19
Cette réimpression de la revue Documents est dédiée à la mémoire de Georges Bataille et Michel Leiris, lequel nous a encouragé et autorisé, en tant que gérant de la revue, à réaliser cette édition.

Valeur d Usage de Documents

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Prologo a la edición digital de Documents

Citation preview

  • Cette rimpression de la revue Documentsest ddie la mmoire

    de Georges Bataille et Michel Leiris, lequel nous a encourag et autoris,en tant que grant de la revue, raliser cette dition.

  • VII

    1. Jean I3abelon. Numismatique , in L'Histoire ct ses mthodes, d. Charles Samaran, Paris, Gallimard, 1961, p. 329.Jean Babelon, lui aussi du Cabine! des Mdailles, 6gurait au comlr de rdaction de DOCllmenf. et a collabor larevue.2. fi semble que. parrm les Chartistes, l'opinion gnrale, autour de 1929, promettait encore une belle carri-re de

    numisrnate Bataille. Ren Grousset, par exemple, dans un article de Documents. se rfre avec considration aux tudes de numismatique de M. G. Bataille' (Ren Grousset, Un cas de rgression vers les arts barbares , Documents,1930, n 2. p. 73).Sur la numismatique de Bataille, CL Denis Hollier, UJ Prise de' la Concorde. Essais sur Georges Batai!le, Paris,

    Gallimard. 1974, p. 227-228.3. Souvenirs sur Documents publis dans Georges Bataille, uvres compltes, Francis Marmande d., vol. XI, Paris.

    Gallimard, 1988, p. 572.

    C'est Bataille qui a propos le titre de la revue.Il semble que ce titre, pour les fondateurs (Bataille, d'Espezel, Wildenstein), avait une

    valeur de programme, presque de contrat. Mais, de l'avis de d'Espezel et de Wildenstein,avant mme que la revue ait vraiment commenc, Bataille - qui, sous le titre de"secrtaire gnral", la dirigera de fait - avait cess de le respecter 3. Ds avril 1929 (la

    Du document selon les Chartes

    L'aventure de Documents (deux ans, quinze numros) commence trs loin de l'avant-garde, au Cabinet des Mdailles. Bataille et d'Espezel y sont collgues, d'Espezel tant parailleurs le directeur de quelques revues, trs officielles et plutt spcialises: Arthuse, oavaient paru les premiers articles de Bataille (alors numismate), les Cahiers de la rpubliquedes lettres, dont le numro spcial sur L'Amrique avant Christophe Colomb en 1928publie" L'Amrique disparue ", son premier grand article. D'Espezel, qui est un peupartout, est aussi il La Gazette des beaux-arts, que finance Georges Wildenstein. Il servirad'intermdiaire. Wildenstein financera Documents.

    La numismatique, selon la dfinition qu'en donnera plus tard Jean Babelon, l'un descollaborateurs de Documents, est la science des K monnaies qui n'ont plus cours que dansles spculations des rudits 1. Elle inclut aussi les mdailles, monnaies qui n'ont iarnalseu cours. La passion du numismate a quelque chose de l'avarice. Il aime J'argent n'laisc'est, comme Harpagon, pour le garder et le regarder. JI n'aime pas dpenser. trangeamour dsintress pour l'argent. amour de ce qui permet tout une fois qu'il a t coupde ce qu'il permet. amour de l'argent gel, interdit, la fois expos et en rserve. Il a lapassion des changeurs mais inchangeables. Des conducteurs de la valeur d'change, ilexige qu'eux-mmes soient hors d'usage. La monnaie quitte la Bourse pour se fairerecycler, rue de Richelieu. la Bibliothque nationale 2.

    Documents

    La oesut sera irrcupreble 011 np. SP.Ta pas.

    DENIS HOLLIER

    LA VALEUR D'USAGE DE L'IMPOSSIBLE

  • VIIl

    1. Undes rares chos suscits par la revue, une note parue dans Les Nouvelles littraires, se permettra un jeu de mOLdu mme genre, facileet salis mchancet, sur le titre: Documents donne dans son quatrime numro de fort curieux documents. photographiques.2. Georges Batallle, L'Ordre de Chevalerie. (1922),uvres compltes, vol. l , Paris, Gallimard,1970, p. 100. Voir

    aussl le compte rendu (paru dans Arthuse en 1926)d'un volume de numismatique: Ces documents, crit Bataille,souvent aussi intressants du point de vue archologiquequ'au point de vue artistiquemettent en reliefl'effortaccompliautrefoispour organiser un magnifiquerseau de circulation(ibid, p. 107).3. Dans les trois premiers numros: Doctrines Archologie Beaux-ArtsEthnographie", partir du numro 4:

    ArchologieBeaux-ArtsEthnographieVarits".4. Le seul collaborateur de Documents dfendre l'art comme tel sera un obscur prhistorien, Henri Martin:

    propos de sculptures prhistoriques, il conclut qu'elles rpondent une intention qui n'est pas seulement. cultuelle ousymboliqueo. li faut aussi tenir compte du dsir imprieux de satisfaireune passion: celle de l'Art Il. (DrHenri Martin,"L'Art solutren dans la valle du Roc(Charente.Documents, novembre 1929,n' 6, p. 309).

    Parmi les rubriques numres dans le sous-titre de la revue, la trinit ArchologieBeaux-Arts Ethnographie occupe la position centrale 3. Chacune renvoie un domaineindpendant: l'ethnographie chappe gographiquement et l'archologie historiquement la tutelle des beaux-arts. Mais cette relattvisation- des valeurs esthtiques occidentaless'aggrave d'une relativisation encore plus radicale, celle des valeurs esthtiques en tantque telles. C'est elle qui marque le choix du terme ethnographie de prfrence l'expression d'arts primitifs. Il a valeur de manifeste: il affiche que Documents n'est pasune autre Gazette des beaux-arts, et surtout pas une Gazette des beaux-arts primitiis.

    Documents aura pour plate-forme une opposition au point de vue esthtique 4. Cetteopposition est implique dans le titre lui-mme. Un document est, dans sa dfinitionmme, un objet dnu de valeur artistique. Dnu de ou dpouill de, selon qu'il en a oun'en a jamais eu une. Mais c'est de deux choses l'une: on a faire ou bien desdocuments ethnographiques ou bien des uvres d'art. Cette opposition binaire (quidonne au terme de document, mme employ isolment, ses connotations anti-esthtiques)n'est pas une audace lexicale. C'est en toute innocence, sans donner le sentiment qu'il

    Ethnographie

    revue n'a encore publi qu'un numro), d'Espezel envoie Bataille. une note persiffleuseet menaante. Il Le titre que vous avez choisi pour cette revue; n'est gure justifi qu'ence sens qu'il nous donne des " Docurnents sur votre tat d'esprit. C'est beaucoup, maisce n'est pas tout fait assez. Il faut vraiment revenir l'esprit qui nous a inspir lepremier projet de cette revue, quand nous en avons parl M. Wildenstein, vous etmoi'.

