des contraintes juridiques pesant sur l’entreprise est susceptible d’accroître tant

l’efficacité économique de celle-ci que la subordination quasi-absolue des salariés aux

patrons. Ici c’est la qualité du modèle social ou la nature des rapports sociaux qui est en jeu.

La notion politique renvoie aux processus par lesquels les gestionnaires publiques écartent

tels corps de principes de choix pour en adopter d’autres.

5) Les processus de régulation : L’usage masculin (le politique) de la notion politique

renvoie au phénomène multiforme de régulation des conflits d’intérêts. Selon cette dernière

acception, la régulation des activités humaines est la question politique centrale. Cette

régulation s’opère par le biais d’un ordre juridique caractérisé par un système d’injonctions

obligatoires (agir, s’abstenir….) faisant l’objet d’un travail de redéfinition permanent et

garanti par l’État. Cette activité spécifique constitue l’objet de la science politique qui

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comprend quatre branches : théorie politique incluant l’histoire des doctrines et mouvements

des idées ; relations internationales ; Administration publique et politiques publiques ;

Sociologie politique.

Le concept science politique contient en soi le programme de la discipline. Il s’agit

d’un discours systématique sur les faits et les comportements divers et changeants tenus pour

politiques à un moment donné par une communauté d’individus déterminés. Ayant la

prétention scientifique, ce discours ne se borne pas à constater ces phénomènes ou à décrire

les flots des impressions qu’ils produisent chez l’observateur, mais à les ordonner sous une

représentation commune, à établir leur liaison en un ensemble qui fournit les lois permettant

de comprendre les mécanismes politiques. Il s’agit de produire, plus précisément, de la

connaissance sur ces faits et comportements qui sont considérés comme politiques, c’est-à-

dire leur attribuer un sens, montrer leur caractère pertinent. C’est ce but que poursuit

l’explication politique.

Ce cours s’articule autour de trois axes fondamentaux. Dans un premier temps, nous

nous tâcherons de présenter les divers modèles d’explication politique. Après avoir, dans un

second temps, précisé le cadre institutionnel d’expression du politique, nous entrerons, pour

finir, dans la discussion des différentes formes de pratiques de participation politique.

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I.- L’EXPLICATION POLITIQUE

L’explication politique s’inspire de deux types d’approche classiques en sciences

sociales.

Le premier type prend la société globale comme point de départ de l’analyse. Dans

cette perspective, la société est comprise comme un système organique dans lequel chaque

individu ou groupe joue un rôle déterminé. La finalité supposée de ce rôle consiste à assurer

le maintien du système. La socialisation constitue le mécanisme par lequel chacun acquiert les

éléments normatifs de son rôle et les intègre dans sa personnalité propre. Les comportements

aussi bien que les jugements les plus personnels de l’individu sont tenus pour de simples

modes de manifestations concrètes des normes incorporées4. Dans ce type d’approche, l’unité

des rapports des individus les uns avec les autres est une donnée immédiate du système. Elle

repose fondamentalement sur la dépendance mutuelle ainsi que sur le contrôle que les

individus s’exercent réciproquement. Cette démarche dite déterministe qu’on retrouve chez

Durkheim est utilisée dans un certain nombre de courants sociologiques, tels le marxisme, le

systémisme et le fonctionnalisme, pour expliquer les comportements et les faits politiques.

Le deuxième type d’approche part au contraire de l’individu, considéré comme un

acteur autonome poursuivant ses fins personnelles en raison de sa logique propre ou de ses

intérêts privés. Dans ces approches, l’activité spécifique de chaque individu est perçue comme

le produit du calcul rationnel. Le système social est compris comme le résultat aléatoire des

transactions sociales dépourvues de principe d’unité en soi. Ainsi, le sens de l’action sociale

est-il déduit des logiques individuelles, lesquelles sont variables selon le rapport

coût/avantage. Cette approche inspirée par la sociologie webérienne est mise en œuvre dans

les analyses de type interactionniste et constructiviste.

4 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique (1894)

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A) La tradition marxiste

Dans l’analyse marxiste, les besoins – primaires (manger, dormir, se reproduire, se

protéger, besoins dits vitaux) et secondaires (loisirs, luxe, confort, savoir, prestige,

reconnaissance, etc.) – sont considérés comme le mobile fondamental de l’action individuelle.

L’existence de ces besoins chez l’individu inclut la tendance naturelle de les satisfaire. Il en

résulte l’engagement de celui-ci dans des rapports de production qui contiennent la possibilité

de leur satisfaction. Les intérêts des uns et des autres au sein de ses rapports sont déterminés

selon leur apport spécifique (capital ou force de travail). Ces divergences d’intérêts

impliquent un système d’affrontements et de luttes de classes. Dans ces conditions, l’unité des

rapports que l’interaction sociale implique ne peut être produite que par une force extérieure :

l’État traduit dans une superstructure juridique et politique5.

L’État a donc une fonction essentiellement de coercition. Son rôle fondamental

consiste à contenir les forces sociales susceptibles de mettre en cause la stabilité des rapports

de production, à les tenir en échec.

L’analyse marxiste s’articule sur deux postulats : la séparation des individus d’avec

l’État et l’identité des intérêts de la classe dominante avec ceux de l’État.

1) La séparation des individus d’avec l’État : Marx montre qu’il n’existe aucun lien

interne qui rattache les individus à l’État. C’est la liaison extérieure avec la superstructure

juridique et politique qui légitime la domination de celui-ci sur ceux-là. L’État est ainsi

perçu comme une simple forme ajoutée à la dynamique des forces productives pour

garantir leur unité et leur universalité. Alors, intérêts privés et forme étatique se

contredisent, ceux-là sont déterminés selon les classes, et donc contingents, celui-ci est

transcendant et universel.

5 « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général » (Marx, De la contribution à la critique de l’économie politique, cité par Dominique Chagnollaud, Science Politique, Paris, Dalloz, 2002, p. 8, 4e édition.)

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2) L’identité des intérêts de la classe dominante avec ceux de l’État : Marx établit

un lien entre le développement de l’industrie, l’intensification de l’échange des produits à

l’échelle mondiale vers la fin du XVe siècle et la construction de l’État moderne. Il montre

comment le niveau atteint par le capitalisme à cette époque nécessite la liberté et l’égalité

des droits. Il s’agit de libérer les travailleurs des entraves corporatives et le commerce des

privilèges féodaux, de garantir les chances égales pour les concurrents bourgeois, d’assurer

la sécurité juridique des échanges et de la propriété privée. Ces impératifs économiques

constituent, selon lui, les contours des prérogatives fondamentales de l’État moderne. Il en

résulte immédiatement l’identité des intérêts capitalistes et les intérêts de l’État.

Marx insiste sur le fait que la traduction des intérêts de la classe politiquement

dominante dans l’État demeure quelque chose de purement formel. Alors, la contradiction

entre intérêts de classe et forme étatique persiste. Car si ces intérêts s’étaient effectivement

élevés au rang de l’universel, c’est-à-dire rendus conformes aux aspirations ou aux besoins de

tous les individus ou groupes qui composent la société, le recours à un système de coercition

pour assurer le maintien de l’ordre social (le statu quo) serait non seulement superflu mais

encore absurde ; et cela, dans la mesure où ces derniers se plieraient spontanément à cet ordre

dans lequel leur volonté particulière est pleinement restituée.

Selon lui, les modes de rapports de production antérieurs et actuels (esclavagisme,

féodalisme et capitalisme) contiennent une contradiction, qui se traduit dans l’affirmation du

caractère absolu aussi bien des intérêts de classe que des intérêts de l’État. Or les intérêts ne

peuvent être pensés universellement qu’en perdant leur caractère de classe, c’est-à-dire en se

généralisant ; et l’universalité de l’État n’est véritablement affirmative que dans la

suppression des classes elles-mêmes ainsi que de leurs intérêts particuliers. Ce qui implique

immédiatement l’abolition de l’État dont l’existence n’était justifiée, jusque-là, qu’en tant que

possibilité de coexistence pacifique et tranquille de classes aux intérêts antagoniques. Cette

configuration sociale dans laquelle les individus ou groupes et leurs intérêts sont

indifférenciés se rapporte au communisme. C’est en ce sens que ce mode de production est

tenu pour la fin de l’histoire. Car selon Marx :

« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt secrète, tantôt ouverte et qui finissait toujours soit par une

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transformation révolutionnaire de toute société, soit par la ruine commune des classes en lutte»6

Le maintien des intérêts de classe s’oppose immédiatement à l’universalité effective

de l’État. Alors, les injonctions juridiques et les normes institutionnelles garantissant leur

intégration s’anéantissent comme principes universels. C’est ce qui se passe dans les modes

de production antérieurs et actuels. Dans le communisme, la généralisation des intérêts et la

collectivisation des moyens de production suppriment aussi bien la notion d’intérêts de

classes que celle de l’État. Le communisme est ainsi posé comme possibilité de

« l’association libre et égale des producteurs »7. Les individus ou groupes sont ainsi unis par

un mode interne, la volonté qui se traduit dans l’acceptation mutuelle. Il en résulte la tendance

chez l’individu à respecter spontanément les règles de cette société fraternelle : « Le travail,

au lieu d’être un fardeau, sera une joie » déclare Engels. Tout appareil de coercition est

devenu inutile8.

S’inspirant de l’analyse marxiste, certains auteurs, comme Gramsci et Althusser, ont

cherché à cerner les mécanismes de contrôle étatique dans le capitalisme. Le premier a mis en

évidence le rôle de l’idéologie dans l’établissement et le maintien des valeurs de la classe

dominante et de son pouvoir. Le second a fait état de l’articulation des « Appareils

Idéologiques d’État » (AIE) [constitués par les églises, les écoles, la famille, le droit, les

médias] et l’ « appareil répressif d’État » (ARE) [comme l’armée, la police, la bureaucratie]

dans le processus de légitimation et de maintien des rapports de production établis. La notion

de violence symbolique développée par Bourdieu rejoint ce cadre d’analyse. Cette notion

désigne les efforts déployés par les dominants pour poser leurs propres conduites et leurs

manières de vivre particulières comme universelles, et donc à disqualifier celles des dominés.

La critique politique implicite consiste dans le fait de considérer l’État comme le support de

cette entreprise.

B) L’analyse systémique

Dans l’analyse d’inspiration marxiste la notion politique désigne les processus par

lesquels la coexistence d’un ensemble d’individus donné aux intérêts originairement 6 Marx, Manifeste du Parti communiste, Paris, Union Générale d’Éditions, 1984, p. 19, coll. 10/18. 7 Engels cité par Roger-Gérard Schwartzenberg, Sociologie politique, Montchrestien, 1998, p. 57, 5ème édition. 8 Voir Roger-Gérard Schwartzenberg, Sociologie politique, Montchrestien, op. cit., pp. 56-57.

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contradictoires est rendue possible. L’État, qui est l’organe jouant cette fonction, est compris

comme un construit social. Il dépend de l’état des rapports de force à un moment donné.

Toute modification de ces rapports est susceptible d’entraîner sa transformation.

L’analyse systémique conserve l’idée selon laquelle la société serait le produit des

interactions entre des individus cherchant la satisfaction de leurs besoins personnels. Mais ici

la notion politique désigne le processus de répartition des ressources et des avantages entre

ces derniers. Processus qui se matérialisent dans des décisions faisant autorité. Dans ces

conditions, la politique désigne l’ensemble d’activités visant à influencer ces décisions. Ces

activités se présentent comme un système, dans la mesure où elles sont cohérentes, selon la

finalité. En outre, elles mettent en scène des groupes d’acteurs ayant des rôles distincts et

placés en situation d’interdépendance dans la société globale. Toutes activités qui ne

poursuivent pas immédiatement ces fins sont ainsi écartées du champ politique.

David Easton construit un modèle d’analyse dans lequel les interactions du système et

son environnement sont représentées sous la forme d’un circuit cybernétique fermé. Dans ce

modèle, le système politique est considéré comme un lieu opaque et obscur qui échappe à

l’entendement. D’où sa désignation par la notion de boîte noire. Pour Easton la seule réalité

connaissable dans ces processus est celle qui se donne à observer uniquement dans les

transactions multiformes entre le système et son environnement. Alors, le but de l’analyse

politique consiste à connaître les mécanismes de ces transactions. Il s’agit plus précisément de

cerner les types d’influences que l’environnement exerce sur le système et la manière dont ces

influences sont communiquées à celui-ci. Les modes d’adaptation du système constituent pour

l’analyse un moment très important.

Les indicateurs de l’analyse sont déduits des quatre problèmes spécifiques à un

système politique donné. Ils sont rangés en deux catégories distinctes : les inputs et les

outputs.

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inputs

exigences

soutiens

frontières du système

rétroaction

outputs

décisions

et actions

environnements

Les inputs consistent dans les messages ou les impulsions que le système reçoit de

l’environnement. Il s’agit des exigences et des soutiens. Les exigences relèvent des attentes ou

des demandes sociales relatives, par exemple, aux droits de l’homme. Dans ce cas, l’analyse

consiste à déterminer la nature de ces exigences et leur mode de traitement. Il est bien entendu

que l’expression incontrôlée de ces exigences est susceptible de provoquer la surcharge

qualitative – content stress. Les soutiens sont constitués soit par des manifestations publiques

d’adhésion à l’action gouvernementale, soit par l’attachement des citoyens aux règles de

fonctionnement du système politique. La socialisation politique, l’intégration culturelle, la

grammaire politique (l’univers de sens, le fait linguistique) deviennent des objets privilégiés

de l’analyse.

Les ouputs sont le produit de la réaction du système à l’expression des exigences et

aux offres de soutiens. Ils prennent essentiellement la forme de décisions et d’actions

matérialisées dans les politiques publiques. Le but supposé de ces outputs est de satisfaire les

demandes et de renforcer les soutiens nécessaires au maintien du système politique. Pour

l’analyse, il s’agit d’observer la nature de la réaction du système en rapport avec la

satisfaction, la relance, le déplacement ou le durcissement des exigences. Il en est de même

pour les soutiens. Contribue-t-elle à les renforcer ou au contraire à les affaiblir ?

Cette démarche considère le système politique comme un lieu de circulation

d’informations. Celles-ci consistent dans les signes et dans les messages envoyés au système

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par les citoyens. Le rôle des dirigeants du système est de les interpréter, de les sélectionner, de

les traiter, de les convertir en décisions et en actions publiques.

Cette approche s’insère dans le cadre de la théorie générale des systèmes. Selon cette

théorie, tout système comporte en soi sa propre finalité : son maintien ou sa propre

reproduction. Alors, l’analyse se borne à étudier les conditions de son adaptation à son

environnement porteur d’élément de déséquilibre et de perturbation. Dans cette adaptation, les

décisions et les actions publiques apparaissent comme des éléments déterminés qu’on peut

comparer à d’autres, comme une marchandise contre laquelle on peut en échanger une autre, à

savoir les soutiens. Le système politique comme puissance dispensatrice des ressources et des

avantages tient un marché avec des produits appelés exigence et soutiens qui sont en vente

contre d’autres produits, décisions et actions ; et le droit en constitue le tarif.

Cette analyse séduit un certain nombre de chercheurs en sciences politiques par sa

clarté, sa simplicité et son caractère opérationnel. Le classement des éléments du système

selon leur fonction offre des critères de jugement particulièrement solides. Mais l’exagération

de la tendance supposée du système à la survie restreint, dans le même temps, le champ

d’investigation. Car tout est ramené à cette interrogation fondamentale. Tout ce qui ne

contribue pas à cet impératif fonctionnel est écarté du champ politique. Partant d’une

conception plus large de la notion de fonction, l’analyse fonctionnaliste – développée par

Almond et Powell dans Comparative Politics (1966) – s’efforce de définir d’autres critères

relatifs aux fonctions politiques dites de base et d’en étudier les rapports.

C) Le fonctionnalisme

L’analyse fonctionnaliste en sciences politiques prend naissance dans un contexte

général de questionnements sur les problèmes posés par l’importation des modèles politiques

occidentaux dans le tiers monde. La nature de la question conduit Almond et Powell à

postuler l’existence de fonctions politiques de base contribuant à assurer l’autoreproduction

d’un système politique et son adaptation à un environnement donné. Ces fonctions sont

ensuite tenus pour consubstantielles à tout système politique. L’analyse se borne à identifier

les structures qui les remplissent effectivement, selon l’environnement social donné.

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Quatre fonctions politiques de base sont ainsi répertoriées a priori. La capacité

extractive qui consiste dans l’aptitude du système à prélever et à mobiliser les ressources

financières et humaines nécessaires à la réalisation de son but. La capacité régulatrice

consistant dans les mécanismes de contrôle juridique et institutionnel des comportements et

des échanges socio-économiques dans l’espace déterminé en vue de désamorcer les conflits

d’intérêts et les contestations sociales. La capacité distributive porte sur l’allocation des

ressources, des avantages et des privilèges aux citoyens pour renforcer leurs soutiens au

système. La capacité réactive ou responsive concerne l’efficacité du système à cerner, voire à

anticiper les exigences en vue de prévenir les frustrations susceptibles de mettre en cause sa

survie.

