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 Paul Valéry de l’Académie française (1871-1945) Regards sur le monde actuel  et autres essais (1945) Gallimard, Paris Un document produit en version numérique par Jean-Marc Simonet, bénévole. Courriel : Jean-Marc_Simonet@uqac_ca Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/  

Valery Regards Monde Actuel[1]

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  • Paul Valry de lAcadmie franaise (1871-1945) Regards sur le monde actuel et autres essais (1945) Gallimard, Paris Un document produit en version numrique par Jean-Marc Simonet, bnvole. Courriel : Jean-Marc_Simonet@uqac_ca Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 2 Politique d'utilisation de la bibliothque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, mme avec la mention de leur provenance, sans lautorisation for-melle, crite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue. Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle: - tre hbergs (en fichier ou page web, en totalit ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques. - servir de base de travail un autre fichier modifi ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...), Les fichiers (.html, .doc, .pdf., .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la proprit des Classi-ques des sciences sociales, un organisme but non lucratif com-pos exclusivement de bnvoles. Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnel-le et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation des fins com-merciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est galement strictement interdite. L'accs notre travail est libre et gratuit tous les utilisa-teurs. C'est notre mission. Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Prsident-directeur gnral, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 3 Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marc Simonet, bnvole, professeur des universits la retraite, Paris. Courriel : [email protected]. Apartir du livre de Paul Valry, de lAcadmie franaise, pote, philosophe ; Professeur au Collge de France. Regards sur le monde actuel et autres essais. Gallimard, Paris, 1945. Rdit dans la collection Folio essais, 306 pages Polices de caractres utilises : Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les notes et lindex : Times New Roman, 12 points. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 20 mai 2008 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 4 Sommaire Avant-propos Notes sur la grandeur et la dcadence de lEurope De lHistoire Rflexions mles Hypothse Des partis Fluctuations sur la libert Lide de dictature Au sujet de la dictature Souvenir actuel LAmrique, projection de lesprit europen Images de la France Fonction de Paris Prsence de Paris Le Yalou Propos sur le progrs Orient et Occident Introduction un dialogue sur lart Orientem versus Pense et art franais Notre destin et les lettres La libert de lEsprit La France travaille Mtier dhomme

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 5 Coup dil sur les Lettres franaises conomie de guerre de lesprit Fonction et mystre de lAcadmie Le Centre universitaire mditerranen Prsentation du Muse de la littrature Un problme dexposition Respirer Ultima verba

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 6 AVANT-PROPOS Retour au sommaire Ce petit recueil se ddie de prfrence aux personnes qui nont point de systme et sont absentes des partis ; qui par l sont libres en-core de douter de ce qui est douteux et de ne point rejeter ce qui ne lest pas. Dailleurs, ce ne sont ici que des tudes de circonstance. Il en est de 1895, il en est dhier, il en est daujourdhui. Elles ont ce caractre commun dtre des essais, au sens le plus vritable de ce terme. On ny trouvera que le dessein de prciser quelques ides quil faudrait bien nommer politiques, si ce beau mot de politique, trs sduisant et excitant pour lesprit, nveillait de grands scrupules et de grandes rpugnances dans lesprit de lauteur. Il na voulu que se rendre un peu plus nettes les notions quil avait reues de tout le monde, ou quil stait formes comme tout le monde, et qui servent tout le monde penser aux groupes humains, leurs relations rciproques et leurs gnes mutuelles. Essayer de prciser en ces matires nest assurment pas le fait des hommes qui sy entendent ou qui sen mlent il sagit donc dun ama-teur. Je ne sais pourquoi les entreprises du Japon contre la Chine et des tats-Unis contre lEspagne qui se suivirent dassez prs, me firent, dans leur temps 1, une impression particulire. Ce ne furent que des 1 1895 et 1898.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 7 conflits trs restreints o ne sengagrent que des forces de mdiocre importance ; et je navais, quant moi, nul motif de mintresser ces choses lointaines, auxquelles rien de mes occupations ni dans mes soucis ordinaires ne me disposait tre sensible. Je ressentis toutefois ces vnements distincts non comme des accidents ou des phnom-nes limits, mais comme des symptmes ou des prmisses, comme des faits significatifs dont la signification passait de beaucoup limportance intrinsque et la porte apparente. Lun tait le premier acte de puissance dune nation asiatique rforme et quipe leuropenne ; lautre, le premier acte de puissance dune nation d-duite et comme dveloppe de lEurope, contre une nation europen-ne. Un choc qui nous atteint dans une direction imprvue nous donne brusquement une sensation nouvelle de lexistence de notre corps en tant quinconnu ; nous ne savions pas tout ce que nous tions, et il ar-rive que cette sensation brutale nous rende elle-mme sensibles, par un effet secondaire, une grandeur et une figure inattendues de no-tre domaine vivant. Ce coup indirect en Extrme-Orient, et ce coup direct dans les Antilles me firent donc percevoir confusment lexistence de quelque chose qui pouvait tre atteinte et inquite par de tels vnements. Je me trouvai sensibilis des conjonctures qui affectaient une sorte dide virtuelle de lEurope que jignorais jusqualors porter en moi. Je navais jamais song quil existt vritablement une Europe. Ce nom ne mtait quune expression gographique. Nous ne pensons que par hasard aux circonstances permanentes de votre vie ; nous ne les percevons quau moment quelles saltrent tout coup. Jaurai loccasion de montrer tout lheure quel point notre inconscience lgard des conditions les plus simples et les plus constantes de notre existence et de nos jugements rend notre conception de lhistoire si grossire, notre politique si vaine, et parfois si nave dans ses calculs. Elle conduit les plus grands hommes concevoir des desseins quils valuent par imitation et par rapport des conventions dont ils ne voient pas linsuffisance. Javais en ce temps-l le loisir de mengager dans les lacunes de mon esprit. Je me pris essayer de dvelopper mon sentiment ou mon

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 8 ide infuse de lEurope. Je rappelai moi le peu que je savais. Je me fis des questions, je rouvris, jentrouvris des livres. Je croyais quil fallait tudier lhistoire, et mme lapprofondir, pour se faire une ide juste du jour mme. Je savais que toutes les t-tes occupes du lendemain des peuples en taient nourries. Mais quant moi je ny trouvai quun horrible mlange. Sous le nom dhistoire de lEurope, je ne voyais quune collection de chroniques parallles qui sentremlaient par endroits. Aucune mthode ne semblait avoir prcd le choix des faits , dcid de leur importance, dtermin nettement lobjet poursuivi. Je remarquai un nombre incroyable dhypothses implicites et dentits mal dfinies. Lhistoire, ayant pour matire la quantit des vnements ou des tats qui dans le pass ont pu tomber sous le sens de quelque tmoin, la slection, la classification, lexpression des faits qui nous sont conservs ne nous sont pas imposes par la nature des choses ; elles devraient rsulter dune analyse et de dcisions explicites ; elles sont pratiquement toujours abandonnes des habitudes et des manires traditionnelles de penser ou de parler dont nous ne souponnons pas le caractre accidentel ou arbitraire. Cependant nous savons que dans toutes les branches de la connaissance, un progrs dcisif se dclare au moment que des notions spciales, tires de la considration prci-se des objets mmes du savoir, et faites exactement pour relier direc-tement lobservation lopration de la pense et celle-ci nos pou-voirs daction, se substituent au langage ordinaire, moyen de premire approximation que nous fournissent lducation et lusage. Ce mo-ment capital des dfinitions et des conventions nettes et spciales qui viennent remplacer les significations dorigine confuse et statistique nest pas arriv pour lhistoire. En somme, ces livres o je cherchais ce quil me fallait pour ap-prcier leffet singulier que me produisaient quelques nouvelles, ne moffraient quun dsordre dimages, de symboles et de thses dont je pouvais dduire ce que je voulais, mais non ce quil me fallait. Me rsumant mes impressions, je me disais quune partie des uvres his-

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 9 toriques sapplique et se rduit nous colorer quelques scnes, tant convenu que ces images doivent se placer dans le pass . Cette convention a de tout temps engendr de trs beaux livres ; et parmi ces livres, il ny a pas lieu de distinguer (puisquil ne sagit que du plaisir ou de lexcitation quils procurent), entre ceux de tmoins vri-tables et ceux de tmoins imaginaires. Ces ouvrages sont parfois dune vrit irrsistible ; ils sont pareils ces portraits dont les mod-les sont poussire depuis des sicles, et qui nous font toutefois crier la ressemblance. Rien, dans leurs effets instantans sur le lecteur, ne permet de distinguer, sous le rapport de lauthenticit, entre les peintu-res de Tacite, de Michelet, de Shakespeare, de Saint-Simon ou de Bal-zac. On peut volont les considrer tous comme inventeurs, ou bien tous comme reporteurs. Les prestiges de lart dcrire nous transpor-tent fictivement dans les poques qui leur plaisent. Cest pourquoi, entre le pur conte et le livre dhistoire pure, tous les tirages, tous les degrs existent romans historiques, biographies romanesques, etc. On sait dailleurs que dans lhistoire mme, parfois parat le surnaturel. La personnalit du lecteur est alors directement mise en cause ; car cest lui dont le sentiment admettra ou rejettera certains faits, dcidera ce qui est histoire et ce qui ne lest point. Une autre catgorie dhistoriens construisent des traits si bien rai-sonns, si sagaces, si riches en jugements profonds sur lhomme et sur lvolution des affaires, que nous ne pouvons penser que les choses se soient engages et dveloppes diffremment. De tels travaux sont des merveilles de lesprit. Il en est que rien ne passe dans la littrature et dans la philosophie ; mais il faut prendre garde que les affections et les couleurs dont les premiers nous sdui-sent et nous amusent, la causalit admirable dont les seconds nous persuadent, dpendent essentiellement des talents de lcrivain et de la rsistance critique du lecteur. Il ny aurait qu jouir de ces beaux fruits de lart historique et nul-le objection ne slverait contre leur usage, si la politique nen tait tout influence. Le pass plus ou moins fantastique, ou plus ou moins organis aprs coup, agit sur le futur avec une puissance comparable celle du prsent mme. Les sentiments et les ambitions sexcitent de