    On rencontrait le mot document dans la prsentation que Bataille fait de L'ordre dechevalerie, sa thse pour l'cole des Chartes. La seule valeur de ce texte mdival. dit-il,est documentaire. Le pome, sans valeur littraire, sans originalit, n'a aucun intrt qued'tre un document ancien et curieux sur Les ides chevaleresques et sur les rites del'adoubement 2. Le contrat tait-il, en conformit avec la conception chartiste du document,de ne publier dans Documents que des textes sans valeur littraire ni originalit? Si c'estle cas, on comprend que d'Espezel se soit inquit: car Bataille, a publi dans Documentsses propres textes, ceux de l.eiris et de quelques autres qui, sans mme entrer dans laconsidration de leurs qualits littraires, ne manquent pas, d'Espezel l'a senti, d'unecertaine originalit.

  • " ..:'-~'"''

    IX

    1. Michel Leiris, Revue des publications. Jean Brunhes. Races, documents comments par Martel Jean-BrunhesOelamarre [etc]. Documents, 1930, nO6, p. 375.2. Carl Einstein, propos de J'exposition de la Galerie Pigalle, Documents, 1930, n 2, p. 104.On aura une ide de ce qu'avait de polmique, lorsqu'on parlait d'arts primitifs, la rfrence l'ethnographe, en lisant

    le compte rendu de la mme exposition publi pC Formes. fi se conclut sur cette dclaration en-ethnographique Gelaisse au lecteur le soin

  • x1. En ce sens, comme Jean Jamin l'a montr de manire ccnvalncante, li n'y a jamais eu, mme Documents, deprojet proprement parler commun aux ethnographes et aux surralistes (ou, pour reprendre l'expression trop sp.c1\lis,mfe.de .James Clifford, il n'y il pas eu d', ethnographie surraliste .). Il y a simplement eu, pour citer le titre de Mtraux, desrencontres avec les ethnographes, et ces rencontres ont eu pour terrain une certaine rsistance la dcontextualtsaonmercantile. Le propos Il.. III prsente prface est de situer le lieu de ces rencontres et de marquer leurs limites. Cf. JeanJamin, L'ethnographie mode d'Inernploi. De quelques rapports de l'ethnologie avec le malaise dans la civilisation s, inLe ma} et la douleur. Jacques Hatnarrl P.t Roland Kaehr d., Neuchtel, Muse l'ethnographie, 1986.2. Marcel Griaule, Poterie. Documents. 1930, n 4, p.236.Ce qui est essentiel dans un objet, ce n'est pas sa forme mals son usage. Et il est rarement possible de dc1uire l'un de

    l'autre. Le mode d'emploi n'est qu'exceptionnellement une consquence de sa forme. Cette critique de "esthtismeformaliste se retrouve chez Paul Rivel . L'ethnographie ne doit pas se contenter de l'tude strictement morphologiquedes objets fabriqus par l'honune, Elle doit aussi, et je dirai volontiers, elle doit surtout tudier les techniques, quidurent plus que les formes el s'empruntent moins facilement . (paul Rivet, L'tude des civilisations matrielles:ethnographie, archologie, prhisroln~, Documents, juin 1929, nOS, p.132).La critique du formalisme n'est d'ailleurs pas le fait des seuls ethnologues; on la rencontre aussi chez Carl Einstein:

    les moralistes de la forme pure, dit-Il, prchent pour le carr, empli de solographie (Carl Elnstf\in, Tableaux rcentsde Georges Braque , Documents, novembre 1929, nO6, p. 290). .

    rgression, ce qu'on pourrait appeler le primitivisme de la valeur d'usage. Et c'est aunom de la valeur d'usage que chacun de ces deux courants critique sa manire ladcontextualisation formaliste j.

    On connat la description que les premires pages-du Capital donnent de cette valeurd'usage. It L'utilit d'une chose, crit Marx, fait de cette chose une valeur d'usage". Cetteutilit ou valeur d'usage de la chose n'est pas dtachable de son support matriel. Elle n'aaucune existence autonome, indpendante. Mais elle est aussi une proprit de la chosequi ne se ralise que dans la consommation, c'est--dire la destruction, de la chose: lavaleur d'usage ne survit pas l'usage : elle disparat en se ralisant. C'est donc une valeurque la chose ne peut que perdre, La valeur d'change en revanche n'est pas une propritintrinsque, exclusive, des objets qu'elle permet d'changer: elle doit tre commune aumoins deux d'entre eux. Mais surtout, c'est la faveur d'un retard la consommation,que la valeur d'change se dtache de l'objet. Elle est une valeur d'usage diffre. Lamarchandise est un objet dont on a repouss la consommation, un objet mis de ct,littralement mis hors d'usage, pour tre mis sur le march et chang. Le dtournementqui dfinit le march vaut aussi pour le museLies objets n'y entrent qu'abstraits ducontexte de leur valeur d'usage. C'est ce dtournement (la plus-value esthtique - sinonmercantile - de ce qui est mis hors d'usage) que thmatiseront les rflexions sur lemuse menes par les ethnographes de Documents.

    Un bref article de Marcel Griaule, Poterie 1), constitue un bon exemple de cerecentrement de la rflexion musographique autour de la valeur d'usage. Griaule ydnonce ~ les archologues et les esthtes 1) pour leur formalisme: on admirera, dit-il, Il laforme d'une anse, mais, ajoute-t-il, on se Bardera bien d'tudier la position de l'hommequi boit 1l2_ force de ne voir que la forme des objets (c'est--dire force de ne faire quevoir les objets), on ne voit plus comment on s'en servait, on ne voit mme plus qu'ilsservaient La prise en compte de la valeur d'usage implique, en d'autres tennes, d'tre deplain-pied avec l'objet. Le spectateur, au lieu d'tre l'homme qui regarde un vase, doitentrer dans l'espace de l'objet et se mettre dans la position de l'homme qui boit.

    Mais c'est dans l'article d'Andr Schaeffner sur les instruments de musique (

  • '---'--""""'~~""""'''''-''''OW'_'.._E''''''-~~,...,..,.,.~.."...,.".,.."=."".T"' ...,..""'::c """"_.,,=="'.t_""'~. -e- ..i'."""",_=.. r.r,.i~""(-.:".... .,..... """".
  • ------=====:--._---_._._-_.

    XII

    1. Michel Leiris. Du Muse d'Ethnographie au Muse de l'Homme, La nouvelle revue franaise,aot 1938, n 299,p,344,2. Cit par Walter Benjamin, L'uvre d'art au temps de ses techniques de reproduction " in uvres choisies, trad.

    Maurice de Gandillac, Paris, Julliard, 1959, p. 223, ..3. Marcel Proust. J'ombre des jeunes filles en exu, Paris, Gallimard, 1988 [Folio nO 1946), p.228.

