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Vendredi ou les limbes du Pacifique

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Michel Tournier

Vendredi ou leslimbes duPacifique

1967

Édition revue et

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augmentée

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Avec la rigueur d’un fil à plomb,le fanal suspendu au plafond de lacabine mesurait par ses oscillationsl’ampleur de la gîte que prenait laVirginie sous une houle de plus enplus creuse. Le capitaine Pieter VanDeyssel se pencha par-dessus sonventre pour poser le jeu de tarotdevant Robinson.

— Coupez et retournez lapremière carte, lui dit-il.

Puis il se laissa retomber dansson fauteuil et tira une bouffée desa pipe de porcelaine.

— C’est le démiurge, commenta-t-il. L’un des trois arcanes majeurs

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fondamentaux. Il figure un bateleurdebout devant un établi couvertd’objets hétéroclites. Cela signifiequ’il y a en vous un organisateur. Illutte contre un univers en désordrequ’il s’efforce de maîtriser avec desmoyens de fortune. Il semble yparvenir, mais n’oublions pas quece démiurge est aussi bateleur : sonœuvre est illusion, son ordre estillusoire. Malheureusement ill’ignore. Le scepticisme n’est passon fort.

Un choc sourd secoua le navire,tandis que le fanal accusait unangle de quarante-cinq degrés avecle plafond. Une soudaine auloffée

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avait amené la Virginie presque entravers du vent, et une lame venaitde crouler sur le pont avec un bruitde canonnade. Robinson retournaune deuxième carte. On y voyait,souillé de taches de graisse, unpersonnage portant couronne etsceptre debout sur un char tiré pardeux coursiers.

— Mars, prononça le capitaine.Le petit démiurge a remporté unevictoire apparente sur la nature. Ila triomphé par la force et imposeautour de lui un ordre qui est à sonimage.

Tassé sur son siège, comme unbouddha, Van Deyssel enveloppa

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Robinson d’un regard pétillant demalice.

— Un ordre à votre image,répéta-t-il d’un air pensif. Rien detel pour percer l’âme d’un hommeque de l’imaginer revêtu d’unpouvoir absolu grâce auquel il peutimposer sa volonté sans obstacle.Robinson-Roi… Vous avez vingt-deux ans. Vous avez abandonné…euh… laissé à York une jeuneépouse et deux enfants pour tenterfortune dans le Nouveau Monde àl’exemple de beaucoup de voscompatriotes. Plus tard les vôtresvous rejoindront. Enfin, si Dieu leveut… Vos cheveux ras, votre barbe

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rousse et carrée, votre regard clair,très droit, mais avec je ne sais quoide fixe et de limité, votre mise dontl’austérité avoisine l’affectation,tout cela vous classe dansl’heureuse catégorie de ceux quin’ont jamais douté de rien. Vousêtes pieux, avare et pur. Le royaumedont vous seriez le souverainressemblerait à nos grandesarmoires domestiques ou lesfemmes de chez nous rangent despiles de draps et de nappesimmaculées et parfumées par dessachets de lavande. Ne vous fâchezpas. Ne rougissez pas. Ce que jevous dis ne serait mortifiant que si

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vous aviez vingt ans de plus. Envérité, vous avez tout à apprendre.Ne rougissez plus et choisissez unecarte… Tiens, que vous disais-je ?Vous me donnez l’Hermite . LeGuerrier a pris conscience de sasolitude. Il s’est retiré au fond d’unegrotte pour y retrouver sa sourceoriginelle. Mais en s’enfonçant ainsiau sein de la terre, enaccomplissant ce voyage au fond delui-même, il est devenu un autrehomme. S’il sort jamais de cetteretraite, il s’apercevra que son âmemonolithique a subi d’intimesfissures. Retournez, s’il vous plaît,une autre carte.

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Robinson hésita. Ce gros silènenéerlandais, tapi dans sonmatérialisme jouisseur, avaitdécidément des mots d’uneinquiétante résonance. Depuis qu’ilavait embarqué à Lima sur laVirginie, Robinson avait réussi àéviter tout tête-à-tête avec ce diabled’homme, ayant été bientôt choquépar son intelligence dissolvante etl’épicurisme cynique qu’il étalait. Ilavait fallu cette tempête pour qu’ilse trouve en quelque sorteprisonnier dans sa cabine – le seulendroit du navire offrant un restede confort en pareille occurrence.Le Hollandais paraissait bien

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décidé à profiter pleinement de cetteoccasion de se gausser de son naïfpassager. Robinson ayant refusé deboire, le tarot avait surgi du tiroirde la table, et Van Deyssel donnaitlibre cours à sa verve divinatrice –cependant que le vacarme de latempête retentissait aux oreilles deRobinson comme celui d’un sabbatde sorcières accompagnant le jeumaléfique auquel il était mêlémalgré lui.

— Voilà qui va faire sortirl’Hermite de son trou ! Vénus enpersonne émerge des eaux et fait sespremiers pas dans vos plates-bandes. Une autre carte, s’il vous

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plaît ; merci. Arcane sixième : leSagittaire. Vénus transformée enange ailé envoie des flèches vers lesoleil. Une carte encore. La voici.Malheur ! Vous venez de retournerl’arcane vingt et unième, celui duChaos ! La bête de la Terre est enlutte avec un monstre de flammes.L’homme que vous voyez, pris entredes forces opposées, est un foureconnaissable à sa marotte. On ledeviendrait à moins. Passez-moiencore une carte. Très bien. Il fallaits’y attendre, c’est Saturne, del’arcane douzième, figurant unpendu. Mais, voyez-vous, ce qu’il ya de plus significatif dans ce

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personnage, c’est qu’il est pendu parles pieds. Vous voilà donc la tête enbas, mon pauvre Crusoé !Dépêchez-vous de me donner lacarte suivante. La voici. Arcanequinzième : les Gémeaux. Je medemandais quel allait être le nouvelavatar de notre Vénusmétamorphosée en tireur à l’arc.Elle est devenue votre frère jumeau.Les Gémeaux sont figurés attachéspar le cou aux pieds de l’Angebisexué. Retenez bien cela !

Robinson était distrait. Pourtantles gémissements de la coque sousl’assaut des lames ne l’inquiétaientpas outre mesure. Pas plus que les

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évolutions d’une poignée d’étoilesqui dansaient dans le champ duhublot situé au-dessus de la tête ducapitaine. La Virginie – si médiocrevoilière par beau temps – était unbâtiment à toute épreuve lorsquesurvenait un coup dur. Avec samâture basse et sans hardiesse, sapanse courte et rebondie quijaugeait ses deux cent cinquantetonneaux, elle tenait davantage dela marmite ou du baquet que ducoursier des mers, et sa lenteurétait un sujet de gaieté dans tous lesports du monde où elle avaitrelâché. Mais ses hommespouvaient dormir sur leurs deux

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oreilles au plus noir d’un ouraganpour peu que la côte la plus prochene constitue pas une menace. À celas’ajoutait le naturel de soncommandant qui n’était pashomme à lutter contre vents etmarées et à prendre des risquespour ne pas dévier de sa route.

À la fin de l’après-midi de ce 29septembre 1759, alors que laVirginie devait se trouver au niveaudu 32e parallèle de latitude sud, lebaromètre avait accusé une chuteverticale tandis que des feux Saint-Elme s’allumaient en aigretteslumineuses à l’extrémité des mâts etdes vergues, annonçant un orage

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d’une rare violence. L’horizonméridional vers lequel la galioteroulait paresseusement était si noirque lorsque les premières gouttess’écrasèrent sur le pont, Robinsonfut étonné qu’elles fussentincolores. Une nuit de soufre serefermait sur le navire, quand seleva en tempête une brise de nord-ouest au demeurant inégale etvariable qui devait osciller entrecinq ou six rhumbs de compas. Lapaisible Virginie luttait bravementde tous ses faibles moyens contreune houle longue et creuse qui luimettait le nez dans la plume àchaque battement, mais elle traçait

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sa route avec une obstination fidèlequi fit venir une larmed’attendrissement à l’œilgoguenard de Van Deyssel.Pourtant, lorsque deux heures plustard une détonation déchirante leprécipita sur le pont pour voir samisaine, éclatée comme un ballon,ne plus offrir au vent qu’une frangede toile déchiquetée, il jugea quel’honneur était bien assez saufcomme cela et qu’il ne serait passage de s’obstiner. Il fit mettre à lacape et ordonna au timonier delaisser arriver. Dès lors, on eût ditque la tempête savait gré de sonobéissance à la Virginie. Elle filait

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sans heurts sur une merbouillonnante dont la fureurparaissait s’être soudaindésintéressée d’elle. Ayant faitfermer soigneusement les écoutilles,Van Deyssel consigna l’équipagedans l’entrepont – à l’exceptiond’un homme et de Tenn, le chien dubord, qui resteraient de quart. Puisil se calfeutra lui-même dans sacabine, entouré de toutes lesconsolations de la philosophiehollandaise, fiasque de genièvre,fromage au cumin, galettes depumpernickel, théière lourdecomme un pavé, tabac et pipe. Dixjours auparavant, une ligne verte à

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l’horizon bâbord avait avertil’équipage qu’ayant franchi letropique du Capricorne il doublaitles îles Desventurados. Faisantroute vers le sud, le navire auraitdû dès le lendemain entrer dans leseaux des îles Fernández, mais latempête le chassait vers l’est, endirection de la côte chilienne dont ilétait encore séparé par centsoixante-dix milles de mer, sansune île ni un récif, à en juger par lacarte. Il n’y avait donc aucuneinquiétude à avoir.

Un moment couverte par letumulte, la voix du capitaine s’élevaà nouveau :

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— Nous retrouvons le couple desGémeaux sur le dix-neuvièmearcane majeure, l’arcane du Lion.Deux enfants se tiennent par lamain devant un mur qui symbolisela Cité solaire. Le dieu-soleil occupetout le haut de cette lame qui lui estdédiée. Dans la Cité solaire –suspendue entre le temps etl’éternité, entre la vie et la mort –les habitants sont revêtusd’innocence enfantine, ayant accédéà la sexualité solaire qui, plusencore qu’androgynique, estcirculaire. Un serpent se mordant laqueue est la figure de cette érotiqueclose sur elle-même, sans perte ni

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bavure. C’est le zénith de laperfection humaine, infinimentdifficile à conquérir, plus difficileencore à garder. Il semble que voussoyez appelé à vous élever jusque-là. Du moins le tarot égyptien le dit-il. Mes respects, jeune homme ! – Etle capitaine se soulevant sur sescoussins s’inclina devant Robinsonen un geste où l’ironie se mêlait ausérieux – Mais donnez-moi encoreune carte, je vous prie. Merci. Ah !le Capricorne ! C’est la porte desortie des âmes, autant dire lamort. Ce squelette qui fauche uneprairie jonchée de mains, de piedset de têtes dit assez le sens funeste

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qui s’attache à cette lame. Précipitédu haut de la Cité solaire, vous êtesen grand danger de mort. J’ai hâteet j’ai peur de connaître la carte quiva vous échoir maintenant. Si c’estun signe faible, votre histoire estfinie…

Robinson tendit l’oreille.N’avait-il pas entendu une voixhumaine et les aboiements d’unchien se mêler au grand orchestrede la mer et du vent déchaînés ?C’était bien difficile de l’affirmer, etpeut-être était-il excessivementpréoccupé par la pensée de cematelot attaché là-haut sous l’abriprécaire d’un cagnard au milieu de

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cet enfer inhumain. L’homme étaitsi bien capelé au cabestan qu’il nepouvait se libérer lui-même pourdonner l’alerte. Mais entendrait-onses appels ? Et n’avait-il pasjustement crié tout à l’heure ?

— Jupiter ! s’exclama lecapitaine. Robinson, vous êtessauvé, mais, que diable, vousrevenez de loin ! Vous couliez à pic,et le dieu du ciel vous vient en aideavec une admirable opportunité. Ils’incarne dans un enfant d’or, issudes entrailles de la terre – commeune pépite arrachée à la mine –, quivous rend les clés de la Cité solaire.

Jupiter ? N’était-ce pas ce mot

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précisément qui perçait à traversles hurlements de la tempête ?Jupiter ? Mais non ! Terre !

L’homme de quart avait crié :Terre ! Et, en effet, que pouvait-ilavoir de plus urgent à signaler àbord de ce vaisseau sans maître,sinon l’approche d’une côteinconnue avec ses sables ou sesrécifs ?

