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LidilRevue de linguistique et de didactique des langues
50 | 2014Variation stylistique et diversité des contextes desocialisationEnjeux sociolinguistiques et didactiques
Laurence Buson et Emmanuelle Guerin (dir.)
Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/lidil/3538DOI : 10.4000/lidil.3538ISSN : 1960-6052
ÉditeurUGA Éditions/Université Grenoble Alpes
Édition impriméeDate de publication : 15 décembre 2014ISBN : 978-2-84310-287-5ISSN : 1146-6480
Référence électroniqueLaurence Buson et Emmanuelle Guerin (dir.), Lidil, 50 | 2014, « Variation stylistique et diversité descontextes de socialisation » [En ligne], mis en ligne le 15 juin 2016, consulté le 29 septembre 2020.URL : http://journals.openedition.org/lidil/3538 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lidil.3538
Ce document a été généré automatiquement le 29 septembre 2020.
© Lidil
Ce numéro de Lidil rassemble des travaux en sociolinguistique, didactique et socio-
didactique traitant du style comme dimension de variation intra-individuelle
(communément associé à la question des registres de langue). Il intéressera les
chercheurs de ces disciplines ainsi que les enseignants de français ou les professeurs
des écoles. La réflexion sur le style est porteuse d’enjeux scientifiques forts en
sociolinguistique et en didactique : ce phénomène variationnel est une ressource
centrale de la compétence de communication puisqu’il permet à chaque locuteur de
s’adapter à son auditoire ou encore de manifester une identité langagière dans une
interaction donnée. Le style mobilise donc des recherches portant sur son
fonctionnement sociolinguistique, mais aussi des recherches s’intéressant à son
enseignement/apprentissage (peut-on l’enseigner, et comment ?).
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SOMMAIRE
IntroductionLaurence Buson et Emmanuelle Guerin
Variation stylistique par alternance codique en contexte maltaisAnne-Marie Bezzina
Discours sociolinguistiques et discours profanes face à la variation stylistique dans laprononciation du françaisMaria Candea
Choix stylistiques plurilingues, catégorisation et construction de sens : étude exploratoiredans une école professionnelle de Vénétie (Italie)Anna Ghimenton et Letizia Volpin
« Dites pas c’que j’dis, dites c’que j’écris… » Représentations et pratiques d’enseignants vis-à-vis de la variation en contexte scolaireViolaine Bigot et Nadja Maillard
L’éveil à la variation phonétique en didactique du français langue étrangère : enjeux etoutilsRoberto Paternostro
La variabilité langagière au cœur des formations à visée d’insertion. Pour un développementconjoint des questionnements sociolinguistique et didactiqueMichelle Auzanneau et Malory Leclère
Le français, « langue maternelle » est-il une « langue vivante » ? Réflexion sur la place de lavariation stylistique dans le discours scolaireEmmanuelle Guerin
Représentations et usages du français québécois oral standard : portraits de trois futuresenseignantes au primaireOphélie Tremblay, Martine Mottet et Véronique Chevrette
Varia
Le traitement du passif dans l’enseignement du français langue étrangèreChristel Le Bellec et Badreddine Hamma
Notes de lecture
Christel Troncy (dir.) et Jean-François De Pietro, Livia Goletto et Martine Kervran (coll.), Didactique du plurilinguisme : approches plurielles des langues et des cultures.Autour de Michel CandelierPresses universitaires de Rennes, 2013Chantal Dompmartin-Normand
Florimond Rakotonoelina (dir.), Perméabilité des frontières entre l’ordinaire et lespécialisé dans les genres et les discours, Les Carnets du Cediscor, no 12Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2014, 186 p.Laura Hartwell
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Jean-Luc Dorier, Francia Leutenegger et Bernard Schneuwly (dir.), Didactique enconstruction, construction des didactiquesBruxelles, De Boeck Supérieur, collection de la Section des sciences de l’éducation de l’université de Genève, 2013Sandra Canelas-Trevisi
Semen, no 36, « Les nouveaux discours publicitaires »novembre 2013Carole Calistri
Semen, no 37, « Approches discursives des récits de soi »coordonné par Sandra Nossik, avril 2014Claudine Moïse
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Introduction1
Laurence Buson et Emmanuelle Guerin
1 Si le style a été décrit jusqu’à peu comme une dimension « négligée » de la
sociolinguistique (Bell, 1984 ; Gadet, 2004, 2007), il semblerait que cette tendance
s’infléchisse, ce numéro pouvant être un indice parmi d’autres que la thématique n’est
plus délaissée ni par la communauté sociolinguistique, ni par la communauté
didactique, ni par les travaux à leur intersection. Plus tôt, dans les années 2000, la
recherche anglo-saxonne a d’ailleurs assez largement réinvesti le sujet, notamment
avec deux ouvrages de référence (Eckert & Rickford, 2001 ; Coupland, 2007).
2 En contexte francophone, le style est perçu parfois comme un incontournable auquel
on s’attaque de front (voir par exemple Armstrong & Boughton, 2009 ; Buson, 2009a&b ;
Buson & Billiez, 2010 ; Dewaele, 2000 ; Gadet, 1998 ; Gadet, à paraitre ; Gadet & Tyne,
2007 ; etc.), parfois comme une variable indépendante parmi d’autres (un supplément
d’âme pour reprendre les réflexions de Gadet, 1998), parfois comme un éclairage
nouveau sur une question abordée prioritairement par une autre focale (comme dans
certaines recherches centrées sur les parlers jeunes : Gadet & Hambye, 2014 ; Guerin &
Paternostro, 2014 ; Lambert & Trimaille, 2009 ; Liogier, 2009 ; Trimaille, 2007). Ces
recherches alimentent la réflexion globale sur le style, mais peinent encore à dessiner
un chemin commun. Le style n’est en effet que rarement au cœur des problématiques,
le volet diastratique de la variation ayant traditionnellement été privilégié, en héritage
d’une sociolinguistique engagée inspirée de Labov (1982, cité par Gadet, 2003). Ce
numéro se veut alors une modeste contribution à la mise en contact, voire en
cohérence de certains travaux et de différentes directions de recherche autour du style.
La variation intra-locuteur constitue donc le fil rouge des différents articles présentés
ici, à dérouler et à suivre pour guider de lecteur dans des questionnements autour de la
variation et de ses modalités d’enseignement/ apprentissage.
3 Avant d’envisager ces aspects plus didactiques, nous présenterons quelques-uns des
enjeux et questionnements centraux qui nous semblent aujourd’hui pertinents pour
aborder la dimension sociolinguistique du style. Les notions de répertoire verbal, de
continuum, de multidimensionalité des facteurs d’influence, et d’hétérogénéité intrinsèque
apparaissent alors comme des pivots pour la réflexion, mais aussi à l’heure actuelle
comme des brouilleurs de signaux.
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4 Les notions de répertoire (verbal, stylistique) et de continuum permettent en effet de
dépasser en contexte monolingue2 les questions de variétés et d’usages monolithiques,
tout comme elles ont permis de dépasser en contexte plurilingue la question de
l’étanchéité des compétences et du cloisonnement des ressources langagières3. La
perspective des répertoires pluristyles ouvre en cela un ensemble de possibles
analogues aux répertoires plurilingues, notion qui permet d’embrasser l’ensemble des
ressources langagières à disposition des locuteurs sans considérer celles-ci comme une
somme agglomérée de compétences immiscibles (Buson & Billiez, 2010). Le continuum
stylistique permet également de dépasser l’écueil des catégories finies, dénombrables et
cloisonnées. La variation ne se « rangerait » donc pas en variétés, et les locuteurs ne
parleraient pas dans un style ou dans un autre, ou dans un style puis dans un autre, mais
puiseraient plutôt dans leurs ressources langagières pour produire certaines
significations dans l’interaction.
5 Le style est alors à voir non pas comme un habillage du message, mais comme un de ses
éléments constitutifs (Gadet, 2007), permettant aux locuteurs de s’adapter au contexte
de communication (dimension réactive), mais aussi de modifier ce contexte et la
situation (dimension initiative), et de co-construire l’interaction et ses modalités au fil
de l’échange (dimension interactive) (Schilling-Estes, 2002). Néanmoins, le recours à ces
concepts, bien que nécessaire, reste périlleux, et la recherche doit encore définir plus
spécifiquement ses entrées, notamment : comment s’organise cet ensemble de
ressources stylistiques dans les répertoires ? Les répertoires ont-ils différentes
amplitudes selon les locuteurs ? Comment les appréhender ? Quelles en seraient les
réalités/actualisations linguistiques ? Comment la notion de continuum peut-elle
intégrer celle de multidimensionnalité ? etc.
6 La question de la multidimensionnalité reste en effet épineuse à traiter, dans la mesure
où le nombre d’axes4 n’est pas défini(ssable ?). Identifier l’ensemble des pôles
d’influence et des continuums qu’ils dessinent (formalité/informalité, attention/
relâchement, familiarité/distance, convergence/divergence, opposition/ déférence,
connivence/distinction, engagement/détachement, familiarité/étrangeté, facettes de la
présentation de soi, etc.) serait une entreprise fastidieuse, voire une quête relativement
vaine. L’enjeu étant d’approcher la complexité, le constat de ces difficultés conduit les
chercheurs à piocher dans la liste sans jamais la circonscrire, et à renoncer à ne
considérer qu’un seul critère, notamment celui de l’attention portée au discours de
Labov (1972)5.
7 De la même manière, si les facteurs qui modifient la couleur stylistique des productions
lors des interactions — c’est-à-dire leur orientation stylistique prédominante, tendant
soit vers le formel soit vers l’informel — sont difficiles à cerner, la couleur elle-même
est délicate à définir. Le continuum ne permettant plus de raisonner « simplement » en
termes de variétés, les tonalités se révèlent composites. Si les locuteurs en réception
semblent enclins à concevoir (voire à nommer) une couleur plutôt qu’une autre (style
plutôt soutenu, plutôt familier, etc.6), les productions sont quant à elles des associations
chromatiques complexes dont on connait mal la composition. L’hétérogénéité
constitutive des productions langagières, alliant parfois dans un même tour de parole
des marques dites de formalité et d’informalité, est une réalité des interactions
ordinaires, et la description / l’appréhension linguistique de ce qu’est le style se heurte
vite à la difficulté d’identifier les marques linguistiques qui seraient clairement et sans
ambigüité « formelles » ou « informelles ». La circularité des raisonnements n’est pas
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dépassée ici, et chercher à résoudre le problème en catégorisant une situation comme
formelle ou informelle est également une impasse. Cette démarche à rebours ne peut
en effet pas non plus permettre de catégoriser les productions et les traits linguistiques
en jeu, la situation étant elle-même un construit abstrait en interaction avec le style et
les significations sociales qu’il véhicule (Eckert, 2001). En cela et sur ces questions
spécifiques, les approches qualitatives micro-sociolinguistiques restent sans doute les
plus à même d’explorer la complexité.
8 Depuis plus d’une trentaine d’années et depuis l’émergence des travaux visant à
déterminer les composantes de la compétence de communication (Hymes, 1984), on
reconnait la nécessité de ne pas réduire la didactique de la / des langue/s aux seuls
savoirs grammaticaux. Ainsi, la question du développement de la compétence
sociolinguistique des apprenants dans la langue cible est posée par de nombreux
chercheurs (voir Mougeon, Nadasdi & Rehner, 2002). Il s’agit de remettre en jeu ce
qu’initie Labov dans les années 1970 par son approche variationniste. La didactique des
langues n’est dès lors plus pensée relativement à une conception homogène et
homogénéisante des langues. Lorsqu’en 2001, est publié le Cadre européen commun de
référence pour les langues (CECRL), la question de la variation, loin d’être évitée, se
révèle centrale.
9 En faisant la part belle à la compétence de communication et d’adaptation (Candelier et
coll., 2007), les démarches d’éveil aux langues constituent elles aussi des sources
d’inspiration et de transfert intéressantes pour faire entrer la variation stylistique dans
les classes, malheureusement par la petite porte en ce qui concerne l’enseignement en
FLM, puisque l’hétérogénéité des usages continue d’être considérée plus comme un
handicap que comme une richesse, tant en contexte plurilingue que monolingue
(Billiez, 2007). Dans le meilleur des cas, la diversité et la variabilité des usages sont
instrumentalisées pour mieux enseigner le français scolaire (Boutet, 2002). Si quelques
expérimentations d’« éveil au(x) style(s) » (Buson, 2010) commencent à être menées sur
le terrain (voir par exemple Buson, Lambert, Trimaille & Cagnon, 2014, et Cagnon,
Buson, Trimaille, à paraitre), et si elles sont prometteuses, notamment en cela qu’elles
tentent de croiser les dimensions inter- et intra-langues de la variation, elles restent
pour l’heure relativement isolées.
10 Quelle place pour la variation stylistique dans l’enseignement du français et des
langues ? Compte tenu de ce que nous avons pu en dire, de la complexité du
phénomène qui ne se laisse pas appréhender selon un schéma strictement binaire
opposant ce qui serait de l’ordre du formel et de l’informel, du flou qui ressort des
tentatives de modélisation, on voit mal comment la réflexion didactique, étant donné
ses enjeux et les pratiques d’enseignement qui en découlent, pourrait se satisfaire de
« savoirs savants » instables.
11 On comprend alors qu’une transposition didactique de modèles conceptualisant la
variation relativement à des catégories identifiables et maitrisables soit privilégiée. Si,
dans ce domaine, la didactique de la L1 et la didactique de la L2 n’empruntent pas les
mêmes voies, elles se rejoignent dans la nécessité de recourir à une conception de la
variation simplifiée. Dans les deux cas, on ne se départit pas d’une représentation de la
variation horizontale où les formes non standard n’apparaissent qu’en termes de
variantes plus ou moins légitimes selon qu’on se situe dans le cadre de l’enseignement
d’une L2 ou d’une L1 (Buson & Nardy, 2014 ; Guerin 2011). Les manuels, les textes
officiels cadrant l’enseignement, comme les pratiques enseignantes (dépendantes de la
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formation des enseignants), s’articulent autour d’une description de la langue
(tendanciellement homogène) unifiante. Ainsi, les apprenants de L2 ont un usage de la
langue cible, le plus souvent proche du standard en toute situation (voir par exemple
l’étude de Dewaele, 2002, sur l’usage massif de nous, là où la majorité des « natifs »
préfère on, dans les pratiques d’apprenants flamands). L’étude de Blondeau, Nagy,
Sankoff & Thibault (2002) montre que, dans le cas d’apprenants anglo-montréalais du
français L2, l’enseignement de la variation « socio-stylistique » n’est efficace que s’il
s’accompagne d’une immersion dans la communauté francophone montréalaise. Les
seuls manuels ou discours enseignants ne permettent pas aux apprenants d’approcher
la réalité de la variation du français dans ce contexte. Ces constats poussent certains
chercheurs à réfléchir aux moyens de « réconcilier » les pratiques de classe et la réalité
des usages, dans toute l’étendue de leur hétérogénéité. Cela passe, par exemple, par des
propositions quant à l’usage de corpus de données authentiques dans les
enseignements (voir par exemple Boulton & Tyne, 2014).
12 Cela étant, l’imprégnation de ce type de travaux dans la réflexion autour des pratiques
d’enseignement n’est pas évidente. Elle l’est d’autant moins lorsqu’il s’agit de
l’enseignement de la L1 où l’idéologie d’un idéal monolingue et monovariétal oriente
davantage la façon de transmettre les savoirs. Alors que dans ce cas, la question de
l’immersion dans la communauté de la langue cible est résolue d’emblée, on s’aperçoit
que cette spécificité de l’apprenant en L1 n’est pas exploitée. Si l’on peut corréler cela
aux enjeux et implications socio-politico-historiques de l’enseignement de la L1, qui ne
sont pas du même ordre que pour une L2, on peut regretter que du côté de la
recherche, il n’y ait pas davantage de travaux tentant d’intégrer les avancées en
sociolinguistique sur la variation à la réflexion en didactique de la L1. À titre d’exemple,
dans un ouvrage récent sur l’enseignement du lexique en France, recueil d’articles sur
la question qui a fait suite à un appel à contribution, les directeurs avouent, dans une
partie introductive, regretter qu’aucune proposition abordant le thème de la variation
ne leur ait été faite (Garcia-Debanc, Masseron & Ronveaux, 2013). Pourtant, il y aurait
beaucoup à en dire : dans les pratiques scolaires françaises, lorsqu’on aborde la
variation, ce n’est généralement qu’au niveau lexical, pour faire émerger de supposées
équivalences hiérarchisées entre les termes.
13 En somme, dans le cadre de la didactique de la L2, l’approche variationniste prédomine
toujours pour traiter de la variation et, dans le cadre de la didactique de la L1, la (non)
prise en compte de la variation reste gouvernée par un idéal monovariétal. Dans les
deux cas, il n’est pas encore question de considérer la variation stylistique telle qu’elle
s’actualise dans les usages des locuteurs. Or peut-on raisonnablement parler de
l’enseignement d’une langue (première ou seconde) si l’on contourne, dénature ou nie
la variation stylistique, « trait définitoire des langues et de leur dynamique » (Gadet,
2004, p. 5) ? Poser ce constat comme une priorité invite alors à s’interroger plus avant
sur les objectifs à atteindre, considérant et conciliant à la fois les connaissances
construites par les recherches (socio)linguistiques, les contraintes institutionnelles, et
la nécessité de développer chez tous les élèves des compétences langagières intégrant
les variétés légitimes, celles-ci demeurant le cœur de cible de la mission scolaire (Billiez
& Buson, 2013). Il s’agit ainsi, dans ce numéro, d’investir cette question épineuse et
d’affronter cette apparente contradiction.
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14 Certaines des contributions présentées ici ancrent essentiellement leur réflexion dans
la dimension sociolinguistique, en contexte tendanciellement monolingue, ou en
contexte plurilingue.
15 Anne-Marie Bezzina s’intéresse à la situation maltaise où la question des langues en
contact (en conflit ?) et des représentations est centrale pour comprendre
l’hétérogénéité des usages des locuteurs. Dans son article, l’auteure donne à voir la
spécificité d’un territoire caractérisé par des pratiques influencées par des enjeux
historico-politiques et sociaux.
16 L’article de Maria Candea s’intéresse aux représentations des locuteurs dans une
perspective sociophonétique et nous interpelle sur les stéréotypes et les modalités de
catégorisation des prononciations prestigieuses ou non, ainsi que sur les moyens
méthodologiques pour tenter de les saisir.
17 Anna Ghimenton et Letizia Volpin font également porter leur recherche sur les
processus de catégorisation et sur la construction du sens, mais dans un univers
plurilingue où les jeunes d’un lycée professionnel de Vénétie investissent leurs
répertoires pluriels dans des logiques de convergence/divergence avec leurs
interlocuteurs.
18 D’autres textes mettent plus directement en relation la question de la variation
stylistique et les pratiques d’enseignement.
19 La question des représentations, mais celles des enseignants cette fois, est étudiée chez
Nadja Maillard et Violaine Bigot grâce à une enquête alliant analyses de questionnaires,
de discours et de productions langagières en classe. Le « ne » de négation, en tant que
figure emblématique de la variation stylistique en français, constitue le point d’entrée
pour cette recherche sur le rapport entre norme et usages scolaires.
20 L’article de Roberto Paternostro présente une démarche pédagogique pour sensibiliser
les apprenants FLE à un aspect de la variation stylistique. L’auteur défend l’intérêt
d’exploiter des données issues de corpus de français non standard (en l’occurrence des
corpus de parlers jeunes) pour rendre compte de la variation phonétique en français.
21 Michelle Auzanneau et Malory Leclère, quant à elles, s’interrogent sur le lien entre
l’appréhension de l’hétérogénéité des pratiques et les démarches entreprises dans
l’objectif de faciliter l’insertion sociale. En s’appuyant sur un corpus d’interactions
observées dans des centres de formation orientés vers l’insertion sociale et
professionnelle de jeunes adultes, les auteures tentent de rendre compte des
représentations des stagiaires et des formateurs et de leur impact sur les pratiques
pédagogiques et les apprentissages.
22 Emmanuelle Guerin s’intéresse à la place de la variation stylistique dans les
enseignements en FLM. Les propos de l’auteure tendent à montrer que la tradition
scolaire française conduit à un traitement de la question qui pousse à se demander si le
français, tel qu’il est enseigné dans les écoles, peut être considéré comme s’inscrivant
dans l’ensemble des langues vivantes.
23 Enfin, un autre aspect de la problématique soulevée par le texte d’Emmanuelle Guerin
est présenté dans l’article d’Ophélie Tremblay, Martine Mottet et Véronique Chevrette
qui mettent en lumière les représentations de futurs enseignants et leur
positionnement face à l’oral et son enseignement au Québec. Les auteures montrent, à
partir de l’analyse de portraits d’étudiantes, dans quelle mesure les discours sur la
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variation peuvent entrer en contradiction avec les pratiques effectives en situation de
classe.
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pratiques langagières : le cas du français », Simon Fraser University, Harbour Centre, Vancouver.
LAMBERT, Patricia & TRIMAILLE, Cyril (2012). La variation stylistique : un contenu à intégrer dans la
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(p. 255-267). Paris : L’Harmattan.
LIOGIER, Estelle. (2009). La variation stylistique dans le langage d’adolescents de cité. Langage &
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SCHILLING-ESTES, Natalie. (2002). Investigating Stylistic Variation. Dans J. Chambers, P. Trudgill &
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Oxford : Blackwell.
TRIMAILLE, Cyril. (2007). Stylisation vocale et autres procédés dialogiques dans la socialisation
langagière adolescente. Cahiers de Praxématique, 49, 183-206.
NOTES
1. Nous remercions Françoise Gadet pour sa relecture fine et avisée.
2. Les contextes réellement monolingues n’existant sans doute pas, nous faisons référence ici aux
recherches qui n’intègrent pas la dimension inter-langue à leur réflexion.
3. Voir notamment Coupland (2007) pour une discussion sur cette notion de répertoire en lien
avec le style.
4. Ce terme, trop empreint de linéarité, serait d’ailleurs à réinterroger.
5. Critère que ce dernier a toujours maintenu par la suite, malgré l’évidence des problèmes que
cela soulevait.
6. Voir Buson & Billiez (2013) et Buson, Chevrot, Nardy & Abouzaïd (2014), pour une réflexion sur
cette question de catégorisation des variétés en réception.
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11
AUTEURS
LAURENCE BUSON
Université Grenoble Alpes, LIDILEM
EMMANUELLE GUERIN
Université d’Orléans, Laboratoire ligérien de linguistique
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Variation stylistique par alternancecodique en contexte maltaisStylistic Variation through Code-Switching in the Maltese Context
Anne-Marie Bezzina
1. Introduction
1 Cette étude vise à observer le discours oral de locuteurs maltais du point de vue du
changement stylistique, afin de dégager des schémas comportementaux communs ou
particuliers au niveau de l’alternance codique. C’est le cadre bilingue de Malte1 qui
permet à la variation stylistique de se réaliser à travers l’alternance codique entre le
maltais et l’anglais. Dans la recherche, à l’instar de Gumperz (1982), il a souvent été
postulé une identité fonctionnelle entre la variation de registre en contexte
monolingue et la variation réalisée à travers l’alternance codique en situation bilingue.
Les chercheurs tendent à associer la variation passant par le registre aux locuteurs
monolingues et la variation par alternance codique aux locuteurs bilingues (Bell, 2001 ;
Gadet, 2005 ; Traugott & Romaine, 1985). Nous avons ailleurs établi qu’il existe bien au
sein de la langue maltaise une variation stylistique passant par le registre, et donc que
dans le cadre maltais, les deux formes de manifestation de la variation stylistique
coexistent et sont réalisées par les mêmes locuteurs — tous bilingues (Busuttil Bezzina,
2013). L’attention sera ici uniquement portée sur la variation stylistique réalisée par
alternance codique.
2 La présente analyse concerne le va-et-vient d’une langue à l’autre, dans le sens du
mélange intraphrastique du maltais et de l’anglais. Nous utilisons par commodité le
terme de « alternance codique » pour ce phénomène, tout en précisant que notre
approche ne se focalise pas sur l’aspect linguistique de l’alternance : ce qui nous
intéresse, ce sont les significations sociales véhiculées par le mélange et les
négociations interpersonnelles contractées entre les interactants plurilingues dans leur
recours à l’alternance, qui peut être axé sur l’accentuation autant des similitudes et de
l’inclusion, que des distinctions et de l’exclusion. Nous nous approchons, par cette visée
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fondée sur les fonctions plutôt que sur la forme, des positions théoriques autour du
concept de translanguaging, défini comme « the process of making meaning [and] shaping
experiences […] through the use of two languages2 » (Baker, Jones & Lewis, 2012, p. 1). Il sera
pourtant ici fait abstraction des usages fréquents de cette théorie dans le cadre de
l’éducation scolaire. L’association fréquente du translanguaging avec les classes
plurilingues est en effet l’une des raisons pour lesquelles nous préférons utiliser le
terme de « alternance codique ». Translanguaging a été traduit en français comme
« trans-apprentissage linguistique » (Rehorick, 2009), alors que notre étude porte sur la
vie de locuteurs bilingues en dehors du secteur de l’éducation. Nous ne souscrivons pas,
pour autant, à la conception qui peut être connotée par le terme de « alternance
codique », que les langues soient des entités discrètes ; dans les cadres plurilingues, on
atteste des pratiques souples et entrelacées. Garcia utilise l’expression « fuzziness of the
language practices » (« le flou des pratiques langagières », 2009, p. 150-151) pour ces
cadres. Mise à part la terminologie, le concept de translanguaging s’adapte mieux à
notre visée, car il va au-delà de ce que le terme de « alternance codique » laisse
traditionnellement entendre avec sa mise en relief du coté linguistique : «
Translanguaging […] goes beyond what has been termed codeswitching, although it includes it3
» (Garcia, 2009, p. 140). Le comportement des locuteurs informateurs de notre corpus
nous amène à prendre du recul également par rapport à une interprétation assez
répandue des motivations du translanguaging : « Translanguaging is the act performed by
bilinguals of accessing different linguistic features or various modes of what are described as
autonomous languages, in order to maximize communicative potential 4 » (Garcia, 2009,
p. 140 ; c’est nous qui soulignons). Dans le cadre maltais et certainement pour ce qui est
des locuteurs de notre corpus, tous les individus partagent le même bagage
linguistique, et l’alternance ne se fait pas pour permettre la compréhension et la
communication efficace, mais plutôt pour transmettre des valeurs sociolinguistiques
spécifiques en puisant dans les valeurs associées à des styles différents.
3 Une large gamme de contingences situationnelles conditionnent les changements
stylistiques : la formalité de la situation de communication, la composition de
l’audience, le sujet, le cadre de la situation, le ton (sérieux ou de plaisanterie), le
medium (écrit ou oral), mais aussi le contexte co-construit et reconstruit par les
participants à l’échange tout au long de l’interaction, leurs objectifs et les enjeux
identitaires (Busuttil Bezzina, 2013 ; Gadet, 2007). Alors que les premières études
sociolinguistiques (dont Labov, 1972) interprétaient la variation stylistique uniquement
en termes d’effets de la situation sur le discours (le discours étant tenu comme reflet
des données situationnelles5), les analyses plus récentes font une large part à l’initiative
des locuteurs, et à leur créativité (intentionnelle) du style au niveau de l’investissement
identitaire (Coupland, 2001 ; Eckert, 2000 ; Schilling-Estes, 2002). Ceci fait que les
changements de style ne sont pas prévisibles, mais interprétables (Bell, 1984), par la
prise en compte de l’influence réciproque qu’exercent les uns sur les autres les facteurs
situationnels, discursifs et pragmatiques.
2. Bilinguisme et diglossie en contexte maltais
4 Afin de mieux pouvoir interpréter les implications sociolinguistiques du changement
stylistique en contexte maltais, il est nécessaire de comprendre la configuration
linguistique qui caractérise cet archipel minuscule situé à 96 km au sud de la Sicile
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(population : 420 000). Ancienne colonie britannique, Malte a une langue nationale, le
maltais, et deux langues officielles, le maltais et l’anglais. Le maltais est la principale
langue de communication orale. Dans les zones branchées de l’île, une partie des
habitants n’utilise que l’anglais ou le mélange maltais-anglais6 (désormais MMA). Le
reste de la population les appelle par moquerie tal-pepè (les « fins snobs » de la ville de
Sliema et de sa région) pour leur façon de parler. Certaines zones ont des dialectes
régionaux, que beaucoup voient d’un mauvais œil en les appelant tal-ħamalli (des
« criards ») ; ces dialectes sont abandonnés au profit du maltais standard dès qu’un
locuteur parle à un inconnu ou dans une situation formelle. Certains locuteurs d’anglais
L1 méprisent le maltais pour son utilité limitée, et ses locuteurs sont perçus comme des
individus ayant un niveau d’éducation inférieur. Une enquête par questionnaire que
nous avons menée en 2008, portant sur l’emploi des différentes variétés et les attitudes
linguistiques, confirme la tension qui caractérise la situation linguistique à Malte : la
question des variétés éveille des sentiments vifs, exprimés par un langage qui fait
ressortir l’antipathie des uns et des autres envers telle ou telle catégorie de locuteurs7
(Busuttil Bezzina, 2013).
5 Certains chercheurs estiment que le bilinguisme de Malte n’admet pas de rapport
diglossique entre l’anglais et le maltais (Borg, 1980 ; Camilleri, 1995), en se basant sur la
différentiation partielle des fonctions remplies par les deux langues. En fait, il existe
des schémas distributionnels nets, et l’une ou l’autre langue domine chaque secteur
d’activité important (Busuttil Bezzina, 2013). Le maltais domine au niveau du pouvoir
juridique, de la fonction publique et des médias. Pourtant, en dehors de ces cadres
institutionnels où le maltais est imposé, c’est l’anglais qui jouit du statut de variété
High (désormais H). Le maltais est de loin la langue la plus utilisée pour la conversation
quotidienne, mais la majorité de la population écrit automatiquement en anglais8. Les
communications écrites du secteur privé (entreprises, institutions financières,
organisations diverses) et les pancartes dans les magasins sont en anglais. Le maltais
n’est pas assez développé lexicalement pour qu’on s’en serve dans certains secteurs
professionnels, comme la médecine, l’ingénierie et l’informatique. L’anglais est la
langue des colloques, de l’éducation universitaire et de la recherche. Les spots
publicitaires sont dans l’une ou l’autre langue, en fonction du type de public visé.
6 En fait, même les chercheurs qui soulignent l’avancement du maltais et partant
l’absence de diglossie, ne manquent pas de parler des fonctions différentes remplies par
chacune des langues, ou du prestige majeur dont jouit l’anglais : « English serves the
function of a High variety and Standard serves as the Low variety, with the possibility however
that it may also complement English in some of its High functions9. » (Borg, 1980, p. 9)
L’emploi répandu du MMA constitue une preuve du prestige associé à l’anglais.
7 À notre avis, l’affirmation que la situation linguistique de Malte se caractérise par le
bilinguisme sans diglossie ne peut s’appliquer qu’au niveau institutionnel10, où la
projection du maltais est forte. Au niveau social, la diglossie régit les rapports entre les
deux langues. Il serait plus pertinent de décrire la communauté maltaise comme
relativement diglossique (Busuttil Bezzina, 2013). Le recouvrement des deux langues
dans certains domaines représente des changements en cours (Romaine, 1995), sur
lesquels nous reviendrons plus loin.
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3. Le corpus
8 Afin d’analyser la variation intralocuteur, quatre locuteurs-clés ont été enregistrés,
avec leur accord préalable, dans plusieurs situations marquées par différents degrés de
formalité. Le choix des locuteurs se basait sur notre postulat qu’il existe en maltais
(comme dans d’autres langues) deux types distincts de discours formels, que nous
avons appelés « le formel protocolaire » et « le formel des situations non
institutionnelles ». Le premier serait appris par l’éducation formelle et pratiqué par des
professionnels de la parole publique dans des situations à enjeu « sérieux » ou
médiatiques ; le second serait pratiqué par tous, normalement dans des cadres
transactionnels, souvent dans des échanges avec des experts. Afin de mettre en place
les conditions pour pouvoir tester cette hypothèse, nous nous sommes inspirée de
Bilger et Cappeau (2004), qui suivent eux aussi des locuteurs dans des corpus longs pour
identifier selon quelles modalités un même locuteur utilise différents styles. Les
auteurs analysent le discours d’un locuteur non professionnel de la parole publique et
celui d’un homme politique, afin de voir comment la notion de registre permet
d’expliquer les différences entre leurs discours. Nous avions parmi nos locuteurs deux
professionnels de la parole publique (le vice-Premier ministre et un professeur
universitaire) et deux locuteurs non professionnels (un cadre, une assistante en
pharmacie). À part le vice-Premier ministre (désormais vice-PM), dont nous avons fait
connaissance préalablement aux enregistrements, les autres participants étaient des
personnes antérieurement connues, ce qui nous a permis de les suivre dans diverses
situations en les y accompagnant. Ces personnes font partie d’un réseau familial, ce qui
offre l’avantage de faire émerger, plus que dans les interactions entre inconnus, des
schémas discursifs particuliers comme l’ironie, l’allusion, et les présuppositions non
explicitées (Tannen, 2005).
9 L’enregistrement des interactions PARLEMENT (vice-PM) et RADIO (professeur), qui
nous ont été signalées par les locuteurs eux-mêmes, était disponible sur l’Internet.
Nous avons laissé notre appareil digital au vice-PM et au cadre pour qu’ils enregistrent
des sessions dans leurs bureaux respectifs. Dans tous les autres cas, nous étions
présente et avons nous-même effectué les enregistrements. Avec leur accord préalable,
les personnes n’étaient souvent pas au courant de la présence ou du fonctionnement de
l’appareil. Le tableau 1 indique le participant principal et la taille de chacune des
interactions, le lieu où elle s’est déroulée et la situation d’interaction. Le corpus oral
transcrit (par nous-même) totalise plus de 60 000 mots. Nous avons analysé les
interactions pour les occurrences d’alternance.
Tableau 1. – Répartition des interactions du corpus selon les locuteurs.
RÉPARTITION DES INTERACTIONS DANS L’ÉCHANTILLON
PROFESSIONNELS DE LA PAROLE PUBLIQUE
Situation PROFESSEUR UNIVERSITAIRE VICE-PREMIER MINISTRE
formelle
Émission radiophonique portant sur son
expertise d’historien – RADIO11
studio ; 27 minutes
Intervention parlementaire –
PARLEMENT
parlement ; 34 minutes
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semi-
formelle12
Réunion avec son assistant
personnel – ASSISTANT
bureau du vice-PM ; 11 minutes
informelle
1. Fête de première communion de sa nièce –
FÊTE
chez son beau-frère ; 24 minutes
2. Diner chez lui ; la famille de sa belle-sœur est
invitée – DINER
salon/salle à manger ; 65 minutes
NON-PROFESSIONNELS DE LA PAROLE PUBLIQUE
ASSISTANTE EN PHARMACIE CADRE
formelle
Rendez-vous avec un agent financier sur
l’héritage du père / des investissements –
COMPAGNIE FINANCIÈRE
bureau de la compagnie ; 20 minutes
semi-
formelle
Vaccination de sa sœur et de ses neveux –
VACCIN
clinique publique où elle travaille ; 20 minutes
Session de planification du travail
avec son supérieur –
PLANIFICATION
bureau de l’entreprise ; 32 minutes
informelle
1. Diner chez elle : la famille de sa sœur est
invitée – DINER
salon/salle à manger ; 65 minutes
2. Fête de première communion de sa nièce –
FÊTE
chez son frère ; 24 minutes
3. Déjeuner en famille – RESTAURANT
au restaurant ; 15 minutes
1. Planification d’un décernement
des prix avec son supérieur – PRIX
bureau de l’entreprise ; 3 minutes
2. Fête de première communion
de sa nièce – FÊTE
chez son beau-frère ; 24 minutes
3. Diner chez sa belle-sœur –
DINER
salon/salle à manger ; 65 minutes
4. L’alternance codique en fonction du style et dulocuteur
10 La division entre locuteurs professionnels et non professionnels de la parole publique a
des retombées importantes sur les schémas variationnels manifestés en fonction du
type et du degré de formalité des situations de communication. L’analyse du corpus
suggère que dans le cadre maltais, l’alternance codique est l’une des principales
manifestations de la différence entre formel protocolaire et formel des situations non
institutionnelles. Dans les contextes institutionnels du parlement et de la radio, où le
maltais est formellement imposé par les politiques linguistiques officielles, les deux
professionnels de la parole publique tâchent d’éviter l’alternance. Ainsi, dans le texte
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RADIO, où le professeur est interviewé pour son expertise d’historien13, le recours à
l’anglais est minimal et se limite aux cas où le locuteur est en mal de mot, ce que l’on
remarque à travers l’hésitation dans l’exemple 1. Le présentateur de l’émission lui
souffle alors le mot maltais14 :
(1) L2 : le assolutament / inti
ĊITTADIN / fil-post fej= għandek il-*belongings* haw= eh:::
L1 : id-domiċilju tiegħak15
PROFESSEUR – RADIO
L2 : non absolument / tu es CITOYEN / àl’endroit où tu possèdes tes *belongings*(possessions) quoi euh :::L1 : ton domicile
11 Cette insistance à utiliser le mot maltais se comprend, compte tenu des règlements sur
le bon usage de la langue maltaise dans les médias et les sanctions encourues (sous
forme d’amendes). Une fois libre des contraintes institutionnelles, le professeur recourt
pourtant souvent à l’alternance codique jusque dans ses interactions informelles,
lorsqu’il s’agit par exemple de termes techniques16 :
(2) L6 : < le sujet est le musée desInvalides > in-*Napoleonic Wars*[…] sas-*second world war* /
kemm trid li rajt / imma fl-aħħar
(tiġba’ hu=?) […] għax huma kienujispeċċjaliżżaw / speċjalment fil-*Hundred Years War* / kienujispeċjaliżżaw fil-kavallerija /// aral-Ingliżi kellhom il-*commonsoldiers* haw= il- (l-irġiel jimxu?)PROFESSEUR – DINER
L6 : les *Napoleonic Wars* (guerresnapoléoniennes) […] jusqu’à la *secondworld war* (deuxième guerre mondiale) /j’ai vu énormément de choses / maisfinalement tu en as marre hein ? […]parce que eux ils se spécialisaient /surtout durant la *Hundred Years War*(Guerre des Cent Ans) / ils sespécialisaient en cavalerie /// par contreles Anglais avaient les *common soldiers*(fantassins) =fin (les hommes quimarchent ?)
12 Ce qui expliquerait ce comportement verbal du professeur pourrait être soit l’habitude
d’employer ce genre de terme en anglais, soit la volonté d’affirmer son statut d’expert
par le recours à l’anglais. Cette dernière possibilité est d’autant plus plausible que
l’alternance ne se limite pas, chez lui, aux termes techniques, mais va notamment de
pair avec l’acte de l’évaluation, lorsqu’il pose des jugements sur une multitude de sujets
en invoquant (de manière implicite) son statut de personne instruite : au moins treize
occurrences de jugements partiellement formulés en anglais ont été repérées dans ses
interactions informelles (dont l’exemple 3) :
(3) L6 : < le sujet est ses vacances àParis > *it was wise* […] *it was
very good* […] veru sabiħa / *it’s abit complicated* eh?PROFESSEUR – DINER
L6 : *it was wise* (c’était sage) […] *it wasvery good* (c’était très bien) […] elle estvraiment belle / *it’s a bit complicated*(c’est un peu compliqué) hein ?
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5. Enjeux identitaires
13 L’usage de l’anglais souligne l’appartenance du professeur à l’élite académique et
intellectuelle. Le cas de M. Tonio Borg, vice-PM, est particulièrement révélateur à cet
égard : le maltais employé par ce professionnel de la parole publique dans un contexte
institutionnel et formel, cède vite la place au prestige de l’anglais, au moins par l’usage
du MMA, lorsque ce personnage parle avec son assistant dans un cadre moins formel et
non protocolaire à la fin de la journée de travail. On a vu plus haut que la recherche en
translanguaging souligne la souplesse qui caractérise normalement les changements de
langue dans la plupart des cadres plurilingues : les frontières entre langues sont floues
et permettent la fluidité dans les pratiques linguistiques et dans la construction des
identités linguistiques (Garcia, 2009). Dans la contribution du vice-PM, ce genre de
mouvement naturel d’une langue à l’autre, au point que les langues paraissent ne plus
avoir de frontières nettes, se limite à son interaction avec son assistant. Dans son
intervention parlementaire, il laisse voir une intention claire d’éviter l’alternance
autant que possible (voir les exemples ci-dessous). Même s’il n’y réussit pas tout à fait,
le taux de termes anglais est minime17, comparé à l’investissement lexical en maltais. La
séparation codique dans ce contexte est plutôt comparable à celle d’une série de
discours formels, destinés à être lus à différents publics18, qu’il a rédigés exclusivement
en maltais. L’intervention parlementaire, bien que de nature beaucoup plus spontanée
car les points sont développés sur-le-champ, révèle elle aussi un grand effort pour
utiliser le maltais, qui y est la langue privilégiée même pour les termes techniques
(alors que les locuteurs maltais les réalisent d’habitude en anglais dans des contextes
non protocolaires). Il en va de même pour des termes qui sont, par conformité à des
attitudes de valorisation de l’anglais, susceptibles d’être réalisés dans cette langue
selon une « mode » plutôt moderne, comme les noms des jours de la semaine, des mois
et des dates (Busuttil Bezzina, 2013), et pour les chiffres, alors que ceux-ci sont à Malte
très souvent réalisés en anglais (Cucciardi, 1990).
14 Ainsi, si dans l’intervention parlementaire on trouve des termes techniques en maltais,
comme tal-Kunsill tal-Ewropa (du Conseil de l’Europe), il-mozzjoni proċedurali (la motion
de procédure), ce genre de termes sont systématiquement réalisés en anglais dans
l’interaction avec l’assistant : rridu niddiskutuha fil-*United Nations* / fis-*Security Council*
(nous devons en discuter dans les *United Nations* (Nations unies) / dans le *Security
Council* (Conseil de sécurité). Et alors qu’avec son assistant, il réalise les noms des
jours de la semaine en anglais (exemple 4), il les énonce en maltais au
parlement (exemple 5) :
(4) tridu ssibu data […] *preferablyThursday / preferably*L2 : *a / a Thursday*?L1 : *Thursday* jew *Friday*VICE-PM (L1) – ASSISTANT
vous devez identifier une date […]*preferably Thursday / preferably* (depréférence par un jeudi / depréférence)L2 : *a / a Thursday*? (un / un jeudi)L1 : *Thursday* (jeudi) ou *Friday*(vendredi)
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(5) L2 : […] ma jittiħidx il-vot propju
dikinhar / imma jittieħed l-Erbgħa
filgħodu […] = iġifieri jekk jin-jintalab it-Tnejn …VICE-PM – PARLEMENT
L2 : […] le vote ne soit pas pris ce jour-là / mais il soit pris le mercredi aumatin […] c’est-à-dire que s’il est dem-demandé par un lundi …
15 Dans les deux textes en question, les dates sont en distribution complémentaire, en
anglais dans le texte ASSISTANT : mela llum għandna *ninth* (alors aujourd’hui on est
le *ninth* (neuf), et en maltais dans le texte PARLEMENT : il-verdett tal-poplu / tat-
tmienja ta’ Marzu (le verdict du peuple / du huit mars). Il y a également une
distribution complémentaire des horaires en anglais dans le texte ASSISTANT (dont
l’exemple 6) et en maltais dans le texte PARLEMENT (dont l’exemple 7) :
(6) hekk *about six thirty* pereżempju jew *seven*VICE-PM – ASSISTANT
comme ça *about six thirty* (autour de dix-huit heures trente) par exemple ou *seven*(dix-neuf heures)
(7) L2 : is-sedje qalet le / niħduh
issa / fid-disgħa / neqsin ħamesminutiVICE-PM – PARLEMENT
L2 : la présidence a dit non / on le prendmaintenant / à vingt-et-une heures / moinscinq minutes
16 La comparaison entre textes n’est pas possible pour les années et les chiffres, qui ne
figurent que dans le texte PARLEMENT où ils sont systématiquement en maltais19,
comme dans dal-parlement / għaddew minnu SBATAX –IL ELF / u seba’ mitt domanda /
parlamentari (dans ce parlement / il a été traité de dix-sept mille / sept cent questions /
parlementaires). Les seules exceptions sont deux références à des années en anglais,
dont : =ed TIGDEB / fin-*nineteen ninety-six* / niftakar / laqgħa tal-grupp parlamentari / […]
u kont JIEN wieħed minn dawk li nsistejt / li NAGĦTU l-*pairing* (vous MENTEZ / en
*nineteen ninety-six* (mille neuf cent quatre-vingt-seize) / je me rappelle / une
réunion du groupe parlementaire / […] et j’étais MOI un de ceux qui ai insisté / de
DONNER le pairage). Cette référence à une année en anglais remplit une fonction
pragmatique : l’alternance attire l’attention sur les intentions communicatives du
locuteur qui met en avant le contraste entre, d’une part, son parti qui avait souhaité,
lorsqu’il était parti de l’opposition, accorder le pairage au parlement, et, d’autre part,
l’actuel parti de l’opposition qu’il accuse de refuser d’accorder le pairage à son
gouvernement pendant la législation courante. Les deux références à des années en
anglais contrastent toutefois dans ce texte émis dans un cadre protocolaire avec non
moins de treize occurrences de références en maltais :
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(8) L2 : ma ġiet risposta ta’ xejn /
elfejn u ħamsa / elfejn u sitta / elfejn
u sebgħa / elfejn u TMIENJA / u maġiet l-ebda rispostaVICE-PM – PARLEMENT
aucune réponse ne nous parvint / deuxmille cinq / deux mille six / deux millesept / deux mille HUIT / et aucuneréponse ne nous parvint
17 Lorsque le vice-PM interagit avec son assistant, les termes anglais qu’il utilise ne se
limitent plus aux catégories susceptibles à l’alternance, comme les termes techniques,
les noms des jours et des mois et les chiffres. L’alternance est dans ce cadre
fréquemment fortuite :
(9) imma:: jibdew jaħsbupolitikament / x’tip ta’
programm jagħmlulu […]imma: = ġifieri: / *they theyhave to own it* / fhimt?VICE-PM – ASSISTANT
mais:: qu’ils commencent à penserpolitiquement / à quel type de programme luipréparer […] mais: c’est-à-dire / *they theyhave to own it* (ils ils doivent en assumer laresponsabilité) / tu comprends ?
18 Ces schémas divergents d’emploi des codes montrent qu’un locuteur professionnel de la
parole publique en maltais formel peut immédiatement pencher vers le MMA une fois
libéré de la contrainte de l’emploi institutionnel du maltais. Il parait que dans les
situations de discours oral improvisé, marquées par le formel protocolaire, les
frontières entre langues deviennent, sinon étanches, au moins bien plus épaisses que
dans les situations qui admettent davantage de spontanéité.
19 Le locuteur, en adoptant un style protocolaire, ou bien un style plus libre contenant
davantage d’alternance, peut être comparé à ces acteurs du théâtre grec de l’Antiquité
qui changeaient de masque pour manifester différents états d’âme. Le locuteur se
construit une identité en fonction de la présence de règles protocolaires strictes ou de
leur relâchement. Il endosse lorsqu’il le faut une identité de vice-PM s’adressant à ses
collègues parlementaires et au grand public du haut de sa position d’autorité en tant
que numéro deux du gouvernement et leader parlementaire du parti au pouvoir, avec
les obligations (même linguistiques) qu’un tel statut comporte. En dehors de ces cadres
réglementés, l’inclusion de nombreux termes et expressions anglais dans le discours
professionnel semble être associée à un certain statut, à l’efficacité, au
professionnalisme, et dans certains cas, à l’autorité du décideur. Ceci va dans le sens
des idées avancées par Canagarajah (1995) sur le pouvoir et la domination exercés par
la langue anglaise à l’époque contemporaine, comme produit et vecteur de la
mondialisation (« global English »). En contexte maltais, l’anglais n’est pas nécessaire
pour servir de lingua franca, mais il peut être exploité à des fins de contrôle social.
20 Ce dernier type de comportement verbal variable au niveau de l’alternance peut aussi
être observé chez les locuteurs qui ne sont pas des figures publiques. L’assistante en
pharmacie, femme du professeur, intègre l’anglais à divers degrés dans ses propos
selon les situations dans lesquelles elle se trouve. Au restaurant, où la famille s’est
réunie, les femmes20 parlent mode, famille et travail. À des moments précis, le
changement de code effectué par l’assistante en pharmacie reflète un changement de
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footing21. Ainsi, de ses propos en maltais langue dominante, elle passe à une séquence en
MMA, lorsqu’elle rapporte une conversation avec le médecin-chef, directeur général de
la grande clinique publique où elle travaille, avec qui elle a « flirté » en anglais :
(10) L3 : XXX issa m’in- / issa
m’iniex nagħlqu / konn= =ed
nixorbu l-wiski / l-ieħor kien =edisajjar /// eh jiena l-*SMO* stess
qalli =ġifieri dil-ġimgħa / dħalt
għandu għidtlu aħħ *how nice*
għidtlu *your your office* / da= l-*head* tal-*clinic* / l-*SMO* /
għidtlu / bil-*heating* u hekk /
għidtlu mhux bħal dawk l-
imġienen li għandi hemm isfel
għidtlu bl-erkondixins
għaddejjin / qalli / *put down / asmall tot of whisky* mal-
*coffee* / tani hu biex nagħmelil-wiski hu ? / *go ahead*< rires >L4 : l-*SMO* tal-*pharmacy* jiġijew ?L3 : tal-*clinic / senior medicalofficer* / XXXX / *polyclinic*ASSISTANTE EN PHARMACIE –RESTAURANT
L3 : XXX maintenant on ne / maintenant onferme plus / on était en train de boire duwhisky / l’autre il était en train decuisiner /// et puis moi c’est le *SMO*(médecin-chef) lui-même qui m’a dit aprèstout cette semaine / je suis entrée chez luije lui ai dit ah:: *how nice* (qu’est-ce quec’est bien) je lui ai dit *your your office*(votre votre bureau) / c’est le *head* (chef)de la *clinic* (clinique) / le *SMO*(médecin-chef) / je lui ai dit / avec le*heating* (chauffage) et comme ça / je luiai dit pas comme ces fous que j’ai en bas jelui ai dit avec les appareils d’airconditionné allumés / il m’a dit *putdown / a small tot of whisky* (mettez / unepetite gorgée de whisky) avec le *coffee*(café) / c’est lui qui m’a donné pour mettredu whisky n’est-ce pas ? / *go ahead* (lapermission)
21 Des différentes motivations que Romaine (1995) énumère pour expliquer la
signification de l’alternance, celle qui correspond le mieux au comportement de cette
locutrice lorsque l’alternance intraphrastique devient très fréquente dans son discours,
c’est la pression culturelle qui la pousse à privilégier l’anglais pour montrer son
appartenance à une élite. L’emploi de la langue extra-communautaire peut être vu
comme l’expression linguistique du rejet d’un type de vie (ibid.). Romaine rend compte
de l’étude de Gal (1979), qui atteste l’emploi de l’allemand par les femmes de la
communauté hongrophone en Autriche comme un signe du rejet de la vie paysanne.
Dans le cas de la locutrice maltaise, le choix de l’anglais pourrait signifier le rejet de
l’identité insulaire, l’affirmation d’une distance voulue entre elle et ces « criards » à
l’esprit borné, au niveau d’éducation inférieur. Parallèlement, elle affirme une
mentalité plus ouverte, moderne, européenne. L’alternance est donc, chez cette
locutrice, métaphorique, et constitue une affirmation d’appartenance à un groupe, en
même temps que la stigmatisation d’un autre. Son comportement est aussi dans une
certaine mesure interprétable dans la perspective du « language-crossing »
(« franchissement des langues », Rampton, 1995) qui rend compte de l’emploi par un
locuteur d’un code associé à une ethnie autre que la sienne, par souci d’établir une
certaine identité et des pratiques communes avec les membres de l’ethnie légitime, et/
ou de souligner des divergences entre soi-même et une communauté particulière (ibid.).
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22
Pour revenir à l’idée de la mondialisation de l’anglais, ce type de recours à la langue
démasque l’illusion que l’anglais favorise la communication unifiée : l’anglais se révèle
être lié à l’inégalité et entrave dans une certaine mesure la communication, parce qu’il
peut servir d’outil d’exclusion de certaines catégories d’individus, ne fût-ce que
symboliquement, en dehors de l’empire culturel qui lui est associé (Pennycook, 2005).
L’anglais se révèle être une clé de l’accès au pouvoir (Shelton, 2007).
