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Étude de cas Utilisation dune analyse de discours dans létude dun cas de dédoublement de personnalité Analysing speech in a case of dissociative identity disorder S. Combaluzier * , B. Gouvernet, J.-L. Viaux Laboratoire PRIS, UFR de psychologie, sociologie et sciences de léducation, université de Rouen, 1, rue Lavoisier, 76821 Mont-Saint-Aignan cedex, France Résumé Lobjet de cet article est détudier lapport dun logiciel danalyse de discours dans la compréhen- sion dun cas de dédoublement de personnalité. Les résultats obtenus renseignent sur le fonctionnement psychopathologique de lindividu et donnent certains éléments utiles à la discussion diagnostique. © 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract The object of this article is to study the contribution of a discourse analysis software in comprehen- sion of a case of dissociate personality disorder. Results obtained inform about the psychopathology of this case and give certain elements useful for the diagnostic discussion. © 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Analyse du discours ; Dédoublement de la personnalité ; Discussion diagnostique ; Étude de cas ; Psychopathologie Keywords: Analyze speech; Dissociative identity disorder; Diagnostic discussion; Case study; psychopathology http://france.elsevier.com/direct/PRPS/ Pratiques psychologiques 12 (2006) 97110 * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (S. Combaluzier). 1269-1763/$ - see front matter © 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.prps.2006.01.006

Utilisation d'une analyse de discours dans l'étude d'un cas de dédoublement de personnalité

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http://france.elsevier.com/direct/PRPS/

Pratiques psychologiques 12 (2006) 97–110

Étude de cas

* Auteur corresponAdresse e-mail :

1269-1763/$ - see frdoi:10.1016/j.prps.20

Utilisation d’une analysede discours dans l’étude d’un cas

de dédoublement de personnalité

Analysing speech in a case

of dissociative identity disorder

S. Combaluzier *, B. Gouvernet, J.-L. Viaux

Laboratoire PRIS, UFR de psychologie, sociologie et sciences de l’éducation,

université de Rouen, 1, rue Lavoisier, 76821 Mont-Saint-Aignan cedex, France

Résumé

L’objet de cet article est d’étudier l’apport d’un logiciel d’analyse de discours dans la compréhen-sion d’un cas de dédoublement de personnalité. Les résultats obtenus renseignent sur le fonctionnementpsychopathologique de l’individu et donnent certains éléments utiles à la discussion diagnostique.© 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

The object of this article is to study the contribution of a discourse analysis software in comprehen-sion of a case of dissociate personality disorder. Results obtained inform about the psychopathology ofthis case and give certain elements useful for the diagnostic discussion.© 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Analyse du discours ; Dédoublement de la personnalité ; Discussion diagnostique ; Étude de cas ;Psychopathologie

Keywords: Analyze speech; Dissociative identity disorder; Diagnostic discussion; Case study; psychopathology

[email protected] (S. Combaluzier).

ont matter © 2006 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés.06.01.006

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1. Introduction

Au plan nosographique, on définit la double personnalité, et plus généralement la person-nalité multiple (ou troubles dissociatifs de l’identité dans les classifications internationales),par « la coexistence chez un même individu de deux ou plusieurs personnalités distinctes,chacune d’entre-elles prédominant à des moments déterminés » (Guelfi et al, 1987). Ces cassont rarement diagnostiqués en France (op. cit., 458), comme ailleurs (Johnson et al, 2005)bien que selon l’APA, 2005, il semble que l’on assiste à une brusque augmentation des casces dernières années aux États-Unis. Les études portant sur ces troubles ont mis en avantdepuis une vingtaine d’années l’étiologie traumatique de ce trouble (Kluft, 1987, Van derHart et al., 2004, pour une revue de la littérature). Selon certains auteurs qui ont étudié lestroubles dissociatifs (Damsa et al, 2005, Lazignac et al, 2005), il apparaît important de pou-voir distinguer ces troubles d’un tableau psychotique.

Tel est peut-être le cas de l’observation qui va vous être présentée dans cet article. Au plannosographique, en effet, le diagnostic différentiel entre un dédoublement de personnalité, oudes troubles dissociatifs de la personnalité (APA, 2005), et une pathologie délirante psycho-tique, ici une paraphrénie de filiation, n’est pas aisé à poser. Au plan psychopathologique, cefonctionnement pourrait subvenir des suites d’un clivage du Moi, qui rend compte de la diffi-culté d’intégrer l’ensemble d’une histoire personnelle douloureuse, violente et chaotique, cli-vage qui révèle une série de ruptures dans sa continuité d’être (Winnicott, 1968) impossible àintégrer dans la totalité du Self. Cela semble cohérent avec l’étiologie traumatique de cestroubles et une définition de la dissociation comme un trouble des fonctions normalementintégrées : identité, mémoire, conscience et perception de l’environnement (Lazignac et al.,2005). Il serait toutefois intéressant de pouvoir étudier d’éventuelles différences dans le fonc-tionnement de ce patient selon que s’exprime l’une ou l’autre de ses personnalités.