    Ce n'est pas tout fait un hasard si c'est propos du jazz que Sartre, revenant deNew York, a formul pour la premire fois son impratif esthtique: les ouvrages del'esprit, comme les bananes, doivent se consommer sur place. Les arts primitifs (dont lejazz fait partie) sont en effet soumis, ou plutt ils soumettent, ce que Proust appelait latyrannie du Particulier. Ils n'obissent pas aux lois du march, ne reconnaissent que lavaleur d'usage, mais c'est aussi ce qui leur permet d'avoir leurs exigences. Elles sonttoutes lies au fait qu'ils ne se dplacent pas. Il ne faut pas compter sur eux pour Caire lepremier pas. Ces objets intransportables, insrs dans le tissu social d'une manire sitroite qu'ils ne survivraient pas leur extraction, imposent la loi du sur place, on thespot.

    C'est propos de l'glise de Balbec que Proust voque cette tyrannie du Particulier:Balbec tant Je seul lieu du monde qui possde l'glise de Balbec , cette glise, commeles bananes de Sartre, ne livre son got que sur place", Le narrateur de la Recherche faitcette remarque en face de l'glise. Mais au mme moment il pense aux moulages de sesstatues qu'il a vus au Muse du Trocadro. ct du Muse d'Ethnographie, le Trocadrode la IIIe Rpublique abritait en effet cette autre invitation au voyage, mme s'il s'agit d'unvoyage moins lointain, le Muse des Monuments Franais. Sans faire de Proust unethnographe, la conjonction est significative. Plus d'un dpart a d SP. dcider au coursd'une visite l'un ou l'autre des deux Muses qu'abritait ce btiment aujourd'hui disparuet dont chacun disait que la chose sans son lieu n'est jamais la chose mme. Ces deuxinstitutions, dont la contigut est sans doute accidentelle, exposent le mme dracinement,la mme nostalgie d'oblisque ( les cocotien? absents de la superbe Afrique ). Leur

    La supriorit de la peinture sur III musique tient 11 ce que, ds le moment o elleest appele vivre, il n'y Il plus de raison pour qu'elle meure, comme c'est le cas, aucontraire, de la pauvre mustque.; La musique s'vapore ds qu'elle est joue,prennise par l'usage du vernis, la peinture subsiste Il (Lonard de Vinci 2)

    Sur place

    En 1937, sept ans aprs la fin de Documents, le Trocadro est dtruit, remplac parle Palais de Chaillot. Dans les nouveaux locaux, le Muse d'Ethnographie, l'anne suivante,devient le Muse de l'Homme. Leiris prsente dans la N.R.F. les ambitions de cetteinstitution. Le terme document apparat plusieurs fois dans ce bref article. Commentprocder pour que les documents (observations, objets de collections, photographies), dontla valeur est lie au fait qu'ils sont choses cueillies sur le vif, puissent garder quelquefracheur une fois consigns dans des livres ou mis en cage dans des vitrines? Et ilcontinue: ((Toute une technique de la prsentstion devra intervenir comme suite latechnique de la collecte, si J'on tient ce que les documents ne deviennent pas de simplesmatriaux pour une rudition pesante 1.

  • XIII

    1. Waller Benjamin, L'uvre d'art au lemps de ses techniques de reproduction ., uvres choisies, tract. Maurice deGandiltac, Paris, Julliard, 1959, p. 203.

    2. Walter Benjamin, L'uvre d'an au temps de ses techniques de reproduction ., uvres choisies, trad. Maurice deGandillac, Paris, Julliard, 1959, p. 205.

    commune et double rsistance aux lois de la valeur d'change et d'exposition conduitl'ethnographie et la rflexion esthtique une mme exigence d'irremplaable, la mmenostalgie d'un monde soumis la tyrannie de la valeur d'usage. Le 1( particulier en effetrenvoie ici l'hlrognil inchangeable d'un rd, UB irrductible noyau de rsistance la transposition, la substitution, un rel intraitable la mtaphore.

    La mme articulation de la tyrannie du particulier et de la valeur d'usage est au curd'une des plus importantes rflexions de l'poque sur le statut de l'uvre d'art dans lecontexte de sa mercantilisation, l'essai de Walter Benjamin, "L'uvre d'art au temps deses techniques de reproduction , publi en 1936. Benjamin y dcrit en termes de valeurd'usage la valeur qu'une uvre d'art reoit du fait de son unicit: tre unique c'estprcisment n'avoir qu'une valeur d'usage, n'avoir aucune valeur d'change, avoir savaleur investie dans son inchangeabilit. "La valeur d'unicit propre l'uvre d'art" authentique , crit-il, se fonde sur le rituel dans lequel rsidait initialement sa valeurd'usage . Ou encore: L'unicit de l'uvre d'art ne se distingue pas de son intgrationdans cet ensemble de rapports qu'on nomme tradition 1. La rfrence la traditionindiquant la nature rituelle et cultuelle (au lieu d'conomique et instrumentale) de lavaleur d'usage ici invoque, Pour le dire autrement, l'uvre d'art n'est unique que parcequ'elle n'est pas dtachable de son contexte, parce qu'elle ne se laisse consommer quesur place. Aussi son originalit tait-elle entame par le muse bien avant que laphotographie l'ait menace (comme Duthuit l'a montr, le muse n'avait pas attenduMalraux pour tre imaginaire). Avant la question de sa reproduction, il y a celle de sondplacement. Les dprciations attribuables la reproduction mcanique taient sinonprsentes, du moins dj programmes, dans la dcontextualisatlon musographique. (D'osuit d'ailleurs que, en toute rigueur, ce n'est pas dans un muse qu'on rencontrerait linoriginal au sens benjaminien du terme: l'aura, en effet, s'attache moins l'objet originallui-mme qu' son articulation cultuelle Ull lieu et un moment). L'aura de l'uvre d'artse ramne sa valeur d'usage: et Benjamin peut crire que la valeur de l'uvre d'artcomme objet cultuel s'oppose directement sa valeur comme ralit exposable 2,

    La triple conjonction de la valeur d'usage, du rituel, et de l'unicit du lieu, qui est laforme que prend chez Benjamin la tyrannie du particulier, purge le concept de valeurd'usage de toute connotation utilitariste, Dans son essai, Benjamin n'analyse pas la gensede l'uvre d'art partir de la dsaffection des usines, mais partir de celle des glises,Aussi sa rfrence la valeur d'usage n'implique-t-elle aucun jugement sur l'ustensilitd'un objet ou l'utilit d'une technique. Cette rfrence implique simplement ceci: la chosen'a lieu que sur place. Elle ne se laisse ni transposer ni transporter. Elle rsiste lareproduction et au dplacement. la mtamorphose des dieux. La valeur d'usage (rituelle,cultuelle) se situe au-del de l'utile (elle ne renvoie pas un profit, mais une dpense).C'est cela que nomme la tyrannie du parUculier: une dpendance absolue l'gardd'objets jaloux, irremplaables, En dernire instance, la valeur d'usage dcrit la dpendanceanxieuse de celui qui ne peut pas changer d'objet, qui se consume sur place faute depouvoir s'en passer. Chez Proust, aprs l'glise de Balbec, c'est l'irremplaable Albertinequi l'exercera.