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 10 souvenirs de lectures, de souvenirs de souvenirs, bien plus quils ne rsultent de perceptions et de donnes actuelles. Le caractre rel de lhistoire est de prendre part lhistoire mme. Lide du pass ne prend un sens et ne constitue une valeur que pour lhomme qui se trouve en soi-mme une passion de lavenir. Lavenir, par dfinition, na point dimage. Lhistoire lui donne les moyens dtre pens. Elle forme pour limagination une table de situations et de catastrophes, une galerie danctres, un formulaire dactes, dexpressions, dattitudes, de dcisions offerts notre instabilit et notre incertitu-de, pour nous aider devenir. Quand un homme ou une assemble, saisis de circonstances pressantes ou embarrassantes, se trouvent contraints dagir, leur dlibration considre bien moins ltat mme des choses en tant quil ne sest jamais prsent jusque-l, quelle ne consulte ses souvenirs imaginaires. Obissant une sorte de loi de moindre action, rpugnant crer, rpondre par linvention loriginalit de la situation, la pense hsitante tend se rapprocher de lautomatisme ; elle sollicite les prcdents et se livre lesprit histo-rique qui linduit se souvenir dabord, mme quand il sagit de dis-poser pour un cas tout fait nouveau. Lhistoire alimente lhistoire. Il est probable que Louis XVI net pas pri sur lchafaud sans lexemple de Charles Ier, et que Bonaparte, sil net mdit le chan-gement de la Rpublique romaine en un empire fond sur le pouvoir militaire, ne se ft point fait empereur. Il tait un amateur passionn de lectures historiques ; il a rv toute sa vie dAnnibal, de Csar, dAlexandre et de Frdric ; et cet homme fait pour crer, qui sest trouv en possession de reconstruire une Europe politique que ltat des esprits aprs trois sicles de dcouvertes, et au sortir du boulever-sement rvolutionnaire, pouvait permettre dorganiser, sest perdu dans les perspectives du pass et dans des mirages de grandeurs mor-tes. Il a dclin ds quil a cess de drouter. Il sest ruin pour stre rendu semblable ses adversaires, pour avoir ador leurs idoles, imit de toute sa force ce qui faisait leur faiblesse, et substitu sa vision propre et directe des choses lillusion du dcor de la politique histori-que.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 11 Bismarck, au Congrs de Berlin, domin par cet esprit historique quil prend pour esprit raliste, ne veut considrer que lEurope, se dsintresse de lAfrique, nuse de son gnie, de son prestige qui le faisait matre de linstant, que pour engager les puissances dans des intrts coloniaux qui les opposassent et les maintinssent rivales, ja-lousement divises, sans prvoir que lheure tait toute proche o lAllemagne devrait convoiter ardemment ce quelle avait excit les autres nations se partager, et les assemblerait par l contre elle-mme, trop tard venue. Il a bien pens au lendemain, mais point un lendemain qui ne se ft jamais prsent. A cette exagration du rle des souvenirs dautrui, plus ou moins exacts, plus ou moins significatifs, correspond et saccorde une absen-ce ou une insuffisance de mthode dans le choix, la classification, la dtermination des valeurs des choses enregistres. En particulier, lhistoire semble ne tenir aucun compte de lchelle des phnomnes quelle reprsente. Elle omet de signaler les relations qui doivent n-cessairement exister entre la figure et la grandeur des vnements ou des situations quelle rapporte ; les nombres et les grandeurs sont tou-tefois des lments essentiels de description. Elle ne sinquite pas des problmes de similitude. Cest l une des causes qui font si fallacieux lusage politique de lhistoire. Ce qui tait possible dans ltendue dune cit antique ne lest plus dans les dimensions dune grande na-tion ; ce qui tait vrai dans lEurope de 1870 ne lest plus quand les intrts et les liaisons slargissent toute la terre. Les notions mmes dont nous nous servons pour penser aux objets politiques et pour en discourir, et qui sont demeures invariables malgr le changement prodigieux de lordre de grandeur et du nombre des relations, sont in-sensiblement devenues trompeuses ou incommodes. Le mot peuple, par exemple, avait un sens prcis quand on pouvait rassembler tous les citoyens dune cit autour dun tertre, dans un Champ de Mars. Mais laccroissement du nombre, le passage de lordre des mille celui des millions, a fait de ce mot un terme monstrueux dont le sens dpend de la phrase o il entre ; il dsigne tantt la totalit indistincte et jamais prsente nulle part ; tantt le plus grand nombre, oppos au nombre restreint des individus plus fortuns ou plus cultivs...

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 12 Les mmes observations sappliquent aux dures. Rien de plus ais que de relever dans les livres dhistoire labsence de phnomnes considrables que la lenteur de leur production rendit imperceptibles. Ils chappent lhistorien, car aucun document ne les mentionne ex-pressment. Ils ne pourraient tre perus et relevs que par un systme prtabli de questions et de dfinitions pralables qui na jamais t conu jusquici. Un vnement qui se dessine en un sicle ne figure dans aucun diplme, dans aucun recueil de mmoires. Tel, le rle im-mense et singulier de la ville de Paris dans la vie de la France partir de la Rvolution. Telle, la dcouverte de llectricit et la conqute de la terre par ses applications. Ces vnements sans pareils dans lhistoire humaine ny paraissent, quand ils y paraissent, que moins accuss que telle affaire plus scnique, et surtout plus conforme ce que lhistoire traditionnelle a coutume de rapporter. Llectricit, du temps de Napolon, avait peu prs limportance que lon pouvait donner au christianisme du temps de Tibre. Il devient peu peu vi-dent que cette innervation gnrale du monde est plus grosse de consquences, plus capable de modifier la vie prochaine que tous les vnements politiques survenus depuis Ampre jusqu nous. On voit par ces remarques quel point notre pense historique est domine par des traditions et des conventions inconscientes, combien peu elle a t influence par le travail gnral de revision et de rorga-nisation qui sest produit dans tous les domaines du savoir dans les temps modernes. Sans doute la critique historique a-t-elle fait de grands progrs ; mais son rle se borne en gnral discuter des faits et tablir leur probabilit ; elle ne sinquite pas de leur qualit. Elle les reoit et les exprime son tour en termes traditionnels, qui impli-quent eux-mmes toute une formation historique de concepts, par quoi sintroduit dans lhistoire le dsordre initial qui rsulte dune infinit de points de vue ou dobservateurs. Tout chapitre dhistoire contient un nombre quelconque de donnes subjectives et de constantes arbi-traires . Il en rsulte que le problme de lhistorien demeure indter-min ds quil ne se borne plus tablir ou contester lexistence dun fait qui et pu tomber sous le sens de quelque tmoin. La notion

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 13 dvnement, qui est fondamentale, ne semble pas avoir t reprise et repense comme il conviendrait, et cest ce qui explique que des rela-tions de premire importance nont jamais t signales ou nont pas t mises en valeur, comme je le montrerai tout lheure. Tandis que dans les sciences de la nature, les recherches multiplies depuis trois sicles nous ont refait une manire de voir, et substitu la vision et la classification nave de leurs objets, des systmes de notions spcia-lement labores, nous en sommes demeurs dans lordre historico-politique ltat de considration passive et dobservation dsordon-ne. Le mme individu qui peut penser physique ou biologie avec des instruments de pense comparables des instruments de prcision, pense politique au moyen de termes impurs, de notions variables, de mtaphores illusoires. Limage du monde, telle quelle se forme et agit dans les ttes politiques des divers genres et des diffrents degrs est fort loin dtre une reprsentation satisfaisante et mthodique du moment. Dsesprant de lhistoire, je me mis songer ltrange condition o nous sommes presque tous, simples particuliers de bonne foi et de bonne volont, qui nous trouvons engags ds la naissance dans un drame politico-historique inextricable. Nul dentre nous ne peut int-grer, reconstituer la ncessit de lunivers politique o il se trouve, au moyen de ce quil peut observer dans sa sphre dexprience. Les plus instruits, les mieux placs peuvent mme se dire, en voquant ce quils savent, en le comparant ce quils voient, que ce savoir ne fait quobscurcir le problme politique immdiat qui consiste aprs tout dans la dtermination des rapports dun homme avec la masse des hommes quil ne connat pas. Quelquun de sincre avec soi-mme et qui rpugne spculer sur des objets qui ne se raccordent pas ration-nellement sa propre exprience, peine ouvre-t-il son journal, le voici qui pntre dans un monde mtaphysique dsordonn. Ce quil lit, ce quil entend excde trangement ce quil constate ou pourrait constater. Sil se rsume son impression : Point de politique sans my-thes, pense-t-il.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 14 Ayant donc ferm tous ces livres crits en un langage dont les conventions taient visiblement incertaines pour ceux-l mmes qui lemployaient, jouvris un atlas et feuilletai distraitement cet album des figures du monde. Je regardai et je songeai. Jai song tout dabord au degr de prcision des cartes que javais sous les yeux. Je trouvais l un exemple simple de ce quon nommait le progrs, il y a soixante ans. Un portulan de jadis, une carte du XVIe sicle, une mo-derne, marquent nettement des tapes, me dis-je... Lil de lenfant souvre dabord dans un chaos de lumires et dombres, tourne et soriente chaque instant dans un groupe dingalits lumineuses ; et il ny a rien de commun encore entre ces rgions de lueurs et les autres sensations de son corps. Mais les petits mouvements de ce corps lui imposent dautre part un tout autre dsor-dre dimpressions : il touche, il tire, il presse ; en son tre, peu peu, se dgrossit le sentiment total de sa propre forme. Par moments dis-tincts et progressifs, sorganise cette connaissance ; ldifice de rela-tions et de prvisions se dgage des contrastes et des squences. Lil, et le tact, et les actes se coordonnent en une table plusieurs entres, qui est le monde sensible, et il arrive enfin vnement capi-tal ! quun certain systme de correspondances soit ncessaire et suffisant pour ajuster uniformment toutes les sensations colores toutes les sensations de la peau et des muscles. Cependant les forces de lenfant saccroissent, et le rel se construit comme une figure dquilibre en laquelle la diversit des impressions et les consquen-ces des mouvements se composent. Lespce humaine sest comporte comme cet tre vivant le fait quand il sanime et se dveloppe dans un milieu dont il explore peu peu et assemble par ttonnements et raccords successifs les proprits et ltendue. Lespce a reconnu lentement et irrgulirement la figure superficielle de la terre ; visit et reprsent de plus en plus prs ses parties ; souponn et vrifi sa convexit ferme ; trouv et rsum les lois de son mouvement ; dcouvert, valu, exploit les ressources et les rserves utilisables de la mince couche dans laquelle toute vie est contenue... Accroissement de nettet et de prcision, accroissement de puis-sance, voil les faits essentiels de lhistoire des temps modernes ; et