22 La transaction de l’assistante en pharmacie dans un bureau de la compagnie financière
reflète encore plus clairement les significations culturelles de l’alternance. L’anglais (ou
plus précisément le MMA), semble être la L1 de l’agent financier (L1), qui accueille
l’assistante en pharmacie (L2) et sa sœur (L5). L2 tâche de se montrer à la hauteur du
choix linguistique de l’agent en employant elle aussi le MMA ; par cette accommodation
linguistique, la locutrice veut manifester des compétences d’anglais et par là le fait de
posséder le même bagage social que son interlocuteur :
(11) L1 : eqq da= kien / *threefive nine four* il-*holding*kien / *so if it was split up /between how much four?*L2 : *four / and my mother*
L5 : *and my mother* / eħeL1 : *five* / i- i- imma l-*mother* użufruttwarja?
L2 : *my mother* tieħu nofs /*my mother takes half*L1 : in-nofs
L2 : u aħna *the other half wedivide in four*ASSISTANTE EN PHARMACIE –COMPAGNIE FINANCIÈRE
L1 : bon celui-ci c’était / *three five ninefour* (trois cinq neuf quatre) la *holding*(participation) c’était / *so if it was split up /between how much four?* (alors s’il a étédivisé / entre combien quatre ?)L2 : *four / and my mother* (quatre / et mamère)L5 : *and my mother* (et ma mère) / ouiL1 : *five* (cinq) / m- m- mais la *mother*(mère) est-elle usufruitière ?L2 : *my mother* (ma mère) prend la moitié /*my mother takes half* (ma mère prend lamoitié)L1 : la moitiéL2 : et nous *the other half we divide in four*(l’autre moitié nous la divisons en quatre)
23 La traduction immédiate d’un énoncé maltais en anglais semble indiquer de sa part un
effort conscient pour utiliser l’anglais autant que possible [*my mother* tieħu nofs /
*my mother takes half* (*my mother* (ma mère) prend la moitié / *my mother takes
half* (ma mère prend la moitié)]. Le fait que ce choix de code soit déterminé par la
formalité de la situation, par l’identité de l’interlocuteur qu’elle respecte, le contexte
spatial du bureau, le sujet technique de la transaction et la relation inégale entre elle et
son interlocuteur expert, est rendu évident lorsqu’on observe un comportement très
différent de la même locutrice dans une situation informelle.
24 Dans le texte DINER en effet, la sœur de l’assistante en pharmacie et sa famille sont
invitées à diner chez elle, son mari le professeur et leur fils de quinze ans. L’assistante
en pharmacie parle en maltais à sa famille lorsqu’elle est plus décontractée ; elle se
construit alors une identité de simple membre d’une famille qui, d’une manière
générale, parle maltais comme langue dominante, par exemple lorsqu’elle taquine son
beau-frère (L4) en omettant certains phonèmes, signe d’informalité :
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23
(12) L3 : < à son beau-frère > all=ra
m’intix tagħmel kif qallek il-XX ? < àpropos d’un médecin que L4 arencontré à la clinique où travaille L3(l’assistante en pharmacie) et qui aproposé à L4 de mettre un stylo sur lefront pour ses fréquents maux de
tête > / kemm dħaqt
L4 : dak il-ħin bdejt
L3 : kemm XXX / għidtilhom < ses
collègues > min għandu wġigħ ta’ ras ?
għidtilhom ejja X bil-bajrow / l-għada
reġa’ rani / ma nafx kif ġie l-għada /XXXXL4 : XXX bajrow ?L3 : u reġa’ qalli:
L4 : qalli (nixrob tadam=?) għall-allerġija hu ?
L3 : għall-allerġija // haw= għand=
ikun / għall-uġigħ ta’ ras xi mkienhaw= < rires >ASSISTANTE EN PHARMACIE – DINER
L3 : alors tu ne fais pas comme le XXt’a dit ? / j’en ai tellement riL4 : à ce moment-là j’ai commencéL3 : XXX tellement beaucoup / je leurai dit < à ses collègues > qui a mal à latête ? je leur ai dit allez X avec unstylo / le lendemain il m’a vueencore / je ne sais pas pourquoi il estrevenu le lendemain / XXXXL4 : XXX stylo ?L3 : et il m’a encore dit:L4 : il m’a dit de boire du jus detomates pour l’allergie n’est-ce pas ?L3 : pour l’allergie // là je crois /pour les maux de tête quelque part là< rires >
25 Une fois les convives installés à table, pourtant, on remarque chez elle un changement
de footing, reflété dans l’usage d’un style moins relâché. La cause est sans doute
attribuable en partie au cadre spatial, la salle à manger des hôtes étant imposante, avec
ses meubles et ornements précieux, et en partie au sujet, lorsque la maitresse de
maison parle de thèmes qui affirment son statut bourgeois, comme sa bonne
(exemple 13), les études de son fils, son expertise dans le monde médical et ses voyages
à l’étranger. Dans tous ces cas, l’assistante en pharmacie emploie le MMA. Ainsi, les
noms des jours de la semaine sont produits en anglais, conformément à ce qui est
devenu une mode reflétant une certaine affectation chez un nombre considérable de
maltophones.
(13) L2 : (kellek il-*maid* illum?)
L3 : is-soltu ngħidilha tiġi
*Tuesday* / imm= aħna m’aħniex
daqshekk *fixed* ta / nagħtu kas
ngħidilha / ġieli tgħid / tgħidli tista’*Monday* jow *Wednesday* inti ?ASSISTANTE EN PHARMACIE – DINER
L2 : tu avais la *maid* (bonne)aujourd’hui ?L3 : d’habitude je lui dis de venir le*Tuesday* (mardi) / mais nous le jourc’est pas tellement *fixed* (fixe) tusais / par exemple je lui dis / parfoiselle dit / elle me dit tu peux *Monday*(lundi) ou *Wednesday* (mercredi) tucrois ?
26 Rampton (1995) problématise l’ethnicité et la socialisation avec une mise en relief de
l’idée de parenté biologique et d’héritage par rapport à l’ethnie, chez des adolescents
engagés dans l’interaction multiethnique22 dans des établissements scolaires
britanniques, où le franchissement des langues implique la conscience d’un mouvement
distinct au-delà de frontières sociales. Le locuteur aurait pour but d’adopter l’ethnicité
d’une communauté de pairs qui n’est pas la sienne, ou de se joindre à cette
communauté en créant une nouvelle ethnicité. Dans le cadre de notre étude,
l’appartenance à divers groupes ethniques comme point de départ n’est pas
fondamentalement pertinente, les locuteurs ayant tous, à première vue, la même
origine maltaise. Pourtant, le comportement de locuteurs comme l’assistante en
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pharmacie nous amène à réfuter l’idée d’une ethnicité stable, unique et
universellement partagée par la population, et à embrasser une définition de l’ethnicité
telle que celle fournie par Le Page et Tabouret-Keller (1985), que Rampton interprète
ainsi : l’ethnicité implique généralement la combinaison d’éléments tels que la
conscience d’un lieu, d’une origine et d’une destinée communs, le partage culturel et/
ou linguistique, un certain degré de consensus sur l’évaluation des non-membres en
tant que « autres », l’identification avec le groupe, et sa reconnaissance par les non-
membres (Rampton, 1995, p. 487). Nos locuteurs franchissent les frontières entre styles
et parfois même entre codes — maltais (formel et informel), MMA — lorsqu’ils sont
amenés à communiquer dans des situations marquées par différents degrés et
différents types de formalité. Ce faisant, ils montrent dans certaines occasions23 la
volonté d’appartenir à un groupe plutôt qu’à un autre, de souligner la différence (plutôt
que le partage des normes) et une destinée distincte de celle du groupe
linguistiquement majoritaire (les locuteurs de maltais L1). Ils se placent dans un groupe
considéré comme celui des locuteurs privilégiés d’un code plus prestigieux (les
locuteurs du MMA).
27 Rampton (1995) montre que les individus négocient une variété d’identités
interactionnelles et institutionnelles, où les codes (dans notre cas, nous pouvons aussi
ajouter les styles) sont porteurs d’ensembles complexes de connotations symboliques.
Le franchissement des frontières de langues soulève le problème de la légitimité :
l’assistante en pharmacie doit à certains moments faire de réels efforts pour se
conformer aux attentes d’alternance qu’elle ressent comme s’imposant à elle dans
l’interaction formelle et technique avec l’un des propriétaires de la compagnie
financière.
28 L’identité sociale, tout comme l’appartenance ethnique, n’est pas fixe, mais est
négociée au fur et à mesure que l’interaction se déroule : selon Rampton, l’ethnicité est
une construction par laquelle les locuteurs créent des contrastes et se positionnent, en
créant, en exprimant et en interprétant des distinctions sociales. L’identité, par
exemple de classe ou d’ethnie, devient pertinente tout en changeant à différents
moments de l’interaction, selon les besoins et les pressions situationnelles. Elle tire sa
signification de la nature des interactions particulières dans lesquelles elle est activée
(Rampton, 1995, p. 486).
29 Nous interprétons le comportement des locuteurs des classes moyenne et dirigeante,
qui font preuve de plus en plus d’instances d’alternance dans leur discours, comme un
reflet des changements culturels qui altèrent la conscience ethnique de cette catégorie
de locuteurs. Les linguistes et historiens de la culture (Borg & Mifsud, 2005 ; Cassar,
2001 ; Ebejer, 1989) identifient trois piliers ayant traditionnellement régi et affermi
l’identité maltaise : la religion catholique, la langue maltaise et, ironiquement, la
présence de pouvoirs étrangers qui consolidait la cohésion du peuple face aux
dominations diverses. On peut donc se demander dans quelle mesure les attitudes
linguistiques de dissociation ethnique et de distinction psychologique seraient
attribuables au bouleversement social qui a porté atteinte à chacun comme à la fusion
de ces trois éléments, autrefois facteurs unificateurs. Parmi les forces qui semblent
sonner le glas de la cohésion ethnique autour des facteurs identitaires traditionnels, les
principaux responsables sont sans doute l’enseignement généralisé de l’anglais, la
portée moindre de la religion dans la société et, paradoxalement, la cessation des
dominations étrangères. Il semble que ces changements rapides soient en train
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d’affaiblir le tissu communautaire et font perdre les marques d’appartenance autour de
points de repère communément partagés ; ils favorisent par contre l’émergence de
nouveaux modèles.
30 Un comportement similaire à celui de l’assistante en pharmacie vis-à-vis de l’anglais est
manifesté par le cadre, second locuteur non professionnel de la parole publique. Une
session de planification du travail entre le cadre et son supérieur, collègues dans une
société de développement de logiciel, montre le recours fréquent à des termes
techniques en anglais, sans doute provoqué par le contexte de technologie avancée qui
caractérise leur profession. Les termes techniques sont accompagnés d’autres termes
communément réalisés en anglais, comme les noms des mois et les termes de gestion
(handed over, transition, by end of August ; exemple 14) :
(14) L1 : […] imbagħad għandna l-*instant pricing / phase two /instant pricing phase two* qed
narawna / li aħna ħa nlestu l-analiżi / u t-*technical specs* /imma *development* jista’ jiġi*handed over* ukoll / imma: /jekk l-Indjani ma
jipperformjawx / jew aħna narawli hija *too much / complex* /
jista’ jkun nibqgħu bid-
*development* aħna […] issa
mbagħad għandek *archivingphase two / archiving phase twoGary* =ed jara / li *by end ofAugust* / inkunu tajjarnieh /
=iġifieri / ma jidħolx fit-*transition*CADRE – PLANIFICATION
L1 : […] et puis on a la *instant pricing /phase two / instant pricing phase two*(facturation instantanée / phase deux / lafacturation instantanée phase deux) nousnous voyons / que nous on aura terminél’analyse / et les *technical specs*(spécifications techniques) / mais le*development* (développement) peut être*handed over* (livré) aussi / mais: / si lesIndiens n’auront pas de bons résultats / ousi nous voyons qu’elle est *too much /complex* (beaucoup trop complexe) / il estpossible que nous continuions nous avec le*development* (développement) […] etpuis tu as *archiving phase two / archivingphase two Gary* (l’archivage phase deux /l’archivage phase deux Gary) il voit / que*by end of August* (à la fin aout) / nousl’aurons terminé / c’est-à-dire qu’iln’entrera pas dans la *transition*(transition)
31 Ailleurs chez ce locuteur (L2), même si l’interlocuteur est toujours son supérieur (L1),
dans une interaction informelle du fait du ton humoristique et du sujet trivial
(l’organisation d’une fête de décernement de prix), le recours à l’anglais est minimal.
L’identité et l’efficacité professionnelles n’y constituent plus un enjeu :
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(15) L1 : *Antoine* < l’un desdirigeants de l’entreprise > kellmekjew?
L2 : *Antoine* =ed nitkellem miegħu
[…] le rrispondejtu / għidtlu: // inti:
ibda filkas itlaq baxx baxx ħafna ħa
jagħmlu hekk ta / jien per eżempjurrid nitlaq naq=a kmieni wkoll /
irrid nitlaq / għas-sitta w nofs /minn tal-inqas
L1 : GĦAS-sitta w nofs?
L2 : eħeL1 : < railleur, fait une grimace >
L2 : eħe / u le jista’ jkun ma ddumxdaqshekk
L1 : eh / jien għadni għadni marqadtx ta llum?L2 : le tidher =iġifieri imma / t=idxnibdew mela ma jmurx torqodlihaw=?CADRE – PRIX
L1 : *Antoine* il t’a parlé quoi ?L2 : *Antoine* je suis en contact avec lui[…] non je lui ai répondu / je lui ai dit: //toi: tu commences et puis si tu veux tupeux partir en catimini y en a plein quiferont comme ça / moi par exemple jedois partir un peu tôt aussi / je doispartir / vers six heures et demie / aumoinsL1 : VERS six heures et demie ?L2 : ouaisL1 : < railleur, fait une grimace >L2 : ouais / mais non il est possiblequ’elle dure pas si longtempsL1 : hein / tu sais que j’ai pas encoredormi aujourd’hui ?L2 : ben c’est clair mais / tu veux qu’oncommence avant que tu t’endormes ?
32 Le recours aux différents codes parait donc revêtir des implications stylistiques
empreintes de valeurs sociolinguistiques particulières : respect de contraintes
formelles, volonté de se rapprocher ou de se distancier d’un groupe, affichage du statut
social, de l’efficacité et de l’autorité professionnelle, ou détente lorsqu’on interagit au
sein de l’intimité familiale.
6. Conclusion
33 Au terme de cette discussion, il est clair que diverses sources d’influence opèrent
ensemble pour forger la configuration particulière du bilinguisme à Malte. Il en résulte
des tendances conflictuelles au niveau des attitudes et préférences linguistiques. Tant
l’anglais que le maltais figurent dans des contextes formels, mais il semble que seuls les
contextes institutionnels agissent comme des barrières plus ou moins solides contre
l’anglais. Les contextes formels non strictement protocolaires, gérés par les locuteurs
parce que se situant au-delà des sphères soumises aux impositions linguistiques
officielles, ouvrent la voie à l’emploi parfois même affiché de l’anglais, à différents
degrés de présence (le taux d’anglais dans les séquences en MMA étant variable). La
facilité et la fréquence des passages intraphrastiques d’une langue à l’autre témoignent
des frontières codiques floues dans ces contextes et dans les contextes d’informalité.
34 Alors que la recherche en translanguaging accentue cette idée de souplesse qui permet
aux locuteurs plurilingues de recourir à leur répertoire linguistique en alternant avec
une aisance naturelle pour produire du discours sémantiquement cohérent, le
comportement verbal des locuteurs professionnels de la parole publique dans notre
corpus démontre que les cadres officiels ont des retombées sur le degré de fluidité avec
lequel on pourrait passer d’une langue à l’autre. Le mouvement à l’intérieur du
répertoire des locuteurs devient plus rigide dans les situations protocolaires à cause
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des contraintes de monolinguisme qui exercent des pressions bien réelles. C’est dans
les contextes non institutionnels, où les locuteurs réalisent fortuitement l’alternance
pour des propos tout à fait spontanés, que les frontières entre langues deviennent plus
perméables.
35 Le corpus confirme la réalité d’un phénomène linguistique commun parmi les membres
de la classe moyenne, qui consiste à privilégier les termes anglais pour exprimer
quelques notions comme les jours de la semaine, les dates, etc. C’est ce genre de termes
anglais, à part le jargon technique, qui continue d’avoir quelque présence, même si très
diminuée, à l’intérieur du discours produit en maltais langue dominante dans des
contextes protocolaires.
36 En dehors des contextes institutionnels, l’anglais, perçu comme langue de prestige,
connote le statut social, l’autorité et/ou l’efficacité professionnelles. Ces tendances
vont dans le même sens que la théorie sur l’impact de l’anglais comme moteur et
conséquence de la mondialisation : l’anglais peut servir d’arme, une arme par laquelle
le locuteur cherche à « se tailler la part du lion » dans l’appropriation du pouvoir social.
Des pressions culturelles peuvent en effet pousser le locuteur à privilégier l’anglais à
travers l’emploi du MMA : il afficherait ainsi son appartenance à l’élite, tout en se
distanciant d’un groupe stigmatisé. En franchissant les frontières des langues et par là
des styles, les locuteurs montrent leur désir et leur ambition de se forger des identités
particulières, institutionnellement, socialement, et selon les traits caractéristiques de
chaque interaction. L’emploi de tel ou tel style renvoie au problème de la légitimité
d’appartenance : on parle comme un groupe particulier parce qu’on souhaite en être
considéré comme membre à part entière.
37 Le comportement linguistique des classes moyenne et dirigeante, très souvent marqué
par l’alternance, semble être la conséquence de changements culturels modernes
survenus à Malte, auxquels ces classes sont sensibles. Les facteurs culturels qui
assuraient autrefois l’union sociale cèdent la place à des facteurs susceptibles de
produire la fragmentation de la société maltaise en groupes linguistiquement distincts.
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ANNEXES
CONVENTIONS DE TRANSCRIPTION
/, //, ///
MAJUSCULES
=
*…*
:
pause — brève, moyenne, longue
mot(s) mis en relief par une intensité accrue
phonème(s) non prononcé(s)
début et fin de l’alternance
allongement de la voyelle
NOTES
1. On parle de Malte comme pays bilingue, mais, dans les îles, à part le maltais standard et
l’anglais, certains parlent le maltais dialectal (surtout réservé à des usages informels dans les
zones rurales) et une variété appelée par les linguistes le mélange maltais-anglais (Borg, 1980),
fondée sur un va-et-vient systématique (mais qui ne répond à aucune règle formelle) entre le
maltais et l’anglais.
2. Notre traduction : « le processus de créer du sens [et] de constituer des expériences […] à
travers l’usage de deux langues ».
3. Notre traduction : « Le translanguaging […] va au-delà de ce qu’on a appelé “alternance
codique”, bien qu’il l’inclue ».
4. Notre traduction : « Le translanguaging est l’acte réalisé par les individus qui accèdent à
différents traits linguistiques ou à des modes variés de ce qu’on décrit comme des langues
autonomes, afin de favoriser le potentiel communicatif. »
5. Voir pour une critique Gadet (1998).
6. Il faut clairement établir une distinction entre le mélange maltais-anglais, dont l’alternance
omniprésente est la principale caractéristique, et le discours en maltais, qui ne contient que
sporadiquement des termes ou expressions anglais (voir la note 1).
7. Ainsi, les sondés, majoritairement locuteurs du maltais L1, ont massivement exprimé leur
condamnation de l’alternance codique (malgré son omniprésence), des locuteurs d’anglais L1
surtout lorsqu’ils n’ont que de faibles compétences d’anglais, des parents maltophones qui
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éduquent leurs enfants à parler l’anglais comme L1, etc. La stigmatisation du maltais dialectal est
également ressortie, tout comme un certain sentiment de supériorité des quelques sondés
locuteurs d’anglais L1.
8. Faute d’études, on ne peut pas se prononcer sur les motifs : défaut de compétence ou
incertitude face aux complications du maltais (et ses graphèmes non prononcés), habitude
presque généralisée, volonté de démontrer des compétences d’anglais ?
9. Notre traduction : « L’anglais sert la fonction de variété H et le maltais standard celle de
variété Low (désormais L), avec pourtant la possibilité qu’il remplisse aussi des fonctions H. »
10. Dans ce cas on doit faire exclusion de l’institution éducative, qui admet des rapports
diglossiques entre les deux langues, l’anglais étant le principal véhicule de l’enseignement
(Caruana, 2011).
11. Les mots en majuscules indiquent le code attribué à chaque interaction ; le code sera utilisé
dans les exemples pour renvoyer à telle ou telle interaction.
12. La catégorie des interactions « semi-formelles » ou « semi-informelles » correspond à ces
interactions dont certains éléments les rapprochent du formel (par exemple, la distance entre
interlocuteurs, le cadre spatio-temporel, le médium, et ainsi de suite) et d’autres de l’informel
(par exemple, un sujet plutôt banal ou personnel). Ces classifications concernant le degré de
formalité des interactions ne sont qu’approximatives, puisqu’elles se basent sur notre jugement
intuitif selon le genre discursif et le contexte communicationnel. Elles doivent simplement servir
de point de départ pour permettre une organisation pratique du corpus, et ne sont pas un
résultat définitif de l’analyse de l’échantillon discursif.
13. Il s’agit d’une émission de la radio de l’université, destinée à un public éduqué. Le professeur
publie en anglais, mais les règlements officiels sur l’emploi du maltais dans les médias imposent
un maltais « correct ».
14. Pour les conventions de transcription, voir le tableau en annexe.
15. Les extraits transcrits reproduisent les prononciations non standard qui tendent à indiquer
de l’hypercorrection : le locuteur a ainsi ici prononcé tiegħak pour tiegħek.
16. Les termes techniques de l’histoire existent en maltais, mais la recherche académique se
faisant le plus souvent en anglais, il est plus naturel pour le professeur de les produire en cette
langue.
17. On trouve dans le texte PARLEMENT (6 467 mots), 259 mots en anglais (4 %), dont beaucoup
sont d’ailleurs des répétitions des mêmes termes techniques (12 fois les 2 mots Mister Speaker,
8 fois les 2 mots select committee, etc.), pour certains desquels il n’existe pas vraiment de terme
maltais (36 fois pairing, 18 fois ruling, etc.). Par contre, on trouve 249 items lexicaux anglais dans
le texte Assistant (2 280 mots), soit 11 % du nombre total des mots, et ces items correspondent
souvent à des termes communs, non techniques, et variés.
18. Il s’agit d’un discours pour la Journée de la femme, d’un discours aux maires de l’Est, et d’un
discours aux diplomates.
19. Les années et les chiffres sont très couramment réalisés en anglais dans la conversation
spontanée et même au-delà de ce genre de contexte informel.
20. Il s’agit de l’assistante en pharmacie, sa sœur, infirmière, son autre sœur, enseignante, sa
belle-sœur, femme au foyer, sa mère, institutrice retraitée, sa tante, ouvrière retraitée, et deux
nièces, adolescentes.
21. La notion de footing (Goffman, 1981) se réfère à l’ajustement réalisé par les participants à une
interaction, aux mouvements qui impliquent un changement de ton ainsi que de rôle social de la
part des participants, comme un changement de vitesse qui a lieu chaque fois qu’on passe du
transactionnel au banal ou vice versa.
22. Les réseaux principaux sont, dans l’étude de Rampton : les groupes indien, pakistanais, noir,
anglais de souche, bangladais et italien.
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23. Il en va ainsi, par exemple, de l’assistante en pharmacie lorsqu’elle interagit avec son
supérieur à la clinique, ou avec l’agent financier.
RÉSUMÉS
Cette étude vise à interpréter les implications sociolinguistiques de l’alternance codique entre le
maltais et l’anglais à partir de l’analyse d’un corpus de discours oral produit par des locuteurs
maltais bilingues. Il s’en dégage des différences comportementales, au niveau de l’alternance,
entre des locuteurs professionnels et non professionnels de la parole publique, et en fonction du
contexte décontracté ou de formalité (protocolaire ou autre). L’anglais jouit d’un prestige
marqué et peut servir d’instrument pour affirmer le propre statut social, le professionnalisme ou
l’appartenance à un groupe plutôt qu’à un autre. Des changements au niveau de la configuration
de la société maltaise favorisent le changement linguistique, et inversement.
The aim of this study, which is based on a corpus of spoken discourse produced by bilingual
Maltese speakers, is to describe some possible sociolinguistic implications of switching between
Maltese and English in Malta. Public speech professionals and more ordinary speakers show
different switching habits, and diverse patterns also emerge according to whether the context is
relaxed or formal, be it institutional formality or more usual formality as in some transactional
interactions. Socially, prestige is associated with English. This language can serve as an
instrument to affirm one’s social status and professional position, as well as to express identity
through one’s allegiance to a group’s norms rather than those of another. Changes affecting the
traditional configuration of Maltese society seem to favour language shift, and vice versa.
INDEX
Mots-clés : variation, style, alternance codique, identité, formalité, prestige
Keywords : variation, style, code-switching, identity, formality, prestige
AUTEUR
ANNE-MARIE BEZZINA
Université de Malte
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Discours sociolinguistiques etdiscours profanes face à la variationstylistique dans la prononciation dufrançaisSociolinguistic and Ordinary Discourses about Phonostylistic Variation in
French
Maria Candea
1 La tradition sociolinguistique puise dans les travaux pionniers de Labov (1972) deux
idées majeures : premièrement le fait que tout locuteur est pluristyle selon le degré de
surveillance de ses productions linguistiques, même si cela peut se manifester à des
degrés divers selon les situations et les classes sociales, et deuxièmement le fait que les
styles de prononciation sont aisément reproductibles de manière expérimentale selon
qu’on demande aux gens de lire une liste de paires minimales, un texte, ou bien selon
qu’on les place en situation d’entretien formel ou de conversation spontanée. Ce
paradigme a été adopté tel quel ou avec des ajustements par de nombreux
sociolinguistes qui étudient la prononciation du français, avec parfois des focalisations
particulières sur certains aspects : la variation en fonction de l’âge et du prestige acquis
(Duez, 1991 ; Fagyal, 1995), de l’origine régionale (Durand, Laks & Lyche 2009), de la
classe ou de l’affiliation sociale (notamment Mettas, 1979 ; Jamin, 2005 ; Hansen, 2000 ;
Fagyal, 2010 ; Lekha-Lemarchand, 2011), du genre (Bento, 1998), etc.
2 Une cinquantaine d’années plus tard, la notion de « style de prononciation » a été
profondément redéfinie notamment grâce aux méthodes ethnographiques
d’investigation : Eckert (2010) ou Mendoza (2008) mettent en lumière des variations
stylistiques très fines dans la prononciation selon les enjeux — évolutifs — de la
situation, les postures identitaires en interaction ou les stratégies argumentatives.
3 La variété des points de vue des chercheurs et des corpus étudiés font que nous
disposons à présent d’un grand nombre d’études détaillées sur la variation stylistique
dans la prononciation en français, que ce soit au sujet des locuteurs que
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Bourdieu (1982) appellerait « légitimes », ceux qui imposent leur parole sur le marché
linguistique d’une société, ou sur les locuteurs « illégitimes », ceux dont la parole est
socialement minorée. Les connaissances produites par ces études sont, comme toutes
connaissances, socialement et historiquement situées et, compte tenu du sujet qui
suscite facilement des discours épilinguistiques, nous pouvons nous attendre à ce qu’il
y ait une certaine porosité entre les discours des sociolinguistes et ceux des locuteurs
non spécialistes de la langue.
4 Comme le notait déjà, il y a une trentaine d’années, Tajfel (1981, p. 223) au sujet des
identités sociales, les processus parallèles d’unification et de diversification sont plus
rapides que jamais dans un contexte où des groupes humains très divers entrent en
communication les uns avec les autres à une très vaste échelle ; cela doit avoir
fortement contribué à configurer les discours sur autrui, ceux des sociolinguistes
comme ceux de tout francophone. Confronter ces deux types de discours permettra
d’apporter des éléments de réponse aux questions suivantes : peut-on repérer quelques
convergences et divergences entre les discours savants produits par la sociolinguistique
devenue institutionnelle et les discours dits profanes ? L’observation des discours
profanes peut-elle continuer à nourrir les études futures en sociolinguistique ?
5 La première partie de cet article présentera une analyse rapide du sentiment
linguistique profane (Paveau, 2009) au sujet de la prononciation, tel qu’il résulte d’une
récente étude que j’ai pu mener à l’aide d’un groupe d’étudiant-e-s du master de Lettres
modernes de l’Université Sorbonne Nouvelle, auprès d’un échantillon ad hoc. La
seconde partie résumera, en miroir, les tendances des études sociolinguistiques sur la
variation stylistique dans la prononciation du français, pour pouvoir proposer, en
conclusion, une comparaison entre les deux types de discours et quelques pistes de
recherches.
1. Susciter des discours épilinguistiques auprès denon linguistes
6 Pour documenter des discours épilinguistiques actuels en France, j’ai construit un
protocole assez simple d’enquête par questionnaire, que j’ai mis à l’épreuve en tant que
pré-enquête auprès de deux personnes. La trentaine d’étudiants et étudiantes qui
suivait mon séminaire de master de sociophonétique en 2012-2013 a eu comme
consigne, pour le devoir, de recueillir des réactions évaluatives auprès de deux
personnes de leur entourage (famille, voisins ou amis) au sujet de six extraits de parole
enregistrée, d’une douzaine de secondes chacun. 68 personnes (hommes ou femmes,
d’âges très variés, habitant dans différentes régions de France, profils sociaux divers)
ont été sollicitées.
1.1. Stimulus utilisés
7 Les six échantillons de parole soumis à évaluation appartenaient à trois locuteurs ayant
des métiers prestigieux liés à des compétences langagières réputées au-dessus de la
moyenne (deux journalistes et une actrice) et à trois locuteurs ayant un statut moins
valorisé et non lié à des compétences langagières particulières (deux lycéens, sans
métier du fait de leur âge, et un ancien joueur de rugby).
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8 Les deux journalistes soumis à évaluation étaient Patrick Poivre d’Arvor (extrait d’un
journal télévisé) et Catherine Ceylac (extrait d’interview de l’émission Thé ou Café) ;
l’actrice était Fanny Ardant, en interview dans la même émission Thé ou Café. De
nombreux auditeurs sollicités ont reconnu ces voix, notamment celle du présentateur
vedette, ce qui était un effet prévisible. Cela permettait d’augmenter, le cas échéant,
l’effet d’une profession valorisée en ajoutant celui de la notoriété d’une personne.
Quant aux deux lycéens enregistrés, ils faisaient partie du groupe que j’ai été amenée à
suivre durant ma dernière recherche de terrain (voir Candea, 2012a pour une
présentation synthétique) et le commentateur de rugby était Richard Astre,
s’exprimant dans un journal radiophonique podcasté à partir de France Info. Personne
parmi les auditeurs ne pouvait reconnaitre ces trois dernières voix.
9 La perception des auditeurs et auditrices était volontairement amorcée1 par les profils
des personnes enregistrées, qui leur étaient indiqués ainsi : 1/ journaliste de télévision,
présentateur de journal ; 2/ ancien joueur de rugby, toulousain, consultant sportif sur une radio
nationale ; 3/ lycéen de Seine-Saint-Denis lors d’une préparation d’examen oral ; 4/ lycéenne de
Seine-Saint Denis lors d’un exercice de lecture ; 5/ journaliste de télévision, lors d’un entretien
avec une artiste ; 6/ actrice, lors d’une interview à la télévision.
10 Pour donner une idée des caractéristiques de ces enregistrements, j’essaie de dresser ici
une liste de traits de prononciation qui m’ont semblé susceptibles d’avoir une saillance
perceptive.
11 Du côté des locuteurs connus, la prononciation de PPDA et celle de C. Ceylac
contenaient différentes marques caractéristiques du phonostyle journalistique :
emphase prosodique, allongements vocaliques parfois remarquables, épithèses
fricatives particulièrement longues (Candea, 2012b), et chez Ceylac deux « e d’appui »
(ou épithèses vocaliques, Carton, 1999 ; Candea, 2002). La prononciation de F. Ardant
contenait des voyelles nasales très ouvertes (« intempéries » prononcé [ãtãpeRi]), des
épithèses fricatives particulièrement longues, une insistance inhabituelle sur certaines
consonnes occlusives /k, t/ prononcées avec beaucoup d’énergie, des allongements
vocaliques emphatiques ; elle parlait en voix soufflée durant tout cet extrait, sur le ton
de la confidence-séduction.
12 Du côté des autres locuteurs, le lycéen produisait un contour saillant montant-
descendant ultra-rapide que Lehka-Lemarchand (2011) considère comme une
caractéristique emblématique de l’« accent de banlieue », des /t/ affriqués au contact
avec /j/, des /a/ postérieurs, un « euh » d’hésitation et un allongement du connecteur
« ben ». La lycéenne prononçait des /t/ et /d/ fortement affriqués, la nasale /ã/ proche
du [õ] assez fermé et postérieur, deux /R/ pharyngaux ainsi que des liaisons
considérées comme très fréquentes non réalisées, comme par exemple « quand#il ».
Enfin, le commentateur de rugby produisait une prononciation globalement marquée
par l’accent du sud-ouest : schwas finaux prononcés, nasales allongées et partiellement
dénasalisées.
13 Tous les extraits contenaient un lexique courant plutôt soutenu mais des
prononciations qu’on peut qualifier de « non standard », assez typantes, susceptibles
d’être perçues et identifiées par les auditeurs sollicités.
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1.2. Questions posées
14 Le questionnaire fourni aux étudiants comportait cinq questions sur le caractère
« standard » ou « non standard » de la prononciation, sur les sons perçus comme
prononcés de manière remarquable et sur l’appréciation globale de l’extrait de parole
écouté. La dernière question demandait aux auditeurs de catégoriser chaque
prononciation par rapport à leurs représentations du groupe dont faisait partie la
personne enregistrée. Elle était formulée ainsi :
Pensez-vous que la journaliste que vous venez d’écouter a une façon trèspersonnelle de parler, ou bien qu’elle prononce comme nombre de ses confrères ?Explicitez, notamment si vous pouvez proposer des explications de sa façon deparler.
Les mots « journaliste » et « confrères » étaient remplacés respectivement par
« lycéen » et « camarades » pour les extraits concernés, ou par « actrice » et « nombre
d’autres actrices ».
15 Les auditeurs répondaient par écrit, de manière télégraphique, mais les étudiants-
enquêteurs avaient comme consigne de noter également, dans la mesure du possible,
les remarques produites oralement lors des écoutes, notamment si elles n’étaient pas
consignées sur les feuilles des questionnaires.
16 Il ne serait pas pertinent de présenter ici des données quantifiées, homogénéisantes,
dans la mesure où les enquêteurs et les lieux d’enquête étaient très divers, et la durée
des entretiens n’était pas standardisée (certains étudiants ont passé 20 à 25 minutes
pour un entretien, d’autres ont passé une heure et demie). Je me contente donc de
résumer ce qui me semble pertinent pour la réflexion sur la catégorisation des styles de
parole.
1.3. Tendances générales dans les réponses obtenues
17 Nous nous attendions, au regard de la littérature de spécialité, à ce que la
prononciation des locuteurs servant de modèles en matière de langage (journalistes et
actrice) soit catégorisée comme standard et que leurs spécificités passent inaperçues,
comme non marquées ; de même nous nous attendions à ce que le fait d’avoir rendu
saillantes les identités sociales des locuteurs entraine une stéréotypisation
(Tajfel, 1981), chaque locuteur devenant un prototype de sa catégorie : le lycéen de
banlieue parisienne, l’actrice, le présentateur télé, etc.
18 Or, il a été frappant de constater que les particularités de prononciation ont été
globalement souvent mentionnées. Parfois dès la première question, de manière
spontanée, parfois après la relance qui demandait aux auditeurs de focaliser leur
attention sur la prononciation des voyelles et des consonnes (car certains avaient
tendance à se focaliser plutôt sur le lexique, ou sur l’intonation).
19 Pour les trois locuteurs dont le statut n’induisait pas de compétences langagières
particulières (l’ancien joueur de rugby et les deux lycéens), comme attendu, les
auditeurs ont remarqué de nombreuses variantes de prononciation : nasales « du sud »
pour le commentateur, nasales non conformes pour les lycéens (« peinture » entendu
comme « panture », /ã/ entendu comme /õ/) ,« e muets prononcés », accent trainant, /
r/ « arabe ou guttural », /t/ « soufflé, chuintant, mouillé » (pour les occlusives
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affriquées), /a/ fermé, « tirant vers le ‘o’ », liaisons non faites, prononciation
nasillarde…
20 Mais, contrairement à ce que l’on pouvait penser à priori, les métiers et la notoriété des
trois autres locuteurs n’ont pas masqué leurs prononciations remarquables. Les
auditeurs ont très souvent évoqué le rythme trainant de PPDA, le parler « soufflé » des
deux journalistes et surtout de l’actrice, les nasales trop ouvertes de Fanny Ardant, les
attaques occlusives particulièrement fortes de certains mots, les « e » rajoutés à la fin
de certains mots. Les épithèses fricatives ont également été souvent perçues,
notamment chez F. Ardant et C. Ceylac2. La journaliste en produisait une
exceptionnellement longue, suivie d’une épithèse vocalique après le mot « vous »
(prononcé [vu:ç:ə]), et les auditeurs ont fait preuve d’une grande créativité graphique
pour rendre compte de la prononciation perçue : « vous en sifflant, vousf, vouf, vouff,
voufff, vousssssseuh, vouch, voufe, voufeu, vouchch… ».
21 Les auditeurs n’ont pas mobilisé les catégories de « standard » et « non standard », et la
demande portant sur l’appréciation subjective et globale des extraits écoutés n’a pas
permis de départager les locuteurs aux métiers de la parole et les autres. En effet, les
extraits les plus appréciés ont été ceux produits par C. Ceylac, la lycéenne et l’ancien
sportif, tandis que les extraits les moins appréciés étaient ceux de PPDA (monocorde),
du lycéen (inarticulé, agressif) et de F. Ardant qui a suscité tantôt des réactions de
détestation (affectée, pompeuse, surannée, ampoulée, insupportable, pédante, égotique,
castafiore…), tantôt d’enthousiasme (sublime, poétique, rêveuse, émouvante, aérienne…).
22 Globalement, les auditeurs se sont approprié les macro-catégories proposées dans le
protocole et les ont reformulées en insistant soit sur les traits de prononciation des
groupes sociaux (journalistes, ados, bobos, bourgeois, racaille, arabe, africain), soit sur les
traits régionaux (parisien, pointu, sud-ouest, banlieue), soit les deux. En raison de la
composition de l’échantillon interviewé (qui ne comportait ni lycéens, ni acteurs, ni
journalistes), tous les auditeurs se sont positionnés comme étant extérieurs (outgroup)
aux groupes d’affiliation des locuteurs écoutés, ce qui a enclenché un mécanisme
d’évaluation intergroup et a facilité la formulation de critiques (Tajfel, 1981).
1.4. Clivage entre les locuteurs en fonction de leur proximité avec
les normes langagières prestigieuses
23 En revanche, si l’on observe la grande variété des syntagmes produits pour
« expliquer » les prononciations remarquables, en écart par rapport à une
prononciation supposée neutre, un clivage subtil apparait entre nos deux catégories de
locuteurs.
24 Pour les locuteurs « légitimes », les ‘juges’ formulent une grande diversité d’hypothèses
faisant une large place à leurs choix stylistiques supposés, aux effets recherchés et en
général à leur agentivité ou puissance d’agir (« agency » : Butler, 1997). Les tendances
générales sont résumées dans le tableau 1 :
Tableau 1. – Tendance des réponses au sujet des locuteurs dont la parole est réputée prestigieuse.
Locuteur Tendances des interprétationsConclusion sur
l’individuation
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PPDA
– Adopte un ton monocorde ou monotone parce qu’il se veut
rassurant (il parle d’une épidémie).
– Insiste sur certains mots pour rendre l’information plus facile à
comprendre.
– Un style qui se veut efficace.
Style très personnel.
C. Ceylac
– Style d’interview culturelle maniérée.
– Tente de construire une ambiance chaleureuse, joviale, enjouée,
sympa, mondaine / essaie de mettre à l’aise l’autre, de l’englober /
se montre faussement chaleureuse, hypocrite ou pédante / adopte
un ton snob, mièvre ou précieux.
– On imagine presque sa gestuelle et son sourire.
Une façon bien à elle de
parler, parle d’une façon
très personnelle.
F. Ardant
– Rythme très saccadé mais personnel, attaques fortes pour
convaincre, s’imposer ou conquérir l’autre / hésite entre
convaincre et se perdre dans son monde par les mots.
– On a l’impression qu’elle essaie de se faire désirer quand elle
parle.
– A un ton de voix hautain et un vocabulaire plutôt enrichi / ça la
fait passer pour une snob.
– Prononce comme d’autres actrices le feraient au théâtre, pas
dans une interview.
Une façon bien à elle de
parler, style très personnel.
25 Ainsi, très souvent, malgré le fait qu’il ait une prononciation typique parisienne avec
un phonostyle journalistique (« formaté journal télé »), les auditeurs trouvent que
PPDA a un style très personnel. Pour C. Ceylac, les réponses foisonnent d’adjectifs
généralement convergents sur son style et son intention de créer une atmosphère
spécifique. En ce qui concerne Fanny Ardant, il est plus difficile de construire un
florilège représentatif dans la mesure où elle déclenche des réactions fortes positives
ou négatives, mais les conclusions vont toutes vers le même consensus, très fort, d’une
façon très personnelle de parler.
26 Pour les locuteurs minorés, les réponses récoltées montrent une tout autre tendance.
Elles sont résumées dans le tableau 2.
Tableau 2. – Tendance des réponses au sujet des locuteurs éloignés des variétés prestigieuses.
Locuteur Tendances des interprétationsConclusion sur
l’individuation
Ancien
sportif
– Appuie sur les voyelles, il met des ‘g’ à la fin des mots.
– Il est dans le ton, on comprend tout de suite que c’est du
rugby.
Parle exactement comme ses
confrères3.
Parle façon sud-ouest et façon
rugby.
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Lycéen de
Seine-Saint-
Denis
– On sent l’envie de s’appliquer mais avec beaucoup
d’hésitation / on sent qu’il doute et qu’il n’est pas assuré,
mais essaie de répondre malgré son stress.
– Problème de l’agencement du contenu : complique son
discours à cause de la construction.
– On dirait qu’il agresse son interlocuteur.
– La fin des groupes syntaxiques est relevée, comme s’il
reprenait sa respiration après une nage en apnée, comme
s’il était soulagé d’en avoir fini / sa prononciation est un
peu mixée, pas très distincte, s’il fallait l’écrire on a
l’impression qu’il n’y a pas de ponctuation / à la fin de ses
phrases, l’intonation monte au lieu de descendre.
– Prononce comme beaucoup d’étrangers / sa parole n’est
pas tout à fait vulgaire, mais c’est limite / ça fait
vraiment racaille des cités.
Parle comme ses camarades ;
comme ses comparses ; comme
une bonne partie de ses
camarades ; comme la plupart des
jeunes des milieux populaires.
Pas personnel du tout, tous les
élèves de certains quartiers
parlent comme lui (banlieue).
Lycéenne
de Seine-
Saint-Denis
– Ton très dynamique.
– Lecture banale, rien de particulier / pas d’accent
particulier, mais parle trop vite et découpe ses phrases de
manière particulière.
– Accent africain, accent de banlieue mais pas très fort.
– Moins de rythme rap que le lycéen précédent.
– Elle a une voix joyeuse alors qu’elle parle de la mort de
Michael Jackson.
– Parle comme ses camarades, mais fait un effort de
diction dans ce travail.
Parle comme ses camarades4,
comme sa génération.
Comme beaucoup de gens quand
ils ne sont pas à l’aise pour lire un
texte en public.
Style assez habituel chez les
étrangers d’origine africaine.
27 Personne n’envisage la possibilité que les lycéens puissent avoir une façon personnelle
de parler, et presque personne ne l’envisage pour l’ancien rugbyman. Un très large
consensus se dégage là aussi, mais dans un sens contraire aux trois précédents : ils sont
perçus comme prototypiques (comme ses camarades, comme ses confrères).
28 Au sujet du sportif devenu commentateur, les réponses étaient très courtes et je n’ai
trouvé aucun verbe relevant du champ sémantique de l’intention, du vouloir ou de
l’agentivité en général, si ce n’est quelques vagues « il appuie sur les voyelles » et
absolument aucune trace de possibles choix stylistiques.
29 Pour le lycéen, chez qui pratiquement tous les auditeurs ont noté la présence de
« ben », hésitant, en début d’énoncé, un seul commentaire a fait une place à son
agentivité en matière de choix stylistique, formulé ainsi : « il fait sans doute des efforts,
il ne parle pas comme avec ses copains ados ». Ce commentaire apparait donc comme
tout à fait exceptionnel et peu représentatif car, par ailleurs, les seules remarques
recueillies envisageaient le style ou les connotations de la prononciation du lycéen
comme échappant entièrement à son contrôle et contraires à sa volonté (on dirait qu’il
agresse, complique son discours). Sa subjectivité est souvent masquée par des tournures
qui portent uniquement sur sa prononciation, décrite comme s’il s’agissait d’un
phénomène sans sujet (la fin des groupes est relevée, sa prononciation est mixée, l’intonation
monte, etc.).
Lidil, 50 | 2014
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30 En ce qui concerne la lycéenne, qui avait reçu des appréciations globalement plus
positives pour son exercice de lecture à haute voix perçue le plus souvent comme « très
dynamique », tous les auditeurs pensent que sa façon de lire n’a rien de personnel à
l’exception de cinq qui évoquent tout de même ses efforts pour contrôler sa
prononciation et se rapprocher du « standard ».
31 Le clivage entre locuteurs légitimes et locuteurs illégitimes me semble assez bien
résumé par une auditrice dans cette phrase produite spontanément après l’écoute du
dernier extrait (Fanny Ardant) : « Ardant c’est quelqu’un qui aime la langue, on sent un
plaisir de parler, de jouer avec la langue, contrairement au lycéen pour qui la langue est
quelque chose de simplement fonctionnel. »
32 Si l’on tente de synthétiser les tendances observées en matière d’interprétation de la
diversité des prononciations, on peut dire que lorsqu’on confronte des auditeurs
profanes à des locuteurs exerçant des métiers prestigieux de la parole, ils relient
rapidement les macro-catégories d’appartenance et les habitudes de prononciation
(ici : bourgeois, journalistes, parisiens…), mais recherchent spontanément et
systématiquement des traces d’individuation et des effets de style supposés
intentionnels, qu’ils décrivent par une profusion de tournures.
33 En revanche, lorsqu’on confronte les mêmes auditeurs à la parole de locuteurs minorés,
ceux-ci sont tout aussi rapidement rattachés à des macro-catégories d’appartenance
(ici : Méridionaux, sportifs, jeunes de banlieue populaire…), mais il n’y a pratiquement
jamais de recherche d’individuation ou de tentative d’identifier des effets de style
supposés intentionnels. Les locuteurs minorés sont perçus comme prototypiques de
leur groupe — envisagé comme homogène et inapte à la variation stylistique.
34 La macro-catégorisation unifiante suivie d’individuation pour les uns mais pas pour les
autres est indépendante de l’empathie (ou totale absence d’empathie) avec les locuteurs
écoutés.
2. Études sur la variation stylistique dans laprononciation du français
35 Intéressons-nous à présent aux tendances identifiables dans les publications
académiques portant sur les prononciations. En 2000, dans un numéro de LINX consacré
aux approches sociolinguistiques du plan phonique, Gadet comparait la profusion de
termes pour désigner les profils des locuteurs et la remarquable pauvreté des termes
pour les situations et les styles de parole associés. Elle mettait également en évidence
ce que la notion de « relâchement » avait d’idéologique, pour caractériser à la fois la
parole dite non surveillée (le style « relâché » étant une option pour les locuteurs avec
un grand capital culturel) et la parole produite dans les milieux socialement minorés,
supposée marquée par un « relâchement » articulatoire et musculaire inhérent,
compatible avec les analyses de Bourdieu sur l’hexis corporelle. En dehors de ce
paradigme assez réducteur, Gadet déplorait un manque flagrant de données et
d’analyses.
36 Si l’on tente de faire un bilan des études disponibles une bonne dizaine d’années plus
tard, on peut noter une évolution certaine depuis ce constat de quasi-absence formulé
en 2000, mais leur nombre est toujours bien trop faible.
Lidil, 50 | 2014
40
37 D’un côté, les recherches utilisant des protocoles pour observer la variation stylistique
des locuteurs dominés restent rares et éparses (Trimaille, 2003 ; Jamin, 2005 ; Lambert,
2005 ; Buson, 2009 ; Lehka, 2011 ; Auzanneau, Leclère-Messebel & Juillard, 2012) et cette
question reste souvent périphérique au regard de l’étude, souvent suscitée par la
demande sociale, des traits langagiers stigmatisants. Trimaille (2003) affirme vouloir «
étayer empiriquement l’hypothèse selon laquelle les représentations et les attitudes ont une
influence prépondérante dans la perception par les adultes de ce que Gueunier (2000) nomme une
“frontière d’incommunicabilité” avec les enfants des cités », et Lehka-Lemarchand (2011)
rappelle explicitement les idées reçues selon lesquelles les jeunes de couches populaires
n’auraient aucune sensibilité aux variations diaphasiques. Auzanneau, Leclère-
Messebel et Juillard (2012) évoquent la force de l’idée reçue selon laquelle les jeunes des
milieux populaires en réinsertion après un parcours judiciaire sont incapables de
variation stylistique, ainsi que l’hostilité à priori que rencontrent les conclusions
contraires auprès des acteurs sociaux commanditaires des enquêtes. Par ailleurs,
Lambert (2005) rend compte d’une expérience de jeux de rôles — interviews sur les
marchés — menée dans un lycée professionnel, où le style de parole des élèves en
rupture avec l’école changeait de manière radicale. Ce changement était tellement fort
que, lorsqu’une des élèves a eu l’occasion de se réécouter une dizaine d’années plus
tard, à la suite d’une rencontre fortuite avec la chercheuse, elle a refusé spontanément
de croire qu’il s’agissait de son propre enregistrement et a pensé qu’il s’agissait d’une
autre collègue.
38 D’un autre côté, les recherches portant sur des enregistrements de locuteurs dits
« légitimes » s’intéressent certes souvent à la variation stylistique, mais celle-ci est
appréhendée surtout à travers des oppositions entre lecture / conférence / entretien
formel / conversation / narration, catégories peu nombreuses et fortement liées aux
pratiques universitaires ou médiatiques (voir par exemple Mettas, 1979 ; Duez, 1991 ;
Fagyal & Moisset, 1999 ; Hansen 2000 ; Durand, Laks & Lyche 20095 ; Goldman, Auchlin &
Simon, 2009).
39 Autrement dit, malgré le postulat unanimement partagé en sociolinguistique selon
lequel tous les locuteurs sont pluristyles, l’inventaire des études disponibles pour le
français peut suggérer que nous aurions collectivement tendance à nous intéresser
davantage aux variations stylistiques chez les locuteurs socialement valorisés. De plus,
pour ces derniers, nous aurions tendance à appréhender la variation stylistique de la
prononciation à travers une grille de pré-catégories fort rudimentaire par rapport à
celles qui ont cours par exemple dans les études stylistiques portant sur des textes
littéraires. Il est très rare, par ailleurs, que des études visent à comparer les variations
stylistiques d’individus appartenant à différents groupes sociaux, comme l’avait fait
Labov (1972) dans son étude sur les /R/ à New York, où il interprétait la plus grande
amplitude de variation entre la première occurrence de fourth floor et la seconde chez le
groupe de classe moyenne comme le signe d’une plus grande insécurité linguistique.
3. Discussion et conclusions
40 Revenons à présent au point de départ de ces réflexions. En prenant en considération la
doxa de la sociolinguistique, on s’attendrait à ce que les chercheurs et les chercheuses
aillent à l’encontre des stéréotypes sociaux. Or, si nous observons les tendances
générales dans les pratiques de recherche des sociolinguistes, dont je fais partie, à
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41
travers les publications disponibles, il est difficile de confirmer facilement une
déconstruction nette de ces stéréotypes culturellement partagés, pour le moins dans le
domaine de la sociophonétique.
41 Il est possible d’affirmer, selon moi, que pour l’étude des variations stylistiques des
locuteurs socialement minorés, les sociolinguistes sont plutôt en avance sur les
opinions profanes, mais cette avance est assez récente (Gadet, 2000) et encore bien trop
timide. Il est vrai que les sociolinguistes défendent l’hypothèse selon laquelle tout
locuteur est pluristyle et évitent activement les termes stigmatisants pour décrire les
variantes socialement dévalorisées. Le relâchement articulatoire a plutôt fait place aux
contraintes articulatoires et au comportement des sons en contact. Il n’en reste pas
moins que les chercheurs sont encore trop rares à s’intéresser aux variations
stylistiques et à la recherche d’expressivité, ou à l’exploitation adroite de l’iconicité des
gestes articulatoires, et préfèrent le plus souvent s’en tenir à l’étude de « variables
explicatives » comme l’âge, l’ethnicité, le genre, les langues d’héritage, la réussite scolaire
(Fagyal, 2010) ou encore l’appartenance sociale ou la situation. Or, décrire les pratiques
des locuteurs minorés uniquement à travers leurs affiliations de groupe ne permet pas
de donner une place à leur agentivité.