L’analyse fonctionnaliste part des structures politiques occidentales comme modèles.

Les besoins de la comparaison avec les structures politiques extra-occidentales la conduit à

forger d’autres notions permettant de saisir la spécificité de chaque structure particulière, en

rapport avec la question fondamentale : l’autoreproduction et l’adaptation du système

politique. Il s’agit de « équivalents fonctionnels » et « multifonctionnalité des structures ». La

notion d’ « équivalents fonctionnels » désigne le fait qu’une même fonction peut être remplie

par des structures différentes, selon l’environnement. Par exemple, les fonctions de filtrage et

de formulation des exigences peuvent être remplies tant par les partis politiques que par des

structures syndicales, associatives ou religieuses. Celle de « multifonctionnalité des

structures » indique le fait qu’une même structure peut remplir une multitude de fonctions

qui, ailleurs, sont prises en charge par des structures spécialisées. La présidence en Haïti

s’occupe par exemple de toute une série de questions comme l’alphabétisation, l’élaboration

et la mise en œuvre de projets de développement ou d’aides sociales, domaines qui en

Occident relèvent de la compétence d’autres structures institutionnelles, notamment des

ministères.

Les différentes approches présentées brièvement ci-dessus mettent l’accent sur les

processus sociaux globaux. L’analyse consiste essentiellement à découvrir les lois générales

inhérentes à ces processus. Ce qui laissent peu de place à la liberté des acteurs en présence.

Les individus concrets et leurs logiques particulières sont négligés ou même ignorés. C’est en

réaction contre cette prétention de découvrir des lois régissant la réalité sociale que se sont

construits les courants constructivistes et interactionnistes.

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D) Constructivisme

Le constructivisme est un courant de pensée qui met en cause la validité du discours

scientifique. La science prétend révéler l’enchaînement des phénomènes (ou lois générales)

dans le monde sensible. Cet enchaînement est tenu pour positif, dans la mesure où il existe

indépendamment de l’observation du chercheur. Dans ces conditions, les concepts – produits

de la raison – ne peuvent contenir que la possibilité de cet enchaînement. L’existence de ceci

ne peut être découverte que par l’observation. Les approches présentées ci-dessus s’inscrivent

dans cette conception scientifique. Dans ces approches, l’interrogation fondamentale est celle

de la détermination des comportements et des pratiques politiques.

Les tenants du courant dit constructiviste tiennent la connaissance du réel pour

impossible. Pour eux, le discours scientifique ne se rapporte qu’à la réalité qu’il fabrique.

Autrement dit, la vérité de ce discours ne repose sur aucune pénétration de la nature des objets

d’études. Donc, ce n’est nullement la nécessité de l’enchaînement réel des faits qui valide le

discours. C’est l’assimilation des représentations socialement construites avec des réalités qui

fait toute l’autorité de ce discours. Peter Berger et Thomas Luckmann va jusqu’à considérer la

structure sociale comme la somme des typifications et des modèles récurrents qui consistent

dans des catégories par lesquelles nous pensons le monde9.

Ces auteurs décrivent les processus par lesquels les représentations deviennent des

réalités. Dans un premier temps, les individus attribuent un sens aux objets de leur interaction.

Sens qui devient par habitude évident pour tous. Il s’agit de la phase dite de « typification ».

Ils insistent sur le fait que cette « typification » est non pas corrélatif à la réalité concrète mais

simplement à notre sensibilité, à nos impressions, lesquelles sont elles-mêmes conditionnées

immédiatement par la situation d’interaction. Cette « typification » débouche, dans un second

temps, sur des représentations sociales qu’ils appellent « institutions ». Celles-ci n’existent

que dans les catégories descriptives (peuples, États, nations, familles, écoles, entreprises) et

dans les valeurs de référence (liberté, égalité, légalité). Ces catégories ou notions se rapportent

non pas immédiatement à des faits réels mais à des représentations (« institutions ») qui, dans

un troisième temps, sont vécues comme des réalités par les individus.

9 Peter Berger Thomas Luckmann, La Construction sociale de la Réalité, Masson/Armand Colin, Paris, 1996, 2ème édition.

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Ainsi le critère de l’existence des faits sociaux est la subjectivité individuelle. Le

principe d’explication de ces faits ne renvoie à rien de plus ni à rien de moins qu’à ce qui

avait été accepté dans les croyances. Les concepts de vérité, d’objectivité n’ont nullement de

sens, puisque la connaissance des faits étudiés est tenue pour impossible. Les objets ne nous

sont pas du tout connus en eux-mêmes, et ce que nous nommons objets extérieurs consistent

dans de simples représentations.

Sur le plan politique, l’interrogation fondamentale consiste non pas dans les

comportements collectifs dont les raisons réelles sont censées être impénétrables mais dans

l’apparition d’un langage (un univers de représentations) qui détermine la politisation des

faits et des problèmes. Il s’agit d’étudier plus précisément les contextes d’interaction qui

rendent possible cette apparition. Alors, l’existence positive de lois générales qui

détermineraient a priori le fonctionnement social est ignorée. L’interactionnisme va aller

jusqu’au bout de cette logique, en renfermant immédiatement le social (entendu comme

système de contraintes) dans l’individu.

E) Interactionnisme

L’interactionnisme tient les contraintes structurelles pour des effets des calculs

rationnels qui conduit l’individu à adopter des comportements, à assumer des rôles sociaux

dans la poursuite de ce qui lui est utile. Dans l’ordre d’enchaînement des faits sociaux, ce sont

les intentions des acteurs, leurs calculs et leurs stratégies qui sont tenus pour déterminants. Le

principe de l’action n’est pas dans les normes sociales ou juridiques incorporées ou connues

des acteurs. Ce principe consiste simplement en une règle qui, dans la poursuite de l’utilité

donnée, impose à l’individu de maximiser ses gains en raison directe de ses fins particulières.

Le critère de la rationalité des acteurs est l’efficacité. Il ne s’agit nullement d’un principe

constitutif du politique, destiné à étendre la rationalité au-delà des intérêts privés. C’est un

principe qui fait poursuivre et étendre l’utilité le plus loin possible, et d’après lequel aucune

norme positive ne doit avoir la valeur d’une limite absolue. Par conséquent, c’est un principe

qui postule comme règle ce qui est utile pour l’individu et n’anticipe pas ce qui est donné dans

le vivre ensemble antérieurement à l’action particulière de l’acteur.

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L’interactionnisme ne peut penser les phénomènes sociaux collectifs que comme des

« effets émergents », conçus comme la résultante d’actes individuels. Échappant à la maîtrise

de leurs auteurs, ces actes peuvent, selon Raymond Boudon, générer « des effets pervers »,

c’est-à-dire d’effets émergents qui ne sont souhaités par personne, voire qui sont redoutés par

tout le monde. Comme en témoigne la situation de pénurie ou de panique générée par la peur

de manquer qui pousse les individus à stocker. La raison de ces comportements est recherchée

non dans les circonstances extérieures (hausses de prix anticipées, crises annoncées, ruptures

de stock, mauvaises gestions, déclarations politiques hasardeuses) mais dans les mesures de

précaution prises spontanément et souverainement par les acteurs individuels. Dans la

régression qui consiste à remonter des faits à expliquer (la situation de pénurie ou de panique)

aux facteurs explicatifs, l’interactionnisme s’arrête au moment des décisions individuelles.

Une partie de l’enchaînement est méthodiquement occultée.

L’explication interactionniste présuppose l’inconditionnalité de l’acteur, état qui

permet à celui-ci de décider ou de choisir en toute liberté. Michel Crozier et Erhard

Friedberg10 définissent cet état en dehors des contraintes structurelles et des processus sociaux

globaux signifiés par les normes sociales, les normes juridiques et institutionnelles. Ce sont

dans les zones d’ombres, dans les marges de non-droit, dans les interstices du contrôle social

que s’affirment la liberté de l’acteur, qui est identique aux contours de sa marge d’initiative.

Les limites de la démarche des individus sont posées non pas dans les nécessités du vivre

ensemble mais dans les zones d’incertitudes : incapacités d’accumuler et de traiter l’ensemble

des informations utiles, difficultés d’identifier exactement les intérêts des autres partenaires

d’interaction et d’anticiper leurs capacités de résistance ou d’influence. Toute prédiction des

résultats des actions individuelles est rendue impossible.

L’interactionnisme s’inspire de la sociologie wébérienne. Pour Weber la relation

sociale consiste dans « le comportement de plusieurs individus, en tant que, par son contenu

significatif, celui des uns se règle sur celui des autres et s’oriente en conséquence ». L’action

collective est donc considérée comme la résultante de comportements individuels orientés

vers la réalisation des buts personnels conformes à divers types de rationalité (rationnels en

finalité et rationnels en valeur). Dans cette approche le lien politique qui rattache les individus 10 Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système (1977)

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les uns aux autres, la régulation des conflits d’intérêts, ne sont perçus que comme des effets

d’une puissance supérieure dominante. La définition classique de l’État est déduite de cette

conception.

II.- LE CADRE INSTITUTIONNEL D’EXPRESSION DU POLITIQUE

Dans les analyses politiques exposées ci-dessus, l’activité politique désigne l’effort soit pour

apaiser ou réguler les conflits d’intérêts (Marxisme), soit pour repartir les avantages et les

ressources entre les citoyens, soit pour influencer les décisions orientées en ce sens

(systémisme et fonctionnalisme). Ces derniers aspects rentrent dans le cadre de la définition

wéberrienne de l’activité sociale dite politique : « Nous dirons qu’une activité sociale, et tout

particulièrement une activité de groupement, est orientée politiquement lorsque et tant qu’elle

a pour objet d’influencer la direction d’un groupement politique, en particulier

l’appropriation, l’expropriation, la redistribution ou l’affectation des pouvoirs

directoriaux ».11

Ces activités prennent une forme « objectivée » dans des dispositifs de rôles

différenciés interdépendants, des pratiques multiples, et des règles de comportements. Elles se

réalisent donc dans un cadre institutionnel qui prend des formes diverses : État, partis

politiques, groupes d’intérêts, etc., groupements qui permettent négociations et compromis

entre acteurs aux intérêts antagoniques. Il s’agira de déterminer la nature et le mode de

fonctionnement de ces structures institutionnelles.

A) L’État

L’État est un concept qui se rapporte à un ensemble d’individus qui, à l’intérieur d’un

espace territorial donné, entretiennent des liens juridiquement réglés et jouissent d’une

certaine souveraineté. Dans la réalité, cet ensemble apparaît comme la résultante d’actions

réciproques de gouvernants, d’agents administratifs et d’autres acteurs sociaux les uns sur les

autres. La configuration sous laquelle il se présente varie selon l’espace déterminé, le nombre,

11 Max Weber, Économie et Société, Paris, Pocket, 1995, coll. t. 1, p. 97.

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les ressources disponibles (financières et humaines), le mode de rapport de production,

l’efficacité des systèmes de régulation des conflits d’intérêts et d’intégration. Ainsi, la réalité

désignée par la catégorie État en Haïti paraît différente à bien des égards de celle désignée par

cette même catégorie aux États-Unis d’Amérique ou en France. La même remarque reste

valable pour d’autres configurations sociales auxquelles se rapporte cette notion. Tant et si

bien que nombre de critiques proposent, dans les années cinquante, sous l’influence du

systémisme et du constructivisme, de bannir ce mot du vocabulaire de la vie politique. Les

tenants de cette position y voient une sorte d’écran qui fait obstacle au progrès de l’analyse

savante12. D’autant plus qu’il laisse supposer l’existence d’un être collectif séparé de la

société civile qu’il régit.

La nécessité du discours conduit la communauté scientifique à ne pas renoncer à

l’emploi de cette notion, bien que consciente du caractère hétéroclite des configurations

sociales concrètes auxquelles elle renvoie. Dans ces conditions, le problème suprême est de

déterminer la représentation qui contient les caractéristiques supposées générales des entités

collectives diverses qu’elle désigne. Ces suppositions signifient que toutes configurations

sociales, quelles qu’elles soient, fournissent des éléments d’où l’on peut tirer une règle

suivant laquelle les actions réciproques des acteurs les uns sur les autres obéissent à une

certaine régularité et présentent un caractère universel.

L’État est le concept par lequel cette régularité et cette universalité sont pensées. Il

représente l’unité des interactions multiformes entre les acteurs aussi bien que

l’harmonisation des intérêts conflictuels. Pour certains, l’État est identique à un ordre

juridique. Dans cette perspective, l’État ne désigne pas seulement le pouvoir central qui se

subordonne les institutions (familles, associations, entreprises) et les intérêts des individus,

mais la société toute entière envisagée comme un être collectif dont l’identité est déterminée

par les normes juridiques. Pour d’autres, il est corrélatif à une entreprise extérieure de

domination qui maintient le respect des normes du « vivre ensemble » parmi les individus par

la menace de châtiment à l’encontre des contrevenants, c’est-à-dire un pouvoir politique. Ici

l’État se rapporte essentiellement au pouvoir central. Nous allons essayer de cerner le mode

d’argumentation développé par les uns et par les autres.

12 Bernard Lacroix, « Ordre politique et ordre social », in Madeleine Grawitz et Jean Leca, Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, tome 1, p. 472 ; Bergeron, Gérard, Le fonctionnement de l'État, Québec, PUL, 1965.

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1. Un ordre juridique L’identité de l’État avec l’ordre juridique est postulée par les juristes allemands et

français (Jellinek, Laband, Carré de Maberg) au début du XXe siècle. Le juriste autrichien,

Hans Kelsen (1881 - 1973), qui a enseigné en Autriche et en Allemagne, a systématisé ces

postulats de base dans son ouvrage intitulé Théorie pure du droit. Il montre que les trois

éléments considérés comme traditionnellement constitutifs de l'Etat : la population, le

territoire et la puissance (pouvoir d’injonction et de coercition), n’existent pas en dehors d’un

cadre juridique. Autrement dit, l’État n’est rien d’autre que la forme de l’unité entre une

population donnée, un territoire déterminée et une organisation politique structurée par des

normes juridiques13. A partir de là, il convient de percevoir l’Etat et le Droit non comme deux

entités qui sont étrangères l’une de l’autre mais comme deux moments distincts d’une même

totalité. Par conséquent, la formule d’ « Etat de droit » apparaît comme un pléonasme. Car,

tout Etat est forcément un ordre juridique.

A la question de savoir de quoi cet ordre juridique tire son origine, et partant sa

légitimité, Kelsen répond que c’est de lui-même. Il justifie cette « auto-référence » de l’ordre

juridique en s’appuyant sur un rapport hiérarchique entre les diverses classes de normes. Dans

ce rapport, chacune des classes de normes tire directement sa légitimité dans sa conformité à

celle qui lui est directement supérieure, et cela, ainsi de suite. Les classes de normes légales,

formant ainsi une chaîne, sont, de manière nécessaire, reliées à une norme fondamentale : la

Constitution. L’autorité supérieure de celle-ci résulte de la maxime d’ « obéir aux

commandements du constituant ». Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une loi que Kelsen

produit à partir du néant, et donc en dehors des actions réciproques des individus les uns sur

les autres. La raison juridique apparaît comme la faculté de subsumer sous des règles, c’est-à-

dire de discerner si des textes, des pratiques, des comportements rentrent ou non sous une

règle donnée (casus datae legis).