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 15 que je trouve essentiels, parce quils tendent modifier lhomme m-me, et que la modification de la vie dans ses modes de conservation, de diffusion et de relation me parat tre le critrium de limportance des faits retenir et mditer. Cette considration transforme les ju-gements sur lhistoire et sur la politique, y fait apparatre des dispro-portions et des lacunes, des prsences et des absences arbitraires. A ce point de mes rflexions, il mapparut que toute laventure de lhomme jusqu nous devait se diviser en deux phases bien diffren-tes : la premire, comparable la priode de ces ttonnements dsor-donns, de ces pointes et de ces reculs dans un milieu informe, de ces blouissements et de ces impulsions dans lillimit, qui est lhistoire de lenfant dans le chaos de ses premires expriences. Mais un cer-tain ordre sinstalle ; une re nouvelle commence. Les actions en mi-lieu fini, bien dtermin, nettement dlimit, richement et puissam-ment reli, nont plus les mmes caractres ni les mmes consquen-ces quelles avaient dans un monde informe et indfini. Observons toutefois que ces priodes ne peuvent se distinguer net-tement dans les faits. Une fraction du genre humain vit dj dans les conditions de la seconde, cependant que le reste se meut encore dans la premire. Cette ingalit engendre une partie notable des complica-tions actuelles. Considrant alors lensemble de mon poque, et tenant compte des remarques prcdentes, je mefforai de ne percevoir que les circons-tances les plus simples et les plus gnrales, qui fussent en mme temps des circonstances nouvelles. Je constatai presque aussitt un vnement considrable, un fait de premire grandeur, que sa grandeur mme, son vidence, sa nouveau-t, ou plutt sa singularit essentielle avaient rendu imperceptible nous autres ses contemporains.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 16 Toute la terre habitable a t de nos jours reconnue, releve, parta-ge entre des nations. Lre des terrains vagues, des territoires libres, des lieux qui ne sont personne, donc lre de libre expansion est clo-se. Plus de roc qui ne porte un drapeau ; plus de vides sur la carte ; plus de rgion hors des douanes et hors des lois ; plus une tribu dont les affaires nengendrent quelque dossier et ne dpendent, par les ma-lfices de lcriture, de divers humanistes lointains dans leurs bu-reaux. Le temps du monde fini commence. Le recensement gnral des ressources, la statistique de la main-duvre, le dveloppement des organes de relation se poursuivent. Quoi de plus remarquable et de plus important que cet inventaire, cette distribution et cet enchane-ment des parties du globe ? Leurs effets sont dj immenses. Une so-lidarit toute nouvelle, excessive et instantane, entre les rgions et les vnements est la consquence dj trs sensible de ce grand fait. Nous devons dsormais rapporter tous les phnomnes politiques cette condition universelle rcente ; chacun deux reprsentant une obissance ou une rsistance aux effets de ce bornage dfinitif et de cette dpendance de plus en plus troite des agissements humains. Les habitudes, les ambitions, les affections contractes au cours de lhistoire antrieure ne cessent point dexister mais insensiblement transportes dans un milieu de structure trs diffrente, elles y perdent leur sens et deviennent causes defforts infructueux et derreurs. La reconnaissance totale du champ de la vie humaine tant accom-plie, il arrive qu cette priode de prospection succde une priode de relation. Les parties dun monde fini et connu se relient ncessaire-ment entre elles de plus en plus. Or, toute politique jusquici spculait sur lisolement des vne-ments. Lhistoire tait faite dvnements qui se pouvaient localiser. Chaque perturbation produite en un point du globe se dveloppait comme dans un milieu illimit ; ses effets taient nuls distance suffi-samment grande ; tout se passait Tokio comme si Berlin ft linfini. Il tait donc possible, il tait mme raisonnable de prvoir, de calculer et dentreprendre. Il y avait place dans le monde pour une ou plusieurs grandes politiques bien dessines et bien suivies.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 17 Ce temps touche sa fin. Toute action dsormais fait retentir une quantit dintrts imprvus de toutes parts, elle engendre un train dvnements immdiats, un dsordre de rsonance dans une enceinte ferme. Les effets des effets, qui taient autrefois insensibles ou ngli-geables relativement la dure dune vie humaine, et lair daction dun pouvoir humain, se font sentir presque instantanment toute distance, reviennent aussitt vers leurs causes, ne samortissent que dans limprvu. Lattente du calculateur est toujours trompe, et lest en quelques mois ou en peu dannes. En quelques semaines, des circonstances trs loignes changent lami en ennemi, lennemi en alli, la victoire en dfaite. Aucun rai-sonnement conomique nest possible. Les plus experts se trompent ; le paradoxe rgne. Il nest de prudence, de sagesse ni de gnie que cette complexit ne mette rapidement en dfaut, car il nest plus de dure, de continuit ni de causalit reconnaissable dans cet univers de relations et de contacts multiplis. Prudence, sagesse, gnie ne sont jamais identifis que par une certaine suite dheureux succs ; ds que laccident et le dsordre dominent, le jeu savant ou inspir devient indiscernable dun jeu de hasard ; les plus beaux dons sy perdent. Par l, la nouvelle politique est lancienne ce que les brefs calculs dun agioteur, les mouvements nerveux de la spculation dans lenceinte du march, ses oscillations brusques, ses retournements, ses profits et ses pertes instables sont lantique conomie du pre de fa-mille, lattentive et lente agrgation des patrimoines... Les desseins longuement suivis, les profondes penses dun Machiavel ou dun Ri-chelieu auraient aujourdhui la consistance et la valeur dun tuyau de Bourse . Ce monde limit et dont le nombre des connexions qui en ratta-chent les parties ne cesse de crotre, est aussi un monde qui squipe de plus en plus. LEurope a fond la science, qui a transform la vie et multipli la puissance de ceux qui la possdaient. Mais par sa nature mme, elle est essentiellement transmissible ; elle se rsout ncessai-

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 18 rement en mthodes et en recettes universelles. Les moyens quelle donne aux uns, tous les autres les peuvent acqurir. Ce nest pas tout. Ces moyens accroissent la production, et non seulement en quantit. Aux objets traditionnels du commerce viennent sadjoindre une foule dobjets nouveaux dont le dsir et le besoin se crent par contagion ou imitation. On arrive bientt exiger de peu-ples moins avancs quils acquirent ce quil leur faut de connaissan-ces pour devenir amateurs et acheteurs de ces nouveauts. Parmi elles, les armes les plus rcentes. Lusage quon en fait contre eux les contraint dailleurs sen procurer. Ils ny trouvent aucune peine ; on se bat pour leur en fournir ; on se dispute lavantage de leur prter largent dont ils les paieront. Ainsi lingalit artificielle de forces sur laquelle se fondait depuis trois sicles la prdominance europenne tend svanouir rapide-ment. Lingalit fonde sur les caractres statistiques bruts tend reparatre. LAsie est environ quatre fois plus vaste que lEurope. La superfi-cie du continent amricain est lgrement infrieure celle de lAsie. La population de la Chine est soi seule au moins gale celle de lEurope ; celle du Japon, suprieure celle de lAllemagne. Or, la politique europenne locale, dominant et rendant absurde la politique europenne universalise, a conduit les Europens concur-rents exporter les procds et les engins qui faisaient de lEurope la suzeraine du monde. Les Europens se sont disput le profit de dniai-ser, dinstruire et darmer des peuples immenses, immobiliss dans leurs traditions, et qui ne demandaient qu demeurer dans leur tat. De mme que la diffusion de la culture dans un peuple y rend peu peu impossible la conservation des castes, et de mme que les possibi-lits denrichissement rapide de toute personne par le commerce et lindustrie ont rendu illusoire et caduque toute hirarchie sociale sta-ble ainsi en sera-t-il de lingalit fonde sur le pouvoir technique. Il ny aura rien eu de plus sot dans toute lhistoire que la concur-rence europenne en matire politique et conomique, compare, combine et confronte avec lunit et lalliance europenne en mati-

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 19 re scientifique. Pendant que les efforts des meilleures ttes de lEurope constituaient un capital immense de savoir utilisable, la tra-dition nave de la politique historique de convoitise et darrire-penses se poursuivait, et cet esprit de Petits-Europens livrait, par une sorte de trahison, ceux mmes quon entendait dominer, les m-thodes et les instruments de puissance. La lutte pour des concessions ou pour des emprunts, pour introduire des machines ou des praticiens, pour crer des coles ou des arsenaux lutte qui nest autre chose que le transport longue distance des dissensions occidentales , entrane fatalement le retour de lEurope au rang secondaire que lui assignent ses dimensions, et duquel les travaux et les changes internes de son esprit lavaient tire. LEurope naura pas eu la politique de sa pense. Il est inutile de se reprsenter des vnements violents, de gigan-tesques guerres, des interventions la Tmoudjine, comme cons-quence de cette conduite purile et dsordonne. Il suffit dimaginer le pire. Considrez un peu ce quil adviendra de lEurope quand il exis-tera par ses soins, en Asie, deux douzaines de Creusot ou dEssen, de Manchester, ou de Roubaix, quand lacier, la soie, le papier, les pro-duits chimiques, les toffes, la cramique et le reste y seront produits en quantits crasantes, des prix invincibles, par une population qui est la plus sobre et la plus nombreuse du monde, favorise dans son accroissement par lintroduction des pratiques de lhygine. Telles furent mes rflexions trs simples devant mon atlas, quand les deux conflits dont jai parl, et dautre part, loccasion de la petite tude que jai d faire cette poque sur le dveloppement mthodi-que de lAllemagne, meurent induit ces questions. Les grandes choses survenues depuis lors ne mont pas contraint de modifier ces ides lmentaires qui ne dpendaient que de constata-tions bien faciles et presque purement quantitatives. La Crise de lEsprit que jai crite au lendemain de la paix, ne contient que le d-veloppement de ces penses qui mtaient venues plus de vingt ans auparavant. Le rsultat immdiat de la Grande Guerre fut ce quil de-vait tre : il na fait quaccuser et prcipiter le mouvement de dca-

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 20 dence de lEurope. Toutes ses plus grandes nations affaiblies simulta-nment ; les contradictions internes de leurs principes devenue cla-tantes ; le recours dsespr des deux partis aux non-Europens, com-parable au recours ltranger qui sobserve dans les guerres civiles ; la destruction rciproque du prestige des nations occidentales par la lutte des propagandes, et je ne parle point de la diffusion acclre des mthodes et des moyens militaires, ni de lextermination des lites telles ont t les consquences, quant la condition de lEurope dans le monde, de cette crise longuement prpare par une quantit dillusions, et qui laisse aprs elle tant de problmes, dnigmes et de craintes, une situation plus incertaine, les esprits plus troubls, un avenir plus tnbreux quils ne ltaient en 1913. Il existait alors en Europe un quilibre de forces ; mais la paix daujourdhui ne fait son-ger qu une sorte dquilibre de faiblesses, ncessairement plus ins-table. Retour au sommaire