42 Parallèlement, il me semble qu’au sujet de l’étude des variations stylistiques des
locuteurs jouissant d’un grand prestige social, les sociolinguistes sont au contraire
plutôt en retrait par rapport à l’opinion profane. La richesse foisonnante des
hypothèses et nuances produites, après seulement quelques secondes de parole de deux
journalistes et d’une actrice, par les auditeurs sollicités dans mon test de perception,
contraste de manière saisissante avec la simplicité des catégories que nous,
sociolinguistes en particulier sociophonéticiens, mobilisons généralement pour rendre
compte des variations stylistiques, comme par exemple « lecture / entretien formel /
conversation / interview politique », etc. La place importante accordée à la capacité des
personnes écoutées pour agir subtilement sur autrui à travers la prononciation,
construire une situation par la parole, marquer leur subjectivité, se distinguer, jouer
avec le langage, s’oppose aux analyses en sociophonétique où nous parlons plutôt
d’influence de la situation et de variation diaphasique, laissant peu de place à
l’agentivité. Or, celle-ci s’invite parfois de manière imprévue même dans les études
variationnistes classiques fondées sur des données sollicitées dans des situations
standardisées. Par exemple, Hansen (2000) montre comment une simple tâche de
lecture, présentée de manière identique à plusieurs personnes sollicitées, est investie
différemment selon leurs niveaux de littéracie (bien que ce ne soit pas l’objectif
premier de son étude). Ce constat est particulièrement flagrant lorsqu’on se penche sur
les lectures de texte recueillies dans le cadre du protocole PFC (Phonologie du français
contemporain) : selon les profils, les locuteurs et locutrices adoptent un style de lecture
hyperarticulé, didactique ou enjoué, ou au contraire un style pressé, monologique,
hypoarticulé et/ou monotone, ou produisent parfois une lecture laborieuse et
appliquée qui révèle leur difficulté face à la tâche demandée. Ces observations sur la
richesse de la variation stylistique remettent fortement en question l’hypothèse encore
fort répandue selon laquelle il suffirait de donner le même texte et la même consigne à
des personnes différentes pour obtenir « la même situation ».
43 Les études ethnographiques se situent au pôle opposé, où aucune situation n’est
identique à une autre. Par exemple, dans son ouvrage consacré aux gangs de jeunes
filles dans une ville du nord de la Californie, Mendoza-Denton (2008, p. 113) évoque en
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42
détail un rendez-vous très important qui a tourné court dès le rituel de salutation en
raison d’un faux pas : l’interviewé avait initié l’échange en donnant son prénom
(Manuel) prononcé [mæ:nyu:Ɛl] à l’anglaise, et la chercheuse a répondu en prononçant
le sien (Norma) à l’espagnole, sans voyelle longue et avec un /r/ apical. Cette
prononciation de la part d’une personne représentant l’université, dans un contexte où
le choix de la langue fait l’objet de négociations subtiles, a été interprétée par Manuel,
l’interviewé, comme une vexation, comme le signe que la chercheuse ne le croyait pas
capable d’être suffisamment à l’aise en anglais. Pour ce type d’analyse, la macro-
catégorie des salutations ne permet pas de rendre compte des contraintes sur la
prononciation, et cela pose la question de la pertinence des catégories pour comparer
les situations.
44 Trois directions de recherche me semblent à l’heure actuelle sous-exploitées, au sujet
du français.
45 Premièrement, il conviendrait certainement d’approfondir l’étude des contraintes qui
pèsent sur la production des variantes de prononciation prestigieuses, car elles sont
encore trop souvent présentées comme « neutres » et échappant à la fois aux
contraintes articulatoires et à l’agentivité (recherche de distinction, hyper-
articulation).
46 Deuxièmement, il serait nécessaire d’élargir et de multiplier les études portant
véritablement sur la variation stylistique des locuteurs peu valorisés socialement, et
veiller à poser le même type de questions sur les marqueurs sociolinguistiques
valorisants et stigmatisants. Cela diminuerait le poids des stéréotypes sociaux qui nous
incitent à réserver involontairement aux écrivains et aux personnages ayant une
grande notoriété les questionnements stylistiques (voir Fagyal, 1995 sur Marguerite
Duras), et aux groupes minorés les questionnements sur l’effet des langues en contact
et des propriétés articulatoires des sons (Fagyal, 20106). Cela permettrait de compléter
les descriptions trop éparses et parcellaires sur les capacités de variation stylistique
chez des personnes réputées peu habiles dans le maniement de la langue.
47 Troisièmement, il serait grand temps de dépasser les pré-catégories de genres
discursifs trop simplifiants, trop vagues et trop peu nombreux pour affiner les analyses,
en tirant profit des approches situées, ethnographiques et interactionnistes,
complémentaires de l’approche par corrélations quantitatives. Cela ouvrirait un
véritable chantier de réflexion sur la comparabilité des données.
48 Ajoutons enfin à ces trois pistes que, dans le sillage des hypothèses de Fonagy (1983) sur
l’iconicité relativement stable de certains gestes articulatoires, il serait possible
d’approfondir la complexité des relations entre ces éventuelles iconicités ou
motivations articulatoires, les conventions sociales et la créativité stylistique
individuelle.
49 Concevoir le langage comme une pratique complexe participant à la structuration
sociale (et non reflétant simplement cette structure), une pratique dont les règles sont
contestées et renégociées sans cesse, y compris dans le domaine phonétique, reste un
défi à relever.
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43
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NOTES
1. Pour la notion d’amorçage (priming) dans les protocoles expérimentaux de perception de la
parole, se rapporter par exemple à Signoret (2010).
2. PPDA en produisait une seule mais elle n’a jamais été clairement évoquée.
3. Parmi les rares personnes ayant trouvé que le commentateur avait une façon personnelle de
parler, une auditrice répondait ainsi : « Il a sa façon personnelle de commenter, on sent dans sa
voix que le journalisme n’est pas son premier métier. » Autrement dit, selon cette auditrice, ce
qui pouvait singulariser ce commentateur c’était le fait qu’il n’était pas journaliste, et qu’il ne
présentait pas les traits de prononciation du corps de métier attendu.
4. Deux auditeurs ont préféré ne pas répondre à cette question en disant : « Il faudrait entendre
d’autres jeunes en situation de lecture. »
5. Les données PFC (<www.projet-pfc.net>) prennent en compte la parole de locuteurs aux profils
sociaux très divers.
6. Pourtant, après avoir montré que les macro-catégories prédéterminées échouent à rendre
compte de manière satisfaisante des différences entre les collégiens étudiés, Fagyal (2010) admet
la nécessité de se pencher sur le profil particulier d’un élève (un « passeur » interculturel) et sur
ses stratégies stylistiques.
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RÉSUMÉS
Cet article propose une réflexion sur les relations entre les discours épilinguistiques profanes et
ceux des spécialistes en sociophonétique au sujet des prononciations du français. Les résultats
obtenus grâce à une enquête socioperceptive menée auprès de 68 auditeurs francophones de
France, de tous âges, sont d’abord résumés et ensuite confrontés aux tendances qui se dégagent
des publications scientifiques contemporaines sur la variation phonostylistique.
Il apparait que, si globalement les sociophonéticiens déconstruisent plus que les « profanes » les
stéréotypes stigmatisants pesant sur les locuteurs socialement minorés, leur démarche reste
encore inachevée. En revanche, ils utilisent des catégories beaucoup moins sophistiquées que les
auditeurs ordinaires pour caractériser les styles de ceux qui bénéficient d’un grand prestige
social. L’article plaide pour un renouvèlement des recherches dans le sens de la diversification
des descripteurs de la variation phonostylistique et d’une focalisation plus rigoureuse sur
l’agentivité des individus, quel que soit leur profil social.
This paper aims to investigate the relations between epilinguistic ordinary discourses and those
of experts in sociophonetics about the French pronunciation. The results obtained through a
socioperceptual survey based on 68 French-speaking listeners from France, of all ages, are first
summarized and then compared with trends in contemporary scientific publications about
phono-stylistic variation.
It appears that sociophoneticians generally deconstruct more than “ordinary people” the
stereotypes about lower-class speakers, but their approach still remains incomplete. However,
experts use much fewer categories than our listeners to characterize the phono-style of speakers
with high social prestige. The conclusion argues for a renewal of the research through a
diversification of the descriptors used for characterize the phono-stylistic variation and a more
clear focus on the agency of individuals, regardless of their social profile.
INDEX
Mots-clés : phonostyle, accent social, discours épilinguistique, discours expert, stéréotypes
Keywords : phono-style, social accent, epilinguistic discourse, expert discourse, stereotypes
AUTEUR
MARIA CANDEA
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, CLESTHIA
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Choix stylistiques plurilingues,catégorisation et construction desens : étude exploratoire dans uneécole professionnelle de Vénétie(Italie)Multilingual Stylistic Choices, Categorization and Construction of Meaning: A
Pilot Study in a Professional School in Veneto (Italy)
Anna Ghimenton et Letizia Volpin
What people think cannot be denied1.
(Proverbe basakata)
1. Introduction
1 Un regard attentif sur les différentes études centrées sur le style permet de constater
une variation importante dans les approches théoriques et méthodologiques. Cette
variation est particulièrement frappante si on considère la richesse des contextes
sociolinguistiques explorés ainsi que la diversité de questions de recherche posées
concernant le style. L’étude de la variation diaphasique2 revêt donc un champ
protéiforme, et — étant relativement nouvelle en particulier dans un contexte
plurilingue — contribue à une meilleure connaissance des liens sociaux s’établissant
entre style et pratiques langagières des jeunes. À notre connaissance, dans le domaine
italoroman, peu d’études à caractère ethnographique ont été menées dans l’espace
scolaire auprès d’adolescents. Le but de cette recherche exploratoire est de mieux
comprendre la façon dont un groupe de jeunes adolescent-e-s mettent leur
plurilinguisme à contribution de la variation stylistique dans leurs pratiques
interactionnelles au sein de la sphère scolaire. Ces pratiques se caractérisent par
l’usage conjoint de l’italien et du dialecte vénitien dans les conversations entre pairs
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47
mais aussi dans les tours de paroles que les élèves adressent à leurs professeurs. À
partir d’un corpus d’annotations, nous nous interrogeons sur les « mouvements
stylistiques » qui traversent les espaces discursifs observés lors d’une période
d’observation participante effectuée dans l’école professionnelle en essayant d’en saisir
la complexité. Ainsi, les caractéristiques sociolinguistiques du contact des langues
observées dans notre terrain de recherche nous ont conduites à rapprocher la théorie
de l’audience design présentée par Bell (1984) à la théorie de l’identité sociale (Social
identity theory) avancée par Tajfel (1978) issue de la psychologie sociale. La revue des
travaux présentée dans la section suivante situe la dimension du style dans ce
rapprochement disciplinaire dans le contexte italoroman.
2. De la théorie de l’identité sociale àl’accommodation : un rapprochement des niveauxintra- et inter-individuels ?
2 Les travaux laboviens (entre autres, Labov, 1972) marquent les débuts de la
sociolinguistique variationniste et des approches quantitatives, fondées sur l’examen
de la variation stylistique en fonction de facteurs sociaux (voir Schilling-Estes, 2002,
pour une vue synoptique des travaux en question). Il s’agit d’une approche
« statistique-corrélationnelle » (Mendoza-Denton, 2010, p. 186) permettant de relier les
phénomènes de variation stylistique aux caractéristiques sociales du locuteur. En effet,
dans un souci de quantification des données, les éléments interactionnels sous-tendant
la production langagière passent au deuxième plan car les variables observées seraient
mises en corrélation avec l’appartenance sociale des locuteurs. À la même époque,
Hymes (1974) introduit dans le paysage sociolinguistique l’ethnographie de la
communication où une approche plus qualitative de l’interaction est envisagée. Quelle
que soit l’approche adoptée, les études sur la variation stylistique situées dans les
espaces idéologiquement monolingues d’Europe ou d’Amérique du Nord tendent à
privilégier la perspective intra-locuteur dans la prise en compte de la dimension
diaphasique. Une nouvelle lignée d’études marque pourtant le mouvement progressif
vers un rapprochement entre l’individuel et le social (Buson, 2008 ; Eckert, 2000 ;
Jaspers, 2011 ; Podesva, 2008). Dans ces travaux — tous centrés, à l’exception de
Jaspers (2011), sur le contexte monolingue — on souligne l’importance de ramener
l’intra-individuel (niveau privilégié pour l’étude du style) vers l’inter-individuel,
restituant ainsi la réalité sociale aux pratiques langagières individuelles. Ce
rapprochement devient en effet une démarche évidente lorsque le style est étudié dans
des aires plurilingues. Dans leurs nombreux travaux menés dans les aires créolophones
guyanaises, Migge et Léglise (2011, p. 225) remarquent que les dimensions inter- et
intra-individuelles sont imbriquées puisque les individus puisent dans des ressources
linguistiques et sociales pour ensuite construire des identités individuelles et
collectives :
Essentially, in accordance with their goals, speakers draw in selective ways on the locallyavailable linguistic and social resources, including ethnically neutral forms, to constructunique individual and group identities. Linguistically, this leads to a kind of reorganizationand linguistic instability that over time develops into a stable variation and code-switchingand gives rise to the emergence of new styles.
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Migge et Léglise exposent des mouvements qui fluctuent entre la diversification et la
stabilisation des formes linguistiques. Ces mouvements — apparemment
contradictoires — sous-tendent les processus de construction de sens à l’échelle
individuelle et collective où l’on voit émerger des variétés et des styles nouveaux
(Migge & Léglise, 2011, 2013). Ainsi, la dissociation des dimensions intra- et inter-
locuteur aboutirait à une analyse du style morcelée voire incomplète, en particulier si
l’on s’y intéresse dans un contexte de contact des langues.
3 C’est dans une telle dynamique, entre les langues en contact d’une part et l’individu et
le groupe d’autre part, que la théorie de l’identité sociale de Tajfel (1978) offre des
outils d’analyse opérationnels3, particulièrement utiles si on s’intéresse au
plurilinguisme et au style. D’après cette théorie, chaque individu s’identifie avec un
ensemble de personae, dont certaines ont un caractère plutôt idiosyncrasique (et donc
spécifiques à l’individu) tandis que d’autres relèvent des identités collectives et
partagées. Meyerhoff (2011) résume les principes de la théorie sociale de l’identité en
précisant comment celle-ci rend compte de la variation des pratiques. Par exemple,
lorsqu’une identité individuelle est saillante (en fonction de paramètres variables selon
les locuteurs et le contexte de production), les pratiques seront contraintes par les
aspects idiosyncrasiques caractérisant le locuteur. Ainsi, au cours d’une telle
interaction, la théorie de Tajfel prévoit une plus grande variabilité des usages. En
revanche, lorsque l’identité du groupe est plus saillante, alors les pratiques langagières
des locuteurs seront davantage homogènes dans un souci de se conformer à, ou de
prendre de la distance par rapport à des normes partagées ou non. Une identité n’est
donc pas saillante en soi : elle est le fruit d’une négociation, voire d’une co-
construction, qui se fait au cours de l’interaction (voir Eckert, 2008) au sein de laquelle
certains traits deviennent plus saillants que d’autres pour les interlocuteurs participant
à l’échange. Au cours de l’activité langagière, le locuteur viserait le regard favorable ou
admirateur de son interlocuteur (cf. Sedikides & Strube, 1997 ; Tajfel, 1978), ou bien
chercherait à s’en démarquer. Quelle que soit l’orientation du locuteur engagé dans
l’interaction, son activité langagière marquerait ainsi simultanément un
positionnement (qu’il soit physique ou symbolique) par rapport à l’autre qui ferait des
deux parties un sujet catégorisé et catégorisant : en empruntant les termes de
Wald (1990), « [t]out acte de parole est trace de catégorisation sociale et tout effet de
discours passe par son interprétation » (p. 6). Il est d’ailleurs possible d’entrevoir des
similarités entre cette théorie et la notion de cadre participatif de Goffman (1981), selon
laquelle l’individu peut assumer un ensemble de positions vis-à-vis de son discours et
celle de audience design de Bell (1984), selon laquelle la présence de l’auditoire exerce
une influence sur la production langagière de l’individu. Cependant, à notre avis, la
théorie de Tajfel rend mieux compte de la dynamique entre l’individu et le groupe, et
s’avère donc une théorie particulièrement prometteuse pour l’analyse de nos données
recueillies en Vénétie.
3. Contacts de langues dans l’aire italoromane : unbref aperçu sociolinguistique des répertoires et desusages
4 Longtemps caractérisée par la présence de langues en contact, l’aire italoromane reste
encore aujourd’hui un espace géolinguistique plurilingue. Dans le domaine italoroman4,
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49
l’italien est en contact avec les dialectes régionaux, qui sont des langues locales issues
directement du latin, tout comme le toscan à partir duquel l’italien « langue nationale »
s’est ensuite développé. De ce contact « langue nationale-langues régionales » naissent
des variations régionales de l’italien (Cammarota, 1997). C’est d’ailleurs pour cette
raison qu’on ne peut pas parler d’italien standard per se, pour le moins en ce qui
concerne sa réalisation orale car il varie selon les régions (Berruto, 1993). Ainsi, dans le
cadre de cet article, lorsque nous nous référons à « italien » tout court, il s’agit en
réalité de l’italien dans ses réalisations régionales de Vénétie. Par ailleurs, il est
important de préciser que les dialectes ne sont pas des dérivés ou des simplifications de
l’italien (Berruto, 2005). En effet, chaque dialecte a un système linguistique qui lui est
propre bien qu’il soit génétiquement apparenté avec l’italien. Les études
sociolinguistiques du contact menées dans cette aire montrent que les pratiques
langagières varient au long d’un continuum allant d’un pôle dialectal vers un pôle
italien (Berruto, 1993). Par exemple, D’Achille et Giovanardi (1995) notent que même si
les interactions se déroulent en italien, la présence de traits dialectaux dans les
pratiques est remarquable. Ce va-et-vient entre langues en contact représente un
moyen que se donnent les locuteurs pour élargir leur éventail stylistique. En effet, là où
le locuteur monolingue mobilise les ressources stylistiques de sa langue, le locuteur
plurilingue puise dans son répertoire langagier pour mobiliser les ressources
stylistiques de chacune de ses langues. Il peut également opter pour l’utilisation
conjointe de ces dernières pour atteindre ces mêmes effets communicationnels
(Gumperz, 1982).
5 Dans une perspective ethnographique, ce travail exploratoire se donne comme objectif
d’examiner la variation des pratiques stylistiques plurilingues d’adolescent-e-s dans
une situation de classe. Nous nous interrogeons sur le rôle des paramètres de la
situation de communication (locuteur, interlocuteur, contexte) dans la variation
stylistique des adolescent-e-s et nous essayons de comprendre comment cette variation
illustre leur souplesse stylistique.
4. Méthodologie : les sujets et les données
6 Cette recherche a eu lieu dans le cadre d’une période d’observation participante de
150 heures dans une école professionnelle5 en Italie et s’est déroulée pendant l’année
scolaire 2012-2013. L’école est située à Noale en Vénétie, une des régions nord-
orientales de l’Italie. C’est une commune de 15 000 habitants située à une vingtaine de
kilomètres de Venise. Avant de commencer les observations, nous avons contacté les
professionnels de l’école et nous leurs avons expliqué les grandes lignes des objectifs de
notre enquête. Une fois obtenu l’accord de la directrice de l’école, les observations ont
démarré aussitôt. L’observatrice s’est assise au fond de la classe parmi les élèves du
dernier rang. L’âge des élèves dont les pratiques ont été observées varie entre 16 et
21 ans. Rappelons que la fourchette d’âge est aussi étendue car les écoles
professionnelles accueillent souvent des élèves en situation d’échec scolaire. Le but de
ces écoles est d’aider les élèves dans leur insertion dans le monde du travail. C’est le
cas, en particulier, de l’école qui constitue le terrain de cette enquête qui propose
plusieurs projets d’insertion professionnelle. À titre d’exemple, nous en citons un qui a
été développé lors de notre présence : les élèves devaient réfléchir à la création d’une
coopérative sociale. Le nom de la coopérative, Source of Help (angl. « Source d’aide ») a
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été choisi par les élèves. Il semble révéler que l’école est vue par les élèves comme une
aide à l’insertion professionnelle.
7 Trois classes ont été observées : des apprentis mécaniciens, des apprentis électriciens et
des apprentis secrétaires6. Les groupes des mécaniciens et des électriciens sont
constitués exclusivement de garçons alors que la cohorte de secrétaires, à l’exception
de deux garçons d’origine étrangère, est constituée de filles. La plupart des élèves sont
d’origine italienne. Les élèves d’origine étrangère sont en minorité et proviennent de
différents pays : Albanie, Chine, Roumanie, Maroc et Sénégal7.
8 L’approche méthodologique de ce travail exploratoire est donc à caractère
ethnographique8. S’agissant des phases initiales d’une recherche de terrain, les
considérations présentées ici sont issues de la réélaboration d’un nombre important de
notes prises pendant les observations de classe ou à postériori une fois terminée la
journée d’école.
5. Analyses des pratiques langagières
9 La variation diaphasique dans le langage des jeunes a été explorée par plusieurs
sociolinguistes travaillant dans des contextes géolinguistiques divers, par exemple dans
le contexte roman (Auzanneau, Leclère-Messebel & Juillard, 2012 ; Buson, 2008 ; Cerruti,
2003, 2004 ; Depau, 2011 ; Fusco, 2007 ; Lambert, 2009) et dans le contexte anglo-saxon
(Eckert, 1989, 2008 ; Schilling-Estes, 2002 ; Snell, 2010). En continuité avec ces travaux,
nous explorons la façon dont le contexte influence les choix codiques et stylistiques des
jeunes. La notion de contexte est centrale pour les études portant sur la variabilité
langagière (entre autres, Auer, 1992 ; Ervin-Tripp, 1996 ; Duranti & Goodwin, 1992 ;
Kerbrat-Orecchioni, 2005, 2006 ; Mondada, 2006) et demeure un objet de réflexion et de
débat. Tous ces travaux portent — à travers des démarches différentes — sur une
analyse du langage dans une perspective discursive (lato sensu), caractérisant aussi
notre approche d’étude. Nous tenons compte des dimensions interactionnelle et
relationnelle, que nous considérons comme inextricables lors d’une prise en charge de
l’espace physique et symbolique caractérisant l’échange verbal. Autrement dit, nous
portons notre attention sur les contextes d’interaction en examinant les relations
qu’entretiennent les interlocuteurs et les rapports qui se forgent au cours de l’activité
langagière.
5.1. Pratiques du groupe d’apprentis électriciens et d’apprentis
mécaniciens : flottements entre déviance et connivence
10 Comme nous l’avons précisé plus haut (voir section Méthodologie : les sujets et les
données), le groupe d’électriciens et de mécaniciens est constitué exclusivement de
garçons. Dans ce groupe, la fonction expressive du dialecte est très productive et varie
selon les contextes communicatifs. En observant les diverses pratiques langagières,
nous avons repéré certains cas où le dialecte sert en quelque sorte à exprimer une
provocation ou une bravade : le locuteur qui produit la séquence dialectale se
positionne en situation de force par rapport à son interlocuteur, en particulier si celui-
ci représente le système hiérarchisé échafaudant la structure scolaire. Nous
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reproduisons trois exemples illustrant ce type de productions dialectales réalisées par
les élèves en direction de leurs enseignants :
(1) « Prof, vien qua! »Traduction : « Prof, viens ici ! » (2) « Quanti schèi me dètu? »Traduction : « Combien d’argent tu me donnes ? »(3) « Sò stùfo, go sòno! »Traduction : « Je suis fatigué, j’ai sommeil ! »(4) « Ma che casso me fìrmito! »Traduction : « Mais qu’est-ce que tu me signes, bordel ! »
Remarquons que les élèves ne vouvoient pas les professeurs, bien que ces derniers
l’exigent. Cependant, les élèves connaissent les règles présidant aux usages ou encore
les formes plus soutenues, car ils vouvoient la directrice et l’observatrice. Ceci suggère
que l’absence de vouvoiement serait un choix délibéré des élèves. Le registre de ces
quatre productions est aux antipodes de celui sous-tendant les formes langagières
attendues dans l’échange entre élève et professeur. Précisons que l’écart observé entre
l’usage attendu et celui effectif ne se manifeste pas par l’usage du dialecte (les
professeurs l’utilisent aussi) mais par les registres choisis puisés dans leurs répertoires
dialectaux.
11 À l’instar des observations de Ursini (2005, p. 322), cet usage du dialecte est le
symptôme d’une exploration stylistique-énonciative qui marque l’éloignement vis-à-vis
d’une norme standard, monolithique, représentée par le professeur. Dans les quatre
premiers exemples, cette exploration stylistique-énonciative se manifesterait de
différentes manières. Premièrement, les exemples (1) et (2) illustrent un dépassement,
voire l’adoption d’un statut dominant autorisant l’élève à donner des ordres au
professeur. Deuxièmement, l’élève qui produit l’exemple (3) déclare avoir sommeil et
être fatigué, signifiant donc un refus vis-à-vis de l’accomplissement de la tâche
attendue. L’exemple (4) illustre que l’usage du dialecte peut être accompagné par un
registre vulgaire, notamment par le recours de l’injure casso ‘bite’. Ce type d’usage a été
également repéré dans les interactions entre jeunes par Sobrero & Miglietta (2003) dans
le sud de l’Italie où les pratiques dialectales observées se caractérisent par la présence
d’injures (cf. exemple 4), d’exclamations (cf. exemples 1 à 4) ou de commentaires par
rapport à un état d’esprit (cf. exemple 3) ou à une conduite de son propre interlocuteur
(cf. exemple 4).
12 Cependant, ce type de décalage par rapport au style attendu dans l’interlocution en
situation formelle ne se produit pas systématiquement. Avec un professeur en
particulier, les élèves des deux groupes ont une relation de confiance et d’estime
mutuelle. Ce n’est pas étonnant de voir un changement de registre chez les élèves dans
les interactions avec ce professeur. En effet, ils utilisent les formes de politesse (Lei),
même si parfois il y a des glissements vers les formes d’adresse plus familières (prof au
lieu de professore). La dimension relationnelle entre les interactants influencerait donc
leurs choix codiques et stylistiques qui tendent — dans le cadre des interactions avec ce
professeur — vers un pôle plus formel :
(5) « Arrivederci prof, buon fine settimana. »Traduction : « Au revoir prof, bonne fin de semaine. »(6) « Lei mi fa amare queste cose. »Traduction : « Vous me faites aimer ces choses-là. »
13 Ces deux énoncés produits en italien (5) et (6) divergent nettement des énoncés (1) – (4)
qui — comme on l’a vu — sont en décalage par rapport aux productions attendues au
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sein du cadre institutionnel et à la situation d’apprentissage9. Dans les deux exemples
en question, les élèves utilisent le langage de politesse (ex. vouvoiement, formules de
politesse et de salutation). L’énoncé (5) a été produit par un élève qui, une fois le cours
terminé, donne congé au professeur en lui souhaitant une bonne fin de semaine.
L’exemple (6) fournit un autre exemple de production d’un élève vers ce professeur. Le
jeune exprime sa reconnaissance au professeur qui lui fait aimer queste cose ‘ces choses-
là’, des termes génériques pour désigner les apprentissages scolaires. Il semblerait que
les productions langagières des élèves dans le contexte de communication avec ce
professeur montrent une convergence avec le style attendu pour une séquence
formelle, mais aussi une convergence avec les objectifs pédagogiques de la sphère
scolaire, à savoir la transmission réussie des connaissances.
5.2. Pratiques langagières du groupe des secrétaires :
plurilinguisme et catégorisations
14 Le groupe des secrétaires est composé principalement de filles, à l’exception de deux
garçons d’origine étrangère. Ces deux garçons n’ont que très rarement pris la parole
dans les échanges auxquels nous avons assisté, ils étaient en retrait par rapport aux
filles du groupe et aux professeurs. Parallèlement à ce que nous avons observé chez le
groupe d’élèves précédent, celui des secrétaires n’emploie pas les formes de politesse
lorsqu’elles s’adressent au professeur donnant cours. Ces élèves — tout comme les
mécaniciens et les électriciens — les utilisent toutefois en présence de la directrice ou
de l’observatrice, bien que le registre que nous avons pu observer tende vers le pôle
informel. Nous reportons deux exemples d’usage d’un registre informel de l’italien
produit par deux filles en réponse à des questions posées par la professeure :
(7) « Ma che cazzo ne so? »Traduction : « Mais qu’est-ce que j’en sais, bordel ? »(8) « Non capisco un cazzo. »Traduction : « J’en sais foutre rien. »
15 Dans les exemples (7) et (8), les filles utilisent un registre informel de l’italien pour
s’adresser au professeur. Remarquons ici qu’elles utilisent la version italienne de
l’injure que nous avons relevée chez les garçons : ita. cazzo > dial. casso ‘bite’. En
revanche, dans le cas repéré ci-après, la locutrice réalise une alternance codique
lorsqu’elle s’adresse à une camarade commençant par un fragment en dialecte jusqu’à
la production de l’injure casso, puis elle passe à l’italien pour compléter son énoncé.
Cette alternance pourrait contribuer à la mise en exergue de ses choix codiques et
stylistiques en renforçant la fonction illocutoire sous-tendant son interrogation. Les
parties en italique ont été réalisées en dialecte :
(9) « Te si fora, che casso stai dicendo? »Traduction : « T’es cinglée, qu’est-ce que tu racontes, bordel ? »
16 Globalement, les choix codiques des secrétaires se distinguent de ceux repérés chez les
mécaniciens et les électriciens. Dans le groupe des secrétaires, l’italien est le choix
codique de préférence dans les énoncés adressés aux professeurs. Toutefois, leurs
pratiques sont souvent mélangées et on voit dialecte et italien entremêlés dans leurs
énoncés. Contrairement à ce qui a été remarqué chez les garçons (cf. section
précédente), les productions stylistiques des élèves de ce groupe sembleraient être
moins variées, car le registre choisi dans les deux langues est — pour la plupart des
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cas — informel, qu’il s’agisse de conversations avec le professeur ou avec les pairs,
comme il apparait dans les exemples (7) à (9).
17 Un dernier point mérite d’être précisé concernant les usages dialectaux du groupe en
question. Parallèlement à ce qu’énonce Eckert (2008), nous observons que le dialecte a
une position instable et fluctuante, comme si le contexte de production déterminait le
sens social véhiculé par son usage ainsi que son statut immédiatement saisissable par
les locuteurs partageant ce même contexte. Prenons les deux exemples suivants :
(10) « No sta far el figo. »Traduction : « Ne te la pète pas. »(11) « Boara »Traduction : « Plouque »
18 Dans l’exemple (10), une des filles s’adresse — en dialecte — à un camarade qui est
interrogé par la professeure. Le contexte formel de l’interrogation orale semble créer
une tension dans la classe, une tension qui est rapidement brisée par l’expression
dialectale familière. Puisque cette expression comporte un écart par rapport au style
attendu, nous pouvons émettre l’hypothèse qu’elle freine toute convergence stylistique
potentielle de la part de l’élève interrogé vers le langage appartenant à la sphère
scolaire. Ici le dialecte serait, donc, le moyen linguistique et stylistique pour empêcher
une telle convergence avec le langage associé à l’institution et peut-être une
désolidarisation avec les caractéristiques du groupe.
19 Dans l’exemple (11), nous changeons de contexte car il s’agit d’un énoncé dialectal
produit vers une élève qui, principalement dialectophone, rencontre des difficultés à
s’exprimer en italien. Ici, c’est l’usage du dialecte — en tant que choix codique — qui
fait l’objet d’une catégorisation de son utilisatrice, considérée comme un individu
rustre et peu cultivé. En effet, boara, qui signifie littéralement « celle qui travaille dans
l’élevage de vaches », appartient à un registre informel avec une connotation
péjorative. Ainsi, il y aurait une convergence entre style choisi (choix codique) et
catégorisation sociale, car l’usage dialectal devient à la fois l’objet et le moyen d’une
telle catégorisation.
20 Dans l’état actuel de ce travail empirique, nous ne disposons pas de suffisamment de
données pour mieux saisir les indices pragmatiques sous-tendant de telles
catégorisations. Retenons tout de même que le dialecte manifeste une
plurifonctionnalité stylistique, car son usage semble être plus « sensible » que celui de
l’italien aux caractéristiques idiosyncrasiques de l’individu et à celles sous-tendant une
identité collective.
5.3. Continuité stylistique des conduites verbales et non verbales ?
21 Dans les observations effectuées, plusieurs points de convergence ont été repérés entre
le groupe des apprentis mécaniciens/électriciens et des apprentis secrétaires, en
particulier lorsqu’on considère les conduites non verbales. En effet, nous avons
remarqué une gestion de l’espace similaire. Les élèves ont une conduite décontractée,
se déplacent dans la salle quand ils le souhaitent et ils ne lèvent pas la main quand ils
souhaitent prendre la parole. En outre, le mobilier de la classe (tables et chaises) est
utilisé pour poser leurs sacs ou leurs pieds : la plupart des élèves ne prend pas de notes
lorsque le professeur expose son cours. Chez les « filles secrétaires », des activités
stéréotypées ont été observées, telles que le maquillage. Ce rapport physique avec
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l’espace scolaire semble être tout à fait cohérent avec les pratiques langagières et
stylistiques des élèves. Pensons par exemple aux usages familiers et provocateurs du
dialecte en situation de classe. Au-delà des contrastes stylistiques déclenchés par
l’usage du dialecte, il apparait que les élèves — à travers leurs mouvements dans la
salle — s’approprient l’espace scolaire de manière physique/corporelle, là où la
hiérarchisation des relations interpersonnelles (par exemple, le rapport élèves –
professeurs) ne leur permet pas de dominer l’espace discursif scolaire. Y a-t-il donc un
continuum entre l’espace physique scolaire et les soubassements stylistiques de
l’espace discursif des élèves ? Pour que cette question trouve des réponses
satisfaisantes, il est nécessaire de documenter cette continuité entre conduites
non verbales et usages stylistiques des élèves à travers une étude ethnographique axée
sur la multimodalité des échanges dans la classe. À notre avis, il s’agit d’une voie de
recherche sur les styles qui pourrait apporter une dimension cognitive originale à
l’analyse de ces données langagières.
6. Conclusions
22 Cette étude exploratoire a permis d’avoir un premier regard sur les pratiques
langagières plurilingues et pluri-styles d’un groupe de jeunes adolescent-e-s d’une
l’école professionnelle de Vénétie. Nous avons esquissé la manière dont les élèves — à
travers leurs choix codiques et stylistiques — se positionnent par rapport à leurs
interlocuteurs. D’abord, nos résultats suggèrent que le « potentiel stylistique » issu du
contact entre le dialecte et l’italien ne serait pas exploité de manière égale chez les
deux groupes observés. Les électriciens/mécaniciens mobilisent un répertoire
plurilingue et stylistique plus ample que les secrétaires, car ils varient d’un registre
vulgaire à un registre soutenu selon qu’ils souhaitent diverger ou converger avec leur
interlocuteur. En revanche, les secrétaires s’aligneraient sur les choix stylistiques
familiers de l’italien avec des glissements vers le dialecte. Ces glissements ne sont
toutefois pas perçus de la même manière chez les deux groupes. Nous avons repéré que
l’usage important du dialecte chez une élève a fait l’objet d’une catégorisation de cette
locutrice comme étant une personne au faible répertoire langagier. De quelle manière
ces catégorisations contribuent-elles à l’insécurité linguistique et à une réduction
stylistique imposée par le regard « cloisonnant » d’autrui ? Le matériel interactionnel à
notre disposition ne nous permet pas d’apporter des éléments de réponse sur ce point.
Ces premières observations nous amènent néanmoins à nous interroger sur la
pertinence de la variable sexe dans l’exploration des pratiques stylistiques en milieu
plurilingue. L’étude des différences filles/garçons mérite d’être approfondie grâce à la
constitution d’un corpus audio-visuel de données interactionnelles.
23 De ce travail exploratoire, nous pouvons dégager deux lignes directrices pour de
futures recherches ethnographiques. Premièrement, l’examen des
(auto-)catégorisations des élèves selon leurs choix codiques et stylistiques permettrait
d’observer la façon dont le procès de catégorisation du self et/ou d’autrui contribue à
l’instauration tacite des « droits et obligations » codiques et stylistiques (cf. le principe
des Rights and Obligations de Myers-Scotton & Bolonyai, 2001) et de comprendre
comment ils s’imprègnent du sens social négocié en contexte. Deuxièmement, une
approche multimodale des pratiques dans l’espace scolaire pourrait apporter un
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éclairage sur les liens entre conduites verbales et non verbales qui, dans la dimension
stylistique, doivent encore être explorés.
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NOTES
1. Traduction : « Ce que pensent les gens ne peut être nié. »
2. Tout en étant conscientes de la complexité de la dimension diaphasique, ne se réduisant pas à
la seule composante « style », dans le cadre de notre présentation, nous focalisons notre
attention sur cette composante et utilisons les termes diaphasique et stylistique de manière
interchangeable.
3. Pour une excellente présentation synthétique de la théorie de Tajfel (1978), voir
Meyerhoff (2011).
4. Nous n’incluons pas, dans le cadre de cette présentation, les langues issues de l’immigration,
bien qu’elles contribuent au plurilinguisme de l’espace italoroman. Nous présentons un survol
historique des caractéristiques sociolinguistiques de l’aire italoromane.
5. L’école professionnelle en Italie correspond au lycée professionnel en France dont le but est de
transmettre aux élèves des connaissances et des savoir-faire indispensables pour leur entrée dans
le monde du travail.
6. Pour des raisons de simplicité, dorénavant nous désignons les apprentis mécaniciens, les
apprentis électriciens et les apprentis secrétaires respectivement « mécaniciens »,
« électriciens » et « secrétaires ».
7. Concernant les usages plurilingues des élèves étrangers, nous n’avons pas repéré des usages
particuliers de leurs langues premières, sans doute parce que d’une part ils ne proviennent pas
de la même aire géographique et ne partagent pas les mêmes langues et, d’autre part, les
interactions de classe observées n’offraient pas d’occasions pour s’exprimer dans des langues
autres que l’italien et le dialecte.
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8. Pour une introduction à l’approche ethnographique adoptée dans des travaux centrés sur le
plurilinguisme, voir Heller (2009).
9. Bien que les interactions avec ce professeur puissent se dérouler en dialecte, nous avons
remarqué ici que les élèves n’ont pas recours au registre vulgaire de cette langue.
RÉSUMÉS
Cette contribution présente une étude exploratoire menée dans le cadre scolaire en Vénétie
(nord-est de l’Italie). Nous examinons les pratiques langagières de 68 élèves (adolescents) inscrit-
e-s dans une école professionnelle de Noale, une ville de 15 000 habitants près de Venise. Leurs
usages langagiers se situent sur un continuum allant d’un pôle dialectal à un pôle italien. Nous
proposons une analyse à partir de données recueillies dans le cadre de 150 heures d’observation
participante. L’objectif de cette recherche est de mieux comprendre la façon dont les productions
plurilingues en classe contribuent à la variation diaphasique observée dans les pratiques
interactionnelles d’un groupe d’adolescents. Nous explorons ainsi les catégorisations qui
contribuent à la construction de sens chez les adolescents de Vénétie, observés dans un contexte
communicationnel partagé (activités de classe).
This paper presents a pilot study conducted in a school in Veneto (north-eastern Italy). We
examine the language practices of 68 learners (adolescents) enrolled in a technical school in
Noale, a town with 15 000 inhabitants, close to Venice. Their language usages are situated along
an Italian—dialect continuum. The data were collected in our 150 hours of participant
observation. In the analyses, we examine the ways in which the adolescents exploit their
multilingualism for stylistic purposes within the school context. Our analyses provide a different
approach to style, as we do not consider social stratification (the adolescents come from the same
social background). Rather, we explore the categorisations and the processes of social meaning
construction that emerge in a shared communicative context (classroom activities).
INDEX
Mots-clés : catégorisation, construction de sens, plurilinguisme, style
Keywords : categorization, meaning construction, multilingualism, style
AUTEURS
ANNA GHIMENTON
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, CLESTHIA
LETIZIA VOLPIN
Université de Neuchâtel
Lidil, 50 | 2014
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« Dites pas c’que j’dis, dites c’quej’écris… » Représentations etpratiques d’enseignants vis-à-vis dela variation en contexte scolaireViolaine Bigot et Nadja Maillard
1. Introduction
1 Le monolinguisme et le mononormativisme de l’institution scolaire ont été montrés
dans de nombreux travaux qui pointent ses difficultés à valoriser les répertoires
plurilingues des élèves et à les aider à développer leurs différentes compétences
plurilingues de manière articulée (Bertucci & Corblin, 2004 ; Castellotti, 2008). Lieu de
la codification et de la normalisation, l’école a des difficultés à appréhender la question
de la diversité langagière et notamment à proposer une approche réfléchie de la langue
orale, lieu par excellence de la variation. Pourtant, des pratiques langagières traversées
par une forte hétérogénéité se manifestent bien au sein de la classe (Bigot & Vasseur,
2012 ; Le Ferrec, 2012).
2 Nous avons choisi dans le cadre de cette étude d’explorer un espace de variation de la
langue de scolarisation : l’emploi ou l’abandon du ne dans les énoncés négatifs à l’oral.
L’étude des discours de huit enseignants enregistrés dans leurs activités éducatives et
didactiques en école primaire et en collège nous permettra, dans une première partie,
de nous interroger non seulement sur les contraintes qui peuvent s’exercer sur cette
variation, mais aussi sur les fonctions qu’elle peut assurer dans ce contexte éducatif.
Nous étudierons la place de cette variation dans les pratiques langagières des
enseignants : dans quelle mesure et dans quels contextes le ne y est-il présent, ou
absent ? Cette analyse des pratiques langagières des enseignants sera mise en regard
avec une étude de leurs représentations sur la place que peut/doit occuper la variation
dans le discours des élèves, étude conduite à partir d’un questionnaire soumis à
118 enseignants.
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2. Le français langue de scolarisation : entrestandardisation et variation
3 Les frontières entre ce qui s’écrit et ce qui ne s’écrit pas sont (re)dessinées/rappelées
en permanence par les Institutions (éditoriales, scolaires, éventuellement politiques…)
et sont de ce fait partiellement stabilisées et identifiables, même si le développement de
l’utilisation de l’écrit pour des formes de communication immédiate (mails, SMS, etc.)
tend à brouiller ces frontières depuis une vingtaine d’années. Les dynamiques
prescriptives qui ont prévalu dans nos sociétés à fort degré de littératie n’ont pas pour
autant conduit à l’émergence d’une variété autonome, fixe, que l’on pourrait
clairement identifier comme « la langue standard ». Elles permettent, tout au plus, à
des « processus de standardisation » (Milroy & Milroy, 1985) de se développer,
beaucoup plus d’ailleurs pour la langue écrite que concernant les pratiques langagières
orales.
4 À l’oral en effet, on ne peut identifier un corpus de règles phonologiques, syntaxiques,
lexicales qui permettraient de décrire le système du mythique « français standard ».
Les travaux de sociolinguistique nous rappellent depuis bientôt 50 ans que dans les
pratiques langagières orales, c’est la variation qui règne en maître, ce que Gadet (2007)
résume ainsi : « La variabilité apparaît à un tel point comme une constante de la langue
parlée qu’elle peut en être regardée comme une propriété, qui peut émerger
constamment. » (p. 69)
5 L’école, où l’ordre scriptural domine (Lahire, 1993, 2008), vise à faire sortir les élèves
d’un rapport pratique immédiat au langage pour permettre la « désincorporéisation »
des savoirs langagiers, étape nécessaire pour faire de la langue un objet de réflexion
dont on peut comprendre les règles de fonctionnement (Lahire, 2008). Elle peine à
appréhender la diversité qui est au cœur des pratiques langagières orales et se retrouve
dans une situation paradoxale lorsqu’elle veut penser le rôle de l’oral dans le travail
scolaire, qu’il s’agisse du rôle de l’oral dans les pratiques de transmission (formulation
des consignes à l’oral, explications, commentaires des difficultés des élèves à l’oral,
etc.) ou de l’oral comme objectif d’apprentissage (apprendre aux élèves à mieux
communiquer à l’oral).
6 À titre d’exemple de la position normativiste adoptée par l’école, même lorsqu’elle se
donne le développement d’une compétence orale comme finalité, on peut prendre le
dernier paragraphe du chapitre 1 (« S’approprier le langage ») des programmes officiels
de l’école maternelle de 2008. Ce chapitre, consacré à la langue orale, annonce d’emblée
comme objectif l’appropriation par l’enfant de « la syntaxe de la langue française
(ordre des mots dans la phrase) » et il se termine par les recommandations suivantes :
[…] il [l’enseignant] fournit les mots exacts en encourageant ses tentatives, et enreformulant ses essais pour lui faire entendre des modèles corrects. L’enseignantveille par ailleurs à offrir constamment à ses jeunes élèves un langage oral donttoute approximation est bannie ; c’est parce que les enfants entendent des phrasescorrectement construites et un vocabulaire précis qu’ils progressent dans leurpropre maîtrise de l’oral1.
La syntaxe est bien appréhendée ici comme un système unifié (« la syntaxe de la langue
française »), où la distinction entre le « correct » et « l’incorrect » semble aller de soi
(« des modèles corrects, des phrases correctement construites »).
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3. L’étude d’un espace de variation de la langue descolarisation : emploi et abandon du ne
3.1. Choix de l’objet d’étude
7 Le choix de focaliser notre étude sur la présence/absence du ne dans les formes de
négation type ne/pas, ne/jamais, ne/rien s’est imposé, car il s’agit d’une forme dont les
linguistes constatent qu’elle est admise à l’oral. De fait, elle n’est dans notre corpus
l’objet d’aucun commentaire métalinguistique ou travail de correction explicite.
Blanche-Benveniste (1997) rappelle que l’omission du ne est déjà relevée dans le journal
de Héroard qui note les pratiques langagières du jeune Louis XIII, ou dans l’analyse
linguistique de Brunot des « cahiers révolutionnaires » (p. 44). Elle range l’absence de
ne dans la rubrique des « fautes qui n’en sont plus » (p. 38-39). Coveney (2002) s’appuie
sur un relevé des commentaires de différentes grammaires du français contemporain
sur l’omission du ne, dont le fameux Bon Usage de Grévisse, pour conclure que « si le ne
peut sans discussion être considéré comme la variante prestigieuse, son omission ne
fait pas l’objet de stigmatisation » (p. 58 : notre traduction).
8 Autre atout pour notre recherche, la variation négation simple / négation composée
s’inscrit dans une catégorie de variation où la forme standard et la forme non standard
entretiennent une relation de synonymie. En effet, selon Gadet (2007), les variations de
type absence/présence d’un item se caractérisent par une relation d’équivalence
sémantique entre les deux formes, se distinguant sur ce point des variations de type
« concurrence de formes » (on/nous par exemple) ou « concurrences de structure »
(cas des différents types d’interrogations en français par exemple) pour lesquelles la
relation de synonymie est beaucoup plus discutable (p. 73).
3.2. Constitution du corpus discours enseignants
9 Le corpus réuni est présenté dans un tableau synoptique placé en annexe. Les discours
enseignants ont été enregistrés pour partie par des chercheurs présents dans les classes
dans le cadre d’observations participatives2 longitudinales, et pour partie par les
enseignants eux-mêmes (sans qu’ils aient été informés de la finalité de la recherche).
Nous avons ainsi pu recueillir des données auprès d’enseignants intervenant à
différents niveaux de l’institution scolaire, dans des établissements de profils variés
(voir annexe).
10 Les données concernent des domaines disciplinaires différents. Tous les enseignants
ont été enregistrés dans le cadre d’activités didactiques de transmission/co-
construction de savoirs et savoir-faire. Pour les enseignants de collège, l’unité
d’enregistrement est le cours (1 heure ou 1 heure 30 suivant la discipline). Pour les
enseignants de primaire, les unités de découpage sont de type « séance » et sont donc
de durée variable (6’ à 35’). Deux séances de « vie de classe » ont en outre été
enregistrées pour une des enseignantes de collège, de même qu’une séance de
discussion sur les conflits, improvisée à un retour de récréation, dans une classe de CE2.
Enfin, un enseignant a également été enregistré3 dans une situation plus informelle, à
son domicile (conversation familiale)4.
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11 La constitution du corpus s’est opérée sur la base du repérage du deuxième item de la
négation. Nous avons gardé les énoncés où apparaissait la forme discontinue ne… pas,
ne… jamais, ne… plus et les énoncés où seul le deuxième item apparaissait mais dont nous
pouvions constater que l’ajout du ne était possible sans en modifier le sens. Nous avons
donc logiquement, et à la suite de Coveney (2002), éliminé les énoncés où le deuxième
item de négation porte sur un autre constituant de la phrase que le verbe (« donc ça fait
43 pas 63 » El1). Nous avons également éliminé les formes de négation verbale où la
présence/absence du ne, difficilement audible, résistait à un accord interjuge, de même
que les énoncés dont la forme sonore laissait subsister une ambigüité (du type « on est
pas venus pour ça / on n’est pas venus pour ça »). Nous avons en revanche intégré au
corpus la seule occurrence relevée où la négation était uniquement effectuée par le ne
(« dont le regard ne cesse de briller »). Nous avons ainsi relevé 617 énoncés négatifs sur
lesquels porteront nos analyses.
3.3. Présentation de l’enquête par questionnaire5
12 Le recueil de ces données a été complété par l’analyse des réponses données par
118 enseignants en poste à un questionnaire, diffusé dans différents établissements de
l’académie de Nantes, essentiellement par des enseignants qui ont servi de relais dans
les équipes éducatives. 18,3 % des enseignants enquêtés enseignent en école maternelle,
29,4 % en école élémentaire et 50 % en collège (2,3 % n’ayant pas donné de précision à
ce sujet).
13 L’ensemble des questions posées visait à étudier leurs représentations relatives à
l’hétérogénéité des répertoires langagiers des élèves. Nous reviendrons ici sur les
réponses apportées à l’une d’entre elles, qui proposait la saynète suivante et demandait
aux enseignants ce qu’ils en pensaient :
Pendant une heure de « vie de classe » ou pendant un « conseil d’élève », le dialoguesuivant a lieu :Un élève : — Monsieur j’suis pas d’accord avec eux.L’enseignant : — Tu veux dire « Monsieur, je NE suis pas d’accord avec eux ».
Cette situation, créée pour les besoins du questionnaire, devait permettre de recueillir
des discours relatifs aux formes du français jugées légitimes ou illégitimes dans le
contexte de l’école. Les réponses sont donc censées mobiliser des représentations
relatives à la variation oral/écrit, à la norme et au standard de l’école, à l’école, comme
lieu d’imposition d’un standard et/ou de travail sur la variation.
14 La longueur des réponses varie de 3 à 107 mots (en moyenne 46 mots). Malgré leur
brièveté, elles donnent à lire une ébauche d’argumentation qui permet d’avoir accès, de
manière plus fine, à ce que Cambra Giné appelle les « Représentations Croyances et
Savoirs » des enseignants (2003).
15 Le scénario fictif proposé pouvait donner lieu à des interprétations plurielles, dans le
sens où :
le contexte choisi (heure de vie de classe ou conseil d’élève, dédiés à l’échange entre élèves
et avec l’équipe enseignante) pouvait susciter des représentations différentes. Il présente un
potentiel conflit entre des visées communicatives (résoudre un conflit, un problème) et des
enjeux plus scolaires ;
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la phrase de l’élève donnant lieu à une correction de la part de l’enseignant n’était pas
susceptible d’être massivement condamnée et n’était pas non plus immédiatement
identifiable à des variables du type du langage « jeune », langage « des banlieues », etc.
16 On pouvait penser que deux éléments étaient susceptibles d’attirer l’attention :
d’une part, l’élision du E instable (« j’suis pas d’accord ») ;
d’autre part l’absence de ne.
Seul le second a de fait été commenté par les enseignants : probablement parce qu’il
était souligné par l’emploi de capitales, mais aussi visiblement parce qu’il a été identifié
comme un trait particulièrement saillant, renvoyant au-delà de l’opposition oral/écrit à
des enjeux complexes relatifs à la norme / aux normes de la langue de l’école.