  • XIV

    1. Michel Leiris, Civilisation s, Documents, septembre 1929, n" 4, p. 221-222.2. Georges Bataille. L'esprit moderne et te jeu des transpositions , Documents, 1930, n 7 [489).Dans une variante manuscrite de cet article, Bataille oppose. obsession. et bantises J'. esthtisme des amateurs

    {Georges Bataille, uvres compltes, vol. l , p.656.}3. C'est J'poque o Bataille travaille la valeur d'usage de DAF. de Sade. dans laquelle il dnonce (pour reprendre

    l'expression de Jamin) le mode d'inemptui auquel l'admiration des gens de lettres a rduit J'uvre de Sade; la valeurd'usage de Sade ne doit pas se limiter la jouissance bibliophilique des amateurs et des connaisseurs. Georges Bataille, La valeur d'usage de D..D..F.cie Sarle " in

  • ......_,~ ....__....'!~1-

    xv

    J. Pour la place laisse au ftichisme par ces analyses de Heidegger, Cf. Jacques Derrida, Restitutions , in La vriten peinture, Paris, Flammarion, 1978, pp. 379 et sq ..2. Georges Bataille, Van Gogh Promthe. (1937), in uvres compltes, vol. l , p. 500.3. Georges Henri Rivire, Le muse d'ethnographie du Trocadro H, Documents, avril 1929, D'l, p. 58.4. Paul Rivet, L'tude des civilisations matrielles: ethnographie, archologie, prhistoire". Documents, juin ]929,

    n" 3, p. 132.5. Georges Henri Rivire, Le muse d'ethnographie du Trocadro "~,Documents, avril 1929, Il' 1, p. 58.Ethnographie et beaux-arts relvent d'institutions distinctes. Du panorama des comptences musographiques que

    donne Rivire, on retiendra leurs atrnbntlons respectives: au t.ouvre reviennent les beaux-arts et l'archologie , auTrocadro. l'Ethnographie " etc. a,

    Un muse d'ethnographie, prcise Rivire, devrait embrasser dalls leur ensemble les civilisations primitives etarchaques . Car ce sont des socits qui constituent des ensembles; elles sont antrieures la sparation des fonctions

    La question du document anthropologique (de sa collecte, de sa conservation) occupeune place centrale dans les sommaires de Documents. La revue d'ailleurs suit attentivementle ramnagement du Muse d'Ethnographie, entrepris par Georges Henri Rivire sous ladirection de Paul Rivet, son directeur depuis 1927. Dans le premier numro, Rivire faitle point sur les travaux :1. Deux mois plus tard, c'est. Rivet lui-mme qui formule l'idologiequi prside cette rorganisation 4.

    Cette idologie, je l'ai dj dit, est foncirement anti-esthtique. Le Trocadro ne serapas plus un muse des beaux-arts que Documents une Gazette des beaux-arts. Pas uninstant Rivire n'envisage de faire concurrence au Louvre, Il flicite au contraire Rivetd'avoir plac le Muse du Trocadro sous la tutelle du Musum National d'HistoireNaturelle, J'associant " l'un des premiers corps savants de la Nation, tout en restantfidle son objet: l'ethnographie , On remarquera, une fois de plus, que Rivire ne parlepas d'arts primitifs, mais d'ethnographie. Il parle mme de protger l'ethnographie contrela mode dont les arts primitifs bnficient dans l'avant-garde. la suite de nos dernierspotes, artistes et musiciens, la faveur des lites se porte vers l'art des peuples rputsprimitifs et sauvages. [..,] Ceci provoque dans l'ethnographie d'tranges incursions, accrotune confusion que l'on croyait rduire. [...] Le Trocadro rnov pouvait se fonder sur cecontresens, devenir un Muse des Beaux-Arts ml les objets se rpartiraient sous l'gide dela seule esthtique. Pauvre principe la vrit, qui n'aboutit qu' distraire du tableau etau hasard, quelques-uns seulement de ses lments essentiels 5.

    Ni haut ni bas

    d'art le soin de rvler l'tre"produit), '. La valeur d'usage de chaussures dtaches J'intrieur du tableau. Mais le ftichisme de Bataille ne sera jamais assez dtach en facede cette chaussure pour y trouver son compte en peinture; il veut, sans la remettre enmarche, soustraire la chaussure au dsuvrement du tableau. Aussi le Van Gogh deBataille n'est-il pas celui de Heidegger. Ce n'est pas celui des chaussures sans sujet, deschaussures dtaches par la peinture, mais celui d'un autre dtachement, la catachrsesacrificielle qui le prend au corps propre, le dtachement de l'oreille qui lui tient aucorps. Une oreille attribuable celui qui la crache par-dessus le march en criant ceci estmon corps inchangeable. Une oreille dtourne du march de l'change. Le Van Goghde Bataille refusait l'esprit des transpositions : ~ce n'est pas l'histoire de j'art qu'appartientVincent Van Gogh ,,2.

  • XVI

    propre aux socits plus volues s : pour les socits primitives, le mme tablissement servira donc la fois. deMuse des Beaux-Arts, de Muse du folklore el de Conscrvntoire des Arts et Mtiers II.Ce ne sont probablement par les surralistes qui rclamaient l'entre ail Louvre des arts primitifs. En 1930, aprs

    l'exposition de la Galerie Pigalle, Paul Guillaume, dplorant le culte de l'exotique et du sauvage auquel le surralisme afait aboutir la mode des arts primitifs, dclarera l'art ngre mr pour le Louvre.

    1. Desnos exprime une rsistance identique l'endroit d'une autre esthdsation, celle dont bnficie (ou souffre)l'imagerie populaire: ce sont les manifestations populaires qui plissent le plus de ces vogues soudaines. (RobertDesnos, Imagerie moderne s, Documents. dcembre 1929, nO 7; p. 377). Mme note chez Bataille: de trs misrablesesthtes, en qute de placer leur chlorotique admiration, inventent platement la beaut des usines. (Georges Bataille,e Chemine d'usine v, Documents,novembre 1929, nO 6, p. S29).2. Paul Rivet, L'tude des civilisations matrielles: ethnographie, archologie, prhstolre , Documents, juin 1929,

    0 3, p. 133.3. Marcel Griaule, Un coup de fusil , Documents, 1930, nO 1, p. 46.4. Andr Schaeffner, Des instruments de musique dans un muse d'ethnographie , Document., octobre 1929, n S,

    p.252.5. James Clirford, On Ethnographie Surrea1ism., Comparative Studies in Sode!}' and H/story, October 1981. p. S2

    (cThe ethnographer. Iike the surrealist, is Iicensed 10 shock ).Le mot sacrilge vient de l'article de Leiris qui crivait: Le crachat est un comble en tant que sacrilge. (Michel

    leiris, "Crachat., Documents. dcembre 1929, n 7).