Ce ne serait donc pas la coexistence en soi d’un nombre déterminé d’individus sur un

territoire donné qui est à la base de la constitution de l’Etat, mais l’existence d’une norme

fondamentale qui la conditionne. Dans cet ordre d’idée, Kelsen soutient que :

13 Hans Kelsen, Théorie pure du droit, Trad. Paris, Dalloz, 1962, p. 381 et ss.

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« La communauté de pensées, de sentiments et de volontés, la solidarité d’intérêts où l’on veut voir le principe de son unité sont, non pas des faits, mais de simples postulats d’ordre éthique ou politique que l’idéologie nationale ou étatique donne pour réalités grâce à une fiction si généralement reçue qu’on ne la critique même plus. En vérité, le peuple n’apparaît un, en un sens quelque peu précis, que du seul point de vue juridique ; son unité – normative – résulte, au fond, d’une donnée juridique : la soumission de tous ses membres au même ordre étatique. Par cette allégeance commune, en effet, les actes de ces individus – du moins ceux qui tombent sous la prise des règles de cet ordre – rentrent dans un système normatif. Et c’est cette unité de multiples actes individuels, et elle seule, qui, en réalité, constitue le peuple élément de cet ordre social particulier, l’Etat. Le « peuple » n’est donc point – contrairement à la conception naïve que l’on s’en fait – un ensemble, un conglomérat d’individus, mais uniquement un système d’actes individuels déterminés et régis par l’ordre étatique. »14

Autrement dit, l’ordre étatique n’est pas immédiatement déterminé par le système de

« la communauté de pensées, de sentiments et de volontés, la solidarité d’intérêts » ni par leur

représentation, mais par l’acte d’affirmation des règles juridiques qui ordonnent certains

aspects des comportements individuels et collectifs :

« Car l’individu n’appartient à une collectivité sociale – même à celle qui établit sur lui l’emprise la plus forte, l’Etat, – par la totalité de son être, de ses fonctions et de sa vie psychique et physique. Surtout dans un Etat dont l’idée de liberté détermine la forme d’organisation, l’ordre étatique ne saisit jamais que des manifestations très déterminées de la vie individuelle ; toujours, nécessairement, une part plus ou moins grande en échappe à cet ordre ; toujours et nécessairement, il subsiste une certaine sphère où l’individu est libre de l’Etat. Aussi est-ce une fiction que donner l’unité d’une multiplicité d’actes individuels, – unité que constitue l’ordre juridique –, en la qualifiant de « peuple », pour un ensemble d’individus et d’éveiller ainsi l’illusion que ces individus forment le peuple par tout leur être, alors qu’ils n’y appartiennent que par quelques-uns de leurs actes, ceux que l’ordre étatique ordonne ou défend. »15

Pour Kelsen, les appareils répressifs (bureaucratie, Justice, Armée, Police, etc.) aussi

bien que les organisations de la société civile (familles, entreprises, groupes d’intérêts) ne

sont pas autre chose que les produits de la norme fondamentale :

« Nous supposons ici admis que ce que l’on a l’habitude d’appeler, par image anthropomorphique, la « volonté » des collectivités et notamment de l’Etat, n’est pas une donnée psychologique – car psychologiquement, il n’y a de volontés qu’individuelles – mais bien l’ordre idéal de la communauté, posé par une multitude d’actes individuels et en formant le contenu. Comme tel, l’ordre collectif est un système de normes, de prescriptions qui déterminent la conduites des individus membres de la collectivité et qui, en vérité, constituent par là même cette collectivité. Les membres de la collectivité doivent se conduire d’une certaine façon, tel est le contenu intellectuel en quoi consiste l’ordre collectif ; mais la façon la plus sensible et par suite la plus

14 Hans Kelsen, La démocratie, sa nature, sa valeur, (Paris 1932), Paris, Economica, 1988, p. 26. 15 Idem. p. 26.

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intelligible pour la grande masse, qu’il s’agit précisément d’atteindre, d’exprimer cette relation purement spirituelle est de la traduire : la collectivité, l’Etat (qu’on hypostasie en une personne) « veut » – comme un homme ou un surhomme – que ses membres se conduisent de telle ou telle façon. On présente l’ « obligation » établie par l’ordre étatique comme la volonté d’une personne étatique. La « formation de la volonté étatique » est donc simplement le procès de création de l’ordre étatique »16.

La manière dont Kelsen envisage la « formation de la volonté étatique », apparaît dans

cette remarque :

« Or ce procès a pour trait essentiel et caractéristique que, partant d’une forme première abstrait, il aboutit, à travers des étapes plus ou moins nombreuses, à une forme concrète, qu’il conduit d’un ensemble de normes générales à une multitude de décisions ou de dispositions, de normes étatiques individuelles. C’est un procès – tout différent de celui par lequel se forme la volonté psychologique dans l’individu – de concrétisation et d’individualisation, dans lequel la création des normes générales et abstraites se distingue clairement que celle des dispositions concrètes et individuelles, de l’édictions des ordres ou décisions individuels. Il appartient à la phénoménologie juridique de montrer la diversité de ces fonctions »17.

Ces postulats conduisent logiquement Kelsen à reconnaître au système légal de la

période hitlérienne une valeur juridique formelle. La pensée kelsenienne a eu une influence

déterminante sur les constituants de 1958 en France18. Cette vision du droit est aujourd’hui

contestée, en particulier en ce qu’elle considère la personne non pas comme une réalité

substantielle existant en soi et pour soi, c’est-à-dire un sujet digne de respect absolument,

mais comme un présupposé du droit19. Dans la liste de ces critiques, nous pouvons citer celles

de Norbert Rouland20.

16 Hans Kelsen, La démocratie, sa nature, sa valeur, op. cit., p. 42. 17 Idem. p. 43. 18 Sur cette question, voir Jacques Chevallier, L’État de droit, Montchrestien, 1994, collection « Clefs – Politique »158 p. 19 Selon Kelsen : « Si l’être humain est une réalité naturelle, la personne est une notion élaborée par la science du droit, qui pourrait d’ailleurs s’en passer. Elle facilite la description du droit, mais elle n’est pas indispensable, car il faut toujours revenir aux normes elles-mêmes, qui règlent la conduite des êtres humains en déterminant leurs obligations, leurs responsabilités et leurs droits subjectifs. Dire d’un être humain qu’il est une personne ou qu’il a la personnalité juridique, signifie simplement que certaines de ses actions ou abstentions forment d’une manière ou d’une autre le contenu de normes juridiques. » (Théorie pure du droit, op. cit., p. 114.) 20 « En 1973 disparaissait H. Kelsen, un des plus grands philosophes du droit de notre époque, auteur d’un ouvrage célèbre, la Théorie pure du droit. Pour lui une science authentique du droit doit éviter tout syncrétisme avec d’autres disciplines, notamment la sociologie, trop infirme pour apporter des réponses positives aux questions suscitées par la vie des normes. Le juriste n’a à s’occuper que des normes existantes, "effectives". Il doit rester résolument neutre, qu’il s’agisse du droit nazi ou des codes démocratiques. Pour dire ce qu’est le droit, il suffit d’examiner le produit de ses sources, toujours organisées hiérarchiquement , depuis une mystérieuse "norme fondamentale", en passant par la Constitution, la loi, et ainsi de suite jusqu’aux plus modestes des actes juridiques infra-législatifs. Produit de l’École viennoise, cette construction fut acclimatée en

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2. Un pouvoir politique

A côté de la vision juridiciste de Kelsen, existe une vision historiciste de l’État. Cette

vision s’efforce de saisir cette organisation à travers les actions réciproques des individus, les

sources de revenus et les conflits sociaux, la division du travail et la spécialisation des rôles

sociaux, les représentations sociales et les dispositions d’esprit des acteurs en présence. Dans

cette vision, l’État est représenté comme un processus, c'est-à-dire comme étant engagé dans

un mouvement, un changement, une transformation et une évolution constants. L’État

apparaît non pas comme un enchevêtrement de normes placées au-dessus des liens ordinaires

qui rattachent les individus les uns aux autres, et que le Législateur est amené à découvrir,

parce qu’initié, mais comme le processus évolutif des groupements humains eux-mêmes ; et

l’analyse a pour tâche d'en suivre la lente marche progressive à travers tous ses détours et de

démontrer en lui, à travers toutes les contingences apparentes, la présence de lois universelles.

Cette vision a trouvé sa forme achevée dans la sociologie wéberienne. Max Weber

considère l’État moderne comme « une entreprise politique de caractère institutionnel dont la

direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le

monopole de la violence »21. Cela n’a pas toujours été le cas historiquement. Au moyen-âge,

les seigneurs détenaient les prérogatives en matière de guerre. Pouvoir qui conduisaient les

seigneurs rivaux à s’engager dans des querelles meurtrières sans fin pour l’acquisition de la

terre. Il en résulte l’établissement d’un climat de violences permanent, et un état de

dévastation ininterrompue dans la société féodale. Par ailleurs, ils exerçaient sur les

populations soumises une autorité multiforme, dont le droit de justice. Jean-Marie Carbasse

montre que cette « justice seigneuriale n’est guère alors qu’un simple pouvoir arbitraire de

police, un moyen de contraindre les rustres, une distinctio »22. La centralisation politique,

avec l’affirmation de la suprématie du pouvoir royal, apparaît comme un processus France par Carré de Malberg. Elle inspira les directives données par M. Debré aux rédacteurs de la Constitution de 1958 et laissa une trace profonde chez nos juristes. À l’évidence, cette perspective est radicalement différente de ce que peut enseigner l’anthropologie juridique. Elle est même à l’opposé puisqu’elle refuse toute approche interculturelle, elle demeure étrangère à toute idée de pluralisme, et milite en faveur d’une identification entre le droit et l’État. » (Norbert Rouland, Aux confins du droit, anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob, 1991, p 297) 21 Max Weber, Économie et Société, op. cit., p. 97. 22 Jean-Marie Carbasse « La ville saisie par la justice », in Jean-Marie Coulon et Marie-Anne Frison-Roche (dir.), Le temps dans la procédure, Paris, Dalloz, 1996.

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d’éradication de ces violences dans le corps social, et cela conformément aux vœux des

populations qui souhaitaient en finir avec cet état d’arbitraire et d’incertitudes.

En Europe occidentale, l’État moderne apparaît comme le produit de la prise de

conscience du désordre politique dans la société féodale et du caractère archaïque des

systèmes de privilèges dans les rapports économiques. « Privilèges locaux, douanes

différentielles, lois d'exception de toute sorte frappaient dans leur commerce non seulement

l'étranger ou l'habitant des colonies, mais assez souvent aussi des catégories entières de

ressortissants de l'État; des privilèges de corporations s'installaient partout sans avoir ni fin ni

cesse, en barrant la route au développement de la manufacture. Nulle part, la voie n'était libre,

ni les chances égales pour les concurrents bourgeois, - et, pourtant, c'était là la première des

revendications et celle qui se faisait de plus en plus pressante »23.

Le droit romain qui est développé sur la base de l’égalité entre personnes privées et de

la reconnaissance de la propriété privée offre alors la possibilité de libérer la bourgeoisie des

entraves des privilèges et des lois d’exception et les travailleurs, des liens de la corporation.

Liberté qui permet aux uns et aux autres de mettre en valeur leurs ressources en propre

(capital ou force de travail). C’est en se manifestant comme le garant de cet ordre juridique,

qui rend possible la libre circulation des marchandises et la conservation de la propriété

privée, que l’État moderne s’impose aux consciences individuelles comme quelque chose

d’intéressant ; et, partant, doit être obéi.

Max Weber affirme que : « L’État moderne consiste pour une part non négligeable en

une structure de ce genre – en tant qu’il est un complexe d’activités d’êtres solidaires – parce

que des hommes déterminés orientent leur activité d’après la représentation qu’il existe et

doit exister sous cette forme, par conséquent que des réglementations orientées juridiquement

en ce sens font autorité »24.

3. L’acceptation de l’ordre étatique L’interrogation fondamentale est la validité de l’ordre étatique. Dans cette vision, la

validité de l’État est recherchée non pas dans sa conformité avec une norme fondamentale

(dont le concept impliquerait l’obéissance), mais dans l’attitude consciente des acteurs

sociaux à son égard. C’est la prise de conscience de sa nécessité relativement aux besoins

d’ordre, de sécurité juridique des échanges économiques, de protection de la propriété et de la

23 Friedrich Engels (1878), Anti-Duhring. M. E. Dühring bouleverse la science, Paris, Éditions sociales, 1956, pp. 137-138. 24 Max Weber, Économie et Société, op. cit. p. 42.

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liberté qui conduit les acteurs à se représenter ses injonctions orientées en ce sens comme

quelque chose qui fait autorité.

La validité d’un ordre étatique s’observe donc dans les actions ouvertes favorables aux

choix des gouvernants ou dans les dispositions d’esprit des citoyens qui consistent dans

l’acceptation et dans la soumission loyale aux normes établies, c’est-à-dire dans les diverses

formes de manifestation de soutiens. La légitimité de l’État est déduite non pas

immédiatement de sa conformité à l’ordre juridique, mais des représentations sociales dans

lesquelles l’existence de cet ordre prend une valeur absolue, c’est-à-dire comme valant la

peine d’être respecté impérativement. Les normes juridiques deviennent ainsi non pas des fins

en soi, mais des moyens d’institutionnalisation des conduites sociales souhaitables ou de

prévention de celles indésirables ou redoutées par tout le monde dans la société ; et l’État, le

moyen de garantir extérieurement l’ordre normatif donné en raison de sa capacité de

dissuasion et de coercition25. L’État apparaît alors comme un mode d’action consciente visant

la domination des passions individuelles et des intérêts privés, l’échec des prétentions ou des

intentions individuelles tenues pour démesurées ou dangereuses, dans le cadre d’un territoire

donné, et cela par l’usage du droit reconnu par tout le monde comme valide absolument.

Cette origine fait que l’État présente des traits différents selon les expériences

historiques, l’état des rapports sociaux, l’élément de base du rapport de l’économie nationale

(agriculture, industries, manufactures, rentes, trafics) et les dispositions d’esprit des acteurs.

En Europe occidentale, les besoins relatifs à un système de garanties de la liberté

d’entreprendre, de travail, de commerce, d’aller et venir, du droit de contracter nécessaire au

développement de l’industrie conduisent à la revendication avec succès du droit à une valeur

politique ou sociale égale de tous les hommes, ou tout au moins de tous les citoyens d'un État,

de tous les membres d'une société. Ce qui permet aux intéressés d’échanger sur la base d'un

droit égal pour tous, au moins dans chaque localité prise à part.

Dans certaines sociétés, les rentes de produits fonciers ou pétroliers et de la

contrebande, les trafics de toute sorte, la corruption constituent encore la source de revenus

principale pour les acteurs appartenant aux couches supérieures ; et la débrouillardise, pour

les éléments des couches inférieures. Dans ces conditions, le système de privilèges ou de

franchises, les liens de dépendance personnelle au détenteur du pouvoir, les archaïsmes

socioculturels, les incertitudes de la propriété, ne peuvent pas être représentés comme des

entraves aux rapports économiques. D’ailleurs, les éléments des couches dominantes s’en 25 Voir Max Weber, Économie et Société, op. cit. p. 68.

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servent comme des ressources pour protéger leurs intérêts, et se mettre à l’abri de la

concurrence. L’État qui y est établi n’a qu’une fonction de simple police, en vue de mieux

faire échec aux contestations sociales. Car la création des conditions nécessaires à l’échange

de produits entre des acteurs égaux en droit n’apparaît pas comme une priorité26.

4. Rôle et fonctionnement L’État apparaît comme un acte conscient et intentionnel qui régule les actions et les

conduites diverses des acteurs en présence selon la nécessité du maintien de la coexistence

indépendante, égale et harmonieuse de ces derniers. Il se manifeste comme une forme

rationnelle dans laquelle l’interaction des individus entre eux, et leur dépendance réciproque,

se fixent, prennent une signification durable. Son adaptation s’opère grâce à un certain

nombre d’organes qui existent relativement à certaines fonctions spécifiques qu’il est appelé à

remplir : Légiférer, Exécuter, Juger. Il s’agit du Gouvernement, du Parlement, de la Cour

suprême et de l’Administration. Il n’existe pas de frontière étanche entre ces fonctions. Tant

et si bien qu’une même fonction peut-être remplie par des organes différents.

Fonctions et organes de l’État

Fonctions Organes de l’État

Légiférer

Parlement (loi stricto sensu)

Gouvernement (règlement autonome)

Cours suprêmes (arrêts de principe)

Exécuter

Gouvernement (textes d’application, mesures individuelles)

Administration (textes d’application, mesures individuelles, opérations matérielles)

Parlement (mesures individuelles exceptionnelles)

Juger

Parlement (lois d’amnistie)

Gouvernement et Administration (recours gracieux)

Autorités juridictionnelles (recours contentieux) Source : Philippe Braud27

26 Voir Bertrand Badie, L’État importé. L’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992 ; Louis Naud Pierre, La réforme du Droit et de la Justice en Haïti : 1994-2002 (Thèse de doctorat), Bordeaux, Université Victor Segalen Bordeaux 2, décembre 2002. 27 Philippe Braud, La science politique, Paris, L.G.D.J., 6ème édition, 2001, p. 144.

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B) Les partis politiques

« On doit entendre par partis des associations reposant sur un engagement (formellement) libre ayant pour but de procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d’un groupement et à leurs militants actifs des chances –idéales ou matérielles – de poursuivre des buts objectifs, d’obtenir des avantages personnels, ou de réaliser les deux ensemble. Ils peuvent constituer des associations éphémères ou permanentes, se présenter dans des groupements de tout genre et former des groupements de toute sorte : clientèle charismatique, domesticité traditionnelle, adhésion rationnelle (en finalité ou en valeur, « fondée sur une représentation du monde »). Ils peuvent être de préférence orientés vers des intérêts personnels ou des buts objectifs. En pratique, ils peuvent en particulier, officiellement ou effectivement, se borner à l’obtention du pouvoir pour leurs chefs et à l’occupation des postes de la direction administrative par leur appareil (parti de patronage [Patronage-Partei]). Ils peuvent surtout s’orienter consciemment, dans l’intérêt d’ordres ou de classes (parti d’ordre ou de classe), ou vers des buts matériels concrets ou vers des principes abstraits (parti inspiré par une représentation du monde [Weltanschauungs-Partei]. Habituellement, la conquête des postes de la direction administrative est secondaire ; il n’est pas rare que le « programme matériel d’un parti ne soit qu’un moyen pour provoquer les adhésions. »28

Cette définition présuppose trois caractéristiques essentielles des partis politiques :

1) cadres d’actions individuelles orientées vers la réalisation des buts objectifs et/ou

l’obtention des avantages personnels, 2) espaces d’agrégation et d’articulation des intérêts

privés divers – et ce en raison d’une représentation commune favorable au compromis entre

les intéressés [adhésion rationnelle], 3) formes de mobilisation orientée vers la conquête du

pouvoir.