4. La forme de la négation : un élément emblématiquede la question de la variation
4.1. Les paramètres linguistiques
17 Les variations entre ce que nous appellerons désormais, à la suite de Moreau (1986), la
négation simple (pas, rien, jamais… employé seul) et la négation composée (présence du
ne ou n’ avant le verbe)6 ont fait l’objet de nombreuses études qui ont permis de dégager
des contraintes linguistiques fortes. Ainsi, Moreau observe, à partir d’une étude portant
sur plus de 3 000 occurrences de négation, relevées dans une série d’interviews
radiophoniques, que, lorsque le sujet est un syntagme nominal, le taux de négations
simples ne s’élève qu’à 12,5 % alors qu’il est de 53 % avec les autres types de sujets. Elle
observe également que le taux de négations composées est beaucoup plus élevé avec pas
qu’avec les autres items comme jamais, rien, etc. (53 % contre 37 %). Elle s’est intéressée
par ailleurs aux types de verbes et repère notamment que certains verbes comme
y avoir et falloir sont employés à plus de 70 % avec une négation simple, être (non
auxiliaire7), aimer, croire, dire, penser à plus de 60 % et aller, devoir, pouvoir, savoir, vouloir
à 54 %. Tous les autres verbes de son corpus, y compris avoir (auxiliaire ou verbe) sont
employés à moins de 40 % avec une négation simple. Son étude sur le rôle des temps des
verbes révèle notamment que « le présent attire davantage les formes simples [de
négation] que les autres temps » (Moreau, 1986, p. 148). Dans une deuxième partie de
l’article, Moreau cherche, en combinant les structures qui semblent déterminer
l’utilisation d’une négation simple ou d’une négation composée, à dégager des
séquences préformées qui incluent des formes figées de négation simple ou de négation
composée. Parmi ces séquences préformées qui ont une très grande fréquence
d’apparition et qui attirent particulièrement une négation simple, on compte : c’est pas
(79 %), je sais pas (69 %), j’ai pas (61 %), (il) y a pas (79 %), je suis pas (59 %). Cette étude,
qui n’esquive pas le problème des séquences préformées qui contreviennent aux règles
touchant les structures8 montre clairement que le contexte linguistique immédiat
exerce une influence forte sur la variation entre négation simple et négation composée,
mais elle rappelle également que l’étude des contraintes linguistiques ne suffit pas à
expliquer les phénomènes de variation. Comme le suggèrent Dufter et Stark (2007,
p. 116), l’étude de Moreau doit convaincre toute approche sociolinguistique d’intégrer
les explications de type « probabiliste », qui prennent en compte le profil
distributionnel et fréquentiel des occurrences. Mais le fait que les contraintes
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identifiées par Moreau laissent toujours une marge de variation montre aussi l’intérêt
de poursuivre d’autres pistes explicatives prenant en compte le contexte.
18 L’étude de la variation entre négation simple et négation composée, dans notre corpus,
révèle également le poids des facteurs linguistiques. La présence d’un sujet constitué
d’un syntagme nominal contraint visiblement très fortement la réalisation d’une
négation composée. Ainsi, le relevé, dans l’ensemble des enregistrements réalisés au
collège, des énoncés négatifs avec sujet de type Groupe nominal sujet + verbe (p. ex. : « le
camion n’explose pas » Col1) et Groupe nominal + pronom relatif sujet + verbe (p. ex. : « les
deux personnes âgées qui ne veulent pas s’arrêter » Col1) montre que la négation est
composée dans presque tous les cas (33 négations composées sur 38).
19 Par ailleurs, dans cette même portion du corpus (Col1 à Col7), sur 57 énoncés contenant
l’une des séquences préformées suivantes (j’ai pas / je n’ai pas, je suis pas / je ne suis pas,
(il) y a pas / il n’y a pas, je sais pas / je ne sais pas, c’est pas / ce n’est pas) seuls 2 contiennent
une négation composée9. L’attirance de la négation simple par ces formules préformées,
déjà montrée par Moreau, et, de manière plus générale, la contrainte exercée par les
contextes syntaxiques sur le type de négation sélectionné par les locuteurs se trouvent
ainsi confirmées10.
4.2. Les paramètres sociolinguistiques
20 Plusieurs études se sont focalisées sur les types de variation classiquement étudiés en
sociolinguistique. Nous n’évoquerons pas les études concernant la variation diatopique
et la variation diastratique relevées par Coveney (2002) et Gadet (2007), car les
informateurs de notre corpus sont tous des enseignants implantés dans la région Pays
de Loire depuis plus de dix ans. La variable genre, dont Coveney montre que sa prise en
compte n’a pas donné jusque-là de résultat vraiment convaincant ne sera pas étudiée
non plus, car sur 8 informateurs nous n’avons qu’un seul homme. Nos informateurs
appartiennent à une même tranche d’âge (de 35 et 50 ans). L’explication de la variation
dans leur taux de négations simples par l’âge n’aurait guère de sens.
21 Nous nous concentrerons donc ici sur les variables liées à la situation de
communication. Les productions des locuteurs sont sensibles nous dit Gadet (2007) « au
type d’activité qui se déroule (enjeux de l’échange, situation matérielle, sujet traité,
médium) et aux protagonistes (interlocuteurs, présence ou non d’un public, relations
entre les locuteurs, degré de formalité) » (p. 137). La négation simple, comme d’autres
formes linguistiques qui se démarquent du « standard », peut être analysée comme un
marqueur de proximité entre participants, et la négation composée comme un
marqueur de distance. L’une ou l’autre sera employée selon la perception que les
participants ont du caractère plus ou moins formel ou informel de la situation, mais
aussi selon l’empreinte plus ou moins formelle qu’ils souhaitent donner à l’échange.
4.2.1. L’âge des interlocuteurs
22 L’âge des élèves semble être, au vu des données recueillies, un des éléments de la
situation qui peut être corrélé avec le type de négation utilisé. Sur l’ensemble des
énoncés négatifs réalisés dans les cours enregistrés au collège, 41 % présentent une
négation composée. À l’école élémentaire le taux passe à 26,3 % et à l’école maternelle il
est de 15 %. Certes, ces pourcentages globaux, niveau d’enseignement par niveau
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d’enseignement, masquent des variations individuelles fortes, mais dans chacun de ces
niveaux d’enseignement le cours comprenant le plus faible taux de négations
composées (Col3 et El2) a néanmoins un taux de négations composées plus élevé que le
cours de niveau inférieur comprenant le niveau le plus élevé de négations composées
(El1 et Mat3). De même, si l’on compare les deux cours de l’enseignante de SVT, on note
que le taux de négations composées qui est de 57 % dans son cours de 3e n’est « que » de
35 % dans son cours de 5e. Le ne fonctionne donc comme une « variable » d’ajustement à
l’interlocuteur. L’absence du ne pourrait dont être interprétée comme une forme de
simplification des discours et sa présence contribuerait à rendre la situation de
communication plus formelle.
4.2.2. Le type d’interaction en cours
23 Le cadre spatio-temporel joue, sans aucun doute, un rôle majeur, comme le montre
notamment l’étude d’Ashby (1981, citée par Coveney, 2002, p. 89), où le taux de
négations composées de trois informateurs, interviewés dans le cadre de leur travail et
chez eux, passe de 35 à 18 %. Pour l’informateur que nous avons aussi enregistré, à des
fins de comparaison, en contexte familial, le taux tombe dans une proportion
comparable (57,14 % contre 26,47 %)11.
24 Par ailleurs, le taux de négations composées est, pour l’ensemble du corpus recueilli en
contexte didactique, de 32,53 % : ce taux est globalement supérieur à celui observé dans
l’étude de Coveney (entre 18 et 19 %, cf. Coveney, 2002, p. 64). Il peut s’expliquer, de
manière générale, par la dimension plus formelle des discours produits au sein d’une
salle de classe et par la forte présence d’écrits dans le contexte scolaire.
25 Dans un même cadre institutionnel, différents types d’interactions peuvent se dérouler,
suivant les moments de la journée, suscitant d’autres attentes des participants en
termes de degré de formalité, de modes de circulation de la parole, de thématiques
développées, etc. C’est pour répondre à cette question que, au collège et en
élémentaire, nous avons inclus, dans nos données, à côté des données didactiques
(« cours » ou « leçons » à proprement parler), des interactions qui définissent à priori
un autre type de relation interpersonnelle entre les participants : échanges autour de la
gestion de conflit dans le cas de la classe de primaire, heure de « vie de classe » en
collège.
26 Mais ces données contrastives montrent la complexité des paramètres qui entrent en
jeu plus qu’elles ne montrent un impact simple du « type d’interaction » en cours sur la
présence/absence du ne. Si dans El2, qui constitue une interaction non planifiée, lancée
de manière impromptue pour régler une situation de violence, on ne rencontre qu’une
seule négation composée (sur 13 énoncés négatifs), dans les deux séances de vie de
classe (Col6 et Col7), le taux de négations composées (52 et 48 %) est plus élevé que
pendant le cours de SVT conduit par la même enseignante avec la même classe. On peut
faire l’hypothèse que pendant ces « heures de vie de classe » dont l’enseignante
explique à quel point elle peine à leur donner une légitimité aux yeux des élèves,
l’enseignante tente de donner, par ces jeux de variation stylistique, une certaine
« dignité », d’autant plus nécessaire que les élèves s’exprimant sur leur comportement
souvent indiscipliné dans certains cours, ont tendance à « surjouer » les situations dont
ils parlent et à mobiliser, notamment sur le plan lexical, des formes qu’ils ne
s’autorisent pas dans les cours de SVT donnés par la même enseignante. Bien sûr cette
hypothèse demanderait à être validée par une étude plus approfondie du corpus,
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étudiant d’autres marqueurs du registre soutenu (forme des questions, présence de
sujets lexicaux, etc.) et peut-être sur un corpus plus étendu.
4.2.3. Des dynamiques contextuelles locales
27 D’autres paramètres liés à des dynamiques contextuelles plus locales peuvent expliquer
l’apparition de négations composées ou de négations simples. Le rôle des sujets de
discussion a ainsi plusieurs fois été relevé dans les enquêtes qui adoptent une
perspective sociolinguistique et interactionniste. Sankoff et Vincent (1980, cités par
Coveney, 2002, p. 89) relèvent un taux de négations composées plus élevé lorsque leurs
informateurs abordent des « sujets sérieux » comme la religion, l’éducation des enfants
ou le langage. Plutôt qu’en termes de thématiques, notre corpus nous a semblé
intéressant à explorer d’un point de vue pragmatique. Le découpage de Col1 et Col3 en
différents « moments » orientés d’une part vers la gestion pédagogique de la classe et
d’autre part vers des moments plus « didactiques » (transmission d’informations et
construction de savoirs et savoir-faire disciplinaires) a conduit à des résultats assez
contrastés.
28 Col1 (cours d’arts plastiques) peut ainsi être découpé en différentes séquences :
l’ouverture et la remise par les étudiants des travaux réalisés précédemment ;
un retour collectif sur le film Duel, qui a été visionné par la classe dans le cadre de cinéma au
collège ;
les consignes pour la réalisation du prochain travail (une affiche de cinéma pour le film
Duel) ;
la distribution par Arthur des travaux qui lui avaient été remis.
29 La séquence 2 se caractérise par une finalité forte de transmission/construction des
savoirs. Même si les échanges comportent une part émergente, leur trame a été
planifiée par Arthur, qui, par une série de questions (portrait moral et physique du
personnage principal, signification de la fin…), conduit les élèves à analyser le film. Il y
tient plutôt, pour reprendre la terminologie de Dabène (1983), le rôle de « vecteur
d’informations » et d’« évaluateur ». On y observe un taux de négations composées de
61,2 %. À l’inverse, dans les séquences 1, 3 et 4, où Arthur est plutôt le « meneur de jeu »
du cours qui organise la remise des travaux par les élèves, le taux de réalisation du ne
est de 51,8 %.
30 Si l’on analyse de manière détaillée la séquence 2 (commentaire du film), le taux de
négations composées est :
de 50 % lorsque Arthur réalise des actes de parole dont la finalité est de gérer la classe et
d’organiser l’activité ;
et de + de 67 % lorsqu’il s’agit de commenter le film.
31 Cependant, dans un cours comme Col2 (cours de français), on observe, à contrario, que
le taux de négations composées est beaucoup moins élevé dans les 30 minutes qui
relèvent véritablement du « cours » que dans les séquences d’ouverture et de clôture,
centrées respectivement sur la gestion de la visite de la mairie qui doit avoir lieu un
peu plus tard dans la journée et dans la séquence de clôture du cours qui concerne
l’achat, par les élèves, de journaux et de magazines pour le cours suivant. En
additionnant les négations des séquences d’ouverture et de clôture, on aboutit à un
total de 15 négations composées sur un total de 23 énoncés négatifs (65,2 %). Dans la
séquence dialoguée où l’enseignante construit avec les élèves des savoirs sur la presse
1.
2.
3.
4.
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67
(redéfinition de ce qu’est la presse, exercice portant sur la typologie des articles de
presse), on trouve un taux de négations composées relativement faible (13 énoncés sur
59 soit 22 %). Or ce corpus a été recueilli dans un établissement de ZEP, au sein de la
classe qui, selon l’équipe enseignante, est la plus difficile à mettre au travail : il est
probable que l’enseignante a recours à la négation composée pour s’imposer, souligner
discursivement sa position d’enseignante, et contribuer à maintenir une relation
« enseignant-élève » alors même que les thèmes traités peuvent éloigner les élèves d’un
cadre scolaire. Pendant la séquence autour de la définition de la presse et de la
correction des exercices, le défi que doit relever l’enseignante n’est plus de « tenir » sa
classe mais d’intéresser les élèves et de leur donner envie de participer.
32 Dans les entretiens conduits pendant la recherche longitudinale et collaborative où ce
cours a été enregistré, l’enseignante souligne l’importance que revêt pour elle la
participation de tous les élèves et la « légitimation » de la parole des nombreux élèves
en échec scolaire. Il est possible que le fort taux de négations simples présent dans son
discours contribue, de manière plus ou moins stratégique, à définir un contexte
interactionnel moins intimidant pour les élèves12.
4.2.4. Combiner une approche probabiliste et une approche « interactionnelle »
33 La prise en compte des enjeux contextuels dans la compréhension des phénomènes de
variation qui nous intéressent ici gagnerait sans doute à être combinée avec une
approche « probabiliste » s’appuyant sur la prise en compte des contraintes
syntaxiques identifiées plus haut. Nous illustrerons simplement cette perspective par
un exemple issu de l’étude des énoncés comprenant des négations composées dans des
séquences préformées dont Moreau (1986) a montré qu’elles appelaient le plus souvent
des négations simples. Nous avons vu ci-dessus que sur 57 emplois de formes figées
utilisées dans les corpus de cours du collège, seules 2 présentaient une négation
composée. Il s’agit donc de formes rares, qui échappent à la contrainte syntaxique
qu’exerce la séquence préformée et dont l’emploi peut surprendre. Nous examinerons
la première des deux, qui intervient dans Col2, dans un moment où l’enseignant
recommande longuement aux élèves de penser à mettre leurs noms sur leurs travaux et
échange avec eux sur des travaux non identifiés. Pendant les 6 minutes consacrées à
cette question il enchaine les énoncés négatifs suivants avec négation composée : « je
vais vous donner les noms des élèves qui n’avaient pas mis leur nom (57) je ne savais
pas à qui attribuer la note (58) […] je n’ai pas de nom (59) […] je n’ai aucun travail (61) ».
Le premier pourrait s’expliquer tout simplement par la structure « sujet lexical +
pronom qui + verbe » dont on sait qu’elle attire le plus souvent des négations
composées.
34 Nous attirons l’attention sur la négation composée en 59 (« je n’ai pas de nom ») qui est
la plus surprenante puisque tout semble concourir dans le contexte linguistique
immédiat pour qu’apparaisse la forme « j’ai pas de nom ». En effet, elle appartient à la
catégorie des séquences préformées qui entrainent le plus souvent la présence de la
négation simple13.
35 Pour expliquer cette forme composée, inattendue, il semble nécessaire de prendre en
compte un contexte plus large. On peut en effet penser que la forme composée est
employée pour renforcer le caractère solennel des recommandations de l’enseignant.
Celui-ci nous a expliqué à quel point il était exaspéré par le temps perdu pendant les
cours à rechercher les auteurs des travaux d’élèves sans nom, problème qui l’a
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68
d’ailleurs conduit, dans les cours suivants, à remettre en place une forte pénalisation
des travaux rendus sans nom.
4.3. Synthèse de l’analyse des enregistrements
36 Nous avons vu que, dans les interactions didactiques, les enseignants, à l’exception des
enseignants de maternelle, utilisent un taux de négations composées supérieur aux
taux relevés dans la plupart des études consacrées à cette question. Nous avons vu aussi
que les négations simples sont plus nombreuses que les négations composées dans la
plupart des enregistrements du corpus et qu’aucun des contextes de notre enquête,
même dans des séquences de courtes durées, n’exclut la présence de négations simples.
La variation entre les deux formes est omniprésente et ne peut être que partiellement
expliquée par des contraintes syntaxiques. Une meilleure compréhension des
contraintes syntaxiques peut cependant orienter le regard du chercheur vers des
formes « marquées » parce que peu attendues/fréquentes, qui peuvent trouver dans
une orientation pragmatique de l’énoncé des explications intéressantes. La variation
sur la négation apparait ici comme un des leviers langagiers que les locuteurs à l’oral
peuvent utiliser pour co-définir le contexte de l’interaction et renforcer la force
pragmatique de leurs échanges. Cependant, dans le cours de l’interaction, l’utilisation
d’une forme ou de l’autre, par les élèves ou par les enseignants, ne donne que très peu
lieu à des commentaires épi- ou métalinguistiques. Peut-on pour autant considérer que
cette variation est complètement admise dans le français langue orale de scolarisation ?
L’étude des réponses au questionnaire présenté en 3.3 doit permettre d’apporter des
pistes de réflexion.
5. Analyse du questionnaire
37 Comment les enseignants se représentent-ils les enjeux liés à cette variable linguistique
lorsqu’ils sont invités à formuler des commentaires épi- ou métadiscursifs sur ce
point ? Nous étudierons d’abord l’orientation argumentative générale des réponses
avant d’analyser plus en détail les discours sur la/les norme(s) produits par les
enseignants.
5.1. Orientation argumentative globale des réponses
38 Dans un premier temps, nous avons dégagé l’orientation argumentative globale des
réponses et classé les réponses dans 6 catégories pour rendre compte de l’attitude
globale des enseignants par rapport à la pratique discursive normative de l’enseignant
dans la saynète qui leur était présentée :
réponses condamnant sans réserve le comportement de l’enseignant : 38 soit 32,7 % ;
condamnations nuancées, apportant une ou plusieurs réserve(s) (p. ex. 8 : « je pense qu’il n’y
a pas lieu de reprendre cet élève à l’oral mais qu’il faut corriger à l’écrit ») : 20 soit 17,2 % ;
justifications nuancées apportant 1 ou plusieurs réserve(s) (p. ex. : « l’enseignant saisit une
occasion de la vie courante pour faire progresser l’élève par contre il ne faudrait pas que
cela coupe la discussion et les échanges ») : 14 soit 12 % ;
réponses approuvant sans réserve le comportement de l’enseignant : 25 soit 21,5 % ;
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réponses présentant sans les hiérarchiser des arguments condamnant le comportement de
l’enseignant, et d’autres le justifiant (p. ex. : « je pense qu’il est important de reprendre les
élèves pour qu’ils s’expriment correctement mais que dans ce genre de réunion l’élève doit
se sentir libre de s’exprimer ») : 3 soit 2,5 % ;
réponses se plaçant sur un autre plan que celui de la condamnation ou de la justification de
l’attitude de l’enseignant (p. ex. : « rien parce que je ne connais pas le degré de confiance
entre l’adulte et l’enfant ») : 6 soit 5,1 %.
39 On peut donc souligner que, même si la moitié des réponses condamne la réaction de
l’enseignant (49,9 %), plus d’un tiers (33,5 %) l’approuve (de manière franche ou
nuancée), alors même qu’aucune correction de ce type n’a été observée dans l’ensemble
du corpus et que la négation simple est largement majoritaire dans les pratiques
discursives observées.
40 Les réponses des enseignants interrogés varient significativement selon le niveau
auquel ils enseignent : 83 % des enseignants de maternelle condamnent la
reformulation corrective de l’enseignant dans la saynète, contre 40,7 % des enseignants
de l’école élémentaire et 71,5 % des enseignants de collège. Le fait que 60 % des
enseignants de l’école élémentaire approuvent cette correction, qui est largement
rejetée par les autres enseignants, fait apparaitre l’école élémentaire comme un lieu
plus soumis que les deux autres à la pression pour aligner la norme orale sur la norme
écrite.
41 Le codage de l’orientation globale des réponses permet certes de faire émerger des
attitudes différentes par rapport au travail sur la norme linguistique dans les
interactions de classe, mais il masque la très grande diversité des arguments avancés
par les enseignants pour étayer leur attitude globale vis-à-vis de la correction
normative. Une étude détaillée de leurs réponses nous a permis d’analyser les diverses
manières de catégoriser la négation simple et la négation composée et, plus largement,
les discours sur la norme/les normes (notamment celles qui sont attendues à l’école).
Enfin, nous avons mis au jour des sensibilités diverses aux notions de contexte et de
variation.
5.2. Catégorisation de la négation simple et de la négation
composée relevant d’un discours « mononormatif »
42 La négation simple fait l’objet d’une évaluation négative dans 45 réponses14. Elle est
catégorisée comme une erreur, une faute (les deux termes sont présents
respectivement 5 et 2 fois), une « forme incorrecte ». Dans cette perspective, elle est
posée comme contrevenant à la grammaire, à la syntaxe, aux normes de la langue.
43 La négation composée (« tu veux dire : “Monsieur, je NE suis pas d’accord avec eux” »)
est identifiée dans de très nombreuses réponses (y compris les condamnations) comme
une « correction » de l’énoncé produit par l’élève (« j’suis pas d’accord avec eux »)
(10 occurrences). Lorsque cette « correction » est justifiée, la forme composée est
qualifiée d’« exemple du bien parler », de « norme », de « modèle ». Une hiérarchie
entre les deux formes est ainsi plus ou moins explicitement instaurée, par exemple
lorsqu’un informateur explique que cette hétéro-correction permet d’« améliorer la
qualité de la langue ». La forme composée est ainsi catégorisée comme une forme
« supérieure », comme le montre le recours aux termes « perfection » (1 occurrence),
« perfectionnement » (1 occurrence), « amélioration » (2 occurrences), « progresser »
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70
(3 occurrences) pour désigner le mouvement qui permet de passer de la négation
simple à la négation composée. Enfin, on retrouve aussi, dans la formulation
« appliquer la langue comme il se doit », ce qu’Eloy, dans une étude des représentations
du français chez des étudiants se destinant à l’enseignement, appelle le rejet du « hors-
norme » dans le « hors-langue » (Eloy, 2008, p. 172).
5.3. Discours sur la variation
La négation simple peut aussi, de manière différente, être envisagée par les enseignants
qui ont répondu au questionnaire comme une simple manifestation de la variation du
français. Le plus fréquemment, cette variation est de type diamésique : dans
24 réponses, elle est envisagée comme une forme propre à l’oral (p. ex. 1 : « Aucun
intérêt, c’est la langue orale, le ne est facultatif »). Moins fréquemment, sont évoquées
des questions de « niveau de langue », de « registre » (7 occurrences) ainsi que la
variation dans le temps (2 occurrences, p. ex. : langage « de son temps », « de son
époque »).
44 La mention de la variation oral/écrit se retrouve quasi systématiquement dans des
réponses qui condamnent l’intervention de l’enseignant (21 condamnations franches et
1 condamnation nuancée), comme « je n’aurais pas repris l’élève car il est rare de
marquer les négations à l’oral », plusieurs réponses considérant d’ailleurs qu’il y a
confusion de la part de l’enseignant entre les normes de l’oral et celles de l’écrit.
45 Néanmoins, la reconnaissance de la variation peut s’accompagner d’évaluations
implicitement négatives de la négation simple. Ainsi, tout en étant identifiée comme
une forme courante, voire caractéristique de l’oral, elle est qualifiée d’oubli et/ou
d’erreur (p. ex. : « l’on est dans du langage parlé et [que] l’on oublie très souvent les
négations mais cela appartient aussi à l’ordre du réflexe chez certains enseignants de
corriger les erreurs de langage »). Chez deux enseignants, la reconnaissance de la
spécificité de la forme orale n’empêche pas de justifier la correction de l’enseignant,
comme s’il allait de soi que la seule norme à travailler était celle de l’écrit, et ce, même
à l’oral (p. ex. : « La langue orale est différente de la langue écrite. La négation est très
souvent oubliée à l’oral même chez les adultes. Correction de l’enseignant bienvenue
mais sans trop insister »). Pour 3 enseignants, la correction de cette « faute » participe
même d’une didactique de l’oral, permettant « l’apprentissage, le développement de la
langue orale ».
5.4. Catégorisation du contexte
46 Un second ensemble d’arguments, souvent étroitement mêlés aux considérations sur la
négation simple, porte sur l’interprétation du contexte : le moment et le lieu choisis
pour reprendre l’élève sont-ils adéquats ? Deux grandes lectures du contexte peuvent
être identifiées.
47 La première envisage l’heure de vie de classe comme un moment inopportun pour
opérer ce type de focalisation sur la « correction linguistique » des propos des élèves, et
ce, parce qu’on peut y accepter une langue plus informelle, moins normée et/ou parce
que les enjeux y sont autres (échange avec les élèves, résolution des problèmes au sein
de la classe…). Ces réponses catégorisent le plus souvent la négation simple de manière
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négative, mais soulignent que l’heure de vie de classe ne doit pas être un lieu où l’on
prête attention à la « forme » des messages, mais seulement au « fond ».
48 La seconde interprétation met au contraire l’accent sur le fait que la saynète prend
place au sein de l’institution scolaire : dès lors, la finalité des échanges est la
transmission d’une norme linguistique (et ce, même s’il s’agit d’une heure de vie de
classe), qui se conforme au modèle de l’écrit. L’enseignant n’est plus comme
précédemment celui qui doit savoir solliciter la parole de l’élève, mais le garant de la
norme et du bien parler. L’école n’est plus envisagée comme un lieu où la variation a sa
place, mais le lieu de transmission, et d’imposition d’une norme, celle du standard écrit.
5.5. Catégorisation des modalités d’intervention de l’enseignant
49 Enfin, un troisième ensemble d’arguments envisage plutôt la manière dont l’enseignant
intervient et en interroge l’efficacité :
est-il ainsi pertinent d’effectuer une correction « à chaud », ou ne vaut-il pas mieux, une fois
la « difficulté » repérée, repousser à plus tard sa correction ?
la répétition de ce type de correction ne risque-t-elle pas de freiner toute velléité
d’expression de l’élève (p. ex. : la remarque « peut inhiber l’élève et le conduire à un
blocage ») ?
Certains acceptent donc la correction, à condition qu’elle reste occasionnelle. La
question de la forme de la correction opérée par l’enseignant nous renvoie à la question
du type de travail métalinguistique et épilinguistique que les enseignants conduisent
tout au long des interactions avec les élèves, y compris, voire surtout, quand la finalité
des échanges n’est pas clairement métalinguistique (comme ce peut être le cas dans
une séance de grammaire par exemple). L’étude de la place que la variation,
notamment autour de la négation, peut occuper dans les discours métalangagiers de la
classe, relève d’une étude spécifique du corpus, qui ne peut être développée ici.
6. Conclusion
50 Cette étude montre que la forte pression de l’écrit et du mononormativisme, rappelée
dans la première partie de l’article, n’exclut pas des phénomènes de variation
importants dans le français langue orale de scolarisation. Celui-ci subit certes une
pression importante de l’écrit, comme le montre le nombre élevé de négations
composées qu’on y rencontre, mais il offre un espace de variation dont les huit
enseignants du corpus s’emparent pour réguler les échanges et orienter la définition du
contexte interactionnel. La diversité des usages de ce point de variation reste encore à
explorer, notamment dans des analyses de la dynamique interactionnelle des corpus,
pour mieux comprendre les fonctions qu’elle remplit et étudier les représentations « en
discours » que peuvent révéler les pratiques langagières manifestant une attention
épilinguistique à ce phénomène (auto-reformulations, corrections, répétitions…). Cette
étude est en cours (Bigot & Maillard, à paraitre) et devrait étendre l’étude du corpus à
d’autres phénomènes classiques de variations syntaxiques comme la « question ».
51 Si cette variation est bien présente dans les pratiques langagières des enseignants, elle
fait l’objet, chez eux, de représentations contradictoires, révélant les relations
complexes et parfois ambigües que l’oral et l’écrit entretiennent dans le contexte
scolaire. L’omniprésence de l’univers scriptural dans le monde de l’école a été montrée
•
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dans les études sociologiques sur la forme scolaire (Lahire, 2008) tout autant que dans
des études interactionnelles, comme celle de Bouchard (2005) sur la dimension
oralographique des interactions didactiques. Notre étude montre bien que pour
certains enseignants, à l’école, les normes de la langue écrite constituent les seuls
points de repère et les seuls objectifs langagiers admis. Cependant, on note que les
enseignants qui approuvent la correction normative opérée par l’enseignant de la
saynète ne posent pas l’écrit comme norme absolue de référence, mais raisonnent
plutôt dans une logique de « norme unique » (« la norme », « la langue correcte », « la
bonne syntaxe », etc.).
52 Certes, comme le dit Gadet (2000) :
Le diaphasique apparaît comme le parent pauvre de la réflexion (socio)linguistique.La linguistique appliquée à l’enseignement n’a pas su produire autre chose que lapeu satisfaisante notion scolaire de « niveaux de langue », et la sociolinguistiqueelle-même a largement négligé cet aspect de la langue, en privilégiant les aspectssociaux dans ses analyses du variationnel (Bell, 1984 ; Gadet, 1998), et en traitant lediaphasique comme s’il s’agissait d’une dimension sociale parmi d’autres, comme lesont l’âge, le niveau d’étude ou le sexe. (p. 57)
53 Pour autant, comme nous l’avions précédemment montré concernant l’attitude des
enseignants face au plurilinguisme (Bigot, Maillard & Kouame, 2014), les résultats des
recherches qui montrent des attitudes défavorables à l’hétérogénéité langagière ne
doivent pas être généralisés trop hâtivement. 27 enseignants sur les 118 interrogés
évoquent explicitement et spontanément la co-existence de différentes variétés de
langue15 au sein de l’école et la considèrent comme légitime, s’appuyant sur cet
argument pour contester la correction normative de la saynète.
54 En outre, l’étude qualitative des discours sur la variation produits par les enseignants
dans les réponses au questionnaire témoigne de leur sensibilité aux variations
contextuelles, révélant ainsi que l’école est partiellement prête à une prise en compte
plus explicite de la variation diaphasique. L’enseignement de cette dernière que Gadet
appelait de ses vœux dans le domaine du FLE (2001) n’a certes pas encore trouvé
pleinement sa place dans le cadre de l’Éducation nationale, mais on peut espérer que
des enquêtes de ce type puissent servir d’appui pour développer ce programme.
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ANNEXES
Annexe. — Présentation des données enregistrées
Informateur /
type
d’établissement
No du
fichierClasse
Durée
enr.
(mn)
Caractérisation du type
d’interaction
Total
nég.
Nég.
com.%
Arthur
Quartier
pavillonnaire
*Col1 4e 48
Arts plastiques – Analyse d’un film
vu antérieurement – Rendu de
travaux – Consignes pour une
nouvelle « incitation ».
76 44 32
*Col2 6e 11Arts plastiques – Rendu des
travaux (cours incomplet).11 8 72
Conv 1 31 Conversation familiale. 34 9 26
Véronique
ZEPCol3 4e 51
Français – Tri de textes – travail
sur la presse.82 28 34
Françoise
Centre-ville
*Col4 5e 76 SVT (cours incomplet). 69 24 35
*Col5 3e 78 SVT. 44 25 43
*Col6 5e 26Vie de classe – Préparation du
conseil de classe.25 13 52
*Col7 5e 24Vie de classe – Retour sur le
conseil de classe.31 15 48
Gisèle
ZEPEl1 CE2CM1 29 Calcul. 40 12 30
Lidil, 50 | 2014
75
Annaïs
ZEP
El2 CE2 28Séance collective – Projet
d’enquête.52 12 23
El3 CE2 10Gestion de conflit – Retour de
récréation.13 1 7
Maëlle
ZEPMat1 MSGS
30
15
35
Séances de langage (prises de
paroles type « quoi de neuf »),
recherche de l’album du jour,
consignes pour ateliers.
71 8 11
Danielle
ZEPMat2 MSGS 27
Activités type evlang autour de
comptines en différentes langues
(récitation de la comptine en
français – identification des autres
langues et travail sur les graphies).
26 4 15
Frédérique
Centre-villeMat3 MS
6
10
16
11
Séances de langage (commentaire
des cahiers de vie remplis à la
maison, lecture album),
éphéméride, consignes ateliers.
43 9 21
NOTES
1. <www.education.gouv.fr/bo/2008/hs3/programme_maternelle.htm>.
2. Concernant la nature des collaborations engagées entre enseignants et chercheurs, qui
permettent l’introduction d’un enregistreur dans de nombreuses activités de classe, on peut se
reporter à la première partie de Audras, Bigot &Vasseur (2013).
3. Enregistrement à l’insu de l’informateur. Autorisation obtenue à postériori.
4. Dans la suite de l’article, Col1, 2, 3, etc., renvoient aux cours de collège ; El1, 2, 3, etc., aux
séances d’école élémentaire ; Mat1, 2, 3 aux séances d’école maternelle.
5. L’enquête par questionnaire a été conduite dans le cadre du projet Pluri-L, financé par la
région Pays de Loire.
6. Cette terminologie descriptive permet d’éviter de poser l’une ou l’autre des deux formes
comme « norme de référence » comme le font des formulations du type « absence du ne » ou
« ajout du ne ».
7. Lorsqu’on inclut les emplois de être comme auxiliaire, le pourcentage de forme simple reste
plus élevé que pour la catégorie « autres verbes » mais il descend à 58 %.
8. Comment expliquer par exemple que ce n’est pas et ce n’était pas « attirent » une négation
simple respectivement dans 79 % et 81 % des cas alors que normalement, l’imparfait « attire »
plus de négation double que le présent ?
9. Notons que l’étude des types de négation utilisés avec ces séquences préformées n’a pas été
systématiquement menée pour l’ensemble du corpus.
10. Notons enfin que si, comme le rappelle Gadet (2001), les traits qui permettent d’étudier la
variation diaphasique « ne fonctionnent pas toujours de manière harmonieuse » (p. 66), on peut
penser qu’il existe une forme d’interdépendance entre facteurs linguistiques et contextuels. Il
peut alors devenir difficile d’identifier ce qui détermine l’apparition de la négation composée ou
simple. Ainsi, les sujets lexicaux ont été identifiés comme attirant l’emploi de la négation
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76
composée, mais l’emploi de tels sujets est en soi la manifestation d’une expression plus
« soutenue », qui peut suffire à expliquer l’apparition d’une négation composée.
11. Ces écarts peuvent être encore plus importants, comme le montre l’étude de Gadet qui ne
comptabilise qu’une seule négation composée lors d’une heure d’enregistrement d’un enseignant
en situation de conversation familiale, tandis que le même enseignant, en situation de cours
magistral, ne produit que des négations composées (2008, p. 138).
12. On pourrait faire l’hypothèse qu’une densité informative moins forte dans les séquences
d’ouverture et de clôture libère de l’attention cognitive pour la forme, expliquant la plus forte
présence de négations composées. Cependant, cela ne semble pas être le cas ici : l’organisation de
la sortie de la classe et de l’achat de journaux pour la séance suivante comporte au contraire un
enjeu informatif fort.
13. Ainsi, chez Moreau (1986) « j’ai pas » (versus « je n’ai pas ») apparait dans 61 % des cas alors
même que son corpus recueilli dans des interviews radiophoniques contient globalement plus de
négations composées (50,25 %) que le nôtre.
14. Y compris par des enseignants qui condamnent la correction, non pas au motif qu’elle serait
injustifiée mais plutôt en raison de la manière dont l’enseignant corrige.
15. Rappelons qu’il s’agit d’une question ouverte et que d’autres réponses, orientées sur un autre
axe argumentatif (la manière de corriger ou le but de l’échange par exemple) n’évoquent tout
simplement pas la question de la co-existence de variétés langagières.
RÉSUMÉS
Notre recherche, focalisée sur l’emploi ou l’abandon du ne dans les énoncés négatifs à l’oral, vise,
à travers l’étude des discours de huit enseignants enregistrés dans leurs activités éducatives et
didactiques en école élémentaire, primaire et collège, à explorer un espace de variation parmi
d’autres de la langue orale que l’on peut qualifier ici de langue de scolarisation. Nous nous
interrogeons non seulement sur les contraintes qui peuvent s’exercer sur cette variation mais
aussi sur les fonctions qu’elle peut assurer dans ce contexte éducatif précis. L’analyse des
pratiques langagières des enseignants est mise en regard avec une étude de leurs représentations
sur la place que peut/doit occuper la variation dans le discours des élèves. Ces représentations
seront explorées à travers les pratiques de reprise, reformulation, correction des énoncés
d’élèves, dans les interactions de classe enregistrées et à travers l’analyse d’un questionnaire
soumis à 118 enseignants en fonction.
This research is focused on the study of one of the various “spaces of variation” in a kind of
discourse commonly called “français de scolarisation” (“classroom French”). The first part of the
text examines the use or omission of “ne” in 8 French teachers’ discourse, recorded during their
professional activity with children aged from 4 to 14. Linguistic and extra-linguistic factors are
taken into account in this study of more than 600 negative sentences. Pragmatic functions of
variation in this schooling context are also taken into account in a qualitative analysis of the
corpus. The second part of the study focuses on teachers’ representations about the omission of “
ne” in the pupils’ discourse (118 questionnaires filled out by teachers were collected) and on
interactional practices concerning this very point of variation (analysis of the interactional
dimension of the corpus: repetitions, reformulations and other kinds of feedback in the teacher-
pupil dialogues).
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INDEX
Mots-clés : variation, français langue de scolarisation, interactions didactiques, forme négative,
représentations des enseignants
Keywords : variation, classroom discourse, negative forms, teachers’ representations, spoken
French
AUTEURS
VIOLAINE BIGOT
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, EA2288 DILTEC
NADJA MAILLARD
Université d’Angers, EA922 CERIEC
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L’éveil à la variation phonétique endidactique du français langueétrangère : enjeux et outilsRaising the Awareness of Phonetic Variation in the Teaching of French as a
Foreign Language: Issues and Tools
Roberto Paternostro
1. Introduction
1 Les manuels d’enseignement de la prononciation en français langue étrangère (FLE)
ainsi que le matériel utilisé en laboratoire de langue proposent de plus en plus un
travail sur l’expressivité et plus rarement des activités portant sur les traits
phonétiques du français ordinaire, comme les phénomènes d’assimilation ou de
simplification : je sais pas [ʃepa], peut-être [ptɛt]. Néanmoins, ils se limitent souvent à la
description d’aspects prosodiques et articulatoires de base, à partir d’extraits sonores
joués par des acteurs, peu spontanés, qui constituent le seul contexte offert aux
apprenants.
2 Force est de constater l’absence de la variation phonétique, notamment pour le style.
Cet article se donne pour objectif de réfléchir aux raisons de cette absence et à l’intérêt
d’un éveil à la variation phonétique en FLE.
2. La variation phonétique en FLE : les raisons d’uneabsence
3 En tant que locuteur « étranger1 » du français, je me souviens du moment où des amis
parisiens m’ont fait remarquer que mon français était « trop parfait » pour faire
français. Ils pointaient certains indices phoniques : l’absence d’assimilation ou la
réalisation de la liaison facultative2 dans je suis italien, prononcé [ʒəsɥizitaljɛ] et non
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[ʃɥi:taljɛ]. Bien qu’ayant entendu de telles réalisations, je ne les avais pas croisées dans
un apprentissage spécifique, et n’osais pas alors m’aventurer dans le domaine
inaccessible du non standard, à mon sens réservé aux « natifs3 ». L’emploi constant du
standard me valait d’ailleurs des remarques que je considérais comme flatteuses : « tu
parles comme un prof », « tu parles très bien, on dirait un livre ».
4 Les cours de FLE privilégient en effet l’apprentissage du standard comme le français par
défaut4, reléguant la langue ordinaire5 à l’apprentissage sur le tas, si les apprenants ont
l’occasion de côtoyer des natifs (voir Regan et coll., 2009)6, ce qui a pour effet de
produire des locuteurs qui donnent l’impression de parler mieux que les natifs. Par
ailleurs, la problématique de la place et du statut que le standard occupe dans
l’enseignement concerne aussi le français langue maternelle (FLM). Guerin (2010) a
ainsi attiré l’attention sur ce qu’elle appelle l’« outre-langue » des enseignants à l’école,
à qui l’institution demande d’actualiser « une langue au-delà de la langue », ne
s’inscrivant dans rien d’observable.
5 La norme7 est le premier input pour des apprenants de FLE, et reste souvent la seule
actualisation de la langue à laquelle ils ont accès (voir, entre autres, Valdman, 1989 ;
Detey & Racine, 2012)8. Contrairement aux locuteurs L1, en effet, pour qui le contact
avec la norme se fait à l’école et qui sont d’abord confrontés à la langue ordinaire de
leur entourage, l’apprenant, au début, n’a généralement de contact direct qu’avec la
langue de l’enseignant en cours. Il risque alors de croire qu’il s’agit là de « la » langue
française. Bien qu’il ait un écho de ce qui se parle hors de la classe, notamment par les
documents authentiques, l’internet, les médias, etc., le français ordinaire demeure
souvent marginal, un luxe.
6 Malgré des efforts, ces dernières années, pour intégrer la variation à l’enseignement du
français, notamment par l’introduction d’accents francophones (Detey et coll., 2010) et
par l’intérêt pour le lexique familier et l’intonation expressive (Callamand, 1973 ; Léon,
1993), la variation phonétique demeure le parent pauvre des cours de FLE.
2.1. Les indices phoniques du style ou la variation invisible
7 L’apprenant ne dispose pas de toutes les références sociales nécessaires pour décrypter
les nuances de la variation stylistique. C’est donc par l’apprentissage qu’il doit se les
construire (Gadet, 2001). Bien que le phonique constitue un indicateur saillant pour le
diaphasique (Gadet, 2007, p. 10)9, il fait peu l’objet d’un apprentissage explicite en cours
ou dans les manuels. La variation stylistique est le plus souvent abordée à partir
d’exemples lexicaux, domaine dans lequel le changement de registre semble plus
évident, car chaque item semble renvoyer à un style : argent/fric, femme/meuf, policier/
flic, etc. (entre autres, Charliac & Motron, 2006, p. 109).
8 La variation phonétique est complexe à définir et à enseigner, et difficile à assigner à
un registre. Les assimilations et les simplifications de la chaine parlée ou les liaisons
facultatives, souvent associées au registre familier, apparaissent de fait autant dans une
interaction entre amis que dans une conférence ou dans la parole publique (voir Lodge
et coll., 1997). Les traits phonétiques ne peuvent donc pas être immédiatement associés
à un style de parole ou à une hiérarchie sociale. Ils sont plutôt à situer sur un
continuum, et fonctionnent par cumul selon des paramètres complexes, en fonction de
la distance/proximité communicationnelle entre locuteurs (Koch & Œsterreicher,
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2001)10. C’est leur combinaison et leur fréquence dans une situation — et non un trait
isolé — qui créent un accent ou un style.
9 Ainsi, un contour intonatif montant-descendant, souvent associé à un accent de
banlieue, passe inaperçu lorsqu’il est produit en contexte « inhabituel » et ne
s’accompagne pas d’autres indices regardés comme typiques de jeunes de banlieue
(Gadet & Paternostro, 2013). Dès lors, les traits phonétiques peuvent être appréhendés
en tant qu’ensemble non hiérarchisé et non précatégorisé, ressource hétérogène pour
la langue en contexte.
10 Dans une telle architecture, le standard n’est donc plus la référence, mais une
actualisation de la langue associée à la distance communicative, qui se caractérise par
la sélection d’unités linguistiques, dont l’interprétation est indépendante d’un savoir
partagé (Guerin, 2008). Ce n’est plus « le » français, mais l’une de ses actualisations. Le
but de l’apprentissage n’est donc plus la transmission de la norme, mais la maitrise et le
maniement, en perception (et parfois, en production), de toutes les potentialités du
français11.
3. L’intérêt du corpus Multicultural Paris French (MPF)12
pour la didactique du FLE
11 Nul ne doute aujourd’hui du rôle des corpus oraux dans l’enseignement du FLE (Boulton
& Tyne, 2014). Pourtant, il y a un décalage entre ce que montrent les corpus et la façon
dont les faits de langues sont présentés dans les manuels et les cours de FLE (Debaisieux
& Boulton, 2007 ; Detey, 2010). Il parait dès lors légitime de se demander ce que serait
l’intérêt d’un corpus comme MPF pour la didactique du FLE. Nous avons montré
(Paternostro, 2014) que ce qu’on appelle « accent de banlieue » est moins la marque
d’une marginalité linguistique et sociale que l’usage de la langue dans un cadre de
proximité communicationnelle. Les interactions qui se tissent en banlieue semblent
favoriser l’émergence d’un « style de parole emphatique » (voir Selting, 1994),
caractérisé par des traits de prononciation exprimant la connivence et l’implication des
locuteurs. « La vie dans la cité, c’est chaleureux ! », dit un informateur.
12 Parmi les traits phoniques concernés, la plupart coïncident avec ce que Gadet (1997,
p. 95-106) appelle facilités de prononciation, caractéristiques du français ordinaire :
assimilations de sonorité (je sais pas [ʃepa]) ; assimilations du mode d’articulation
(maintenant [mɛnɑ]) ; harmonie vocalique (surtout [suʁtu]) ; simplification de groupes
consonantiques complexes, à l’intérieur du mot (quelque chose [kɛkʃoz], il dit [idi]), ou en
finale (quatre [kat]) ; réductions vocaliques (tu as [ta], c’était [stɛ]). À cette liste, non
exhaustive, on peut ajouter : chute du e muet, non-réalisation des liaisons facultatives,
liaisons inhabituelles, contours intonatifs emphatiques, affrication et palatalisation des
consonnes occlusives dentales et vélaires devant /i/ et /y/ (étude [et ʃyd], tu dis [tʃydi],
quartier [kʼaʁtʃje]), /R/ particulièrement énergiques.
13 D’autres éléments, syntaxiques, discursifs et lexicaux, peuvent accompagner ces traits
de prononciation. Par exemple, les phatiques et les ponctuants (ouais, quoi, bon, ben),
l’omission du ne de négation, les hésitations ( euh), les amorces (ta- ta- table), les
reformulations, etc. Ces phénomènes, typiques de l’oral, peuvent aussi fonctionner en
marques de connivence en communication ordinaire. Même s’ils peuvent paraitre
marginaux pour notre objectif actuel, ils sont au contraire au cœur de l’interaction : ils
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favorisent ou reflètent la proximité communicationnelle, la co-construction de
l’interaction, et ré-assurent la collaboration des interlocuteurs (André & Tyne, 2010).
14 Les interactions dans le corpus MPF constituent un observatoire privilégié sur un
certain aspect de la langue ordinaire (des interactions entre jeunes), et permettent aux
apprenants de se confronter à des traits linguistiques illustrant la proximité et la
connivence, insolites pour un cours de FLE, dans le but d’un éveil à la variation.
4. Le transcodage, outil d’éveil à la variationphonétique
15 Dans un cadre de pédagogie de l’écoute (Lhote, 1995 ; Guimbretière, 1992)13 et de data-
driven learning (Johns, 1993), nous proposons une activité didactique visant à
sensibiliser les apprenants aux indices phoniques de la variation stylistique14. À partir
d’extraits d’interactions authentiques15 du corpus MPF, les apprenants pourront se
familiariser avec un style de parole illustrant la proximité. Après une phase d’écoute et
d’observation d’un extrait sonore, les apprenants sont appelés à transcrire ce qu’ils ont
cru percevoir. Nous appelons le passage par la transcription « transcodage16 », à la fois
pour écarter l’idée de scripturalité et pour marquer qu’il s’agit d’une transposition de
l’oral vers l’écrit. Il se fait selon l’orthographe standard, pour assurer la lisibilité du
texte, sauf pour la ponctuation, marquée par des signes spécifiques à l’oral17. Le passage
par l’écrit n’est qu’une étape passagère, mais nécessaire, qui permet à l’apprenant de
focaliser son attention sur le phonique tout en renforçant sa capacité d’écoute et
d’observation de la langue en contexte18.
16 L’idée nous est venue lors de la transcription du corpus MPF. Le fait de consacrer du
temps à la transcription de données orales relevant de la proximité
communicationnelle a affiné notre perception de la variation (voir aussi Tyne, 2009a).
La transcription a peu à peu changé notre écoute et nous a aidé à percevoir des détails
de la chaine parlée, qui apparait souvent comme un flux ininterrompu aux oreilles des
apprenants. Elle nous a aussi donné une clé pour appréhender le paysage sonore
(Lhote, 1990), mais aussi géo-social et culturel, de la région parisienne.
4.1. Le transcodage en FLE : avantages et inconvénients
17 Le transcodage en tant qu’activité didactique en FLE joue un rôle initiatique,
d’observation et de familiarisation avec la langue ordinaire. Pour le phonique, il
constitue un outil d’éveil à la variation, favorisant l’écoute et le repérage de traits de
prononciations dans un contexte de proximité et de connivence. La production n’est
donc pas visée ici (voir Valdman, 2000).
18 À partir d’un travail global sur l’oralité, visant au développement de stratégies
d’analyses et de segmentation de la chaine parlée, l’apprenant est amené à se focaliser
sur la dimension segmentale et suprasegmentale, favorisant ainsi l’enrichissement de
son système phonético-phonologique.
19 La transcription, sous différentes formes, n’est pas une activité inconnue en didactique
des langues (Lebre-Peytard et coll., 1981 ; Biggs & Dalwood, 1976 ; Lynch, 2007 ; Stillwell
et coll., 2010 ; Pimsleur, 1979 ; Boulton & Tyne, 2014, pour une synthèse). Tyne (2009a)
rapporte une expérience impliquant des étudiants britanniques dans la collecte, la
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transcription et l’analyse de leur propre corpus de français parlé. Le contact avec les
données, et leur transcription, s’est avéré une réelle occasion d’apprentissage, surtout
pour ce qui est de la prise de conscience de la variation.
20 La transcription n’est néanmoins pas proposée par la plupart des manuels de
prononciation, qui offrent surtout un travail de phonie/graphie. Dans le transcodage,
au contraire, la graphie ne constitue pas un but en soi, mais un passage dans un aller-
retour, de l’oral à l’oral par l’écrit. Pour reprendre la terminologie de Lhote (1990), le
transcodage intervient entre les étapes d’ancrage et de repérage, et vise à renforcer la
compréhension. L’attention portée au détail grâce au passage par l’écrit, associée à la
possibilité d’écouter à loisir, permettent en effet de gérer la diversité en perception. Au
fur et à mesure que le brouhaha initial s’éclaircit, l’apprenant découvre le multiple et la
variation dans ce qu’il croyait être unique et invariable.
21 L’observation en contexte introduite par le transcodage d’interactions brèves et
authentiques permet alors de contourner la difficulté à dresser une liste de traits de
prononciation qui corresponde à un style de parole prédéterminé, de façon à ce que
l’apprenant se rende compte des traits reflétant une langue de tous les jours.
22 Le transcodage rappelle la dictée à cause du passage de l’oral à l’écrit, mais il en diffère
de deux façons essentielles. L’extrait à transcrire n’est pas un écrit oralisé, suivant des
réalisations phonétiques artificielles du texte lu, comme c’est le cas dans la dictée, mais
un échantillon d’interactions authentiques. Contrairement à la dictée, permettant de
tester la correction de l’écrit, le transcodage est une démarche descriptive, qui ne fera
pas l’objet d’une évaluation de la part de l’enseignant19. L’apprenant pourra néanmoins
se confronter au corrigé fourni par l’enseignant, permettant de mesurer sa capacité à
comprendre. Il s’agit d’une auto-évaluation qui nait de la comparaison, d’une
découverte. Déchargé de son orientation prescriptive, l’écrit permet alors à l’apprenant
de retrouver l’unité qu’il avait cru perdue dans la multiplicité du variable : c’est un
véritable appui pour la mise en place d’une passerelle entre l’homogénéité du signe
graphique et le foisonnement des réalisations orales.
23 Le passage par l’orthographe standard constitue aussi une sensibilisation aux
différences entre oral et écrit permettant une rupture par rapport à la dichotomie oral/
écrit : même des formes orales souvent considérées comme fautives peuvent s’écrire
(voir Tyne, 2012).
4.2. Le transcodage en laboratoire de langue
24 L’activité de transcodage a été mise en application dans le cadre des Cours d’été de
langue française de l’université de Genève20, en cours de prononciation en laboratoire,
destiné à des apprenants de niveaux B et C du CECRL (Conseil de l’Europe, 2005)21.
87 apprenants22 ont participé aux trois séances de transcodage, 12 hommes et
75 femmes, âgés en moyenne de 33 ans, de 27 pays différents, surtout d’Europe (65 %),
mais aussi d’Amérique (27 %), d’Asie (7 %) et d’Afrique (2 %). Les L1 les plus
représentées sont l’espagnol (24 %), suivi du suisse-allemand (13 %), de l’anglais
(11,5 %), de l’italien (10 %), du russe (9 %) et du portugais (6 %). Pour le niveau de
compétence, validé lors du test d’entrée, les apprenants se répartissent en trois
groupes : niveau B1 (31 %), B2 (30 %), C (27 %) et non renseigné (11 %)23.
