7
José Angel Valente Valente ou la restitution au néant Mourir peut-être ne sera que cela, tourner doucement, corps, le profil de ton visage dans les miroirs du côté le plus pur de l'ombre. José Angel Valente a fait irruption en moi par le texte suivant : « À PRÉSENT JE SAIS BIEN que tous les deux nous avons eu une enfance commune et partagée, parce que nous sommes morts ensemble. Et le désir me prend d'aller jusqu'au lieu où tu te trouves pour déposer auprès des tiennes, comme des fleurs tardives, mes propres cendres. » (Paysage avec les oiseaux jaunes) Mots d’une nudité de lave, échos des naufragés de la mémoire, empathie des désespérés, amour fou pour son fils décédé, ces quelques phrases d’une totale transparence, si proche du vaste indicible devenaient brûlantes et ineffaçables. Elles frappaient en plein front. Qui était donc José Angel Valente ? Depuis à partir des notes et des traductions de Jacques Ancet qui aura porté sa parole pendant 27 ans, il chemine vaille que vaille toujours plus profond. Ce poète si proche de Paul Celan qu’il admirait, de Saint-Jean de la Croix et de sa nuit obscure où l’on s’efface, semblait être le témoin de la disparition, des disparitions. Cette fusion mystique avec l’effacement, non pas pour trouver une divinité transcendante, mais le pur oubli, la pierre à jamais lavée de toute inscription. Comme avec Celan, après la chute finale il ne reste alors qu’une voix, une voix coupante comme la lumière. Obstinée à dire l’invisible. Cette voix semble se rétracter sur le vide déchirant des mots. Elle hèle le vide : Le temps passe et ne laisse rien. Il emporte, il entraîne beaucoup de choses avec lui. Le vide, il laisse le vide. Se laisser vider par le temps comme les petits crustacés et les mollusques se laissent vider par la mer. Le temps est comme la mer. Il nous use jusqu'à être transparents. Il nous donne la transparence pour que le monde puisse se voir à travers nous ou puisse s'entendre comme nous entendons la sempiternelle rumeur de la mer dans le creux d'un coquillage. Qui était donc José Angel Valente ? Né à Orense le 25 avril 1929, José Angel Valente a passé son enfance en Galice avant de monter à Madrid où il fit ses études de Philologie Romane. Il fut membre du département d'Études Hispaniques de l'Université d'Oxford et en 1958 il se fixa à Genève où il travailla comme fonctionnaire des Nations Unies jusqu'en 1975. Par la suite il partagea sa vie entre Genève, Paris et sa maison d'Almeria. Il est mort en juillet 2000.

Valente

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Quelques pensées autour de Valente ou la restitution au néant

Citation preview

  • Jos Angel Valente Valente ou la restitution au nant Mourir peut-tre ne sera que cela, tourner doucement, corps, le profil de ton visage dans les miroirs du ct le plus pur de l'ombre. Jos Angel Valente a fait irruption en moi par le texte suivant : PRSENT JE SAIS BIEN que tous les deux nous avons eu une enfance commune et partage, parce que nous sommes morts ensemble. Et le dsir me prend d'aller jusqu'au lieu o tu te trouves pour dposer auprs des tiennes, comme des fleurs tardives, mes propres cendres. (Paysage avec les oiseaux jaunes) Mots dune nudit de lave, chos des naufrags de la mmoire, empathie des dsesprs, amour fou pour son fils dcd, ces quelques phrases dune totale transparence, si proche du vaste indicible devenaient brlantes et ineffaables. Elles frappaient en plein front. Qui tait donc Jos Angel Valente ? Depuis partir des notes et des traductions de Jacques Ancet qui aura port sa parole pendant 27 ans, il chemine vaille que vaille toujours plus profond. Ce pote si proche de Paul Celan quil admirait, de Saint-Jean de la Croix et de sa nuit obscure o lon sefface, semblait tre le tmoin de la disparition, des disparitions. Cette fusion mystique avec leffacement, non pas pour trouver une divinit transcendante, mais le pur oubli, la pierre jamais lave de toute inscription. Comme avec Celan, aprs la chute finale il ne reste alors quune voix, une voix coupante comme la lumire. Obstine dire linvisible. Cette voix semble se rtracter sur le vide dchirant des mots. Elle hle le vide : Le temps passe et ne laisse rien. Il emporte, il entrane beaucoup de choses avec lui. Le vide, il laisse le vide. Se laisser vider par le temps comme les petits crustacs et les mollusques se laissent vider par la mer. Le temps est comme la mer. Il nous use jusqu' tre transparents. Il nous donne la transparence pour que le monde puisse se voir travers nous ou puisse s'entendre comme nous entendons la sempiternelle rumeur de la mer dans le creux d'un coquillage. Qui tait donc Jos Angel Valente ? N Orense le 25 avril 1929, Jos Angel Valente a pass son enfance en Galice avant de monter Madrid o il fit ses tudes de Philologie Romane. Il fut membre du dpartement d'tudes Hispaniques de l'Universit d'Oxford et en 1958 il se fixa Genve o il travailla comme fonctionnaire des Nations Unies jusqu'en 1975. Par la suite il partagea sa vie entre Genve, Paris et sa maison d'Almeria. Il est mort en juillet 2000.