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 21 NOTES SUR LA GRANDEUR ET DCADENCE DE LEUROPE Retour au sommaire Dans les temps modernes, pas une puissance, pas un empire en Eu-rope na pu demeurer au plus haut, commander au large autour de soi, ni mme garder ses conqutes pendant plus de cinquante ans. Les plus grands hommes y ont chou ; mme les plus heureux ont conduit leurs nations la ruine. Charles Quint, Louis XIV, Napolon, Metter-nich, Bismarck, dure moyenne quarante ans. Point dexception. LEurope avait en soi de quoi se soumettre, et rgir, et ordonner des fins europennes le reste du monde. Elle avait des moyens invin-cibles et les hommes qui les avaient crs. Fort au-dessous de ceux-ci taient ceux qui disposaient delle. Ils taient nourris du pass : ils nont su que faire du pass. Loccasion aussi est passe. Son histoire et ses traditions politiques ; ses querelles de villages, de clochers et de boutiques ; ses jalousies et rancunes de voisins ; et, en somme, le manque de vues, le petit esprit hrit de lpoque o elle tait aussi ignorante et non plus puissante que les autres rgions du globe, ont fait perdre lEurope cette immense occasion dont elle ne sest mme pas doute en temps utile quelle existait. Napolon semble tre le seul qui ait pressenti ce qui devait se produire et ce qui pourrait sentreprendre. Il a pens lchelle du monde actuel, na pas t compris, et la dit. Mais il venait trop tt ; les temps ntaient pas mrs ; ses moyens taient loin des ntres. On sest remis aprs lui considrer les hectares du voisin et raisonner sur linstant.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 22 Les misrables Europens ont mieux aim jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons, que de prendre sur toute la terre le grand rle que les Romains surent prendre et tenir pendant des sicles dans le monde de leur temps. Leur nombre et leurs moyens ntaient rien auprs des ntres ; mais ils trouvaient dans les entrailles de leurs poulets plus dides justes et consquentes que toutes nos sciences politiques nen contiennent. LEurope sera punie de sa politique ; elle sera prive de vins et de bire et de liqueurs. Et dautres choses... LEurope aspire visiblement tre gouverne par une commission amricaine. Toute sa politique sy dirige. Ne sachant nous dfaire de notre histoire, nous en serons dchargs par des peuples heureux qui nen ont point ou presque point. Ce sont des peuples heureux qui nous imposeront leur bonheur. LEurope stait distingue nettement de toutes les parties du mon-de. Non point par sa politique, mais malgr cette politique, et plutt contre elle, elle avait dvelopp lextrme la libert de son esprit, combin sa passion de comprendre sa volont de rigueur, invent une curiosit prcise et active, cr, par la recherche obstine de rsul-tats qui se pussent comparer exactement et ajouter les uns aux autres, un capital de lois et de procds trs puissants. Sa politique, cepen-dant, demeura telle quelle ; nempruntant des richesses et des ressour-ces singulires dont je viens de parler que ce quil fallait pour fortifier cette politique primitive et lui donner des armes plus redoutables et plus barbares. Il apparut donc un contraste, une diffrence, une tonnante discor-dance entre ltat du mme esprit selon quil se livrait son travail dsintress, sa conscience rigoureuse et critique, sa profondeur savamment explore, et son tat quand il sappliquait aux intrts po-litiques. Il semblait rserver sa politique ses productions les plus n-gliges, les plus ngligeables et les plus viles : des instincts, des ido-

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 23 les, des souvenirs, des regrets, des convoitises, des sons sans significa-tion et des significations vertigineuses... tout ce dont la science, ni les arts, ne voulaient pas, et mme quils ne pouvaient plus souffrir. Toute politique implique (et gnralement ignore quelle implique) une certaine ide de lhomme, et mme une opinion sur le destin de lespce, toute une mtaphysique qui va du sensualisme le plus brut jusqu la mystique la plus ose. Supposez quelquefois que lon vous remette le pouvoir sans rser-ves. Vous tes honnte homme, et votre ferme propos est de faire de votre mieux. Votre tte est solide ; votre esprit peut contempler dis-tinctement les choses, se les prsenter dans leurs rapports ; et enfin vous tes dtach de vous-mme, vous tes plac dans une situation si leve et si puissamment intressante que les propres intrts de votre personne en sont nuls ou insipides au prix de ce qui est devant vous et du possible qui est vous. Mme, vous ntes pas troubl par ce qui troublerait tout autre, par lide de lattente qui est dans tous, et vous ntes intimid ni accabl par lespoir que lon met en vous. Eh bien! Quallez-vous faire ? Quallez-vous faire AUJOURDHUI ? Il y a des victoires per se et des victoires per accidens. La paix est une victoire virtuelle, muette, continue, des forces pos-sibles contre les convoitises probables. Il ny aurait de paix vritable que si tout le monde tait satisfait. Cest dire quil ny a pas souvent de paix vritable. Il ny a que des paix relles, qui ne sont comme les guerres que des expdients. Les seuls traits qui compteraient sont ceux qui concluraient entre les arrire-penses. Tout ce qui est avouable est comme destitu de tout avenir.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 24 On se flatte dimposer sa volont ladversaire. Il arrive quon y parvienne. Mais ce peut tre une nfaste volont. Rien ne me parat plus difficile que de dterminer les vrais intrts dune nation, quil ne faut pas confondre avec ses vux. Laccomplissement de nos dsirs ne nous loigne pas toujours de notre perte. Une guerre dont lissue na t due qu lingalit des puissances totales des adversaires, est une guerre suspendue. Les actes de quelques hommes ont pour des millions dhommes des consquences comparables celles qui rsultent pour tous les vi-vants des perturbations et des variations de leur milieu. Comme des causes naturelles produisent la grle, le typhon, les pidmies, ainsi des causes intelligentes agissent sur des millions dhommes, dont limmense majorit les subit comme elle subit les caprices du ciel, de la mer, de lcorce terrestre. Lintelligence et la volont affectant les masses en tant que causes physiques et aveugles ce quon nomme politique. DES NATIONS Ce nest jamais chose facile de se reprsenter nettement ce quon nomme une nation. Les traits les plus simples et les plus forts chap-pent aux gens du pays, qui sont insensibles ce quils ont toujours vu. Ltranger qui les peroit, les peroit trop puissamment, et ne ressent pas cette quantit de correspondances intimes et de rciprocits invi-sibles par quoi saccomplit le mystre de lunion profonde de millions dhommes. Il y a donc deux grandes manires de se tromper au sujet dune na-tion donne. Dailleurs, lide mme de nation en gnral ne se laisse pas captu-rer aisment. Lesprit sgare entre les aspects trs divers de cette

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 25 ide ; il hsite entre des modes trs diffrents de dfinition. A peine a-t-il cru trouver une formule qui le contente, elle-mme aussitt lui suggre quelque cas particulier quelle a oubli denfermer. Cette ide nous est aussi familire dans lusage et prsente dans le sentiment quelle est complexe ou indtermine devant la rflexion. Mais il en est ainsi de tous les mots de grande importance. Nous par-lons facilement du droit, de la race, de la proprit. Mais quest-ce que le droit, que la race, que la proprit ? Nous le savons et ne le savons pas ! Ainsi toutes ces notions puissantes, la fois abstraites et vitales, et dune vie parfois si intense et si imprieuse en nous, tous ces termes qui composent dans les esprits des peuples et des hommes dtat, les penses, les projets, les raisonnements, les dcisions auxquels sont suspendus les destins, la prosprit ou la ruine, la vie ou la mort des humains, sont des symboles vagues et impurs la rflexion... Et les hommes, toutefois, quand ils se servent entre eux de ces indfinissa-bles, se comprennent lun lautre fort bien. Ces notions sont donc net-tes et suffisantes de lun lautre ; obscures et comme infiniment di-vergentes dans chacun pris part. Les nations sont tranges les unes aux autres, comme le sont des tres de caractres, dges, de croyances, de murs et de besoins dif-frents. Elles se regardent entre elles curieusement et anxieusement ; sourient ; font la moue ; admirent un dtail et limitent ; mprisent lensemble ; sont mordues de jalousie ou dilates par le ddain. Si sin-cre que puisse tre quelquefois leur dsir de sentretenir et de se comprendre, lentretien sobscurcit et cesse toujours un certain point. Il y a je ne sais quelles limites infranchissables sa profondeur et sa dure. Plus dune est intimement convaincue quelle est en soi et par soi la nation par excellence, llue de lavenir infini, et la seule pouvoir prtendre, quels que soient son tat du moment, sa misre ou sa fai-blesse, au dveloppement suprme des virtualits quelle sattribue. Chacune a des arguments dans le pass ou dans le possible ; aucune naime considrer ses malheurs comme ses enfants lgitimes.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 26 Suivant quelles se comparent aux autres sous les rapports ou de ltendue, ou du nombre, ou du progrs matriel, ou des murs, ou des liberts, ou de lordre public, ou bien de la culture et des uvres de lesprit, ou bien mme des souvenirs et des esprances, les nations se trouvent ncessairement des motifs de se prfrer. Dans la partie perptuelle quelles jouent, chacune delles tient ses cartes. Mais il en est de ces cartes qui sont relles et dautres imaginaires. Il est des na-tions qui nont en main que des atouts du Moyen Age, ou de lAntiquit, des valeurs mortes et vnrables ; dautres comptent leurs beaux-arts, leurs sites, leurs musiques locales, leurs grces ou leur no-ble histoire, quelles jettent sur le tapis au milieu des vrais trfles et des vrais piques. Toutes les nations ont des raisons prsentes, ou passes, ou futures de se croire incomparables. Et dailleurs, elles le sont. Ce nest pas une des moindres difficults de la politique spculative que cette im-possibilit de comparer ces grandes entits qui ne se touchent et ne saffectent lune lautre que par leurs caractres et leurs moyens ext-rieurs. Mais le fait essentiel qui les constitue, leur principe dexistence, le lien interne qui enchane entre eux les individus dun peuple, et les gnrations entre elles, nest pas, dans les diverses na-tions, de la mme nature. Tantt la race, tantt la langue, tantt le ter-ritoire, tantt les souvenirs, tantt les intrts, instituent diversement lunit nationale dune agglomration humaine organise. La cause profonde de tel groupement peut tre despce toute diffrente de la cause de tel autre. Il faut rappeler aux nations croissantes quil ny a point darbre dans la nature qui, plac dans les meilleures conditions de lumire, de sol et de terrain, puisse grandir et slargir indfiniment. Retour au sommaire