L’objectif de cet article est donc d’étudier, à travers son discours, le fonctionnement psy-chologique d’un individu présentant une personnalité multiple selon que s’exprime l’une oul’autre de ces personnalités. Mais pour ce faire, il nous faudra d’abord asseoir le diagnosticen discutant au préalable l’hypothèse d’un trouble délirant. L’analyse du discours nous seraégalement d’un grand secours, certains travaux sur le discours délirant utilisant cet outil(Beche et al, 1997). Nous appuyant sur les travaux sur le langage en psychopathologie(Besche et al, 1997, Besche-Richard, 2000, Castillo et Blanchet, 2001) nous utiliserons unlogiciel d’analyse de discours (Tropes version 6.2 ®). Nous situant ici dans la perspectivedéveloppée par le groupe de recherche sur la parole de Paris-VIII, nous considèrerons que lediscours traduit un rapport à l’interlocuteur, au contexte et au monde (Ghiglione et Blanchet,1991, Ghiglione et al., 1995, Blanchet, 1997, Ghiglione et al., 1998) dans lequel le sujet meten œuvre un modèle argumentatif destiné à convaincre de la vérité des univers qu’il met enscène. C’est donc principalement ce modèle argumentatif, plus que le contenu de ces universque nous étudierons ici afin de rechercher des différences éventuelles entre les personnalitésde ce patient et d’affiner le diagnostic différentiel.

2. Méthodologie

2.1. Recueil du discours

Le matériel clinique n’avait pas vocation, au départ, à être publié et ne s’inscrivait pasdirectement dans le cadre d’une recherche spécifique sur le dédoublement de personnalité ;

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auquel cas, nous aurions utilisé des questionnaires comme le dissociative disorders interviewde Ross (1997). Ce sont donc des entretiens cliniques qui ont servi de base au recueil desdiscours qui seront analysés ici par le logiciel. Le cadre de ces rencontres est dans un premiertemps institutionnel, puisqu’une des missions attribuées au clinicien du centre d’hébergementoù le patient a été rencontré, était de diagnostiquer d’éventuelles difficultés psychologiquespouvant entraver la réinsertion des personnes demandant à intégrer cet établissement. Sou-vent, comme ce fut le cas avec M. T., le premier entretien donnait lieu à des rencontres plussuivies, le temps d’élaborer certaines difficultés ponctuelles ou des souffrances plus profon-des. Nous ne retiendrons dans l’analyse du discours que des fragments de discours retranscritsin extenso dans l’immédiat après coup des entretiens.

2.2. Traitement des données

Les textes ainsi recueillis ont alors été intégrés dans un logiciel d’analyse de discours, Tro-pes v 6.2 ® élaboré par le groupe de recherche sur la parole de l’université de Paris-VIII. Celogiciel permet de mettre en évidence une série d’indices portant sur le contenu du discoursproduit aussi bien que sur l’énonciation. Nous ne retiendrons que les résultats en termes decatégories tels qu’ils sont proposés par le logiciel (item Toutes catégories de mots) qui déter-mine la fréquence dans le discours de plusieurs sortes de verbes, de connecteurs (mots oulocutions permettant de relier plusieurs idées entre elles), de modalisations (adverbes ou locu-tions permettant une modification du sens d’une proposition), d’adjectifs et de pronoms1.

2.3. Traitement statistique

La significativité des différences dans les répartitions obtenues est examinée par le calculdes écarts réduits (ε) selon la formule proposée par Brunet (2002) et le cas échéant, lorsque lenombre d’occurrences le permet par le calcul des χ2. Le seuil de significativité a été fixé à0,01 compte tenu du fait que ces corpus ne représentent pas les entretiens dans leurs ensem-bles.

3. Présentation du cas de M. T. 2

Le matériel clinique qui va suivre est composé d’une série de quatre entretiens cliniques ets’échelonnant sur environ un mois. Ils sont organisés autour de thématiques assez dissembla-bles : dans le premier entretien le patient parle principalement de lui, dans le second, il donneà entendre un discours sur un épisode de sa vie qui évoque assez un délire imaginatif, dans letroisième l’une de ses personnalités (Moussa) décrit l’autre (François) ; enfin, dans le dernierc’est cette autre personnalité qui prend la parole, mais compte tenu du contexte de cet entre-tien, le matériel brut de cet entretien n’est pas exploitable pour une analyse de discours.

3.1. Anamnèse et situation actuelle

M. T. est originaire de X, un pays d’Afrique francophone. Il est âgé de 26 ans et résidedans ce foyer depuis quelques jours. Issu de la haute bourgeoisie de son pays d’origine, ses

1 Cf Ghiglione et al. (1998) pour une présentation détaillée de ces différents indices.2 Observation issue de la Thèse de S. Combaluzier (2001).

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parents auraient été intimes avec le Président Y. Il est souvent l’objet de brimades de la partde son père. Il décrit ce dernier comme quelqu’un de violent et de terriblement exigeant. Hautpersonnage de l’état, le père de M. T. n’accorde pas le droit à l’erreur. Des châtiments corpo-rels extrêmement violents viennent sanctionner tout écart de conduite, même minime. Ils sonttoujours accompagnés de sermons moralisateurs et culpabilisateurs pour cet enfant qui se doitd’être un modèle pour tous les garçons du pays, compte tenu des hautes fonctions auxquellesson père l’aurait destiné.