— Tout cela peut bien vousparaître un inintelligiblegalimatias, commentait VanDeyssel. Mais telle est justement lasagesse du Tarot qu’il ne nouséclaire jamais sur notre avenir entermes clairs. Imaginez-vous les

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désordres qu’engendrerait uneprévision lucide de l’avenir ? Non,tout au plus nous permet-il depressentir notre avenir. Le petitdiscours que je vous ai tenu est enquelque sorte chiffré, et la grille setrouve être votre avenir lui-même.Chaque événement futur de votrevie vous révélera en se produisantla vérité de telle ou telle de mesprédictions. Cette sorte de prophétien’est point aussi illusoire qu’il peutparaître tout d’abord.

Le capitaine téta en silence le becrecourbé de sa longue pipealsacienne. Elle était éteinte. Ilsortit de sa poche un canif dont il

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fit basculer le poinçon et entreprit àl’aide de cet instrument de vider lefourneau de porcelaine dans uncoquillage posé sur la table.Robinson n’entendait plus riend’insolite au milieu de la clameursauvage des éléments. Le capitaineavait ouvert son barillet à tabac entirant sur la languette de cuir dudisque de bois qui le bouchait. Avecde tendres précautions, il fit glissersa grande pipe si fragile àl’intérieur d’une cheminéeaménagée dans le matelas de tabacqui remplissait le barillet.

— Ainsi, expliqua-t-il, elle est àl’abri des chocs et elle s’imprègne de

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l’odeur mielleuse de monAmsterdamer.

Puis, soudain immobile, ilregarda Robinson d’un air sévère.

— Crusoé, lui dit-il, écoutez-moibien : gardez-vous de la pureté.C’est le vitriol de l’âme.

C’est alors que le fanal,décrivant un brutal quart de cercleau bout de sa chaîne, alla s’écraserau plafond de la cabine, tandis quele capitaine plongeait tête lapremière par-dessus la table. Dansl’obscurité pleine de craquementsqui l’entourait, Robinson tâtonnaitvers la poignée de la porte. Il ne

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trouva rien, et un courant d’airviolent lui apprit qu’il n’y avait plusde porte et qu’il était déjà dans lacoursive. Tout son corps souffraitd’angoisse de sentir sous ses piedsla terrifiante immobilité qui avaitsuccédé aux mouvements profondsdu navire. Sur le pont vaguementéclairé par la lumière tragique de lapleine lune, il distingua un groupede matelots qui affalaient uneembarcation sur ses bossoirs. Il sedirigeait vers eux quand le plancherse déroba sous lui. On eût dit quemille béliers venaient de heurter àtoute volée le flanc bâbord de lagaliote. Aussitôt après, une

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muraille d’eau noire croulait sur lepont et le balayait de bout en bout,emportant tout avec elle, corps etbiens.

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CHAPITRE PREMIER

Une vague déferla, courut sur lagrève humide et lécha les pieds deRobinson qui gisait face contresable. À demi inconscient encore, ilse ramassa sur lui-même et rampade quelques mètres vers la plage.Puis il se laissa rouler sur le dos.Des mouettes noires et blanchestournoyaient en gémissant dans leciel céruléen où une trameblanchâtre qui s’effilochait vers lelevant était tout ce qui restait de la

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tempête de la veille. Robinson fit uneffort pour s’asseoir et éprouvaaussitôt une douleur fulgurante àl’épaule gauche. La grève étaitjonchée de poissons éventrés, decrustacés fracturés et de touffes devarech brunâtre, tel qu’il n’en existequ’à une certaine profondeur. Aunord et à l’est, l’horizon s’ouvraitlibrement vers le large, mais àl’ouest il était barré par une falaiserocheuse qui s’avançait dans la meret semblait s’y prolonger par unechaîne de récifs. C’était là, à deuxencablures environ, que se dressaitau milieu des brisants la silhouettetragique et ridicule de la Virginie

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dont les mâts mutilés et leshaubans flottant dans le ventclamaient silencieusement ladétresse.

Lorsque la tempête s’était levée,la galiote du capitaine Van Deysseldevait se trouver – non pas au nord,comme il l’avait cru – mais au nord-est de l’archipel Juan Fernández.Dès lors, le navire, fuyant sous levent, avait dû être chassé sur lesatterrages de l’île Mas a Tierra, aulieu de dériver librement dans levide marin de cent soixante-dixmilles qui s’étend entre cette île etla côte chilienne. Telle était dumoins l’hypothèse la moins

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défavorable à Robinson, puisqueMas a Tierra, décrite par WilliamDampier, nourrissait unepopulation d’origine espagnole,assez clairsemée, il est vrai, sur sesquatre-vingt-quinze kilomètrescarrés de forêts tropicales et deprairies. Mais il était égalementpossible que le capitaine n’eûtcommis aucune erreur d’estime etque la Virginie se soit brisée sur unîlot inconnu, situé quelque partentre Juan Fernández et lecontinent américain. Quoi qu’il ensoit, il convenait de se mettre à larecherche des éventuels rescapés dunaufrage et des habitants de cette

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terre, si du moins elle était habitée.

Robinson se leva et fit quelquespas. Il n’avait rien de brisé, maisune énorme ecchymose lui broyaitl’épaule gauche. Comme il redoutaitles rayons du soleil déjà haut dansle ciel, il se coiffa d’une fougèreroulée en cornet, plante quifoisonnait à la limite de la plage etde la forêt. Puis il ramassa unebranche pour s’en servir de canne,et il s’enfonça dans le taillisd’épineux qui couvrait le pied despromontoires volcaniques dusommet desquels il espérait pouvoirs’orienter.

Peu à peu la forêt s’épaissit. Aux

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épineux succédèrent des lauriersodoriférants, des cèdres rouges, despins. Les troncs des arbres morts etpourrissants formaient un telamoncellement que Robinsontantôt rampait dans des tunnelsvégétaux, tantôt marchait àplusieurs mètres du sol, comme surdes passerelles naturelles.L’enchevêtrement des lianes et desrameaux l’entourait comme d’unfilet gigantesque. Dans le silenceécrasant de la forêt, le bruit qu’ilfaisait en progressant éclatait avecdes échos effrayants. Nonseulement il n’y avait pas lamoindre trace humaine, mais les

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animaux eux-mêmes semblaientabsents de ces cathédrales deverdure qui se succédaient devantses pas. Aussi songea-t-il à unesouche à peine plus bizarre qued’autres lorsqu’il distingua, à unecentaine de pas, une silhouetteimmobile qui ressemblait à celled’un mouton ou d’un groschevreuil. Mais peu à peu l’objet setransforma dans la pénombre verteen une sorte de bouc sauvage, aupoil très long. La tête haute, lesoreilles dardées en avant, il leregardait approcher, figé dans uneimmobilité minérale. Robinson eutun frisson de peur superstitieuse en

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songeant qu’il allait falloir côtoyercette bête insolite, à moins de fairedemi-tour. Lâchant sa canne troplégère, il ramassa une souche noireet noueuse, assez lourde pour briserl’élan du bouc s’il venait à charger.

Il s’arrêta à deux pas de l’animal.Dans la masse du poil, un grand œilvert fixait sur lui une pupille ovaleet sombre. Robinson se rappela quela plupart des quadrupèdes, par laposition de leurs yeux, ne peuventfixer un objet que de façon enquelque sorte borgne, et qu’untaureau qui charge ne voit rien del’adversaire sur lequel il fonce. Dela grosse statue de poil qui obstruait

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le sentier sortit un ricanement deventriloque. Sa peur s’ajoutant àson extrême fatigue, une colèresoudaine envahit Robinson. Il levason gourdin et l’abattit de toutes sesforces entre les cornes du bouc. Il yeut un craquement sourd, la bêtetomba sur les genoux, puis basculasur le flanc. C’était le premier êtrevivant que Robinson avaitrencontré sur l’île. Il l’avait tué.

Après plusieurs heuresd’escalade, il parvint au pied d’unmassif rocheux à la base duquels’ouvrait la gueule noire d’unegrotte. Il s’y engagea et constataqu’elle était de vastes dimensions,

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et si profonde qu’il ne pouvaitsonger à l’explorer sur-le-champ. Ilressortit et entreprit de se hisser ausommet du chaos qui semblait êtrele point culminant de cette terre. Delà en effet, il put embrasser toutl’horizon circulaire du regard : lamer était partout. Il se trouvaitdonc sur un îlot beaucoup plus petitque Mas a Tierra et dépourvu detoute trace d’habitation. Ilcomprenait maintenant l’étrangecomportement du bouc qu’il venaitd’assommer : cet animal n’avaitjamais vu d’être humain, c’était lacuriosité qui l’avait cloué sur place.Robinson était trop épuisé pour

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mesurer toute l’étendue de sonmalheur… « Puisque ce n’est pasMas a Tierra, dit-il simplement,c’est l’île de la Désolation »,résumant sa situation par cebaptême impromptu. Mais le jourdéclinait. La faim creusait en lui unvide nauséeux. Le désespoirsuppose un minimum de répit. Enerrant sur le sommet de lamontagne, il découvrit une espèced’ananas sauvage, plus petit etmoins sucré que ceux de Californie,qu’il découpa en cubes avec soncouteau de poche et dont il dîna.Puis il se glissa sous un blocrocheux et il sombra dans un

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sommeil sans rêves.

*

Un cèdre gigantesque qui prenaitracine aux abords de la grottes’élevait, bien au-dessus du chaosrocheux, comme le génie tutélairede l’île. Lorsque Robinson s’éveilla,une faible brise nord-ouest animaitses branches de gestes apaisants.Cette présence végétale leréconforta et lui aurait faitpressentir ce que l’île pouvait pourlui, si toute son attention n’avait étérequise et aspirée par la mer.

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Puisque cette terre n’était pas l’îleMas a Tierra, il devait s’agir d’unîlot que les cartes ne mentionnaientpas, situé quelque part entre lagrande île et la côte chilienne. Àl’ouest l’archipel Juan Fernández, àl’est le continent sud-américain setrouvaient à des distancesimpossibles à déterminer, maisexcédant à coup sûr les possibilitésd’un homme seul sur un radeau ouune pirogue de fortune. En outre,l’îlot devait se trouver hors de laroute régulière des navires,puisqu’il était totalement inconnu.

Cependant que Robinson sefaisait ce triste raisonnement, il

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examinait la configuration de l’île.Toute sa partie occidentaleparaissait couverte par l’épaissetoison de la forêt tropicale et seterminer par une falaise rocheuseabrupte sur la mer. Vers le levant,au contraire, on voyait ondoyer uneprairie très irriguée qui dégénéraiten marécages aux abords d’une côtebasse et laguneuse. Seul le nord del’îlot paraissait abordable. Il étaitformé d’une vaste baiesablonneuse, encadrée au nord-estpar des dunes blondes, au nord-ouest par les récifs où l’ondistinguait la coque de la Virginie,empalée sur un gros ventre.

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Lorsque Robinson commença àredescendre vers le rivage d’où ilétait parti la veille, il avait subi unpremier changement. Il était plusgrave – c’est-à-dire plus lourd, plustriste – d’avoir pleinement reconnuet mesuré cette solitude qui allaitêtre son destin pour longtempspeut-être.

Il avait oublié le bouc assomméquand il le découvrit au milieu de lapiste qu’il avait suivie la veille. Il futheureux de retrouver sous sa main,presque par hasard, la souche qu’ilavait laissée tomber quelques pasplus loin, car une demi-douzaine devautours, la tête dans les épaules, le

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regardaient approcher de leurspetits yeux roses. Le bouc gisaitéventré sur les pierres, et le gésierécarlate et dénudé qui saillait enavant du plumage des charognardsdisait assez que le festin avaitcommencé.

Robinson s’avança en faisanttournoyer sa lourde trique. Lesoiseaux se dispersèrent en courantpesamment sur leurs pattes torseset parvinrent à décollerlaborieusement un par un. L’undeux tourna dans l’air et, revenanten arrière, largua au passage unefiente verte qui s’écrasa sur untronc près de Robinson. Pourtant

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les oiseaux avaient fort proprementtravaillé. Seules les entrailles, lesviscères et les génitoires du boucavaient disparu, et il était probableque le reste n’aurait été comestiblepour eux qu’après de longs jours decuisson au soleil. Robinson chargeala dépouille sur ses épaules etcontinua son chemin.