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4.3. Description du matériel et des supports didactiques
25 Les trois extraits proposés, longs d’environ 30 secondes chacun, sont des interactions
de jeunes locuteurs de la région parisienne (6 adolescents, 2 filles et 4 garçons ;
2 locuteurs par extrait)24, qui donnent à voir un français ordinaire d’échanges entre
amis ou gens qui se connaissent bien, autour de thématiques de la vie courante (école,
famille, loisirs, etc.)25.
26 Une fiche pédagogique papier, servant de base pour la transcription, est distribuée
pour chaque séance, avec un titre et des illustrations contextualisant l’extrait sonore.
Le schéma de l’interaction y est reproduit. Les tours de parole ont donc été rendus
explicites pour simplifier une tâche couteuse en termes cognitifs. Un petit
questionnaire anonyme est aussi distribué, pour recueillir les données socio-
démographiques et obtenir l’avis des participants sur la difficulté et l’utilité de la tâche.
Les apprenants devaient indiquer les raisons de la difficulté perçue, parmi : l’accent, le
rythme, l’articulation, la mauvaise qualité de l’enregistrement, les chevauchements, le
vocabulaire, le niveau de langue, la durée. Ils pouvaient ajouter des rubriques.
27 Enfin, deux questions ouvertes complètent le questionnaire, portant sur l’utilité de
cette activité et sur ce qu’ils pensent avoir appris par le transcodage. Il s’agit à la fois de
recueillir des remarques sur l’activité dans une optique qualitative et d’évaluer les
retombées pédagogiques éventuelles.
4.4. Déroulement global de l’activité
28 Trois séances d’une trentaine de minutes se déroulent dans un laboratoire de langue
équipé de 24 postes informatiques. Elles comportent cinq étapes : écoute globale,
écoute détaillée, transcodage, confrontation et prise de conscience, réflexion-débat.
29 Les apprenants sont invités à écouter (individuellement) l’extrait sonore et à émettre
des hypothèses. À partir de la « musique de la langue », ils cherchent à imaginer le
contexte de l’échange, l’identité des locuteurs, les liens qui les unissent.
30 Ensuite, ils sont appelés à réécouter l’extrait en portant leur attention sur les détails
phoniques. Cette étape demande une écoute déjà plus attentive, même si c’est
seulement au cours de la troisième étape, celle du transcodage proprement dit, qu’ils
auront à se focaliser sur la compréhension du détail en passant à l’écrit26. Cette étape
est suivie de la confrontation de la transcription de l’apprenant au corrigé fourni par
l’enseignant.
31 Enfin, les apprenants peuvent réécouter le dialogue à loisir pour revenir sur ce qui a été
observé ou pour vérifier ce qui n’a pas été compris. Cette étape est aussi l’occasion
d’une réflexion-débat animée par l’enseignant27, autour des éléments qui ont surpris les
apprenants.
32 L’activité s’achève par le questionnaire d’évaluation, individuel et anonyme.
5. Analyses et discussion des résultats
33 Nous ne nous attarderons pas sur ce que nous avons observé lors des séances de
transcodage ni sur l’analyse des transcriptions. En général, les apprenants semblent
avoir été surpris de découvrir que les natifs aussi hésitent, se répètent, amorcent des
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mots, se trompent. La découverte de la « fragilité » du natif semble avoir un effet
bénéfique sur leur (in)sécurité linguistique.
34 Quant aux difficultés ressenties (fig. 1), le transcodage a été évalué comme difficile
(54 %) mais pas impossible : 29 % des apprenants l’ont jugé difficile à un degré (+), 25 %
à deux degrés (++).
Fig. 1. –Tableau affichant le degré de difficulté ressentie.
35 Pour les difficultés caractérisant les trois extraits, les résultats (fig. 2) montrent que les
éléments qui ont posé le plus de problèmes sont, par ordre décroissant : l’articulation,
le rythme, l’accent, le registre familier, le vocabulaire, les tours de parole rapides. En
revanche, ni la qualité sonore des extraits ni leur durée ne semblent avoir posé
problème.
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Fig. 2. – Pourcentage des éléments de difficulté présents dans les extraits.
36 Les étiquettes adoptées, parfois impressionnistes, ont été choisies par souci de clarté.
L’articulation, par exemple, renvoie à ce que le sens commun entend en demandant de
prononcer de façon claire et distincte. Ce qui, d’un point de vue acoustique, est plutôt
lié au débit qu’aux gestes articulatoires. De même, le terme « accent » est utilisé au sens
courant de façon de parler sur laquelle les locuteurs portent un jugement social, etc.
37 Quant à l’utilité du transcodage pour un éveil à la variation phonétique, 93 % des
apprenants le considèrent comme utile. La difficulté de la tâche ne les a donc pas
empêchés d’en voir l’utilité.
38 En ce qui concerne les questions ouvertes, la première porte sur l’utilité de l’intégralité
de l’activité sans se focaliser sur le transcodage. Une approche qualitative nous permet
de regrouper les réponses en 4 catégories : (1) Prise de conscience et reconnaissance ;
(2) Entrainement et effort ; (3) Nouveauté et pertinence ; (4) Difficulté.
39 Pour (1), la quasi-totalité des réponses identifie le transcodage à une prise de
conscience :
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(1.1) Quand je dois écrire je comprends mieux. Et tous les jours on doit comprendrepas seulement qui parle le français très lentement mais aussi qui parle vite et avecun niveau de langue très familier28.(1.2) Utile, voir différent prononciation des mots ‘standard’.(1.3) On peut nous rendre compte de comment les français parlent dans certainsoccasions pour reconnaitre le différent accents et aussi pour savoir l’interaction etvélocité.
Les apprenants estiment utile de se familiariser avec la façon dont les francophones
parlent en situation ordinaire. Ils se rendent compte, en effet, qu’il y a des locuteurs qui
parlent rapidement et qui usent d’une langue familière. Le transcodage leur permet de
« voir » les différentes façons dont les mots du standard sont prononcés. L’emploi du
verbe « voir » (1.2) nous parait significatif. En tant qu’observatoire privilégié sur la
variation phonétique, le transcodage exploite le passage d’une réalité sonore (l’oral) à
une réalité visuelle (l’écrit), pour aider les apprenants à reconnaitre les différents
accents et à décrypter les interactions rapides.
40 Pour (2), l’idée d’effort est associée à l’écoute dans la quasi-totalité des réponses :
(2.1) C’est la forme d’améliorer l’écoute. C’est vraiment pédagogique.(2.2) M’entraîner à comprendre la langue parlée normalement et dans la rue, d’unefaçon rapide.(2.3) Prêter un plus d’attention aux finesses de la langue.(2.4) On s’habitue l’oreille aux accents différents.(2.5) Mon compréhension oral a s’élevé un peu.
L’effort est donc associé à l’écoute et non au transcodage, comme la difficulté perçue
aurait pu le suggérer. On s’entraine pour améliorer l’écoute, le but étant de
comprendre la langue ordinaire parlée dans la rue, de familiariser l’oreille aux accents
divers et aux subtilités de la langue.
41 Pour (3), les apprenants affirment avoir appris quelque chose de nouveau et de
pertinent, notamment pour les interactions de la vie quotidienne :
(3.1) J’ai écouté quelque chose différent qui existe dans mon vie quotidienne.(3.2) J’ai souvent des problèmes à comprendre les gens francophones qui ne sontpas professeurs. Les profs parlent plus clairement.(3.3) Oui, c’était utile parce que j’ai appris le langage qu’on attend dans la rue ou enconversation. Maintenant je peux comprendre un peu mieux qu’est-ce qu’ilsdiscutent dans le tram.(3.4) On apprend les mots comment ils sont parlés (ou comme on les écoute) p. ex. jesuis -> chuis.(3.5) Elle présent la langue parlée par des gens ordinaires. Ça aide à comprendrecertaine prononciation de certains mots quand ils sont raccourcis.
Ils semblent avoir saisi le cœur de l’activité : le transcodage leur a permis de se
familiariser avec l’accent de situations informelles de la vie ordinaire. Ils disent mieux
comprendre, par exemple, les gens qui conversent dans le tram ou dans la rue. Le
transcodage s’est aussi avéré pertinent par rapport à leurs besoins. L’un d’entre eux
affirme que les extraits lui permettent de mieux comprendre les locuteurs qui ne
parlent pas comme des professeurs, d’où le besoin d’entrer en contact avec une langue
de locuteurs ordinaires, proche de la vie réelle, moins artificielle que celle actualisée en
classe.
42 Pour (4), les apprenants ont mis en évidence quelques difficultés rencontrées lors du
transcodage :
(4.1) Il y avait des phrases que je n’ai pas bien compris parce qu’ils était combiné enun mot.
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(4.2) C’était long.(4.3) C’était dur à suivre. Mon français est très ‘académique et standard’ donc pourmoi a été quelque chose de nouveau. Intéressant mais difficile.(4.4) Niveau trop haut.
Les principales difficultés sont la durée, la difficulté à comprendre les consignes, et un
niveau de langue trop complexe. Le français académique et standard semble constituer
un obstacle (4.3). Ils n’ont que rarement l’occasion d’entendre un français courant, face
auquel ils sont déroutés. C’est ce constat qui fait que malgré la difficulté, l’activité de
transcodage a été perçue comme utile et intéressante. D’une certaine façon, les
apprenants ont compris que la difficulté va de pair avec l’intérêt et l’efficacité.
43 Contrairement à la première question, la deuxième se focalise sur l’étape du
transcodage.
(5.1) Ça m’a permis de mieux comprendre aussi l’oral que à l’écriture. Mettre lessons en parole, ça donne une structure intégral qui permet de faire aller-retour. Àfur et à mesure que on comprend, on reconnaît mieux les sons, l’intonation, lesliaisons, l’accent, l’intention, le ton amical, formel. On se fait une image du contextedans lequel se déroule la conversation.(5.2) Oui la vie quotidienne aux banlieue, la vision des gens qui habitent là-bas.Comprendre des sentiments, intonations et surtout le message. Toujoursintéressant.(5.3) La transcription m’a fait concentré sur les mots et les phrases.(5.4) Il est vraiment possible d’entendre et comprendre presque tous les mots en lesécoutant plusieurs fois ! Cela est très satisfaisant ! :-).
En essayant de résumer les commentaires recueillis, nous pouvons souligner que le fait
de « mettre les sons en paroles » (5.1) aide les apprenants à se focaliser « sur les mots et
les phrases » (5.3), c’est-à-dire sur les phones et les suites de phones. Au fur et à mesure
qu’ils comprennent, ils se rendent compte de traits de prononciation spécifiques, de
particularités intonatives et de la continuité de la chaine parlée. À partir de ces détails,
ils posent des hypothèses et mettent en place des stratégies d’interprétation de la
situation, du ton de la conversation, etc. Les différents traits phonétiques dans une
situation relevant de la proximité sont ainsi observés en situation.
44 À travers le transcodage, les apprenants prennent conscience des spécificités de la
langue parlée. Ils réalisent que le français est une langue vivante, comme leur langue
maternelle (même si un travail spécifique sur le lien entre le français et leur langue
première n’a pas pu être fait, vu le nombre important de L1 présentes). L’observation
en contexte leur permet aussi d’accéder à la dimension culturelle de l’échange.
6. Conclusion
45 Contrairement à ce qui se passe pour d’autres langues européennes, où la variation
diastratique et/ou diatopique semble l’emporter sur le diaphasique29, c’est la variation
stylistique qui prime en français (Gadet, 2007). Bien que cette affirmation mériterait
sans doute d’être nuancée dans le contexte complexe de l’apprentissage du FLE, ce
primat du diaphasique se heurte au manque de description des traits mobilisés ainsi
qu’à la rareté des corpus oraux sensibles à la variation stylistique, collectés compte
tenu de l’écologie des évènements discursifs.
46 À cela s’ajoute l’absence de réflexion sur le rôle du diaphasique dans l’enseignement du
français. « L’évaluation diaphasique peut prendre la forme de nuances fines, alors
même que les éléments linguistiques en jeu sont limités. » (Gadet, 2001, p. 66) Ces
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nuances deviennent presque invisibles quand la variation phonétique entre en ligne de
compte, c’est pourquoi le plan phonique est laissé à l’écart. Ce que le locuteur de
français L1 possède par imprégnation, le locuteur de français L2 doit le construire par
l’observation et l’apprentissage.
47 Fonctionnant comme une loupe et un catalyseur perceptif, le transcodage a permis la
mise en place de passerelles hypothético-déductives entre oral et écrit, aidant les
apprenants à se focaliser sur la prononciation ordinaire en contexte et favorisant la
constitution d’une compétence pragmatique (Dewaele & Mougeon, 2002).
48 Le choix d’extraits authentiques du corpus MPF n’a pas posé de problème particulier.
Au contraire, ils semblent avoir retenu l’attention des apprenants, qui en ont apprécié
l’utilité pour les échanges quotidiens en français. L’intégration d’autres corpus de
français parlé pourrait permettre d’élargir la palette des actualisations possibles de la
langue, témoignant d’autres situations de communication, en France et en
francophonie.
49 Malgré le caractère exploratoire de cette application didactique, les résultats observés
ainsi que les réponses obtenues nous amènent à dresser un bilan plutôt positif de cette
expérience. Néanmoins, la réflexion mérite d’être poursuivie et approfondie,
notamment en ce qui concerne la prise en compte, d’une part, des problématiques
psycholinguistiques liées à l’apprentissage du système orthographique du français et à
la question délicate du décalage entre la graphie et la phonie. D’autre part, il serait
intéressant d’observer, sur le long terme, ce que les apprenants font de leur
« découverte » de la langue ordinaire en dehors du contexte d’apprentissage,
particulièrement en production.
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NOTES
1. Pour l’auteur de cet article, qui est de langue première italienne, le français est une langue
« étrangère ». La catégorisation d’étrangère est pourtant problématique dès que l’apprenant
commence à se familiariser avec une langue, qui n’est plus alors « étrangère » (Gadet, 2012).
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2. Gadet (1997, p. 71) souligne le caractère d’« indicateur sociolinguistique très fort » de la
liaison, sans doute en lien avec le rapport oral/écrit, l’écrit étant associé au prestige.
3. Berruto (2003) a montré la vacuité des notions de « locuteur natif » et « langue maternelle »,
impossibles à définir en termes positifs. Quant aux notions de L1 et de L2, langue « première » et
« seconde », qui seraient à préférer à « langue maternelle » et « étrangère », elles ne sont pas
moins problématiques.
4. Nous faisons allusion à l’idéologie du standard, qui considère la forme normée comme la
langue de référence, pratiquée par tous les locuteurs appartenant aux couches sociales favorisées
et représentée principalement par l’écrit (Gadet, 2007, p. 17-18).
5. Le français ordinaire n’est pas le français parlé ni le français populaire. « C’est davantage le
français familier, celui dont chacun est porteur dans son fonctionnement quotidien, dans le
minimum de surveillance sociale : la langue de tous les jours. » (Gadet, 1997, p. 3)
6. Bien que l’intérêt d’un apprentissage en immersion ne soit pas remis en cause, tous les
apprenants n’ont pas l’occasion de faire un séjour linguistique à l’étranger.
7. La notion de norme évoquée ici recoupe la définition de standard donnée dans la note 4.
8. La « primauté » de la norme nous parait tout à fait légitime, vu le caractère particulier de
l’apprentissage d’une langue étrangère. Cependant, cela ne justifie pas le rôle marginal que l’on
réserve à l’apprentissage du non-standard.
9. Le diaphasique, appelé aussi variation stylistique ou situationnelle, concerne la différenciation
linguistique selon l’usage. Voir Gadet (2007, p. 10), pour une définition.
10. Pour ces auteurs, l’oral et l’écrit, abusivement associés à l’informel et au formel, ne sont
qu’un médium. La distinction formel/informel relève quant à elle du conceptionnel, actualisé
dans un continuum en fonction de paramètres définis par les pôles de la proximité et de la
distance communicative. Les formes de l’oral (dont le phonique), souvent considérées comme
informelles voire « fautives », sont donc à situer sur le même continuum, participant ainsi à
l’actualisation de la langue dans la proximité et dans la distance, au même titre que les formes de
l’écrit.
11. Ce que le CECR (Conseil de l’Europe, 2005) n’a pas manqué de souligner, en introduisant une
approche plus fonctionnelle, liée aux actes de langage, et la séparation des compétences.
12. Le corpus MPF est issu du projet Multicultural Paris French (ANR-09-FRBR-037-01), coordonné
par Gadet (voir Gadet & Guerin, 2012).
13. Ce terme est ici préféré à « correction phonétique », à la fois pour éviter « correction » qui
suppose la faute, et pour souligner l’importance de l’écoute dans l’apprentissage de la
prononciation.
14. Nous soulignons que la production n’est pas envisagée ici. Seule la compréhension est visée.
15. Par « authentiques », nous entendons des interactions qui ne sont ni jouées par des acteurs ni
produites suivant un script ou un but précis. Il s’agit d’extraits d’entretiens qui respectent
l’écologie de l’évènement en cours et qui sont jugés naturels à la fois par les interactants et par le
chercheur.
16. Malgré la pertinence du terme transcodage pour une réflexion didactique, nous sommes
conscient de son opacité sémantique pour les apprenants. C’est pourquoi nous l’utilisons pour
l’activité globale et gardons « transcription » quand l’acte de transcrire est en cause.
17. (.) et (..) marquent respectivement une pause brève et longue ; le point indique une frontière
majeure d’énoncé ; le tiret marque les amorces de mots ou les répétitions.
18. Vu le rôle de « charnière » joué par l’écrit et le choix d’une transcription en orthographe
standard, nous n’abordons pas ici l’impact d’une telle activité sur l’apprentissage de l’écriture.
19. Le transcodage, en fait, renoue avec ce qu’était la dictée pour les phonéticiens pédagogues au
XIXe siècle, à savoir une activité d’écoute (voir Galazzi, 2002).
20. Fondés en 1891, les Cours d’été attirent des apprenants du monde entier et offrent donc un
terrain privilégié d’observation et d’enquête.
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21. Nous avons renoncé pour le moment (sans l’exclure pour l’avenir) à tester cette activité avec
des débutants (A1-A2). Nous estimons que le transcodage se prête à un éveil à la variation
stylistique qui peut intervenir très tôt, même chez des débutants (voir Guimbretière, 2001 ;
Dewaele & Mougeon, 2002 ; Tyne, 2009b). Notre expérience didactique nous a montré que les
apprenants perçoivent plus qu’on ne le croit.
22. Le nombre de 87 a été calculé compte non tenu de ceux qui ont participé à plusieurs séances,
dont le nombre est difficile à établir. À cela s’ajoute l’anonymat des questionnaires d’évaluation
et des fiches pédagogiques, censé favoriser la sincérité des réponses par l’absence d’enjeux
évaluatifs.
23. Pour le niveau C, on n’a pas fait de distinction en C1-C2, parce que les Cours d’été ne la font
pas.
24. Nous renvoyons, entre autres, à Guerin & Paternostro (2014), pour une démythisation de la
« langue des jeunes ». Bien entendu, d’autres corpus de français parlé peuvent avoir toute leur
place dans cette démarche d’initiation à la variation phonétique (voir conclusion).
25. Les traits phonétiques présents dans les extraits sont du même ordre que les phénomènes
décrits en 2.
26. La transcription a été faite sur la fiche pédagogique papier décrite en 3.3.
27. L’enseignant et le chercheur sont la même personne. Cette activité a été proposée la dernière
semaine de cours, vers la fin du parcours d’apprentissage.
28. Seules les réponses les plus significatives sont reportées ici, reproduites telles que rédigées.
29. Voir, entre autres, Armstrong (2002) pour la Grande-Bretagne, où la variation socio-régionale
l’emporte sur le diaphasique, et Berruto (2005) pour l’Italie, où la diatopie est au cœur de la
variation.
RÉSUMÉS
Cet article se donne pour objectif de réfléchir aux raisons pour lesquelles la phonétique est le
parent pauvre de la didactique du FLE. Il propose d’intégrer des indices phoniques de la variation
stylistique à l’enseignement du français. À partir d’une expérience issue d’un terrain didactique,
l’auteur se penche sur le « transcodage » en tant qu’outil d’éveil à la variation phonétique en FLE.
This paper attempts to understand why pronunciation is the poor relative of the teaching of
French as a foreign language. It examines how phonetic indices of stylistic variation could be
integrated in the French language teaching. On the basis of a field study, the author discusses
“transcoding” as a tool for awakening phonetic variation in French as a foreign language.
INDEX
Mots-clés : variation phonétique, sociolinguistique, didactique de la prononciation,
apprentissage sur corpus, FLE
Keywords : phonetic variation, sociolinguistics, French pronunciation teaching, data driven
learning, French as a Foreign Language
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AUTEUR
ROBERTO PATERNOSTRO
ELCF — Université de Genève
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La variabilité langagière au cœurdes formations à visée d’insertion.Pour un développement conjointdes questionnementssociolinguistique et didactiqueLanguage Variability at the Heart of Vocational Training and Social Integration.
Towards a Joint Approach to Sociolinguistic and Didactic Issues
Michelle Auzanneau et Malory Leclère
1. Introduction
1 La diversité et la variabilité des usages langagiers sont des réalités auxquelles sont
quotidiennement confrontés les enseignants de langue, qu’il s’agisse d’enseigner le
français langue étrangère, langue seconde ou langue maternelle, dans le cadre scolaire
ou dans celui d’autres espaces d’enseignement tels que ceux auxquels nous nous
intéressons ici, à savoir des centres de formation continue. Elles entrainent des
questions pédagogiques majeures et rendent la réflexion d’ordre sociolinguistique et
didactique nécessaire aux enseignants. Des questions déjà anciennes ont été posées et
développées par des travaux qui s’intéressent aux inégalités sociales et au langage et
plus particulièrement à l’échec scolaire1. Quelles formes de langue enseigner, quelles
formes de langue autoriser dans l’espace d’enseignement/apprentissage et à quelles
fins ? Non seulement ces questions demeurent irrésolues mais se posent aussi avec une
acuité particulière dans le contexte contemporain. Les mobilités internationales, la
diversification et la densification des contacts de cultures et de langues en milieu
urbain et les difficultés économiques les recontextualisent. Les questions linguistiques
qui se posent sont aussi développées dans le domaine politique et éducatif, où elles sont
souvent liées à la nécessité de favoriser l’insertion sociale et professionnelle de
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95
populations socio-économiquement défavorisées, voire l’intégration lorsqu’il s’agit de
populations migrantes. Dans cette optique, l’acquisition par les apprenants de
ressources langagières et de façons variables de les exploiter, favorisant leur évolution
au cœur de relations sociales complexes, apparait cruciale.
2 La question de la variabilité langagière (Gadet, 2010) et de ses fonctionnalités in situ
constitue, nous le montrerons, une question à approfondir tant pour les enseignants
que pour les apprenants. Nous considérons que la sociolinguistique, qui se targue d’être
une linguistique impliquée (Pierozak, 2007) a un rôle social majeur à tenir dans la
réflexion sur les bien-fondés et la mise en œuvre d’une sensibilisation à la variabilité
langagière et à ses fonctionnalités, ou encore au style (cf. Auzanneau & Leclère-
Messebel, 2007).
3 Le style tel que nous le concevons ici n’est pas envisagé en termes d’alternance de
variétés linguistiques, de registres, de niveaux de langue, appréhendés sur le plan
linguistique de façon lexicale, mais plutôt en termes de style discursif (Fayolle &
Auzanneau, 2011) ou encore interactif ( interactive style de Dittmar, 1995) produit par
l’exploitation en situation et en interaction de ressources langagières (formes
linguistiques, symbolismes, etc.). Il s’agit alors d’une pratique (Eckert, 2000), un style «
initiative and strategic » (Milroy & Gordon, 2003, p. 206) dont les significations ou celles
produites par ses mouvements ne sont pas totalement liées à des attentes sociales
relatives à la situation (degrés de formalité de Labov (1972a), ou situations pré-
identifiées) ou à l’interlocuteur (audience design de Bell, 1984). En effet, comme ont pu le
montrer des études du style shifting interactionnel, de plus en plus nombreuses ces
dernières décennies (Coupland, 2007 ; Eckert & Rickford, 2001), les mouvements de
convergence de traits langagiers ou au contraire les effets de contraste (c’est-à-dire le
shift lui-même plus que son résultat) apparaissent alors significatifs.
4 Nous pensons que la sensibilisation à la variabilité des pratiques langagières peut
permettre aux acteurs de la formation d’affiner leur appréhension des besoins et des
compétences langagières des apprenants, comme leur compréhension de l’intrication
de ces besoins et compétences dans des contextes sociaux. Pour être mise en œuvre,
cette sensibilisation requiert une approche didactique et sociolinguistique conjointe,
mais aussi une bonne connaissance des situations d’enseignement/apprentissage
langagier à des fins d’insertion sociale et professionnelle.
5 En ce sens, après avoir précisé le terrain investi et le corpus sur lequel nous nous
appuyons, nous rendrons compte ici de difficultés d’ordre langagier rencontrées par les
stagiaires, telles qu’elles sont relevées par leurs formateurs. Nous nous demanderons
également comment les stagiaires se situent eux-mêmes vis-à-vis de catégories
sociolangagières qu’ils emploient ou construisent dans leurs discours. Nous aborderons
ensuite la question du rôle des formateurs dans l’accompagnement des stagiaires au
cours d’interaction consacrées à la réflexion sur le langage.
6 Nous envisagerons alors quelques pistes de réflexion sur la base desquelles des
démarches pédagogiques tenant compte de la complexité sociolinguistique des
pratiques langagières pourraient être développées.
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2. Terrain et corpus
7 Pour développer cette réflexion, nous nous intéresserons donc aux centres de
formation orientés vers l’insertion sociale et professionnelle2 de mineurs ou de jeunes
adultes, âgés de 16 à 25 ans.
8 Ces centres se caractérisent d’une part, par la diversité des parcours sociaux,
géographiques et scolaire des stagiaires et par l’hétérogénéité des compétences
langagières (Auzanneau & Leclère, 2007), d’autre part, par la diversité des formations et
des parcours professionnels des formateurs parfois éloignés du secteur de la formation.
Cette diversité ainsi que l’instabilité des groupes due à l’assiduité irrégulière des
stagiaires et du système d’entrées et sorties permanentes en/de formation ont un
impact sur l’action quotidienne et la pédagogie des formateurs. L’ensemble de ces
caractéristiques distingue particulièrement ces contextes de formation des contextes
scolaires.
9 Notre propos s’appuiera sur un corpus d’entretiens entre chercheurs et stagiaires ou
formateurs ainsi que sur des extraits d’interactions produites au cours d’une séance
regroupant des stagiaires dits en « parcours de mobilisation vers le projet
professionnel3 » (Corpus FCI4). Afin d’élargir certains aspects de notre réflexion sur le
rapport au langage des locuteurs, nous mettrons ces données en regard avec des
discours produits par des locuteurs d’âge proche de celui des stagiaires, résidant
également dans la périphérie parisienne (Corpus MPF5). Dans la dynamique de ces
différents échanges, la question de la variabilité de type stylistique est à la fois
perceptible et/ou thématisée en tant qu’objet de jugement et/ou d’apprentissage.
3. Rapport au langage et difficultés langagières desstagiaires
10 Majoritairement issus de milieux populaires, les stagiaires des centres observés ont
connu lors de leurs apprentissages scolaires, le cas échéant, des difficultés d’ordre
langagier6 qui sont, par exemple, liées à la diversité des cultures langagières 7 ou qui
concernent le maniement du langage écrit ou encore la compréhension du langage
utilisé par les enseignants. Ces difficultés, couramment pointées par les travaux sur
l’échec scolaire, sont également relevées par les formateurs des centres qui, à cette
occasion, expriment leur perception des besoins et incompétences de leur public. Se
focalisant notamment sur l’écrit, ils s’accordent généralement pour rendre compte de
la pauvreté du vocabulaire des stagiaires, faiblesse aggravée, selon eux, par celle de leur
culture générale. Tout en se montrant sensibles à la dimension culturelle des pratiques
langagières, telle que celle de la pratique de l’insulte, ils regrettent par ailleurs la
« vulgarité » des usages des stagiaires et leurs conséquences probables sur les relations
interpersonnelles qu’ils développent.
11 Lorsqu’elle exprime un conflit de valeurs, l’association puissante entre identité et code
a été considérée par certains travaux sur l’échec scolaire comme pouvant constituer un
obstacle sérieux aux apprentissages (Bautier, 1991 ; Gadet, 2000). Nos deux corpus de
référence permettent d’observer des associations similaires. Ils présentent notamment
des catégorisations socio-langagières exprimant un tel rapport au langage. Ils montrent
que certains usages sont associés, par les jeunes adultes ici considérés, à la norme
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légitime (Bourdieu, 1982) et perçus comme emblématiques de valeurs et d’identités de
groupes socialement dominants auxquels ils considèrent ne pas appartenir (Auzanneau,
Leclère-Messebel & Juillard, 2012).
12 Ces usages sont rapportés à des catégories sociales actualisant une opposition binaire
de type we code / they code par l’emploi de pronoms (nous, notre / ils, eux, leur), de
dénominations (français des bourges [JFI] ; trucs de euh de bourgeois ; les mots ghettoïsés
[MPF8]), et parfois par la référence à des comportements révélant des valeurs attribuées
à des formes linguistiques (ils vont rester polis [MPF]). Enfin, l’indexation d’usages à des
espaces géographiques urbains (parisien du nord comme on dit quoi (.) <hein> [MPF]) font
apparaitre ces derniers comme des territoires sociaux aux frontières figées au regard
desquelles les locuteurs se situent (Même les gens qui sont pas geoibours@s là-bas ils sont
geoibours@s (..) par rapport à nous [MPF] ; ils connaissent pas tout ça là le ghetto et les mots
[MPF] ; parce que c’est la rue [MPF]).
13 De telles oppositions et la perception de l’altérité langagière peuvent être explicitées
par les personnes interviewées, qui par ailleurs peuvent voir l’altérité langagière
comme une entrave, voire être associées à l’intercompréhension. Ainsi par exemple, en
début d’entretien (MPF) un locuteur prévient l’intervieweur : tu vas rien comprendre hein
<(..) je préf> ère te le dire hein tu vas rien comprendre à ce que je te dis (MPF).
14 Pourtant, dans la suite de ce même entretien, les interactants font preuve
d’accommodation en inhibant des traits langagiers pouvant être perçus comme socio-
générationnellement (Gadet, 2003) ou socio-stylistiquement marqués :
13 Enq : ben je vais faire l’effort sinon tu m’expliques <dans ces cas-là>.14 Stéph : <non ben je> je je vais être cool avec toi
15 Si l’intention de converger linguistiquement est rarement explicitée dans notre corpus
(contrairement à ce qui se passe dans cet extrait), la convergence linguistique
caractérise la plupart des entretiens et des interactions de formation observées
(Auzanneau & Juillard, 2012). Notons que les propos des locuteurs, comme les
pratiques, ne donnent pas toujours lieu à la construction d’oppositions binaires mais
dessinent une réalité sociolinguistique plus complexe.
16 Remarquons enfin que si les interviewés associent, comme nous l’avons vu, leurs usages
langagiers à des environnements urbains, ils emploient rarement les catégories langues
de jeunes ou autres similaires (parler racaille, etc.) pour spécifier leurs usages
vernaculaires et lorsqu’ils le font, ils reprennent souvent les dénominations
catégorisantes de leur interlocuteur (le formateur, le chercheur). Ils insistent plutôt sur
la description de procédés à l’œuvre (création lexicale, verlanisation, emprunts).
17 Enfin, nos observations révèlent l’existence de tensions normatives s’exerçant en
référence, soit à une norme partagée par l’ensemble des participants, soit à une norme
de groupe de pairs. Ces tensions laissent s’exprimer une variabilité des pratiques et des
rapports de place et se construire des significations variables (Auzanneau & Juillard,
2012). Ceci constitue une différence notable entre les résultats de nos travaux en
centres de formation et ceux menés à l’école, puisque ces derniers tendent à mettre en
évidence une dissociation entre une norme unifiée, fondée sur l’écrit et supposée être
transmise ou renforcée par l’école et les productions des élèves (cf. notamment
Castellotti, 20129). Si des clivages sociaux se sont exprimés au travers de catégorisations
sociolangagières construites par les stagiaires, ils n’ont pas paru présenter d’obstacle
au déploiement d’un répertoire verbal variable et adapté aux dynamiques
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interactionnelles. En ce sens, ni les usages oraux des stagiaires ni leur rapport au
langage ne se sont révélés, en séance, comme des freins aux apprentissages10.
4. Regards de formateurs sur leur rôle et sur lesbesoins des stagiaires
18 On voit se dessiner, dans les discours des formateurs, les bases d’un contrat didactique
implicite sur lequel reposent leurs pratiques d’enseignement. Ce contrat didactique
(Brousseau, 1988) fonctionne comme un ensemble de règles qui détermine, le plus
souvent de façon implicite, ce que chaque partenaire, l’enseignant et l’enseigné, a la
responsabilité de gérer, les rôles tenus par chacun et leurs conduites associées.
19 La relation de confiance et de respect est considérée par les formateurs comme un
prérequis aux apprentissages. Ils considèrent que leur rôle est de faire prendre
conscience aux stagiaires de leurs acquis et de les aider à reconstruire d’eux-mêmes
une image valorisante d’apprenant actif et doté de compétences. L’enseignement/
apprentissage peut alors être conçu comme une construction conjointe.
20 En entretien, comme dans les faits, les formateurs témoignent d’une grande
bienveillance à l’égard de leurs stagiaires. Ils se montrent attentifs à la situation et au
parcours de vie de ceux-ci et les prennent en compte dans le cadre de leurs activités
pédagogiques. Les formateurs se montrent conscients d’une part de certaines des
faiblesses ou compétences des stagiaires, d’autre part du fait que ces derniers viennent
en formation avec un bagage social, culturel, langagier, familial dont ils ne peuvent se
décharger à la porte des centres (Hickel, 2002). On peut en outre supposer que ce
bagage pourrait, dans une certaine mesure, constituer un levier pour l’enseignement/
apprentissage et, de toutes façons un déjà-là avec lequel il est nécessaire de composer
(Leclère-Messebel, 2013). Les propos de certains formateurs montrent qu’ils pourraient
aller en ce sens. Aziz, par exemple, qui considère que les « mob de banlieues11 » ont un
« langage de cité », déclare à propos de ce langage :
Il faut le bannir parce qu’on accepte pas qu’on parle comme ça euh à un employeur.Hein ? […]. D’un autre côté il faut en tenir compte, il faut en tenir compte parce quec’est un langage qui s’est installé, qui est là et qu’il ne faut pas le dévaloriser. Fautpas euh faut pas que le langage soit un handicap. Leur manière de parler ne doit pasêtre un handicap. (Aziz, formateur)
21 Insistant sur l’importance pour l’apprentissage de « ne pas dévaloriser » et même de
« tenir compte » des habitudes langagières des stagiaires, Aziz considère cependant
qu’il faut « les bannir ». L’ambivalence apparente de la position du formateur à l’égard
des pratiques langagières des stagiaires est étayée par l’association qu’il établit entre
les pratiques langagières et les relations dans lesquelles elles prennent place ou qu’elles
participent à construire. Attentif aux effets à la fois sémantiques et socio-pragmatiques
des choix langagiers (ex : agressivité, manque de respect), mais omettant les
compétences stylistiques des stagiaires, Aziz considère que leurs pratiques sont
inadaptées au marché du travail (notamment) qui requiert l’instauration d’une plus
grande distance entre les interlocuteurs. Ce discours illustre le fait que, dans notre
corpus, les discours des formateurs actualisent, plus souvent que ceux des stagiaires,
une appréhension binaire du langage et des symbolismes qui y sont associés, réduisant
ainsi la complexité des pratiques.
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22 On peut alors se demander dans quelles conditions une telle perception des usages rend
possible l’exploitation pédagogique du répertoire verbal pluriel des jeunes stagiaires.
5. Travail sur les objectifs langagiers etcommunicationnels en séances de formation
23 Cherchant à comprendre comment la variabilité langagière est appréhendée à des fins
didactiques dans des séances de formation, nous nous focaliserons sur deux temps
complémentaires de l’action pédagogique : un premier situé en amont de la réalisation
d’une activité de jeu de rôles qui vise à délimiter celle-ci, un second situé en aval de la
réalisation de cette activité qui vise à commenter et analyser le travail effectué.
24 Dans l’extrait qui suit, Isabelle (dont on a ici isolé les interventions de cadrage de
l’activité) propose aux stagiaires de travailler sur les compétences
communicationnelles en réalisant des jeux de rôles.
Extrait 1 – Séance F1I1 : … on échange : tous ensemble ? mais [ã:] ++ est-ce que tout l(e) monde vaintervenir ? […]I5 : donc on peut trouver quel type quelle situation peut/ peut fin qu’est-ce quipeu:t amener deux personnes à s’rencontrer et à échanger quelques mots ? […]I7 : quelles situations vous avez à proposer ?A9 : on parle sur la formation. On parle comment tu trouves la formation. + ça faitcombien de tempsI8 : par exemple donc on prend un: thème.I11 : dans la situation ++ la situation proposée c’est qui parle à qui […]I17 : tu rencontres Hassan et qu’est-ce que vous faites ? (…)I18 : attendez alors eu:h on vous laisse partir sans sans vous vous improvisez ?alors. […]I24 : arrêtez-vous là au milieu qu’on vous r(e)garde. […]I26 : vous avez un public […]
25 Par cette activité, Isabelle souhaite faire prendre conscience aux stagiaires de la
variabilité des formes langagières employées, en fonction des situations de
communication rencontrées. Ce travail vise donc, dans une certaine mesure, l’éveil à la
variabilité langagière des stagiaires. Les interrogations qui jalonnent la délimitation de
cette activité (ses objectifs, sa réalisation, sa durée). Elles témoignent du souci
d’Isabelle de co-construire avec les stagiaires le cadre d’apprentissage, mais également
des limites de ce type d’activité, tant sur le plan pédagogique que sociolinguistique, au
regard de l’objectif global visé. En plaçant les apprenants en situation d’interagir, en
jouant, devant le groupe, leur propre rôle comme s’ils se rencontraient dans la rue, elle
leur demande de mettre en scène certaines relations interpersonnelles et pratiques
langagières de façon décontextualisée. De plus, malgré l’objectif et l’attention prêtée
aux formes linguistiques, les stagiaires sont maintenus dans un environnement et des
pratiques routiniers ne leur permettant pas de diversifier les relations et identités
sociales. Enfin, l’observation de ce jeu de rôles par les spectateurs n’est ni préparée ni
guidée en amont de la saynète. On peut alors s’interroger sur l’exploitation
pédagogique qui pourra être faite en aval de cette mise en scène.
26 Au cours des quelques minutes de jeu de rôles, Hassan et Ameth, après s’être salués en
arabe, discutent, en français, de leur parcours de formation avant de clore l’échange
par la promesse d’un autre échange (on se rappelle hein ?) et de redonner la parole au
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public pour juger de leur performance (on était bien ?). Isabelle va alors reprendre la
main pour mener la discussion :
Extrait 2 – Séance F1I27 : est-ce que vous avez un avis ? + en les en les voyant ?C5 : en les voyant ?? : ouaisI28 : en les voyant en les écoutant ? + qu’est-ce que vous avez eu:h ++ comment quelquel langage ils ont utilisé déjà ?C6 : familierI29 : un langage familier ?Silence = 9 secondesH39 : (ironique) maint(e)nant on nous analyse/ maint(e)nant\ (rire)I30 : non (petit rire) ++ non mais on analyse pas on on essaie de: de + de voir § cecomment § vous avez + §et vous/§ + vous étiez plutôt décontractés ? eu:h +l’exerciceH : ouaisC7 : §décortiquer?§H40 : §voir si c’était bien:?§H41 : bah ouais + on discute quoi.I31 : ouais + vous l’avez fait dans quel eu:h dans quel sens c’est-à-dire (qu’) vousdiscutiez comme: comme vous l(e) faites d’habitude entre: entre amis ? ou:[…]I46 : voilà + on s’in- je comment dire ici on s’in- enfin on ++ aujourd’hui ons’interroge sur la façon dont on parle dont on échange avec les gens non pas sur surc’ que vous faites en formation ou sur c’ que vous dites ~ +++ hein s- pas s- mais § surle c’est § sur le pas sur le le le fond hein + pas par exemple c(e) que vous faites enformation à l’éco- c’est pas le c’est pas le le but du: du travail, mais le le but c’estd(e) savoir comment on parle avec les autres. + §hein c’est d’essayer decomprendre§ les mécanismes + comment on échange.A71 : §XXX§A72 : §mais avec les autres ça dépend les autres.§
27 Partant de la sollicitation d’un avis général (I27), la formatrice centre très rapidement
la discussion sur la dimension langagière, demandant aux stagiaires de caractériser le
« langage » utilisé par les deux protagonistes du jeu de rôles (I28). Le qualificatif
« familier », proposé par un stagiaire (C6) et repris par la formatrice (I29), rappelle les
catégories courantes et utilisées dans de nombreux manuels de français langue
maternelle des cycles primaires ou secondaires (Boutet & Gadet, 2003 ; Buson, 2009)
mais également de FLE (Bento, 2007), pour rendre compte de la variation linguistique,
par le prisme réduit des niveaux ou registres de langues. La catégorisation ainsi
effectuée est ensuite associée, par la formatrice, à des caractéristiques situationnelles
touchant à l’(in)formalité du contexte imaginé (I30 et 31) : l’atmosphère de la rencontre
(« vous étiez plutôt décontractés »), la relation entre les participants (« vous discutiez
comme: comme vous l(e) faites d’habitude entre: entre amis »). L’association entre variation
langagière et la nature de la relation interpersonnelle réalisée rappelle celle énoncée
par Aziz (cf. point 4 ci-dessus) et témoigne d’une sensibilité de la formatrice aux
phénomènes variationnels.
28 L’ensemble de la discussion s’organise autour de discours sur les façons de parler,
chacun donnant son avis, citant des exemples de variation, facteurs de variation ou
effets de la variation (tutoiement/vouvoiement ; interlocuteur connu/méconnu ;
stagiaire/formateur ; relation hiérarchique, client/vendeur, respect/manque de
respect), mais la discussion peine à dépasser une appréhension très générale de la
variation. La première et importante nuance est d’ailleurs apportée par un
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stagiaire (A72) qui affine la caractérisation proposée par la formatrice (« entre amis »)
en expliquant, dans la suite de l’échange, que sa façon de parler varie en fonction de
l’interlocuteur (« Hassan / Modou / Mohamed / Mamadou / le mec qui porte la casquette »).
Isabelle en conclura que Ameth « adapte [sa] façon de parler suivant les personnes qu’[il]
rencontre ».
29 Dans cette séquence didactique qui vise à faire « comprendre les mécanismes, comment on
échange » (I46), la question de la variation est ainsi limitée sur le plan linguistique à une
opposition figée entre tutoiement et vouvoiement, considéré comme lieu d’inscription
de la politesse. D’un point de vue didactique, le contenu de cette activité et son
déroulement (délimitation des objectifs, ressources mobilisées, conduites d’étayage de
la formatrice) laissent transparaitre la difficulté de la formatrice non seulement à
construire des objectifs pédagogiques relatifs aux phénomènes langagiers notamment
variationnels, mais également à les appréhender dans leur complexité. Cet exemple est
l’un de ceux — nombreux dans notre corpus — qui mettent en évidence à la fois le
savoir des formateurs, fondé sur l’expérience des situations pédagogiques auxquelles ils
sont confrontés et auxquelles ils participent, mais aussi la nécessité de les rendre plus
opérationnels grâce à l’acquisition de connaissances sociolinguistiques et didactiques.
L’intuition qu’ont les formateurs de l’importance d’un travail sur les pratiques
langagières est indéniable, mais leurs propres idéologies langagières12 et leur
méconnaissance des caractéristiques et du fonctionnement du langage, ou encore
l’absence d’une réflexion pédagogique à leur propos, ne les préparent pas à travailler
ces phénomènes dans leur complexité. Et cette difficulté se pose peut-être avec plus
d’acuité face à un public qui, comme tout un chacun, dispose déjà d’un répertoire
pluriel dont on a pu constater, en séance, qu’ils faisaient usage avec discernement
(Auzanneau & Leclère-Messebel, 2007).
30 Les questions communicationnelles sont généralement ainsi traitées de deux façons :
soit globalement, soit en se focalisant sur des formes linguistiques traitées isolément.
Dans ce contexte, l’intérêt que les formateurs accordent aux pratiques langagières des
stagiaires (dans un souci de prise en compte de leur histoire et de leur vécu en dehors
du centre de formation) risque de les amener à ne considérer ces locuteurs que par le
prisme de l’une de leurs appartenances socioculturelles et donc de produire, par cette
assignation, des effets inverses à ceux escomptés. Nous soulignons, d’une part, le risque
de (sur)valoriser, dans l’espace de formation et dans les interactions didactiques, des
usages langagiers et des formes linguistiques que le formateur cherche par son
enseignement à dépasser13. D’autre part, ces pratiques peuvent avoir pour effet de
cantonner les stagiaires dans des usages et des situations routinières ne leur
permettant pas d’explorer et d’enrichir, de façon contextualisée et finalisée, les
ressources de leur répertoire verbal pluriel.
6. Pour une appréhension complexe de la variabilitélangagière en formation
31 L’éveil des formateurs à la dimension sociale du langage et en particulier au style leur
permettrait donc d’envisager de façon plus globale et plus complexe les apprentissages
des apprenants, en appréhendant plus finement non seulement leurs besoins et leurs
compétences langagières, mais aussi l’intrication de ces besoins et compétences avec
leur fondement social et communicationnel. Les travaux de sociolinguistique et de
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didactique peuvent en ce sens apporter des ressources fondamentales. En dépit de
l’avancée des études (Eckert, 2012), la description du français reste cependant à
approfondir et la question de la variabilité d’ordre social et stylistique reste à
explorer14.
32 Quant à la didactique du français, elle n’est pas restée sourde à la nécessité de la prise
en compte de la diversité des usages, donc du style. Ces questions se sont posées avec
des orientations différentes ces dernières décennies (Chiss, 2010), l’une centripète en
didactique du FLM et l’autre centrifuge en didactique du FLE. En didactique du FLE,
l’accent est mis sur le développement de compétences communicatives préparant
l’apprenant à la confrontation et à l’exploitation d’usages langagiers variables, lui
permettant ainsi d’évoluer dans des situations et dans des relations sociales diversifiées
hors de la salle de classe. En didactique du FLM, on cherche au contraire à aller vers des
usages considérés comme plus formels et normés tels ceux de l’école, en partant de
compétences langagières acquises au cours de la vie quotidienne dans des contextes
sociaux contrastés15. Ces deux orientations didactiques se rejoignent toutefois sur
différents points quant à leur conception sous-jacente de la variation : les formes
retenues sont le plus souvent d’ordre lexical ou encore phonétique et prosodique
(essentiellement en FLE) et envisagées de façon cloisonnée par domaine d’analyse
linguistique (Tyne, 2010 ; Boutet & Gadet, 2003). Elles concernent, par ailleurs, des actes
de langage plus que d’autres et le corpus est plus souvent construit qu’attesté. En outre,
les dimensions sociale et géographique de la variation sont plus souvent représentées
que la dimension stylistique (Bento, 2007). On peut cependant noter, à la suite de
Buson (2009), que les manuels de FLE offrent depuis quelques années des propositions
plus innovantes et souples que celles des manuels de FLM. Ils proposent, en effet, une
observation réfléchie de l’oral et par là, de la variation stylistique, notamment grâce à
des mises en situation permettant de lier les dimensions linguistiques et pragmatiques
et favorisant une posture plus descriptive que prescriptive.
33 Dans le champ de la formation linguistique en vue de l’insertion sociale et
professionnelle, force est de constater que, dans les référentiels de formation, les
formes linguistiques sont très rarement associées aux dimensions relationnelles et
symboliques du langage (Guernier, 2012 ; Rivière, 2012). Par conséquent, aucun outil
n’est fourni aux formateurs pour appréhender la complexité et la fonctionnalité de la
variabilité langagière, compte tenu des environnements sociaux et des dynamiques
interactionnelles, des enjeux et des potentialités d’accomplissement d’actions
particulières in situ. Pour permettre à leurs publics de reconsidérer leur répertoire
verbal grâce à ces éclairages et favoriser l’enrichissement de leurs ressources, les
formateurs devraient pouvoir dépasser une conception de la variation stylistique en
termes d’association de formes langagières à des situations prédéterminées et donc une
conception du langage uniformisante et même stéréotypifiante. S’agissant de favoriser
l’insertion sociale et professionnelle des apprenants, il nous semble, en effet,
primordial de travailler étroitement l’articulation entre les dimensions linguistique,
pragmatique et socioculturelle du langage, en prenant notamment appui sur les
ressources, les expériences et les savoirs langagiers des stagiaires.
34 Notre ambition n’est pas de proposer de modèle de séquence didactique permettant de
réaliser un tel travail. Ceci exigerait un travail spécifique sur cette question complexe.
Partant de la réflexion que nous venons de développer, nous souhaitons, en nous
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appuyant sur les savoirs et pratiques des formateurs, souligner deux pistes susceptibles
de guider un tel travail didactique.
35 La première relève de la prise en compte de l’histoire langagière des stagiaires à
laquelle les formateurs se sont révélés sensibles. Partant de la perception de cette
histoire par les apprenants eux-mêmes et de leurs savoirs, les formateurs pourraient
tenter, par des activités dédiées, de faire émerger les liens que les stagiaires
entretiennent avec leurs environnements et les liens qu’ils établissent entre ces
environnements et leurs pratiques langagières. Les activités sur la biographie
langagière, développées dans les approches plurielles16, pourraient constituer un outil
pertinent à adapter, pour donner au déjà-là une place dans le processus d’apprentissage
et pour penser ce qui reste à construire en fonction de cette histoire. Il s’agirait
d’amener les apprenants à interroger leurs rapports aux langues et aux formes
langagières dans leur variabilité en actualisant des évènements, des connaissances ou
des sentiments qui ont pu être mis en mémoire et permettraient de comprendre le
« présent langagier » (Perregaux, 2002). L’enjeu serait alors triple : faire prendre
conscience à chaque apprenant de l’étendue de son répertoire verbal ; permettre au
formateur d’appréhender dans sa complexité le parcours sociolangagier et les usages
langagiers des apprenants ; construire à l’échelle du groupe classe des savoirs partagés
à propos du langage.
36 En favorisant des formes de perméabilité entre la salle de classe et d’autres espaces
sociaux de référence, une telle démarche, permettrait de ne pas établir de rupture
entre l’apprentissage guidé (classe) et des formes d’apprentissage plus naturelles que
pourraient développer les stagiaires au gré de leurs interactions quotidiennes et
tendrait à faire considérer l’apprenant comme un acteur social (Hickel, 1998 ; CECR,
2001).
37 La seconde piste consisterait à créer des activités permettant, par l’observation des
usages et la confrontation à la variabilité stylistique in situ, d’en comprendre les réalités
tant sociales que linguistiques. La réalisation, en trois temps (préparation, réalisation,
analyse), d’activités17 de mises en situation réelles et finalisées pourrait être l’une de
ces mises en œuvre. Ces mises en situation devraient permettre la réalisation
d’objectifs communicationnels divers et l’actualisation, en interaction, d’identités et de
rôles sociaux diversifiés. Elles permettraient en outre de confronter les apprenants à
des situations nouvelles pour eux et de les faire interagir avec ces situations pour y
construire du sens. En faisant écho à la proposition de Billiez (2005) de prendre la
variation comme point de départ de la réflexion métalinguistique, cette démarche,
mènerait les apprenants à une observation réfléchie du style (Buson, 2009, p. 305) et
favoriserait le développement d’une attitude réflexive à l’égard des pratiques
langagières, qui serait susceptible d’être mobilisée à long terme, de façon plus
autonome, en dehors du guidage du formateur. Ceci permettrait aux apprenants d’une
part de prendre conscience de leurs savoirs et de leurs savoir-faire langagiers et d’autre
part, de favoriser leur acquisition de compétences langagières différentes exploitables
dans des situations peu connues.
38 Le travail sur les formes pourrait alors s’appuyer sur une analyse de la signification que
ces formes prennent en situation et en interaction. Les différents niveaux de
fonctionnement de la langue ne seraient ainsi pas appréhendés de façon isolée mais
considérés, dans un premier temps au moins, dans leur articulation les uns aux autres,
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comme un faisceau d’indices participant à la construction de significations, tant sur le
plan dénotatif que sur un plan symbolique et social.
39 En tant qu’espace social, la salle de classe, pourrait également constituer un
observatoire de cette construction de signification de sorte que ses acteurs pourraient,
dans la dynamique des échanges variés qui s’y déploient, relever des manifestations de
la variabilité langagière à saisir comme des « occasions d’apprentissage » (Cicurel, 2011,
p. 47).