Adolescent, il est placé en pensionnat dans un des meilleurs collèges d’un pays anglo-phone voisin afin d’y préparer ses études universitaires aux États-Unis. Mais la situation poli-tique dans son pays ayant changé, la famille est contrainte à l’exil. Il explique qu’à 21 ans,lorsqu’il est arrivé en France pour travailler dans l’entreprise de sécurité de son père, il a ren-contré une jeune femme avec laquelle il s’est installé. Mais cette femme, originaire d’un paysvoisin du sien, appartient à une ethnie différente et cela n’est pas du goût de son père. Aussilui coupe-t-il les vivres. Il doit alors se mettre vraiment à travailler alors qu’il ne sait rien faireet qu’il n’a aucune formation. Un jour alors qu’il revient de chercher du travail, des skinheadstentent de l’agresser, il blesse grièvement l’un de ses agresseurs ce qui le conduit à une incar-cération de cinq années.

À l’entretien, il se décrit comme très angoissé par une situation sociale quelque peu com-pliquée. En effet, suite à une incarcération de cinq années pour violences sur la voie publique,M. T. est sous le coup d’un décret d’expulsion. Toutefois, étant le père d’un enfant né sur leterritoire français, il a pu faire appel de cette décision. Cet appel étant suspensif, il lui a étéaccordé un titre de séjour provisoire de trois mois en attendant qu’il en fournisse les preuves.Comme nombre de personnes en situation de précarité, M. T. n’a pas reconnu légalement sonenfant afin que sa compagne puisse bénéficier de l’allocation parent isolé. Apporter la preuvede ce qu’il avance passe donc obligatoirement par une attestation de la part de sa compagne.Ayant entendu que pendant son incarcération sa compagne et sa fille avaient déménagé pouraller vivre dans une autre ville, il a décidé de s’y installer dès sa sortie de prison afin de pou-voir retrouver sa compagne et obtenir les signatures nécessaires. Il ne connaît personne sur laville et a été orienté sur ce foyer par un service d’aide aux étrangers en situation administra-tive précaire. Ne pouvant plus travailler de manière légale, il consacre l’essentiel de ses jour-nées à nouer contact avec la communauté d’appartenance de sa compagne afin de la retrou-ver. Cette situation est très difficile à vivre. Depuis une semaine qu’il est sur cette ville, M. T.a été confronté à plusieurs escrocs qui profitant de sa situation de détresse lui ont fait dépen-ser ses maigres économies. N’ayant plus d’argent pour payer son hôtel, il s’est résolu à accep-ter une orientation sur un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS).

3.2. Les entretiens

Lors du premier entretien, M. T. évoque que lorsqu’il était en prison, il a toujours été placéen « isolement » et s’est parfois montré violent de façon à pouvoir rester seul en cellule. Ilinsiste longuement sur la violence possible de son comportement. Je comprendrai mieux lesens de son discours, lorsqu’il me demande d’user de mon influence pour qu’il puisse avoirune chambre individuelle. Il apparaît également lors de cet entretien, que M. T. a déjà fait dela prison en Afrique mais qu’il ne veut pas en parler bien qu’il insiste lourdement sur les vio-lences qu’il y a subies et celles dont il a pu faire preuve. L’intonation de ses premières phra-ses laisse entendre que le patient veut instaurer dans l’entretien un climat de violence dans le

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but de m’intimider afin de faire fléchir ma décision quant à son maintien dans le foyer. Je luifais part de mon impression. Cette mise au point a pour effet de détendre l’atmosphère.

M. T. sourit et évoque spontanément les éléments anamnestiques. L’entretien se terminesur la proposition d’une nouvelle rencontre.

Lors du deuxième entretien, un élément arrête d’emblée mon attention : M. T. se sertdésormais d’une périphrase (« le mari de ma mère ») pour désigner son père. Lorsque j’inter-roge le patient sur ce fait, il me répond qu’il doit continuer son récit et que les explications yapparaîtront. Il revient ainsi sur la participation de son « ex-père », comme il dira par la suite,à la tentative de coup d’État qui entraîna dans son pays une série de représailles dont « l’enlè-vement » et l’incarcération du jeune homme font partie. Son récit prend une tournure roma-nesque tant au plan des descriptions minutieuses des conditions de son incarcération qu’auniveau du récit de son évasion. Plusieurs éléments de cet entretien donnent ainsi à son récitles aspects d’un délire imaginatif. Même si les faits évoqués, comme la tentative de coupd’État, correspondent à des éléments de la réalité, il n’est pas rare que le délire paraphréniquese nourrisse de ces éléments-là. La conclusion du récit va également dans le même sens : peuaprès son arrivée en Europe, M. T. rencontre une jeune femme avec laquelle il décide d’habi-ter, mais son père s’y oppose. M. T. apprend alors par sa mère que n’étant pas le fils de cethomme il n’a aucune raison de lui obéir. Devant une réaction violente de son « ex-père » M.T. le frappe à son tour. L’autre lui jette alors un sort qui explique en grande partie la situationactuelle du patient, notamment « ses crises de violence » dont l’aspect crépusculaire serait àprendre en compte dans l’hypothèse d’une double personnalité.

L’impression clinique générale au sortir de cet entretien est double : d’un côté, le discourssemble être délirant, à mécanisme imaginatif et à thématique de filiation, de persécution etd’influence, d’un autre il met l’accent sur un sujet, ne reconnaît pas une partie de son fonc-tionnement (sa violence) comme faisant partie de sa personnalité et l’attribue à un sort.