Les partis se présentent comme de formes sociales qui tendent à accroître l’efficacité

des actions individuelles visant à exercer une influence quelconque sur la direction

administrative de l’État. L’exigence d’efficacité conduit à la professionnalisation de ces

groupements, à mesure que se complexifie le jeu politique relativement à la diversification et

à l’accroissement des paramètres constitutifs de l’accès et de l’exercice du pouvoir

(concurrence électorale élargie qu’introduit le suffrage universel, renforcement des

prérogatives du parlement et des compétences juridiques des collectivités territoriales,

élargissement des exigences sociales prises en charge par ces instances étatiques, etc.). Cette

professionnalisation ne manque pas d’influencer leur structuration et leur fonctionnement.

28 Max Weber Économie et société, op. cit., pp. 371-372.

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1. Structure, fonctions et fonctionnement des partis politiques Dans son ouvrage Les Partis politiques (1911), Roberto Michels (Cologne, 1876 —

Rome, 1936) montre comment la spécialisation des tâches politiques entraîne une

organisation oligarchique des partis politiques à vocation démocratique : les partis socialistes

au début du siècle dernier. Il souligne que le souci d’efficacité conduit les membres à

rechercher des chefs et des organisateurs, qui se spécialisent à des tâches diverses, c’est-à-dire

des professionnels ayant des connaissances et des compétences spécialisées dans les questions

politiques. Il s’agit pour les masses de déléguer leur pouvoir à un groupe de techniciens de la

politique, patentés et éprouvés. Processus qui se renforce avec l’apparition de possibilités de

carrière au sein de ces organisations et l’établissement d’un système de formation contribuant

à la formation d’une élite dirigeante.

Selon Roberto Michels, cette évolution entraîne la réduction des influences des masses

sur la direction de ces organisations, et, proportionnellement, de l’accroissement du pouvoir

des chefs :

« Tous ces instituts d’éducation destinés à fournir des fonctionnaires au parti et aux organisations ouvrières, écrit-il, contribuent, avant tout, à créer artificiellement une élite ouvrière, une véritable caste de cadets, d’aspirants au commandement des troupes prolétariennes. Sans le vouloir, on élargit ainsi de plus en plus le fossé qui sépare les dirigeants des masses. La spécialisation technique, cette conséquence inévitable de toute organisation plus ou moins étendue, rend nécessaire ce qu’on appelle la direction des affaires. Il en résulte que le pouvoir de décision, qui est considéré comme un des attributs spécifiques de la direction, est à peu près retiré aux masses et concentré entre les mains des chefs seuls. Et ceux-ci qui n’étaient au début que les organes exécutifs de la volonté collective, ne tardent pas à devenir indépendants de la masse, en se soustrayant à son contrôle. Qui dit organisation dit tendance à l’oligarchie.29 »

Cette transformation structurelle est corrélative au rehaussement du rôle de ces

organisations dans les processus de régulation des exigences présentées au système politique.

Les partis politiques endossent progressivement la fonction de filtrage ainsi que

d’homogénéisation de ces exigences souvent contradictoire et de conversion de ces attentes en

objet d’action publique ou de politiques publiques. Ils sont également appelés à anticiper les

exigences de leurs publics. Le développement des aptitudes en ce qui a trait à l’écoute de leurs

mécontentements, de leurs doléances et des capacités à les prendre en charge est rendu 29 Roberto Michels, Les Partis politiques (1911), Paris, Flammarion, 1914, pp. 15-16. Cette approche a exercé une influence considérable sur la grande majorité des travaux sur les partis politiques, notamment celui de Maurice Duverger, Les partis politiques (1951), et Annie Kriegel, Les Communistes français (1968).

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indispensable. Il s’agit donc d’un travail permanent qui requiert des savoirs-faire éprouvés en

matière de gestion administrative, de comptabilité, de prévision, de droit, de communication,

ainsi de suite. Il en résulte l’affirmation des normes de la politique.

Ces normes consistent principalement dans des manières jugées dignes de ceux qui

prétendent endosser des fonctions de représentation politique. Il importe donc de savoir parler

et se tenir en public, se comporter face à des représentants d’autres groupes d’intérêts et de

l’État, d’avoir des aptitudes en matière d’écoute tant des électeurs que des adversaires, de

maîtrise de soi, d’être apte à accepter les compromissions de l’intégration institutionnelle. Ces

normes disqualifient les attitudes purement protestataires et valorisent les tendances au

compromis, au respect des décisions résultant des processus de négociation et de concertation.

En exigeant ces lignes de conduites à leurs membres, les partis politiques jouent un rôle de

socialisation politique.

Divers acteurs interviennent dans l’accomplissement de ces rôles : militants bénévoles

(non professionnels), salariés et des élus (professionnels de la politique). Des conflits

surgissent souvent entre militants bénévoles et professionnels pour le partage des

responsabilités. Les revendications des militants portent souvent sur des gratifications

matérielles et symboliques auxquelles ils aspirent.

2. La légitimation des partis politiques Les partis politiques tirent leur légitimité non pas seulement de leur capacité à

influencer l’État et à peser sur l’attribution des ressources qu’il détient, mais plus encore des

garanties qu’ils présentent relativement au maintien des règles du jeu politique. Il en résulte la

réussite de leur effort pour avoir le monopole de la sélection des dirigeants politiques :

« L’appartenance à une organisation politique accroît généralement les chances d’être reconnu ou sélectionné comme susceptible d’occuper une position dirigeante, c’est-à-dire d’être effectivement « cooptable », « désignable » ou « éligible ». Elle fait bénéficier le candidat d’un préjugé de compétence à gouverner et d’aptitude à représenter une « famille » politique, un groupe d’électeurs, une unité de cohésion sociale, voire la collectivité tout entière. Elle garantit de surcroît que le candidat, s’il accède au poste qu’il revendique, y exercera ses fonctions selon les règles et les exigences qu’il s’est engagé pratiquement à respecter en sollicitant l’appui de l’organisation ; en ce sens, l’appartenance au parti politique a valeur d’engagement

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« moral », le parti tenant le rôle d’un garant de fidélité à des principes et à des pratiques. »30

En Occident, les exigences de la concurrence électorale induites par le suffrage

universel et la complexification des tâches liées aux fonctions de représentation politique (au

parlement et dans les mairies des grandes villes) finissent par rendre les partis politiques

indispensables. Dans la mesure où ceux-ci apparaissent comme une forme de globalisation et

de capitalisation des ressources pour candidats et élus. Il s’agit de soutiens qui s’avèrent

déterminants dans la perspective de conquête et d’exercice du pouvoir. Tout cela contribue à

réduire considérablement les chances de succès de tous ceux qui veulent briguer un mandat

électif, en dehors des partis politiques.

Ce rôle central tend à renforcer la légitimité du droit de ces organisations à représenter

des groupes sociaux ou des catégories d’individus, comme celle de leur droit à sélectionner

les dirigeants. Il s’agit d’un type de légitimation né au cours des processus d’interaction,

constitués par des luttes permanentes entre divers groupes pour le contrôle des moyens

d’influence sur l’État et sur le mode de répartition des ressources qu’il détient.

En France, cette évolution se fait aux dépens des notables des régimes censitaires dont

la réussite matérielle et le prestige social tenaient lieu de qualification aux postes revendiqués

avec succès au sein de l’État. Jouissant d’une forte notoriété dans la société, leur nom suffisait

à leur assurer l’élection aux postes politiques. Leurs prises de position politiques nationales,

l’investissement dans le travail parlementaire n’avaient aucune incidence sur leur élection ou

leur réélection. La légitimité des partis entraîne la disqualification de ce mode de pouvoir

personnel lié aux privilèges de la naissance. L’imposition du programme politique, défini par

un parti politique, comme base d’un contrat moral liant le candidat et les électeurs traduit une

nouvelle forme de légitimité. Celle-ci est plus conforme à la position sociale des nouveaux

concurrents issus de la petite et moyenne bourgeoisie que l’introduction du suffrage universel

a favorisée la participation aux joutes politiques :

« Partout en Europe, l’élargissement plus ou moins rapide et important du droit de suffrage se traduit par l’arrivée de candidats socialement plus modestes, sinon toujours en raison de leur profession d’origine mais par leur origine sociale. Ces derniers compensent leur illégitimité sociale relative et leur manque de notoriété en recourant à de nouvelles techniques de mobilisation. Réunions publiques, professions de foi,

30 Jacques Lagroye (et al.), Sociologie politique, Presses Sciences Po et Dalloz, 4ème édition, 2002, pp. 231-232.

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tournées électorales font alors leur apparition […] Leurs chances de succès auraient été cependant bien minces, s’ils n’avaient dans le même temps réussi à s’organiser au moins à s’appuyer sur des organisations préexistantes non expressément politiques. Les cafés, les cercles ou encore les loges maçonniques constituent ainsi, dans la France des débuts de la IIIe République, des relais politiques essentiels, tout comme un peu plus tard, les cabarets, les mutuelles, et les syndicats le seront pour les partis ouvriers »31.

On peut dire que les partis politiques en Occident traduisent le succès des prétentions

des acteurs issus des catégories sociales modestes à influencer, à exercer ou à participer au

pouvoir. En France, il a fallu attendre la loi de 1901 sur les associations pour que les partis

politiques obtiennent une reconnaissance et 1958 pour qu’ils aient une existence

constitutionnelle. En dehors des partis politiques, il existe d’autres formes de participations

politiques. Il s’agit des groupes d’intérêts.

C) Les groupes d’intérêts

La notion de groupes d’intérêts désigne des communautés structurées, organisées et

composées d’individus qui partagent des vues et des objectifs communs. Ils regroupent les

associations professionnelles, les syndicats, et autres groupements sociaux. Leurs programmes

visent à influencer les fonctionnaires du gouvernement et les politiques publiques. Leur but

n'est pas de tenter de se faire élire mais bien d'assurer des traitements de faveur pour eux-

mêmes, pour leurs membres et la satisfaction des attentes et des exigences qu’ils prennent en

charge. Ils apparaissent comme de formes de globalisation des ressources pour patrons,

salariés, entrepreneurs moraux et autres acteurs sociaux.

1. Importance et influence L'importance et l'influence de ces groupes varient selon le contexte socioculturel et

politique de chaque pays. Elles dépendent des conditions générales de la participation des

citoyens au processus décisionnel et de la conscience des exigences des grands équilibres

socio-économiques et politiques chez les acteurs en présence. Dans les pays qui connaissent

des divisions sociales et politiques profondes, il s’avère difficile de s'entendre sur l’idée du

bien commun et la classe des réalités sociales qu’elle couvre. Dans ces contextes, le pouvoir

politique est souvent confisqué par le groupe social homogène le plus puissant qui dénie aux 31 Jacques Lagroye (et al.), Sociologie politique, op. cit., pp. 237-238.

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autres groupes d’intérêts les droits de participation politique. Les activités de chacun de ces

groupes visent la plupart du temps le renversement du gouvernement et la neutralisation de

l'autorité de la loi.

Dans les sociétés où aucun groupe social n’a les moyens d’imposer durablement son

hégémonie sur tous les autres, l’existence et la mobilisation de groupes d’intérêts finissent par

être reconnues comme légitime. Des cadres légaux des activités de ces groupes sont alors

institués. C’est le cas dans les pays occidentaux32. La plupart des groupes d'intérêts engagent

des professionnels pour diriger des programmes qui visent à influencer les concepteurs de

politiques, les politiques et les électeurs. Ces personnes consacrent du temps et de l'argent

pour influencer ceux qui sont déjà en poste et pour aider les candidats et les partis qui

appuient leurs idées à se faire élire. Ces lobbyistes peuvent venir en aide aux concepteurs de

politiques et à ceux qui établissent les règlements en leur fournissant de l'information factuelle

dans leur domaine d'intérêts. Ils peuvent devenir des parties tierces et acheter de la publicité

dans les grands médias en faveur de certaines campagnes ou pour appuyer certaines opinions.

2. Cadres normatifs Certes, les lobbyistes cherchent avant tout à promouvoir les intérêts de leurs clients.

Mais ils le font dans le respect des règles et des règlements conformes aux normes sociales et

juridiques existantes. Cela peut vouloir dire la divulgation du nom de leur employeur, de leurs

sources de financement, de leurs activités et de leurs dépenses. Ces règles sont fondées sur la

croyance que l’État doit garantir le compromis entre des intérêts contradictoires et réaliser les

grands équilibres sociaux. Elles reposent également sur l’acceptation consciente de l’autorité

de la Constitution et des lois qui encadrent les interactions politiques et la confiance dans des

agents publics, qui sont appelés à accomplir leurs tâches pour le bien public et non pour des

fins personnelles ou partisanes. Ces croyances impliquent que toute personne occupant un

poste de responsabilité, qu'il soit du gouvernement, de la communauté des affaires ou de la

société civile, a le devoir d'agir avec intégrité et d'encourager la démocratie et la justice.

Les méthodes et habiletés des groupes d’intérêts à influencer le pouvoir politique

varient d'un pays à un autre. Dans certains pays, les groupes d'intérêts ne sont pas

32 Jacques Lagroye (et al.), Sociologie politique, op. cit., p. 249.

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politiquement actifs. Cependant, dans d'autres pays, comme aux États-Unis, les groupes

d'intérêts se sont organisés et ont proliféré à un tel point qu'ils sont reconnus comme des

« groupes de pression »33. En Europe, le renforcement des compétences juridiques des

institutions européennes entraîne le développement des activités de ces groupes ayant ces

institutions pour cible. C’est le cas des organisations patronales regroupées au sein de

l’UNICE (Union Interprofessionnelle des Chefs d’Entreprises) et de nombreux syndicats de

salariés, au sein de la CES (Confédération européenne des syndicats).

Ces groupes agissent donc à tous les niveaux, infra-étatique, national ou européen, tant

auprès des assemblées délibérantes, des instances exécutives qu’auprès des services

administratifs. Philippe Braud montre qu’au niveau des institutions européennes ces pratiques

de lobbying créent les « conditions favorables à des entreprises de corruption pure et simple ».

« Le phénomène est bien connu des commissions payées à l’occasion de certains marchés,

comme l’ont montré plusieurs affaires récentes à l’échelle internationale, (par exemple, les

arrières-plans de la vente des frégates à Taïwan, en 1992, révélés par la justice en 1998, ou

encore le scandale déclenché en Allemagne, en 1999, par le financement illégal de la CDU).Il

faut aussi noter les liens étroits, personnels, juridiques ou financiers qui peuvent unir certains

groupes d’intérêts. Des dirigeants syndicaux ont pu siéger ès qualité au bureau politique de

certaines formations (CGT et PCF) ; des adhésions collectives ont pu parfois être instituées :

les Trades-Unions comme membres du Labour Party en Grande-Bretagne ; surtout, beaucoup

plus généralisées sont les contributions et facilités matérielles accordées par des groupes

d’intérêts à des partis pour en faciliter le fonctionnement ou assurer le financement de leurs

campagnes électorales… »34.

33 Gilles Lamarque, Le Lobbying, Paris, PUF, 1994. 34 Philippe Braud, La science politique, Paris, PUF, ‘‘que sais-je’’, 8ème édition, 2001, pp. 329-330.

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III.- LES PRATIQUES DE PARTICIPATION POLITIQUE

La participation politique consiste dans des activités, organisées ou non, individuelles

ou collectives, qui visent à influencer le choix des gouvernants et l’administration des affaires

publiques, à tous les niveaux du gouvernement. Cette participation peut s’inscrire tout aussi

bien dans le cadre institutionnel légalement établi qu’en dehors de ceci. Elle peut prendre

diverses formes : soutiens au système politique, expressions d’exigences, protestations

(manifestations, sit in, grèves légales ou « sauvages »). Dans tous les cas, la participation

politique apparaît comme la mobilisation d’individus ou de groupes d’individus unis par une

revendication commune, au-delà des attentes personnelles de chacun d’eux.

A) Les mobilisations : origines et enjeux

Les approches relatives à ces pratiques collectives tâchent d’examiner les processus

par lesquels l’individu renonce à l’action individuelle pour s’engager dans un mouvement

collectif. En quoi consistent les mécanismes de cet engagement ? Sont-ils uniquement dans le

calcul rationnel ? Qu’en est-il des contraintes structurelles et du contrôle social ? Quelles

conséquences ont les activités des groupes d’intérêts sur la formation des attentes et des

aspirations individuelles ? Les réponses à ces questions suivent deux directions. La première,

psychosociale, tente de cerner dans les actions réciproques des besoins individuels et des

satisfactions, des exigences collectives et des actions du système politique, les causes de la

mobilisation collective. La seconde, rationaliste, en cherche au contraire les causes dans les

calculs rationnels et dans les compétences organisationnelles et dans la maîtrise des

techniques de communication des acteurs.