*

Revenu sur la grève, il découpaun quartier et le fit rôtir suspendu àtrois bâtons noués en faisceau au-dessus d’un feu d’eucalyptus. La

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flamme pétillante le réconfortadavantage que la viande musquée etcoriace qu’il mâchait en fixantl’horizon. Il décida d’entretenir cefoyer en permanence, autant pourse réchauffer le cœur que pourménager le briquet à silex qu’il avaitretrouvé dans sa poche et pour sesignaler à d’éventuels sauveteurs.Au demeurant, rien ne pouvaitattirer davantage l’équipage d’unnavire passant au large de l’île quel’épave de la Virginie, toujours enéquilibre sur son roc, évidente etnavrante, avec des filins quipendaient de ses mâts brisés, maispropre à exciter la convoitise de

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n’importe quel bourlingueur dumonde. Robinson pensait auxarmes et aux provisions de toutesorte que contenaient ses flancs etqu’il devrait bien sauver avantqu’une nouvelle tempête ne balayâtdéfinitivement l’épave. Si sonséjour dans l’île devait se prolonger,sa survie dépendrait de cet héritageà lui légué par ses compagnons dontil ne pouvait plus douter à présentqu’ils fussent tous morts. Lasagesse aurait été de procéder sansplus tarder aux opérations dedébarquement qui présenteraientd’immenses difficultés pour unhomme seul. Pourtant il n’en fit

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rien, se donnant comme raison quevider la Virginie, c’était la rendreplus vulnérable à un coup de vent etcompromettre sa meilleure chancede sauvetage. En vérité il éprouvaitune insurmontable répugnancepour tout ce qui pouvait ressemblerà des travaux d’installation dansl’île. Non seulement il persistait àcroire que son séjour ici ne pourraitêtre de longue durée, mais par unecrainte superstitieuse, il luisemblait qu’en faisant quoi que cefût pour organiser sa vie sur cesrivages, il renonçait aux chancesqu’il avait d’être rapidementrecueilli. Tournant le dos

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obstinément à la terre, il n’avaitd’yeux que pour la surface bombéeet métallique de la mer d’oùviendrait bientôt le salut.

Les jours qui suivirent, il lesemploya à signaler sa présence partous les moyens que lui présentason imagination. À côté du foyerperpétuellement entretenu sur lagrève, il entassa des fagots debranchages et une quantité devarech propres à constituerrapidement un foyer fuligineux siune voile venait à pointer àl’horizon. Puis il eut l’idée d’un mâtau sommet duquel était posée uneperche dont l’extrémité la plus

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longue touchait le sol. En casd’alerte, il y fixerait un fagotenflammé puis, tirant sur l’autreextrémité à l’aide d’une liane, ilferait basculer la perche et monterhaut dans le ciel le fanal improvisé.Mais il se désintéressa de cestratagème quand il eut découvertsur la falaise surplombant la baie àl’ouest un eucalyptus mort quipouvait avoir deux cents pieds dehaut et dont le tronc creux formaitune longue cheminée ouverte versle ciel. En y entassant des brindilleset des bûchettes, il pensa pouvoiren peu de temps transformer l’arbreen une gigantesque torche,

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repérable à plusieurs lieues à laronde. Il négligea de dresser dessignaux qui fussent visibles en sonabsence, car il ne songeait pas às’éloigner de ce rivage où dansquelques heures peut-être, demainou après-demain au plus tard, unnavire jetterait l’ancre pour lui.

Il ne faisait aucun effort pour senourrir, mangeant à tout momentce qui lui tombait sous la main –coquillages, feuilles de pourpier,racines de fougères, noix de coco,choux palmistes, baies ou œufsd’oiseaux et de tortues. Le troisièmejour, il jeta loin de lui et abandonnaaux charognards la carcasse du bouc

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dont l’odeur devenait intolérable. Ilregretta bientôt ce geste qui eutpour effet de fixer sur lui l’attentionvigilante des sinistres oiseaux.Désormais, où qu’il allât, quoi qu’ilfît, un aréopage de têtes chenues etde cous pelés se rassemblaitinexorablement à quelque distance.Les oiseaux n’évitaient queparesseusement les pierres ou lesbûches dont il les bombardaitparfois dans son exaspération,comme si, serviteurs de la mort, ilsétaient eux-mêmes immortels.

Il négligeait de tenir le comptedes jours qui passaient. Ilapprendrait bien de la bouche de

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ses sauveteurs combien de tempss’était écoulé depuis le naufrage del a Virginie. Ainsi ne sut-il jamaisprécisément au bout de combien dejours, de semaines ou de mois, soninactivité et sa surveillance passivede l’horizon commencèrent à luipeser. La vaste plaine océanelégèrement bombée, miroitante etglauque, le fascinait, et il se prit àcraindre d’être l’objetd’hallucinations. Il oublia d’abordqu’il n’avait à ses pieds qu’unemasse liquide en perpétuelmouvement. Il vit en elle unesurface dure et élastique où iln’aurait tenu qu’à lui de s’élancer et

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de rebondir. Puis, allant plus loin, ilse figura qu’il s’agissait du dos dequelque animal fabuleux dont latête devait se trouver de l’autre côtéde l’horizon. Enfin il lui parut tout àcoup que l’île, ses rochers, sesforêts n’étaient que la paupière et lesourcil d’un œil immense, bleu ethumide, scrutant les profondeursdu ciel. Cette dernière imagel’obséda au point qu’il dut renoncerà son attente contemplative. Il sesecoua et décida d’entreprendrequelque chose. Pour la premièrefois, la peur de perdre l’esprit l’avaiteffleuré de son aile. Elle ne devaitplus le quitter.

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*

Entreprendre quelque chose nepouvait avoir qu’un seul sens :construire un bateau de tonnagesuffisant pour rallier la côtechilienne occidentale.

Ce jour-là, Robinson décida desurmonter sa répugnance et de faireune incursion dans l’épave de laVirginie pour tenter d’en rapporterdes instruments et des matériauxutiles à son dessein. Il réunit àl’aide de lianes une douzaine derondins en un grossier radeau, fort

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utilisable cependant par calme plat.Une forte perche pouvait lui servirde moyen de propulsion, car l’eaudemeurait peu profonde par maréebasse jusqu’aux premiers rocherssur lesquels il pouvait ensuiteprendre appui. Parvenu à l’ombremonumentale de l’épave, il amarrason radeau sur le fond et entrepritde faire à la nage le tour dubâtiment pour tenter de trouver unmoyen d’accès. La coque, qui neprésentait aucune blessureapparente, s’était plantée sur unrécif pointu et sans douteconstamment immergé qui laportait comme un socle. En somme,

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si l’équipage, faisant confiance àcette brave Virginie, était demeurédans l’entrepont au lieu des’exposer sur le pont balayé par leslames, tout le monde aurait eupeut-être la vie sauve. En se hissantà l’aide d’un filin qui pendait d’unécubier, Robinson se prenait mêmeà penser qu’il pouvait trouver àbord le capitaine Van Deyssel qu’ilavait quitté blessé sans doute, maisvivant et en sécurité dans sa cabine.Dès qu’il eut sauté sur le gaillardd’arrière, encombré par un telamoncellement de mâts, devergues, de câbles et de haubansbrisés et enchevêtrés qu’il était

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difficile de s’y frayer un passage, ilaperçut le cadavre du matelot dequart, toujours solidement capeléau cabestan, comme un supplicié àson poteau. Le malheureux,disloqué par les chocs terribles qu’ilavait reçus sans pouvoir se mettre àl’abri, était mort à son poste aprèsavoir donné vainement l’alerte.

Le même désordre régnait dansles soutes. Du moins l’eau n’y avait-elle pas pénétré, et il trouva, serréesdans des coffres, des provisions debiscuits et de viande séchée dont ilconsomma tout ce qu’il put enl’absence d’eau douce. Certes, ilrestait également des dames-

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jeannes de vin et de genièvre, maisune habitude d’abstinence avaitlaissé intacte en lui la répulsionqu’éprouve naturellementl’organisme pour les boissonsfermentées. La cabine était vide,mais il aperçut le capitaine quigisait dans l’abri de navigation.Robinson eut un tressaillement dejoie lorsqu’il vit le gros hommefaire un effort, comme pour seredresser en s’entendant appeler.Ainsi donc la catastrophe avaitlaissé deux survivants ! À vrai direla tête de Van Deyssel, qui n’étaitqu’une masse sanglante etchevelue, pendait en arrière,

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secouée par les soubresautsétranges qui agitaient le torse.Lorsque la silhouette de Robinsons’encadra dans ce qui demeurait dela porte de la passerelle, lepourpoint maculé du capitaines’entrouvrit, et un rat énorme s’enéchappa, suivi de deux autres bêtesde moindre dimension. Robinsons’éloigna en trébuchant et vomit aumilieu des décombres quijonchaient le plancher.

Il ne s’était pas montré trèscurieux de la nature du fret quetransportait la Virginie. Il avaitcertes posé la question à VanDeyssel peu après son

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embarquement, mais il n’avait pasinsisté lorsque le commandant luiavait répondu par une répugnanteplaisanterie. Il s’était fait unespécialité, avait expliqué le groshomme, du fromage de Hollande etdu guano, ce dernier produits’apparentant au premier par saconsistance onctueuse, sa couleurjaunâtre et son odeur caséeuse.Aussi Robinson ne fut-il pasautrement surpris en découvrantquarante tonneaux de poudre noire,fortement arrimés au centre de lacale.

Il lui fallut plusieurs jours pourtransporter sur son radeau et mener

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à terre tout cet explosif, car il étaitinterrompu la moitié du temps parla marée haute. Il en profitait alorspour le mettre à l’abri de la pluiesous une couverture de palmesimmobilisées par des pierres. Ilrapporta également de l’épave deuxcaisses de biscuits, une longue-vue,deux mousquets à silex, un pistoletà double canon, deux haches, uneherminette, un marteau, une plane,un ballot d’étoupe et une vastepièce d’étamine rouge – étoffe depeu de prix destinée à desopérations de troc avec d’éventuelsindigènes. Il retrouva dans la cabinedu capitaine le fameux barillet

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d’Amsterdamer, hermétiquementclos, et, à l’intérieur, la grande pipede porcelaine, intacte malgré safragilité dans sa cheminée de tabac.Il chargea aussi sur son radeau unegrande quantité de planchesarrachées au pont et aux cloisonsdu navire. Enfin il trouva dans lacabine du second une bible en bonétat qu’il emporta enveloppée dansun lambeau de voile pour laprotéger.

Dès le lendemain, il entreprit laconstruction d’une embarcationqu’il baptisa par anticipationl’Évasion.

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CHAPITRE II

Au nord-ouest de l’île, lesfalaises s’effondraient sur unecrique de sable fin, aisémentaccessible par une coulée d’éboulisrocheux clairsemés de maigresbruyères. Cette échancrure de lacôte était dominée par une clairièred’un acre et demi environ,parfaitement plane, où Robinsonmit au jour sous les herbes un troncde myrte de plus de cent quarantepieds de long, sec, sain et de belle

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venue dont il pensa faire la piècemaîtresse de l’Évasion. Il ytransporta les matériaux qu’il avaitarrachés à la Virginie et décidad’établir son chantier sur ce petitplateau qui présentait l’avantagemajeur de dominer l’horizon marind’où pouvait venir le salut. Enfinl’eucalyptus creux se trouvait àproximité et pourrait être embrasésans retard en cas d’alerte.

Avant de se mettre au travail,Robinson lut à haute voix quelquespages de la Bible. Élevé dans l’espritde la secte des Quakers – à laquelleappartenait sa mère –, il n’avaitjamais été un grand lecteur des

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textes sacrés. Mais sa situationextraordinaire et le hasard – quiressemblait si fort à un décret de laProvidence – grâce auquel le Livredes livres lui avait été donnécomme seul viatique spirituel lepoussaient à chercher dans cespages vénérables le secours moraldont il avait tant besoin. Ce jour-là,il crut trouver dans le chapitre IV dela Genèse – celui qui relate leDéluge et la construction de l’archepar Noé – une allusion évidente aunavire de salut qui allait sortir deses mains.

Après avoir débarrassé de seshautes herbes et de ses buissons

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une aire de travail suffisante, il yroula le tronc du myrte et entrepritde l’ébrancher. Puis il l’attaqua à lahache pour lui donner le profild’une poutre rectangulaire.