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 27 DE LHISTOIRE Retour au sommaire LHistoire est le produit le plus dangereux que la chimie de lintellect ait labor. Ses proprits sont bien connues. II fait rver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagre leurs r-flexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au dlire des grandeurs ou celui de la perscution, et rend les nations amres, superbes, insupportables et vaines. LHistoire justifie ce que lon veut. Elle nenseigne rigoureuse-ment rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. Que de livres furent crits qui se nommaient : La Leon de ceci, les Enseignements de cela!... Rien de plus ridicule lire aprs les vnements qui ont suivi les vnements que ces livres interprtaient dans le sens de lavenir. Dans ltat actuel du monde, le danger de se laisser sduire lHistoire est plus grand que jamais il ne fut. Les phnomnes politiques de notre poque saccompagnent et se compliquent dun changement dchelle sans exemple, ou plutt dun changement dordre des choses. Le monde auquel nous commenons dappartenir, hommes et nations, nest quune figure semblable du monde qui nous tait familier. Le systme des causes qui commande le sort de chacun de nous, stendant dsormais la totalit du globe, le fait rsonner tout entier chaque branlement ; il ny a plus de questions finies pour tre finies sur un point.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 28 LHistoire, telle quon la concevait jadis, se prsentait comme un ensemble de tables chronologiques parallles, entre lesquelles quel-quefois des transversales accidentelles taient et l indiques. Quelques essais de synchronisme navaient pas donn de rsultats, si ce nest une sorte de dmonstration de leur inutilit. Ce qui se passait Pkin du temps de Csar, ce qui se passait au Zambze du temps de Napolon, se passait dans une autre plante. Mais lHistoire mlodi-que nest plus possible. Tous les thmes politiques sont enchevtrs, et chaque vnement qui vient se produire prend aussitt une plura-lit de significations simultanes et insparables. La politique dun Richelieu ou dun Bismarck se perd et perd son sens dans ce nouveau milieu. Les notions dont ils se servaient dans leurs desseins, les objets quils pouvaient proposer lambition de leurs peuples, les forces qui figuraient dans leurs calculs, tout ceci de-vient peu de chose. La grande affaire des politiques tait, elle est en-core pour quelques-uns, dacqurir un territoire. On y employait la contrainte, on enlevait quelquun cette terre dsire, et tout tait dit. Mais qui ne voit que ces entreprises qui se limitaient un colloque, suivi dun duel, suivi dun pacte, entraneront dans lavenir de telles gnralisations invitables que rien ne se fera plus que le monde en-tier ne sen mle, et que lon ne pourra jamais prvoir ni circonscrire les suites presque immdiates de ce quon aura engag. Tout le gnie des grands gouvernements du pass se trouve ext-nu, rendu impuissant et mme inutilisable par lagrandissement et laccroissement de connexions du champ des phnomnes politiques ; car il nest point de gnie, point de vigueur du caractre et de lintellect, point de traditions, mme britanniques, qui puissent dsor-mais se flatter de contrarier ou de modifier leur guise ltat et les ractions dun univers humain auquel lancienne gomtrie historique et lancienne mcanique politique ne conviennent plus du tout. LEurope me fait songer un objet qui se trouverait brusquement transport dans un espace plus complexe, o tous les caractres quon lui connaissait, et qui demeurent en apparence les mmes, se trouvent soumis des liaisons toutes diffrentes. En particulier, les prvisions que lon pouvait faire, les calculs traditionnels sont devenus plus vains que jamais ils ne lont t.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 29 Les suites de la guerre rcente 2 nous font voir des vnements qui jadis eussent dtermin pour un long temps, et dans le sens de leur dcision, la physionomie et la marche de la politique gnrale, tre en quelques annes, par la suite du nombre des parties, de llargissement du thtre, de la complication des intrts, comme vids de leur ner-gie, amortis ou contredits par leurs consquences immdiates. Il faut sattendre que de telles transformations deviennent la rgle. Plus nous irons, moins les effets seront simples, moins ils seront pr-visibles, moins les oprations politiques et mme les interventions de la force, en un mot, laction vidente et directe, seront ce que lon aura compt quils seraient. Les grandeurs, les superficies, les masses en prsence, leurs connexions, limpossibilit de localiser, la promptitu-de des rpercussions imposeront de plus en plus une politique bien diffrente de lactuelle. Les effets devenant si rapidement incalculables par leurs causes, et mme antagonistes de leurs causes, peut-tre trouvera-t-on puril, dangereux, insens dsormais, de chercher lvnement, dessayer de le produire, ou dempcher sa production ; peut-tre lesprit politique cessera-t-il de penser par vnements, habitude essentiellement due lhistoire et entretenue par elle. Ce nest point quil ny aura plus dvnements et de moments monumentaux dans la dure ; il y en aura dimmenses ! Mais ceux dont cest la fonction que de les attendre, de les prparer ou dy parer, apprendront ncessairement de plus en plus se dfier de leurs suites. Il ne suffira plus de runir le dsir et la puissance pour sengager dans une entreprise. Rien na t plus ruin par la dernire guerre que la prtention de prvoir. Mais les connais-sances historiques ne manquaient point, il me semble ? Retour au sommaire 2 Celle de 1914-1918.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 30 RFLEXIONS MLES Retour au sommaire Jai observ une chose grave, qui est que tous les grands hommes qui nous ont entretenus des grandes gestes quils accomplirent finis-saient tous par nous renvoyer au bon sens. Je ne suis pas mon aise quand on me parle du bon sens. Je crois en avoir, car qui consentirait quil nen a pas ? Qui pourrait vivre un moment de plus, sen tant trouv dpourvu ? Si donc on me loppose, je me trouble, je me tourne vers celui qui est en moi, et qui en man-que, et qui sen moque, et qui prtend que le bon sens est la facult que nous emes jadis de nier et de rfuter brillamment lexistence pr-tendue des antipodes ; ce quil fait encore aujourdhui, quand il cher-che et quil trouve dans lhistoire dhier les moyens de ne rien com-prendre ce qui se passera demain. Il ajoute que ce bon sens est une intuition toute locale qui drive dexpriences non prcises ni soignes, qui se mlange dune logique et danalogies assez impures pour tre universelles. La religion ne ladmet pas dans ses dogmes. Les sciences chaque jour lahurissent, le bouleversent, le mystifient. Ce critique du bon sens ajoute quil ny a pas de quoi se vanter dtre la chose du monde la plus rpandue. Mais je lui rponds que rien toutefois ne peut retirer au bon sens cette grande utilit quil a dans les disputes sur les choses vagues, o

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 31 il nest pas dargument plus puissant sur le public que de linvoquer pour soi, de proclamer que les autres draisonnent, et que ce bien si prcieux pour tre commun rside tout en celui qui parle. Cest ainsi que lon met avec soi tous ceux qui mritent dy tre, et qui sont ceux qui croient ce quils lisent. Napolon disait qu la guerre, presque tout est de bon sens, ce qui est une parole gnreuse dans la bouche dun homme de gnie. Cette parole est remarquable. Lempereur, parmi ses grands dons, avait celui de discerner merveilleusement laquelle de ses facults il fallait exciter, laquelle il fallait amortir selon loccasion ; mme le sommeil tait ses ordres. Quand il dit ce que jai rapport sur le bon sens, il spare (comme il se doit) le travail du loisir et de la mditation, de ce travail instanta-n qui sopre au milieu des vnements, sous la pression du temps, et sous le bombardement des nouvelles. Alors point de dlais, point de reprises, lexpdient est la rgle et le bon sens est, par hypothse, le sens de bien choisir parmi les expdients. Je consens donc sans difficult que ceux qui agissent en politique, cest--dire qui se dpensent acqurir ou conserver quelque parcel-le de pouvoir, ne se perdent pas peser les notions dont ils se servent et dont leurs esprits furent munis une fois pour toutes ; je sais bien quils doivent, par ncessit de leur tat, travailler sur une image du monde assez grossire, puisquelle est et doit tre du mme ordre de prcision, de la mme tendue, de la mme simplicit de connexion dont la moyenne des esprits se satisfait, cette moyenne tant le princi-pal suppt de toute politique. Pas plus que lhomme daction, lopinion na le temps ni les moyens dapprofondir.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 32 Cette image du monde, qui est assez grossire pour tre utile, flotte dans lair, dans nos esprits, dans les cafs, dans les Parlements et les chancelleries, dans les journaux, cest--dire partout, et se dgage des tudes et des livres. Mais si gnrale et si prsente quelle soit, il est remarquable quelle se raccorde fort mal avec la petite portion du monde rel o vit chacun de nous. Je veux dire que, par notre exp-rience personnelle et immdiate, nous ne pourrions en gnral recons-tituer le systme de ce vaste monde politique dont les mouvements, toutefois, les perturbations, les pressions et tensions viennent modifier plus ou moins profondment, directement, soudainement le petit espa-ce qui nous contient, et les formes de vie que nous y vivons et y voyons vivre. Or, le monde rel des humains est fait de pareils l-ments variables chaque instant, dont il nest que la somme. Il faut donc reconnatre lexistence dun monde politique, qui est un autre monde, qui, agissant en tout lieu, nest observable nulle part, et qui occupe une quantit desprits de toute grandeur, est, par cons-quence, rductible un ensemble de conventions entre tous ces esprits. La politique se rsout ainsi en des combinaisons dentits conven-tionnelles qui, stant formes on ne sait comment, schangent entre les hommes, et produisent des effets dont ltendue et les retentisse-ments sont incalculables. Tout dveloppement de la vie en socit est un dveloppement de la vie de relation, qui est cette vie combine des organes des sens et des organes du mouvement, par quoi sinstitue le systme de signaux et de relais que les ttonnements, lexprience et limitation prcisent et fixent. Une convention nest autre chose quune application de cette pro-prit si remarquable. Le langage est une convention, comme toute correspondance entre des actes et des perceptions qui pourrait tre substitue par un autre est une convention par rapport lensemble de toutes ces possibilits.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 33 Mais toutes les conventions ne sont pas galement heureuses, ni galement simples, ni galement aises instituer. Ce qui importe le plus, cest quune convention soit uniforme, cest--dire non quivo-que. Cette condition est assez facile satisfaire quand lobjet de la convention est sensible, quand on attache un signe un corps, ou une qualit dun corps, ou un acte. Mais en ce qui concerne les tats intrieurs et les produits des conventions simples composes entre el-les, luniformit des conventions est presque toujours impossible concevoir et, dans le reste des cas, elle est laborieuse et dlicate ins-tituer. Il y faut dextrmes prcautions et parfois une subtilit incroya-ble. Ces gards particuliers ne se trouvent pas et ne peuvent se trouver dans la pratique, comme je lai dit plus haut. La pratique accepte et manuvre ce qui est. Une pratique cependant, si ancienne et si profondment accoutu-me soit-elle dans les esprits que la plupart ne puissent la considrer diffrente, na dautre justification nous offrir que ses rsultats. Elle peut sexcuser sur lexcellence de ses rsultats, sil arrive quelle d-oit lexamen que lintellect lui fait subir. Si tout va bien, la logique importe peu, la raison et mme la probabilit peuvent tre ngliges. Larbre se connat ses fruits. Mais si les fruits sont amers, si une pratique immmoriale na ces-s dtre malheureuse ; si les prvisions quelle fait sont toujours d-ues, si on la voit recommencer avec une obstination animale les m-mes entreprises que lvnement a cent fois condamnes, alors il est permis dexaminer le systme conventionnel qui est ncessairement le lien et lexcitateur de ses actes. Retour au sommaire