  • Il y a un ct apocalyptique dans la posie si noire de Jos Angel Valente. Ses recherches mystiques, alchimiques de tous les mystres nimbent ses crits, les rendent presque initiatiques. En qute de linaccessible, la femme, la vie, les astres, Valente semble tournoyer autour des mots. Sa posie procde soit en clats coupants, soit en spirales lmentaires. Elle est toujours contemplation douloureuse. Par fragments briss, Valente chemine vers le nant. L'homme s'clipse. Demeure un reste de prsence humaine. Souvenir d'vnements dj lointains. Traces. Suivre la trace qui peu peu se dissout. Dissolution. Trace. Comme l'escargot laisse derrire lui un reste de bave. Il est frappant de voir les photos de Valente sa maturit et sa fin. La mort a dj trac son territoire et tous ses sillons ; Autant le voir ainsi qu le lire, on saisit le corps qui devient transparent, abandonnant sa lumire dici-bas pour des dpts de mmoire des nuits dailleurs. Quelque part Valente constate que le chanteur napparat pas , certes, mais lui est pass et illumin de ses fois mystiques il brille contre-jour des ralits. Il ne cherchait pas la posie, il ne cherchait mme pas laube, il cherchait cette lente dissolution des amours et des corps. Observateur impitoyable de la lente corruption des jours, il a gliss vers des rves nous impossibles. Peu de colre, mais des mots emplis dapocalypse, et pourtant la volont de faire offrande aux humains. MAIS toi, mort, tu ne peux plus pleurer, me pleurer. Dis-moi. (Insomnie) Rarement un pote naura uvr vers sa propre dissolution avec autant de constance. Imprgn des savoirs mystiques, soufis et autres, Valente va vers lexprience la plus extrme, mettre ses pas dans les pas de la mort, pour enfin comprendre le nant. Il a voulu ouvrir et fermer, fermer et ouvrir les portes : J'ai tress l'obscure guirlandes des lettres : j'ai fait une porte : pour pouvoir fermer et ouvrir : comme pupille ou paupires, les mondes.(Daleth) Fragments de posie pour un livre futur Toute son uvre est une suite de leons de tnbres . La parole du pote et celle du mystique sont une parole dont lobscurit ne sillumine que dans son mouvement vers lintriorit de lexprience crit Jos Angel Valente dans une prface aux pomes de Jean de la Croix Les mots demeurent ainsi des vestiges et lui le vieux prophte dresse sa voix contre lusure qui nous aveugle. Visions ? Exprience dextase pour saisir linconnu ? Voir, ne pas voir au-del de la nuit ? Mais quelle importance pour quelquun qui avait fait sienne cette citation de son cher Saint-Jean de la Croix : Nous autres nous ne cherchons pas voir, mais ne pas voir