    Ce sont en effet les ethnographes qui montent en premire ligne de la croisade anti-esthtique 1. Rivet: Il est capital que J'ethnographe, comme l'archologue, comme leprhistorien, tudie tout ce qui constitue une civilisation, qu'il n'en nglige aucun lment,pour si insignifiant ou banal qu'il paraisse. [...) Les collecteurs ont commis la faute d'unhomme qui voudrait juger de la civilisation franaise actuelle par Lesobjets de luxe qu'onne rencontre que dans un groupe trs Limit de la population 2. Griaule: l'ethnographiedoit se mfier du beau, qui est bien souvent une manifestation rare, c'est--diremonstrueuse, d'une civilisation ,,3. Schaeffner: IlNuLobjet fins sonores ou musicale'), si primitif, si informe apparaisse-t-il, nul instrument de musique ne sera exclu d'unclassement mthodique li. De mme que le psychanalyste doit prter tout une attentiongale, de mme que le surraliste qui crit sous la dicte automatique doit laisser passertout, de mme le collecteur anthropologique doit tout- retenir. Ne jamais privilgier unobjet par ce qu'il est ft beau li, ne jamais en exclure un autre parce qu'il parat insignifiant,ou rpugnant, ou informe.

    Rien ne sera exclu, dit Schaeffner. Aucun objet, si informe soit-il Il.Dans le numro de dcembre 1929, Leiris et Griaule consacrent chacun un bref article

    au ft crachat lI. Est-ce un article ethnographique ou surraliste? C'est, selon James Clifford,l'un et l'autre, un article d'ethnographie surraliste. L'ethnographe (comme le surraliste)est en droit de choquer . Clifford ajoute: I( Cracher dnote une condition fondamentalementsacrilge. Selon cette dfinition revue et corrige, parler ou penser, c'est aussi jaculer ,,5.

    Cette dfinition requiert videmment qu'on puisse l'appliquer elle-mme. L'article Crachat , faisant ce qu'il dit, doit devenir lui-mme une jaculation sacrilge. Il faut quel'ethnologue, quand il parle de crachat, choque autant qu'il le ferait en crachant. D'o lerecours au droit de choquer. Aussi a-t-on affaire ici un article (qu'on prenne Je mot dansle sens qu'on voudra) d'un type sensiblement diffrent de ceux dont il a t Questionjusqu' prsent.

    Trente ans plus tard, aprs la mort de Bataille, c'est par ce changement de registreque Leiris caractrisera la courbe suivie par Documents. 1< L'irritant et l'htroclite, si cen'est l'inquitant devinrent, plutt que des objets d'tude. des traits inhrents la

  • XVII

    J. Michel l.eiris, De Bataille l'impossible l'impossible Documents", Brises,Paris, Mercure de France, 1965, p. 261.2. Michel Leiris, Mtaphore ". Document$, juin 1929, n 3, p. 170.3. Clifford, On Ethnographie Surrealism , p. 49.4. Georges Bataille. lnforme , Documents, dcembre 1929. n" 7. p. 382.

    Mais, prcisment, dit Clifford, l'ethnographe, comme le surraliste, a le droit dechoquer.

    Il ne connat qu'un principe. Tout montrer. Tout relever. Tout dire. Tout est saplace quand les choses se passent au musum. Le Muse de J'homme sera le Muse dutout de l'homme. Nihil humani alienum. Aucun objet, si informe apparaisse-t-il, ne seraexclu. Tout ce qui est mrite d'tre document. Il y a une forme de compassion, unmouvement de charit pistmologique, dans ce parti pris des petites choses. La scienceconsole les humbles ralits de mpris que leur oppose l'litisme des esthtes. Clifford enconclut que t'ethnographie a en commun avec le surralisme l'abandon de la distinctionentre le haut ct le bas de la culture 3. Et de l'abandon de cette distinction dcouleraitque le bas ne choque plus.

    D'Espezel ne partage pas cet avis. Il n'avait pas encore lu l'article Crachat ,Il Y a quelque chose de nietzschen dans ce projet de dire oui tout. De vouloir ce

    qui est dans sa totalit. De dire oui sans choisir ce qu'on n'a pas choisi. De raffirmer,chose aprs chose, la totalit de ce qui est dans l'talage ontologique d'un muse sansrserve. Mais l'ternel retour de tout a un prix. Nul n'affirme le tout innocemment.

    Dans le mme numro que l'article Crachat de Griaule et Leiris, Bataille publie Informe Q, qui lui fait cho en particulier avec son thorme final: Affirmer que l'universne ressemble rien et n'est qu'informe revient dire que J'univers est quelque chosecomme une araigne ou un crachat 4. informe: c'est le mme mot que chez Schaeffner,mais il a perdu l'humilit qu'il avait sous la plume de l'ethnographe. Agrandi, commel'ennui baudelairien, des dimensions cosmiques, il nomme maintenant la monstruositimprsentable du tout. II ne s'agit plus de montrer quoi tout, y compris l'informe,ressemble, c'est le tout qui, parce qu'il est informe, se charge d'une monstruosit

    Licensed to schock

    publication elle-mme Il 1. On quitte en effet la collecte de documents anthropologiquespour une intervention d'un type diffrent. Au maillent mme o, au nom du ni haut nibas, le savoir prtendait s'approprier le bas, quelque chose lui arrive. Il se salit sonobjet. Se laisse contaminer par lui. L'objet ne garde pas sa distance, perd sa rserve,s'oublie sur la page qui parle de lui. Je dis une fleur - et elle arrrive. Les choses sepassent au lieu mme o on les raconte. On the spot. L'article Mtaphore de Leiris meten place la mme irruption du rfrent: l'objet d'tude y devient en quelque sorte untrait de la publication, cet article lui-mme, conclut-il, est mtaphorique 2. Ce n'est pasencore une come de taureau, mais quelque chose entame la page qui voulait sel'approprier, quelque chose qui n'est pas sa place, quelque chose d'htrogne. Commela mouche sur le nez de l'orateur. Ou comme le moi dans le tout mtaphysique.L'apparition du moi, dit Bataille, est parfaitement choquante. C'est bien ce qui choquaitd'Espezel. t< Le titre que vous avez choisi pour cette revue n'est gure justifi qu'en cesens qu'il nous donne des Documents sur votre tat d'esprit.

  • XVIII

    1. _Soins de bouche. - Technique du tousser et du cracher, Voici une observation personnelle. Une petite fllle nesavait pas cracher et chacun de ses rhumes en talt aggrav. Je me suis inform. Dans le village de son pre et dans lafamille de son pre particulirement, au Berry, on ne sail pas cracher. Je lui al appris cracher. Je lui donnais quatresous par crachat, Comme elle talt dsireuse d'avoir une bicyclette, elle a appris cracher. Elle est la premire de lafamille savoir cracher . (MMcel Mauss, Les techniques du corps -, in Anthropologie el Sociologie, Paris, PressesUniversitaires de France, 1960, p. 3S3). Cet article est postrieur de plusieurs annes celui de Griaule et Leiris.Clil[ord ne mentionne pas cette rfrence au crachat. Mais il cite "la rubrique qui la suit: Hygine des besoins

    naturels, - Ici je pourrais vous numrer des faits sans nombre (Cliflord, p. 47). Mauss dit qu'Il le pourrait mais il nele fait pas, Pudeur? L'ethnographe hsite-t-il utiliser son droit de choquer? ne se sent-il pas, comme dit Clifford,licensed to shock ?C'est avec les problmes poss par la documentation musographique des techniques du corps que Lvi-Strauss