Il travaillait lentement et commeà tâtons. Il avait pour seul guide lesouvenir des expéditions qu’ilfaisait encore enfant dans unchantier de construction de barquesde pêche établi sur le bord de l’Ouseà York, ainsi que celui de cette yolede promenade que ses frères et luiavaient tenté de confectionner et àlaquelle il avait fallu renoncer. Maisil disposait d’un temps indéfini, et ilétait poussé dans sa tâche par une

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inéluctable nécessité. Lorsque ledécouragement menaçait de legagner, il se comparait à quelqueprisonnier limant avec uninstrument de fortune les barreauxde sa fenêtre ou creusant de sesongles un trou dans l’un des mursde sa cellule, et il se jugeait alorsfavorisé dans son malheur. Ilconvient d’ajouter qu’ayant négligéde tenir un calendrier depuis lenaufrage, il n’avait qu’une idéevague du temps qui s’écoulait. Lesjours se superposaient, tous pareils,dans sa mémoire, et il avait lesentiment de recommencer chaquematin la journée de la veille.

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Il se souvenait certes des formesà vapeur dans lesquelles lescharpentiers de l’Ouse ployaient lesmembres du futur bateau. Mais ilne pouvait être question pour lui dese procurer ni de construire uneétuve avec sa chaudièred’alimentation, et il ne lui restaitque la délicate et laborieusesolution d’un assemblaged’éléments chantournés à la hache.Le profilage de l’étrave et del’étambot s’avéra si difficile qu’ildut même abandonner sa hache etémincer le bois par fins copeaux aucouteau de poche. Il était obsédépar la crainte de gâter le myrte qui

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lui avait providentiellement fournila pièce maîtresse de l’Évasion.

Lorsqu’il voyait tourner lescharognards au-dessus de l’épave del a Virginie, sa conscience letaraudait d’avoir abandonné sanssépulture la dépouille du capitaineet celle du matelot. Il avait toujoursrepoussé à plus tard l’épouvantabletâche qu’auraient représentée pourun homme seul l’enlèvement et letransport à terre de ces cadavrescorpulents et décomposés. Les jeterpar-dessus bord aurait risquéd’attirer dans la baie des requinsqui n’eussent pas manqué de s’yfixer à demeure dans l’attente

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d’autres aubaines. C’était bien assezdes vautours qu’il avait affriandéspar une première imprudence et quidepuis le surveillaient sans relâche.Il se dit enfin que lorsque lesoiseaux et les rats auraient fini denettoyer les cadavres, il seraittoujours temps de recueillir lessquelettes propres et secs, et de leurdonner une tombe décente.S’adressant aux âmes des deuxdéfunts, il leur promit même deleur élever une petite chapelle où ilviendrait prier chaque jour. Sesseuls compagnons étaient desmorts, il était juste qu’il leur fasseune place de choix dans sa vie.

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Malgré toutes ses recherchesdans la Virginie, il n’avait putrouver ni une vis ni un clou.Comme il ne disposait pas non plusde vilebrequin, l’assemblage despièces par chevillage lui étaitégalement interdit. Il se résigna àajointer les pièces par mortaises ettenons, en taillant ces derniers enqueues-d’aronde pour plus desolidité. Il eut même l’idée de lesdurcir à la flamme avant de lesengager dans les mortaises, puis deles arroser d’eau de mer pour lesfaire gonfler et les souder ainsi dansleur logement. Cent fois le bois sefendit sous l’action, soit de la

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flamme, soit de l’eau, mais ilrecommençait inlassablement, nevivant plus que dans une sorte detorpeur de somnambule, au-delà dela fatigue et de l’impatience.

*

De brusques averses et destraînées blanches à l’horizonannoncèrent un changement detemps. Un matin, le ciel, quiparaissait tout aussi pur qu’àl’accoutumée, avait pris cependantune teinte métallique qui l’inquiéta.Le bleu transparent des jours

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précédents avait tourné au bleu matet plombé. Bientôt un couvercle denuages parfaitement homogèness’appesantit d’un horizon à l’autre,et les premières gouttesmitraillèrent la coque de l’Évasion.Robinson voulut d’abord ignorer cecontretemps imprévu, mais il dutbientôt retirer ses vêtements dontla pesanteur trempée gênait sesmouvements. Il les rangea à l’abridans la partie achevée de la coque.Il s’attarda un moment à regarderl’eau tiède ruisseler sur son corpscouvert de croûtes de terre et decrasse qui fondaient en petitesrigoles boueuses. Ses toisons

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rousses, collées en plaquesluisantes, s’orientaient selon leslignes de forces qui accentuaientleur animalité. « Un phoque d’or »,pensa-t-il avec un vague sourire.Puis il urina, trouvant plaisantd’ajouter sa modeste part au délugequi noyait tout autour de lui. Il sesentait soudain en vacances, et unaccès de gaieté lui fit esquisser unpas de danse lorsqu’il courut,aveuglé par les gouttes et cinglé parles rafales, se réfugier sous lecouvert des arbres.

La pluie n’avait pas encore percéles mille toitures superposées desfrondaisons sur lesquelles elle

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tambourinait avec un bruitassourdissant. Une vapeur d’étuvemontait du sol et se perdait dans lesvoûtes feuillues. Robinsons’attendait à tout instant à ce quel’eau perce enfin et l’inonde. Or lesol devenait de plus en plus fangeuxsous ses pieds sans qu’une seulegoutte d’eau lui soit encore tombéesur la tête ou sur les épaules. Ilcomprit enfin en s’apercevant qu’unpetit torrent dévalait le long dechaque tronc d’arbre dans desgouttières creusées dans l’écorcecomme à cette seule fin. Quelquesheures plus tard, le soleil couchant,apparu entre l’horizon et la ligne

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inférieure du plafond de nuages,baigna l’île dans une lumièred’incendie sans que la pluiediminue de violence.

L’élan de gaieté puérile qui avaitemporté Robinson était tombé enmême temps que se dissipaitl’espèce d’ébriété où l’entretenaitson travail forcené. Il se sentaitsombrer dans un abîme dedéréliction, nu et seul, dans cepaysage d’Apocalypse, avec pourtoute société deux cadavrespourrissant sur le pont d’une épave.Il ne devait comprendre que plustard la portée de cette expérience dela nudité qu’il faisait pour la

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première fois. Certes, ni latempérature ni un sentiment dequelconque pudeur ne l’obligeaientà porter des vêtements de civilisé.Mais si c’était par routine qu’il lesavait conservés jusqu’alors, iléprouvait par son désespoir lavaleur de cette armure de laine etde lin dont la société humainel’enveloppait encore un momentauparavant. La nudité est un luxeque seul l’homme chaudemententouré par la multitude de sessemblables peut s’offrir sansdanger. Pour Robinson, aussilongtemps qu’il n’aurait pas changéd’âme, c’était une épreuve d’une

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meurtrière témérité. Dépouillée deces pauvres hardes – usées,lacérées, maculées, mais issues deplusieurs millénaires de civilisationet imprégnées d’humanité –, sachair était offerte vulnérable etblanche au rayonnement deséléments bruts. Le vent, les cactus,les pierres et jusqu’à cette lumièreimpitoyable cernaient, attaquaientet meurtrissaient cette proie sansdéfense. Robinson se sentit périr.Une créature humaine avait-elle étéjamais soumise à une épreuve aussicruelle ? Pour la première foisdepuis le naufrage, des paroles derévolte contre les décrets de la

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Providence s’échappèrent de seslèvres. « Seigneur, murmura-t-il, situ ne t’es pas complètementdétourné de ta créature, si tu neveux pas qu’elle succombe dans lesminutes qui viennent sous le poidsde la désolation que tu lui imposes,alors, manifeste-toi. Accorde-moiun signe qui atteste ta présenceauprès de moi ! » Puis il attendit,les lèvres serrées, semblable aupremier homme sous l’Arbre de laConnaissance, quand toute la terreétait molle et humide encore aprèsle retrait des eaux. Alors, tandis quele grondement de la pluieredoublait sur les feuillages et que

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tout semblait vouloir se dissoudredans la nuée vaporeuse qui montaitdu sol, il vit se former à l’horizonun arc-en-ciel plus vaste et pluscoruscant que la nature seule n’enpeut créer. Plus qu’un arc-en-ciel,c’était comme une auréole presqueparfaite, dont seul le segmentinférieur disparaissait dans les flots,et qui étalait les sept couleurs duspectre avec une admirable vivacité.

L’averse cessa aussisoudainement qu’elle avaitcommencé. Robinson retrouva avecses vêtements le sens et l’instancede son travail. Il eut bientôtsurmonté cette brève mais

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instructive défaillance.

*

Il était occupé à tordre un coupleà son équerrage exact en pesant surlui de tout son poids, quand iléprouva le sentiment confus qu’ilétait observé. Il releva la tête, et sonregard croisa celui de Tenn, le chiende la Virginie, ce setter-laverack derace médiocre, affectueux commeun enfant, qui se trouvait sur lepont avec l’homme de quart aumoment du naufrage. L’animal étaittombé en arrêt à une dizaine de pas,

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les oreilles pointées, la patte dedevant gauche repliée. Une émotionréchauffa le cœur de Robinson. Ilavait la certitude cette fois qu’iln’avait pas seul échappé aunaufrage. Il fit quelques pas versl’animal en prononçant plusieursfois son nom. Tenn appartenait àune de ces races de chiens quimanifestent un besoin vital,impérieux de la présence humaine,de la voix et de la main humaines. Ilétait étrange qu’il ne se précipitâtpas vers Robinson en gémissant,l’échine tordue et le fouet éperdu.Robinson n’était plus qu’à quelquespieds de lui quand il se mit à battre

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en retraite, les babines retroussées,avec un grondement de haine. Puisil fit un brusque demi-tour ets’enfuit ventre à terre dans lestaillis où il disparut. Malgré sadéception, Robinson conserva decette rencontre comme une joierémanente qui l’aida à vivreplusieurs jours. En outre, lecomportement incompréhensiblede Tenn détourna sa pensée del’Évasion en lui donnant un alimentneuf. Fallait-il croire que lesterreurs et les souffrances dunaufrage avaient rendu folle lapauvre bête ? Ou bien son chagrinde la mort du commandant était-il

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si farouche qu’elle ne supportaitplus la présence d’un autrehomme ? Mais une autre hypothèsese présenta à son esprit et le remplitd’angoisse : peut-être était-il depuissi longtemps déjà dans l’île qu’ilétait en somme naturel que le chienfût retourné à l’état sauvage.Combien de jours, de semaines, demois, d’années s’étaient-ils écoulésdepuis le naufrage de la Virginie ?Robinson était pris de vertige quandil se posait cette question. Il luisemblait alors jeter une pierre dansun puits et attendre vainement queretentisse le bruit de sa chute sur lefond. Il se jura de marquer

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désormais sur un arbre de l’île uneencoche chaque jour, et une croixtous les trente jours. Puis il oubliason propos en se replongeant dansla construction de l’Évasion.

Elle prenait figure lentement,celle d’un cotre large, à l’étrave fortpeu relevée, un peu lourd, quidevait jauger quatre à cinqtonneaux. Il n’en fallait pas moinspour tenter avec quelques chancesde réussite la traversée vers la côtechilienne. Robinson avait opté pourun seul mât qui porterait une voiletriangulaire latine permettantd’établir une grande surfacevélique, facilement manœuvrable

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toutefois pour un unique hommed’équipage, et particulièrementadaptée au vent de travers (N.-S.)dont il fallait prévoir la dominanceen naviguant cap à l’est. Le mâtdevait traverser le rouf et allers’implanter sur la quille de façon àêtre totalement solidaire de lacoque. Avant de procéder à la posedu pont, Robinson passa unedernière fois la main sur la surfaceinterne – lisse et étroitementajointée – des flancs du bateau, et ilimagina avec bonheur les gouttesqui apparaîtraient normalement àtous les joints quand il mettrait àl’eau pour la première fois. Il

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faudrait attendre plusieurs joursd’immersion pour que, le boisgonflant, la coque devînt étanche.Le pontage supporté par les bauxqui reliaient en même temps lesdeux côtés de la coque demanda àlui seul plusieurs semaines d’untravail acharné, mais il ne pouvaitêtre question d’y renoncer, car lebateau ne devait pas embarquer encas de mauvais temps, et il fallaitque fussent à l’abri les provisionsindispensables à la subsistance dupassager pendant la traversée.