  • Il dfinissait ainsi la posie : Le pome ne se mesure pas sa longueur, mais sa capacit engendrer, hors de toute mesure, la dure. Dialogue avec le corps dans le corps, dans la matire corporelle (me-corps) comme totalit. crire depuis l'attente, non partir du dire, mais de l'coute de ce que les mots vont dire. L'clat (1984) Il sera cette coute, cette attente aux aguets et comme le dit Ren Char : La posie est de toutes les eaux claires celle qui sattarde le moins aux reflets de ses ponts. il naura pas contempl le ruissellement de ses mots et de ses images. Il aura voulu naviguer vers la femme si lointaine : Autour de la femme solaire ne cesse encore de tourner obscur l'univers. , crit Valente. Il sait que le monde va finir, que sa vie ne sera plus que danciennes paroles, que la destruction est en marche pesamment. Il le sait et ne pose aucune question. quoi bon. Personne pour rpondre et mme si on ouvrait les entrailles des dieux, nulle rponse nen sourdrait. Nul secours attendre : Et Toi, de quel ct de mon corps te trouvais-tu mon me, pour ne point me secourir ? (Paysage avec les oiseaux jaunes) Les ombres cernent tout lhorizon. Son uvre naura t quune errance, un long voyage dans les contres de la douleur sans voix. Je traverse un dsert, et sa secrte dsolation sans nom. Lexprience de la mort le pourchasse. Surtout celle de la mort de son fils Antonio en 1990 et dont il ne se remettra jamais, son ombre ne cesse dagoniser en lui : De ton corps englouti marrive, comme jadis ta voix, lobscure vapeur de la mort. Avec elle, habite-moi. Que la mort elle-mme ne puisse jamais t'arracher moi. (Paysage avec des oiseaux jaunes) Mais ce nest pas dune douleur personnelle dont parle Valente, mais de toutes les douleurs traverses jusquau nant : Tu nes pas l, je ne suis pas l. Quel corps giratoire que celui du nant. Il semble tenir le journal de bord de sa propre destruction (Fragments dun livre futur) et il sera hant par lobsession du point zro, du rien. Pour le recueil qui regroupe ses uvres, il prendra pour titre symbolique Punto cero ( Point zro ) (1953-1979) et Material memoria (1979-1992). Cette uvre est pour lui descente vers la mmoire de la matire, vers la mmoire du monde . Ses bouffes de mmoires, humbles, simples, lempchent de perdre pied dans la nuit o il descend. Ce dsir de mourir qui parcourt son uvre est tenu en laisse par les clats fugitifs de la vie. Et monte une srnit de limmobile : De la nuit est mont un chur dans une langue impossible interprter. Tu as pens : c'est la vritable chanson, et tu t'es peu peu dilu, lentement, trs lentement, dans le non dchiffrable.

  • Curieuse exprience mystique sans la moindre foi, mais si proche des religieux : Maison, lieu, chambre, demeure : ainsi commence l'obscure narration des temps : pour que quelque chose puisse durer, fulgurer, tre prsence : maison, lieu, chambre, mmoire : le concave se fait main et centre l'tendue : sur les eaux : viens sur les eaux : donne-leur nom : pour que ce qui n'existe pas existe, se fixe et soit existence, sjour, corps : le souffle fconde l'humus : les formes s'veillent comme d'elles-mmes : je reconnais ttons ma demeure. (Beth) Il sen dfendait pourtant, voulant rester ouvert toutes les mtamorphoses : Des gens disent Valente est un pote mystique . Je ne le suis pas. Simplement il semble que le schma que suit le mystique ressemble beaucoup celui que suit le pote. Il y a une lettre de John Keats un ami, de 1820, o il dit que le pote est comme un camlon. Il dit que tous les tres ont un contenu et que, justement, ce que le pote a faire c'est le vide l'intrieur de lui-mme pour y laisser entrer l'univers. Et c'est la mme opration que celle du mystique, ceci prs que ce dernier dit qu'il liquide le moi pour faire entrer Dieu. Lui ne voulait pas faire rentrer Dieu en lui, mais sans doute ressusciter son fils. Dans mes yeux se presse une soudaine lumire. Comme si ? brusquement, tu revenais la vie. Orphe descendant aux enfers pour son fils et ne trouvant que le nant: Lentement. De lautre ct. Je pouvais peine alors entendre ta voix. L'HEURE exacte. Tu n'es pas venu au rendez-vous. Absent. Forme finale de ton espoir aveugle : le vol bris de la soire et l'explosion la fin de tant d'ombre. (paysage avec des oiseaux jaunes) Ce sont ces Fragments pour un livre futur qui dans leur dpouillement ultime nous font croire que nous nous reverrons malgr la mauvaise visibilit du jour et de lheure, la chute de lanne, la fin du temps, limpermabilit pugnace des mdiocres Ce travail de vigie sur sa propre disparition sera sa dernire ode sa solitude : Il avait maintenant devant lui le possible ouvert au possible et le possible : et pour ne pas mourir de mort il avait devant lui-mme l'veil. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Choix de textes Valente a pu nous parvenir en langue franaise au travers des traductions profondes de Jacques Ancet, qui nous a autoris quelques extraits. Fragments dun livre futur (1991-2000) SUR le seuil il y a une forme de femme. Frmissement du corps, lgre palpitation du long gris tir du chle sur lequel se rpandent ses cheveux. Je lui ai demand : - Do viens-tu ? Ses yeux se sont perdus dans le soir. Jai rpt : - O vas-tu ? Et doucement son regard elle est revenue. Alors jai compris que, sur le seuil, la femme ntait ni un avant ni un aprs. Elle ntait pas ; elle tait l. Elle tait l, seulement.