7. Conclusion
40 Nous avons voulu montrer, par les analyses menées et les recherches ou approches
convoquées, comment la transmission aux enseignants/formateurs d’un savoir d’ordre
sociolinguistique pourrait permettre à ces derniers d’adopter des démarches
d’enseignement favorisant la prise en compte des compétences plurielles des stagiaires,
dans un travail contextualisé sur les formes langagières visées dans l’apprentissage.
Pour favoriser un meilleur accompagnement des stagiaires dans leur apprentissage de
formes plus standard et, plus largement dans les apprentissages proposés par les
formations18, il nous semble nécessaire que les formateurs puissent :
réfléchir à la façon dont les idéologies et les habitudes langagières peuvent influencer les
pratiques d’enseignement et d’apprentissage ainsi qu’à la manière de faire profiter les
stagiaires des résultats de cette réflexion ;
envisager des manières dont ces idéologies et habitudes pourraient servir d’appui à
l’enseignement/apprentissage, compte tenu de ce que représentent l’espace de formation et
les tâches proposées en termes sociolinguistiques et cognitifs ;
se demander comment l’exploitation du répertoire est orientée par des normes
situationnelles, mais aussi participe à élaborer des significations diverses et des espaces
relationnels dans lesquels des manières de dire et de faire émergent ou se reproduisent,
prennent sens et sont orientées — ou pourraient être orientées — vers des finalités d’ordre
pédagogique ;
réfléchir à la façon dont l’exploitation du répertoire verbal permet, en situation connue ou
inconnue, la résolution de tâches diversifiées et d’actes spécifiques.
41 L’association des points de vue de la sociolinguistique et de la didactique des langues
concernant les questions que nous avons développées nous semble produire un
éclairage particulièrement propice au développement de démarches en ce sens, en
empruntant des pistes de recherche, d’action et de formation qui sont encore à
explorer.
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MANESSE, Danièle. (2013). Enseigner le français en école de la deuxième chance (E2C). Enjeux et
embûches didactiques. Dans S. Galligani, S. Wachs & C. Weber, École et langues. Des difficultés en
contextes (p. 139-158). Paris : Riveneuve.
MILROY, Lesley & GORDON, Matthey. (2003). Sociolinguistics, Method and Interpretation. Oxford :
Backwell Publishing.
PERREGAUX, Christiane. (2002). (Auto)biographies langagières en formation et à l’école : pour une
autre compréhension du rapport aux langues. Bulletin Vals-Asla, 76, 81-94.
TYNE, Henry. (2010). La variation dans l’enseignement apprentissage d’une langue 2. Le français
aujourd’hui, 176, 103-112.
NOTES
1. Cf. notamment Bourdieu (1977), Bernstein (1977), Bourdieu & Passeron (1970), Lahire (2000),
Labov (1972b), Bautier, Charlot & Rochex (2000), Bautier & Branca-Rosoff (2002), Boutet (2002).
2. Nous avons travaillé dans le cadre d’ateliers de la Protection judiciaire de la jeunesse
(ministère de la Justice) et d’un centre de formation de l’association Faire en Seine-Saint-Denis
(93) et dans le Val-de-Marne (94). Les objectifs de formation, qui, par ailleurs, se mêlent à des
objectifs éducatifs, sont très diversifiés. Ils touchent principalement à l’enseignement dans les
savoirs de base et aux techniques de recherche d’emploi.
3. Inscrit dans les dispositifs « Avenir Jeunes » de la région Île-de-France, ce parcours qui, mené
jusqu’à son terme, peut durer six mois ou davantage a pour objectif de familiariser les
apprenants avec le milieu professionnel tout en renforçant leurs savoirs de base.
4. Une observation intensive a été réalisée pendant un à deux ans sur plusieurs centres de
formation continue en insertion, dans les départements de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-
Marne (voir Juillard et coll., 2003).
5. Nous exploiterons des données tirées de la partie parisienne de cette recherche
ANR (2010-2014) intitulée Multicultural London English / Multicultural Paris French coordonnée
par Françoise Gadet (Paris), Penelope Gardner-Chloros et Jenny Cheshire (Londres) et à laquelle
M. Auzanneau participe (<www.mle-mpf.fr/>). Cette étude, centrée sur des locuteurs de 15 à
30 ans, porte sur les relations entre langage et environnements pluriculturels et plurilingues
urbains.
6. Les travaux sur l’échec scolaire évoquent les difficultés des élèves d’origine populaire du fait
de la distance de leurs capitaux (ex. : Bourdieu, 1977 ; Millet, 2005) culturels et linguistiques vis-
à-vis de ceux privilégiés par l’école, d’un certain maniement de la langue orale ou écrite exigé par
certains apprentissages (Lahire, 2000 ; Bautier & Branca-Rosoff, 2002).
7. L’usage rituel de grossièretés (Lepoutre, 1997), la frontière entre registre familier et grossier,
etc. (Bautier, 1991).
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8. Conventions de transcription du corpus MPF : les chevrons < > indiquent un chevauchement de
parole, xx les segments inaudibles (autant de x que de syllabes), @s mots non standard, le tiret
note les amorces de mots, (.) des pauses.
9. Dans ce texte, Castellotti recense un certain nombre de publications explicitement consacrées,
depuis une vingtaine d’années, à la place de la variation à l’école, tant sur le plan des textes
officiels que des discours des acteurs.
10. Le cadre d’observation de notre recherche ne nous a cependant pas permis de savoir ce qu’il
en était des pratiques, perceptions et compétences de l’écrit.
11. Dénominations utilisées par les formateurs pour désigner les stagiaires inscrits dans des
parcours de mobilisation vers le projet professionnel.
12. Idéologies qu’il conviendrait de définir précisément, ce que le format contraint de cet article
ne nous permet pas ici.
13. Risque déjà souligné pour l’école par Bourdieu (1977) ou Bautier (1991), par exemple.
14. La constitution de grand corpus tel que celui produit par l’étude Multicultural Paris French [13]
et les approches ethnographiques des pratiques langagières, telle que celle développée dans le
cadre de notre étude sur les centres de formation en Île-de-France (Juillard, 2003), contribuent,
de façon différente, à améliorer de telles connaissances.
15. C’est en partie sur ce contraste que repose l’hétérogénéité du groupe classe.
16. Cf. notamment ELODIL : Éveil aux langues et à la diversité linguistique (www.elodil.com).
17. Les activités proposées par Lambert (2013) à des lycéennes de la région grenobloise en sont
des exemples. L’idée de travailler la langue en partant du contexte social de son utilisation telle
que proposée dans le cadre des dispositifs d’ateliers sociolinguistiques (ASL : <www.aslweb.fr>,
site consulté le 31 décembre 2013) peut également, selon sa mise en œuvre, aller dans ce sens.
18. Tel que nous avons pu nous-mêmes le vérifier dans le cadre de nos activités de formation
linguistique de formateurs en remédiation illettrisme ou en FLE et au-delà, grâce aux retours qui
nous ont été donnés par les formateurs sur le terrain pendant ou à l’issue de la formation.
RÉSUMÉS
La diversité et la variabilité des usages langagiers entrainent des questions majeures pour les
enseignants de langue et requièrent une réflexion d’ordre pédagogique et d’ordre
sociolinguistique. Nous appuyant sur un corpus d’interactions de formation, nous nous
intéressons à la façon dont ces questions se posent dans le cadre des formations pour jeunes
adultes à visée d’insertion sociale et professionnelle et à la manière dont elles peuvent y être
traitées en tenant compte de la complexité sociolinguistique des pratiques langagières.
Issues dealing with language usage diversity and variability present a challenge for language
teachers and need to be adequately addressed, both from a pedagogical and sociolinguistic point
of view. Based on a corpus of interviews with young adults and teachers as well as on interactions
during the training sessions, we study the ways in which these issues challenge the young adults’
vocational training. In light of our results, we question the ways in which these issues should be
dealt with in research that takes into account the sociolinguistic complexity of the language
practices.
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INDEX
Mots-clés : pratiques langagières, variabilité, formation en insertion, interactions didactiques
Keywords : language practices, variability, vocational training, pedagogic interactions
AUTEURS
MICHELLE AUZANNEAU
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, ILPGA (Institut de linguistique et de phonétique générale
et appliquée), CLESTHIA - EA7345
MALORY LECLÈRE
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, laboratoire DILTEC - EA2288
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Le français, « langue maternelle »est-il une « langue vivante » ?Réflexion sur la place de la variationstylistique dans le discours scolaireIs French Language “as a Mother Tongue” a “Living” Language? Reflection on
the Role of Stylistic Variation in the Educational Discourse
Emmanuelle Guerin
1. Introduction
1 Partant du principe que la variation stylistique est un trait définitoire des langues et de
leur dynamique, qu’il en va de la « santé » d’une langue (Gadet & Tyne, 2007),
l’enseignement d’une langue intègre, d’une manière ou d’une autre, ses effets. Dans cet
article, il s’agit de regarder comment se manifeste cette intégration, et quels en sont les
enjeux et répercussions sur la description proposée aux élèves/apprenants. En
particulier, ce texte s’intéresse à l’enseignement de la « langue maternelle » en France,
entendons l’enseignement de la langue dispensé à des enfants, locuteurs du français. Il
a été montré que la compétence nécessaire à la variation stylistique s’acquiert dans
l’enfance, naturellement, par l’expérience quotidienne d’interactions de plus en plus
variées (voir par exemple, Andersen, 1990). Partant, comment l’enseignement de la
« langue maternelle » accompagne-t-il les élèves dans le développement et
l’enrichissement de cette compétence ? La reconnaissance partagée par l’ensemble de
la communauté d’un « bon usage » du français (par exemple : Charmeux, 1989 ou
encore Ledegen, 2000) exclusif a-t-elle un effet sur cet enseignement ?
2 Tenter de répondre à ces questions passe par la problématisation de la notion de
« langue maternelle » qui laisse apparaitre toute sa complexité, notamment parce que,
comme le soulignent Gueunier et Genouvrier (1982, p. 5),
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si le linguiste ne peut traiter exhaustivement de la langue maternelle, il ne peut nonplus faire l’économie d’y penser, en faisant appel à d’autres disciplines des scienceshumaines.
3 Ainsi, la définition de la « langue maternelle » n’est pas évidente. En fonction des lieux
où il est pertinent de la considérer, elle se teinte de présupposés théoriques qui ne sont
pas du même ordre, voire qui peuvent s’opposer d’une définition à l’autre. Si, pour le
linguiste, il n’y a pas de caractérisation exhaustive de la « langue maternelle », les
enjeux sociaux de son enseignement appellent l’arrêt d’un modèle unique et commun1,
ce qui conduit, dans ce cadre, à l’hypothèse de l’opposition « langue
maternelle »/« langue vivante ». Ceci posé, quelle place pour la variation en général et
stylistique en particulier, dans la description scolaire de la langue ?
4 Je tente de montrer, dans cet article, les implications de cette opposition
terminologique dans les pratiques d’enseignement, en France. L’observation des
programmes et manuels scolaires, autrement dit l’aspect institutionnel du discours
scolaire, révèle une différence d’approche de la langue, que l’objet d’enseignement
intègre ou non la catégorie des « langues vivantes ». En l’occurrence, lorsque ce n’est
pas le cas, lorsque l’on a affaire à la « langue maternelle », la variation est codifiée, pour
donner à voir un usage idéalisé de la langue, conformément au principe sur lequel
repose l’idéologie du standard (Milroy & Milroy, 1985).
2. L’enseignement du français langue maternelle,langue des élèves ?
5 « La France championne des inégalités scolaires », titrait Le Monde.fr, daté du
3 décembre 2013, à la suite de l’annonce de la mauvaise note attribuée par l’OCDE à la
France, dans le cadre de son Programme international pour le suivi des acquis des
élèves (PISA). En effet, bien que l’on puisse certainement reprocher le manque de
nuance de l’approche quantitative de ce type de programme2, l’observation du monde
scolaire permet de confirmer que les écarts se creusent entre les élèves issus de milieux
dits « favorisés » et ceux issus de milieux dits « défavorisés »3. Parmi les hypothèses
avancées pour expliquer cet écart, deux sont généralement privilégiées, pour ce qui
concerne l’enseignement de la discipline « français » : l’une qui met en rapport la
réussite/l’échec des élèves et la place de l’écrit dans leur environnement familial
(Lahire, 1993), et l’autre qui incrimine le « bi- ou multi-linguisme » des élèves4.
6 Concernant la première hypothèse, nul doute que la familiarité avec l’écrit (un certain
type d’écrits), dans le cadre familial, favorise les apprentissages quand on sait ce qui est
effectivement enseigné (Guerin, 2008). Cependant, compte tenu de l’évolution des
pratiques, n’aurait-on pas intérêt à revoir ce qui est entendu par « écrit » ?
Manifestement, dans tous les milieux, l’écrit est plus que jamais présent dans l’univers
des élèves, étant donné leur usage d’Internet et du SMS. Les productions émergeant de
ces médias ne sont pas considérées comme des écrits légitimes par l’institution scolaire,
voire la société dans son ensemble. Si les linguistes, notamment à la suite des travaux
de Jacques Anis en France, y voient des formes qui s’inscrivent dans la continuité de
l’évolution des pratiques d’écriture (Gadet, 2008), il subsiste dans l’opinion publique
une certaine réticence à l’égard du phénomène perçu comme un « désastre discursif et
scriptural pour les plus pessimistes », comme le soulignent Fairon et Klein (2010,
p. 113). Selon David et Goncalves (2007), cette résistance résulte du « fait que l’écriture
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texto brouille les frontières entre le français écrit et oral, au point d’assimiler le
premier à de l’oral conversationnel » (p. 46). Ce jugement de valeur est très tôt partagé
par les élèves eux-mêmes qui, imprégnés de l’idéologie scolaire concourant à la
survalorisation d’un certain écrit (par exemple, Boutet, 2002), excluent de la pratique
scripturale des productions qui leur sont pourtant familières. Lors d’entretiens menés
dans une école primaire d’un quartier « sensible » de la ville de Montargis, une élève de
CM2 me dit qu’en dehors de l’école, jamais elle n’écrit ni ne lit. Or, plus tard dans la
conversation, elle m’explique qu’elle fréquente quotidiennement le réseau social
Facebook. Je lui fais alors remarquer qu’elle est donc régulièrement en contact avec
l’écrit, ce à quoi elle répond qu’elle ignorait que c’était de l’écrit. Cette anecdote, si elle
peut prêter à sourire, illustre, du moins il me semble, ce qui pourrait être à l’origine de
certaines difficultés rencontrées par les élèves. On comprend par la réponse de cette
élève de CM2 que, pour elle, il n’est pas envisageable qu’une production écrite puisse ne
pas se conformer aux règles telles qu’elles sont enseignées à l’école. Autrement dit, il
n’y aurait pas de variation possible à l’écrit. Cette représentation se construit
notamment avec ce que donne à voir le discours scolaire, comme par exemple dans cet
extrait d’un manuel destiné aux élèves de CE2 :
Extrait 1. – Interlignes CE2, CED éditions, p. 112.
7 Bien que, dans un premier temps, l’explication de la mère de William introduise l’idée
de variation en alertant ce dernier sur la nécessité de s’adapter à son lecteur, la piste
est immédiatement abandonnée puisqu’il n’est en fait pas question d’adaptation mais
de conformité à la forme « correcte » (« Écris les mots correctement »). On voit ainsi
que le rapport aux écrits s’inscrit dans une logique d’exclusivité. Pourtant, de récentes
études ont montré qu’il n’y aurait pas de corrélation directe entre la maitrise de
différents codes graphiques et celle du code standard, voire l’une et l’autre pourraient
s’alimenter (par exemple : Bouillaud et coll., 2007 ou encore Fairon & Klein, 2010).
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Ainsi, on peut se demander si un positionnement différent de l’institution face à l’écrit,
c’est-à-dire l’acceptation de l’existence de la variation de l’écrit, ne pourrait pas
faciliter l’enseignement de la forme légitime.
8 La seconde hypothèse que nous avons évoquée soutient le rapport entre les difficultés
rencontrées par les élèves et leur supposé bi- ou multi-linguisme. Là encore, on ne peut
pas ignorer qu’un environnement linguistique familial où les élèves sont
quotidiennement impliqués dans des échanges mettant en jeu la langue (la forme de
langue) enseignée à l’école favorise les apprentissages. Cependant, ceci ne vaut que
parce que l’enseignement de la discipline « français » se confond avec la transmission
de savoirs « clé en main », sans qu’on ne fasse appel à la réflexivité des élèves, c’est-à-
dire à leur capacité à construire eux-mêmes les savoirs par l’expérimentation. Les
textes officiels ne présentent pas les choses en ces termes, puisque d’une part, on y
pose d’emblée la multiplicité des langues étrangères familiales comme un « handicap »
(Guerin, 2013) tout en vantant, d’autre part, les mérites de l’apprentissage précoce de
langues étrangères, notamment pour favoriser la compétence métalinguistique des
élèves. Autrement dit, la maitrise de plusieurs langues est envisagée comme un atout,
tant que celles-ci entrent dans la liste fermée des langues enseignées, qui n’intègre pas
les langues de l’immigration, pourtant les plus courantes en France. C’est ainsi que les
bilinguismes arabe-français, wolof-français, etc., ne sont pas reconnus comme des
valeurs ajoutées, à l’image d’un apprentissage précoce de l’anglais ou de l’allemand,
mais comme des freins dans les apprentissages relatifs à la discipline « français »
(Billiez, 2007). Par ailleurs, pourquoi considérer que la multiplicité des langues dans les
usages quotidiens serait davantage problématique pour les élèves concernés que la
multiplicité inévitable des formes d’une même langue, en l’occurrence le français ?
Comme le souligne Mougeon (1998) s’appuyant sur les études portant sur le code-
switching (en particulier, Heller, 1988) :
En effet, dans les communautés où plusieurs langues ou dialectes sont en contact,ces variétés remplissent les mêmes fonctions que différentes variétés d’une mêmelangue dans une communauté unilingue. Elles ont donc une fonction stylistique.(p. 70)
9 Dès lors, les questions qui se posent à propos des difficultés rencontrées par les élèves
issus de milieux plurilingues devraient se poser de la même façon pour les autres élèves
ou ne pas se poser du tout.
10 Dans les deux cas, on peut constater qu’il s’agit toujours de poser le problème en y
cherchant des raisons du point de vue des élèves et de ce qu’ils auraient en moins ou en
plus. Or, compte tenu de ce qui vient d’être dit du rapport à l’écrit, qui pourrait être
repensé en d’autres termes, ou de la présence de langues étrangères dans
l’environnement familial, qui pourrait ne pas être si éloignée de celle de différentes
formes d’une même langue, la pertinence du point de vue peut être remise en question.
Pourquoi ne pas se demander si l’écart entre les élèves5 ne pourrait pas être un
construit de l’institution scolaire ? L’un des leviers de cette construction serait le
rapport que les enfants entretiennent avec leur « langue maternelle », telle qu’elle leur
est présentée dans le discours scolaire.
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3. « Langue maternelle » : une notion complexe
11 L’expression « langue maternelle » (LM) sert à distinguer la langue dans laquelle les
individus sont, à priori, socialisés, par opposition aux langues qui peuvent être apprises
secondairement. Cependant, dans les faits, tout n’est pas si évident et ce à quoi elle
renvoie est bien plus complexe qui n’y parait. Herlitz et coll. (2007) envisagent une
caractérisation de l’objet qui renvoie à trois réalités :
la home language, la langue des premiers échanges, développée dès l’enfance, avant les
apprentissages scolaires ;
la langue du fatherland, qui s’inscrit à un niveau politique et culturel (par opposition à la
première acception qui s’inscrit à un niveau individuel, même si les deux niveaux sont
nécessairement imbriqués), qui conditionne l’identité régionale ou nationale ;
la langue en tant qu’objet de l’enseignement destiné à ses locuteurs, qui se confond avec la
forme standard.
12 Si les deux derniers aspects de la notion peuvent, au moins dans la plupart des pays
d’Europe de l’Ouest, concerner la même forme de la langue, ce que recouvre le premier
aspect renvoie à des formes hétérogènes, imprévisibles, qui ont en commun un écart
plus ou moins grand avec la forme standard. Pourtant, si, dans tous les cas, on parle de
LM c’est qu’il est toujours question de la langue dans laquelle évoluent et se
construisent les locuteurs dont l’identité est à la fois individuelle et collective. Penser
une LM revient donc à penser l’imbrication des trois aspects de la notion, observable
sous deux angles :
du point de vue de l’individu (premier aspect), elle se joue sur le plan des représentations.
Même si la home language n’est jamais la forme standard, celle-ci n’est jamais ignorée. Elle
influence plus ou moins fortement, par imitation ou par opposition, selon les cas, les
pratiques quotidiennes ;
en revanche, du point de vue du collectif (deux derniers aspects), les effets de l’imbrication
ne relèvent pas de l’influence de la home language. La conceptualisation de la forme standard
n’intègre les pratiques individuelles qu’au titre de contre-exemples, puisque, par définition,
le principe de standardisation s’oppose au principe de variation.
The ‘standard language’ interpretation of mother tongue furthermore disregards the manyregional and local varieties of that standard, it disregards the multilingual construction ofnowadays society. (Herlitz et coll., 2007, p. 16)
13 Comme le souligne Halliday (2007, p. 28), l’enseignement de la LM, dans sa fonction
prescriptive, n’ajoute rien à la performance de l’élève mais la rend plus socialement
acceptable.
14 Ceci étant dit, ce n’est pas la diversité des pratiques quotidiennes des locuteurs d’une
langue qui apparait comme la principale caractéristique d’une LM. Les formes
non standard sont davantage perçues comme des dommages collatéraux. Une LM est
principalement considérée relativement à sa forme légitime.
4. « Langue maternelle »/« langue vivante »
15 Partant, la possibilité d’envisager qu’une LM puisse être une langue vivante est remise
en question. Bien qu’on sache dire ce qu’est une langue vivante, lorsqu’il s’agit d’en
donner un exemple, elle peut prendre un caractère restrictif, notamment pour les
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locuteurs du français qui ont encore en tête la terminologie scolaire. Elle a une double
référence : l’une implicite, partagée, qui active le sens de « vivante » et l’autre explicite
qui donne à l’adjectif un sens secondaire, celui suggéré par la tradition scolaire. Dans
les textes officiels, on ne reconnait que les langues vivantes étrangères. Le français
n’est ainsi nommé qu’à la condition qu’il soit enseigné à un public non francophone
(FLE, FLS, FOS, FLP, FLSco…). Ceci explique que, dans le cadre de l’enseignement du
français LM, on ne trouve pas mention de son caractère « vivant » dans les textes
officiels. Vigner (2003, p. 156-157) explique, après s’être étonné de l’absence du français
dans l’ensemble des « langues vivantes », que l’expression ne serait qu’un reliquat de
l’opposition langue vivante/langue morte, la seconde catégorie n’étant plus en usage.
Cet argument n’est pas satisfaisant car lorsque l’opposition n’était pas contestée par les
hellénistes et les latinistes, le français n’était pas davantage considéré comme une
langue vivante dans les discours institutionnels. Cette catégorisation des langues n’est
pas sans conséquence sur leur enseignement. L’enseignement d’une langue vivante est,
à ce titre, soumis à un certain nombre de contraintes qui ne semblent pas affecter
l’enseignement du français LM.
16 En pratique, « maternelle » et « vivante » s’opposent. Si les deux adjectifs ne sont pas,
dans leur sens premier, antagonistes, l’usage qui en est fait dans le discours
institutionnel met en lumière deux domaines de référence contradictoires. L’un,
« vivante », suppose le dynamisme, l’autre, « maternelle », une certaine stabilité
puisqu’il implique la remise en jeu perpétuelle d’une langue telle qu’observable dans les
pratiques de la « mère6 ». Il y a l’idée de la transmission d’un héritage de génération en
génération. En revanche, la pratique contemporaine de l’enseignement d’une langue
vivante répond, depuis la rénovation de l’enseignement des langues vivantes (B.O. no 23
du 8 juin 2006), aux principes énoncés par le Cadre européen commun de référence
pour les langues (CECRL). Il y est clairement fait mention de l’importance de
l’intégration au répertoire linguistique des élèves/apprenants des savoirs relatifs à la
nouvelle langue. La langue y est pensée comme réappropriable, donc évolutive :
Il ne s’agit plus simplement d’acquérir la « maîtrise » d’une, deux, voire même troislangues, chacune de son côté, avec le « locuteur natif idéal » comme ultime modèle.Le but est de développer un répertoire langagier dans lequel toutes les capacitéslinguistiques trouvent leur place. […] En outre, une fois admis le fait quel’apprentissage d’une langue est le travail de toute une vie, le développement de lamotivation, de la capacité et de la confiance à affronter une nouvelle expériencelangagière hors du milieu scolaire devient primordial. (CECRL, p. 11)
17 De cet extrait du texte, on peut relever un certain nombre d’éléments qui explicitent
les contraintes liées à l’enseignement d’une langue vivante. On peut s’arrêter
premièrement sur « maitrise », mis entre guillemets. Ces derniers supposent qu’on ne
saurait envisager la maitrise totale et absolue d’une langue puisqu’il est précisé que
« l’apprentissage d’une langue est le travail de toute une vie ». Il semble que « langue »
ici n’implique pas la LM puisque, dans les programmes scolaires de français, on parle de
la maitrise de la langue comme une priorité de l’école élémentaire, cette fois sans
guillemets. Cette remarque n’est pas anecdotique car elle suggère en substance qu’on
serait en mesure de stabiliser et de transmettre tous les savoirs sur une langue, niant
de fait son caractère vivant. Dès lors, la notion de « locuteur natif idéal », rejetée par les
principes du CECRL, intègre le discours scolaire. Par ailleurs, la mise en avant d’un
« répertoire langagier dans lequel toutes les capacités linguistiques trouvent leur
place » permet également d’appuyer la distinction LM/langue vivante. Pour
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l’enseignement de cette dernière, on propose une représentation horizontale des
compétences, là où, en LM, elles s’organisent selon un axe vertical, une hiérarchie au
sommet de laquelle on trouve les compétences visées. On peut ainsi lire, à propos du
travail sur le langage oral, dans le B.O. hors série no 3 du 19 juin 2008 :
Dans des situations d’échanges variées, il [l’élève] apprend à tenir compte despoints de vue des autres, à utiliser un vocabulaire précis appartenant au niveau dela langue courante, à adapter ses propos en fonction de ses interlocuteurs et de sesobjectifs.
18 On est loin ici d’un « répertoire langagier dans lequel toutes les capacités linguistiques
trouvent leur place » puisqu’on comprend que l’objectif de l’apprentissage est une
uniformisation de ces capacités pour que les élèves soient en mesure de produire
exclusivement de la « langue courante », bien que, et de façon contradictoire, on
reconnaisse par ailleurs que les élèves sont impliqués « dans des situations d’échanges
variées ». Compte tenu de cette remarque, on peut s’interroger sur le sens à donner à
« adapter » puisqu’apparemment, la maitrise de la langue semble se confondre avec la
maitrise d’une unique forme, la « langue courante ».
5. La variation (stylistique) dans l’enseignement de lalangue « maternelle » « vivante »
19 Étant donné les implications des dénominations, constate-t-on une différence
d’approche de la langue lorsque l’enseignement est destiné à un public d’apprenants
non francophones ? Les enjeux ne sont nécessairement pas les mêmes que lorsqu’il
s’agit de la LM. Conséquemment, on n’approche pas l’objet enseigné selon les mêmes
méthodes. Néanmoins, dans les deux cas, la langue est la même, les unités qui la
constituent sont les mêmes, son ancrage dans la culture de la communauté de ses
usagers est le même. Des différences ne devraient pas apparaitre au-delà de la façon
d’aborder les savoirs, de l’« enrobage », qui s’adapte aux élèves/apprenants. Or, on
constate un décalage notable dans la description même de la langue. Cela est
principalement dû au positionnement que l’on peut qualifier d’idéologique par rapport
à la langue. Lorsque le français est une langue étrangère, son enseignement est celui
d’une langue vivante ; on tente de rendre compte d’une certaine réalité7 des usages.
Inversement, en français LM, l’enseignement tente de régler les usages des élèves. Ces
deux logiques s’illustrent particulièrement bien dans les textes officiels, comme on a pu
le voir, mais aussi dans les outils pédagogiques. Par exemple, on peut lire dans un
manuel de français à l’usage de la communauté chinoise que le pronom (ici, pronom
indéfini) « on » équivaut à « nous » dans la langue courante.
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Extrait 2. – Grammaire pratique du français (version chinoise), Hachette, 2000 (réimprimé en 2007).
20 Si l’on considère que « langue courante » renvoie aux pratiques quotidiennes
majoritaires des locuteurs français, on peut effectivement dire que ce manuel illustre la
démarche qui part des usages observables pour proposer une description qui tend à
une représentativité de la réalité, même si l’équivalence n’est en fait pas tenable et que
la maintenir entretient une représentation faussée de la langue. Cependant, c’est le
positionnement du discours par rapport à la variation de la langue qui nous intéresse
ici. La logique inverse est illustrée dans l’extrait d’un manuel de grammaire à
destination des classes de CM1, conforme aux programmes de 2008 :
Extrait 3. – DEMONGIN Christian (dir.), Français CM1. Mille-feuilles, Paris, Nathan, 2012.
21 Ici, on apprend que « on » n’illustre pas le « langage courant », comme précédemment,
mais le « langage familier ». Il s’agit donc de convaincre des enfants de neuf ans que,
« dans la vie quotidienne », la communauté des locuteurs français, dont ils font partie,
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utilise principalement « nous », en lieu et place de « on » qu’elle réserve aux
interlocuteurs intimes qui, à en croire le découpage en trois niveaux8, ne participent
pas de ladite vie quotidienne. Plus troublant encore, dans le manuel, destiné aux CM29,
« on » a totalement disparu de la description. Aucune mention au chapitre des pronoms
personnels et pas davantage à celui des pronoms indéfinis, catégories
traditionnellement retenues pour classer un inclassable. On peut en déduire que, dans
le cadre du français LM, l’usage reconstruit, idéalisé, des locuteurs (donc des élèves
eux-mêmes) se caractérise par un emploi de « on » qui n’est pas courant au point qu’il
n’est plus utile d’en parler à partir d’un certain niveau supposé de « maitrise de la
langue ». Cet exemple illustre l’opposition langue vivante/LM qui met en lumière des
positions contradictoires.
Logiques contradictoires en FLM et FLE.
22 Pour maintenir cette opposition, on n’hésite pas à proposer une description de la
langue, à mon sens, largement absurde : affirmer que « on » n’est pas courant relève de
l’incongruité lorsque l’on s’adresse à un public d’élèves français.
23 Dans le cadre du français LM, les questions relatives aux compétences langagières,
autres que celles strictement linguistiques (sociolinguistique et pragmatique) ne sont
pas considérées pour ce qu’elles sont effectivement. On pourrait penser que ces
compétences peuvent s’acquérir et se développer sans un enseignement particulier et
que c’est pour cette raison qu’elles ne sont pas davantage travaillées. Ce serait un
moindre mal. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent : plutôt que de simplement les
ignorer, ces compétences sont strictement encadrées et réduites à un ensemble de
savoirs limité et ne font écho à rien d’observable, dans le quotidien de la grande
majorité des enfants, en dehors des activités scolaires. En revanche, en langue
étrangère, ces compétences occupent une place centrale dans la réflexion didactique.
Ainsi, le CECRL prévoit, par exemple, une grille de « correction sociolinguistique »
présentant les attitudes à atteindre pour chacun des niveaux d’apprentissage. Il y a
bien l’idée que la compétence linguistique n’est pas dissociable des autres compétences,
notamment ici, la compétence sociolinguistique :
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Grille de correction sociolinguistique extraite du CECRL.
24 On pourrait discuter et remettre en question les différents éléments ici présentés et
censés déterminer les stades de développement de la compétence. Cependant, une telle
grille a le mérite d’exister. Concentrons-nous sur les derniers niveaux puisqu’ils
représentent le but à atteindre : ils donnent les critères qui permettent d’évaluer la
réussite ou non du parcours d’apprentissage. En l’occurrence, ce qui est attendu aux
niveaux C1 et C2 met en avant la maitrise de différentes formes d’une langue, y compris
celles que la tradition scolaire déconsidère en LM. Une fois encore, on éclaire la
contradiction des logiques puisque la « maitrise de la langue » (LM) vise, au contraire,
la réduction des compétences langagières aux seules formes relevant de ce qui est
présenté comme le registre de langue courant/soutenu : il n’existe aucun équivalent de
la grille de « correction sociolinguistique ». Plutôt que d’accompagner les élèves dans la
gestion des différentes formes du français qu’ils vont acquérir au fil de leurs
expériences langagières, parmi lesquelles la forme légitime, les enseignements se
déroulent comme si les formes « collatérales » pouvaient être éradiquées, écrasées par
le caractère absolument « bon » de l’usage enseigné.
6. La « langue maternelle » comme instrument del’idéologie du standard
25 Cette approche de la variation s’inscrit dans un cadre idéologique qui s’impose bien au-
delà des murs de l’école. Il est de tradition en France d’ignorer la variation stylistique
dans les discours prescriptifs en lui substituant une représentation de l’usage binaire
(bon ou mauvais), pour mieux servir la tendance à un idéal unilinguisme10. On peut
ainsi interdire des formes, les dévaloriser, les bannir, le ton étant donné par
l’institution mère : on trouve sur le site internet de l’Académie à l’adresse des usagers
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du français de nombreuses rubriques où l’on propose explicitement des règles d’usage
de la langue qui ne font aucun doute quant à l’absence de prise en compte de la
variation, comme c’est le cas ici, dans la rubrique « Exemples de remarques
normatives », au sujet de l’interrogation :
Extrait des « Exemples de remarques normatives » (<http://academie-francaise.fr/le-dictionnaire-la-9e-edition/exemples-de-remarques-normatives>, consulté le 19 avril 2013).
26 Il n’est même pas ici question de considérer qu’il pourrait y avoir d’autres formes
d’interrogatives correspondant à des niveaux de langues « inférieurs », comme on le
ferait dans un manuel scolaire. La variation y est interdite. En fait, à ce niveau
institutionnel, il n’y a même pas de tentative de reconstruction d’une réalité qui, dans
une manœuvre séductrice, pour mieux rallier à sa cause les locuteurs errants, peut
laisser croire que ce qui circule effectivement entre les locuteurs est pris en compte. Il
s’agit de légiférer, prescrire, voire imposer un usage unique, invalidant et excluant, du
même coup, tous les autres. Cette conception de la langue raisonne dans la folk
linguistique (Paveau, 2000) et le normativisme organise les représentations communes.
En pratique, les acteurs de terrain, les enseignants, les formateurs d’enseignants, les
outils pédagogiques, ont leur part de responsabilité. Il peut s’agir d’atténuer la
radicalité institutionnelle, en proposant des stratégies de contournement, et,
inversement, être à l’origine d’un retour à davantage de rigidité, quitte à faire un pas
hors du CECRL. Auger (2010) en constate les effets auprès d’élèves allophones
nouvellement arrivés (EANA) en France : « Finalement, quand le français devient la
langue à atteindre, les paramètres sociolinguistiques et didactiques sont brouillés par
les représentations. » (p. 86) L’auteur montre comment le cadre dans lequel sont
accueillis les EANA n’est pas propice au respect des principes de l’interculturalité. En
s’inscrivant dans le cadre scolaire, dans l’objectif de créer un pont vers l’enseignement
du français LM, l’enseignement du français, bien que langue étrangère, n’est pas abordé
comme l’enseignement d’une langue vivante. Ceci est d’autant plus problématique que
les EANA, plus que n’importe quels autres apprenants de français, sont complètement
immergés dans le bain des pratiques langagières de la communauté française. Si un
étudiant chinois, ayant appris le français en Chine, vient en France pour parfaire son
apprentissage à l’université, il aura sans doute bien moins d’occasions de constater le
décalage entre les enseignements et les usages réels qu’un enfant dont les parents sont
installés en France. Pourtant, si, dans les deux cas, le français est une langue à acquérir,
le discours à l’adresse des EANA est beaucoup plus proche de celui portant sur le
français LM11.
27 Par ailleurs, d’autres études montrent qu’en dépit de ce qui a pu être dit précédemment
sur l’enseignement du FLE, sur le terrain, les choses ne sont pas aussi idéales
qu’attendues12. Il semble qu’on ait beaucoup de mal à adopter le CECRL quand il s’agit
d’enseigner le français en France.
28 Ainsi, du point de vue de l’enseignement (et sans doute, dans une certaine mesure, de
celui des représentations communes) il y aurait une gradation dans la conception de ce
qu’est une langue vivante : le FLE occuperait une position intermédiaire entre le
français langue LM et une autre langue étrangère. L’enseignement du FLE se nourrit de
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tout ce qui peut être dit de l’enseignement des langues vivantes, mais il semble que
l’idéologie conservatrice qui imprègne les représentations reprend malgré tout parfois
ses droits.
S’ils [les manuels de FLE] sont d’origine hexagonale, l’obligation d’êtrepolitiquement corrects les fait certes s’ouvrir à la diversité culturelle etgéographique de la francophonie, la diversité linguistique de l’espace francophoneest toutefois très souvent masquée par les belles images de plages martiniquaises oudu château Frontenac enneigé. Les auteurs des manuels dans les paysnon francophones font preuve de plus d’ouverture, mais la variation diatopiquen’est introduite qu’à des doses homéopathiques, à moins qu’elle ne fasse l’objet d’untraitement totalement artificiel, comme nous avons pu le démontrer ailleurs (cf.Pöll, 2000). (Pöll, 2005, p. 15)
29 Après tous ces constats, peut-on encore affirmer que le français est une langue
vivante ? Non, si l’expression s’ancre dans la problématique de l’enseignement des
langues. L’emploi de « langue vivante », comme on a pu le voir, implique l’acceptation
du caractère variable, donc insaisissable, de l’objet. Dans les discours qui encadrent
l’enseignement, ceci vaut tant que l’objet en question n’est pas la LM. Pourtant, le
développement du répertoire langagier des élèves s’accompagne de davantage
d’ouverture d’esprit, d’ouverture à la diversité. C’est ce qu’on peut effectivement lire
dans les textes officiels, à propos de l’enseignement des langues étrangères à l’école :
L’apprentissage d’une langue étrangère développe la sensibilité aux différences et àla diversité culturelle. Il favorise […] l’ouverture d’esprit et la compréhensiond’autres façons de penser et d’agir.
30 En revanche, l’enseignement de la LM n’a pas pour objectif « la sensibilité aux
différences ». Au contraire, le français LM est figé dans un état : son enseignement vise
l’uniformisation des compétences langagières. Dans ce contexte, les élèves français
suivent un cursus qui devrait les amener à revoir leur répertoire langagier : certaines
entrées n’y ont pas leur place, celles qui, selon la catégorisation scolaire des formes,
illustrent le bas de l’échelle des « niveaux de langue ». Évidemment, les choses ne sont
pas aussi clairement énoncées dans les textes présentant le socle commun de
connaissances et de compétences. On peut par exemple y lire :
L’intérêt pour la langue comme instrument de pensée et d’insertion développe :– la volonté de justesse dans l’expression écrite et orale, du goût pourl’enrichissement du vocabulaire ;– le goût pour les sonorités, les jeux de sens, la puissance émotive de la langue ;– l’intérêt pour la lecture (des livres, de la presse écrite) ;– l’ouverture à la communication, au dialogue, au débat13.
31 Ce qu’on ne dit pas ici, mais que l’on comprend en observant les programmes, les
manuels et, par extension, les pratiques de classe, c’est que relève de la « justesse » ce
qui est conforme au modèle attendu. Il ne s’agit pas de penser la justesse relativement
au repérage de contraintes stylistiques. Par exemple, l’« enrichissement du
vocabulaire » ne vise pas l’accumulation d’items afin d’assurer la variation stylistique.
Il s’agit, au contraire, d’en éradiquer certains pour y installer ceux présentés comme
légitimes. Par contraste avec ce qui est dit à propos de l’enseignement des langues
vivantes (étrangères), on est en droit de s’interroger sur les valeurs humaines
transmises : si la prise en compte de la variation, la « sensibilité aux différences »,
favorise « l’ouverture d’esprit et la compréhension d’autres façons de penser et
d’agir », alors l’inverse doit aussi être vrai.
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7. Conclusion
32 Au-delà des discussions sur l’aspect terminologique du problème posé, on voit (du
moins, j’ai tenté de montrer) que l’enseignement scolaire de la langue dite maternelle
est contraint par une appréhension de la langue et de ses usages conditionnée par la
nécessaire reconnaissance d’un modèle unique et communément partagé. Dès lors, on
pourrait être tenté d’exclure de la réflexion didactique la variation (stylistique),
considérant que la compétence sociolinguistique et pragmatique relève
d’apprentissages extrascolaires. Cependant, on voit mal comment tenir un discours sur
la langue qui ne prendrait pas en considération ce qui apparait comme une
caractéristique fondamentale des usages langagiers. Néanmoins, on peut se demander
si une telle pratique, aussi absurde soit-elle, ne serait pas préférable à celle qui consiste
à poser comme incontestablement « justes » et évidents des usages qui ne font pas écho
à ce qui est appréhendable par les élèves, en dehors de l’école.
33 Loin de remettre en cause l’intérêt et la nécessité sociale de la diffusion d’un modèle
standard, cet article invite à se questionner sur la façon dont il doit être abordé, sur les
moyens d’accompagner les élèves à se représenter le modèle comme intégrant le
champ des possibles de la langue, sans prendre un caractère exclusif et excluant. Il ne
s’agit pas de nier la spécificité, la légitimité, le prestige du modèle standard, compte
tenu de son rôle social. Les effets seraient contre-productifs dans l’entreprise de
socialisation assignée à l’école. En revanche, il me semble que le discours scolaire
gagnerait en cohérence et en efficacité en distinguant ce qui relève du linguistique et
des jeux de valeur symbolique autour desquels s’articulent les représentations
communes et s’organisent les interactions sociales.
34 Ainsi, on déconstruirait les tenants de l’opposition « langue maternelle »/« langue
vivante » qui, bien qu’elle constitue le cœur de la réflexion présentée ici, n’a, en fait,
aucun lieu d’être : si une langue est pratiquée et transmise (langue maternelle), elle est
indéniablement vivante.
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NOTES
1. Chiss et David (2012, p. 138) affirment qu’une vision pertinente de la réalité linguistique « peut
conduire à une antinomie didactique et pédagogique (quelle forme de stabilisation du savoir à
transmettre ?) tout en reposant le problème épistémologique chomskyen — et néanmoins
incontournable — de la prédictibilité ».
2. Peut-être, dans une approche cette fois qualitative, aurait-on intérêt à accorder au moins
autant d’importance au phénomène de « résilience scolaire », tel que décrit notamment par
Bouteyre (2004). Certes, la réussite des enfants issus de milieux dits défavorisés est bien moins
saillante, mais n’y trouverait-on pas des pistes de réflexion intéressantes ? De la même façon, il
ne faudrait pas négliger l’échec rencontré par les élèves issus de milieux dits favorisés, les
« héritiers », pour reprendre Henri-Panabière (2010) s’inspirant du concept bourdieusien.
3. « Favorisés »/« défavorisé » sont des termes qui décomplexifient les situations en les
caricaturant (voir Gadet, 2003).
4. La question du bi- ou plurilinguisme des élèves pourraient à elle seule faire l’objet d’un article
tant il n’est pas évident de déterminer ce qu’est effectivement un bi- ou plurilingue. Par ailleurs,
on attribue souvent cette étiquette à des enfants parce que les parents sont locuteurs d’une
langue étrangère, sans réellement se poser la question du rapport que les enfants entretiennent
avec cette langue.
5. Évidemment, il ne s’agit pas de nier les différences sociales. C’est pourquoi je parle d’écart
entre les élèves, exclusivement considérés en tant que récepteurs du discours scolaire, et non
entre les enfants.
6. « Mère » ne fait pas ici intervenir nécessairement l’idée de filiation, mais plutôt celle
d’antécédent au sens large. « Langue maternelle » équivaut en fait à « langue nationale »,
« langue de la patrie ». Ce sont les contextes d’apparition qui motivent l’emploi de l’une ou
l’autre : la première expression sert à faire la distinction avec le français langue étrangère, plutôt
dans un contexte scolaire. La seconde s’inscrit généralement dans les discours plus politiques.
Dans ce cas, la distinction avec le FLE n’est plus pertinente.
7. Le français enseigné n’est pas, là non plus, à l’image des usages réels. Néanmoins, beaucoup de
travaux s’interrogent sur la pertinence et la façon de tendre à davantage de réalisme dans
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l’enseignement du français langue étrangère (voir par exemple le numéro 31 de la revue Mélanges
).
8. Pour une problématisation des « niveaux de langue », tels qu’ils sont présentés par la
grammaire scolaire, voir Paveau (2008).
9. C. Demongin (dir.), Français CM2. Mille-feuilles, Paris, Nathan, 2013.
10. « L’homogene ite pre tee a la langue est, avec l’unilinguisme, l’un des piliers essentiels de
“l’ideologie du standard”, tre s vivace dans l’histoire du franc ais, et tre s pre sente dans sa
diffusion, que ce soit dans la francophonie ou dans l’enseignement du franc ais comme langue
etrange re. » (Gadet, 2004, p. 19)
11. S’il est souvent question, dans un premier temps, d’utiliser des méthodes de FLE pour
enseigner le français aux EANA, l’objectif est de les amener le plus rapidement possible à intégrer
le circuit « normal », c’est-à-dire l’intégration aux cours de français LM. Cela oriente le travail
des enseignants et la part du travail consacrée à la variation et aux compétences pragmatique et
sociolinguistique constatée dans le cadre du FLE (comme pour toutes les langues vivantes
étrangères) est de fait réduite.
12. Par exemple Modard (2010), à partir d’un corpus de manuels FLE, montre l’absence de prise
en compte de la variation.
13. Le socle commun de connaissances et de compétences. Tout ce qu’il est indispensable de maîtriser à la
fin de la scolarité obligatoire, décret du 11 juillet 2006.
RÉSUMÉS
Dans cet article, je m’attache à interroger la place de la variation stylistique dans l’enseignement
du français, langue maternelle. Considérant que cette dimension de la variation est le signe de la
« vivacité » d’une langue, comment est-elle abordée lorsqu’il s’agit d’enseigner des savoirs
relatifs à la propre langue des locuteurs concernés ? Pour répondre à cette question, c’est la
notion même de « langue maternelle » qu’il convient de caractériser puisque, au moins dans le
cas du français, elle renvoie à un ensemble circonscrit de formes et de pratiques qui ne sont pas
celles observables dans le quotidien extra-scolaire des élèves. Compte tenu des effets de
l’idéologie du standard, on pose l’hypothèse d’une déconsidération de la variation stylistique,
pour ce qu’elle est effectivement, dans le discours scolaire, au profit d’une représentation
hiérarchisée et idéalisée, qui serait partie prenante des difficultés rencontrées par les élèves.
In this paper, I will question the role of stylistic variation in the teaching of French as a mother
tongue. Since variation is supposed to be a sign of the “vitality” of a language, how is this point
addressed when teaching knowledge about speakers’ own language? To answer this question, the
concept of “mother tongue” has to be discussed, since, at least as far as French language is
concerned, it suggests a restricted setting of forms and practices which is different from what
can be observed in ordinary language outside school. Given the impact of standard ideology on
teaching practice, I hypothesize that stylistic variation is discredited in favor of hierarchical and
idealized representation, which can be considered as one of the causes of pupils’ difficulties.
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INDEX
Mots-clés : enseignement du FLM, variation, « idéologie du standard »
Keywords : teaching of FMT, variation, « standard ideology »
AUTEUR
EMMANUELLE GUERIN
Université d’Orléans, Laboratoire ligérien de linguistique (UMR 7270)
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Représentations et usages dufrançais québécois oral standard :portraits de trois futuresenseignantes au primaireOphélie Tremblay, Martine Mottet et Véronique Chevrette
1. Introduction
1 Cette contribution s’intéresse aux représentations et aux pratiques linguistiques de
futurs enseignants du primaire au Québec et propose plus particulièrement trois
portraits d’étudiants de 4e année d’un programme universitaire de formation à
l’éducation préscolaire et à l’enseignement primaire. Nous présenterons d’abord
quelques éléments sur le rapport qu’entretiennent les futurs maitres avec le français
oral standard, en portant notre attention sur des études menées sur le sujet en contexte
québécois. Nous exposerons ensuite les grandes lignes de la recherche que nous avons
menée afin de mieux connaitre les représentations et pratiques linguistiques des
étudiants se destinant à l’enseignement primaire. Puis, nous brosserons le portrait de
trois étudiants ayant participé à notre étude. L’analyse de ces portraits nous permettra
de formuler quelques recommandations quant à la formation des enseignants à l’oral et
à la didactique de l’oral, notamment en ce qui concerne la variation linguistique et la
maitrise des registres de langues.
2. Les futurs enseignants et le français oral standard
2 Communiquer dans une « langue de qualité » est une des compétences professionnelles
attendues chez les enseignants, tel que le précise le référentiel québécois de la
profession enseignante (Ministère de l’Éducation du Québec, 2001). La langue est en
effet le principal outil de travail de l’enseignant, son mode de communication privilégié
pour transmettre les savoirs, gérer la classe et interagir avec les élèves. L’enseignant
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joue de la sorte un important rôle de modèle linguistique. Or, la compétence à
communiquer oralement pose un défi aux futurs enseignants, en ce qui concerne la
maitrise de la norme, ici le français québécois oral standard. Ce dernier correspond au
niveau de langue socialement admis par l’ensemble de la population québécoise, tel que
l’a établi en 1977 l’Association québécoise des professeurs de français : « Le français
standard d’ici est la variété de français socialement valorisée que la majorité des
Québécois francophones tendent à utiliser dans les situations de communication
formelle. » (p. 11)
2.1. La connaissance et l’utilisation du registre standard
3 Plusieurs recherches ont montré que les futurs enseignants connaissent peu ou mal les
variantes standard du français oral québécois. Par exemple, Lebrun (2008) souligne que
« les futurs enseignants ont non seulement peu conscience des variantes de registre de
la langue parlée, mais sont très peu attentifs à leur propre façon de s’exprimer »
(p. 54). C’est également le constat que font Gervais, Ostiguy, Hopper, Lebrun et
Préfontaine (2001). Ces chercheurs ont examiné les productions orales de 285 étudiants
de trois universités québécoises. Les étudiants avaient pour consigne de s’exprimer en
« français soigné », dans un exposé d’une durée d’environ 3 minutes. Durant celui-ci,
chaque étudiant a produit une moyenne de 33,11 variantes de registre familier.
D’autres recherches encore attestent de l’utilisation d’un nombre élevé de variantes
familières en situation de production formelle, bien que les futurs enseignants
produisent tout de même un certain nombre de variantes du registre standard (Ostiguy,
Champagne, Gervais & Lebrun, 2005 ; Ostiguy & Gagné, 2001).
4 Comment expliquer cette méconnaissance des caractéristiques des différents registres
et les performances plutôt moyennes des étudiants lorsqu’on leur demande de
s’exprimer en français standard ? La formation reçue par les futurs enseignants est
peut-être en cause.
2.2. La formation à l’oral
5 Au Québec, afin d’obtenir un permis d’enseignement, les futurs maitres doivent
compléter une formation universitaire d’une durée de quatre ans. La plupart des
universités de la province offrent des programmes de formation en éducation
préscolaire et primaire. Les cours offerts en français et en didactique du français
varient cependant d’une université à l’autre. Ainsi, certains programmes comptent des
cours de didactique de l’oral, d’autres offrent uniquement des cours de communication
orale et écrite. Il se peut donc que les étudiants de certains programmes bénéficient de
peu d’enseignement en français oral, alors que d’autres en reçoivent davantage.
6 Outre les contenus dispensés dans le contexte de formation universitaire, il faut
prendre en compte l’attitude des étudiants envers la langue, une variable susceptible
d’influencer le recours au registre standard en situation formelle. Cette attitude peut
par ailleurs changer en cours de formation, notamment lorsque les étudiants prennent
progressivement conscience de leur rôle professionnel. Par exemple, selon une étude
menée par Lebrun & Baribeau (2004), en fin de parcours universitaire, les étudiants
affirment que l’enseignant doit être un modèle linguistique et faire preuve d’une
certaine qualité d’expression (articulation, justesse du vocabulaire, clarté du discours,
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129
etc.). Parmi les sujets interrogés, plusieurs disent s’être améliorés durant leur
formation, et avoir noté une distance entre le niveau de langue en usage dans la famille
et le niveau de langue qu’ils utilisent, plus proche du standard. Ces étudiants ont une
meilleure conscience de ce qu’est une langue orale « de qualité » et tendent, dans leurs
pratiques, à recourir davantage à un registre soutenu. Cela illustre toute l’importance
de l’étude des représentations linguistiques afin de mieux saisir ce qui pousse les futurs
enseignants à privilégier ou non le recours à l’un ou l’autre des registres.