Au troisième entretien, M. T. évoque des problèmes liés à l’envoûtement dont il est l’objet.Je l’interroge, pour ma part, sur son comportement au foyer. En effet, l’équipe a attiré monattention sur plusieurs troubles du comportement qui compromettent le calme qui régnait aufoyer. Certains jours, M. T. est calme et poli avec tout le monde. D’autres jours, il a des com-portements agressifs avec les autres pensionnaires mais aussi avec les membres du personnel.Ces jours-là, M. T. dit qu’il ne s’appelait pas Moussa mais François. Un éducateur me signi-fie également que les jours où il va mal, M. T. porte des lunettes de soleil. M. T. m’écouteattentivement. Il ne comprend pas, plus précisément il ne s’en souvient pas, et selon lui cetrou de mémoire est un des effets de l’ensorcellement. Il ne se reconnaît plus. Il n’a plus lemême comportement, les mêmes pensées, le même visage. Il décrit alors des éléments dedépersonnalisation dans lesquels une dysmorphophobie qu’il localise au milieu de son frontest le signe que son « ex-père » lui met un masque. Devenant alors quelqu’un d’autre, ilpeut être manipulé par ce dernier sans pour autant garder la totalité des souvenirs de cesactes imposés. Ce qu’il décrit s’apparente à des états crépusculaires dont certains éléments,diffus pour la plupart, lui reviennent en mémoire au matin. Il a ainsi l’impression de sortirtoutes les nuits (ce qui correspond à la réalité), de se faire appeler François, alors qu’il s’ap-pelle Moussa, de rencontrer des femmes, de les emmener à l’hôtel ou de tenter d’ôter sonmasque afin de se présenter sous son vrai visage. Il se souvient également d’une odeur putridequi se dégage de sa bouche lorsque son « ex-père » lui met le masque.

Cet entretien soulève des interrogations tant au plan diagnostique qu’au plan psychopatho-logique et pose encore plus que le précédent la nécessité d’une discussion diagnostique entrepersonnalité multiple et trouble délirant imaginatif.

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À l’entretien suivant, M. T. porte des lunettes de soleil. Il se comporte avec moi commes’il ne m’avait jamais rencontré et m’explique alors, comme au premier entretien, la nécessitéde retrouver sa fille et sa compagne, en reprenant les mêmes éléments que lors du premierentretien. L’intonation de M. T. est très agressive. Je n’ai pas l’impression d’avoir affaire àla même personne. Pourtant, il avance, avec les mêmes mots, les mêmes éléments qu’au pre-mier entretien. Mon ressenti est difficile à décrire ; il me conduit à faire un lien avec une autreexpérience clinique. Travaillant dans des institutions sociales différentes, j’ai eu l’occasion derencontrer des faux jumeaux qui, malgré des ressemblances physionomiques certaines et desprojets de réinsertion formulés dans les mêmes termes, présentaient des personnalités totale-ment différentes. Je suis alors tenté de considérer cet entretien comme celui que j’aurai puavoir avec le jumeau de M. T. Parallèlement, je suis tenté de faire un lien avec les précédentsentretiens et à considérer la situation comme si le changement de personnalité était dû àl’usage d’un produit toxique.

Ces associations n’apaisent cependant pas mon sentiment de peur qui grandit, qui granditlorsque M. T. se lève brusquement de sa chaise. D’un geste il lève ses lunettes en hurlant ;puis il se rassoit et me dit calmement qu’il doit téléphoner à sa mère afin qu’elle lui trouveun marabout pour lever le sort. M. T. quitte alors mon bureau et le foyer.

La semaine suivante, M. T. m’attend dans le hall du foyer. Il avance que durant le week-end il a été exorcisé et me demande s’il peut récupérer ses lunettes de soleil en me rassurantsur le fait que François ne se fera plus entendre. Il m’explique également que ses recherchesont porté leurs fruits et qu’il va pouvoir rencontrer dans la soirée son « ex-compagne ». Ilajoute qu’il a pu parler à sa fille au téléphone et que dès que sa situation administrative seraréglée, ils revivront à nouveau tous les trois ensembles.

Lorsque je reviens travailler la semaine suivante, j’apprends par les travailleurs sociauxque M. T. a effectivement quitté le foyer pour s’installer avec sa famille. Quelques semainess’écoulent et M. T. revient, lunettes de soleil sur le visage, pour « récupérer la partie de sonâme qui est restée dans sa chambre ». Comme le travailleur social qui le reçoit lui dit qu’iln’a plus rien à faire au foyer et que s’il continue il se verra au regret de prévenir la police,M. T. sort en menaçant de revenir armé pour tuer tout le monde.

3.3. Analyse du discours

3.3.1. Résultats brutsTableau 1.

3.3.2. Résultats des écarts réduitsTableau 2.

4. Commentaires

4.1. Discussion diagnostique

La question du diagnostic est une question délicate. Il est possible d’hésiter entre deuxmanifestations décrites dans le DSM IV, notamment entre un trouble dissociatif de la person-nalité et un trouble psychotique délirant.