    comruenceSOli introduction l'uvre de Maus.'i(pp. Xl-XIV): IlNous collectionnons les produits de l'industrie humaine ,remarque-t-il, mais ne faisons rien pour le corps. Aussi suggre-t-il la constitution d'.Archives internationales desTechniques corporelles . Et donne litre indicatif une brve liste desdites techniques. La premire mentionne concernela position de la main dans la miction chez l'homme", un geste Qui relve de cette. hygine des besoins naturels. surlaquelle Mauss auralt pu numrer des faits sans nombre. Cet exemple n'est pas indiffrenl Il tmoigne de la proximitdu tabou et de la valeur d'usage. Et constitue ce titre le ngatif anthropologique de ce que la ronlainp. ne MarcelDuchamp a t du ct de l'avant-garde. Le jour o les muses des beaux-arts et les muses d'anthropologie fusionneront,l'inexposable position de la main de l'homme dans la miction pourra enfin rencontrer l'inutJlisable Fontaine de Duchamp.En attendant ce jour, lis poursuivent en chien de faence, aussi spars qu'Achille et sa tortue, leur sape contre lesvaleurs d'exposition.

    Voir aussi les rflexions sur les muses d'anthropologie dans le chapitre final d'Anthropologie structurale, o Lvi-Strauss examine le statut des muses d'anthropologie: il ne saurait s'agir exclusivement de recueillir des objets",p. 413; aujourd'hui, les hommes tendent remplacer les objets ", p. 414 (Claude Lvi-Strauss, AnthropologiE! stmcunete,Paris, Plon, 1958).

    Clifford insiste sur l'importance qu'a eu l'enseignement de Mauss pour Documents.Mais le Mauss qu'il cite n'est pas celui des grands textes (le don, le sacrifice, les variationssaisonnires, etc.), c'est l'auteur de la communication sur les techniques du corps- postrieure Documents: elle date de 1934 -, un texte qui par beaucoup d'aspectsrecoupe (sans les aborder) les problmes de musographie si importants pour Documents.

    Il se trouve d'ailleurs que, parmi les techniques du corps mentionnes par Mauss, il ya celle du crachat. Mais c'est un crachat qui n'est pas sacrilge, il est thrapeutique (ilfigure sous la rubrique des soins de la bouche). La chose peut donc se faire et se dire dela manire la plus approprie. Et d'ailleurs, si jamais il y avait une faute racheter,l'ethnographe est l, prt fi payer. Ce crachat pasteuris dispense Mauss d'Invoquer ledroit de choquer de l'ethnologue 1.

    Mais pour Bataille et Leiris l'hygine n'excuse rien. Au contraire, elle est leur btenoire. Le mot hygine", sous leur plume, a prcisment l'impact d'un crachat. La salet

    Licence d'ethnographe

    inexposabJe. Il ne ressemble rien. C'est un tout sans exemple. L'informe (trop prsentpour tre prsentable) ne se laisse plus contenir. Plac en abyme, il dstabilise la diffrenceentre objet et monde, entre partie et tout. Une fois de plus, le front commun de l'avant-garde et de l'ethnographie se dfait. Les mmes mots n'accomplissent pas partout lesmmes besognes. La valeur d'usage du mot informe n'est pas la mme lorsque c'estSchaeffner ou lorsque c'est Bataille ou Leiris qui l'utilisent. Ce que Schaeffner veut, c'estclasser mme l'informe; alors que l'informe, pour Bataille, c dclasse Il. D'un ct la loi dusans exception, de l'autre celle d'une exception absolue, d'un unique sans proprits.

  • XIX

    1. Michel Leiris, L'homme et son intrieur D, Documents, 1930, n" 5, pp. 261.2. George; Bataille, Le gros orteil e, Documents. novembre 1929,n 6, p. 297.3. Georges Bataille, Les carts de la nature D, Documents, 1930,n" 2, p. 79.4. Georges Rataille, .I.es carts de la nature, Documents, 1930, n 2, p. 82.5. Georges Bataille, Figure humaine -, Documents, septembre 1929, n 4, p. 196.

    Griaule, Rivet, Schaeffner reprochaient aux esthtes de sortir de la moyenne. Enslectionnant le beau, ils privilgient le rare, donc le monstrueux. La position de Batailleest exactement inverse. Dans Les carts de la nature", la beaut se trouve non plus duct des exceptions, mais du ct de la norme statistique: La beaut, crit-il, serait lamerci d'une dfinition aussi classique que ceIle de la commune mesure 3, Aussi latratologie (science des carts de la nature) est-elle la pice dcisive de son esthtique.Mais cette tratologie implique que soient inverss les rapports du monstrueux et de lalaideur: alors que les ethnologues cartent la beaut parce qu'ils la jugent statistiquementmonstrueuse, Bataille privilgie le monstrueux parce qu'il le juge esthtiquement laid. Sadfinition du monstrueux n'est plus statistique, elle est strictement esthtique. S'il leprivilgie, ce n'est pas en raison de sa raret. Au contraire, loin de l'opposer au normal, ilen fait le cur de la dfinition de l'individualit (l'impossible est quotidien) : tant donnle caractre commun de l'incongruit personnelle et du monstre", l'individu est en tantque tel le lieu de tous les carts 4, Bataille s'oppose bien la commune mesure, mais cen'est pas au nom d'une dmesure romantique, c'est au nom de quelque chose commeune trs ordinaire dmesure, une trs commune absence de commune mesure. Dans Figure humaine II, l'espce elle-mme est dcrite comme une juxtaposition de monstres 5,Aussi est-ce prcisment autour du concept d'cart que l'cart le plus grand se dessineentre les deux tendances motrices de Documents, les ethnographes et les anti-esthtes.Les ethnographes veulent le continu, Bataille veut la rupture. Ils veulent reconstituer lescontextes pour que tout apparaisse sa place, alors qu'il charge le document d'exposer

    carts

    est le propre de l'homme, d'o il suit que moins une chose est propre, plus elle esthumaine. Et inversement. Leiris formule l'quation en toutes lettres. Parlant de nu tel quele reprsentait la peinture acadmique, il le dclare propre et ratiss, et en quelque sortedshumanis n 1. La mme quation est implique par la formule o Bataille dclare quele gros orteil est la partie la plus humaine du corps humain : la plus humaine, prcise-t-il, parce que la plus sale, celle qui est soumise la salet la plus coeurante ))2.

    Il ne s'agit pas ici, comme avec Les ethnographes, de la rhabilitation des humbles.Tout se dit, Mais dans le tout de Bataille il reste de l'inavouable, Pour le dire, il fautexposer un tabou et, en l'exposant, s'y exposer. Ce qui induit une dpense, fait passer lacommunication du niveau de la valeur d'change celui de la valeur d'usage. Ou, pourle dire autrement, rintroduit l'interdit dans la science. Il faut tout dire, oui, mais lacondition que tout ne puisse pas se dire. L'impratif catgorique ici est pris dans untourniquet o le tu dois" peine formul donne lieu un donc tu ne peux pas",L'avant-garde ne veut pas du droit de choquer que lui offrent les ethnographes, Siquelqu'un se formalise, on montre son permis. Licence d'ethnographe? Mais que seraitun sacrilge dans les limites de la simple raison?