1. L’approche psychosociale La recherche de satisfaction de ses besoins, primaires et secondaires, est tenue

généralement pour le mobile de l’action individuelle. Il s’agit pour l’individu d’accéder à un

pouvoir d’achat nécessaire à l’acquisition des biens matériels appropriés aussi bien qu’à un

statut social prestigieux lui conférant une notoriété ou une légitimité sociale. L’intérêt

individuel semble coïncider tant avec la nécessité de se reproduire qu’avec le besoin de

s’affirmer, d’avoir une autorité sociale. Pour Philippe Braud, « l’ensemble des aspirations

Année universitaire, 2003-2004 Cours de M. Louis-Naud Pierre Introduction à la science politique

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concevables, dans les groupes les plus divers culturellement, c’est la quête de l’estime de

soi »35. La nécessité de survie, la quête de reconnaissance sociale (à travers un niveau de vie

désirable, la possession de biens, et l’exercice d’une profession de prestige) sont ainsi tenues

pour les éléments essentiels des exigences et des attentes sociales. Les diverses approches de

ce cadre théorique s’efforcent de mesurer les conséquences politiques de l’insatisfaction de

ces exigences.

a. Action collective et frustration relative Ce courant théorique établit un lien positif entre les mouvements collectifs et

l’insatisfaction des attentes et des exigences sociales. Dans un article intitulé « Towards a

theory of Revolution » (1962), James C. Davies soutient que toute révolution résulte de la

prise de conscience du caractère intolérable du fossé entre aspirations et satisfactions. Ce

sentiment survient plus particulièrement lorsque la récession économique ne permet plus de

satisfaire des attentes qui étaient jusque-là comblées auparavant, grâce au progrès économique

et social enregistré :

« L’écart entre le désir et le réel devient donc si insupportable qu’il provoque une révolution à condition que cette frustration soit répandue dans l’ensemble de cette société et que des couches sociales diversifiées la ressentent également ».

courbe en J (renversé) de Davies

Besoin

fossé intolérable entre aspirations et satisfactions

satisfactions escomptées

satisfactions réelles

fossé intolérable entre aspirations et satisfactions

t1 t2 temps

35 Philippe Braud, La science politique, Paris, LGDJ, 6ème édition, 2003, p. 289.

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Davies fonde son modèle sur un certain nombre d’événements historiques de grande

importance, plus particulièrement la Révolution américaine de 1776, la Révolution française

de 1789, la Révolution russe de 1917 et la Révolution égyptienne de 1952. Il a trouvé que

tous ces mouvements révolutionnaires avaient une base commune : la frustration collective.

Ainsi est prouvée l’influence positive de l’insatisfaction des attentes et des exigences sur la

mobilisation collective et la possibilité d’une réaction similaire de peuples divers soumis à

une forme identique de frustration. Davies recherche alors si, par hasard, il ne se trouvait pas

dans la quantité et dans les conditions d’accès aux ressources les causes qui, sans l’intention

consciente des acteurs, provoqueraient des conflits sociaux. Ces causes, il les trouve dans le

sentiment d’injustice crée par le caractère intolérable du déséquilibre entre l’extension des

aspirations des individus et la quantité de biens matériels et immatériels auxquels ils accèdent

effectivement. Il en résulte nécessairement la mobilisation orientée vers l’acquisition des

ressources nécessaires à la satisfaction de ces aspirations. La mobilisation apparaît non

seulement comme l’acte direct, physique de combattre le groupe social politiquement

hégémonique qui contrôle l’accès à ces ressources, mais aussi comme la lutte visant à en

influencer durablement le mode de répartition entre tous.

Davies laisse entrevoir l’existence latente d’un conflit dans toute société marquée par

la concentration des ressources entre les mains d’un nombre infime d’individus, alors que la

grande majorité d’entre eux vit dans des conditions précaires. L’interrogation fondamentale

ici est donc de savoir comment ces inégalités sociales agissent sur les attitudes sociales,

conscientes ou inconscientes. Il s’agit, plus précisément, de cerner les comportements des

acteurs vis-à-vis de l’ordre établi, selon leur position personnelle. Le conflit est donc relié aux

schémas de la structure sociale.

Dans son ouvrage Why men rebel? 36, Ted Gurr fait également de la frustration la

cause de la violence politique. Selon lui, la violence collective dépend du degré de frustration

des besoins d’une majorité d’individus. Il montre que la frustration se produit lorsque la

quantité de biens obtenus diminue tandis que l’attente se stagne ou accroît. Ted Gurr parle

alors de frustration relative, dans la mesure où celle-ci est définie relativement à la perception

des individus de l’écart entre les biens auxquels ils estiment avoir droit et ceux qu’ils

obtenienent réellement. L’intensité de la frustration détermine le degré de violence collective

dans la société. Gurr s’intéresse aux différentes formes de violence aussi bien inorganisées et

36 Ted Gurr, Why men rebel? Princeton, Princeton University Press, 1970 (violence et frustration relative).

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spontanées (émeutes, soulèvements) qu’organisées (guerre civile, révolution) ou minoritaires

(attentats, complots, assassinats politiques).

Contrairement à d’autres auteurs, dont Davies, Gurr n’établit pas de lien mécanique

entre ce décalage perçu et l’ampleur des réactions collectives. Celle-ci dépend aussi bien du

degré de légitimité du pouvoir ou de sa capacité répressive que de la représentation de la

violence comme le seul mode efficace de défense de ses intérêts vitaux ou de résolution d’un

conflit politique. Lorsque des mécanismes institutionnels d’expression d’exigences (élections

libres, grèves conventionnelles, pétitions, sit in) existent et fonctionnent de manière régulière,

la violence politique devient illégitime.

Frustration « relative et violence

+

Biens

accessibles

Les attentes sont stables mais les biens disponibles diminuent

temps

Frustration « relative et violence

+

Biens attendus

Les attentes augmentent Mais les biens accessibles N’augmentent pas

Biens accessibles

temps

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+

Biens attendus

Biens accessibles

temps

Les attentes augmentent et les biens disponibles diminuent après avoirs augmenté.

Source : Ted Gurr, Why men rebel? Princeton, Princeton University Press, 1970

La violence est, de ce point de vue, perçue comme une réponse à un état de crise du

système dont le fonctionnement normal supposé consiste à assurer l’articulation harmonieuse

entre aspirations et satisfactions. Ce présupposé explique l’importance de l’élément

psychologique (notamment de la frustration) dans ces modèles traditionnels. Ici, la violence

est expliquée soit par le décalage entre la montée continue des attentes et la chute brusque des

possibilités réelles pour les satisfaire, soit par l’écart entre la montée très rapide des attentes et

la stagnation des possibilités réelles pour les satisfaire. D’autres variations sociales sont

également explorées. Il s’agit notamment de la comparaison avec un groupe de référence, qui

fait apparaître la privation comme une injustice (Ted Gurr). Il en est de même du sentiment

d’insécurité suite à la perte du statut social (déclassement), de la dissonance entre les éléments

composants du statut survenue lors d’une mobilité sociale (certains éléments n’ont pas

progressé comme d’autres).

b. L’analyse marxiste Marx affirme l’existence dans toute situation sociale donnée d’une double dynamique

interne. La première, quasi-mécanique, consiste dans l’effort permanent des forces

productives pour trouver des formes juridiques et politiques adaptées à leur état de

développement actuel : « A certain stade de leur développement, les forces productives

matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou,

ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles

s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient,

Année universitaire, 2003-2004 Cours de M. Louis-Naud Pierre Introduction à la science politique

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ces rapports en deviennent des entraves »37. Nombre de révolutions résultent du caractère

obsolète de la structure politique existante relativement au processus d’évolution des rapports

de production dans la société donnée. Cette hypothèse se trouve validée par la révolution

bourgeoise visant à mettre un terme aux multiples contraintes de l’État féodal. Il s’agit, plus

particulièrement, des entraves corporatives et des privilèges38 dans lesquelles le droit de

propriété privée39, la liberté du travail, d’aller et venir40, l'égalité des droits nécessaires au

développement des rapports d’échanges sont niés, et des lois d'exception de toute sorte qui

mettent les concurrents bourgeois dans des positions inégales. Il en résulte la mobilisation

visant la suppression de ces entraves41. La libre concurrence et la possibilité, pour les acteurs

37 Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, 1972, Paris, éd Sociales, p. 4. ; voir aussi L'idéologie allemande, 1976, Paris, éd Sociales, pp., 16-18, 388-393, 407-412. 38 La noblesse française a pu, comme les autres noblesses du moyen âge, conquérir une position hégémonique dans la société. Cette position s’affirme dans la possession de la terre et dans le pouvoir exercé sur les habitants aussi bien que dans l’influence sur le monarque. Influence qui est renforcée par l’accès exclusif aux grandes charges de l’État : le commandement de l’armée, la direction des ministères, etc. A ces privilèges s’ajoutent l’exemption d’impôts, le droit de prélever sur les habitants de leurs domaines (droits de péage sur les chemins, prélèvement des droits sur les foires et dans les marché), sous divers noms (dîmes, droits féodaux, cens, rentes et autres de même nature), les droits de juridiction, d'établissement des artisans, de chasse, des distinctions honorifiques : des titres, de la préséance dans les lieux publics sur les membres du Tiers-État, des droits de porter certains habits et de certaines armes. Tous ces privilèges sont liés à la naissance. 39 Dans certains cantons, celui qui jouissait d'un bien-fonds à ce titre paie, pour sa jouissance, à celui qui avait le domaine direct (le seigneur), une rente annuelle, qui était considérée comme récognitive de la propriété. Sa jouissance n'était pas limitée à la durée de sa vie. Il pouvait la transmettre à ses héritiers en ligne directe descendante. Les mâles seuls pouvaient succéder au fief, et par ordre de primogéniture : les fiefs féminins étaient rares. Il ne pouvait pas aliéner ni hypothéquer le bien. Il en pouvait en jouir tant qu’il servait la rente exactement, tant qu'il l’entretenait ; mais s'il devenait insolvable, ou qu'il laissait détériorer la chose, ou qu'il mourait sans laisser d’héritiers (substitution), les biens retournaient au seigneur du fonds dominant. Ailleurs, l'aliénation des biens est permise. Mais chaque mutation donna ouverture aux droits de quint ou de lods et ventes. Il s’agissait de l’institution d'un impôt d'enregistrement sur les actes et les mutations. Il est exigé du nouveau vassal des droits seigneuriaux dits de relief ou de rachat ; en cas de mutation à la suite d'un décès, de quint ou de requint, s'il s'agissait d'une mutation entre vifs et à titre gratuit (donation); de lods et ventes, lorsque la mutation était à titre onéreux. La diversité des coutumes engendrait toutes sortes de fraudes et de procès. 40 Le paysan était positivement lié à son seigneur. On compte différentes espèces de services personnels, qui consistaient soit à travailler personnellement pour son seigneur, soit à lui fournir des chariots ou voitures de transport pour l'exploitation de ses terres ou pour l'usage de sa maison, soit enfin dans des travaux et fournitures nécessaires à la défense et à la sûreté du pays. Les paysans ne pouvaient pas refuser d'employer les journées au travail qui leur était demandé. Ce qui renforça l’arbitraire que le seigneur pouvait abuser à sa guise. Les habitants étaient obligés de payer des droits au seigneur pour exercer une profession, ou un art, ou une branche de commerce. Ils étaient également contraints de faire moudre son blé à son moulin, de vendanger à son pressoir et de cuire son pain dans son four. 41 L’analyse de Marx rejoint, de ce point de vue, celle de Tocqueville : « Imaginez-vous, je vous prie, le paysan français du XVIIIème, ou plutôt celui que vous connaissez ; car c’est toujours le même : sa condition a changé, mais non son humeur. Voyez-le tel que les documents que j’ai cités l’ont dépeints, si passionnément épris de la terre qu’il consacre à l’acheter toutes ses épargnes et l’achète à tout prix. Pour l’acquérir, il lui faut d’abord payer un droit, non au gouvernement, mais à d’autres propriétaires du voisinage, aussi étrangers que lui à l’administration des affaires publiques, presque aussi impuissants que lui. Il la possède enfin ; il y enterre son cœur et son grain. Ce petit coin du sol qui lui appartient en propre dans ce vaste univers le remplit d’orgueil et d’indépendance. Surviennent pourtant les mêmes voisins qui l’arrachent à son champ et l’obligent à venir travailler ailleurs sans salaire. Veut-il défendre sa semence contre leur gibier : les mêmes l’en empêchent ; les même l’attendent au passage de la rivière pour lui demander un droit de péage. Il les retrouve au marché, où ils lui vendent le droit de vendre ses propres denrées ; et quand, rentré au logis, il veut

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économiques, d’échanger sur la base d'un droit égal pour eux tous – au moins dans chaque

localité prise à part – deviennent la première des revendications.

La seconde réside dans la lutte des classes reposant sur des intérêts matériels

différenciés interdépendants, l’antagonisme capital-travail, l'appropriation de travail non payé.

Alors, la mobilisation des exploités ou des pauvres laborieux pour renverser cet ordre social,

qui n’est pour eux qu’un joug, devient possible42. Mais Marx conditionne le passage de

l’action individuelle à l’action collective à la prise de conscience des intérêts communs chez

l’ensemble d’individus occupant la même position dans les rapports de production

déterminés. La mobilisation pour la défense de ses intérêts ou de ses droits ne résulte donc pas

avec une nécessité de l’existence extérieure de ces intérêts ou de ces droits. Elle dépend de

leurs conditions de vie, de l’intensité des liens qui les lient les uns aux autres, du

développement de leur histoire, du degré de leurs connaissances et de la formation de leur

pensée. Il s’agit là des facteurs extérieurs qui échappent à la maîtrise individuelle. Tant et si

bien que la mobilisation apparaît comme un produit de l’histoire :

« Les paysans parcellaires constituent une masse énorme dont les membres vivent tous

dans la même situation, mais sans être unis les uns aux autres par des rapports variés. Leur

mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations

réciproques. Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des moyens de

communication en France et par la pauvreté des paysans. L'exploitation de la parcelle ne

permet aucune division du travail, aucune utilisation des méthodes scientifiques, par

conséquent, aucune diversité de développement, aucune variété de talents, aucune richesse de

rapports sociaux. Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-

même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu'elle consomme et se

procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un

échange avec la société. La parcelle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un

autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un

certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est employer à son usage le reste de son blé, de ce blé qui crû sous ses yeux et par ses mains, il ne peut le faire qu’après l’avoir envoyé moudre dans le moulin et cuire dans le four de ces mêmes hommes. C’est à leur faire des rentes que passe une partie du revenu de son petit domaine, et ces rentes sont imprescriptibles et irrachetables. Quoi qu’il fasse, il rencontre partout sur son chemin ces voisins incommodes, pour troubler son plaisir, gêner son travail, manger ses produits ; et quand il a fini avec ceux-ci, d’autres vêtus de noir, se présentent, qui lui prennent le plus clair de sa récolte. Figurez-vous la condition, les besoins, le caractère, les passions de cet homme, et calculez, si vous le pouvez, les trésors de haine et d’envie qui se sont amassés dans son cœur ». (Alexis de Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, Paris, GF-Flammarion, 1998, pp. 126-127). 42 Karl Marx, Le manifeste du Parti Communiste suivi de La lutte des Classes, 1962, Paris, Union Générale d'Éditions, coll. 10/18, pp. 19-20.

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constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon

qu'un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. Dans la mesure où des

millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les

unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres

classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans

la mesure où il n'existe entre les paysans parcellaires qu'un lien local et où la similitude de

leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune

organisation politique. C'est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe

en leur propre nom, soit par l'intermédiaire d'un Parlement, soit par l'intermédiaire d'une

Assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. Leurs

représentants doivent en même temps leur apparaître comme leurs maîtres, comme une

autorité supérieure, comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les

autres classes et leur envoie d'en haut la pluie et le beau temps. L'influence politique des

paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expression dans la subordination de la

société au pouvoir exécutif43. »

c. Mouvements sociaux et historicité (Alain Touraine) Comme Marx, Alain Touraine affirme l’existence d’un conflit central inhérent à la

structure interne de toute société. Ce conflit résulte de la divergence d’intérêts qui opposent

les acteurs les uns aux autres. Pour rendre compte de la genèse et des enjeux de ce conflit,

Touraine élabore le concept d’historicité44. Ce concept renvoie aux conditions des relations

extérieures entre les acteurs de classe dans la société donnée. Ces conditions consistent dans

des dispositifs juridiques et politiques, reposant sur des valeurs sociales déterminées.

Dispositifs qui stabilisent les jeux de relation des individus entre eux, et ce en parvenant à

fixer avec succès les formes de comportements légitimes orientés vers la satisfaction des

besoins ou des intérêts personnels. Il en résulte la régulation structurale des exigences

politiques et leurs modes d’expression aussi bien que des conditions d’accès aux ressources.

Ces réglementations renvoient à une forme d’orientation qui détermine à la fois les

prétentions individuelles et collectives légitimes et le sens de la répartition des droits et des

autorisations (entre les individus ou les groupes d’individus) nécessaires à la réalisation de ces

prétentions.

43 Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, (1851), 1997, Édit. Mille et une nuits, pp. 170-171. 44 Alain Touraine, Production de la société, Le Seuil, 1973.