M. T. présente certaines manifestations décrites par l’APA (2005) pour le diagnostic dutrouble dissociatif de la personnalité (F44.81). Il présente deux identités distinctes et qui pren-nent tour à tour le contrôle du comportement. Il présente des comportements agressifs, déclare

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Tableau 1Poids de chaque occurrence dans chaque entretien

Entretien 1 Entretien 2 Entretien 3Propositions 25 26 24

Verbes 22 % 24 % 22 %

Factifs 41 % 41 % 36 %

Statifs 38 % 36 % 38 %

Déclaratifs 20 % 24 % 24 %

Performatifs c2 % 0 % 2 %

Connecteurs 6 % 6 % 6 %

Condition c6 % 0 % 13 %

Cause 18 % 14 % 13 %

Addition c24 % 43 % 19 %

Disjonction a,b6 % 0 % 0 %

Opposition 12 % 23 % 23 %

Comparaison 18 % 6 % 10 %

Temps 18 % 14 % 23 %

Modélisations 8 % 6 % 6 %

Temps b32 % 20 % 10 %

Lieu 9 % 14 % 20 %

Manière b9 % 6 % 0 %

Affirmation 0 % 0 % 3 %

Négation 36 43 % 40 %

Intensité 14 % 17 % 27 %

Adjectifs 1 % 3 % 2 %

Objectifs 100 % 25 % 33 %

Subjectifs a0 % 31 % 33 %

Numériques a0 % 44 % 33 %

Pronoms 17 % 18 % 18 %

Je b74 % 56 % 52 %

Tu 0 % 0 % 1 %

Il a,c13 % 33 % 12 %

Nous 0 % 2 % 0 %

Vous b,c4 % 4 % 20 %

Ils b,c6 % 5 % 14 %

On 2 % 1 % 1 %

a différences significatives entre le premier et le second entretien.b différences significatives entre le premier et le troisième entretien.c différences significatives entre le deuxième et le troisième entretien.

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avoir subi de graves sévices corporels. Enfin, si l’on s’interroge sur la durée entre l’apparitiondes premiers symptômes et l’épisode actuel, l’écart est proche du délai moyen de six et septannées qu’avance le manuel. Toutefois, si les critères A (plusieurs personnalités) et B (quiprennent tour à tour le contrôle du comportement) sont présents, M. T. ne présente pas designe d’amnésie portant sur des événements importants de sa vie. Au contraire, on assiste par-fois à une hypermnésie ou à une ecmnésie qui donnent à ce discours un aspect fabulatoire.

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Tableau 2Écarts réduits (ε) des différences entre les occurrences observées

Entretien 1 vs entretien 2 Entretien 1 vs entretien 3 Entretien 2 vs entretien 3VerbesFactifs –0,174 0,277 0,562Statifs 0,089 –0,430 –0,649Déclaratifs –0,923 –1,176 –0,346Performatifs 1,276 –0,687 –2,427*ConnecteursConditions 1,142 –1,191 –2,896*Cause 0,577 0,671 0,136Addition –1,367 0,450 2,240*Disjonction 2,550* 2,487* 0,000Opposition –0,964 –0,983 –0,054Comparaison 1,909 1,277 –0,736Temps 0,517 –0,401 –1,137ModélisationsTemps –0,155 3,306* 1,185Lieu –0,155 –0,764 -0,770Manière 1,420 2,490* 1,388Affirmation 0,000 –1,287 –1,617Négation 0,586 0,763 0,241Intensité 0,210 –0,690 –1,125AdjectifsObjectifs 0,991 1,143 0,222Subjectifs –2,005* –1,368 0,739Numérique –2,513* –1,224 1,542PronomsJe 1,778 2,225* 0,616Tu 0,000 –1,287 –1,617Il –3,561* 0,108 4,500*Nous –1,601 0,000 1,962*Vous 0,118 –3,742* –4,847*Ils 0,438 –2,036* –3,095*On 0,819 0,694 –0,133

* Différences significatives à p = 0,01 (ε lu pour α).

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Notons également que selon l’APA (2005) « Le passage d’une identité à une autre est sou-vent déclenché par un stress psychosocial » ce qui correspond à ce que vit M. T.

Plusieurs descriptions du patient peuvent en effet être entendues comme des éléments déli-rants. Certains aspects du tableau (filiation grandiose, participations aux faits historiques, thé-matiques d’influences, de persécutions et de transformation corporelle) sont, en effet, selonPedinielli et Gimenez (2002) caractéristiques d’une paraphrénie. Toutefois, devant le reculque M. T. présente face aux agissements de son autre personnalité, l’hypothèse d’une para-phrénie.

Enfin, il serait bon d’envisager l’hypothèse d’une simulation dans la mesure où les symp-tômes commencent à apparaître lorsque M. T. demande à occuper une chambre seule. Le faitde se montrer malade lui offrirait alors une possibilité d’obtenir ce qu’il souhaite. Le contenude l’anamnèse, avec les événements romanesques, voire rocambolesques, qui lui sont attachésirait également dans le sens d’une mythomanie sciemment tournée vers un objectif. Les sautesd’humeur pourraient être mises au compte de l’usage de produits psychotropes, tels que l’al-

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cool. Mais cette hypothèse paraît sujette à caution dans la mesure où c’est au moment où il vaoccuper une chambre individuelle que M. T. décide de partir du foyer.

En conclusion, malgré la difficulté à poser un diagnostic, il serait possible d’avancer que lesujet présente une personnalité multiple dans la mesure où deux états de personnalité prédo-minent à des moments déterminés (Guelfi et al., 1987). Au plan de l’analyse de discours, ilserait intéressant de confronter le discours du patient aux résultats produits auprès de sujetsdélirants (Beche et al., 1997).

4.2. Analyse psychopathologique

Les éléments d’analyse psychopathologique vont également pencher dans le sens d’un rejetde l’hypothèse psychotique.