Dans tous ses travaux, Robinsonsouffrait cruellement de ne pasposséder de scie. Cet outil –

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impossible à confectionner avec desmoyens de fortune – lui auraitépargné des mois de travail à lahache et au couteau. Un matin il secrut victime de son obsession enentendant à son réveil un bruit quine pouvait être interprété quecomme celui d’un scieur en action.Parfois le bruit cessait, comme si lescieur avait changé de position, puisil reprenait avec une régularitémonotone. Robinson se dégageadoucement du trou de rocher où ilavait accoutumé de dormir, et ils’avança à pas de loup vers l’originedu bruit, en s’efforçant de sepréparer à l’émotion qu’il

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éprouverait s’il se trouvait face àface avec un être humain. Il finitpar découvrir au pied d’un palmierun crabe gigantesque qui sciait avecses pinces une noix de coco serréedans ses pattes. Dans les branchesde l’arbre, à vingt pieds de haut, unautre crabe s’attaquait à la base desnoix pour les faire choir. Les deuxcrustacés ne parurent nullementincommodés par la survenue dunaufragé et poursuivirenttranquillement leur bruyantebesogne.

Ce spectacle inspira à Robinsonun profond dégoût. Il regagna laclairière de l’Évasion, confirmé

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dans le sentiment que cette terre luidemeurait étrangère, qu’elle étaitpleine de maléfices, et que sonbateau – dont il voyait à travers lesgenêts la silhouette massive etsympathique – était tout ce qui lerattachait à la vie.

Faute de vernis ou même degoudron pour enduire les flancs dela coque, il entreprit de fabriquer dela glu selon un procédé qu’il avaitobservé dans les chantiers del’Ouse. Il dut pour cela raserpresque entièrement un petit boisde houx qu’il avait repéré dès ledébut de son travail près du mât dulevant. Pendant quarante-cinq

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jours, il débarrassa les arbustes deleur première écorce et recueillitl’écorce intérieure en la découpanten lanières. Puis il fit longuementbouillir dans un chaudron cettemasse fibreuse et blanchâtre qui sedécomposa peu à peu en un liquideépais et visqueux. Il le remit ensuiteau feu et le répandit brûlant sur lacoque du bateau.

L’Évasion était terminée, mais lalongue histoire de sa constructiondemeurait écrite à jamais dans lachair de Robinson. Coupures,brûlures, estafilades, callosités,tavelures indélébiles et bourreletscicatriciels racontaient la lutte

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opiniâtre qu’il avait menée silongtemps pour en arriver à ce petitbâtiment trapu et ailé. À défaut dejournal de bord, il regarderait soncorps quand il voudrait se souvenir.

Il commença à rassembler lesprovisions qu’il embarquerait aveclui. Mais il abandonna bientôt cettebesogne en songeant qu’il convenaitd’abord de mettre à l’eau sanouvelle embarcation pouréprouver sa tenue en mer et assurerson étanchéité. En vérité, unesourde angoisse le retenait, la peurd’un échec, d’un coup inattendu quiréduirait à néant les chances deréussite de l’entreprise sur laquelle

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il jouait sa vie. Il imaginaitl’Évas io n révélant aux premiersessais quelque vice rédhibitoire, unexcès de tirant d’eau, par exemple –elle serait peu maniable et lesmoindres vagues la couvriraient –,ou pas assez, au contraire – ellechavirerait au premier déséquilibre.Dans ses pires cauchemars, à peineavait-elle touché la surface de l’eauqu’elle coulait à pic, comme unlingot de plomb, et lui, le visageplongé dans l’eau, la voyaits’enfoncer en se dandinant dans desprofondeurs glauques de plus enplus sombres.

Enfin il se décida à procéder à ce

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lancement que d’obscurspressentiments lui faisaient différerdepuis si longtemps. Il ne fut pasautrement surpris de l’impossibilitéde traîner sur le sable jusqu’à lamer cette coque qui devait peserplus de mille livres. Mais ce premieréchec lui révéla la gravité d’unproblème auquel il n’avait jamaissongé sérieusement. Ce futl’occasion pour lui de découvrir unaspect important de lamétamorphose que son espritsubissait sous l’influence de sa viesolitaire. Le champ de son attentionparaissait en même tempss’approfondir et s’étrécir. Il lui

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devenait de plus en plus difficile desonger à plusieurs choses à la fois,et même de passer d’un sujet depréoccupation à un autre. Il s’avisaainsi qu’autrui est pour nous unpuissant facteur de distraction, nonseulement parce qu’il nous dérangesans cesse et nous arrache à notrepensée actuelle, mais aussi parceque la seule possibilité de sasurvenue jette une vague lueur surun univers d’objets situés en margede notre attention, mais capable àtout instant d’en devenir le centre.Cette présence marginale et commefantomatique des choses dont il nese préoccupait pas dans l’immédiat

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s’était peu à peu effacée de l’espritde Robinson. Il était désormaisentouré d’objets soumis à la loisommaire du tout ou rien, et c’étaitainsi qu’absorbé par la constructionde l’Évasion, il avait perdu de vue leproblème de sa mise à flot. Ilconvient d’ajouter qu’il avait étéfortement obnubilé aussi parl’exemple de l’arche de Noé qui étaitdevenue pour lui commel’archétype de l’Évasion. Construiteen pleine terre, loin de tout rivage,l’arche avait attendu que l’eau vînt àelle, tombant du ciel ou accourantdu haut des montagnes.

Une panique d’abord maîtrisée,

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puis vertigineuse, le gagna lorsqu’iléchoua également à glisser desrondins sous la quille pour la fairerouler, comme il avait vu faire pourdes fûts de colonnes lors de larestauration de la cathédrale d’York.La coque était inébranlable, etRobinson parvint tout juste àdéfoncer l’un des couples en pesantsur elle avec un pieu qui basculaiten levier sur une bûche. Au bout detrois jours d’efforts, la fatigue et lacolère lui brouillaient la vue. Ilsongea alors à un ultime procédépour parvenir à cette mise à flot.Puisqu’il ne pouvait faire glisserl’Évasion jusqu’à la mer, il pourrait

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peut-être faire monter la merjusqu’à elle. Il suffisait de creuser àcette fin une sorte de canal qui,partant du rivage, irait ens’approfondissant régulièrementjusqu’à l’aire de construction dubateau. Celui-ci basculeraitfinalement dans le canal où lamarée montante s’engouffreraitchaque jour en bouillonnant. Il sejeta aussitôt au travail. Puis, l’espritcalmé, il évalua la distance dubateau au rivage, et surtout lahauteur à laquelle il se trouvait au-dessus du niveau de la mer. Lecanal devrait avoir cent vingt yardsde long et s’enfoncer dans la falaise

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jusqu’à une profondeur de plus decent pieds. Entreprise gigantesque àlaquelle toutes les années quipouvaient lui rester à vivre dans lemeilleur cas ne suffiraient sansdoute pas. Il renonça.

*

La vase liquide sur laquelledansaient des nuages demoustiques était parcourue deremous visqueux lorsqu’unmarcassin dont seul émergeait legroin moucheté venait se coller auflanc maternel. Plusieurs hardes de

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pécaris avaient établi leur souilledans les marécages de la côteorientale de l’île et y demeuraientenfouies pendant les heures lesplus chaudes de la journée. Maistandis que la laie assoupie seconfondait tout à fait avec la bouedans son immobilité végétale, saportée s’agitait et se disputait sanscesse avec des grognements aigus.Comme les rayons du soleilcommençaient à devenir obliques,la laie secoua soudain sa torpeur et,d’un effort puissant, elle hissa samasse ruisselante sur une languede terre sèche, tandis que les petitstricotaient furieusement des pattes

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avec des cris stridents pouréchapper à la succion de la bourbe.Puis toute la harde s’en fut en fileindienne dans un grand bruit debroussailles foulées et de boiscassé.

C’est alors qu’une statue delimon s’anima à son tour et glissaau milieu des joncs. Robinson nesavait plus depuis combien detemps il avait abandonné sondernier haillon aux épines d’unbuisson. D’ailleurs il ne craignaitplus l’ardeur du soleil, car unecroûte d’excréments séchés couvraitson dos, ses flancs et ses cuisses. Sabarbe et ses cheveux se mêlaient, et

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son visage disparaissait dans cettemasse hirsute. Ses mains devenuesdes moignons crochus ne luiservaient plus qu’à marcher, car ilétait pris de vertige dès qu’il tentaitde se mettre debout. Sa faiblesse, ladouceur des sables et des vases del’île, mais surtout la rupture dequelque petit ressort de son âmefaisaient qu’il ne se déplaçait plusqu’en se traînant sur le ventre. Ilsavait maintenant que l’homme estsemblable à ces blessés au coursd’un tumulte ou d’une émeute quidemeurent debout aussi longtempsque la foule les soutient en lespressant, mais qui glissent à terre

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dès qu’elle se disperse. La foule deses frères, qui l’avait entretenu dansl’humain sans qu’il s’en rendîtcompte, s’était brusquementécartée de lui, et il éprouvait qu’iln’avait pas la force de tenir seul surses jambes. Il mangeait, le nez ausol, des choses innommables. Ilfaisait sous lui et manquaitrarement de se rouler dans la molletiédeur de ses propres déjections. Ilse déplaçait de moins en moins, etses brèves évolutions le ramenaienttoujours à la souille. Là il perdaitson corps et se délivrait de sapesanteur dans l’enveloppementhumide et chaud de la vase, tandis

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que les émanations délétères deseaux croupissantes luiobscurcissaient l’esprit. Seuls sesyeux, son nez et sa boucheaffleuraient dans le tapis flottantdes lentilles d’eau et des œufs decrapaud. Libéré de toutes sesattaches terrestres, il suivait dansune rêverie hébétée des bribes desouvenirs qui, remontant de sonpassé, dansaient au ciel dansl’entrelacs des feuilles immobiles. Ilretrouvait les heures feutrées qu’ilavait passées, enfant, tapi au fonddu sombre magasin de laines etcotonnades en gros de son père. Lesrouleaux de tissu entassés

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formaient autour de lui comme uneforteresse molle qui buvaitindistinctement les bruits, leslumières, les chocs et les courantsd’air. Dans cette atmosphèreconfinée flottait une odeurimmuable de suint, de poussière etde vernis à laquelle s’ajoutait celledu benjoin dont usait en toutesaison le père Crusoé pourcombattre un rhume inextinguible.À ce petit homme timide et frileux,toujours perché sur son très hautpupitre ou inclinant ses lorgnonssur un livre de comptes, Robinsonpensait ne devoir que ses cheveuxrouges, et tenir pour le reste de sa

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mère, qui était une maîtressefemme. La souille, en lui révélantses propres facultés de repliementsur lui-même et de démission enface du monde extérieur, lui appritqu’il était, davantage qu’il n’avaitcru, le fils du petit drapier d’York.

Dans ses longues heures deméditations brumeuses, ildéveloppait une philosophie quiaurait pu être celle de cet hommeeffacé. Seul le passé avait uneexistence et une valeur notables. Leprésent ne valait que comme sourcede souvenirs, fabrique de passé. Iln’importait de vivre que pouraugmenter ce précieux capital de

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passé. Venait enfin la mort : ellen’était elle-même que le momentattendu de jouir de cette mine d’oraccumulée. L’éternité nous étaitdonnée afin de reprendre notre vieen profondeur, plus attentivement,plus intelligemment, plussensuellement qu’il n’était possiblede le faire dans la bousculade duprésent.

*

Il était en train de brouter unetouffe de cresson dans un marigotlorsqu’il entendit de la musique.

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Irréelle, mais distincte, c’était unesymphonie céleste, un chœur devoix cristallines qu’accompagnaientdes accords de harpe et de viole degambe. Robinson pensa qu’ils’agissait de la musique du ciel, etqu’il n’en avait plus pour longtempsà vivre, à moins qu’il ne fût déjàmort. Mais, en levant la tête, il vitpointer une voile blanche à l’est del’horizon. Il ne fit qu’un sautjusqu’au chantier de l’Évasion oùtraînaient ses outils et où il eut lachance de retrouver presqueaussitôt son briquet. Puis il seprécipita vers l’eucalyptus creux. Ilenflamma un fagot de branches

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sèches et le poussa dans la gueulebéante qu’ouvrait le tronc au ras dusol. Un torrent de fumée âcre ensortit aussitôt, mais le vasteembrasement qu’il escomptaitparut se faire attendre.