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La quête de participation aux processus de définition de cette orientation signifie la

volonté de l’individu ou du groupe d’individus donné de rester dans le système de relations et,

a fortiori, de se plier aux règles du jeu établies après négociations et compromis. Ainsi, la

mobilisation apparaît-elle comme un acte citoyen, lequel, en tant que forme d’influence sur la

vie politique, est un moyen, mais en tant que désir de réaliser la justice et l’équité, est un but.

Dans cette perspective, le mouvement social45 apparaît non comme le produit exclusif d’une

frustration collective, mais comme un mode d’existence collective. Il s’agit pour les groupes

d’intérêts d’influer de manière permanente sur le mode de répartition des ressources et

avantages sociaux aussi bien que de réaliser les états sociaux favorables à l’articulation de

leurs intérêts vitaux et au maintien de leur liberté. La mobilisation procède donc de l’effort

des groupes en présence pour concevoir et pour fixer les modalités de leurs dépendances

politiques et économiques réciproques. Elle repose sur les jugements que les individus portent

sur leur propre situation et sur les moyens de la modifier par une action politique. Elle signifie

la maîtrise qu’ont les intéressés du langage politique, des mythes et des croyances, éléments

qui rendent possible l’accès aux débats politiques et la participation politique.

En visant l’équilibre des rapports sociaux, les mouvements sociaux reposent sur une

certaine conception de la justice et de l’équité. Comme l’espèce de justice et d’équité est

particulière à chaque groupe d’acteurs (le capitaliste n’aura pas la même conception de la

justice ou du mérite que le salarié), il en résulte l’effort de chacun d’user sa propre conception

de ses valeurs sociales contre l’autre. Les conflits d’intérêts matériels se trouvent ainsi

transmués en conflits de conceptions relatives aux valeurs sociales et politiques46.

Le concept d’historicité se rapporte aux conditions tant matérielles que formelles des

relations extérieures entre les acteurs de classe. Il permet de prendre en compte non seulement

les anciens conflits reposant sur l’antagonisme capital/travail dans les sociétés industrielles

mais également les nouveaux conflits propres aux sociétés post-industrielles : les conflits

déterminés par la distribution différentielle du pouvoir et de l'autorité entre les groupes

d’acteurs sociaux, en raison de la possession ou non du savoir et de la maîtrise ou non des 45 Par mouvement social, Touraine entend « un type très particulier d’action collective, celui par lequel une catégorie sociale, toujours particulière, met en cause une forme de domination sociale, à la fois particulière et générale, et en appelle contre elle à des valeurs, à des orientations générales de la société qu’elle partage avec son adversaire pour le priver ainsi de légitimité. On peut inverser la formule et reconnaître aussi l’existence de mouvements portés par des catégories dominantes et dirigés contre des catégories populaires considérées comme des obstacles à l’intégration sociale ou au progrès économique. Mais dans les deux cas, le mouvement social est beaucoup plus qu’un groupe d’intérêts ou un instrument de pression politique ; il met en cause le mode d’utilisation sociale de ressources et de modèles culturels » (Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble. Égaux et différents, Fayard, 1998, p. 118). 46 Alain Touraine, Idem.

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flux d’informations relatives au fonctionnement du marché47 ou du jeu politique48. Ces

conflits prennent la forme d’une lutte entre les titulaires des positions de domination qui

visent le maintien du « statu-quo » et ceux des positions de sujétion qui entendent améliorer

leurs situations ; voire changer les règles du jeu social.

Ce concept permet également de cerner d’autres formes de conflits liés aux mœurs (les

affrontements permanents entre les partisans et les adversaires de l’avortement ou du

rétablissement des maisons closes pour les prostituées), aux modalités des rapports sociaux (le

conflit opposant les partisans et les adversaires du pluralisme culturel dans la société, de

l’assimilationnisme ou du communautarisme comme formes d’intégration), aux usages des

ressources naturelles (les mouvements écologiques), à la sauvegarde des patrimoines culturels

(par exemple, l’affaire des Bouddhas en Afghanistan49), aux statuts sociaux, et les droits qui y

sont associés (les mouvements de défense des droits de l’homme). De ce point de vue, la

mobilisation devient pour les intéressés non seulement un moyen d’exercer efficacement

une influence sur l'orientation de la société mais aussi un mode d’affirmation de leur

citoyenneté. C'est ça l'enjeu.

François Dubet montre que l’existence des motifs extérieurs de conflits dans la société

est nécessaire mais pas suffisante pour déclencher la mobilisation des intéressés. Selon Dubet,

la mobilisation dépend tant de la conscience qu’ont les groupes d’acteurs de leurs intérêts

communs que de leur « capacité politique ». La « capacité politique » s’entend comme la

qualité d’un groupe social donné qui est en état d’attribuer une signification politique aux faits

ainsi qu’aux états sociaux qui constituent pour tous ses membres des sources de problèmes et

de convertir ces menaces ou ces inquiétudes en exigences politiques50. Cette capacité

présuppose la construction et l’imposition d’un sens politique aux problèmes donnés, l’usage

rationnel des ressources matérielles et symboliques disponibles, en vue de l’accroissement de

l’efficacité de l’action collective. Processus qu’étudient les théories dites de la mobilisation

des ressources.

2. Action collective et « mobilisation des ressources » L’exemple des paysans parcellaires mis en évidence par Marx montre qu’il ne suffit

pas qu’un groupe ait des intérêts objectifs en commun pour que tous les intéressés se

47 Voir R. Dahrendorf, Classes et conflits de classes dans la société industrielle, Paris, Mouton, 1972. 48 Jacques Lagroye, Sociologie politique, Presses Sciences Po et Dalloz, 4ème édition, 2002, pp. 239-248. 49 Mohsen Makhmalbaf, Michèle Levieux, En Afghanistan, les bouddhas n'ont pas été détruits, ils se sont écroulés de honte, Mille Et Une Nuits, Collection, Essais (Broché), 200. 50 François Dubet, Sociologie de l’expérience, 1994, Paris, Seuil, p. 152.

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mobilisent spontanément pour les défendre ou les promouvoir. L’absence de liens entre eux

peut-être un obstacle à la prise de conscience de la nécessité de la mobilisation. En outre, le

caractère insignifiant des retombées de l’action collective sur le plan personnel est susceptible

de laisser les intéressés dans l’indétermination. Enfin, la nature des jugements que les

individus portent sur leur sort ou leur situation peut les tenir dans la passivité. S’ils croient

que le lot qui leur est départi est un effet de la volonté divine ou de l’ordre naturel des choses,

ils auraient tendance à l’accepter aveuglement. Il en résulte, comme l’a fait remarquer fort

justement Tocqueville, la limitation des prétentions et des aspirations individuelles et

collectives51. Les théories de la mobilisation s’efforcent de cerner la nature des divers types

d’incitations à l’action collective : le contrôle social, les calculs rationnels.

a. Approche en termes de calculs coûts/avantages Dans son ouvrage Logique de l’action collective (1966), Mancur Olson fait

l’hypothèse de l’influence absolue des calculs rationnels sur les comportements individuels.

Selon lui, tous les comportements de l’individu se laissent ramener sous une logique, le

raisonnement coûts/avantages. Ceci contient les motifs (les bonnes raisons) de tout jugement

et de tout acte individuel en général et qu’il oriente toutes les stratégies personnelles.

L’engagement de l’individu dans l’action collective est rapporté exclusivement à sa propre

rationalité. Toute influence extérieure est comprise comme une contrainte, matérielle ou

psychologique. Celle-ci apparaît comme une nécessité mécanique destinée à faire échec aux

attitudes naturelles des individus qui tendent à éviter de prendre part à l’action collective,

alors qu’ils espèrent en tirer quelques avantages personnels en cas de succès. Stratégie que

Olson désigne par la notion free rider ou de ticket gratuit.

Selon Olson, les individus auront d’autant plus tendance à opter pour cette stratégie

dite de free rider que les biens visés par l’action collective ont vocation à profiter à tous les

membres du groupe d’intérêts en question. C’est le cas par exemple des mouvements de grève

conduits par des syndicats. Les avantages collectifs escomptés (amélioration des conditions de

travail, congés payés, hausse de salaire, défense des acquis sociaux, etc.) ne suffisent pas pour

déterminer l’engagement des individus concernés. Car chacun peut s’attendre à un profit

personnel, en cas de réussite du mouvement, sans y participer. Olson montre que la violence

perpétrée par les grévistes à l’encontre des non-grévistes devient un moyen pour forcer la

participation de ces derniers. D’autres formes de pression peuvent ainsi être mises en œuvre

51 Alexis de Tocqueville, L’ancien régime et la révolution, op. cit., pp. 56-57.

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pour obtenir l’engagement des individus. Il s’agit notamment de menaces de sanction,

physique, symbolique, morale, ou encore de promesses d’avantages spécifiques.

L’engagement des individus dans des activités à haut risque : terroristes, guérilla,

subversion contre le régime en place est lu à la lumière du raisonnement coûts/avantages. La

quête de notoriété, d’autorité et de légitimité sociale est tenue pour la cause de ces attitudes

coûteuses. Ici la rationalité des acteurs est perçue comme identique à celle du joueur de

loterie. Ici ce qui importe, ce n’est pas tant la certitude de réussir dans son entreprise

hasardeuse que la possibilité d’être reconnu, d’avoir accès au leadership du groupe, ou même

d’accaparer le pouvoir d’État. Dans cette logique, les avantages et les récompenses escomptés

compensent l’importance des risques à prendre.

La violence, aussi bien que les promesses de gratification et de récompense,

constituent des formes de contrainte nécessaires à l’engagement de l’individu dans l’action

collective. Il s’agit de rendre les attitudes de retrait ou d’indifférence très coûteuses pour les

intéressés. Les chances de succès de ces pressions dépendent de l’intensité des liens qui

rattachent l’individu aux autres membres du groupe. Olson fait remarquer que l’anonymat

favorise la non-participation dans les grands groupes et les interrelations plus serrées

imposent une plus forte participation dans les petits groupes.

Le mérite de Olson est d’avoir montré qu’il y a donc bien au niveau individuel une

décision rationnelle dans le choix de prendre part à l’action collective, un calcul

coûts/avantages qui se rapporte aux biens tant matériels que symboliques. Les motivations

personnelles de l’acteur sont ainsi prises en compte dans l’analyse, au-delà des déterminismes

socioculturels, politiques et économiques conditionnant son action. Néanmoins, l’approche de

Olson pose un double problème.

Le premier est d’ordre épistémologique. Le calcul coûts/avantages est présenté

comme l’acte spontané de l’acteur, qui est orienté naturellement vers l’obtention de ce qui lui

est utile, et ce de manière exclusive. Attitude qui nie tout ce qui ne contribue pas à la

satisfaction des besoins personnels. La sensibilité et les desiderata de l’acteur apparaissent ici

comme les conditions absolues de la naissance et de la conversion de ces besoins en

exigences. Ce processus semble s’opérer indépendamment des implications de l’acteur dans

des flux permanents d’informations, de symboles et d’influence susceptibles d’agir sur sa

propre conception du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du tolérable et de l’intolérable

ainsi que sur ses représentations de ce que les autres sont en droit d’attendre de lui et de ce

qu’il est, lui-même, en droit d’attendre d’autrui (par exemple un mouvement collectif).

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La formation de la logique individuelle (orientée vers la quête de l’utilité personnelle)

étant tenue pour un acte séparé absolument de celle de l’action collective (visant l’obtention

de biens non divisibles), l’engagement de l’individu dans cette action collective ne peut être

rendu possible que par l’espérance d’un gain immédiat ou l’imminence de sanctions diverses.

Dans tous les cas, cet engagement est ramené au raisonnement coût/avantage, et donc aux

contraintes externes. En fixant ce mode extérieur de rencontre de la logique individuelle avec

la logique de l’action collective et en la posant comme absolument en soi, l’intériorité (la

conviction, les croyances dans la légitimité de la cause défendue), la liberté (consistant dans la

capacité de distanciation52 du sujet ou dans la soumission loyale aux nomes existantes), la

fidélité au groupe d’appartenance, sont devenues impossibles. Des pans entiers de

phénomènes subjectifs mises en évidence par les sciences sociales, dont le sentiment

d’appartenance, sont ainsi occultés.

Le second est d’ordre éthique. Dans cette approche, l’individu est isolé et enfermé

dans sa subjectivité. Il n’est intégré nullement part. Dans ces conditions, son engagement dans

l’action collective ne peut être compris et posé comme le résultat d’un processus

d’identification et d’acceptation loyale des valeurs et des normes du groupe donné : il doit

être produit par un rapport extérieur, c’est-à-dire la contrainte. Cette présupposition fonde un

système dans lequel, le sens du devoir, de responsabilité et des autres est nié chez l’individu.

La liaison avec les calculs rationnels confère aux choix et aux stratégies individuelles le

caractère d’absolu, de loi et de devoir. Ce qui indique le mépris de la solidarité, sur laquelle

repose tout groupement humain.

52 François Dubet a mis en évidence le rapport très complexe entre le sujet, enfermé dans sa subjectivité et sa particularité, et le système social, posé dans son existence objective – c’est-à-dire être là pour les consciences individuelles. Cela présuppose une certaine indépendance de l’individu, élevé au rang de sujet, au même titre que le système de rapport dans lequel se déroule son existence particulière. L’individu possède une réalité extérieure inhérente à sa substance propre, indépendamment de ce rapport. Il est donc libre par rapport à ce système de dépendance, en tant qu’il est mû en fonction de ses propres logiques, identiques à ses intentions et à sa volonté subjective. D’où résultent les possibilités de sa distanciation critique. L’expérience sociale se construit pour ainsi dire à travers ce double processus : l’affirmation en soi et pour soi de l’individu porteur de projets personnels, d’ambitions égoïstes, de désirs particuliers ; et l’effort du système social visant à maintenir celui-ci dans le sentiment de sa dépendance vis-à-vis de lui. Puisque les logiques du sujet sont aussi valables que celles du système, la possibilité que ces deux types de logiques ne concordent pas existe absolument (ce qui, du point de vue du sujet, rend possible la mise en œuvre des stratégies au cours des interactions sociales, dont la stratégie free rider ou de ticket gratuit). Dans ces conditions, l’articulation entre les logiques du sujet et les logiques du système ne va pas de soi. Celle-ci s’opère par la socialisation qui amène le sujet à s’approprier les points de vues collectivement construits. La possibilité de stratégie de free rider s’explique non pas uniquement par l’inefficacité des incitations collectives (la carotte et le bâton), mais par les limites d’intégration du sujet. (François Dubet, Sociologie de l’expérience, 1994, Paris, Seuil, pp. 111, 135 ; voir Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1993, Paris, PUF, coll. Quadrige, p. 14; ), De la division du travail social, pp. 180, 205 ; Sociologie et Philosophie, 1924, Paris, Alcan, p. 136, 182.

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b. Approche en termes de contrôle social Dans Social Conflit and Social Mouvement Anthony Oberschall tient, comme Olson,

les anticipations des coûts et bénéfices attendus pour le principe fondamental de la logique

d’action individuelle. De ce point de vue, la participation de chacun aux mouvements sociaux

ne peut être produite que par de puissants mécanismes de contrôle liés à son intégration au

groupe. Il montre que ces mécanismes agissent sur l’individu de diverses formes, selon le type

de société.

Dans les sociétés traditionnelles, l’intégration consiste dans les rapports

« mécaniques » qui relient l'ensemble des individus subordonnés aux leaders reconnus dans le

village, le clan, la tribu, la confrérie, et autres. Ce système d’allégeances rend toute défection

particulièrement coûteuse, lorsqu’il s’agit d’agir collectivement. Dans les sociétés modernes,

ce système de contrôle s’établit dans des organisations constituées sur la base d’intérêts et

d’objectifs communs (syndicats, associations professionnelles, corporations, partis politiques,

églises, entreprises, etc.) aussi bien que de complicités ludiques ou érotiques. Dans tous les

cas, la densité des réseaux de relations, des « cercles sociaux » et la forte dépendance par

rapport à ces structures (du fait des avantages matériels et symboliques ainsi que des

privilèges ou de prestige social auxquels elles donnent accès) dissuadent les individus

d’ignorer l’appel à contribution de tout un chacun aux mouvements collectifs, sous peine de

sanctions : stigmatisation, bannissement, exclusion, perte d’estime dans l’opinion du groupe.

La potentialité mobilisatrice de ces groupes fortement intégrés repose aussi bien sur

les flux d’informations et de croyances qui y circulent que sur la possibilité qu’ils offrent à

leurs membres d’être cooptés pour certains postes prestigieux, d’accéder à des renseignements

utiles ou d’obtenir certains biens qui, autrement, leur seraient inaccessibles (bénéfices de

réduction sur des frais de participation à des activités coûteuses financièrement, invitations

aux activités mondaines ou de prestige, reconnaissance sociale, etc.). Les groupes permettent

non seulement à l’individu de satisfaire l’essentiel de ses aspirations mais encore de se

réaliser comme être social. De ce point de vue, la participation de l’individu dans l’action

entreprise par son groupe d’appartenance dépend ainsi de la conscience de la nécessité de

maintenir ou de renforcer les rapports qui le relient aux autres.