  • xx

    1. Hans Reichenbach, Crise de Iii causalit , Documents, mal 1929, n 2, p. 108,2. Carl Einstein, Pablo Picasso: quelques tableaux de 1928., Documents, avril 1929, nOl , p.35. Ou, propos des

    tableaux. de Masson: On est fatigll~ cie l'identit biologique. (Carl Einstein, Andr Masson, tude ethnologique ,Documents, mai 1929, nO 2, p, I02),Mme articulation du biologique el de l'esthtique, mme identilication de la reproduction el de la reprsentation

    chez Henry-Charles Puech qui, lui aussi, interprte Picasso - et la peinture moderne en gnral - en termesd'insoumission l'. exigence biologique de reprsentation. (

  • "~~'.,"'. ~.lJ;"'-~ ." _.. - ... -.. -

    XXI

    1. Michel Leiris, L'ge d'homme, Paris, Gallimard, 1946. p. 17.2. Bataille manifestera la mme insistance, plus tard, dans. La tragdie de Gilles de Rais : De telles scnes ne sont

    pas l'uvre d'un auteur. Elles ont eu lieu .3. Les professions de foi ralistes sont nombreuses. Par exemple. de Leiris: c'est donc mon avis commettre un

    contresens complet qu'oublier le caractre foncirement ra/lste de l'uvre de Picasso. (Michel Lelrts. Toiles rcentesde Pil:"d.SSO. Documents. 1930, n 2. p. 62).Cf. aussi Georges Ribemont-Desseignes : Je suis raliste. [...) Il Y a des personnes qui parlent de Ce-qui-existe, et de

    Ce-qui-n'existe-pas, et qui ne croient qu' ce dernier en lui dniant toute existence. [...] Elles ne sont que surralistes . Un peintre est toujours un raliste. Je n'en connais point qui ne le soit pas. Tant pis pour les surralistes: qu'ilsabandonnent tout commerce avec la peinture. (Georges Rlbernont-Dessagnes, Giorgio de Chlrtco , Documents, 1930,n 6, pp. 337. 338).Et Desnos, dans un compte rendu de la Femme 100 ttes: Pour le pote, il n'y a pas d'hallucinations. Il yale

    rel ., Rubert Desnos . La femme 100 ttes, par Max Ernst". Documents, 1930, nO 6, p. 238).4. Andr Breton, Manifeste du surralisme, uvres compltes,vol. l , Marguerite Bonnet, d., Paris,Gallimard, 1988,

    p.312.5. Roland Barthes, Les sorties du texte . Bataille (Paris: UGE, J g73), p. 62.

    Barthes terminait sa confrence sur Le gros orteil 1) en dcrivant les mots de Bataillesuffisamment dcoups, suffisamment brillants, triomphants, pour se faire aimer. lafaon de ftiches IIs. Une auditrice intervient. Elle regrette cette rfrence: parler deftiche, c'est diminuer l'impact de ces mots. Barthes: vous voyez, maintenant, on nepeut plus parler de ftichisme. C'est trop tard pour le ftichisme lI.

    Effectivement, c'est trop tard. L'loge sans restriction du ftichisme qu'on trouve dansDocuments est sans doute ce qui nous en loigne le plus. Car si, pour J'auditrice deBarthes. le ftichisme voque les stratgies d'vitement de perversions plutt soft. coquettes,frileuses, pour Bataille il dfinit l'exigence hard de la chose mme. Le ftichisme est unralisme absolu: il met en jeu des dsirs rels, dans des quartiers rels. avec des objets

    D'un matrialisme ftichiste

    Cette promotion du document entre dans le cadre d'une condamnation plus gnralede l'Imagination qui fait partie de l'inspiration moderniste. C'est elle, par exemple, queLeiris rattachera son projet autobiographique. Dans De la littrature considre commeune tauromachie -. il insiste sur le fait que L'ge d'homme n'est pas une uvre defiction: c'est CI la ngation d'un roman. Comparant son autobiographie une sorte decollage surraliste ou plutt de photo-montage, il la prsente comme une collection depices conviction: aucun lment, dit-il, n'y est utilis qui ne soit d'une vracitrigoureuse ou n'ait valeur de document 1. La mme inspiration documentaire" avaitpouss Bataille ajouter Histoire de J'il un chapitre final de Concidences }): cessouvenirs permettent de diminuer la part prise par la libert de l'imagination dansl'invention romanesque 2.

    En ce sens, Documentsn'est pas une revue surraliste.C'est une revue agressivement raliste". La seule imagination me rend compte de ce qui peut tre Il crivait Breton dans le

    Msnitesu: de 19244 Maie; Documents ne veut ni L'imagination ni le possible. Laphotographie y prend la place du rve. Et si la mtaphore est Lafigure la plus active de latransposition surraliste, le document en constitue la figure antagoniste, agressivementanti-mtaphorique. Avec lui, l'impossible, c'est--dire le rel, chasse le possible.

  • XXII

    1. Georges Bataille, L'esprit moderne el le jeu des transpositions , Documents. 1930, nO8 (489).Pourtant ces ersatz que sont. aux yeux de Bataille, les uvres d'art sont aussi indlogeables que des catachrses :

    rien de vraiment nouveau ne peut encore les remplacer crit Bataille propos de .ces irremplaables remplaants.(Bataille, e L'esprit modeme et le jeu des transpositlons s, Documents, 1930, n" a. p. 49).2. Michel Leiris Alberto Giacometti . Documents, septembre 1929, n" { p. 209.3. Emmanuel Berl, Mon de la morale bouryeoise.1929; Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1965, p. 174.Avec en toile de lond la crise du surralisme. un bref dialogue s'esquisse entre Berl et Bataille. Dans. Conformismes

    freudiens -, Berl cite Bataille l'occasion d'une discussion de ce qu'il appelle le ftichisme. contemporain . Le phallusremplace alors la feuille de vigne. Ni plus ni moins. Et pour parler le langage de Georges Bataille, l'idalisme grangrenantle ftiche en fait un devoir tre . (Formes, nOS, avril 1930).La dnonciation du devoir tre inspire beaucoup des sarcasmes anti-surralistes de Bataille: Si l'on dit que les fleurs

    sont belles, c'est qu'elles paraissent conformes ce qui doit tre JI (Georges Bataille, Le langage des lieurs , Documents,1930, n" 3, p. 162): et .l'e~pace lerait beaucoup mieux, bien entendu, de faire son devoir. (Georges Bataille, Espace.,Documents, 1930, nOl, p. 4'). Au contraire, chez Breton: nous de lui opposer en commun cette force invincible quiest celle du devoir-tre. qui est celle du devenir humain (Andr Breton: Position politique du surralisme, in Manifestesdu surralisme, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1962. p. 274).4. Georges Bataille, Matrialisme., Documents, juin 1929, n 3, p. 170. Bataille reviendra sur cette critique du

    matrialisme ontologique. dans. Le bas matrialisme et la gnose. (Documents, 1930, n l , p. 1).