  • TU dors englouti dans ta nuit. Tu es en paix. Moi je griffe les murs glacs de ton absence, les murs non fissurs par le temps qui ne peut durer sous tes paupires. Toi la cendre. Moi le sang. Feuille lgre, ta voix. Ptrifi ce chant. Toi tu n'es mme plus toi. Moi, ton vide. Moi, mmoire de toi, lger, lointain, qui ne pourras plus jamais te souvenir de moi. TON image mlancolique sur la vitre si tnue efface par la pluie est l'image d'un enfant toujours pench au-dedans de lui-mme qui cherche ttons l'image brise de ce qu'il a voulu tre. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------- PEUT-TRE dans l'assoiff, l'obscur, le rapide dchirement du jour t'es-tu peu peu chang en autre chose limitrophe de toi, pas toi. Tu ne te retrouves pas si tu reviens ttons au corps qui fut le tien, au lieu ou avait brl jusqu'au blanc du rve le mtal de l'amour. Dpose ton visage qu' prsent tu ne connais plus. Laisse fuir tes paroles, libre-les de toi et passe lentement sans mmoire et aveugle, sous l'arc dor qu'tend l-haut le vaste automne comme un hommage posthume aux ombres ------------------------------------------------------------------------------------------------------------ Paysage avec des oiseaux jaunes (1991) Paysage englouti. Je suis entr en toi. En toi je suis entr lentement. Je suis entr pieds nus et je ne t'ai pas trouv. Tu tais l, pourtant. Tu ne m'as pas vu. Nous n'avions plus aucun signe pour nous dire notre mutuelle prsence. Se croiser ainsi, seuls, sans se voir. Oiseaux jaunes. Transparence absolue de la proximit.

  • LENTES LES LUNES suivent les lunes, comme la lumire cde la lumire, et aux jours les jours, la paupire tenace au mme rve. Vivre est facile. Difficile survivre ce qu'on a vcu. LE CORPS de l'amour devient transparent, us qu'il fut par les mains. Il porte des couches de temps et d'humides, d'attards dpts de lumire. Son miroir est la mmoire o il brlait. Venir toi, corps, mon corps, o mon corps repose dans toutes ses salives. En cette nuit, mon corps, illumine vers le centre de toi, il ne cherche pas l'aube, il n'apparat pas le chanteur. NE LAISSEZ PAS MOURIR les vieux prophtes car ils dressent leur voix contre l'usure qui aveugle nos yeux d'obscurs oxydes, la voix qui vient du dsert, la nudit de l'animal qui sort des eaux pour fonder un royaume d'innocence, la colre qui en ailes dploie le monde, l'oiseau embras des apocalypses, les anciennes paroles, les cits perdues, l'veil du soleil comme la certitude d'une offrande dans la main de l'homme. LES CUISSES de la femme taient longues et humides. Le fin duvet brillait dor au soleil Interminable profondeur sans fond de la peau Quand elle riait son rire paraissait lui faire frissonner le sexe et lcher dans l'air des bandes d'indclinables oiseaux. Elle poussait l, me suis-je dit, comme tant d'autres choses de la nature. (Jardin botanique) SI PEU nous a servi de vivre. Si court le temps qui fut le ntre pour savoir que nous tions le mme. Pendant que le subtil oiseau de l'air incube tes cendres, peine sur la limite suis-je le mince rebord d'une ombre inexistante. Bibliographie en franais : Aux ditions Jos Corti sous la traduction de Jacques Ancet La pierre et le centre, essais, 1991 La fin de l'ge d'argent, rcits, 1992 Au dieu sans nom, posie, 1992 Paysage avec des oiseaux jaunes, posie, 1994 Fragments d'un livre futur, 2002 Aux ditions Unes, Traduction Jacques Ancet Posie : Trois leons de tnbres, 1985 Material Memoria, 1986 Intrieur avec figures, 1987 L'clat,1987 Mandorle, 1992 Chansons d'au-del,1996 Lecture Tnrife,1996 Communication sur le mur, 1999 Chez d'autres diteurs : Personne, M. Solal, 1997

  • Pomes Lazare : Edition bilingue franais-espagnol, traduction Laurence Vigu, Edition La diffrence, 2007