D’ailleurs à quoi bon ? Le navireavait mis le cap sur l’île et cinglaitdroit vers la Baie du Salut. Nuldoute qu’il ne mouille à proximitéde la plage et qu’une chaloupe nes’en détache aussitôt. Avec desricanements de dément, Robinsoncourait en tous sens à la recherched’un pantalon et d’une chemisequ’il finit par retrouver sous lacoque de l’Évasion. Puis il se

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précipita vers la plage, tout en segriffant le visage pour tenter de ledégager de la crinière compacte quile couvrait. Sous une bonne brisenord-est, le navire gîtaitgracieusement, inclinant toute savoilure vers les vagues crêtéesd’écume. C’était un de ces galionsespagnols de jadis, destinés àrapporter à la mère patrie lesgemmes et les métaux précieux duMexique. Et il semblait à Robinsonque les œuvres vives que l’on voyaitmaintenant chaque fois que le flotse creusait au-dessous de la ligne deflottaison étaient en effet decouleur dorée. Il portait grand

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pavois et, à la pointe du grand mât,claquait une flamme bifide, jaune etnoire. À mesure qu’il approchait,Robinson distinguait une foulebrillante sur le pont, le château deproue et jusqu’aux tillacs. Ilsemblait qu’une fête somptueuse ydéroulât ses fastes. La musiqueprovenait d’un petit orchestre àcordes et d’un chœur d’enfants enrobes blanches groupés sur legaillard d’arrière. Des couplesdansaient noblement autour d’unetable chargée de vaisselle d’or et decristal. Personne ne paraissait voirle naufragé, ni même le rivage quise trouvait maintenant à moins

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d’une encablure, et que le navirelongeait après avoir viré de bord.Robinson le suivait en courant surla plage. Il hurlait, agitait les bras,s’arrêtait pour ramasser des galetsqu’il lançait dans sa direction. Iltomba, se releva, tomba encore. Legalion arrivait maintenant auniveau des premières dunes.Robinson allait se trouver arrêté parles lagunes qui succédaient à laplage. Il se jeta à l’eau et nagea detoutes ses forces vers le navire dontil ne voyait plus que la masse fessuedu château arrière drapée debrocart. À l’un des sabordspratiqués dans l’encorbellement,

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une jeune fille était accoudée.Robinson voyait son visage avecune netteté hallucinante. Trèsjeune, très tendre, vulnérable,creusé déjà semblait-il, il étaitcependant éclairé d’un sourire pâle,sceptique et abandonné. Robinsonconnaissait cette enfant. Il en étaitsûr. Mais qui, qui était-ce ? Il ouvritla bouche pour l’appeler. L’eausalée envahit sa gorge. Uncrépuscule glauque l’entoura où ileut encore le temps de voir la facegrimaçante d’une petite raie fuyantà reculons.

*

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Une colonne de flammes le tira

de sa torpeur. Comme il avait froid !Se pouvait-il que la mer l’eût rejetépour la seconde fois sur le mêmerivage ? Là-haut, sur la Falaise del’Occident, l’eucalyptus flambaitcomme une torche dans la nuit.Robinson se dirigea en titubant verscette source de lumière et dechaleur.

Ainsi ce signal qui devait balayerl’océan et alerter le reste del’humanité n’avait réussi à attirerque lui-même, lui seul, suprêmedérision !

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Il passa la nuit recroquevillédans les herbes, le visage tournévers la caverne incandescente,traversée de lueurs fulgurantes, quis’ouvrait à la base de l’arbre, et il serapprochait du foyer à mesure quesa chaleur diminuait. Ce fut auxpremières heures de l’aube qu’ilparvint à mettre un nom – unprénom en vérité – sur la jeune filledu galion. C’était Lucy, sa jeunesœur, morte adolescente il y avaitdeux lustres. Ainsi il ne pouvaitdouter que ce navire d’un autresiècle fût le produit d’uneimagination insane.

Il se leva et regarda la mer. Cette

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plaine métallique, clouée déjà parles premières flèches du soleil, avaitété sa tentation, son piège, sonopium. Peu s’en était fallu qu’aprèsl’avoir avili elle ne le livrât auxténèbres de sa démence. Il fallaitsous peine de mort trouver la forcede s’en arracher. L’île était derrièrelui, immense et vierge, pleine depromesses limitées et de leçonsaustères. Il reprendrait en main sondestin. Il travaillerait. Ilconsommerait sans plus rêver sesnoces avec son épouse implacable,la solitude.

Tournant le dos au grand large, ils’enfonça dans les éboulis semés de

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chardons d’argent qui menaientvers le centre de l’île.

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CHAPITRE III

Robinson consacra les semainesqui suivirent à l’explorationméthodique de l’île et aurecensement de ses ressources. Ildénombra les végétaux comestibles,les animaux qui pouvaient lui êtrede quelque secours, les pointsd’eau, les abris naturels. Par chance,l’épave de la Virginie n’avait pasencore complètement succombéaux violentes intempéries des moisprécédents bien que des morceaux

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entiers de la coque et du ponteussent disparu. Le corps ducapitaine et celui du matelot avaienteux aussi été emportés, ce dontRobinson se félicita, non sanséprouver en même temps de vifsremords de conscience. Il leur avaitpromis une tombe, il en seraitquitte pour leur dresser uncénotaphe. Il établit son dépôtgénéral dans la grotte qui s’ouvraitdans le massif rocheux du centre del’île. Il y transporta tout ce qu’il putarracher à l’épave, et il ne rejetaitrien qui fût transportable, car lesobjets les moins utilisablesgardaient à ses yeux la valeur de

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reliques de la communautéhumaine dont il était exilé. Aprèsavoir entreposé les quarantetonneaux de poudre noire au plusprofond de la grotte, il y rangeatrois coffres de vêtements, cinq sacsde céréales, deux corbeilles devaisselle et d’argenterie, plusieurscouffins d’objets hétéroclites –chandeliers, éperons, bijoux,loupes, lunettes, canifs, cartesmarines, miroirs, dés à jouer,cannes, etc. –, divers récipients àliquide, un coffre d’apparaux –câbles, poulies, fanaux, épissoirs,lignes, flotteurs, etc. –, enfin uncoffret de pièces d’or et de monnaie

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d’argent et de cuivre. Les livres qu’iltrouva épars dans les cabinesavaient été tellement gâtés par l’eaude mer et de pluie que le texteimprimé s’en était effacé, mais ils’avisa qu’en faisant sécher au soleilces pages blanches, il pourrait lesutiliser pour tenir son journal, àcondition de trouver un liquidepouvant tenir lieu d’encre. Celiquide lui fut fourni inopinémentpar un poisson qui pullulait alorsaux abords de la Falaise du Levant.Le diodon, redouté pour samâchoire puissante et dentelée etpour les dards urticants quihérissent son corps en cas d’alerte,

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a la curieuse faculté de se gonfler àvolonté d’air et d’eau jusqu’àdevenir rond comme une boule.L’air absorbé s’accumulant dansson ventre, il nage alors sur le dossans paraître autrementincommodé par cette surprenanteposture. En remuant avec un bâtonl’un de ces poissons échoués sur lesable, Robinson avait remarqué quetout ce qui entrait en contact avecson ventre flasque ou distenduprenait une couleur rouge carminéeextraordinairement tenace. Ayantpêché une grande quantité de cespoissons dont il goûtait la chair,délicate et ferme comme celle du

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poulet, il exprima dans un linge lamatière fibreuse sécrétée par lespores de leur ventre et recueillitainsi une teinture d’odeur fétide,mais d’un rouge admirable. Il sehâta alors de taillerconvenablement une plume devautour, et il pensa pleurer de joieen traçant ses premiers mots surune feuille de papier. Il lui semblaitsoudain s’être à demi arraché àl’abîme de bestialité où il avaitsombré et faire sa rentrée dans lemonde de l’esprit en accomplissantcet acte sacré : écrire. Dès lors ilouvrit presque chaque jour son log-b o o k pour y consigner, non les

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événements petits et grands de savie matérielle – il n’en avait cure –,mais ses méditations, l’évolution desa vie intérieure, ou encore lessouvenirs qui lui revenaient de sonpassé et les réflexions qu’ils luiinspiraient.

Une ère nouvelle débutait pourlui – ou plus précisément, c’était savraie vie dans l’île qui commençaitaprès des défaillances dont il avaithonte et qu’il s’efforçait d’oublier.C’est pourquoi se décidant enfin àinaugurer un calendrier, il luiimportait peu de se trouver dansl’impossibilité d’évaluer le tempsqui s’était écoulé depuis le naufrage

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de la Virginie. Celui-ci avait eu lieule 30 septembre 1759 vers deuxheures de la nuit. Entre cette date etle premier jour qu’il marqua d’uneencoche sur un fût de pin morts’insérait une durée indéterminée,indéfinissable, pleine de ténèbres etde sanglots, de telle sorte queRobinson se trouvait coupé ducalendrier des hommes, comme ilétait séparé d’eux par les eaux, etréduit à vivre sur un îlot de temps,comme sur une île dans l’espace.

Il consacra plusieurs jours àdresser une carte de l’île qu’ilcompléta et enrichit dans la suite aufur et à mesure de ses explorations.

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Il se résolut enfin à rebaptiser cetteterre qu’il avait chargée le premierjour de ce nom lourd commel’opprobre, « île de la Désolation ».Ayant été frappé en lisant la Biblede l’admirable paradoxe par lequella religion fait du désespoir le péchésans merci et de l’espérance l’unedes trois vertus théologales, ildécida que l’île s’appelleraitd é s o r m a i s Speranza, nommélodieux et ensoleillé qui évoquaiten outre le très profane souvenird’une ardente Italienne qu’il avaitconnue jadis quand il était étudiantà l’université d’York. La simplicitéet la profondeur de sa dévotion

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s’accommodaient de cesrapprochements qu’un esprit plussuperficiel aurait jugésblasphématoires. Il lui semblaitd’ailleurs, en regardant d’unecertaine façon la carte de l’île qu’ilavait dessinée approximativement,qu’elle pouvait figurer le profil d’uncorps féminin sans tête, unefemme, oui, assise, les jambesrepliées sous elle, dans une attitudeoù l’on n’aurait pu démêler ce qu’ily avait de soumission, de peur ou desimple abandon. Cette idéel’effleura, puis le quitta. Il yreviendrait.

L’examen des sacs de riz, de blé,

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d’orge et de maïs qu’il avait sauvésde la Virginie lui réserva une lourdedéception. Les souris et lescharançons en avaient dévoré unepartie dont il ne restait plus que dela balle mêlée de fientes. Une autrepartie était gâtée par l’eau de pluieet de mer, et rongée de moisissures.Un triage épuisant, effectué grainpar grain, lui permit finalement desauver, outre le riz – intact maisimpossible à cultiver –, dix gallonsde blé, six gallons d’orge et quatregallons de maïs. Il s’interdit deconsommer la moindre parcelle dublé. Il voulait le semer, car ilattachait un prix infini au pain,

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symbole de vie, unique nourriturecitée dans le Pater, comme à tout cequi pouvait encore le relier à lacommunauté humaine. Il luisemblait aussi que ce pain que luidonnerait la terre de Speranza seraitla preuve tangible qu’elle l’avaitadopté, comme il avait lui-mêmeadopté cette île sans nom où lehasard l’avait jeté.

Il brûla quelques acres de prairiesur la côte orientale de l’île un jourque le vent soufflait de l’ouest, et ilentreprit de labourer la terre et desemer ses trois céréales à l’aided’une houe qu’il avait fabriquéeavec une plaque de fer provenant de

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la Virginie dans laquelle il avait pupercer un trou assez large pour yintroduire un manche. Il se promitde donner à cette première moissonle sens d’un jugement porté par lanature – c’est-à-dire par Dieu – surle travail de ses mains.

Parmi les animaux de l’île, lesplus utiles seraient à coup sûr leschèvres et les chevreaux qui s’ytrouvaient en grand nombre,pourvu qu’il parvienne à lesdomestiquer. Or si les chevrettes selaissaient assez facilementapprocher, elles se défendaientfarouchement dès qu’il prétendaitporter la main sur elles pour tenter

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de les traire. Il construisit donc unenclos en liant horizontalement desperches sur des piquets qu’il habillaensuite de lianes entrelacées. Il yenferma des chevreaux très jeunesqui y attirèrent leurs mères parleurs cris. Robinson libéra ensuiteles petits et attendit plusieurs joursque les pis des chèvres les fassenttrop souffrir pour qu’elles ne seprêtassent pas à la traite avecempressement. Il avait créé ainsi undébut de cheptel dans l’île aprèsavoir ensemencé sa terre. Commel’humanité de jadis, il était passé dustade de la cueillette et de la chasseà celui de l’agriculture et de

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l’élevage.