La modalité des rapports sociaux influe de manière décisive sur les potentialités

mobilisatrices au sein de la société donnée. Oberschall distingue trois types de structure, en

relation avec le fonctionnement global de la société. Les structures sociales sont dites

segmentées, quand les liens entre groupes sociaux sont quasi-inexistants. Sont stratifiées

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celles où les groupes, en interaction, sont hiérarchisés en raison du degré de leur légitimité, de

leur notoriété et de leur prestige social ainsi que du poids de leurs capitaux socioculturel et

économique. Les structures intégrées verticalement sont celles dans lesquelles la coexistence

pacifique et tranquille des groupes sociaux est rendue possible grâce à la prééminence d’un

centre de pouvoir.

Selon Oberschall, la France d’Ancien régime combinent ces deux premières structures.

Une Noblesse, constituée de diverses couches – les unes se sentant plus supérieures que les

autres (noble d’épée, noble de robe, noble de cour, noble de province, ancienne noblesse,

nouvelles noblesse) – qui monopolise la possession de la terre, les hautes fonctions politiques

et militaires ainsi que d’autres privilèges sociaux : droit de chasse, droit de porter certaines

armes et certains vêtements, etc.… Les autres ordres inférieurs (Clergé et Tiers-État) sont

condamnés formellement à se maintenir dans leur état respectif ; tandis qu’en Angleterre, la

noblesse, notamment la noblesse terrienne, entretient de multiples relations directes avec les

autres groupes sociaux. Elle assure la protection sociale, le leadership politique, et même

religieux. Elle procède au recrutement et à l’intégration des éléments talentueux des classes

moyenne à leur groupe.

Oberschall a ainsi mis en évidence deux catégories de facteurs déterminant la

mobilisation : le degré des solidarités internes aux groupes (de types communautaire,

atomique ou associatif) et la nature de la structure politique (intégrée, segmentée). Deux

grands types de groupes extrêmes sont établis : ceux à faible solidarité interne et à forte

dépendance du « centre », ceux qui sont fortement structurés et qui bénéficient d’une

autonomie maximale.

LIENS À L’INTÉRIEUR DE LA COLLECTIVITÉ

Dimension verticale

Dimension verticale

Organisation de type

communautaire

Pas ou Faiblement organisée

Organisation de type

associatif

Intégrée A B C

Segmentée D E F

Le type A est constitué de communautés traditionnelles à solidarité interne forte. Il

s’agit de communautés villageoises, confessionnelles, familiales ou autres, de caractère fermé

voire clanique, qui sont subordonnées à un pouvoir central fort. Les Corps intermédiaires

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d’Ancien Régime représente la figure par excellence de ce type de structure politique. Ces

Corps étaient des groupes fortement cohérents, disposaient d’une large autonomie et avaient

accès direct au pouvoir central prééminent pour exprimer leurs doléances. Ils constituaient

pour les monarchies de puissants relais de domination. Fortement solidaires, ils pouvaient

tenir en échec les comportements déviants (rébellion) de leurs membres. Dépourvus de

rapports systématiques qui les relient, leur action collective contestataire s’avérait incapable

de dépasser leurs propres frontières immédiates. L’isolement dans lequel ils vivaient les uns

par rapport aux autres rendait impossible la transformation de leur contestation catégorielle en

une protestation globale susceptible de mettre en cause les statuts des groupes dominants,

c’est-à-dire le système de domination établi.

Le type C, caractéristique des démocraties représentatives contemporaines, présente

les mêmes limites à la généralisation de l’action collective contestataire. Certes, la forte

cohésion interne des syndicats, des partis, et d’autres groupes d’intérêts, ainsi que l’existence

d’une solide culture politique (ensemble de représentations dans lesquelles les problèmes, les

aspirations, l’action collective prennent un sens politique) renforce la capacité mobilisatrice.

Mais le caractère le plus souvent corporatiste des exigences revendicatives entrave la

diffusion de la contestation dans la société globale : hausse de salaires ou exigence de

protection sociale pour les salariés d’un secteur d’activités marchandes ou non marchandes

déterminé, revendication des droits ou d’avantages pour telle ou telle catégorie

socioprofessionnelle donnée, etc. Les revendications sont non pas de portée générale mais

exclusives. Elles portent sur les aspirations propres à une catégorie sociale. Dans ces

conditions, l’action collective reste à un stade local. Elle se réduit en affrontements

circonscrits entre syndicats et patronat, entre un corps particulier de fonctionnaires et son

administration centrale spécifique, ainsi de suite.

Le type B désigne des collectivités dans lesquelles les membres des groupes sociaux

déterminés n’entretiennent pas de relations régulières et structurées entre eux. D’autant plus

qu’ils sont individuellement dans la dépendance quasi-absolue à l’égard des notables

extérieurs au groupe, nobles, bourgeois, grands propriétaires terriens. Ces groupes existent en

soi relativement à leurs positions et leurs intérêts communs mais ne sont pas mobilisables en

raison de l’isolement de leurs membres et l’absence de conscience de ces intérêts collectifs. À

cela s’ajoutent le plus souvent des querelles de voisinage ou des rivalités de familles, de clans,

de cliques, de clientèles et d’autres formes de conflits internes larvés historiquement

déterminés (clivages sociaux, préjugés de couleur, etc.). Ce qui les rend vulnérables à la

Année universitaire, 2003-2004 Cours de M. Louis-Naud Pierre Introduction à la science politique

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manipulation émanant de ces notables qui monopolisent au sommet le leadership. Ce type de

configuration interne aux groupes caractérise les paysans parcellaires en France étudiés par

Marx53 et les masses populaires haïtiennes54. Oberschall voit dans la passivité de la

paysannerie dans de nombreux pays d’Amérique latine l’effet de ces mêmes facteurs

structurels.

Les types D et F sont particulièrement favorables à l’émergence et à la constance de

l’action collective contestataire intense. Les membres de ces groupes sont portés à être

solidaires de leurs leaders dont ils partagent les croyances, les convictions et les idéologies.

Cette communauté de croyances permet la diffusion de la signification politique qui est prêtée

à l’action collective (manifestations, émeutes, défilés, réunions, spectacles, rassemblements,

etc.) par les leaders internes au groupe. Ces actes sont présentés comme des modes

d’expression des exigences, de défense des intérêts ou de revendication des biens collectifs

(liberté, égalité, justice, équité). La segmentation structurelle, signifiée par la séparation

quasi-absolue des groupes dominants d’avec les groupes dominés, des gouvernants d’avec les

gouvernés ainsi que par l’absence de canaux structurels d’expression d’exigences, permettent

l’identification de l’ennemi commun, c’est-à-dire les individus extérieurs à son groupe

d’appartenance, et le passage à la violence politique.

Ainsi par exemple, l’idéologie révolutionnaire en France, en 1789, représente le

« riche » comme l’ennemi de la Révolution, et donc comme un non-patriote. Le prêtre prend

la figure de l’adversaire de la liberté. Les émeutes de la faim deviennent de formes de

protestation légitime contre la domination politique et l’oppression économique. Ces

significations nouvelles renvoient au travail de déconstruction et de construction de sens

politique opéré par les nouveaux leaders, les petits-bourgeois jacobins, les écrivains, les

orateurs des groupes populaires. Ces sens politiques contribuent à la formation de nouvelles

représentations sociales, dans lesquelles la sujétion politique, la monopolisation des hautes

charges de l’État et de l’Armée par des catégories à statuts privilégiés (les nobles d’Ancien

Régime), le statu quo, sont intolérables.

Ici l’organisation joue un rôle primordial dans l’émergence et l’efficacité politique de

l’action collective. Tout cela dépend des compétences personnelles des leaders, qui doivent

fixer les lieux et les plans de rassemblement ainsi que de déplacement, choisir les mots

d’ordre et manipuler les symboles. La création de la charge émotive collective nécessaire à la 53 Marx, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, op. cit. 54 Louis Naud Pierre, La réforme du Droit et de la Justice en Haïti, 1994-2002. Les difficultés de la construction d’un État de droit démocratique, Thèse de doctorat, Université Victor Segalen Bordeaux 2, décembre 2002

Année universitaire, 2003-2004 Cours de M. Louis-Naud Pierre Introduction à la science politique

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mobilisation dépend pour une large part de l’habileté avec laquelle ce travail est effectué.

C’est ainsi qu’à Lyon, en 1823, le carnaval traditionnel est transformé en opération politique

grâce à l’institution d’un cortège funèbre accompagnant un cercueil sur lequel est inscrit le

slogan « liberté, Constitution ». Les enterrements de personnalités politiques ont été

l’occasion de mobilisations politiques à Paris, en 1825 et 1832, par le jeu de manipulations

des sociétés secrètes55. La définition du sens des faits et des comportements sociaux devient

ainsi un enjeu politique majeur.

La faiblesse des capacités organisationnelles rend les groupes de type B incapables

d’entreprendre de l’action collective. Leurs frustrations ne peuvent donner lieu qu’à de brèves

et violentes poussées de révoltes sans perspective politique à long terme. Ces cas s’illustrent

parfaitement par les jacqueries, étudiées par l’historien Fernand Rudé, dans le siècle du Roi

Soleil, marqué par des famines, des épidémies et de la grande misère du peuple des

campagnes, ou par les émeutes urbaines contemporaines.

Cette approche influence un certain nombre de travaux relatifs aux phénomènes

contestataires, dont ceux de Suzanne Berger sur les paysans bretons56, de Sidney Tarrow sur

le communisme en Italie et en France57 et Charles Tilly58. Cet auteur américain emprunte au

marxisme ses principaux outils d’analyse, notamment le concept d’intérêts, conscience

d’intérêts, de conflits pour le pouvoir, tout en attribuant aux calculs rationnels un poids

important dans l’analyse des choix individuels et des engagements des individus dans l’action

collective.

Charles Tilly articule son approche autour de deux axes centraux. Le premier axe est

celui du système politique. Il rattache l'action collective et la mobilisation (y compris les

manifestations de violence et la révolution) au processus politique globale de lutte pour le

pouvoir. Ce processus est constitué par des luttes multiples qui opposent des groupes qui,

compte tenu de leurs positions privilégiées, accèdent facilement aux ressources dont disposent

le gouvernement et son appareil de coercition, et des groupes challengers qui veulent accéder

au pouvoir. Le second niveau se rapporte à la structure interne du groupe mobilisateur. Ici

l’interrogation fondamentale est celle du lien entre les intérêts partagés et l’action collective,

du degré d’organisation caractéristique de l’identité du groupe et de la densité de ses réseaux

55 Jacques Lagroye, Sociologie politique, op. cit., pp. 323-324. 56 Suzanne Berger, Les paysans contre la politique (1972), Trad. Paris, Seuil, 1975. 57 Sidney Tarrow, Between Center and Periphery. Grassroots Politicians in Italy and in France, New Haven, Yale University Press, 1977; Démocracy and Disorder. Protest and Politics in Italy, 1965-1975, Oxford University Press, 1989. 58 Charles Tilly, La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986

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internes, de la modalité des rapports qui relient le groupe donné avec d’autres groupes

d’intérêts et avec le gouvernement, des effets de ces liens, internes et externes, sur le niveau

des chances de réussite de l’action collective, de l’influence du rapport de forces sur

l’établissement et la variation de ces liens.

Dans La France conteste de 1600 à nos jours, Tilly résume son approche en ces

termes : « La contestation s’explique par la conjugaison d’intérêts, d’une occasion, d’une

organisation et d’une action. Elle est donc construite socialement et historiquement. Les

formes d’organisation, les pratiques de l’action collective s’enracinent dans les pratiques et

l’organisation de la vie quotidienne ». Autrement dit, la mobilisation résulte de la politisation

des faits qui constituent des sources de problèmes pour les intéressés. Il convient d’examiner

plus précisément ces processus.

c. Approche en termes constructivistes Les travaux de Jean Piaget (en psychologie), Fred Greenstein, Renshon (en

sociologie), de Peter Berger et Thomas Luckmann (en épistémologie) montrent que les

rapports de l’individu aux choses extérieures sont médiatisés par les représentations

multiformes acquises au cours des interactions sociales multiformes. Pierre Bourdieu va

jusqu’à affirmer que les notions relatives aux objets que les individus se forment sont le

produit de sa socialisation. Que l’on entende par là, les actions réciproques des individus les

uns avec les autres (durables ou éphémères) ou le processus par lequel ces derniers

incorporent les valeurs et les normes sociales, il demeure que ce phénomène assure l’union de

l’individu avec la collectivité. En tant qu’il est pris dans le système de relations complexes

propres à son groupe, l’individu tend à s’identifier à la cause prise en charge par celui-ci.

Cause qui repose sur des croyances communes, acceptées et vécues par les individus comme

une affaire personnelle. Tant et si bien qu’ils finissent par concevoir sa défense comme un

impératif catégorique.

Ici la question fondamentale est la construction sociale et le mode de transmission des

perceptions de « ce qui fait problème » à un groupe ainsi que les moyens d’y remédier.

Murray Edelman montre que ces processus relèvent du travail linguistique effectué par les

leaders d’opinions, tels que les dirigeants politiques, syndicaux et associatifs59. Ce travail

consiste principalement dans l’imposition d’un sens aux faits sociaux, dans leur

compréhension et dans leur représentation comme une menace pour l’ordre social ou tout 59 Murray Edelman, Political language. Words that Succeed and Policies that Fail, New York, Academic Press, 1977.

Année universitaire, 2003-2004 Cours de M. Louis-Naud Pierre Introduction à la science politique

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simplement pour les intérêts individuels et collectifs. Ce qui amène les intéressés à percevoir

l’indifférence des instances qui sont supposées les prendre en charge comme une attitude

irresponsable, voire criminelle.

Dans le même ordre d’idée, Bert Klandermans affirme que les attentes revendicatives

dépendent de l’élaboration et de la diffusion d’un système de représentations mentales qui

érige en « injustice » la situation subie60. C’est ainsi que nombre de situations tels le chômage,

le désastre économique, la détresse sociale, et autres formes d’insécurité, sont représentées

non plus comme quelque chose de même ordre qu’une catastrophe naturelle, mais comme les

effets d’un manque de gestion publique. Manquement qui est perçu comme un dommage

causé à la société tout entière. Il en résulte la mise en accusation publique des dirigeants

concernés. En France, certains groupes parviennent à imputer, et à faire accepter par l’opinion

publique, le nombre élevé de décès au cours de la canicule de l’été dernier aux négligences

gouvernementales61. Et ce au grand dam d’autres groupes d’intérêts qui ont tenté en vain de

présenter ces décès comme une affaire d’ordre privée, sous un fond de dénonciation de

l’attitude individualiste et égoïste des proches. En d’autres temps et lieux, un tel phénomène

aurait pu être interprété comme le signe de la colère divine. La mise en accusation des

gouvernants eût été inconcevable.

La formulation d’exigences ne procède pas directement de l’existence immédiate de

besoins divers. La conversion de ces besoins en revendications doit être opérée par les

organisations spécialisées : partis politiques, syndicats, associations, et l’accord des

populations concernées sur la justification idéologique acquis. Il en résulte un militantisme

qui consiste à témoigner auprès des intéressés de l’importance ou de la nécessité de trouver

des solutions urgentes aux problèmes prises en charge, sous peine du délitement des liens

sociaux ou de la détérioration de leurs conditions d’existence personnelles. Il s’agit d’imposer

la représentation de la cause défendue comme valant la peine, et donc mérite l’engagement

personnel de tous. Toutes les ressources sont ainsi mobilisées, en vue d’accroître l’implication

des acteurs. Cela en est l’enjeu de l’action des militants et les chefs des organisations

intéressées.

60 Bert Klandermans, The Social Psychology of Protest, Oxford, Blackwell, 1997. 61 Dans sa séance du mercredi 1er octobre 2003, le Sénat a autorisé la création d’une mission commune d’information ayant pour but d'étudier les voies et moyens humains, administratifs et financiers susceptibles d'éviter, autant que faire se peut, qu'une telle situation se reproduise avec des conséquences aussi graves, intitulée « La France et les Français face à la canicule : les leçons d'une crise ».

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Les théories dites de mobilisation des ressources opèrent une rupture avec les

approches psychologisantes développées notamment par James C. Davies et Ted Gurr. Elles

font intervenir d’autres paramètres extérieurs à l’individu, tels que les solidarités internes au

groupe d’appartenance (le contrôle social), le travail de construction et de diffusion de

nouveaux sens relatifs à la mobilisation et aux objectifs poursuivis par les leaders. Les

structures de puissance et des opportunités sont intégrées dans l’analyse de l’action collective.

Ces approches rejoignent celles de Marx. A côté de ces formes de participation non

conventionnelles, il existe de formes de participation dites conventionnelles. C’est notamment

le cas pour le phénomène de vote.

B) Les élections

Le vote est non seulement une des formes de participation conventionnelle, mais

encore l’acte premier de la citoyenneté, la pierre de base de la démocratie représentative. Il est

une mobilisation politique poursuivant le même but que toutes les autres formes d’action

collective.