Il est fort possible que M. T. ait pu supporter les traumas de sa détention africaine en seraccrochant à ce que son père représentait pour le jeune homme comme idéal. S’il survivait,s’il tenait le coup, c’était pour son père, pour que ce dernier soit fier de lui. Incarcéré à laplace de l’objet idéal, il devient lui-même cet idéal. Mais lorsqu’il apprend qu’il n’est pas lefils de son père, il perd à la fois son repère identitaire et son étalon idéal. Il avait souffert pourrien et sa souffrance n’a plus de sens. Sa seconde incarcération peut alors s’entendre commeune tentative de mise en sens. Au moins, il a été incarcéré pour des faits que lui-même a com-mis.

Lorsque de nouvelles difficultés se présentent à lui, M. T. a peut-être répété le fait qu’ilsouffrait à cause de cet homme. La thématique de la persécution et de l’ensorcellement peutparaître délirante. Toutefois, M. T. est d’une culture pour laquelle il n’est pas exclu que sousl’emprise d’un sort quelqu’un fasse des actions qu’il ne voudrait pas faire. La dysmorphopho-bie est également à entendre du côté du dédoublement de personnalité. Le contenu culturel dumasque qui vient masquer le vrai visage de l’africain pour lui donner des aspects occidentali-sés, bref le conflit entre Moussa qui ne souhaite que s’intégrer et François qui exposebruyamment ses particularités culturelles, témoigne du paradoxe pour M. T. à intégrer la réa-lité de son idéal de vie avec l’idée qu’il se fait de lui-même, voire de sa difficulté à articulerles deux pans de son histoire, deux moitiés de sa personnalité ou plus exactement deuxmoments de sa vie qui sont séparés par un traumatisme important.

Il est également à noter que l’éclosion du tableau clinique est concomitante d’un refus dela préfecture d’accorder à M. T. une identité légale. Il en va de même lorsque son voisin dechambre lui fait une remarque quant à son comportement trop occidentalisé. C’est son identitéqui est remise en cause par une intrusion externe. L’observation met en avant que M. T. vagérer les intrusions externes en les investissant et en modifiant l’idée qu’il se fait de lui-mêmeavec une telle force qu’il finit par se confondre. Il est incarcéré à cause de son père. Cela ren-force l’idée qu’il s’en fait à savoir que son père n’est pas son père, et donc M. T. perd sesrepères identitaires. Mais une question reste en suspens qui est de première importance, M.T. s’exprime-t-il de la même manière selon la personnalité qui parle ? L’analyse de son dis-cours devrait pouvoir nous aider à répondre.

4.3. Interprétations des résultats de l’analyse de discours

4.3.1. Répartitions des différentes catégories de motsAu plan de la répartition des différentes catégories de mots relevés par le logiciel, nous

pouvons noter une stabilité certaine entre les différents entretiens. Cette stabilité se mesure à

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la fois par le calcul des χ2 et par le calcul des écarts réduits. Il apparaît ainsi que les différentspourcentages ne varient pas : les verbes représentent environ un quart des mots prononcésdurant l’entretien, et l’on note un rapport d’un pronom pour 1,33 verbe.

Concernant les occurrences de verbes, le calcul des écarts réduits montre que le patient uti-lise plus de verbes performatifs à l’entretien 3 qu’à l’entretien 2. Toutefois, sur l’ensemble dela répartition observée une stabilité certaine entre les occurrences de types de verbes et leursentretiens d’extraction (χ2 = 5,12, non significatif). L’utilisation de verbes performatifs seretrouve dans des phrases comme « ça confirme ce que je pensais », « je ne me reconnaisplus dans le miroir », « je veux être moi-même même lorsqu’il me met le masque » qui tra-duisent le désarroi de M. T. devant la perception de cette personnalité étrangère.

Concernant les autres types de verbes, il apparaît que leurs occurrences ne diffèrent pasd’un entretien à l’autre ce qui dénote une certaine stabilité dans l’énonciation.

Si l’on s’intéresse à la répartition des connecteurs, on s’aperçoit qu’au plan statistique leursrépartitions varient en fonction des entretiens (χ2 = 21,13, significatif à 95 %). Les calculs desécarts réduits mettent en avant que certains connecteurs sont plus fréquemment utilisés à l’en-tretien 1 qu’à l’entretien 2 et 3 (disjonction), que d’autres sont plus fréquents à l’entretien 3qu’à l’entretien 2 (condition) ou à l’inverse plus fréquents à l’entretien 2 qu’à l’entretien 3(addition). L’usage des disjonctions, connecteurs permettant, selon le logiciel, « de relier desmots ou des propositions en séparant les idées » reflète peut-être que lors des entretiens ulté-rieurs les fonctions de synthèse et d’intégration dévolues au Moi sont attaquées du fait desclivages qui sous-tendent la double personnalité.

D’une manière générale, la répartition des modélisations en fonction des entretiens apparaîtstable au plan statistique (χ2 = 13,41, non significatif à 99 %). Cependant les écarts réduitsmontrent certaines disparités importantes entre le premier et le troisième entretien concernantles modélisations de temps et de manières. Lors du premier entretien, le discours cherche àsituer le récit dans le temps et à nuancer les propos.

D’une manière générale, la répartition des adjectifs dans les trois entretiens ne varie pas demanière significative (χ2 = 7,35, non significatif à 99 %), ce qui laisse entendre une certainestabilité dans l’utilisation de ces marqueurs langagiers, malgré la fréquence élevée d’adjectifsobjectifs (100 %) lors du premier entretien. Le calcul des écarts réduits met quant à lui enavant que les adjectifs subjectifs et numériques sont plus nombreux lors du second entretienque lors du premier. Cependant, le fait que leurs répartitions ne soient pas différentes à cellesobservées dans le troisième entretien ne peut en faire des marqueurs langagiers de la typicitédu second entretien.