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 34 HYPOTHSE Retour au sommaire Dsormais, quand une bataille se livrera en quelque lieu du monde, rien ne sera plus simple que den faire entendre le canon toute la ter-re. Les tonnerres de Verdun seraient reus aux antipodes. On pourra mme apercevoir quelque chose des combats, et des hommes tomber six mille milles de soi-mme, trois centimes de seconde aprs le coup. Mais sans doute des moyens un peu plus puissants, un peu plus subtils permettront quelque jour dagir distance non plus seulement sur les sens des vivants, mais encore sur les lments plus cachs de la personne psychique. Un inconnu, un oprateur loign, excitant les sources mmes et les systmes de vie mentale et affective, imposera aux esprits des illusions, des impulsions, des dsirs, des garements artificiels. Nous considrions jusquici nos penses et nos pouvoirs conscients comme mans dune origine simple et constante, et nous concevions, attach jusqu la mort chaque organisme, un certain indivisible, autonome, incomparable, et pour quelques-uns, ternel. Il semblait que notre substance la plus profonde, ce ft une activit ab-solue, et quil rsidt en chacun de nous je ne sais quel pouvoir initial quel quantum dindpendance pure. Mais nous sommes dans une poque prodigieuse o les ides les plus accrdites et qui semblaient le plus incontestables se sont vues attaques, contredites, surprises et dissocies par les faits, ce point que nous assistons prsent une sorte de faillite de limagination et de dchance de lentendement, incapables que nous sommes de nous former une reprsentation ho-mogne du monde qui comprenne toutes les donnes anciennes et nouvelles de lexprience.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 35 Cet tat me permet de maventurer concevoir que lon puisse de lextrieur modifier directement ce qui fut lme et fut lesprit de lhomme. Peut-tre notre substance secrte nest secrte que pour certaines actions du dehors, et nest-elle que partiellement dfendue contre les influences extrieures. Le bois est opaque pour la lumire que voient nos yeux, il ne lest pas pour des rayons plus aigus. Ces rayons d-couverts, notre ide de la transparence en est toute change. Il y a des exemples si nombreux de ces transformations de nos ides et de nos attentes que je me risque penser ceci : on estimera un jour que lexpression Vie intrieure ntait relative qu des moyens de production et de rception... classiques, naturels, si lon veut. Notre MOI, peut-tre, est isol du milieu, prserv dtre Tout, ou dtre Nimporte quoi, peu prs comme lest dans mon gousset le mouvement de ma montre ? Je suppose je crois quelle conserve le temps, en dpit de mes alles et venues, de mes attitudes, de ma vitesse et des circonstances innombrables et insensibles qui menvironnent. Mais cette indiffren-ce lgard du reste des choses, cette uniformit de son fonctionne-ment nexistent que pour une observation qui ne peroit pas ce mme reste des choses, qui est donc particulire et superficielle. Qui sait quil nen est pas de mme de notre identit ? Nous avons beau invo-quer notre mmoire ; elle nous donne bien plus de tmoignages de no-tre variation que de notre permanence. Mais nous ne pouvons cha-que instant que nous reconnatre et que reconnatre comme ntres les productions immdiates de la vie mentale. Ntre est ce qui nous vient dune certaine manire quil suffirait de savoir reproduire, ou emprun-ter, ou solliciter par quelque artifice, pour nous donner le change sur nous-mmes et nous insinuer des sentiments, des penses et des vo-lonts indiscernables des ntres ; qui seraient, par leur mode dintroduction, du mme ordre dintimit, de la mme spontanit, du mme naturel et personnel irrfutables que nos affections normales et qui seraient toutefois dorigine toute trangre. Comme le chronom-tre plac dans un champ magntique, ou soumis un dplacement ra-pide, change dallure sans que lobservateur qui ne voit que lui sen puisse aviser, ainsi des troubles et des modifications quelconques

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 36 pourraient tre infligs la conscience la plus consciente par des in-terventions distance impossibles dceler. Ce serait l faire en quelque sorte la synthse de la possession. La musique parfois donne une ide grossire, un modle primitif de cette manuvre des systmes nerveux. Elle veille et rendort les sentiments, se joue des souvenirs et des motions dont elle irrite, m-lange, lie et dlie les secrtes commandes. Mais ce quelle ne fait que par lintermdiaire sensible, par des sensations qui nous dsignent une cause physique et une origine nettement spare, il nest pas impossi-ble quon puisse le produire avec une puissance invincible et mcon-naissable, en induisant directement les circuits les plus intimes de la vie. Cest en somme un problme de physique. Laction des sons, et particulirement de leurs timbres, et parmi eux les timbres de la voix laction extraordinaire de la voix est un facteur historique dimportance fait pressentir les effets de vibrations plus subtiles ac-cordes aux rsonances des lments nerveux profonds. Nous savons bien, dautre part, quil est des chemins sans dfense pour atteindre aux chteaux de lme, y pntrer et sen rendre matres. Il est des substances qui sy glissent et sen emparent. Ce que peut la chimie, la physique des ondes le rejoindra selon ses moyens. On sait ce quont obtenu des humains les puissants orateurs, les fondateurs de religions, les conducteurs de peuples. Lanalyse de leurs moyens, la considration des dveloppements rcents des actions distance suggrent aisment des rveries comme celle-ci. Je ne fais qualler peine un peu plus loin que ce qui est. Imagine-t-on ce que serait un monde o le pouvoir de faire vivre plus vite ou plus lente-ment les hommes, de leur communiquer des tendances, de les faire frmir ou sourire, dabattre ou de surexciter leurs courages, darrter au besoin les curs de tout un peuple, serait connu, dfini, exerc !... Que deviendraient alors les prtentions du Moi ? Les hommes doute-raient chaque instant sils seraient sources deux-mmes ou bien des marionnettes jusque dans le profond du sentiment de leur existence. Ne peuvent-ils dj prouver quelquefois ce malaise ? Notre vie en tant quelle dpend de ce qui vient lesprit, qui semble venir de lesprit et simposer elle aprs stre impose lui, nest-elle pas commande par une quantit norme et dsordonne de conventions

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 37 dont la plupart sont implicites ? Nous serions bien en peine de les ex-primer et de les expliquer. La socit, les langages, les lois, les murs, les arts, la politique, tout ce qui est fiduciaire dans le monde, tout effet ingal sa cause exige des conventions, cest--dire des re-lais par le dtour desquels une ralit seconde sinstalle, se compose avec la ralit sensible et instantane, la recouvre, la domine , se d-chire parfois pour laisser apparatre leffrayante simplicit de la vie lmentaire. Dans nos dsirs, dans nos regrets, dans nos recherches, dans nos motions et passions, et jusque dans leffort que nous faisons pour nous connatre, nous sommes le jouet de choses absentes qui nont mme pas besoin dexister pour agir. Retour au sommaire