Il s’en fallait pourtant que l’îlelui parût désormais comme uneterre sauvage qu’il aurait sumaîtriser, puis apprivoiser pour enfaire un milieu tout humain. Il nese passait pas de jour que quelqueincident surprenant ou sinistre neravive l’angoisse qui était née en luià l’instant où, ayant compris qu’ilétait le seul survivant du naufrage,il s’était senti orphelin del’humanité. Le sentiment de sadéréliction assagi par la vue de seschamps labourés, de son enclos àchèvres, de la belle ordonnance deson entrepôt, de la fière allure de

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son arsenal, lui sauta à la gorge lejour où il surprit un vampireaccroupi sur le garrot d’un chevreauqu’il était en train de vider de sonsang. Les deux ailes griffues etdéchiquetées du monstrecouvraient comme d’un manteau demort la bestiole qui vacillait defaiblesse. Une autre fois, alors qu’ilcueillait des coquillages sur desrochers à demi immergés, il reçutun jet d’eau en pleine figure. Unpeu étourdi par le choc, il fitquelques pas, mais fut aussitôtarrêté par un second jet quil’atteignit derechef au visage avecune diabolique précision. Aussitôt

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la vieille angoisse bien connue et siredoutée lui mordit le foie. Elle nerelâcha son étreinte qu’à moitié,lorsqu’il eut découvert dans uneanfractuosité de rocher un petitpoulpe gris qui avait l’étonnantefaculté d’envoyer de l’eau grâce àune manière de siphon dont ilpouvait faire varier l’angle de tir.

Il avait fini par se résigner à lasurveillance implacable qu’ilsubissait de la part de son « conseild’administration », comme ilcontinuait à appeler le groupe devautours qui paraissaient s’êtreattachés à sa personne. Où qu’ilaille, quoi qu’il fasse, ils étaient là,

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bossus, goitreux et pelés, guettant –non certes sa propre mort comme ils’en persuadait dans ses momentsde dépression, mais tous les débriscomestibles qu’il semait dans sajournée. Pourtant, s’il s’était tantbien que mal résigné à leurprésence, il souffrait plusdifficilement le spectacle de leursmœurs cruelles et repoussantes.Leurs amours de vieillardslubriques insultaient à sa chastetéforcée. Une tristesse indignéeemplissait son cœur lorsqu’il voyaitle mâle après quelquessautillements grotesques piétinerlourdement la femelle, puis

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refermer son bec crochu sur lanuque chauve et sanguine de sapartenaire, tandis que les croupionss’abouchaient en un obscène baiser.Un jour il observa qu’un vautourplus petit et sans doute plus jeuneétait poursuivi et malmené parplusieurs autres. Ils le harcelaientde coups de bec, de gifles d’ailes, debourrades, et finalementl’acculèrent contre un rocher. Puisces brimades cessèrent soudain,comme si la victime venait de criergrâce ou avait fait connaître qu’ellese rendait aux exigences de sespersécuteurs. Alors le petit vautourtendit le cou raidement vers le sol,

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fit trois pas mécaniques, puis ils’arrêta, secoué de spasmes, etvomit sur les cailloux un déballagede chairs décomposées et à demidigérées, festin solitaire sans douteque ses congénères avaient surprispour son malheur. Ils se jetèrentsur ces immondices et lesdévorèrent en se bousculant.

Ce matin-là, Robinson avaitbrisé sa houe et laissé échapper sameilleure chèvre laitière. Cettescène acheva de l’abattre. Pour lapremière fois depuis des mois, il eutune défaillance et céda à latentation de la souille. Reprenant lesentier des pécaris qui conduisait

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aux marécages de la côte orientale,il retrouva la mare boueuse où saraison avait tant de fois déjàchaviré. Il ôta ses vêtements et selaissa glisser dans la fange liquide.

Dans les vapeurs méphitiquesoù tournoyaient des nuages demoustiques se desserra peu à peu lecercle des poulpes, des vampires etdes vautours qui l’obsédaient. Letemps et l’espace se dissolvaient, etun visage se dessina dans le cielbrouillé, bordé de frondaisons, quiétait tout ce qu’il voyait. Il étaitcouché dans une bercelonnetteoscillante que surmontait unbaldaquin de mousseline. Ses

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petites mains émergeaient seulesdes langes d’une blancheur lilialequi l’enveloppaient de la tête auxpieds. Autour de lui une rumeur deparoles et de bruits domestiquescomposait l’ambiance familière dela maison où il était né. La voixferme et bien timbrée de sa mèrealternait avec le fausset toujoursplaintif de son père et les rires deses frères et sœurs. Il necomprenait pas ce qui se disait et necherchait pas à comprendre. C’estalors que les bouillons brodéss’étaient écartés pour encadrer lefin visage de Lucy, aminci encorepar deux lourdes nattes noires dont

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l’une roula sur son couvre-pied.Une faiblesse d’une déchirantedouceur envahit Robinson. Unsourire se dessina sur sa bouche quiaffleurait au milieu des herbespourrissantes et des feuilles denénuphars. À la commissure de seslèvres s’était soudé le corps brund’une petite sangsue.

*

Log-book.

Chaque homme a sa pentefuneste. La mienne descend

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vers la souille. C’est là queme chasse Speranza quandelle devient mauvaise et memontre son visage de brute.La souille est ma défaite,mon vice. Ma victoire, c’estl’ordre moral que je doisimposer à Speranza contreson ordre naturel qui n’estque l’autre nom du désordreabsolu. Je sais maintenantqu’il ne peut être seulementquestion ici de survivre.Survivre, c’est mourir. Il fautpatiemment et sans relâcheconstruire, organiser,ordonner. Chaque arrêt est

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un pas en arrière, un pas versla souille.

Les circonstancesextraordinaires où je metrouve justifient, je pense,bien des changements depoint de vue, notamment surles choses morales etreligieuses. Je lis chaque jourla Bible. Chaque jour aussi jeprête pieusement l’oreille à lasource de sagesse qui parleen moi, comme en chaquehomme. Je suis parfoiseffrayé de la nouveauté de ceque je découvre et quej’accepte cependant, car

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aucune tradition ne doitprévaloir sur la voix del’Esprit Saint qui est en nous.

Ainsi le vice et la vertu.Mon éducation m’avaitmontré dans le vice un excès,une opulence, une débauche,un débordement ostentatoireauxquels la vertu opposaitl’humilité, l’effacement,l’abnégation. Je vois bien quecette sorte de morale est pourmoi un luxe qui me tuerait sije prétendais m’y conformer.Ma situation me dicte demettre du plus dans la vertuet du moins dans le vice, et

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d’appeler vertu le courage, laforce, l’affirmation de moi-même, la domination sur leschoses. Et vice lerenoncement, l’abandon, larésignation, bref la souille.C’est sans doute revenir par-delà le christianisme à unevision antique de la sagessehumaine, et substituer lavirtus à la vertu. Mais le fondd’un certain christianisme estle refus radical de la nature etdes choses, ce refus que jen’ai que trop pratiqué àl’égard de Speranza, et qui afailli causer ma perte. Je ne

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triompherai de la déchéanceque dans la mesure aucontraire où je sauraiaccepter mon île et me faireaccepter par elle.

*

À mesure que la rancœur que luiavait laissée l’échec de l’Évasions’estompait en lui, Robinsonsongeait de plus en plus auxavantages qu’il tirerait d’uneembarcation modeste grâce àlaquelle il pourrait notammentexplorer les rivages de l’île

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inaccessibles de l’intérieur. Ilentreprit donc de creuser unepirogue monoxyle dans un tronc depin. Travail à la hache, lent etmonotone, qu’il effectuaméthodiquement, à certainesheures de la journée, sans la fièvrequi avait entouré la construction del’Évasion. Il avait tout d’abordsongé à faire un feu sous la partiedu tronc qu’il voulait attaquer, maisil craignit de le calciner dans satotalité, et il se contenta derépandre des braises dans la cavitécommencée. Enfin il abandonnatout recours à la flamme.Convenablement évidée, sculptée,

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profilée, poncée au sable fin,l’embarcation était assez légèrepour qu’il puisse l’élever à bout debras au-dessus de sa tête et latransporter en s’en couvrant lesépaules comme d’un vastecapuchon de bois. Ce fut une fêtepour lui de la voir pour la premièrefois danser sur les vagues, commeun poulain dans une prairie. Il avaittaillé une paire de pagaies simples,ayant tout à fait renoncé à la voilepar un parti pris de restriction quilui venait du souvenir de la tropambitieuse Évasion. Il effectua dèslors sur le pourtour de l’île unesérie d’expéditions qui achevèrent

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de lui faire connaître son domaine,mais qui lui firent sentir, mieux quetoutes ses expériences précédentes,la solitude absolue qui le cernait.

*

Log-book.

La solitude n’est pas unesituation immuable où je metrouverais plongé depuis lenaufrage de la Virginie. C’estun milieu corrosif qui agit surmoi lentement, mais sansrelâche et dans un sens

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purement destructif. Lepremier jour, je transitaisentre deux sociétés humaineségalement imaginaires :l’équipage disparu et leshabitants de l’île, car je lacroyais peuplée. J’étaisencore tout chaud de mescontacts avec mescompagnons de bord. Jepoursuivais imaginairementle dialogue interrompu par lacatastrophe. Et puis l’île s’estrévélée déserte. J’avançaidans un paysage sans âmequi vive. Derrière moi, legroupe de mes malheureux

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compagnons s’enfonçait dansla nuit. Leurs voix s’étaienttues depuis longtemps, quandla mienne commençaitseulement à se fatiguer deson soliloque. Dès lors je suisavec une horrible fascinationle processus dedéshumanisation dont jesens en moi l’inexorabletravail.

Je sais maintenant quechaque homme porte en lui –et comme au-dessus de lui –un fragile et complexeéchafaudage d’habitudes,réponses, réflexes,

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mécanismes, préoccupations,rêves et implications qui s’estformé et continue à setransformer par lesattouchements perpétuels deses semblables. Privée desève, cette délicateefflorescence s’étiole et sedésagrège. Autrui, piècemaîtresse de mon univers…Je mesure chaque jour ce queje lui devais en enregistrantde nouvelles fissures dansmon édifice personnel. Jesais ce que je risquerais enperdant l’usage de la parole,et je combats de toute

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l’ardeur de mon angoissecette suprême déchéance.Mais mes relations avec leschoses se trouvent elles-mêmes dénaturées par masolitude. Lorsqu’un peintreou un graveur introduit despersonnages dans un paysageou à proximité d’unmonument, ce n’est pas pargoût de l’accessoire. Lespersonnages donnent l’échelleet, ce qui importe davantageencore, ils constituent despoints de vue possibles quiajoutent au point de vue réelde l’observateur

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d’indispensables virtualités.

À Speranza, il n’y a qu’unpoint de vue, le mien,dépouillé de toute virtualité.Et ce dépouillement ne s’estpas fait en un jour. Au début,par un automatismeinconscient, je projetais desobservateurs possibles – desparamètres – au sommet descollines, derrière tel rocherou dans les branches de telarbre. L’île se trouvait ainsiquadrillée par un réseaud’interpolations etd’extrapolations qui ladifférenciait et la douait

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d’intelligibilité. Ainsi fait touthomme normal dans unesituation normale. Je n’ai prisconscience de cette fonction– comme de bien d’autres –qu’à mesure qu’elle sedégradait en moi.Aujourd’hui, c’est chose faite.Ma vision de l’île est réduite àelle-même. Ce que je n’envois pas est un inconnuabsolu. Partout où je ne suispas actuellement règne unenuit insondable. Je constated’ailleurs en écrivant ceslignes que l’expériencequ’elles tentent de restituer

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non seulement est sansprécédent, mais contrariedans leur essence même lesmots que j’emploie. Lelangage relève en effet d’unefaçon fondamentale de cetunivers peuplé où les autressont comme autant de pharescréant autour d’eux un îlotlumineux à l’intérieur duqueltout est – sinon connu – dumoins connaissable. Lesphares ont disparu de monchamp. Nourrie par mafantaisie, leur lumière estencore longtemps parvenuejusqu’à moi. Maintenant, c’en

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est fait, les ténèbresm’environnent.