La participation électorale obéit aux même logiques que l’engagement aux autres

formes de mobilisation. Certes, des lois déterminent qui a le droit de vote, quand, où et

comment il peut voter dans toutes les démocraties. Mais la décision de participer ou non

appartient aux citoyens. En pratique, tous les intéressés ne participent pas aux élections.

Dans les démocraties libérales, tous les citoyens ont accès aux urnes indépendamment

de leur genre, de leur revenu, de leur race, de leur confession. Ceux-ci accomplissent cet acte

sur la base de l’égalité parfaite : chaque votant a une voix. Chaque citoyen exerce ainsi un

contrôle direct sur le choix de celui qui doit le représenter dans les processus politiques.

Cependant, le manque de compétences politiques (manque d’accès aux informations,

incapacités d’interpréter le langage politique, de faire la différence entre les programmes de

plusieurs candidats) empêche à un certain nombre de citoyen d’accomplir cet acte librement,

c’est-à-dire en connaissance de cause. Dans les sociétés démocratiques, l’abstentionnisme

prend de plus en plus d’importance.

Année universitaire, 2003-2004 Cours de M. Louis-Naud Pierre Introduction à la science politique

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1. L’étude de la participation électorale L’étude de la participation électorale donne lieu à des controverses, en ce qui concerne

notamment son rapport quantitatif. Mettant l’accent sur l’output, certains auteurs minimisent

ce rapport. Pour eux, le vote n’est pas autre chose qu’un moyen pour assurer le

fonctionnement du système politique. Il s’agit purement et simplement d’une forme de

légitimation d’un mode particulier de conquête et d’exercice du pouvoir. Dans ces conditions,

une participation totale n’est pas nécessaire. Les tenants de cette position perçoivent

l’abstention électorale comme une « normalité » démocratique. Certains y voient même la

preuve du bon fonctionnement du système. Elle témoignerait de la satisfaction et de la

confiance des citoyens dans le pouvoir public ou dans leurs élites politiques. D’autres en fait

la condition du bon fonctionnement de la démocratie. Affranchis du contrôle populaire

massif, les gouvernants peuvent agir en toute liberté et avec efficacité.

Centrant leur analyse sur l’input, d’autres auteurs s’inquiètent de la perte de sens du

vote, en termes d’expressions des exigences et des préférences politiques. Cette pauvreté en

informations affaiblit l’aptitude du système à mesurer les aspirations et les attentes sociales, et

donc diminue sa capacité d’action et d’anticipation. L’inquiétude éprouvée est d’autant plus

grande que les représentants de cette approche considèrent le vote non pas uniquement

comme un moyen, mais comme l’essence même de la démocratie. Alors que certains voient

dans l’abstention électorale le signe d’un avertissement occasionnel aux autorités (et non

comme une renonciation définitive des citoyens à leur droit politique), d’autres l’assimilent à

la crise de légitimité du système en place. Des phénomènes politiques comme la volatilité

électorale, l’érosion du système partisan, la montée des activités protestataires sont tenus pour

preuves de cette crise.

2. La mesure de la participation électorale Le taux de participation électorale est calculé différemment d’un pays à l’autre. La

majorité des pays considère le nombre des électeurs potentiels (c’est-à-dire tous les citoyens

en âge de voter) comme population-mère. Dans cette méthode, le taux de participation tend à

être sous-estimé. D’autres pays prennent comme population-mère le nombre des électeurs

inscrits (c’est-à-dire tous ceux qui se sont inscrits sur la liste électorale). Il se produit le

phénomène inverse, la tendance à la sur-estimation du taux de participation. L’hétérogénéité

de la méthode de calcul rend la comparaison internationale difficile. Ainsi par exemple, en

suivant les deux méthodes de calcul, le taux de participation électorale pour la période entre

Année universitaire, 2003-2004 Cours de M. Louis-Naud Pierre Introduction à la science politique

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1960-1978, les différences enregistrées vont jusqu’à 10% pour l’Autriche, 7% pour la France,

5% pour l’Allemagne de l’Ouest ou la Suisse.

Le comportement électoral renvoie à un certain nombre de facteurs que des modèles

explicatifs mobilisent.

3. Modèles explicatifs de la participation électorale Un premier modèle dit écologique rattache l’individu à la structure sociale. Un second,

d’inspiration psychosociologique, s’intéresse directement aux individus dont le comportement

électoral est expliqué par l’appartenance sociologique. Un troisième modèle dit économique

se rapporte à la rationalité des choix de l’individu considéré indépendamment de son

appartenance à des groupes.

a. L’approche écologique Dans Tableau politique de la France de l’Ouest, André Siegried62 propose un modèle

explicatif de comportements politiques baptisé d’écologique. Il établit le lien entre la carte

visualisant la géologie du sol (granitique ou calcaire), l’habitat (dispersé/groupé), le régime de

la propriété (grande/petite/en faire valoir-direct/en fermage), l’influence du clergé et les

comportements électoraux ; et ce en raison de la dichotomie droite/gauche. Ainsi, le vote de

droite est-il plutôt courant dans les régions où les terres sont de qualité granitique ou calcaire,

l’habitat est dispersé, la grande propriété et l’influence du Clergé dominent. Le vote est pour

ainsi dire expliqué par des facteurs inhérents à l’environnement socioculturels, politiques et

économiques immédiats.

b. L’approche psychosociologique

Par des entretiens successifs auprès d’un échantillon de 600 personnes au cours de la

campagne présidentielle de 1940 aux Etats-Unis, Paul Lazarsfeld63 a essayé de mettre en

lumière les mécanismes de formation, de transformation et de développement de l’opinion de

l’électeur soumis à l’influence de la propagande. Cette étude révèle que les préférences

politiques de l’individu sont le produit de ses caractéristiques sociales dont le statut socio-

62 André Siegried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la IIIe République (1913), rééd. A. Colin, 1980. 63 Paul Lazarsfeld, The People’s Choice. How the Voter Makes up his Mind in Presidential Campaign, 1ère edition, Colombia University Press, 1944.

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économique, la religion et le lieu de résidence constituent les éléments essentiels. L’étude

montre une forte corrélation entre le statut social des individus, la religion, le lieu de

résidence avec le comportement électoral. Le vote républicain atteint par exemple jusqu’à

71% chez les individus de statut élevé, 60% chez les protestants et est très fréquent chez les

populations rurales, alors que les électeurs au statut social peu élevé, catholiques et urbains

ont tendance à voter démocrate.

Ces observations sont renforcées par d’autres réalisées dans divers pays où des

possibilités de choix sont effectivement offertes aux électeurs. Ces corrélations relativement

stables entre l’appartenance à une catégorie socioprofessionnelle et les comportements

électoraux sont également constatés dans tous les pays étudiés64. Le vote pour les partis

conservateurs domine en général dans les groupes de statut social élevé : artisans,

commerçants, chefs d’entreprises, agriculteurs, cadres supérieurs, ingénieurs, médecins,

avocats et notaires. Le vote pour des candidats des partis qui prônent le changement social est,

en revanche, plus fréquent dans diverses catégories d’ouvriers, et des couches inférieures des

catégories d’employés du secteur public. Il s’agit de groupes constitués de professions peu

valorisées, assurant des revenus faibles ou médiocres et où les perspectives de mobilité

socioprofessionnelle sont peu évidentes.

Ces observations révèlent non des déterminismes absolus des préférences politiques,

mais de simples régularités tendancielles. L’étude de Lazarsfeld montre que 31% des

personnes de statut social « bas » votent républicain, 23% des catholiques quel que soit leur

statut social font de même. Ce qui est confirmé par d’autres études : les petits commerçants,

les contremaîtres, dont le statut social est en général assez médiocre et le niveau scolaire bas,

votent massivement à droite, alors que le vote des professeurs par exemple est fortement

marqué à gauche65. Dans cet ordre d’idée, Jacques Lagroye fait remarquer que : « la

détermination du vote par l’appartenance à une catégorie socioprofessionnelle passe par des

mécanismes très complexes, tels que le rapport au travail, la transmission de croyances

acquises dans un contexte antérieur (par exemple, les croyances résultant des conflits ayant

64 Pour le cas français, il convient de noter : Guy Michelat et Michel Simon, Classe, religion et comportement politique, Paris, Fondation Nationale des Sciences Politiques / Editions Sociales, 1977, 490p. ; « Déterminations socio-économiques, organisations symboliques et comportements politiques », Revue Française de Sociologie, 26, 1, janvier-mars, 1985, pp.32-69 ; Georges Lavau, Gérard Grunberg, Nonna Mayer (dir.), L’univers politique des classes moyennes, Paris Resses de Sciences Po, 1983. 65 Jacques Lagroye, Sociologie politique, op. cit., pp. 370-380.

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opposé boutiquiers et ouvriers au début du XXe siècle), la cohérence du groupe

d’appartenance (entretenue par des organisations et des conditions de vie spécifiques) »66.

La cohérence du groupe d’appartenance est donnée, semble-t-il, dans un corps de

croyances, de représentations relatives à la valeur des choses, d’usages et de règles fixes

auxquels les membres se soumettent et qui leur confèrent un certain état esprit homogène. Il

apparaît que dans les groupes où la liberté et l’épanouissement individuel sont valorisés le

vote est fortement marqué à gauche. L’adhésion des membres de ces groupes à ce

« libéralisme culturel » est favorisée tant par le détachement à l’égard des valeurs religieuses

ou traditionnelles que par la position socioprofessionnelle, déterminée par le niveau scolaire

élevé et le statut de salarié.

Le vote à droite coïncide avec la valorisation de la famille, de la tradition à laquelle

sont associées des représentations relatives aux bonnes mœurs et à l’ordre social. Dans ces

valeurs, le changement social, l’attitude critique à l’égard de la tradition ou de l’ordre établi,

l’innovation en matières de mœurs ou de pratiques sociales deviennent des menaces, des

dangers. Chez l’individu ces croyances prennent la forme des jugements dans lesquels le

maintien des bonnes mœurs, la conservation de la tradition, la soumission à l’autorité établie

sont regardés comme nécessaires. Il en résulte des règles qui, dans l’appréciation des faits et

gestes, imposent le devoir de mobilisation en vue d’amender tous comportements et pratiques

sociales « dangereux »67.

« Le vote à droite, écrit Jacques Lagroye, va ici de pair avec une forte valorisation de

la famille et, corollairement, avec une tendance à la constitution d’un « patrimoine »

familial ». Il traduit politiquement des dispositions qui prennent la forme de jugements en

matière de comportements relationnels et de morale : hostilité à l’égard de l’interruption de

grossesse, condamnation de pratiques perçues comme déviantes (homosexualité, adultère),

rejet de conceptions « immorales » attribuées aux adversaires (laxisme dans les mœurs,

acceptation de la dissolution des liens conjugaux). D’une certaine manière, le comportement

électoral paraît tributaire d’une véritable « sous-culture ». Le militant catholique qui vote à

gauche rompt, par conséquent, avec ce système complexe et cohérent de valeurs et de

pratiques, au point qu’on puisse faire l’hypothèse que son choix électoral manifeste dans

beaucoup de cas un rejet de la vision du monde prédominant dans son groupe de référence ;

66 Idem, p. 376. 67 Voir Howard S. Becker, Outsiders. Etude de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985, pp. 171-179.

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démarche qui peut alors être assortie de la revendication d’une autre conception de la religion,

que des mouvements d’action catholique ont pu, un temps, concrétiser.68 »

Certains montrent que d’autres facteurs étrangers aux caractéristiques sociales peuvent

également influer sur le comportement électoral. C’est notamment le cas de l’attention aux

grandes questions débattues, ou aux enjeux, émergeant au cours de la campagne électorale.

Ainsi par exemple, la détermination d’un nombre d’électeurs à voter le Front national est

fréquemment liée à la question de l’immigration. La limitation du nombre des travailleurs

étrangers en France devient un enjeu politique d’autant plus important qu’elle soit présentée

comme « la condition nécessaire et suffisante d’une plus grande sécurité, d’un assainissement

du budget des prestations sociales et d’une préservation de l’ « identité nationale »69. Les

études réalisées par Lazarsfeld, en 1940 et 1948, permettent de minimiser les effets de

l’apparition d’un enjeu saillant sur les préférences politiques.

Ces études montrent que l’exposition aux médias où les grandes questions politiques

sont débattues a un effet assez limité sur la formation, la transformation et le développement

des préférences politiques des électeurs. Un électeur sur deux s’était déjà fixé sur le choix du

candidat 6 mois avant l’ouverture de la campagne. Près de 80% des sondés votent pour le

même parti que leurs grands-parents. Ce qui témoigne d’un certain conformisme avec la

norme de leur groupe d’appartenance. Le changement au niveau du choix ne s’observe que

chez les électeurs de faible prédisposition politique. Ces derniers n’ont guère d’intérêt pour la

politique. Ils lisent rarement les journaux et écoutent assez peu la radio. Ceux qui s’intéressent

à la campagne sont les plus politisés, les plus convaincus, les plus partisans, donc moins

enclins à changer leur choix politique. Ces fidélités résultent de la perception sélective des

électeurs, qui ne retiennent des discours en question que ce qui font sens pour eux. Le

principal effet de la campagne consiste à actualiser les prédispositions politiques initialement

incorporées.

Dans The American Voter (1960), les auteurs, Campbell, Converse, Miller, Stokes, de

l’université de Michigan voient dans la stabilité du vote l’effet de l’identification partisane.

Soumis à un processus de socialisation dès la prime enfance, le citoyen intègre les préférences

politiques de son milieu dans sa personnalité. Cette identification consiste soit dans

l’attachement routinisé à un parti politique (par habitudes), soit dans l’adhésion à la

conception du monde socio-économique et politique incarnée par cette organisation. La

68 Jacques Lagroye, Sociologie politique, op. cit., pp. 381-383. 69 Jacques Lagroye, Sociologie politique, op. cit., p. 393.

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fidélité du vote prend alors valeur d’une soumission loyale au système de croyances et de

valeurs propres son groupe d’appartenance. Le vote devient une forme d’expression

identitaire. C’est ce que démontrent les travaux de l’équipe de l’université de Michigan. Les

enquêtes réalisées dans les années soixante aux Etats-Unis révèlent que plus de deux tiers des

électeurs s’identifient au Parti Démocrate ou au Parti Républicain. Dans les années soixante-

dix, seulement 20% des électeurs interrogés déclarent être attachés à l’un de ces Partis. En

1978, 40% des sondés refusent même de se reconnaître dans un parti70. L’affaiblissement de

l’identification corrèle avec le processus de désinstitutionnalisation caractéristique de notre

époque.

c. Le modèle du marché Un autre modèle, s’inspirant de la logique du marché, propose une explication du

comportement électoral en termes des calculs rationnels. Pour Anthony Downs, l’électeur

peut être considéré comme un acteur rationnel, qui adapte à court et à moyen terme ses

intérêts à l’offre du marché politique71. Downs tient les programmes politiques pour une

marchandise contre laquelle on peut en échanger une autre, à savoir, le vote. Les candidats

comme aspirants à la direction administrative de l’État tiennent un marché avec des produits

appelés promesses électorales (allègements fiscaux, mesures sociales, propositions pour

favoriser la croissance économique, définitions de stratégies globales de développement) qui

sont en vente contre d’autres produits (besoins, attentes), et le vote est un tarif. Il s’agit pour

l’électeur d’obtenir de son vote une incidence optimale sur ses exigences.

L’interrogation fondamentale ici est celle des conditions de l’offre politique. Cette

démarche vise à cerner les termes dans lesquels se définissent les enjeux de la compétition. Il

s’agit, plus précisément, de saisir les processus par lesquels certains thèmes (le chômage, la

fracture sociale, la laïcité, la discrimination positive, l’immigration, la construction

européenne, l’insécurité, l’ordre public, la justice) se sont imposés pour devenir les prémices

de solutions suffisantes et nécessaires aux faits et aux états sociaux qui posent aux électeurs

un problème d’existence. L’imposition ou l’occultation de certains thèmes de débats est

considéré comme l’enjeu principal des luttes sans merci que se livrent les partis sur le marché

politique. Le choix personnel de l’électeur est censé être déterminé non pas par l’affinité

idéologique avec le candidat-marchand mais par les perspectives d’avantages plus

70 Paul R. Abramson, « Générations et changement politique aux Etats-Unis », in Jean Crèce, Pierre Favre (dir.), Générations et politique Paris, Economica et Presses de l’Université de Laval, 1989, 109. 71 Anthony Downs, An Economic Theory of Democracy, New York, Harper, 1957.

Année universitaire, 2003-2004 Cours de M. Louis-Naud Pierre Introduction à la science politique

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conséquents. Tout vote est, dans ce cas, réputé utile. L’électeur apparaît sous la figure d’un

stratège qui cherche à maximiser son gain personnel. Dans cette approche, le principe de

l’utilité prévaut. Cela supprime l’ancrage de l’électeur dans une structure socioculturelle.

CONCLUSION

Cette présentation des grandes théories en Science Politique qui se sont plus

appesanties sur l’explication politique, le cadre institutionnel d’expression politique et les

pratiques de participation politique entend apporter aux étudiants les matériaux théoriques et

conceptuels, en vue de fonder certains aspects de leurs recherches futurs dans cette discipline.