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 38 DES PARTIS Retour au sommaire Il nest de parti qui nait enrag contre la patrie. Ce sur quoi nul parti ne sexplique. Chacun a ses ombres particulires ses rserves Ses caves de cadavres et de songes inavouables Ses trsors de choses irrflchies et dtourderies. Ce quil a oubli dans ses vues, et ce quil veut faire oublier. Ils retirent pour subsister ce quils promettaient pour exister. Ils se valent au pouvoir ; ils se valent hors du pouvoir. Il ne faut pas hsiter faire ce qui dtache de vous la moiti de vos partisans et qui triple lamour du reste. Ce qui plat tel dans son parti politique, cest le vague de lidal. Et tel autre dans le sien, cest le prcis des objets prochains.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 39 Comme on voit communment des anarchistes dans les partis de lordre et des organisateurs dans lanarchie, je suggre un reclasse-ment. Chacun se classerait dans le parti de ses dons. Il y a des crateurs, des conservateurs et des destructeurs par tem-prament. Chaque individu serait mis dans son vritable parti, qui nest point celui de ses paroles, ni de ses vux, mais celui de son tre et de ses modes dagir et de ragir. Toute politique se fonde sur lindiffrence de la plupart des int-resss, sans laquelle il ny a point de politique possible. La politique fut dabord lart dempcher les gens de se mler de ce qui les regarde. A une poque suivante, on y adjoignit lart de contraindre les gens dcider sur ce quils nentendent pas. Ce deuxime principe se combine avec le premier. Parmi leurs combinaisons, celle-ci : Il y a des secrets dtat dans des pays de suffrage universel. Combinaison ncessaire et, en somme, viable ; mais qui engendre quelquefois de grands orages, et qui oblige les gouvernements manuvrer sans rpit. Le pouvoir est toujours contraint de naviguer contre son principe. Il gouverne au plus prs contre le principe, dans la direction du pouvoir absolu. Tout tat social exige des fictions.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 40 Dans les uns, on convient de lgalit des citoyens. Les autres sti-pulent et organisent lingalit. Ce sont l des conventions quil faut pour commencer le jeu. Lune ou lautre pose, le jeu commence, qui consiste ncessairement dans une action de sens inverse de la part des individus. Dans une socit dgaux, lindividu agit contre lgalit. Dans une socit dingaux, le plus grand nombre travaille contre lingalit. Le rsultat des luttes politiques est de troubler, de falsifier dans les esprits la notion de lordre dimportance des questions et de lordre durgence. Ce qui est vital est masqu par ce qui est de simple bien-tre. Ce qui est davenir par limmdiat. Ce qui est trs ncessaire par ce qui est trs sensible. Ce qui est profond et lent par ce qui est excitant. Tout ce qui est de la politique pratique est ncessairement superfi-ciel. Lhistorien fait pour le pass ce que la tireuse de cartes fait pour le futur. Mais la sorcire sexpose une vrification et non lhistorien. On ne peut faire de politique sans se prononcer sur des questions que nul homme sens ne peut dire quil connaisse. Il faut tre infini-ment sot ou infiniment ignorant pour oser avoir un avis sur la plupart des problmes que la politique pose.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 41 Les opinions opposes au sujet de la guerre peuvent se ramener simplement lincertitude dune poque la ntre sur cette ques-tion : quels sont les groupements qui doivent se faire la guerre ? Races, classes, nations, ou autres systmes dcouvrir ? Car on a dcouvert la classe, la nation, la race comme on a dcou-vert des nbuleuses. Comme on a dcouvert que la Terre faisait partie dun certain sys-tme, et celui-ci de la Voie Lacte, ainsi a-t-on dcouvert quun tel tait ceci par sa naissance et cela par ses moyens dexistence ; et il lui appartient de choisir ou de sembarrasser sil suivra sa nation, ou sa classe, ou sa secte ou sa nature. La violence, la guerre ont pour ambition de trancher en un petit temps, et par la dissipation brusque des nergies, des difficults qui demanderaient lanalyse la plus fine et des essais trs dlicats car il faut arriver un tat dquilibre sans contraintes. Quand ladversaire exagre nos forces, nos desseins, notre profon-deur ; quand, pour exciter contre nous, il nous peint sous des couleurs effrayantes il travaille pour nous. Lexistence des voisins est la seule dfense des nations contre une perptuelle guerre civile.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 42 Le loup dpend de lagneau qui dpend de lherbe. Lherbe est relativement dfendue par le loup. Le carnivore prot-ge les herbes (qui le nourrissent indirectement). Entre vieux loups, la bataille est plus pre, plus savante, mais il y a certains mnagements. Lessentiel en toute chose est toujours accompli par des tres trs obscurs, non distincts, et sans valeur chacun. Sils ntaient pas, sils ntaient pas tels, rien ne se ferait. Si rien ne se faisait, cest eux qui perdraient le moins. Essentiels et sans importance. Les grands vnements ne sont peut-tre tels que pour les petits esprits. Pour les esprits plus attentifs, ce sont les vnements insensibles et continuels qui comptent. Les vnements naissent de pre inconnu. La ncessit nest que leur mre.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 43 Le droit est lintermde des forces. Le jugement le plus pessimiste sur lhomme, et les choses, et la vie et sa valeur, saccorde merveilleusement avec laction et loptimisme quelle exige. Ceci est europen. Retour au sommaire

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 44 FLUCTUATIONS SUR LA LIBERT Retour au sommaire I Libert cest un de ces dtestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus quils ne parlent ; qui demandent plus quils ne rpondent ; de ces mots qui ont fait tous les mtiers, et des-quels la mmoire est barbouille de Thologie, de Mtaphysique, de Morale et de Politique ; mots trs bons pour la controverse, la dialec-tique, lloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtili-ts infinies quaux fins de phrases qui dchanent le tonnerre. Je ne trouve une signification prcise ce nom de Libert que dans la dynamique et la thorie des mcanismes, o il dsigne lexcs du nombre qui dfinit un systme matriel sur le nombre des gnes qui sopposent aux dformations de ce systme, ou qui lui interdisent certains mouvements. Cette dfinition qui rsulte dune rflexion sur une observation toute simple, mritait dtre rappele en regard de limpuissance re-marquable de la pense morale circonscrire dans une formule ce quelle entend elle-mme par la libert dun tre vivant et dou de conscience de soi-mme et de ses actions. Mais rien de plus fcond que ce qui permet aux esprits de se divi-ser et dexploiter leurs diffrences, quand il ny a point de rfrence commune qui les oblige saccorder. Les uns, donc, ayant rv que lhomme tait libre, sans pouvoir di-re au juste ce quils entendaient par ces mots, les autres, aussitt, ima-ginrent et soutinrent quil ne ltait pas. Ils parlrent de fatalit, de

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 45 ncessit, et, beaucoup plus tard, de dterminisme ; mais tous ces ter-mes sont exactement du mme degr de prcision que celui auquel ils sopposent. Ils nimportent rien dans laffaire qui la retire de ce vague o tout est vrai. Le dterminisme nous jure que si lon savait tout, lon saurait aussi dduire et prdire la conduite de chacun en toute circonstance, ce qui est assez vident. Le malheur veut que tout savoir nait au-cun sens. Tout devient absurde en cette matire, comme en tant dautres, ds que lon presse les termes : ils ntaient enfls que de vague. On cons-tate facilement que le problme na jamais pu tre vritablement nonc, que cette circonstance na jamais empch personne de le r-soudre, et quelle lui confre une sorte dternit : il irrite lesprit dans un cercle. Le clbre gomtre Abel, traitant de tout autre chose, di-sait : On doit donner au problme une forme telle quil soit toujours possible de le rsoudre. Cest cette forme quil fallait chercher. Que si elle est introuvable, le problme nexiste pas. Faute de cette premire recherche, la pense sexcitant sur un mot sgare dans une quantit dexpressions particulires elle adopte tantt un sens plus ou moins composite, sorte de moyenne des usages ; tan-tt un sens conventionnel, qui se brouille bientt avec celui de lusage, et linfini des mprises et des fluctuations du penseur lui-mme sintroduit. Cest une erreur trs facile, et si commune quon peut la dire cons-tante, que de faire un problme de statistique et de notations acciden-tellement constitues, un problme dexistence et de substance. Il ny a rien de plus, il ne peut rien y avoir de plus dans un sens de mot que ce que chaque esprit a reu des autres, en mille occasions diverses et dsordonnes, quoi sajoutent les emplois quil en a faits lui-mme, tous les ttonnements dune pense naissante qui cherche son expres-sion. Cest donc la seule philologie, leur juge naturel, quil convient dadresser toutes les questions dont les termes peuvent toujours tre mis en cause. Il lui appartient elle seule de restituer les origines et les vicissitudes du sens et des emplois des mots, et elle ne leur suppo-

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 46 se pas un sens vrai , une profondeur, une valeur autre que de posi-tion et de circonstance, qui rsiderait et subsisterait dans le terme iso-l. Comment donc se peut-il que laffaire de la libert et du libre arbi-tre ait excit tant de passion et anim tant de disputes sans issue concevable ? Cest que lon y portait sans doute un tout autre intrt que celui dacqurir une connaissance que lon net pas. On regardait aux consquences. On voulait quune chose ft, et non point une au-tre ; les uns et les autres ne cherchaient rien quils neussent dj trou-v. Cest mes yeux le pire usage que lon puisse faire de lesprit quon a. Ce mest toujours un sujet dtonnement que lentre en guerre de la pense avec toutes ses forces, lappel dun terme, qui simple, inoffensif, et mme clair dans lordinaire des occasions, devient un monstre de difficult ds quon le retire de son lment naturel, qui est le cours des changes, et des transmissions particulires, pour en faire une rsistance . Sans doute le phnomne le plus banal, une pom-me qui tombe, une marmite dont le couvercle se soulve, peut intro-duire, dans un esprit trs dispos approfondir ses observations, une origine de mditations et danalyses ; mais ce travail mental ne cesse de se reprendre au phnomne lui-mme et de lui chercher, pour le traiter selon les voies de lintellect, cette forme dont parlait Abel que jai cit, et qui fait que les problmes sont de vritables problmes, des problmes qui nexigent pas un ternel retour sur leurs donnes. Je ne vois donc point de Problme de la libert ; mais je vois un problme de laction humaine, lequel ne me semble pas avoir t scrupuleusement et rigoureusement nonc et tudi jusquici, mme dans les cas les plus simples. Un acte, excit partir dune situation psychique et physiologique de lindividu, est certainement une suite de transformations des plus complexes, et dont nous navons encore aucune ide, aucun modle ; il est possible que ltude de cet acte et les connaissances qui pourront sy joindre fassent apparatre quelque clart dans cette tnbreuse affaire, dont lorigine est en deux proposi-tions que voici conjointes : Comment se peut-il que nous puissions faire ce qui nous rpugne et ne pas faire ce qui nous sduit ?

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 47 Un homme sinterrogeant sil tait libre, il se perdit dans ses pen-ses. Le ridicule de son embarras lui tait imperceptible. Au bout de quelques sicles intrieurs de distinctions et dexpriences imaginaires quil dpensa changer davis et se placer alternativement dans les situations fictives les plus critiques et dans les plus insignifiantes, il dut savouer quil narrivait point. Il ne parvenait point comparer des tats tout diffrents, et re-connatre ce qui se conserve de lun lautre. Si lon met de la crainte dans un moment, ou quelque douleur trs puissante, ou quelque dsir souverain ?... Ah ! dit-il, nous pouvons faire tout ce que nous voulons, toutes les fois que nous ne voulons rien. Une autre, qui sinquitait aussi de sa libert avait pens enfin sen former une ide exacte par une image des plus naves. Il me disait : Je me figure deux personnages parfaitement identi-ques, placs dans deux univers qui ne le sont pas moins. Ce seront, si vous le voulez, deux fois le mme homme et le mme monde. Rien de physique, ni rien dans les esprits, ne distingue ces deux systmes, aus-si gaux que deux bons triangles peuvent ltre chez Euclide. Mais voici que deux vnements, non moins pareils que le reste, stant produits dans lun et lautre TOUT, il arrive que lun de mes jumeaux agit dune manire, pendant que lautre se rsout et agit dune tout autre, qui peut tre tout oppose... Lvnement a donc provoqu, chez lun comme chez lautre personnage, la production dune vrita-ble libert lgard de ce qui tait et de ce quils taient jusqu lui : rsultat qui nest gure intelligible... Mais, que voulez-vous ? il ne sagit de rien de moins que de changer une galit en ingalit, sans intervention extrieure, et de faire pencher dun ct, ou de lautre, une balance en tat dquilibre, sans toucher cet instru-