    rels. Pas un instant Bataille n'oppose, comme les marxistes, ftichisme el valeur d'usage(il n'y a pas pour lui de ftichisme de la marchandise); quand il invoque le ftichisme,c'est au contraire toujours contre la marchandise. Le ftiche est l'objet irremplaable,intransposable. Je dfie, crit Bataille, n'importe quel amateur de peinture d'aimer unetoile autant qu'un ftichiste aime une chaussure li'> 1. Et Leiris commence son article surGiacometti en opposant le ftichisme vrai (ftichisme non dguis ) ce qu'il appelle le1{ ftichisme transpos (ou mauvais ftichisme) des uvres d'art: C'est peine si, dansle domaine des uvres d'art, on trouve quelques objets (tableaux ou sculptures) capablesde rpondre peu prs aux exigences de ce vrai ftichisme 112. Le ftiche transpos estprcisment celui qui a t mis hors d'usage pour entrer sur lemarch, celui qui a tdgrad en marchandise. Celui dont on ne se sert plus mais que l'on collectionne. Lesobjets surralistes de Giacometti seraient, d'aprs Leiris, les premiers vrais ftiches trerapparus depuis longtemps dans J'atelier d'un artiste parisien. Il est significatif que, dansDocuments. ce ne soient pas les ethnographes qui utilisent ce concept qui pourtant renvoieaux religions primitives.

    En avril 1929, Emmanuel Berl avait publi son pamphlet, Mort de la pensebourgeoise.Mort de la mort bourgeoisedevait suivre quelques mois plus tard. Bergson,Proust, les surralistes, tout le monde y passe. La conclusion, intitule "Dfense dumatrialisme JI, propose un matrialisme qui mrite la qualification bataillienne de basmatrialisme, un matrialisme d'une bassesse agressive que Berl prsente comme l'armeproltarienne par excellence, la seule arme de quelque poids contre la bourgeoisie. Sestermes rappellent singulirement l'article IlMatrialisme publi par Bataille quelques moisplus tt, dans le numro de juin 1929 de Documents. Berl crit que le matrialisme (1 neconsiste pas donner une valeur ontologique la matire pour la refuser tout le reste,mais chercher d'abord, dans l'infinit des causes qui provoquent un phnomne, lescauses les plus simples et les causes les plus basses. [...] Le matrialisme, conti nue-t-il, estdonc une certaine manire de dprcier. Il signifie un certain got de la dprciation 3.On reconnat la dfinition de Bataille qui commence son article par une attaque contre lesmatrialistes qui ont soumis la matire elle-mme l'exigence idaliste du devoir-tre, aupoint de lui substituer une "forme idale de la matire, une forme qui se rapprocheraitplus qu'aucune autre de ce que la matire devrait tre 4.

  • XXXIII

    1. La matire. crit Berl, c'est ce qui ne dure pas. [...] Le matrialisme refuse clone toutes les valeurs de permanence,tout C'equi s'accroche la dure. (Emmanuel Berl. Mort de la morale bourgeoise,Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1965,p.l4.2. Henry-Charles Puech, Les Prisons e de Jean-Baptiste Pirense s, Documents, 1930, n 4, p. 199.Mme nihilisme chez Leiris Qui exalte l'hypothse d'une dbcle intgrale qui n'aurait. pour ultime rsultat, aprs

    avoir bris ce qui lui tait hostile et tranger puis s'tre dtruite elle-mme [...J, que d'avoir ananti absolument tout,Michel Leiris, Dbcle s, Documents, dcembre 1929, n~ 7, p. 382.

    La signification de la rimpression n'est pas la mme selon qu'il s'agit d'un livre oud'un priodique. On rdite un roman, parce qu'il a du succs 011 que le moment estvenu de le redcouvrir, Habent sua fata iibelli. S'agissant d'un journal, ln transposition del'aoriste l'imparfait altre le satut textuel de l'objet. La revue est transforme endocument. Publier en 1990 un fac-simil des Fliegende Bltter de 1929-1930, la choseressemble par plus d'un ct l'exposition d'une uvre d'art primitif dans un museparisien, qu'il soit de l'homme ou du Louvre. Carpe iem. Cueillez ds aujourd'hui lesjournaux du matin.

    Mais c'est aux kamikaze, aux passantes de l'avant-garde, celles qui n'ont pas passdeux saisons, que revient le reprint d'honneur. Elles ont dur si peu qu'on les rappelle,Le reprint rcupre, contre son gr, ce qui n'avait pas voulu de la survie, Documents, parexemple, Plac, comme Leiris l'a dit sous le signe de l'impossible, c'tait une revue quine se destinait pas faire long feu. Le contrat idologique semblait tre une esthtique del'irrcuprable. Aussi y a-t-il dans sa rdition, phnix malgr lui, quelque chose de mmenature que par exemple la transformation d'abattoirs en parc naturel. Nous autrescivilisations nous aurions tant voulu pouvoir tre mortelles. Mais on a perdu la foi. Cecine tuera pas cela. Qui aujourd'hui se battrait, comme le Hugo des Mains Sales, pour ledroit l'irrcuprable? Ou comme la Judith de Giraudoux quand elle ralise avec horreur

    Rimpression

    Mais, malgr divers appels un populisme proltarien, l'inspiration de ce matrialismeest plus hraclitenne que marxiste. Selon ce matrialisme de la valeur d'usage, la matireest dfinie prcisment comme ce qui ne dure pas 1. Comme toute valeur d'usage, elles'puise dans sa consommation. Et ne renat pas de ses cendres. Elle s'puise sur place,ne se survit pas. Ne laisse aucune trace. Pas mme de souvenir. Le matrialisme deBataille est une exaltation du non-cumulatif (d'o la perte), de la diffrence fonds perdus,sans reprsentants, sans avenir et sans rserve, sans suite, sans descendants, sanslendemain. La matire se dpense intgralement, 'sans reste, sans rien laisser derrireelle. pas de fantme, d'hritier, de double. Un clair - puis la nuit.

    On doit Henry Charles Puech, spcialiste des religions manichennes, un articleinattendu dans lequel il prsente Piranse comme 1'Architecte nihiliste Il,, un artiste hantpar une architecture du dsastre, anim par" l'impatience d'un accomplissement total, cedsir d'amener tout bout et que la ruine soit ruine absolument, que la plnitude fasseclater ce got de nant qui en commande tous les progrs ct que l'homme finisse sousun entassement de pierres dont on ne saurait dire s'il est construction ou dcombres. Lesfins de cette volont sont terriblement ambigus; la ruine reproduire la retient-elle, oubien y accroche-t-elle le dsir vif de l'achever encore, de tout balayer, de btir l'universo l'homme serait bafou ,,2.

  • .'.",\

    \

    que les inavouables plaisirs que lui a fait connatre Holopherne sont sous passe d'tretransforms en histoire pieuse. en lgende difiante. D'tre donns en exemple .