2.3. Un rapport complexe au français oral standard
7 Si certaines études dévoilent un changement de perspective sur l’usage du français
standard au fil de la scolarité, d’autres font état de tensions entre la langue de tous les
jours des étudiants et le registre valorisé en contexte d’enseignement. Maurais (1999)
rapporte par exemple qu’ils manifestent de l’irritation lorsqu’on leur signale les
variantes de registre familier qu’ils utilisent, en plus de se montrer réfractaires à l’idée
de modifier leur expression orale afin d’y inclure davantage de variantes relevant du
registre standard, même s’ils savent par ailleurs que cela fait partie d’une compétence
professionnelle à développer. De même, pour certains étudiants, adopter le registre
standard pourrait créer une distance entre eux et leurs élèves. Par exemple, dans une
étude menée par Ostiguy (2000, non publié), les six futurs enseignants du secondaire
interrogés ont affirmé leur intention d’employer en classe un français « correct », tout
en précisant que celui-ci devrait être à la portée de leurs élèves. Les étudiants ont
ensuite justifié cette intention en déclarant, d’une part, ne pas maitriser parfaitement
la langue et redouter, d’autre part, de créer un fossé entre eux et leurs élèves s’ils
s’exprimaient en « français soigné ».
8 Mieux comprendre les raisons de ces résistances et mieux saisir, dans son ensemble, le
rapport des étudiants au français québécois oral standard constitue un des objectifs de
la recherche que nous avons menée dans le champ de la didactique de l’oral. Nous
présenterons maintenant cette recherche un peu plus en détail.
3. Une recherche québécoise sur les représentationset les pratiques linguistiques de futurs maitres duprimaire
9 Comme nous l’avons mentionné plus tôt, même s’il est reconnu que l’enseignant doit
agir comme modèle linguistique et comme représentant d’une langue française « de
qualité » (aussi bien à l’oral qu’à l’écrit), on en connait trop peu sur la situation réelle
dans les classes au Québec. En effet, à notre connaissance, il existe très peu d’études sur
le français parlé par les enseignants en contexte authentique, soit en salle de classe.
Notre recherche a voulu apporter une contribution en ce sens, en s’intéressant à l’étude
des représentations linguistiques des futurs enseignants, de même qu’à l’étude de leurs
pratiques linguistiques en contexte de classe de stage. Cette recherche a été menée en
2009-2010 auprès de 76 étudiants de 4 universités québécoises répartis ainsi :
61 étudiants de 3e année (3 universités) et 15 étudiants de 4e année (1 université).
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130
3.1. Objectifs
Les objectifs de cette recherche sont les suivants :Décrire les particularités de la conscience linguistique des futurs enseignants, plus
précisément leurs représentations et attitudes linguistiques envers le français québécois
oral standard et la langue d’enseignement ;
Décrire les pratiques effectives de français oral standard chez les futurs maitres au primaire
en contexte de stage ;
Établir un lien : a) entre les pratiques effectives (les usages de la langue en contexte de stage)
et les pratiques déclarées (comment les étudiants, lors des entretiens de groupe, ont déclaré
utiliser la langue) et b) entre les représentations linguistiques des étudiants, telles qu’elles
ont émergé lors des entretiens de groupe, et l’utilisation de l’oral en contexte de stage.
10 Dans cet article, notre propos s’inscrit à l’intérieur du dernier objectif, qui vise à mettre
en relation représentations et pratiques linguistiques.
3.2. Méthodologie
11 Cette section présente la façon dont nous avons recueilli les données pour chacun des
deux premiers objectifs et comment nous avons traité et analysé celles-ci. Nous
présentons ensuite un très bref aperçu d’ensemble des résultats relatifs au premier
objectif de recherche, ce qui permettra d’éclairer certaines des données présentées
dans les portraits d’étudiants de la prochaine section.
3.2.1. Recueil des données
12 Pour la première partie de l’étude, nous avons mené des entretiens de groupe afin de
recueillir les représentations linguistiques des futurs enseignants. Ce mode de collecte
de données contribue à réduire les biais possibles dus à la présence de l’enquêteur, en
comparaison d’autres outils comme l’entretien individuel dirigé ou semi-dirigé (Gadet,
2007 ; Maurer, 1999 ; Milroy & Gordon, 2003). Les entretiens de groupe ont été menés
par la même personne dans les quatre universités participantes. Chaque entretien,
d’une durée d’une heure, regroupait de 4 à 8 étudiants. Un petit enregistreur
numérique a servi à capter les propos des participants.
13 Pour la deuxième partie de l’étude, nous avons procédé au recrutement d’étudiants
parmi ceux ayant participé aux entretiens de groupe et avons pu constituer un
échantillon de 16 étudiants. Pour chaque étudiant, un enregistrement sonore d’une
séance d’enseignement en stage a été réalisé, d’une durée d’environ 50 minutes. Un
micro-cravate et une enregistreuse numérique ont été fournis à l’étudiant, l’enquêteur
n’ayant ainsi pas à être présent en salle de classe.
3.2.2. Traitement des données
14 D’abord, les entretiens de groupe ont été retranscrits et anonymisés. Nous avons
ensuite constitué une liste de codes mixtes pour le traitement et l’analyse des données
avec le logiciel Atlas-ti, c’est-à-dire une liste de codes issus de notre cadre théorique et
de codes ayant émergé d’une lecture flottante des données (Huberman & Miles, 2002).
Cela nous a permis d’établir la liste de codes suivante : Les contextes d’utilisation du
langage familier/standard ; Les caractéristiques du français familier/standard ; La conception
1.
2.
3.
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du français standard et de ses effets ; Le rapport au français standard comme enseignant ;
L’enseignant comme modèle ; Les façons d’améliorer la qualité de la langue parlée. Chacun des
entretiens a fait l’objet d’un codage par une personne et d’un contrecodage par deux
autres personnes, afin de vérifier la fiabilité du codage initial.
15 En ce qui concerne les enregistrements en classe de stage, afin d’en faciliter l’analyse,
nous avons choisi d’effectuer le montage de 2 extraits de 3 minutes chacun, l’un
comportant des consignes et explications (plus formel) et l’autre des interventions
individuelles et des interventions de gestion de classe (moins formel). Ainsi, nous avons
pu isoler les extraits relevant d’un même type de situation afin d’en faire une analyse
plus rapide quant aux variables linguistiques présentes.
16 Nous n’avons pas transcrit les extraits, le but étant de fournir une évaluation globale de
chacun d’eux, telle que la ferait par exemple un superviseur de stage ou un formateur
en contexte authentique d’évaluation. Selon l’expérience d’une des évaluatrices, qui a
enseigné de très nombreuses années en formation des maitres, une écoute globale de 1
à 3 minutes de parole permet de se faire une idée assez juste de la compétence
linguistique à l’oral de l’étudiant et d’isoler les variations linguistiques les plus
saillantes, tant pour le registre standard que pour le registre familier.
17 Chacun des deux extraits, pour chaque étudiant, a ensuite fait l’objet d’une évaluation
par trois évaluatrices, au moyen d’un outil adapté d’une grille déjà utilisée pour évaluer
le français oral des étudiants (Gervais, Laurier & Paret, 1994). Cette grille portait
principalement sur l’évaluation des compétences linguistiques (aspects phonétiques,
morphosyntaxiques et lexicaux). En effet, selon Maurais (2003), ce sont celles dont la
maitrise pose le plus problème.
3.3. Quelques résultats
18 L’étude des données issues des entretiens de groupe montre que les étudiants disent
être attentifs à leur langage et qu’ils sont conscients de faire parfois des erreurs à l’oral.
Ils manifestent également un désir de s’améliorer, même si l’atteinte d’un français plus
standard leur demande des efforts. De plus, si les futurs enseignants se voient comme
une sorte de gardiens de la langue et un modèle linguistique, ils ont aussi un fort désir
de se faire comprendre. Les entretiens de groupe montrent en effet que
l’intercompréhension est un des objectifs principaux poursuivis par les futurs
enseignants lorsqu’ils envisagent l’utilisation de l’oral en classe. Certains croient même
que le fait de s’exprimer dans un français standard pourrait mettre en jeu la
compréhension des élèves, ce qui transparait, comme on le verra, dans un des trois
portraits qui suivent. Enfin, le rôle de modèle linguistique est ressenti par la majorité
des étudiants et plusieurs affirment l’importance de celui-ci auprès des jeunes élèves et
des élèves allophones. Faute d’espace, nous ne pouvons en dire plus sur les résultats
issus des entretiens de groupe, mais le lecteur intéressé trouvera des données plus
détaillées dans Tremblay & Mottet (2012).
4. Portraits de trois futures enseignantes au primaire
19 Nous présentons maintenant trois portraits qui permettent d’illustrer les trois
principales postures que nous avons relevées chez les étudiants ayant participé à
l’étude. Pour ce faire, nous rendons compte des représentations de trois étudiantes
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quant au français standard, telles qu’elles les ont exprimées pendant les entretiens de
groupe, et nous les comparons à leurs pratiques de français en classe de stage.
Soulignons enfin que nous avons attribué des prénoms fictifs aux trois personnes dont
nous dressons maintenant le portrait.
4.1. Portrait d’Annie : le souci de bien parler
20 Annie semble avoir une attitude positive à l’égard de l’oral standard. Elle l’identifie,
durant les entretiens, comme le registre à adopter en salle de classe, tout en étant
consciente que le registre de langue employé par l’enseignant peut varier en fonction
de la situation. Par exemple, dans certains contextes (gestion de classe, intervention
individuelle auprès d’un élève), la langue employée pourrait être plus familière :
Annie : Quand l’enseignante enseigne, elle doit non seulement passer son contenu,aussi elle doit garder bon, tous ces élèves dans sa classe, (il) y en a p(eu)t-êt(re) quivont la déranger, là, ça va aussi la perturber dans son enseignement. Pis aussi, elleva peut-être intervenir auprès d’un élève, faque là1, c’est plus du un à un, faquec’est de passer tout le temps du groupe à l’individuel, qui peut peut-être…Enquêteur : Faire en sorte que la langue change ?Annie : Oui, peut-être.Enquêteur : Comme si, quand on est en individuel, ça va être plus familier ou…Annie : Plus populaire là, oui.
21 Ainsi, même si elle affirme souhaiter s’adresser aux élèves en tout temps dans une
langue standard, elle souligne que le contexte de la salle de classe rend cela difficile,
notamment lors des interventions visant à gérer le fonctionnement du groupe.
L’étudiante ajoute ainsi, plus loin dans l’entretien, qu’il y « a des circonstances où, là,
on peut tasser un peu la langue ». En contexte de stage, nous avons pu observer qu’elle
variait en effet son registre de langue en fonction de la situation. Cette variation dans
l’usage de la langue concorde avec ce qu’elle a affirmé lors des entretiens quant au(x)
registre(s) à utiliser en classe. En effet, dans les extraits que nous avons évalués, elle a
obtenu une note globale plus élevée en situation formelle qu’en situation moins
formelle.
22 Par exemple, en contexte moins formel, les variations phonétiques et morphologiques
produites relèvent du registre familier, Annie prononçant par exemple /ʃy/ (chus)
plutôt que j(e) suis. Lors des entretiens, elle avait pourtant jugé cette prononciation
inappropriée pour la salle de classe, affirmant qu’elle corrigerait un élève qui
prononcerait ainsi et l’encouragerait plutôt à utiliser j(e) suis. Cela illustre que, malgré
une connaissance juste des distinctions entre code oral et code écrit, et entre oral
standard et oral familier, l’étudiante ne maitrise peut-être pas l’utilisation effective des
variantes linguistiques associées à l’usage de l’oral standard.
23 Annie croit aussi que pour « bien parler », il ne faut faire ni erreurs d’accord ni
diphtongaisons, ce qui constitue une représentation juste des caractéristiques du
registre standard. Nous n’avons relevé aucune erreur d’accord dans son enregistrement
en stage, mais quelques diphtongaisons, toutes produites en situation moins formelle
(un kilogramme , base, deux mètres). Précisons qu’en situation formelle, les mots un,
espace et problème, qui contiennent les mêmes voyelles susceptibles d’être
diphtonguées, ne le sont pas. Nous émettons l’hypothèse que l’étudiante ne diphtongue
pas en situation formelle parce qu’elle fait plus attention à sa façon de parler. Elle est
donc consciente que la diphtongaison est à éviter en situation formelle, ce qui concorde
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avec ce qu’elle affirme dans les entretiens. Annie manifeste également le désir de se
corriger et de s’améliorer, ce qui pourrait expliquer son souci à utiliser le standard
dans les situations qui l’exigent davantage.
24 En somme, on peut dire que les pratiques déclarées par l’étudiante quant au français à
parler en classe concordent avec ses pratiques effectives, car elle s’approche davantage
du standard en situation formelle, semble faire plus attention à sa prononciation et se
corrige pour ce qui est de certains éléments lexicaux. Cette attention portée au discours
en situation formelle rejoindrait d’ailleurs une préoccupation qu’elle a exprimée lors de
l’entretien de groupe, à l’instar de plusieurs autres étudiants. Selon elle, il est
important d’être conscient de sa façon de parler en classe et de se corriger si on réalise
qu’on a fait une erreur.
25 Enfin, Annie croit que l’utilisation du registre standard peut créer une distance avec les
élèves, mais que celle-ci est souhaitable, car l’enseignant est un modèle et les élèves
doivent le percevoir ainsi :
Ben moi je pense en fait que peut-être que ça peut créer une distance, mais peut-être que cette distance-là a aussi lieu d’être. T(u) sais, un enseignant c’est pas unami, pis c’est un enseignant, c’est un modèle, c’est quelqu’un qui se doit de bienparler.
Encore une fois, un tel propos dénote un réel souci de bien jouer son rôle de modèle
linguistique et de recourir au registre standard.
4.2. Portrait de Julie : le registre standard, zone de tensions
identitaires
26 À partir des données tirées de l’entretien de groupe, nous pouvons affirmer que Julie
est consciente de la variation existant à l’oral. Cependant, nous avons relevé quelques
représentations erronées en ce qui concerne la caractérisation des registres de langue.
Par exemple, elle affirme qu’il est correct de ne pas dire tous les ne de négation, mais
elle croit que cela est associé au registre populaire. De plus, elle rejette les
prononciations familières, sans toutefois les associer directement à ce registre :
Je pense que les choses à proscrire ce serait aussi euh, tout ce qui est vraiment leregistre de langue euh, que(l)que chose ou « toé » pis « moé », des choses comme ça,là. Je pense que là, ça gricherait là dans mon oreille. Du langage courant, ça passe.[…] (Il) y a certains mots anglais je pense qu’on accepte plus facilement dans notresociété. Le fun, je pense que tout le monde l’utilise, ou c’est tough. Mais (il) y en ad’autres que on dit « Woh là, tu pourrais changer ». Quand c’est pas courant là, onpourrait le changer.
27 Il nous semble qu’il y a confusion chez cette étudiante entre les notions de registre
courant, standard ou soutenu, ce dont témoigne l’extrait suivant :
Enquêteur : Mais pour toi, est-ce que bien parler c’est parler à la française ? C’est çabien parler ?Julie : Oui, mais je pense que c’est l’extrême.
28 Comme nous l’avons mentionné, Julie accepte l’omission du ne de négation et rejette les
prononciations familières. Bien prononcer tous les mots fait également partie de ce
qu’elle considère être un « bon parler ». Dans l’enregistrement de stage, nous n’avons
relevé qu’une occurrence de double négation en situation formelle, ce qui est cohérent
avec son discours. Par contre, nous avons identifié plusieurs problèmes en ce qui
concerne la prononciation. En situation formelle, le mot arriver est diphtongué, le mot
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bien est prononcé /bɛ/ et des consonnes finales sont omises. En situation moins
formelle, le mot affaire est diphtongué et encore une fois quelques consonnes finales
sont omises. En ce qui concerne la prononciation, nous ne pouvons donc pas dire que la
performance de Julie corresponde à ce qu’elle-même considère être « bien parler ».
29 En entretien, elle dit qu’il est important d’utiliser les mots justes et trouve qu’il est plus
aisé de le faire lorsque l’on est bien préparé. En stage, elle emploie un seul mot familier
en situation formelle (brocher plutôt qu’ agrafer) et deux expressions familières en
situation moins formelle (retourne-toi de bord et un coup que). Bien que la différence soit
minime, nous émettons l’hypothèse que l’étudiante fait appel à moins de mots et
expressions du registre familier en situation formelle parce qu’elle a pu préparer ses
interventions. Au contraire, comme le discours est plus spontané en situation moins
formelle, elle n’aurait pas le temps de réfléchir aux mots qu’elle emploie et aurait
davantage recours au registre familier.
30 Julie est consciente qu’elle doit « bien s’exprimer » devant les élèves, que cela fait
partie de son rôle en tant qu’enseignante. Elle croit aussi qu’il est important de se
corriger si on fait une erreur en classe. Elle dit s’efforcer de « mieux parler » qu’à
l’habitude devant les élèves : « C’est sûr qu’avec les élèves, faut vraiment faire un effort
encore un p(e)tit peu plus fort que si j’étais juste en train de parler avec mes amis. »
Elle ajoute cependant plus loin durant l’entretien que son registre de langue pourrait
changer, en fonction du groupe d’âge auquel elle s’adresse :
Je trouve qu’avec des plus vieux, ça fait partie de leur langage courant d’utiliser desmots anglais. Tandis qu’avec une classe de maternelle, sont encore, je sais pas, enapprentissage, plus fort en tout cas, des mots de vocabulaire, tout ça. Pis je vaisfaire plus attention, je vais moins dire c’est le fun. Je vais dire ah c’était amusant cetteactivité-là. En sixième année, je vais moins dire eille la gang, eille c’était super amusanthein? Je sais pas, je vais être plus tentée d’utiliser des mots, euh, des mots anglais, àmoins que je voie qu’il y a vraiment une fixation sur un mot que je sais qu’ilspourraient très bien mettre en français.
31 Une telle façon de penser est conforme à l’idée reçue selon laquelle parler un français
standard pourrait contribuer à créer une distance avec les élèves. Cette opinion est
plutôt répandue auprès des enseignants du secondaire, et ce n’est pas étonnant que
l’étudiante affirme ici qu’elle pourrait utiliser des anglicismes avec les élèves de 6e
année, qui s’apprêtent à faire le saut à l’école secondaire. Cette idée de « rejoindre » les
élèves, de s’en faire comprendre est assez présente dans les entretiens et certains
étudiants manifestent pour cette raison une résistance à recourir au français standard,
ce que traduit bien ce propos de Julie :
Pis en même temps c’est un peu de ça que je veux parler dans le sens qu’il faudraitpas trop se faire limiter dans, dans, faut quand même qu’on… On doit rejoindre lesélèves dans ce qu’on dit. Pis je pense pas que c’est en étant parfait que…
32 De même, pour cette étudiante, « bien parler » est nécessaire en contexte scolaire, pas
seulement devant les élèves, mais surtout avec des personnes avec qui on entretient
une relation professionnelle ou hiérarchique :
Je vais garder mon langage que j’ai avec ma classe même si le directeur est là. Parcontre, si je m’adresse directement au directeur, mon niveau va être plus élevé. […]Si je rencontre le directeur dans le corridor ben je vais encore essayer d’élever monniveau ou avec ma superviseure après c’est sur que mon niveau, parce que j’ai àimpressionner. Pas à impressionner, mais…
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33 On peut voir que pour elle, l’utilisation du langage standard est associée à des contextes
où elle doit montrer qu’elle endosse son rôle professionnel. Cette préoccupation
professionnelle transparait dans son discours, aux côtés d’une représentation erronée
de ce qu’est le français standard :
Ben oui, je suis consciente qu’il faut avoir un souci de notre langage en tant queprofesseur, mais en même temps je commencerai pas à prendre mon accentfrançais là, entre guillemets, parce que j(e) suis devant une classe.
34 Plus loin dans l’entrevue, elle affirme qu’il ne faut pas trop s’éloigner de sa façon
naturelle de parler et qu’utiliser une langue standard nuirait d’une certaine façon à
l’expression de l’identité. D’après elle, si l’enseignant n’est pas fidèle à lui-même, qu’il
fait trop attention à sa façon de parler (il cherche ses mots, se questionne sans cesse) et
qu’il adopte en classe un langage qui ne lui ressemble pas, les élèves s’en rendront
compte et cela créera une distance :
[…] je pense pas qu’il faut adapter sa façon de parler tant que ça parce qu’on parleaux élèves. Dans le sens que si l’élève m’entend parler avec un collègue, ben il mereconnaitra plus parce que là j(e) va(i)s être plus détachée que quand je suis enclasse où je vais faire attention absolument à tout ce que je dis. […] Moi, la distanceque je vois, c’est au niveau de l’expression, ça, j’arrête pas de le dire. Si je prendsvraiment le temps de peser tous mes mots, je trouve que j(e) va(i)s être brimée dansma façon de m’exprimer.
35 En somme, bien que Julie affirme que l’enseignant doit surveiller son langage parce
qu’il est un modèle pour les élèves, ce qui ressort de ses interventions, c’est surtout
cette inquiétude d’être brimée dans sa façon de s’exprimer si elle accorde trop
d’attention à la langue qu’elle utilise. Le fait de parler d’une certaine façon est
fortement lié à l’identité :
[…] pas nécessairement être stressée ou se mettre des limites dans ce qu’on veutdire parce qu’on sait pas exactement comment le formuler, mais ça va brimerl’expression qu’on a. Parce que ça fait partie aussi de l’accent québécois en mêmetemps. Je veux dire on est au Québec, des j(e) suis pis des voyelles relâchées, on enfait.
36 On sent donc une tension entre le devenir professionnel de Julie et le maintien de son
identité première. Le changement nécessaire que la plupart des étudiants adoptent en
cours de formation, qui les fait passer d’étudiants à enseignants, met ici en cause
l’identité. Cette opinion se rencontre souvent en première année de formation, quand
les étudiants commencent tout juste leur parcours universitaire et n’ont pas encore de
représentation claire de leur rôle professionnel. Les données issues des entretiens
montrent que plus de la moitié des participants affirment leur rôle de modèle
linguistique et le lient explicitement avec leur développement professionnel.
37 L’évaluation qui a été faite de Julie en classe de stage rejoint enfin ce qu’elle-même
affirme dans les entretiens de groupe à propos de son usage de langue. En effet, une des
évaluatrices a noté ceci : « Apparence de peu de souci pour la qualité de la langue dans
l’ensemble. Semble se forcer au début […], puis le naturel revient au galop. »
L’étudiante obtient de plus la même note globale en situation formelle et en situation
moins formelle ; elle utilise donc toujours sensiblement le même registre de langue,
sans s’adapter à la situation. Nous pouvons conclure que ses pratiques effectives
concordent avec ses pratiques déclarées : elle n’adapterait pas vraiment sa façon de
parler en classe, ce qui pourrait très bien s’expliquer par le fait que la perspective
d’adopter un français standard remet en quelque sorte en cause son identité, même si
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136
elle se dit consciente que son rôle professionnel lui demande d’adopter un registre
standard.
4.3. Portrait de Caroline : un modèle linguistique qui s’ignore
38 En entretien, Caroline affirme qu’il est difficile pour elle d’ajuster sa façon de parler au
contexte de la salle de classe, que cela lui demande des efforts. Elle se pose beaucoup de
questions sur sa façon de parler en classe :
Pour moi, c’est difficile d’arriver en classe puis d’adapter mon langage. Je l’adapte,mais je me questionne sans cesse. […] Je mets pas mon chapeau et puis je suisenseignante et je parle automatiquement mieux. Faut que je réfléchisse beaucoupsur ma pratique, sur ma façon de parler.
39 Ces préoccupations sont représentatives de celles qu’ont exprimées plusieurs des
étudiants lors des entretiens de groupe. Caroline affirme tout de même parler du mieux
qu’elle peut en situation scolaire, quel que soit le contexte :
Je suis rendue à parler un niveau de langue, le meilleur niveau de langue que jepeux à l’école, toujours. C’est sûr que je dirai pas à un enfant, viens-t’en ici, nousallons discuter. Viens ici, on va parler. Mais j’essaie toujours de mieux parler. D’avoir lemoins possible d’erreurs dans mes phrases. Même si je suis sur la cour derécréation.
40 Elle considère cette réflexion importante parce que la langue est l’outil de travail de
l’enseignant, qui doit la maitriser, non seulement parce que les enfants l’écoutent, mais
aussi parce qu’il est un modèle pour eux. Ce souci d’utiliser un « français de qualité » en
classe se traduit également dans le fait que Caroline sollicite ses superviseurs de stage
sur la question du français oral : « Je le demande même souvent à mon superviseur
après. Est-ce qu’il y a des erreurs que j’ai faites, en français ? »
41 Elle a de plus confié faire des efforts pour « bien parler » même en dehors de la classe,
dans son quotidien. Elle vise ainsi à s’améliorer, car « [elle n’est] pas la personne qui
parle le mieux au monde, qui a le meilleur français ». Ce souci envers une « langue de
qualité » transparait aussi dans le fait qu’elle avoue intervenir pour corriger le français
parlé autour d’elle, dans un souci de s’améliorer elle-même.
42 Quand nous avons demandé pendant l’entretien de groupe ce que voulait dire « bien
parler », Caroline a surtout parlé de syntaxe, entre autres de la formulation des
questions :
Par exemple, je dirais tu t’en vas-tu demain au cinéma ? À un enfant je dirais Vas-tu aucinéma demain ? J’essaie de mieux formuler mes questions.
43 Cette préoccupation pour la syntaxe est également présente en classe de stage :
plusieurs des points positifs identifiés dans les extraits évalués ont trait à la syntaxe
(double négation, interrogation indirecte, choix du pronom relatif) et aucune
occurrence de question formulée avec la particule –tu (très courante dans le français
québécois familier) n’a été relevée.
44 L’étudiante affirme également essayer de toujours bien parler en contexte scolaire,
dans toutes les situations, même dans la cour de récréation. D’après ce qu’elle dit en
entrevue, il semble qu’elle a l’impression de ne pas maitriser suffisamment la langue
pour employer différents registres et qu’elle préfère s’en tenir à un registre
« passepartout ». Elle croit, cependant, que cela pourrait changer avec l’expérience :
[…] quand je vais être enseignante depuis quelques années, je vais avoir del’expérience, je vais avoir encore amélioré mon français. Je vais peut-être changer
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mon euh, mon niveau de langue quand je vais être sur la cour de récréation, maispour le moment je suis pas rendue là.
45 Selon nous, Caroline semble ne pas avoir une représentation juste de sa propre façon de
parler en classe. En effet, dans nos analyses, elle fait partie des étudiantes ayant reçu
les meilleures évaluations pour sa performance en stage. De plus, nous avons remarqué
un écart de performance entre les situations formelles et moins formelles, son discours
comportant davantage de traits non standards en situation moins formelle. Non
seulement elle est capable de s’adapter à la situation, même si elle n’en semble pas
consciente, mais en plus elle fait partie de celles qui utilise le plus le français standard,
alors qu’elle pense le contraire. Nous pouvons ainsi dire qu’elle serait en quelque sorte
un « modèle linguistique » qui s’ignore.
5. Conclusion
46 Quelles conclusions pouvons-nous tirer, sur le plan sociolinguistique et didactique, de
ces portraits ? D’abord, notre étude tend à montrer, à l’instar des recherches déjà
menées sur le sujet, que les futurs enseignants n’ont pas une maitrise parfaite des
caractéristiques des différents registres de la langue parlée (spécialement au plan
phonétique et lexical, comme le remarque Lafontaine (1986) pour les enseignants
belges), ce qu’illustre tout particulièrement le portrait de Julie. Cependant, au contraire
de ce qu’avait noté Lebrun (2008), l’analyse des entretiens de groupe a montré que les
étudiants sont plutôt attentifs à leur façon de s’exprimer et cherchent à « améliorer »
leur expression orale, ce qui se reflète dans les propos d’Annie et de Caroline. En ce
sens, les années de formation semblent jouer un rôle important dans l’évolution, non
seulement des connaissances sur le fonctionnement de la langue, mais surtout des
représentations linguistiques et de la conscience du rôle professionnel, ces deux
dernières étant liées. Lebrun et Baribeau (2004), dans leur étude auprès d’étudiants en
fin de formation dans un programme d’enseignement du français au secondaire,
avaient mis en lumière le développement de ce même souci professionnel (rappelons
que la compétence à communiquer oralement fait partie des compétences du
référentiel de la profession enseignante au Québec).
47 En ce qui concerne les réticences de certains étudiants à recourir au français oral
standard en situation d’enseignement (Ostiguy, non publié), une partie de notre
échantillon illustre ces résistances, assez manifestes dans le discours de Julie. À l’instar
de celle-ci, quelques étudiants justifient leur position en invoquant la peur que l’usage
d’un oral standard brime l’expression de leur identité première ou bien marque une
trop grande distance entre eux et leurs élèves. Cet avis n’est toutefois pas partagé par
tous les étudiants : une majorité d’entre eux croit en effet que recourir au registre
standard est à la fois important et nécessaire, comme en témoignent les portraits
d’Annie et de Caroline.
48 L’ensemble de ces données nous permet de mieux comprendre l’origine de certaines
résistances à utiliser un français oral standard. Nous croyons par exemple qu’une
mauvaise représentation des différents registres de langue, ou plus précisément une
mauvaise connaissance de ces derniers, peut expliquer la réticence à utiliser le français
standard, même dans les contextes où c’est ce registre qui devrait être valorisé, comme
c’est le cas en situation d’enseignement. Nous estimons aussi qu’il est nécessaire de
s’assurer que les futurs enseignants reçoivent une formation suffisante sur la question
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138
des registres de langues et sur ce qui est accepté et valorisé en contexte
d’enseignement. Nous préconisons pour ce faire un enseignement basé sur les
conceptions initiales des étudiants, ce qui peut être fait en recourant par exemple à des
entretiens de groupe, considérés non comme outil de recueil de données, mais comme
outil de formation. Les étudiants s’impliquent activement dans la discussion et les
échanges leur permettent de développer leurs idées et de prendre conscience de leurs
connaissances linguistiques et de leurs représentations, notamment sur les liens entre
langue et posture professionnelle de l’enseignant, en conformité ou en opposition avec
celles des autres. Les divergences d’opinions leur permettent de se positionner, parfois
de changer d’opinion. Pour le formateur de maitre, il s’agit d’un outil pédagogique tout
à fait pertinent qui lui permet de mieux connaitre ses étudiants et de fonder son
enseignement sur leurs connaissances et représentations préalables.
49 Notons enfin que, contrairement à ce qu’affirme Maurais (1999), qui considère que les
étudiants ne souhaitent pas qu’on leur signale leurs erreurs et ne désirent pas
particulièrement « améliorer » leur façon de parler, la majorité des étudiants de notre
étude manifeste le besoin de « s’améliorer » et de recevoir en ce sens davantage de
rétroaction sur leurs productions orales, ce qu’illustre le portrait de Caroline. Il est vrai
qu’il est parfois difficile de s’entendre soi-même, mais c’est une capacité qui se
développe, notamment à travers le fait d’être accompagné et soutenu par les
formateurs (superviseurs de stage et enseignants universitaires). Certains dispositifs
pédagogiques peuvent également être mis à profit, par exemple l’enregistrement de sa
voix dans différents contextes (cours, stages) et l’évaluation subséquente de ses forces
et de ses faiblesses à l’oral. À cet égard, plusieurs étudiants ont suggéré que la
formation universitaire fasse davantage de place à ce type d’activité d’apprentissage.
50 Les nombreux travaux de recherche en didactique de l’oral menés au Québec durant les
dernières années (voir Bergeron & Plessis-Bélair, 2012 ; Mottet & Gervais, 2010 ;
Bergeron, Plessis-Bélair & Lafontaine, 2009), de même que la publication de manuels en
enseignement de l’oral (Lafontaine & Dumais, 2013 ; Lafontaine, 2010) nous semblent
témoigner de l’amélioration de la formation en français oral aux différents niveaux
scolaires et de la maitrise de la langue en général.
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NOTES
1. Ce terme très utilisé au Québec signifie « ça fait que là ».
RÉSUMÉS
Cet article propose trois portraits d’étudiants québécois en formation à l’éducation préscolaire et
à l’enseignement primaire en ce qui concerne les représentations du français oral standard, telles
qu’ils les ont exprimées dans le cadre de groupes de discussion, et leurs pratiques orales
effectives en classe de stage. Si le premier portrait montre une cohérence entre représentations
et pratiques effectives, les deux autres illustrent plutôt des contradictions. Les résultats de la
recherche permettent de formuler quelques recommandations quant à la formation des
enseignants à l’oral et à la didactique de l’oral, notamment en ce qui concerne la variation
linguistique et la maitrise des registres de langue.
This article presents three portrayals of future primary school teachers relating their
representation of formal spoken French (as expressed in focus groups) and the way they actually
speak in an internship context. While the first portrayal shows agreement between
representations and practices, the other two exhibit contradictions.These results lead to some
recommendations about teacher education in spoken language and spoken language didactics,
particularly concerning linguistic variation and the mastering of language registers.
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INDEX
Mots-clés : didactique de l’oral, formation des maitres, français québécois oral standard,
variation linguistique
Keywords : spoken language didactics, teacher education, standard French spoken language,
linguistic variation
AUTEURS
OPHÉLIE TREMBLAY
Université du Québec à Montréal (Québec) et Centre de recherche interuniversitaire sur la
formation et la profession enseignante (CRIFPE)
MARTINE MOTTET
Université Laval (Québec) et Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la
profession enseignante (CRIFPE)
VÉRONIQUE CHEVRETTE
Université du Québec à Montréal (Québec)
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Varia
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Le traitement du passif dansl’enseignement du français langueétrangèreThe Use of Passive Voice in Class of French as a Foreign Language
Christel Le Bellec et Badreddine Hamma
1. Introduction
1 Le présent travail vise à contribuer — à la suite de certains linguistes comme
Le Goffic (1970) ou Leduc-Adine (1977) — à l’articulation des recherches linguistiques
portant sur le passif et de celles portant sur l’enseignement du FLE. Plus précisément,
nous nous proposons de fournir certains éléments théoriques jugés indispensables, liés
à certaines formes et valeurs du passif. Nous nous attarderons sur les enjeux
sémantico-pragmatiques sous-tendant les constructions passives/actives souvent
délaissés dans les supports pédagogiques, ce qui recouvre à la fois la question de
l’aspect et celle des distributions internes spécifiques à ce type de phrases. Nous
discuterons les notions de base d’« agent », de « sujet » et de « patient » et des valeurs
discursives de chaque forme de phrase, mais aussi celle du choix de la préposition pour
introduire l’« agent » de la phrase passive. Le but est de remédier à certains amalgames
constatés dans les pratiques de classe, ainsi qu’aux généralisations abusives qui
ponctuent l’acquisition de ces faits linguistiques dans les manuels de FLE.
2 Nous commencerons par faire un état des lieux sur le traitement du passif dans
plusieurs manuels de FLE1 ; nous nous focaliserons ensuite sur les différents aspects qui
devraient, selon nous, faire l’objet d’une transposition didactique dans la conception
des exercices et des leçons sur le passif et son rapport avec la forme active, ce qui incite
à étudier les valeurs sémantiques et pragmatiques inhérentes à leur usage et les valeurs
aspectuelles mises en jeu. Nous nous attarderons également sur le choix de la
préposition comme tête du complément d’agent afin d’expliquer les implications de
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l’usage de par ou de sa concurrente de. Pour finir, nous proposerons quelques pistes
pour le travail de transposition.
2. Le traitement du passif dans les manuels de FLE
3 Avant de se livrer à la critique de certains aspects dans les manuels consultés, notons
d’emblée que la grammaire (notamment pour le passif) y est appréhendée en relation
avec d’autres formes du discours conformément à ce que l’on trouve dans la littérature
sur le sujet. Ainsi, le NEd rapproche le passif de l’usage du pronom on et des
constructions impersonnelles :
(1) Une augmentation du carburant est prévue.(2) On prévoit une augmentation du carburant.(3) Il est prévu une augmentation du carburant. (NEd, 2010, p. 16)
4 On remarquera aussi que le recours aux exemples forgés semble reculer (cf. Max a lâché
la main de Léa > ?La main de Léa a été lâchée par Max — qui a peu de chance d’apparaitre en
discours de la part d’un francophone) au profit d’énoncés moins artificiels pris dans la
presse. Néanmoins, des exemples incongrus continuent de faire surface çà et là dans
certains manuels, exemples qui sont certes grammaticalement bien formés, mais qui
sont difficiles à placer tels quels dans un échange naturel :
(4) La petite fille cueille des fleurs > ?Des fleurs sont cueillies par la petite fille. (GEF-ND)(5) Le Président de la République a pris la parole > ?La parole a été prise par le Président dela République. (Ibid.)(6) Alain regarde avec intérêt toutes les jolies femmes qui passent > Toutes les jolies femmesqui passent sont regardées avec intérêt par Alain. (GEF)
2.1. Valeurs pragmatiques du passif
5 En règle générale, les manuels de FLE ne font pas suffisamment ressortir les valeurs
pragmatico-discursives propres au passif dans les sections qui lui sont consacrées.
En effet, le passif sert essentiellement à topicaliser l’objet direct de la construction
active, à maintenir le même élément discursif en position de topique, comme cela a
largement été reconnu dans la littérature portant sur le sujet (cf. Gaatone, 1998 ;
Rasmussen, 1996 ; Riegel, 1997). Ainsi, les formulations utilisées dans les espaces dédiés
à la leçon ou à l’exposé de la règle sont très souvent floues ou ambiguës, et peuvent
donner lieu à une double interprétation, comme le montrent les extraits suivants (nous
mettons en gras les expressions en cause) :
a. « La forme passive est une transformation qui permet de mettre en valeur lecomplément d’objet du verbe à la forme active » (Grammaire progressive du français,niveau avancé, CLE International, 1997, p. 84, désormais : GPFNA).b. « Dans la phrase à l’actif, on focalise sur l’agent, sur celui qui fait l’action, et dansla phrase au passif, sur celui qui subit cette action (on l’appelle parfois “patient”) »(Grammaire expliquée du français, CLE International, 2002, p. 120 : GEF).c. « On préfère la forme passive quand on veut mettre en valeur le sujet du verbe »(Nouvelle grammaire du français. Cours de civilisation française de la Sorbonne, HachetteFLE, 2004, p. 105, désormais : NGF).d. « On utilise le passif quand on met l’accent sur l’objet du verbe au lieu du sujet »(Grammaire progressive du français, niveau Intermédiaire, CLE International, 2002,p. 194, désormais : GPF-NI).e. « Une même réalité peut s’exprimer à la “voix active” ou à la “voix passive” selonque l’on veut mettre en évidence : l’auteur, l’agent, la cause de l’action : actif ; le
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patient qui subit, supporte, reçoit cette action : passif » (La grammaire des premierstemps, 2006, p. 111).
6 Les expressions mises en gras peuvent renvoyer aussi bien à la mise en valeur qui est
représentée par la fonction topique, sa position initiale dans la phrase s’expliquant par
sa faible charge informationnelle et par son haut degré de dynamisme discursif, qu’à la
mise en valeur représentée par la fonction focus (ou rhème), une position marquant le
caractère informationnellement chargé de l’élément en question, qui constitue
l’information nouvelle (Lambrecht, 1994). La valeur de ces expressions nécessite donc
des précisions, puisqu’elles peuvent renvoyer à deux notions opposées et/ou
complémentaires.
7 Le manuel GPF-NI va encore plus loin en affirmant que : « L’on utilise surtout le passif
pour les inventions, les lois et les évènements subis, par ex. : Un vaccin a été découvert.
Une loi a été votée. Un homme a été agressé. » Ceci laisse entendre que le passif serait
surtout utilisé pour parler d’entités inanimées (or les faits révèlent le contraire, cf.
Gaatone (1998), entre autres) ou pour des animés subissant des évènements,
escamotant de façon encore plus radicale la fonction pragmatique du passif. Ils ajoutent
que pour les animés /+humains/, on utiliserait plutôt « on », et présentent ainsi la
forme On m’a envoyé en mission comme préférable à J’ai été envoyé en mission. L’apparition
de l’une ou l’autre dépend, de toute évidence, du contexte à l’œuvre.
8 Concernant l’autre valeur pragmatique de la forme passive, à savoir la focalisation ou la
rhématisation, rares sont les manuels qui mentionnent la possibilité de focaliser le
complément d’agent exprimé par un pronom personnel tonique, dans une structure
contrastive, du type : Ce livre n’a pas été écrit par lui mais par moi (voir la notion de
« contraste » un peu plus loin).
9 Ainsi, l’exemple : Ce roman a été écrit par lui ( GPF-NA) est présenté tout bonnement
comme à éviter, sans mention d’une quelconque intention discursive. Il en va de même
pour la NGF, puisqu’il est dit en remarque : « Il est préférable de ne pas employer la
forme passive lorsque le complément d’agent est un pronom personnel. On dit : J’ai écrit
cette lettre, plutôt que : Cette lettre a été écrite par moi. » (p. 104)
10 Il est vrai qu’hors contexte, il est difficile de trouver un tel exemple, mais aucune
mention n’est faite sur la possibilité d’apparaitre en structure contrastive pour ce type
de construction. La GPF-NI s’avère encore plus radicale en déclarant, sous une forme
injonctive : « Par n’est jamais suivi d’un pronom. Dites : J’ai fait ce dessin. Ne dites pas : Ce
dessin a été fait par moi. » (p. 194)
2.2. Constructions concurrentes du passif
11 La construction en se faire est régulièrement citée, aux côtés de la forme pronominale
(Ce vin se boit chambré), comme une construction ayant le sens d’une forme passive ou
comme une autre manière d’exprimer le passif. Néanmoins, la caractérisation qui est
faite de cette construction en restreint beaucoup les possibilités d’emploi, en la mettant
sous le coup d’une responsabilité du référent du sujet, qui fait que les spécificités de
cette construction ne sont pas toujours suffisamment mises en lumière et n’incitent
donc pas les apprenants à l’utiliser aussi fréquemment qu’elle l’est par les locuteurs
francophones.
12 Ainsi, dans le cas des verbes à objet indirect, on sait que le passif canonique est
impossible, à l’exception des verbes pardonner et obéir. La GPF-NA indique que le passif
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est impossible pour ce type de verbes et que c’est la construction en on qui est utilisée
en substitution, sans mentionner que la construction passive en se faire ou celle en se
voir peuvent servir à pallier l’absence de cette construction. Sous certaines conditions,
en effet, se faire acquiert une valeur de passif pour certains verbes à double
complémentation : Marie s’est fait voler son ordinateur par un passant, en raison de
l’impossibilité d’avoir : *Marie a été volée son ordinateur par un passant.
13 De plus, la valeur sémantique de la construction en se faire est souvent biaisée en raison
de la présence du verbe faire, qui perd son sémantisme causatif en tant qu’auxiliaire du
passif associé au réflexif se. C’est ainsi que la GEF indique que « lorsqu’on utilise la
construction en se faire + infinitif, on sous-entend que le sujet porte une certaine
responsabilité » (p. 124). Ainsi, Il a été injurié est présenté comme « neutre, on ne sait
pas comment la personne injuriée a réagi » et dans Il s’est fait injurier, « on a l’idée qu’il
s’est comporté de telle manière qu’on l’a injurié » (ibid.). La justification que ces auteurs
donnent à cette allégation est la présence du « causatif » faire ; en réalité, la valeur de
cette construction ne se situe pas au niveau d’une supposée « responsabilité » du
référent du sujet de la construction, mais se situerait au niveau aspectuel (cf. infra) ; le
référent du sujet n’a pas plus de responsabilité dans Je me suis fait cambrioler que dans
J’ai été cambriolé, surtout si l’on ajoute des indices de non-responsabilité : Je me suis fait
cambrioler malgré le déclenchement de l’alarme que j’ai fait installer récemment. De même, la
NGF avance que : « se faire suppose une certaine responsabilité du sujet » (p. 107) en
proposant un exemple ad hoc : « Monsieur Dupuis s’est fait licencier pour faute
professionnelle », or, le SP pour faute professionnelle ici induit forcément une
interprétation où le référent du sujet a effectivement une responsabilité, mais une fois
le SP retiré, rien ne dit que le référent ait une quelconque responsabilité dans son
licenciement.
14 C’est plutôt à un niveau aspectuel qu’il convient de présenter le passif en se faire aux
apprenants, comme nous le verrons plus loin, car cet aspect n’est jamais mentionné
explicitement et n’est donc pas ou très peu exploité dans les manuels de FLE. De plus,
cette forme de passif n’est pas suffisamment mise à l’honneur, dans les manuels, alors
que c’est une forme extrêmement vivante et fréquente de passif, surtout à l’oral. Ainsi,
on trouve dans la GEF-ND, la formulation « J’ai été eue ! » comme titre d’un texte dont
les verbes sont à mettre au passif. Ce genre de phrase a très peu de chances d’être
produit par un francophone, là où « Je me suis fait avoir ! » est tellement banale ! La
tournure passive en se faire permet au verbe avoir de prendre le sens figuré de
« tromper, abuser », alors que le passif « canonique » privilégie le sens propre du verbe
(Le Bellec, 2014, p. 219), sans toutefois exclure la possibilité d’une lecture au sens figuré2.
3. Éléments de transposition didactique pourl’enseignement du passif
15 Dans ce qui suit, on se focalisera sur les trois points qui présentent, selon nous, un
enjeu majeur dans l’étude du passif en français et qui doivent être pris en compte dans
la conception des outils pédagogiques en FLE : (1) la reconsidération de certains
amalgames notionnels répandus du point de vue des usages des phrases passives, (2) la
prise en compte des valeurs aspectuelles du procès et (3) les implications du choix de la
préposition introduisant le complément d’agent.
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3.1. Phrase passive et phrase active, l’équation compromise !
16 Bien que paraissant remplir, du point de vue référentiel, le même rôle, en tant
qu’« agent » de l’action, complément d’agent et sujet, n’ont pas, du point de vue discursif,
le même sens : si le sujet dans la phrase active est une donnée que l’on peut qualifier de
relativement « neutre » (c’est l’« agent » unique de l’action en question), l’agent en par,
dans la version passive, le présente, du point de vue de l’énonciateur, comme un agent
« possible » parmi d’autres (Hamma, 2005, 2007a). Nous pourrions y voir ce que
Leeman (1998, p. 20-22) appelle un effet de « contraste », opposant l’agent à un autre de
manière « différentielle » : quand on énonce Max a préparé une salade, on ne fait que
donner une information que notre interlocuteur demande ou que l’on juge pertinente
compte tenu de la situation ; dans ce cas, on part de ce qui est « connu » : le thème Max
(un N propre, donc référant à une personne connue par les interlocuteurs ou évidente
selon le co(n)texte : il/elle/je, etc., le cuisinier/son mari, etc.) pour en dire quelque chose,
le prédicat : a préparé une salade. Le prédicat est donc une donnée nouvelle que
l’interlocuteur est censé ignorer ou que l’on présume telle, selon le principe
d’« informativité ».
17 Quant à la version passive de la phrase, on pose une situation différente, en quelque
sorte, contraire à la première : c’est l’objet direct de la phrase active, ici une salade, qui
est topicalisé dans la nouvelle phrase, et son thème (Max) est alors l’enjeu de l’acte de
langage ; c’est la donnée manquante (ignorée par l’interlocuteur et que l’on cherche à
communiquer). Ce mécanisme peut expliquer, par exemple, pourquoi une phrase
comme la suivante n’est pas naturelle3 :
(7) a. ?Une salade a été préparée par Max.
La bizarrerie ici vient de l’emploi de l’article indéfini (une) qui implique que ce dont on
parle n’est pas connu par l’interlocuteur. De fait, la simple substitution de l’article
défini (la) ou du démonstratif (cette) — qui relève d’un « indexical » — à l’article indéfini
(une) enlève la bizarrerie constatée :(7) b. (La + Cette) salade a été préparée par Max.
18 Cette constatation permet d’expliquer aussi pourquoi l’exemple Paul a lâché la rampe
(= « est mort »), emprunté à Leclère (1993, p. 10), n’admet pas la transformation
passive, tout comme pour l’exemple suivant : *La rampe est lâchée par Paul. D’après
l’auteur, il s’agit d’une « métaphore figée » (ibid.) ; mais on peut aller plus loin dans
l’explication de ce blocage en lui donnant une justification en rapport avec les
remarques précédentes : on a vu qu’il y a une sorte de mise en avant du thème de la
phrase passive (on commence par évoquer un fait connu ou auquel le contexte de
l’énonciation renvoie) ; or, partir de La rampe, le thème de la phrase passive,
supposerait que l’on parle de quelque chose de « connu »/« neutre », ce qui s’oppose à
la nature « métaphorique » ou « figée » en question, d’autant plus qu’une
interprétation littérale de cet exemple n’est pas exclue. Mais à défaut du rapport avec
ce qui est « connu » par les interlocuteurs, cette structure donne lieu à un énoncé
bizarre — fait corroboré par ce que Mejri (2002) appelle « rupture paradigmatique »
dans certaines « séquences figées » du même type *une douche française (au lieu d’
écossaise) *une fille manquée (au lieu de garçon).
19 Par ailleurs, le fait que le SN1 semble plus important du point de vue énonciatif, ici, est
corroboré par le fait que la plupart du temps — et non toujours —, l’agent en par est
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supprimable ; il s’agit d’une information de second degré : ce qui est mis en avant, c’est
l’état résultant du procès (cf. l’utilisation de l’aspect accompli)4. Ce fait relevé ici est
confirmé par certaines études, notamment celle de Wilmet (2000, p. 269) : dans Le
carburateur a été démonté par Pierre (ibid.), c’est Le carburateur qui est mis en valeur. Cette
dimension subalterne de l’agent dans la phrase passive est sans doute l’un des
arguments qui justifie les affinités que l’on peut établir entre les phrases passives sans
complément d’agent et les phrases actives qui se construisent avec un sujet indéfini
comme on (2) ou impersonnel comme il (3), conformément à ce qui a été présenté par le
NEd (cf. ci-dessus). Ainsi, passer de (1) à (2) ou à (3) semble ad hoc pour les raisons
évoquées plus haut. En effet, le scénario mis en scène ne fait pas appel à une logique
discursive de « contraste » : il n’est pas question d’opposer un agent possible à un
autre ; il s’agit tout simplement de donner une information concernant « la hausse des
prix du carburant ». L’utilisation du passif, en l’occurrence, met en avant l’aspect
« accompli » du procès tout en topicalisant le prédicat à la forme active. Mais on verra,
plus loin, que quand l’agent est exprimé et quand il est introduit par la préposition par,
cela change la donne de manière sensible au niveau de la prise en charge de ce qui est
annoncé par l’énonciateur.
20 Ces différentes remarques confortent ainsi nos hypothèses selon lesquelles la phrase
passive ne véhicule pas tout à fait le même sens que la phrase active ; le jugement
contraire s’appuie, en fait, sur une vision « objectiviste » de la langue, en tant qu’elle
décrit le monde et ne tient pas compte du fait que dans le système linguistique, le
changement de forme n’est jamais gratuit, comme nous venons de le montrer.
D’ailleurs, certaines phrases passives n’ont pas d’équivalent à la forme active et
réciproquement, et d’autres impliquent une information complètement différente au
niveau du procès : Ce tissu irrite la peau, exemple emprunté à Gross (2000, p. 25) n’est pas
l’équivalent exact (abstraction faite de l’effet de topicalisation) de La peau est irritée par
ce tissu. La première phrase — mais non la seconde — peut avoir une double lecture :
une interprétation processive (cf. « Le tissu de la chemise que je porte m’irrite la
peau » : état résultatif) et une interprétation à valeur de « vérité générale », décrivant
l’une des « propriétés » de ce tissu et le résultat du procès irrite, quoique vrai, reste
latent (« Je te déconseille ce tissu ; il irrite la peau »), ce qui est à rapprocher de ce que
Herslund (1999, p. 71) appelle « sens épistémique » ou « déontique » (avec le passif
réfléchi) dans des exemples comme On va sourire car l’angoisse ne se partage pas, qui
n’admet pas de lecture évènementielle.
21 La dualité « inconnu/connu » joue le même rôle dans les phrases passives en par. La
préposition révèle que le locuteur, en (7a) et (7b), en apportant cette information
nouvelle, vient préciser quelque chose qui ne semble pas aller de soi ; imaginons par
exemple que la situation donnée l’incite à intervenir, à rectifier une erreur observée
sur le thème La salade (qu’on vient de manger + que tu trouves excellente) : son interlocuteur
se met alors à le féliciter pour avoir préparé la salade en question et le locuteur, en
toute honnêteté, précise que ce n’était pas lui qui l’avait préparée et qu’il fallait, ainsi,
féliciter Max.
22 La question qui se pose alors est de savoir pourquoi c’est la préposition par (et parfois
de) que la langue a choisie pour véhiculer ce type de rapport ; mais avant d’aborder ce
point, il nous semble nécessaire de traiter de la question de l’aspect dans les phrases
passives/actives.
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3.2. L’importance d’intégrer le phénomène d’aspectualité
23 Souvent la relation d’équivalence établie entre la version passive et sa contrepartie
active banalise l’apport de l’aspect du procès et son incidence sémantico-pragmatique,
comme l’illustrent les exemples suivants : Le vin est servi (« résultat du procès ») versus
Le sommelier sert le vin (« procès en cours de réalisation ») (Carlier, 2002 ; Helland, 2002).