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 48 ment... Faut-il donc devenir un autre, qui, dans un certain moment, agisse sur ce quon fut jusque-l ? La libert serait-elle un intermde entre deux dterminismes, ltat dun homme qui, dans tel cas particu-lier, pourrait crer un dterminisme ad hoc, pour son usage ? Je lui rpondis au hasard , puisque enfin il fallait bien lui rpon-dre. Je lui fis dabord observer que je concevais fort mal cette galit de deux systmes car je ne conois mme pas cette galit des figures dont on use en gomtrie. Ce nest l que de la physique. Mais dans la rigoureuse puret de la pense abstraite il ny a point de doubles. Chaque objet ny est quune essence, cest--dire un modle, et il ny a point ici de matire qui permette la pluralit. Il ny a donc point de triangles gaux : il ny a quun seul triangle de chaque espce, cest--dire quil y en a juste autant que de dfinitions possibles. Et jajoutai, pour mon plaisir, que ce que javais dit des triangles, saint Thomas le professe des Anges, lesquels tant tout immatriels et des essences spares, chacun deux est ncessairement seul de son espce. Il fau-drait donc en toute rigueur ne jamais dire deux triangles, ni deux an-ges, mais un triangle et un triangle, un ange et un ange. Je revins la libert . Avez-vous remarqu, dis-je mon hom-me, que laction extrieure accomplie ne nous supprime pas radicale-ment la facult de penser quelle est encore faire ? Quoi de plus fr-quent que de se surprendre revivre ltat doscillation ou dgale possibilit o lon tait avant dagir, comme si cet t un autre qui et vers dans lacte, et quil ft impossible au Mme, sous peine de ne plus tre le Mme, daccepter que le fait comptt ? On dirait que notre Mme rpugne devenir cet Autre qui sest commis dans lirrversible. En vrit, il est trange que le fait accompli puisse parfois ne nous paratre quun rve, duquel on se rveille pour retrou-ver la pleine vie imaginaire, toutes ses ressources et ses solutions

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 49 contradictoires... On ne se reconnat que dans le provisoire et le possi-ble pur voil qui est bien ntre. Oui, me dit-on. Jai entendu dire que plus dun criminel stonne davoir commis son crime. Ils disent quil leur est arriv un malheur. Que reste-t-il alors dire leur victime ? Ma foi, je ne crois pas avoir jamais commis dautres crimes que ceux que lon commet dans lordinaire de la vie, mais je dois avouer que jai lexprience de ce retour intrieur ltat dinnocence incer-taine, si difficile convaincre que ce qui est fait est fait. Oui. Chacun se perd ncessairement dans toute rflexion o soi-mme il figure en personne toute spculation sur la libert exige du spculateur quil se mette soi-mme en cause. Il essaye de sobserver dans quelque action. Il revient sur des affaires quil a vcues... Mais tes-vous quelquefois revenu, la manire dont on revient sur les voies de lesprit, sur quelquun de vos propres actes ? Jentends sur lun de ceux que lon traite communment de libres et sans appro-fondir le mot plus que ne fait le monde, et que la loi. Si ctait re-faire ! dit-on souvent. Pouvez-vous imaginer avec prcision ce corrig dune vie ? Mal. Il mest inconcevable que jaie t libre ... Mais je nen pense pas moins dautre part que jaurais pu mener tout autrement mes affaires. Et vous dites, comme chacun : Si javais su... Mais dans la plupart des cas on savait bien , et tout sest pass comme si lon navait pas su. Ah ! ceci est diabolique. Comment voulez-vous reconstituer laccidentel et ses effets instantans ? Et quoi cependant de plus dterminant dans laction ? Prenez garde. Nous allons tomber dans les difficults les plus classiques. A peine entrons-nous dans laction (ou plutt dans la pen-se de laction), nous y trouvons ce quon trouve dans le monde : un horrible mlange de dterminisme et de hasard...

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 50 Mais do peut donc venir cette ide que lhomme est libre ; ou bien lautre, quil ne lest pas ? Je ne sais si cest la philosophie qui a commenc ou bien la police. Aprs tout, il sagit ou dinnocenter entirement les actes de lhomme, quels quils soient, et de lassimiler un mcanisme ; ou bien de le rendre, comme on dit, responsable, cest--dire de lui confrer la di-gnit de cause premire : on y a employ la logique, le sentiment, tou-tes les sciences de la nature, et lon a dpens dimmenses ressources de savoir, dingniosit, dloquence, poursuivre lune ou lautre dmonstration. Observez que ce grand procs, sil a la moindre cons-quence, et sil vaut davoir t engag, nintresse pas seulement le moraliste ou le mtaphysicien : tout lorgueil de lartiste, toute la vani-t connue des potes est en jeu. Une uvre est un acte. Mais alors, un homme qui se dit inspir, un lyrique qui se vante de ltre, se vante de ntre pas libre : il suit une ligne qui nest pas de lui. Le comble de cette prtention dtre cause sans ltre, de senorgueillir dun ouvrage tout en lattribuant quelque source avec laquelle on ne se confond pas du tout, se trouve dans les faiseurs de romans qui prtendent ne faire que subir lexistence de leurs person-nages, tre habits par des individus qui leur imposent leurs passions, les entranent dans leurs aventures, et qui, par l, confrent leurs fa-brications je ne sais quelle ncessit substantiellement... arbitraire. Observez bien que je ne puis exprimer ceci quau moyen dune contradiction. Ils seraient bien fchs si on leur rpondait quils nont aucune sorte de mrite : pas plus de mrite que la table o viennent les esprits frapper les belles choses que lon sait... On peut tout dire partir de ce mot qui veille dans lesprit images et ides dont linstant seul, les circonstances, ou quelque interlocuteur disposent. Tantt on peut penser que la libert est une proprit des organismes dont lexistence dpend dune adaptation qui ne peut tre obtenue par le procd lmentaire de lacte rflexe. Une action

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 51 qui exige la coordination dun systme de fonctions indpendantes entre elles ltat normal et qui doit satisfaire un certain imprvu demande quun certain jeu existe qui permette laccord des percep-tions et des possibilits mcaniques de ltre. Mais il y a de tout autres aspects : par exemple on peut consid-rer la libert comme une simple sensation, et mme une sensation non primitive, laquelle ne se produit jamais quand nous pouvons faire ce que nous voulons ou suivre limpulsion de notre corps. Il sagirait, en ralit, de la production par notre sensibilit dun contraste dont le premier terme serait la sensation (ou bien lide) dune contrainte, el-le-mme veille, soit dans notre pense, soit dans lexprience, par lbauche dun acte. Par consquence, la sensation de libert ne se produit que comme une raction quelque empchement ressenti ou imagin. Si le prisonnier libr oubliait sur-le-champ ses chanes, son changement dtat ne lui donnerait pas du tout la sensation de la liber-t. Cest pourquoi lorsque la libert a t par nous conquise et que laccoutumance sest faite, elle cesse dtre ressentie ; elle a perdu sa valeur et il arrive quon en fasse bon march. Toute spculation sur la libert doit donc conduire lexamen des impulsions et des contraintes. Le systme trs connu qui consiste tromper ou supprimer des besoins ou des dsirs pour se rendre libre, aboutirait, sil tait praticable, la suppression de la sen-sation de libert puisque la sensation de contrainte serait elle-mme abolie. Il arrive, dailleurs, que cette intention conduise au r-sultat paradoxal de trouver la sensation de la libert dans la contrainte que lon simpose... en vue dautres avantages. Ici parat le nud mme de ces questions. Il rside dans ce petit mot se . Se contraindre. Comment peut-on se contraindre ? Mon sentiment, sil marrivait de pousser lextrme lanalyse de cette affaire, serait de chercher liminer la notion, ou la notation trop simple : moi . Le Moi nest relativement prcis quen tant quil est une notation dusage externe. Je dis identiquement mes ides... mon chapeau... mon mdecin... ma main...

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 52 Mais changeons la mise au point , rentrons en nous-mmes . On trouve alors, ou il se trouve, que mes ides me viennent je ne sais comment et je ne sais do... Il en est de mme de mes impulsions et de mes nergies. Mes ides peuvent me tourmenter comme se combat-tre entre elles. Moi lutte avec moi. Mais dire mes, mon, ma quand dautre part ces interventions ou ces prsences se comportent comme des phnomnes, ceci montre la nature purement ngative de la nota-tion. Je puis renoncer mon opinion au profit de la vtre. Ma douleur, ma sensation la plus intime et la plus vive peut cesser, et, abolie, jen parlerai encore comme mienne. Elle est cependant devenue un souve-nir fonctionnellement identique au souvenir dune perception quel-conque. Donc, la notation moi ne dsigne rien de dtermin que dans la cir-constance et par elle ; et sil demeure quelque chose, ce nest que la notion pure de prsence, de la capacit dune infinit de modifica-tions. Finalement ego se rduit quoi que ce soit. Cette formule paratra sans doute moins extraordinaire si lon ob-serve que ce que nous appelons notre personne et notre personnalit nest quun systme de souvenirs et dhabitudes qui peuvent seffacer de notre mmoire comme on le constate dans certains cas dalination : le malade oublie ce quil est, et il ne reconnat mme plus son propre corps. Mais il na pas perdu la notation moi, il dira je ; il opposera ce je et ce moi au reste des choses en dautres termes, cette notation a gard sa fonction dans la pense du sujet. En somme, quelle que soit la sensation ou lide, ou la relation, quel que soit lobjet ou lacte que je qualifie de mien , je les oppose par l identiquement une facult inpuisable de qualifier , dont lacte est indpendant de ce qui laffecte. Cest pourquoi je me suis enhardi quelquefois comparer ce moi sans attribut au zro des ma-thmatiques, grande et assez rcente invention qui permet dcrire toute relation quantitative sous la forme a = 0. Zro est en soi syno-nyme de rien ; mais lacte dcrire ce zro est un acte positif qui signi-fie que, dans tous les cas, toute relation dgalit entre grandeurs satis-fait une opration qui les annule simultanment et qui est la mme pour tous. Or, on crit ceci en assimilant rien une quantit que lon nomme zro.

  • Paul Valry Regards sur le monde actuel 53 Ainsi, dans la notation rflchie (je me dis, je me sens), les deux pronoms sont de valeur bien diffrente ; lun de ces termes, le premier, est ce moi instantan, donc fonctionnel, que je viens dassimiler au zro. Lautre est qualifi ; il est corps, mmoire, per-sonne ou chose en relation avec la personne, et tout ceci variable, mo-difiable, oubliable. Cela fait donc deux moi, ou plutt un moi et un moi. Se dlivrer ?... La libert, sensation