La répartition des pronoms varie significativement en fonction des entretiens. Dans ledétail M. T. utilise le « je » de façon plus fréquente lors du premier entretien, le « il » lorsdu second. Notons enfin la forte fréquence du pronom de la troisième personne, plus précisé-ment « elles », dénote

Concernant le discours de M. T., on ne peut qu’être attentif à la rareté de l’utilisation dupronom indéfini.

4.3.2. La question de la continuité dans l’énonciationLes résultats montrent une certaine cohérence dans l’énonciation selon les entretiens.

D’une manière générale, tout indicateur confondu, il n’y a pas de différence significative enfonction des trois entretiens. M. T. s’exprime globalement de la même manière.

Cependant, il est intéressant de relever que cette stabilité dans l’énonciation s’articule avecdes changements de thématique en fonction des entretiens, mais aussi, du point de vue d’une

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clinique plus relationnelle, avec des variations dans la façon dont le clinicien ressent les entre-tiens. Il apparaît donc qu’une analyse de discours uniquement fondée sur une comparaisonglobale entre les différents indices de l’énonciation ne serait pas suffisante pour rendrecompte des « changements » de personnalité.

4.3.3. Les indicateurs de cohérence textuellePlusieurs travaux ont mis en avant que les indicateurs de cohérences textuelles étaient

sujets à variation selon les moments de fécondité du délire. Ces indicateurs sont plus particu-lièrement à l’œuvre au travers des connecteurs. Ainsi, Castillo et Blanchet (2003) notent-ilsl’absence de différence significative dans les occurrences des « opérateurs d’enchaînementdiscursifs (addition, énumération) » entre le moment non délirant et les moments féconds dudélire chez des patients psychotiques (paranoïaques, schizophrènes). Le cas que nous avonsétudié met en revanche en avant une variation importante dans l’utilisation des connecteursd’addition (43 % dans le second entretien).

Cet élément permettrait d’affiner la discussion diagnostique entre un trouble dissociatif etun trouble psychotique où la dépersonnalisation délirante serait au premier plan du tableauclinique. Les résultats établis à partir du discours de M. T. permettent de rejeter cette dernièrehypothèse.

4.3.4. Les caractéristiques des entretiensAu premier entretien, on note une grande fréquence de verbes statifs (être, avoir, supporter,

ressentir), de connecteurs de cause (alors, puisque), de comparaison (comme), de temps(quand, dès que, enfin), des modélisations de temps (déjà, longtemps, aujourd’hui, la pro-chaine fois) et de négation dont il est à noter qu’elle concerne environ un tiers des proposi-tions de M. T.

Au second entretien, les occurrences de verbes statifs (être, avoir, devenir, souffrir, venir,revenir) et déclaratifs (expliquer, savoir, pouvoir, interroger, demander, répondre, connaître,reconnaître), des connecteurs cause (parce que, à cause de, alors, tant que) d’opposition(mais, alors que) et de temps (pendant que, quand, enfin, lorsque, au moment où), des modé-lisations de temps (dernière fois, présentement, quand, enfin, lorsque, au moment où) et denégation, dont il faut noter qu’ils portent sur plus de 40 % des propositions.

Au troisième entretien, les occurrences de verbes statifs (être, rester, venir, dormir, com-prendre, avoir, poser, renvoyer), déclaratifs (voir, penser, dire, pouvoir, expliquer, devoir,connaître, falloir, trouver) et performatif (confirmer, reconnaître, vouloir), des connecteurs deconditions (si), de cause (parce que, vu que, alors), d’opposition (mais, alors que), de temps(lorsque, quand, pendant que, une fois que, enfin), et des modélisations de lieu (là, où, chez)et de négation dans une proportion comparable (40 %).

Ces résultats sont résumés dans le Tableau 3.Le Tableau 3 nous permet de remarquer que sur la « base » d’un discours à verbe statif au

premier entretien, des verbes déclaratifs viennent se greffer dans le second entretien, puis desperformatifs dans le troisième ce qui a pour effet d’orienter un discours décrivant des états oudes possessions vers un discours où s’exprimait une déclaration sur ces états et possessionspuis vers un discours où le sujet exprime un acte dans et par le langage, ce qui correspondbien aux descriptions par M. T. de ce qu’il ressent de la personnalité étrangère (François)qui fait intrusion.

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Tableau 3Tendances remarquables de chaque discours

Entretien 1 Entretien 2 Entretien 3Verbes Statif Statif, déclaratif Statif, déclaratif, performatifConnecteurs Cause, comparaison, temps Cause, opposition Condition, cause, opposition, tempsModélisation Temps, négation Temps, négation Lieu, négation

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À l’inverse on ne peut qu’être sensible à la persistance des connecteurs de cause au longdes entretiens qui reflètent bien que le patient raisonne, réfléchit et tente de rendre cohérentes,voire logiques, des situations, présentes et passées, dont le sens lui échappe.

4.4. Conclusions sur le cas de M. T.

L’apport de l’analyse automatique du discours de M. T. permet de mettre en évidence queson discours ne correspond pas aux critères d’un délire. S’il s’exprime de manière globale-ment similaire lors des entretiens, il apparaît cependant des différences importantes dans l’or-ganisation de son discours en fonction de la personnalité qui s’exprime.