24 Cette différence aspectuelle entre la forme active et la forme passive est décelable
exclusivement avec des verbes qui présentent, du point de vue de l’aspect lexical ou
Aktionsart, un procès « télique », puisque l’interprétation d’un état résultant du
participe passé n’est disponible que si l’action aboutit à un état « achevé » stable.
Cependant, la présence du complément d’agent dans la phrase passive peut conférer au
verbe une certaine processivité, en fonction de la préposition employée (cf. ci-dessous,
de versus par), ce qui permet d’opposer le « passif processif » en (8a) au « passif
adjectival » ou « passif d’état » en (8b) :
(8) a. La maison est construite par une firme suédoise (= passif processif) (Muller, 2000).(8) b. La maison est construite en briques (= passif adjectival / état résultant) (ibid.).
25 En revanche, les verbes « atéliques », qui marquent donc un « état » ou une « activité »,
ne diffèrent pas, sur le plan aspectuel, de la version active, comme le montre le couple
de phrases : Tout le monde apprécie Pierre versus Pierre est apprécié de tout le monde
(Carlier, 2002, p. 42).
26 Notons, en outre, qu’avec les verbes « atéliques », la mise au passif est parfois difficile
ou semble moins naturelle que dans la forme active, ce qui s’explique certainement par
le fait que ces verbes servent exclusivement à l’aspect processif et ont donc de grandes
difficultés à exprimer l’aspect résultant du procès, contrairement aux verbes
« téliques », comme l’illustre l’exemple suivant : ?Toutes les jolies femmes qui passent sont
regardées avec intérêt par Alain (GEF).
27 Afin de révéler le caractère « processif » de la situation évoquée, on peut recourir au
test avec être en train de qui permet de se rendre compte que le passif « canonique » est
moins naturel avec certains verbes (notamment les verbes « atéliques »), contrairement
au passif en se faire, où la locution s’insère plus naturellement, ce qui nous permettrait
de penser que la construction en se faire pourrait pallier cette restriction
aspectuelle pour ce type de verbes : Jean est en train de se faire agresser, plutôt que ?Jean
est en train d’être agressé ; Il est en train de se faire gronder par la maitresse, plutôt que ?Il est
en train d’être grondé par la maitresse.
28 Outre la dimension pragmatico-discursive (cf. section précédente), il convient ainsi de
prendre en considération la dimension aspectuelle dans l’étude de ce genre de
construction, puisque la forme passive acquiert un aspect différent de celui de sa
contrepartie active, du fait que le procès est présenté comme « accompli » (cf. la forme
composée constituée de l’auxiliaire être suivi du participe passé). En revanche, c’est
plutôt l’aspect « non accompli » qui caractérise la forme constituée de « se faire +
infinitif ». Or, cette opposition est très souvent évincée des descriptions des règles du
passif et est rarement mise en avant dans les manuels de FLE. Pourtant, la forme se faire
+ infinitif est l’une des formes passives les plus récurrentes en français moderne.
29 Selon Spang-Hanssen (1967, p. 141), la construction en se faire remplace la forme
passive canonique « quand cette dernière ne peut être employée pour marquer une
action en cours […] ; avec la construction en se faire, on exprime plus nettement l’aspect
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inchoatif ou l’idée d’un processus ». En effet, lorsque le verbe aller (en tant que semi-
auxiliaire du futur) est employé dans une périphrase verbale temporelle, le passif
canonique est impossible, puisque la tournure se focalise normalement sur l’entrée
dans le procès, ce que la phrase passive canonique ne peut pas, en principe, exprimer,
étant donné qu’elle jette la lumière sur l’état résultant du procès. C’est donc la passive
en se faire qui est utilisée dans de tels contextes, afin de suppléer à cette restriction
aspectuelle :
(9) a. Tu vas te faire renverser par la voiture.(9) b. ?Tu vas être renversé par la voiture.
30 Ce phénomène est corroboré par Novakova (2008, p. 7) qui remarque une fréquence
élevée de la construction en se faire après les périphrases aspectuelles renvoyant aux
différentes « phases de réalisation » du procès, comme : commencer à, être en train de,
finir de, etc., étant donné que ce type de construction peut renvoyer à des procès
« imperfectifs » et être considérés à la fois au début, en cours ou à la fin de sa
réalisation.
31 Notons, cependant, que la phrase passive en se faire ne concerne pas toutes les classes
de verbes ; cette construction privilégie certains verbes « ditransitifs » et certaines
valeurs au « sens figuré » de certains verbes.
32 D’autre part, comme le souligne, entre autres, Spang-Hanssen, la construction en se
faire permet de transformer l’objet indirect de la phrase active en sujet de la phrase
passive, ce qui est impossible pour la passive canonique, comme dans :
(10) a. Les riches dames mûres se faisaient voler leurs bijoux par des gigolos argentins.(Spang-Hanssen, 1967, p. 144)(10) b. *Les riches dames mûres ont été volées leurs bijoux.(11) a. Éric Naulleau : il s’est fait cracher dessus hier chez Ruquier ! (dontmiss.fr)(11) b. *Il a été craché dessus hier chez Ruquier !(12) a. Je me suis fait pirater mon compte. (silicon.fr)(12) b. *J’ai été piraté mon compte.
33 La construction en se faire viendrait donc pallier l’impossibilité pour la passive
canonique de topicaliser un argument qui reçoit normalement la fonction objet indirect
ou le rôle de « destinataire ». L’argument correspondant au « destinataire » dans ce
type de construction ne peut être promu à la fonction « sujet » dans les phrases
passives dites « canoniques » ; c’est donc la forme en se faire qui se substitue à celles-ci.
34 L’opposition aspectuelle entre la passive en se faire et la passive canonique pourrait
également expliquer le fait que certaines tournures tendent à la « lexicalisation »,
comme : se faire pincer, se faire avoir, se faire rouler, se faire prendre, etc., au lieu de être
pincé, être eu, être roulé, être pris, etc., qui sont difficilement acceptables dans le sens
« figuré » qu’elles prennent avec se faire. Pour ces verbes, le passif en être a tendance à
évoquer un sens « propre », alors qu’avec la construction en se faire, on a plus souvent
un sens « figuré ». Ce phénomène provient notamment du fait que la construction en se
faire est susceptible d’exprimer un procès en cours de réalisation par opposition aux
passives canoniques, qui expriment, dans ce type d’exemples, plutôt l’état résultant du
procès (Le Bellec, 2014).
35 La passive en se faire permet donc de lever l’ambigüité entre deux acceptions d’un
même verbe, plus spécifiquement avec des verbes pouvant être pris au sens « figuré » :
(13) a. ?Il a été pincé par la police.(13) b. Il s’est fait pincer par la police.
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Dans le premier exemple (13a), si l’on admet qu’il soit acceptable, on aurait un sens
« propre », signifiant que la police a fait l’action de « pincer avec les doigts », alors que
la seconde (13b) manifeste un sens « figuré », signifiant qu’il « s’est fait attraper » par la
police.
36 À présent, nous allons nous intéresser aux constructions passives avec complément
d’agent pour considérer de près les mécanismes sous-jacents aux choix des
prépositions (par ou de).
3.3. Choix et interchangeabilité des prépositions : par versus de
37 Dire que par, comme tête du « complément d’agent », peut toujours remplacer de qui
est, lui, qualifié de « tour littéraire » ou d’« emploi archaïsant », masque deux réalités
langagières importantes : chaque préposition est liée à un paradigme différent de
procès (des verbes « statifs » pour de et des verbes « dynamiques » pour par) et dans les
occurrences où les deux prépositions sont possibles, le sens de la phrase change
sensiblement.
38 À ce propos, Spang-Hanssen (1963, p. 66-67) montre que les deux prépositions
s’emploient presque avec tous les types de verbe, on a : Couvert (par la + de) neige ; Noirci
(par la + de) fumée ; Connu (par + de) tous ; Accablé (par la + de) douleur, honte ; Détesté (par +
de) tous ; Aimé (par + de) tous. Toutefois, par nécessite un déterminant devant les N
AGENTIFS (en ce que cette préposition apporte de façon différentielle une précision sur la
personne qui fait l’action), contrairement à de. L’auteur note que, assez souvent, il suffit
d’une légère insistance sur le verbe ou sur le complément d’agent confinant à des
compléments de « manière », de « cause » ou de « matière » (dans le sens de
« instrument »/« moyen ») pour que de cède la place devant par. Les verbes pouvant se
construire avec ce type de complément sont très variés comme les présente l’auteur :
confinant à la « manière » : agiter, animer, assaillir, etc. ; à la « cause » : agacer, amuser,
choquer, écœurer, effrayer, etc. ; à la « matière (moyen) » : baigner, border, cerner, couper,
etc. ; des verbes « d’accompagnement » : accompagner, précéder, suivre, escorter, etc. ; des
verbes « de sentiment » : adorer, aimer, apprécier, etc. ; des verbes « de perception » :
comprendre, connaitre, écouter, entendre, etc. Spang-Hanssen semble ainsi postuler que la
différence entre par et de tiendrait à un « infléchissement sémantique » vers le moyen,
la manière ou la cause avec par, et que l’on peut les employer indifféremment. Or,
l’examen des propriétés formelles et distributionnelles de chacune de ces deux
prépositions pourrait montrer qu’elles sont tout à fait divergentes et du point de vue
syntaxique et du point de vue sémantique. Nous avançons, à cet égard, deux preuves
incontestables :
39 1re preuve : par suppose nécessairement un déterminant, ce qui n’est pas le cas pour de
(Les maisons ont été couvertes de neige/*de la neige5 vs Les maisons ont été couvertes par la
neige/*par neige). On peut se demander si l’on a affaire avec de à un véritable
complément d’agent, puisque le retournement à l’actif n’est pas possible, le sujet
devant forcément être introduit par un déterminant : *Neige a couvert les maisons vs De la
neige a couvert les maisons. De plus, couverte de neige dans l’énoncé La maison est couverte
de neige est plus proche dans son fonctionnement d’un modifieur adjectival que d’un
procès dynamique ; selon des critères distributionnels particuliers :
On peut très bien l’introduire dans une énumération d’adjectifs (non déverbaux) :•
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(14) a. La maison est déserte, triste, couverte de neige, pleine d’ordures et par-dessus lemarché elle est située à côté de l’autoroute.(14) b. ?La maison est déserte, triste, couverte par la neige, pleine d’ordures et par-dessus lemarché elle est située à côté de l’autoroute.
On peut supprimer le verbe être dans les titres ou les dénominations :
(15) a. La maison (est + Ø) couverte de neige.(15) b. La maison (est + ?Ø) couverte par la neige.
40 Il en va de même pour les exemples (16-17) où alternent les prépositions de et par ;
l’emploi des deux prépositions donne lieu à des phrases grammaticalement bien
formées et sémantiquement acceptables ; toutefois, ces exemples, selon que l’on
emploie de ou par, renvoient à des situations différentes :
(16) Ce tableau est aimé/estimé (de + par) tous.(17) Léa est suivie (d’ + par) un psy.
41 Certains grammairiens parlent de « tour littéraire » quand de introduit un complément
d’« agent ». Ainsi, d’après Arrivé et coll. (1986, p. 178), beaucoup d’emplois modernes de
cette préposition (de) doivent être interprétés comme des « archaïsmes ». Riegel et coll.
(1994, p. 436), quant à eux, justifient cela par un argument diachronique : « Alors qu’en
français classique, la préposition de était largement majoritaire (pour introduire le
complément d’agent), le français moderne tend à généraliser par qui est toujours
substituable à de. » De même, la pensée de Gaatone (1998, p. 194) semble aller dans ce
sens : « Les emplois de par recouvrent ceux de de, même si dans quelques cas de peut
paraitre préférable, alors que de est exclu de la plupart des contextes où figure par. »
(C’est nous qui soulignons.) Néanmoins, il ne s’agit vraisemblablement pas que d’une
affaire de préférence ou de choix mais plutôt d’une contrainte linguistique qui s’impose
selon l’acte ou l’effet langagier que l’on vise à produire. Si les deux prépositions de et
par peuvent commuter — mais non « toujours » (cf. *Cette salade est préparée de Max ;
*Paul est tué de Léa ; etc.) — il n’en va pas moins que le sens change selon que l’on utilise
l’une ou l’autre. Ainsi, estimé dans Ce tableau est estimé de tous a le sens de « apprécié »,
« important », « de valeur », « qui compte pour tout le monde » et informe de l’une des
propriétés du tableau ; « estimé (de) » se comporte plus comme un adjectif (« attribut du
sujet » Ce tableau) et admet un adverbe d’intensité du type très : Ce tableau est très estimé
de tous.
42 D’ailleurs les gloses qu’on en a données commutent toutes avec estimé de dans cet
énoncé, alors que dans Ce tableau est estimé par tous, c’est le comportement des visiteurs
dans un musée, par exemple, vis-à-vis de ce tableau, qui est mis en avant ; le participe
peut commuter ainsi avec « prisé », « évalué », « jugé » et rejoint par conséquent les
verbes attributifs qui admettent un « attribut de l’objet » : J’estime ce tableau
authentique/Ce tableau est estimé par tous (à sa juste valeur + cent mille euros + comme le
meilleur tableau impressionniste).
43 Par ici donne au procès un aspect « dynamique », « actif » et rend l’insertion de
l’intensifieur très bizarre (* Ce tableau est très estimé par tous à sa juste valeur)
contrairement à de qui lui donne un aspect « statif », « résultatif ». De même avec aimé
de tous versus par tous : le sens avec de a trait à l’une des propriétés du sujet de la
phrase comme dans Il est très populaire alors qu’avec par, le prédicat évoque la manière
dont on témoigne de cet amour ; avec Ce tableau est aimé par tous, ce sentiment est
concrétisé par des gestes d’émerveillement, des expressions de fascination et des
regards d’admiration, son succès auprès des photographes qui le mitraillent de flashs,
etc. De fait, un tableau aimé de tous peut avoir une valeur, même quand le tableau n’est
•
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pas en face des admirateurs, il est aimé (c’est l’une de ses propriétés). Cependant, avec
par SN2, on a un sens agentif, une action concomitante ; aimer relève en fait d’une action
concrète et non d’un simple « verbe de sentiment », ce qui explique la bizarrerie de ?Au
Louvre, la Joconde est aimée par les peintres se trouvant à Pékin. La même analyse vaut aussi
pour la paire Marie est suivie d’/par un psy : avec de, on localise Marie par rapport à un
individu (un psy) : « il y a quelqu’un après elle dans une file, par exemple » ; un psy peut
commuter avec n’importe quel autre nom de métiers ou nom propre :
(18) Marie est suivie d’ (un architecte + un peintre + un éboueur + Alfred).
et on peut même poursuivre, dans ce cas, puis de Fred (on a un emploi distributif) ; alors
qu’avec par, on a plutôt le sens de « Marie suit un traitement chez un psychologue », ce
qui rend la commutation avec d’autres noms de métiers, par exemple, difficile :(19) ??Marie est suivie par (un architecte + un peintre + un éboueur + Alfred).
à moins d’attribuer à ces énoncés un autre sens : « Marie est poursuivie/traquée », ce
qui nous ramène au sens « processif » par opposition à la simple « localisation dans
l’espace » (cf. aussi Alicia est entourée d’amis versus Alicia est entourée par des amis ; dans
le premier cas, on ne fait que prédiquer une propriété du sujet Alicia : « elle est
sociable/ouverte/épanouie socialement, etc. » ; alors que dans le second exemple, le
sens est plus « concret/physique/évènementiel » : « les amis d’Alicia forment un cercle
et l’entourent réellement »).
44 2e preuve : soit par exemple le couple (20) versus (21) :
(20) Paul arriva, accompagné de sa femme.(21) Paul arriva, accompagné par sa femme. (Hamma, 2005)
La phrase (21) peut signifier que la femme de Paul a accompagné son mari en voiture.
Autrement dit, elle l’a conduit à l’endroit où il arrive (et est repartie ensuite), ce qui
n’est pas le cas de la phrase (20) ; on peut dire (22) mais non (23) :(22) Paul arriva, accompagné en voiture par sa femme.(23) *Paul arriva, accompagné en voiture de sa femme.
45 Contrairement à de, qui parait se comporter davantage comme un modifieur de
l’adjectif, la préposition par introduit un complément d’agent doté d’une certaine
« autonomie » par rapport au procès et au sujet ; en (21), sa femme est susceptible de
désigner la femme en tant qu’elle agit (elle accompagne, c’est-à-dire conduit
effectivement ; elle n’apparait pas seulement à côté de Paul) : elle est venue le déposer,
mais elle est repartie aussitôt.
46 De même pour Il est adoré de ses élèves, c’est-à-dire « il est aimé » (une propriété stative) ;
cela s’oppose à elle est adorée par un homme à genoux, qui renvoie à un procès « actif » ; un
homme adore une femme comme on peut adorer les dieux, les statues. Cela suppose des
rites particuliers, des actions effectives, concrètes (« se mettre à genoux, produire
certains gestes, etc. ») ; mais ce n’est pas parce qu’elle est adorée (dans le sens de
« l’objet d’un culte ») qu’elle est adorée (c’est-à-dire dans le sens de « l’objet d’une
grande affection ») : des peuplades peuvent « adorer » des monstres, c’est-à-dire leur
rendre un culte, par peur et non par amour ! Donc adorer avec par suppose une action
concrète mais non forcément un sentiment d’« adoration/d’amour ». Il en va de même
pour l’exemple Ils sont bénis par le pape, mais non ??Ils sont bénis du pape alors que l’on
dirait bénis des Dieux/de Dieu (plutôt que par Dieu). En effet, pour le pape, il s’agit, selon
le savoir partagé, d’une action effective, d’un geste concret (on est libre d’accepter
d’être ou non béni) contrairement au cas de Dieu dans le discours religieux, selon
lequel c’est Dieu qui décide (on n’a pas le choix, on n’est pas autonome : on est béni ou
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non sans qu’on le veuille) et il ne s’agit pas d’une action effective, d’un geste concret
comme pour le pape, mais d’une certitude intime liée à la foi que le sujet éprouve.
4. Pistes pour le travail de transposition
47 Dans le but de rendre compte des différents points évoqués supra et qui, rappelons-le,
semblent faire défaut dans la plupart des méthodes de FLE consultées (cf. ci-dessus), il
conviendrait de prévoir une étape de sensibilisation ou de découverte précédant celle
d’entrainement. L’objectif de cette étape sera de faire prendre conscience aux
apprenants des possibilités qu’offre la langue française pour l’expression du passif, à
travers quelques exemples choisis, qui respectent non seulement le plan syntaxique et
sémantique, mais aussi celui de la « dicibilité » (avec un sujet plutôt animé, défini, etc. ;
un procès plutôt dynamique et se prêtant à la passivation ; un complément d’agent
naturel qu’introduit la préposition adéquate en fonction de l’effet recherché). Le choix
des phrases devrait tenir compte de la variété des emplois observables (il ne faudrait
pas se limiter au passif périphrastique et étendre cela, entre autres, au passif en se
faire).
48 L’étape suivante consistera à attirer l’attention des apprenants sur le fait que des
analogies peuvent être établies entre les versions actives et passives oralement, sous
forme d’un jeu de questions-réponses, mais sans brusquer les choses, ni tomber dans
les automatismes trompeurs. Ainsi, on pourrait associer l’absence de l’agent à l’usage
du pronom indéfini (cf. On) en évoquant les scénarios possibles (discrétion, ignorance,
etc., de l’agent) ; on associera l’aspect « statif » à l’usage de la préposition de, là où la
préposition par intervient avec des procès dynamiques et volontaires.
49 Par ailleurs, l’utilisation des dessins ou des photographies pourrait permettre de
souligner les différences d’aspect impliquées par le passage de la version active à la
version passive et réciproquement : on présentera une photo représentant, par
exemple, un sommelier qui est en train de servir le vin, pour faire comprendre qu’il
s’agit d’un procès « en cours » pour la phrase active (Le sommelier sert le vin). En
revanche, pour la version passive (Le vin est servi par le sommelier), on montrera plutôt
un sommelier qui se tient juste à côté de la table sur laquelle se trouve un verre rempli
de vin ; il sera aisé, ainsi, de faire comprendre que, contrairement à l’exemple actif, au
passif, on a plutôt un résultat, en particulier avec une suppression de l’agent et si
l’agent est précisé, on pourrait évoquer la notion de « contraste ». En effet, on pourrait
s’attendre à ce que quelqu’un d’autre serve le vin et il se trouve que c’est le sommelier
qui s’en charge ; ce serait ainsi une information non banale qui mérite d’être
communiquée, dans une situation de communication donnée.
5. Conclusion
50 Notre étude montre l’intérêt que présente la prise en compte des implications
sémantiques et pragmatiques des phrases passives ; en particulier, il est difficile
d’établir une relation d’équivalence entre les formes actives et passives qui dépasse le
seul effet de « mise en valeur » ou d’« emphase ». Il existe en effet d’autres phénomènes
qui entrent en jeu et qui ont autant d’intérêt, à savoir la notion de « contraste » établie
entre les agents « possibles » et celle de la dualité « connu/inconnu ». Nous avons pu
voir également que la question de l’aspect est au cœur de l’étude de la relation passive-
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active et qu’il est, par conséquent, judicieux de tenir compte de ce type de
considérations. Ainsi, nous avons vu que la forme concurrente en « se faire + Infinitif »
que connait le passif « canonique » — et qui est, par ailleurs, absente dans la plupart des
manuels de FLE, quoique très courante en français — permet d’expliquer de nombreux
phénomènes discursifs que l’on ne peut soustraire aux cours de FLE sur le passif. Enfin,
nous avons considéré le choix ou l’usage de la préposition appropriée (par ou de) dans la
même optique discursive, afin de prouver que l’utilisation de l’une ou l’autre de ces
deux prépositions n’est pas une simple question de « préférence » ou de « style » ; les
manuels scolaires qui s’inspirent essentiellement de la grammaire traditionnelle
tendent, en effet, à neutraliser leur usage, ainsi que les incidences que chacune de ces
deux prépositions peut avoir sur le sens d’une phrase au passif.
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GEF = MIMRAN, Reine, POISSON-QUINTON, Sylvie & MAHÉO-LE COADIC, Michèle (2002). Grammaire expliquée
du français. CLE International.
GEF-ND = BOULET, Roxane, VERGNE-SIRIEYS, Anne, POISSON-QUINTON, Sylvie & HUET-OGLE, Célyne (2003).
Grammaire expliquée du français. Exercices, niveau débutant. CLE International.
GPFNA = BOULARÈS, Michèle & FRÉROT, Jean-Louis. (1997). Grammaire progressive du français, niveau
avancé. CLE International.
GPF-NI = GRÉGOIRE, Maïa & THIÈVENAZ, Odile. (2003). Grammaire progressive du français, niveau
intermédiaire. CLE International.
GPT = ABRY, Dominique & CHALARON, Marie-Laure. (2006). La grammaire des premiers temps.
Grenoble : PUG.
NEd = BRILLANT, C. et coll. (2010). Le Nouvel Édito. Paris : Didier.
NGF = DELATOUR, Yvonne, JENNEPIN, Dominique, LÉON-DUFOUR, Maylis & TEYSSIER, Brigitte. (2004).
Nouvelle grammaire du français. Cours de civilisation française de la Sorbonne. Hachette FLE.
NOTES
1. Notons que l’examen des manuels a concerné une bonne vingtaine de méthodes de FLE
récentes, mais pour ne pas alourdir la lecture de ce travail, nous ne retiendrons et
commenterons, ici, que les huit cités suivants : EG, GEF, GEF-ND, GPFNA, GPF-NI, NGF, NEd et GPT,
qui nous semblent d’ailleurs assez représentatifs de ce qui se fait actuellement dans les manuels
de FLE.
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2. Voir la section 3.2 de cet article où cette caractéristique est développée.
3. Le fait qu’un énoncé peut être perçu comme non naturel recouvre, outre son sémantisme et sa
grammaticalité, ce que nous avons désigné par « dicibilité » (Hamma, 2007b) ; en d’autres termes,
une phrase peut ne pas être naturelle alors qu’elle répond parfaitement aux deux premiers
critères.
4. Néanmoins, si l’agent en par est exprimé, le passif peut alors avoir un sens processuel
équivalent à l’actif : Le carburateur est démonté par Pierre équivaut à Pierre démonte le carburateur.
5. On peut voir aussi dans l’absence de déterminant partitif (de la) après la préposition de une
haplologie qui empêche deux de de se suivre (la préposition de et du, de la, des).
RÉSUMÉS
Le présent travail vise à contribuer à l’articulation des recherches linguistiques portant sur le
passif et de celles portant sur l’enseignement du français. Nous nous intéressons à certains
aspects théoriques liés à quelques formes et valeurs du passif dont on ne peut faire l’économie
dans l’acquisition de ce tour discursif. Cette étude vient ainsi combler certains manques relevés
dans les manuels de FLE et tente de faire la lumière sur le fonctionnement du passif ainsi que sur
les enjeux discursifs de son usage.
Nous nous attarderons, ainsi, sur trois points qui méritent, selon nous, la plus grande attention
dans l’acte didactique : les particularités des valeurs sémantico-pragmatiques inhérentes aux
constructions passives/actives ; la question de l’aspect du procès actif/passif, ce qui nous
amènera à tenir compte de certaines formes concurrentes, comme le passif en se faire ; et enfin le
problème posé par le choix de la préposition servant à introduire « l’agent » de la phrase passive
(de versus par).
The main purpose of this paper is to establish how teaching French can take advantage of the
results emerging from linguistic researches on the several uses of the passive voice in French. We
are dealing, in the one hand, with some theoretical aspects related to some forms and uses of this
kind of structure that are usually uncared for in the known handbooks of French as a Foreign
Language (FLE); in the other hand, with the discursive functioning and stakes for such kind of
uses.
Thus, we are dwelling on three aspects which deserve, in our opinion, a special attention in
teaching French: first, we are explaining the nuances of semantic and pragmatic uses of passive
and active constructions; then, we are dealing with the aspectual values of the verbs in each use.
It leads us to take into account some concurrent uses such as those containing “se faire”. At last,
we are focusing on the Prepositional Phrase in the passive voice in order to study the distinction
between the prepositions “de” and “par” (≈ by).
INDEX
Mots-clés : passif, enseignement du FLE, valeurs pragmatiques et aspectuelles, prépositions
« par » et « de »
Keywords : passive, teaching FLE, pragmatics and aspectual values, prepositions “par” and “de”
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AUTEURS
CHRISTEL LE BELLEC
Université Paul-Valéry – Montpellier 3, Praxiling, UMR 5267 CNRS
BADREDDINE HAMMA
Université d’Orléans, Laboratoire ligérien de linguistique, UMR 7270 CNRS
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Notes de lecture
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Christel Troncy (dir.) et Jean-François De Pietro, Livia Goletto etMartine Kervran (coll.), Didactiquedu plurilinguisme : approches pluriellesdes langues et des cultures. Autour deMichel CandelierPresses universitaires de Rennes, 2013
Chantal Dompmartin-Normand
RÉFÉRENCE
Christel Troncy (dir.) et Jean-François De Pietro, Livia Goletto et Martine Kervran
(collab.), Didactique du plurilinguisme : approches plurielles des langues et des cultures. Autour
de Michel Candelier, Presses universitaires de Rennes, 2013
1 Ce volumineux ouvrage (513 pages) rassemble les contributions de nombreux auteurs
autour de Michel Candelier (dorénavant MC) et de son travail de recherche dans le
champ de la didactique du plurilinguisme et des approches plurielles. C’est un ouvrage
de facture particulière puisqu’il se propose d’être un volume d’hommages, tout en
mettant en discussion et en dialogue des écrits sélectionnés de MC et les textes des
autres contributeurs.
2 L’ouverture propose des réflexions didactiques « autour des approches plurielles »,
rappelant qu’avant leur naissance, le chemin de MC a été marqué par la rencontre avec
l’équipe de Louise Dabène à Grenoble. À partir de là, le travail amorcé sur l’éveil aux
langues dans les années 1980, sur les traces de l’Awareness of language en provenance
d’Angleterre, va constituer un matériau de pavage essentiel des « chemins en didactique1
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161
» que construira et empruntera MC tout au long de sa carrière prolifique. Les
fondations de ses chemins sont d’abord « l’engagement contre l’isolationnisme
monolinguistique » (p. 25) et le souhait de promouvoir une « éducation linguistique
globale polycentrique s’appuyant sur de nombreuses langues reliées les unes aux autres
par un échange soutenu » (p. 25). Ce qu’il construira sur ces fondations constitue une
contribution majeure à la création du nouveau champ des approches didactiques
plurielles des langues et des cultures (dorénavant AP).
3 En ouverture de l’ouvrage, C. Troncy resitue pour le lecteur les dynamiques
terminologiques et définitoires traversant le champ. Retenons que les approches
plurielles prônent « le travail conjoint sur plus d’une langue » avec une réflexion
métalinguistique, que la didactique du plurilinguisme s’inscrit dans « l’éducation
plurilingue et interculturelle » selon les termes du Conseil de l’Europe, que le point
focal est le développement de la « compétence plurilingue et pluriculturelle » des
apprenants, tout cela constituant un renversement de paradigme par rapport à la
conception de la didactique des langues, séparées les unes des autres dans des
« approches singulières ».
4 Les chapitres proposent à chaque fois des articles réédités de MC et co-auteurs, qui sont
mis en regard de contributions d’autres auteurs, éclairant différents contextes et
réflexions. Des articles illustrent en première partie des démarches concrètes où le
lecteur peut comprendre mieux ce que recouvrent les AP et à quoi elles servent. Des
démarches d’éveil aux langues par exemple sont mises en œuvre avec profit pour
développer un rapport affectif, esthétique et sensible aux langues et contribuer à la
construction identitaire (J.-F. Bourdet, J. Aden, F. Leclaire), pour « déconstruire
l’insécurité linguistique dans les espaces sociaux de pluralité linguistique inégalitaire »
(A. Bretegnier), pour activer « des dynamiques relationnelles » entre adolescents de
lycée professionnel (P. Lambert), pour contribuer à la construction de sociétés
plurielles et solidaires (F. Armand).
5 La question de l’insertion de l’éveil aux langues dans les curriculums est abordée ainsi
que celle de l’articulation entre les approches : articulations entre AP et enseignement
bilingue (M. Cavalli), articulation « raisonnée et pragmatique » pour une éducation « de
qualité » (F. Heyworth), « convergences » à chercher (J. Billiez et D.-L. Simon) en
prenant finement en compte les contextes où ces approches s’insèrent. Les AP ne
s’opposent pas aux approches singulières, mais doivent s’y articuler : « […] les AP
découlent d’abord d’un état d’esprit : aborder quelqu’objet qui soit dans une
perspective ouverte — plurielle — quitte à “resserrer” vers le singulier lorsque cela est
nécessaire ou plus opératoire […]. » (J.-F. De Pietro, p. 236)
6 Toutefois la diffusion des AP dans les systèmes éducatifs constitue encore un défi dans
bien des cas, malgré la richesse des outils et démarches utilisables en formation
d’enseignants en particulier, ce dont nous parle la deuxième partie. C’est un défi
stimulant, si elles sont une « utopie sociale » (chapitre 4), avec le terme « utopie » qui
renverrait à la fécondité des actions, si l’on en croit C. Perregaux (p. 331). En effet, ce
sont bien aussi des « effets sociaux » sous forme de cohésion sociale, qui sont à attendre
des AP.
7 En clôture de volume, D. Coste joue sur le(s) pluriel(s) pour replacer la thématique dans
l’histoire de la didactique des langues et des didactiques de langues, mettant par là
subtilement à l’épreuve le chapeau « didactique du plurilinguisme » et proposant
finalement « une approche plurielle des didactiques singulières », à savoir que « chaque
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didactique de langue prise isolément […] est à même tout à la fois de développer […]
l’apprentissage […] singulier de cette langue et d’offrir aux apprenants des occasions de
contacts pratiques et réflexifs avec une ou plusieurs autres langues […]. L’AP de la
didactique singulière résulte de cette complémentarité entre le travail majeur de la
langue visée et l’exposition construite à des formes langagières et culturelles autres ».
8 Ce dernier exposé arrive à point nommé pour aider à la « digestion » de l’ensemble de
l’ouvrage. Celui-ci est dense et documenté. C’est un bon outil pour le chercheur du
domaine, car il rassemble nombre d’articles de référence et d’autres qui vont le
devenir. Il convoque sans nul doute la perspicacité du lecteur, tant la thématique,
passionnante au demeurant, boucle et reboucle sur des questionnements complexes,
lesquels témoignent de la curiosité et de l’exigence de Michel Candelier et de ses
compagnons sur les chemins de la didactique du plurilinguisme.
NOTES
1. Son HDR en 1994 est intitulée Chemins en didactique. Pour le plurilinguisme à l’école.
AUTEURS
CHANTAL DOMPMARTIN-NORMAND
Université Toulouse – Jean Jaurès, Université Grenoble Alpes, LIDILEM
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Florimond Rakotonoelina (dir.), Perméabilité des frontières entrel’ordinaire et le spécialisé dans lesgenres et les discours, Les Carnets duCediscor, no 12Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2014, 186 p.
Laura Hartwell
RÉFÉRENCE
Florimond Rakotonoelina (dir.), Perméabilité des frontières entre l’ordinaire et le spécialisé
dans les genres et les discours, Les Carnets du Cediscor, no 12, Paris, Presses Sorbonne
Nouvelle, 2014, 186 p.
1 S’appuyant sur deux décennies de travaux du Centre de recherche sur les discours
ordinaires et spécialisés (CEDISCOR) autour des discours et des genres qualifiés comme
« ordinaire » ou « spécialisé », ce numéro des Carnets du Cediscor approfondit ces deux
notions, laissant une large place aux formes hybrides. Comme rappelé par
F. Rakotonoelina dans l’avant-propos, les positions théoriques et méthodologiques qui
traversent l’analyse de ces types de corpus ont connu un historique contrasté. L’analyse
du discours spécialisé bénéficie d’une tradition forte. En contraste, le développement
récent des technologies de la communication, ouvertes au grand public comme aux
expert-e-s, a engendré des discours ordinaires, variés et hétérogènes. L’ouvrage
présente six études rassemblées en trois parties et permettant de creuser les limites du
spécialisé/ordinaire et leur hybridation, offrant ainsi de nouvelles interrogations.
2 La première partie s’efforce de réfléchir à la production d’un discours hybride lors des
rencontres entre des professionnels et leur public, en s’appuyant sur la notion du
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domaine et des acteurs pour cibler un discours spécialisé. L. Calabrese positionne les
articles de journaux en ligne comme étant un discours spécialisé sans qu’il y ait
forcement présence d’un langage spécialisé spécifique. Elle fait le constat que la
pléthore de commentaires laissés par les internautes — dont des compléments
d’information ou des réactions aux commentaires des autres internautes — oscille, sans
tension, entre un discours spécialisé et non spécialisé. Décrivant un tout autre type de
processus de négociation, É. Oursel retrace la spécialisation des propos lors de la
rédaction de documents administratifs par un écrivain public. Cette étude de cas
montre des méthodes de l’écrivaine, dont la négociation d’un objectif, qui permettent
la production du document dans le discours adapté, mais aussi l’intégration du
discours, à un certain degré, par l’usager.
3 La deuxième section de l’ouvrage s’intéresse à la question des ambivalences discursives
forgées dans un contexte de destinataires ordinaires/spécialisés. D’abord G. Cislaru
analyse l’évolution des rapports des travailleurs sociaux de l’enfance à partir de la
notion des contraintes contextuelles, linguistiques et cognitives. Contrairement aux
écrits académiques scientifiques, le discours privé de la famille est institutionnalisé à
travers des gestes d’écriture stabilisés par les professionnels. Elle s’interroge sur la
conception d’une « spécialisation du discours », puisque de nombreuses contraintes de
l’écriture s’appliquent aussi aux discours ordinaires. F. Rakotonoelina, à partir des
philosophies de l’éducation (libérale, béhavioriste, progressive, humaniste, radicale),
analyse un genre hybride : l’e-conférence écologiste non académique écrite. Les
séquences descriptives et explicatives s’insèreraient à la fois dans les genres ordinaires
et spécialisés, mais l’imbrication de séquences explicatives à l’intérieur d’un type
descriptif demanderait une double interprétation et serait donc l’indice d’une
spécialisation.
4 La question de l’apprentissage est reprise dans la troisième section de l’ouvrage autour
de la construction discursive, notamment académique. Après un rappel de la
technologie discursive, D. Meunier et L. Rosier soulignent la construction d’une
conscience normative rendue visible à travers le discours ordinaire d’étudiant-e-s non
francophones en Belgique. Les outils de référence classiques semblent délaissés,
laissant place dans l’imaginaire à trois prototypes : le professeur, détenteur de savoir,
l’ethnotype parisien représentant la norme, et la variation sociolinguistique symbolisée
par les Belges. Puis M. Causa insiste sur l’importance des notions de discours, de texte
et de genre dans le contexte de l’enseignement d’une discipline non linguistique en L2.
Elle prône une approche de didactique intégrée, demandant une « pédagogie de projet »
qui vise une collaboration de l’équipe autour de l’amélioration des compétences
linguistiques, disciplinaires et didactiques.
5 L’ouvrage se termine avec une postface de S. Moirand, qui retrace brièvement
l’historique du CEDISCOR, avant de tisser les liens entre les contributions de ce numéro.
D’abord, l’hybridité discursive se manifeste lors des points de contact, via les technologies
discursives et autres moyens, entre experts, professionnels et citoyens. Elle propose
d’approfondir la notion de genre de discours, qui met en cause le concept d’une
transmission purement linéaire de l’expert vers le non-expert. Ensuite, elle souligne
l’importance de la visée pragmatique du discours. Elle conclut avec une série de
questions qui promet d’autres recherches dynamiques autour de l’évolution de
configurations discursives.
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AUTEURS
LAURA HARTWELL
Université Grenoble Alpes, LIDILEM
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Jean-Luc Dorier, FranciaLeutenegger et Bernard Schneuwly(dir.), Didactique en construction,construction des didactiquesBruxelles, De Boeck Supérieur, collection de la Section des sciences del’éducation de l’université de Genève, 2013
Sandra Canelas-Trevisi
RÉFÉRENCE
Jean-Luc Dorier, Francia Leutenegger et Bernard Schneuwly (dir.), Didactique en
construction, construction des didactiques, Bruxelles, De Boeck Supérieur, collection de la
Section des sciences de l’éducation de l’université de Genève, 2013
1 Cette livraison de la collection « Raisons éducatives » porte un regard pluriel sur deux
questions : est-il possible de cerner les coordonnées d’un champ disciplinaire qui
s’appellerait « la didactique » ? Comment les didactiques des disciplines se placent-elles
dans ce champ ? Dans l’introduction, les éditeurs se proposent d’identifier les principes,
les hypothèses et les démarches susceptibles de fédérer les didactiques des disciplines
et, inversement, les spécificités de chacune d’entre elles ainsi que les obstacles
potentiels à la construction d’un champ disciplinaire « didactique ». Pour les éditeurs,
les projets des didactiques des disciplines, malgré leur relative hétérogénéité,
comportent tous des ingrédients, certains développés, d’autres en devenir, qui rendent
possible la construction de la didactique, comme « champ scientifique dédié à la
compréhension de la transmission et de la diffusion des savoirs dans la société » (p. 7).
L’introduction, particulièrement riche et éclairante, développe, après un aperçu
historique, les aspects susceptibles de délimiter et de structurer le champ de « la
didactique », sans oublier pour autant « les tensions séparatistes ». Sont évoqués : a) le
caractère particulier de la disciplinarisation de la didactique, qui s’est construite en
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référence à un champ professionnel et social préexistant, à savoir les métiers de
l’enseignement, et se différencie ainsi d’autres disciplines organisées plutôt selon une
logique de développement interne, orientée par des questions de savoirs ; b) les
éléments de théorisation partagés, comme les débats théoriques autour de la
transposition didactique ou ceux liés à l’observation et à l’analyse des classes dites
ordinaires, courant de recherches initié par la didactique comparée et pourvoyeur
d’outils théoriques reconfigurés ensuite dans les recherches des didactiques
disciplinaires.
2 Le programme de promouvoir la construction du champ de « la didactique » se
concrétise dans l’ouvrage à l’aide de 12 contributions. Les deux premières s’intéressent
au développement de l’idée didactique dans l’Europe continentale, l’une illustre les
spécificités de la didactique disciplinaire en Allemagne, l’autre les recherches en
didactique et le comparatisme en France.
3 Les 10 contributions qui suivent émanent toutes des équipes des didactiques
disciplinaires et comparée de l’université de Genève et de leurs collaborateurs, en
Europe et en Amérique du Sud. Les textes se répartissent selon deux axes : les cinq
premiers sont centrés sur l’ancrage social et historique des contenus disciplinaires ; les
autres portent sur les concepts et les méthodes en didactique(s).
4 Dans les textes du premier axe, les contenus disciplinaires sont interrogés du point de
vue des savoirs de référence et de la demande sociale. Le premier texte porte sur la
corporéité dans les didactiques des arts (danse, théâtre, musique, arts visuels) et sur la
construction sociale et culturelle de la corporéité à l’école. Le deuxième, adoptant un
point de vue institutionnel, illustre la difficulté de décrire la discipline scolaire
« éducation physique » à l’école primaire et s’intéresse, entre autres, à l’articulation de
l’action didactique respective du maitre spécialiste de la discipline, qui intervient en
classe une fois toutes les deux semaines, et du maitre généraliste. Les deux textes
suivants, consacrés l’un à la didactique de la géographie, l’autre à celle de l’histoire,
mettent l’accent sur la spécificité des savoirs de référence et sur le dialogue complexe
entre les deux disciplines et le monde social. Pour réagir à la doxa qui « tyrannise
l’histoire scolaire », une « grammaire du questionnement scolaire de l’histoire » est
proposée. Le dernier texte du premier axe illustre les pratiques d’interprétation des
œuvres littéraires au collège genevois (équivalent du lycée) et leurs implications.
5 Les textes du second axe mettent à l’épreuve les concepts et les méthodes des
didactiques. Le premier s’intéresse à l’École de culture générale (enseignement
secondaire post-obligatoire genevois) et s’interroge sur l’impact de l’introduction dans
le curriculum de l’argumentation en français et en physique. Le second texte porte sur
les objets d’enseignement en français et sur les méthodes pour les appréhender en
contexte de classe d’une part, de formation d’enseignants d’autre part. Le suivant
s’intéresse aux tâches, aux exercices et aux problèmes dans trois disciplines (langue
étrangère, mathématiques et sciences), avec l’objectif de cerner la culture disciplinaire
de chacune d’entre elles. L’avant-dernier texte aborde la fonction didactique de la
justification en lecture/compréhension et en sciences de la nature. Cette étude s’inscrit
dans le programme pluridisciplinaire en didactique du Réseau Maison des petits, à
Genève. Enfin, le dernier texte porte sur la diversité des approches en didactique des
mathématiques dans l’enseignement primaire en Suisse romande.
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AUTEURS
SANDRA CANELAS-TREVISI
Université Grenoble Alpes, LIDILEM et GRAFE
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Semen, no 36, « Les nouveauxdiscours publicitaires »novembre 2013
Carole Calistri
RÉFÉRENCE
Semen, no 36, « Les nouveaux discours publicitaires », novembre 2013
1 Neuf contributions (France, Suisse, Italie, Chili) coordonnées par M. Bonhomme font le
point sur les modalités d’inscription de la publicité. On pourrait parcourir les articles
proposés avec le prisme du masquage/dévoilement ou de l’effacement/déplacement
des trois « objets » de la publicité : produit, consommateur, annonceur. M. Bonhomme
analyse la plasticité du discours publicitaire (d.p.) s’adaptant à son environnement
technique et social, pointant la perspective interactive affichée des nouveaux messages
publicitaires. J.-C. Soulages cible, lui, les imaginaires (« images de la réalité, mais en
tant que cette image interprète la réalité, la fait entrer dans un univers de
signification », Charaudeau, 2005, p. 158) et ce qu’ils disent d’un produit devenu un
bienfait, d’un consommateur mué en spectateur, que flatte la connivence distillée par
les scenarii carnavalesques, mais que la publicité affirme doté d’un libre-arbitre.
2 K. Berthelot, C. de Montety et V. Patrin-Leclère lisent les métamorphoses du d.p. à
travers les concepts de publicitarisation, publicitarité, dépublicitarisation et
hyperpublicitarisation, qui offrent la possibilité de décrire avec un grain très fin les
mouvements qui font sortir la publicité des cadres où elle se tenait et lui permettent
d’envahir l’espace médiatique. Elles montrent le paradoxe de l’efficacité, qu’il s’agisse
de phénomènes visant à dissimuler l’intention publicitaire ou, au contraire, à
l’expanser.
3 L. Guellec explore le territoire du branded content dont le discours se caractérise par le
ciblage sur la marque et non plus sur le produit et se développe dans des espaces plus
larges que celui des media publicitaires traditionnels. Elle met en valeur la recherche
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esthétique qui s’y trouve en évoquant un « dispositif de fiction capable de tenir le
public en haleine » et signale la confrontation qui se réalise alors entre brand content et
publicité déguisée, « discours ouvert » et « discours couvert » (Bô & Guével, 2009).
Devenue l’objet du d.p., la marque produit, par le biais de dispositifs interactifs, des
promesses d’être (un pilote, un artiste…) davantage que d’avoir(s), fait du client un
consom’acteur comme le nomment C. Duteil-Mougel et D. Tsala-Effa qui examinent
quelle sorte de conversation se développe entre marques et consommateur. Le
dispositif est manipulatoire, avec des exemples sur les murs Facebook de Coca-Cola ou
Danette où, s’il n’est pas directement question de vanter un produit, l’objectif n’en
demeure pas moins de créer une addiction grâce aux participations interactives (jeux,
« like » de Facebook). C’est efficace pour évaluer la notoriété, mais l’impossibilité de
répondre à chaque post diminue les bénéfices attendus.
4 S. Equoy-Hutin se penche sur la « buzzabilité » du d.p. avec l’exemple d’une
photographie d’enfants en T-shirts sur une plage pour La Redoute, dont le second plan
montre un homme nu sortant de l’eau. L’article analyse le corpus mouvant de ce buzz,
traquant la dépublicitarisation qui permet, en convoquant l’activité journalistique, de
diluer les « ruptures sémiotiques » entre publicité et journalisme et de faire croire à un
« paraître dialogique » (Adam & Bonhomme, 2005, p. 37) avec les internautes.
5 O. Aïm s’intéresse au marketing viral, panoptique foucaldien. Son analyse envisage un
modèle apostolique (« postal », disséminatoire) et un modèle érotique (en référence à
Socrate et à l’idéal habermassien du dialogue). Il indique que ce marketing « entérine
l’idée que chacun est apte à se faire l’apôtre de la marque » et convertit la menace de
contamination en idéal de la contagion. Intégration ou ségrégation dans la publicité
ethnique (le spot Zakia Halal) est la question posée par L. Santone. Est-ce simplement
un autre territoire que la publicité conquiert ? une prise en compte du métissage ?
6 Un article consacré aux campagnes gouvernementales de lutte contre les violences
faites aux femmes clôt le dossier. M. Hernandez Orellana et S. Kunert comparant France
et Chili posent la question de la pertinence du format publicitaire nécessairement
stéréotypique en raison du caractère ramassé du message.
7 La publicité déborde son espace initial pour devenir « supplétif du politique »
(Soulages) et la politique emprunte les formats de la publicité. Le mouvement actuel
déplace les repères : la marque à la place du produit et le consommateur à la place de
l’annonceur.
8 C’est un numéro d’utilité publique dont on peut espérer qu’il soit l’appui de
nombreuses initiatives didactiques pour donner aux citoyens le moyen de repérer
l’artifice et de résister à la manipulation qui, pour être de mieux en mieux dissimulée,
n’en est, bien sûr, que plus dangereuse.
9 Dans les Varia, H. Vassiliadou montre « c’est-à-dire » comme embrayeur d’énonciation,
prévenant une fausse inférence que l’interlocuteur serait tenté de faire mais
fonctionnant aussi comme marque phatique ou de réfutation. Ceci pourra intéresser les
études sur le facework goffmanien.
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AUTEUR
CAROLE CALISTRI
ESPE de Nice
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Semen, no 37, « Approchesdiscursives des récits de soi »coordonné par Sandra Nossik, avril 2014
Claudine Moïse
RÉFÉRENCE
Semen, no 37, « Approches discursives des récits de soi », coordonné par Sandra Nossik,
avril 2014
1 À la lecture de ce numéro de Semen, les locutions ont carambolé dans ma tête et déroulé
le fil de leurs usages disciplinaires. J’ai pensé aux « histoires de vie » (Leahey & Helle,
2003), aux « récits de vie » (Oraofiamma, 2008) que l’ethnologie, la sociologie et les
sciences de l’éducation, dans les traces de l’école de Chicago et selon une tradition
méthodologique biographique (entre autres, Peneff, 1990), ont constitué comme
matière à analyse depuis les années 1970, et que notre discipline, les sciences du
langage, a tenté vaille que vaille de se réapproprier. Ces pans d’histoires racontées,
saisis lors d’entretiens, qu’on appelle aussi « récits d’expérience », « fragments
biographiques », « récits personnels », ne sont généralement pas analysés pour eux-
mêmes, à travers structuration du récit, analyses linguistiques et textuelles, mais
servent des objectifs de recherche, le plus souvent, sociolinguistiques. Ils permettent de
saisir, à travers les biographies — langagières (Thamin & Simon, 2009) ou pas — et les
pratiques plurilingues décrites, les complexités identitaires et les parcours de mobilité.
Mais, d’une façon comme d’une autre et comme le montre l’ensemble des articles de ce
numéro, ces narrations d’expériences sont des reconfigurations subjectives du passé
pour faire sens, se faire sens dans une cohérence de vie dynamique et en changement,
au présent et pour un à-venir, entre « conformisme et émancipation », comme le
signale Sandra Nossik en introduction du volume.
2 Dans une perspective sociolinguistique et discursive, la dimension hétéro-réflexive, ou
pour le dire autrement, la construction de soi en interaction, est centrale dans les
analyses. Et de soi à l’autre, le récit de vie devient « récit de soi ». L’expression de soi ne
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se cherche plus alors seulement dans de longs récits d’entretien mais dans des
moments d’interaction à analyser pour eux-mêmes. Ils sont à considérer selon d’autres
traditions, pour le coup, linguistiques, celles du récit oral (Labov, 1976 ; Brès, 1994), de
la narration, voire de l’argumentation (Amossy, 2010), dont les études portent sur des
organisations séquentielles et des marques interactionnelles et stylistiques
particulières à décrypter. C’est dans cette optique discursive que se situe le numéro de
Semen, en saisissant des fragments de vie singuliers et donc des expressions de soi à
révéler par l’analyse linguistique. Un article de Elinor Ochs, en ouverture, déconstruit
« les récits d’expérience personnelle » pour en montrer « l’organisation textuelle
interne » à travers « dix leçons » (ordre temporel et causal, évènements perçus comme
inattendus, ancrage du passé à l’avenir, logique narrative, pratique narrative logique
ou en questionnement par exemple) qui vont permettre au sujet de se donner à voir à
l’autre et à lui-même dans des modulations discursives. Par la suite, tous les articles
reposent sur des analyses d’interactions situées, et abordent des fragments de vie
singuliers, et parfois surprenants : discours de onze chefs cuisiniers autour du rôle de
l’imagination chez Françoise Dufour, bribes de narrativité dans les consultations
médicales chez Françoise Revaz, entretiens d’accompagnement au retour à l’emploi
chez Marc Glady, récits des origines dans les documentaires musicaux chez Charles
Bonnot. Les évocations de soi en maïeutique interactionnelle, avec le chercheur, le
médecin ou l’enquêteur qui « font raconter », qui « re-signifient » les expériences par
des « offres de sens », sont saisies à travers des structurations en tension (Françoise
Dufour), des narrations en suspens (Françoise Revaz), des marqueurs de dégagement
(Marc Glady), des métarécits structurants (Charles Bonnot). Ces différents textes
montrent avec beaucoup d’élégance et de pertinence, comment, au-delà de longs récits
de vie, nos histoires peuvent s’élaborer dans des marques et des balisages linguistiques
qui nous disent à nous-mêmes avec l’autre.
3 Trois articles, dans une partie « réflexivités », donnent à comprendre, à travers les
mises en discours autobiographiques (de Luca Greco par lui-même, de Jacques
Guilhaumou par Sandra Nossik, et de Michel Foucault… par Jacques Guilhaumou), que
les histoires de nos vies peuvent expliquer des choix de recherche, de l’homosexualité à
l’interactionnisme, d’un mai 68 vécu à la formation discursive en histoire, de
l’élaboration de soi complexe à l’archéologie du savoir. Ils permettent de voir à quel
point travail de recherche et connaissance de soi s’alimentent dans une quête
fructueuse et jubilatoire.
AUTEUR
CLAUDINE MOÏSE
Université Grenoble Alpes
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