5. Discussion

L’analyse informatisée du discours n’a pas vocation à se substituer à une analyse clinique.Son utilisation principale ne doit cependant pas se cantonner dans le domaine de la recherche.

Mais une question essentielle au regard de la pratique vient ici se poser : est-ce encore uneétude de cas ? Surtout lorsque la décision diagnostique s’appuie sur une recherche menée surdes sujets délirants. Mais si nous posons avec Pedinielli (1994) que l’étude de cas est lareconnaissance d’un cas individuel à partir de données générales, utilisant préférentiellementplusieurs méthodes et techniques exploratoires (entretien, tests, échelles, lectures des dossierset/ou des productions artistiques du patient, etc.), nous pouvons inclure l’utilisation de cestechniques issues de la pratique de recherche, sans bien évidemment chercher à les substituerà la spécificité de la pratique clinique. Cette utilisation nous permet d’avancer que certainesvariations que l’on observe chez ce patient ne se retrouvent généralement pas dans les dis-cours des sujets délirants : les éléments du discours de M. T. comme la dimension possible-ment imaginative (voire paraphrénique) du deuxième entretien ou discordante du troisième necorrespondent pas aux éléments psycholinguistiques présents dans les moments féconds dudélire, tels qu’ils ont pu être mis en évidence dans la littérature (Castillo et Blanchet, 2003).Ce faisant, la réflexion s’inscrit bel et bien dans la logique de l’étude de cas : appliquer au casindividuel des données générales.

Bien sûr, la différenciation entre les personnalités n’apparaît pas aussi bien que la réalitéclinique la fait saisir, et le traitement statistique s’avère moins discriminant entre les différen-tes personnalités du patient qu’entre plusieurs patients que nous l’aurions espéré. Le style dis-cursif de M. T. est sensiblement le même selon la personnalité qui s’exprime. Mais ce dernierpoint offre des perspectives inattendues, mais ô combien intéressantes du point de vue de lapsychopathologie. Si un sujet qui souffre de dissociation de la personnalité s’exprime avecune certaine stabilité dans son énonciation, cela implique que les fonctions psychologiquesafférentes à la production langagière ne sont pas « touchées » par le clivage qui sous-tend ladissociation. Même si M. T. souffre de dissociation de la personnalité, il reste tout de mêmeau moins un élément de stabilité : la façon dont il s’exprime et dont il parle de lui. Il serait

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intéressant de poursuivre la recherche dans ce sens et de voir avec plus de précision si M. T.parle de François de la même façon qu’il parle de lui.

Au plan méthodologique, il peut être reproché à ce travail de ne pas s’appuyer plus large-ment sur l’analyse du discours de François ; ce n’est, en effet, qu’à travers le récit queMoussa fait de ce qu’il vit lorsqu’il est François que la comparaison s’effectue entre les diffé-rents corpus. Mais, rappelons que le discours de François, correspond point pour point, voiremot pour mot, à ce que M. T. a pu dire lors du premier entretien. L’amnésie dont celatémoigne est d’ailleurs un des signes majeurs du tableau de personnalité multiple. Cette amné-sie dissociative dont témoigne le cas aurait-elle pu être prise en compte par l’analyse de dis-cours ? Il semble délicat, en effet, de faire parler un individu à propos de quelque chose dontil ne se souvient pas, sauf à se centrer sur la façon dont il parle de cet « oubli ». Mais d’unemanière générale, cette observation montre que certains éléments de la relation clinique nepeuvent pas être interprétés par l’analyse de discours. La clinique ne se résume peut-être pasà la seule dimension discursive, laquelle, classiquement, ne se réduit pas à l’analyse informa-tisée du discours.

6. Conclusion

L’analyse automatisée du discours a vocation à sortir des laboratoires de psychologie. Letravail illustre bien son utilité dans une clinique quotidienne. Certes, l’analyse du discours nepeut être le seul élément méthodologique sur laquelle reposerait l’étude de cas, laquelle nedevrait d’ailleurs pas comporter uniquement des éléments issus d’entretiens cliniques.

Si, comme le fait remarquer Pedinielli (1994), la méthode clinique ne se réduit pas àl’étude de cas, cette méthode permet d’effectuer la théorie du sujet, de dresser les grandeslignes du fonctionnement de l’individu, tant au plan cognitif, que psychoaffectif, qu’adaptatif.L’utilisation de l’analyse du discours, à mains nues ou avec l’aide de logiciel, permet quant àelle d’en étudier le fonctionnement psycholinguistique et ses aspects psychopathologiques.

Aussi, si ce travail offre des perspectives intéressantes, c’est à la fois dans la possibilitéd’utiliser de tels outils, trop souvent cantonnés à des méthodologies de recherches, dans uneétude de cas clinique, mais c’est aussi, voire surtout, dans le fait que cet outil permet de com-prendre un élément essentiel au fonctionnement de M. T. : la façon dont il parle reste stable,malgré certaines variations certes, quelle que soit la thématique de son discours ou la person-nalité qui s’exprime. L’analyse automatique du discours nous montre que la fonction cogniti-vodiscursive du sujet est conservée dans ses grandes lignes ; la dissociation de la personnalitéporte principalement sur le contenu thématique, le comportement psychomoteur et le troublede la continuité d’être.

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