Et ma solitude n’attaquepas que l’intelligibilité deschoses. Elle mine jusqu’aufondement même de leurexistence. De plus en plus, jesuis assailli de doutes sur lavéracité du témoignage demes sens. Je sais maintenantque la terre sur laquelle mesdeux pieds appuient auraitbesoin pour ne pas vacillerque d’autres que moi lafoulent. Contre l’illusiond’optique, le mirage,l’hallucination, le rêve éveillé,

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le fantasme, le délire, letrouble de l’audition… lerempart le plus sûr, c’estnotre frère, notre voisin,notre ami ou notre ennemi,mais quelqu’un, grandsdieux, quelqu’un !

P.-S. – Hier, en traversantle petit bois qui précède lesprairies de la côte sud-est, j’aiété frappé en plein visage parune odeur qui m’a ramenébrutalement – presquedouloureusement – à lamaison, dans le vestibule oùmon père accueillait sesclients, mais le lundi matin,

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jour précisément où il nerecevait pas et où ma mèreaidée de notre voisine enprofitait pour astiquer leplancher. L’évocation était sipuissante et si incongrue quej’ai douté une fois de plus dema raison. J’ai lutté unmoment contre l’invasiond’un souvenir d’uneimpérieuse douceur, puis jeme suis laissé couler dansmon passé, ce musée désert,ce mort vernissé comme unsarcophage qui m’appelleavec tant de séduisantetendresse. Enfin l’illusion a

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desserré son étreinte. Endivaguant dans le bois, j’aidécouvert quelques pieds detérébinthes, arbustesconifères dont l’écorceéclatée par la chaleurtranssudait une résineambrée dont l’odeurpuissante contenait tous leslundis matin de mon enfance.

*

Parce que c’était mardi – ainsi levoulait son emploi du temps –,Robinson ce matin-là glanait, sur la

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grève fraîchement découverte par lejusant, des espèces de clams à lachair un peu ferme maissavoureuse qu’il pouvait conservertoute la semaine dans une jarreremplie d’eau de mer. La têteprotégée par le chapeau rond desmarins britanniques, les pieds dansdes sabots de bois égalementréglementaires, il était vêtu d’uneculotte, qui lui laissait les mollets àl’air, et d’une ample chemise de lin.Le soleil dont sa peau blanche derouquin ne supportait pas lamorsure était obnubilé par un tapisde nuages frisés comme del’astrakan, et il avait pu laisser à la

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grotte le parasol de palmes dont ilse séparait rarement. Comme lamer était basse, il avait traversé desjonchées régulières de coquillagesconcassés, des bancs de vase et desmares peu profondes, et il avaitsuffisamment de recul pourembrasser d’un regard la masseverte, blonde et noire de Speranza.En l’absence de tout autreinterlocuteur, il poursuivait avecelle un long, lent et profonddialogue où ses gestes, ses actes etses entreprises constituaient autantde questions auxquelles l’îlerépondait par le bonheur ou l’échecqui les sanctionnaient. Il ne doutait

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plus que tout se jouait désormaissur ses relations avec elle et sur laréussite de son organisation. Il avaittoujours l’oreille tendue vers lesmessages qui ne cessaient d’émanerd’elle sous mille formes, tantôtchiffrés, tantôt symboliques.

Il s’approcha d’un rocher couvertd’algues qu’entourait un miroird’eau limpide. Il s’amusait d’unpetit crabe follement téméraire quidressait vers lui ses deux pincesinégales, comme un spadassin songlaive et son épée, lorsqu’il futfrappé comme par la foudre enapercevant l’empreinte d’un piednu. Il n’aurait pas été autrement

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surpris de retrouver sa propre tracedans le sable ou la vase, encore qu’ilait renoncé depuis fort longtemps àmarcher sans sabots. Maisl’empreinte qu’il avait sous les yeuxétait enfoncée dans la roche même.S’agissait-il de celle d’un autrehomme ? Ou bien était-il depuis silongtemps dans l’île qu’uneempreinte de son pied dans la vaseavait eu le temps de se pétrifier parl’effet des concrétions calcaires ? Ilretira son sabot droit et plaça sonpied nu dans la cavité à demiremplie d’eau de mer. C’était cela,exactement. Son pied entrait dansce moule de pierre, comme dans un

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brodequin usé et familier. Il nepouvait y avoir de confusion, cecachet séculaire – celui du piedd’Adam prenant possession duJardin, celui de Vénus sortant deseaux – c’était aussi la signaturepersonnelle, inimitable deRobinson, imprimée dans la rochemême, et donc indélébile, éternelle.Speranza – comme une de cesvaches à demi sauvages de la prairieargentine, marquées pourtant au ferrouge – portait désormais le sceaude son Seigneur et Maître.

*

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Le maïs dépérit complètement,

et les pièces de terre où Robinsonl’avait semé reprirent leur ancienaspect de prairies incultes. Maisl’orge et le blé prospéraient, etRobinson éprouvait la première joieque lui eût donnée Speranza – maiscombien douce et profonde ! – encaressant de la main les tigesadolescentes d’un vert tendre etbleuté. Il lui fallut une grande forcede caractère pour se retenird’extirper les herbes parasitairesqui salissaient çà et là son beautapis de céréales, mais il ne pouvaitenfreindre la parole évangélique qui

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commande de ne pas séparer le bongrain de l’ivraie avant la moisson. Ilse consolait en rêvant aux michesdorées qu’il ferait bientôt glisser dufour en tunnel creusé dans la rochefriable de la paroi occidentale de lagrotte. Une petite saison de pluiesle fit trembler quelques jours pourses épis qui croulèrent par pansentiers, alourdis, gorgés d’eau. Maisle soleil brilla de nouveau et ils seredressèrent, balançant leursaigrettes dans le vent, comme unearmée de petits chevaux cabrésleurs plumets de tête.

Lorsque fut venu le temps de lamoisson, Robinson s’avisa que des

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quelques outils qu’il possédait, lemoins impropre à tenir lieu de fauxou de faucille serait ce vieux sabred’abordage qui décorait la cabine ducommandant et qu’il avait rapportéavec les autres épaves. Il voulutd’abord procéder méthodiquementà la fauchaison en rassemblant etsoutenant avec une baguetterecourbée l’andain qu’il abattaitd’un coup de sabre. Mais à maniercette arme héroïque, une étrangeardeur le gagna et, abandonnanttoute règle, il avançait en la faisanttournoyer avec des rugissementsfurieux. Peu d’épis furent gâtés parce traitement, mais il fallut

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renoncer à tirer un quelconqueparti de la paille.

*

Log-book.

Cette journée defauchaison qui aurait dûcélébrer les premiers fruits demon travail et de la féconditéde Speranza a ressemblédavantage au combat d’unforcené contre le vide. Ah !comme je suis loin encore decette vie parfaite où chaque

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geste serait commandé parune loi d’économie etd’harmonie ! Je me suislaissé emporter comme unenfant par une fouguedésordonnée et je n’ai rienretrouvé dans ce travail del’allègre satisfaction que medonnait la fenaison à laquelleje participais jadis dans labelle campagne de West-Riding. La qualité du rythme,le balancement des deux brasde droite à gauche – et lecorps fait contrepoids par unmouvement inverse degauche à droite –, la lame qui

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s’enfonce dans la masse defleurs, d’ombelles et detigelles, tranche net toutecette matière graminée et ladépose proprement à magauche, la fraîcheur puissantequi émane des sucs, sèves etlaits éjaculés – tout celacomposait un bonheur simpledont je m’enivrais sansremords. La lame fouettéepar le fusil de pierre rose étaitassez malléable pour que lefil se plie visiblement dans unsens, puis dans l’autre. Laprairie était une masse qu’ilfallait attaquer, entamer,

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réduire méthodiquement entournant autour pas à pas.Mais cette masse étaitfinement composée, amasd’univers vivants etminuscules, cosmos végétaloù la matière est totalementexténuée par la forme. Cettecomposition fine de la prairieeuropéenne est tout l’opposéde la nature amorphe et sansdifférence que je remue ici.La nature tropicale estpuissante, mais fruste, simpleet pauvre, comme son cielbleu. Quand retrouverai-jehélas les charmes brouillés

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de nos ciels pâles, lesexquises nuances de gris de labrume rampant sur les vasesde l’Ouse ?

*

Ayant égrené ses épis en lesbattant au fléau dans une voile pliéeen deux, il vanna son grain en lefaisant couler d’une calebasse dansune autre, en plein air, un jour devent vif. La balle et les menusdéchets voltigeaient au loin. Ilaimait ce travail de purification,simple mais non pas fastidieux,

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pour les symboles spirituels qu’ilévoquait. Son âme s’élevait versDieu et le suppliait de faire voltigerau loin les pensées frivoles dont ilétait plein pour ne laisser en lui queles lourdes semences de la parole desagesse. À la fin il constata avecfierté que sa récolte se montait àtrente gallons de blé et vingt gallonsd’orge. Il avait préparé pour faire safarine un mortier et un pilon – untronc évidé et une forte brancheétranglée à mi-hauteur – et le fourétait garni pour la première cuisson.C’est alors que sur une inspirationsubite il prit la décision de ne rienconsommer de cette première

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récolte.

*

Log-book.

Je me faisais une fête dece premier pain qui sortiraitde la terre de Speranza, demon four, de mes mains. Cesera pour plus tard. Plustard… Que de promesses dansces deux simples mots ! Cequi m’est apparu tout à coupavec une évidenceimpérieuse, c’est la nécessité

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de lutter contre le temps,c’est-à-dire d’emprisonner letemps. Dans la mesure où jevis au jour le jour, je melaisse aller, le temps meglisse entre les doigts, jeperds mon temps, je meperds. Au fond tout leproblème dans cette îlepourrait se traduire entermes de temps, et ce n’estpas un hasard si – partant duplus bas – j’ai commencé parvivre ici comme hors dutemps. En restaurant moncalendrier, j’ai reprispossession de moi-même. Il

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faut faire davantagedésormais. Rien de cettepremière récolte de blé etd’orge ne doit s’engloutirdans le présent. Elle doit êtretout entière comme unressort tourné vers l’avenir.J’en ferai donc deux parts : lapremière sera semée dèsdemain, la secondeconstituera une réserve desécurité – car il fautenvisager que la promesse dugrain enterré ne soit pastenue.

J’obéirai désormais à larègle suivante : toute

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production est création, etdonc bonne. Touteconsommation estdestruction, et doncmauvaise. En vérité masituation ici est assezsemblable à celle de mescompatriotes qui débarquentchaque jour par naviresentiers sur les côtes duNouveau Monde. Eux aussidoivent se plier à une moralede l’accumulation. Pour euxaussi perdre son temps est uncrime, thésauriser du tempsest la vertu cardinale.Thésauriser ! Voici qu’à

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nouveau la misère de masolitude m’est rappelée ! Pourmoi semer est bien, récolterest bien. Mais le malcommence lorsque je moudsle grain et cuis la pâte, caralors je travaille pour moiseul. Le colon américain peutsans remords poursuivrejusqu’à son terme leprocessus de la panification,car il vendra son pain, etl’argent qu’il entassera dansson coffre sera du temps etdu travail thésaurisés. Quantà moi, hélas, ma misérablesolitude me prive des

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bienfaits de l’argent dont jene manque pourtant pas !

Je mesure aujourd’hui lafolie et la méchanceté de ceuxqui calomnient cetteinstitution divine : l’argent !L’argent spiritualise tout cequ’il touche en lui apportantune dimension à la foisrationnelle – mesurable – etuniverselle – puisqu’un bienmonnayé devientvirtuellement accessible àtous les hommes. La vénalitéest une vertu cardinale.L’homme vénal sait fairetaire ses instincts meurtriers

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et asociaux – sentiment del’honneur, amour-propre,patriotisme, ambitionpolitique, fanatisme religieux,racisme – pour ne laisserparler que sa propension à lacoopération, son goût deséchanges fructueux, son sensde la solidarité humaine. Ilfaut prendre à la lettrel’expression l’âge d’or, et jevois bien que l’humanité yparviendrait vite si elle n’étaitmenée que par des hommesvénaux. Malheureusement cesont presque toujours deshommes désintéressés qui

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font l’histoire, et alors le feudétruit tout, le sang coule àflots. Les gras marchands deVenise nous donnentl’exemple du bonheurfastueux que connaît un Étatmené par la seule loi dulucre, tandis que les loupsefflanqués de l’Inquisitionespagnole nous montrent dequelles infamies sontcapables des hommes qui ontperdu le goût des biensmatériels. Les Huns seseraient vite arrêtés dans leurdéferlement s’ils avaient suprofiter des richesses qu’ils

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avaient conquises. Alourdispar leurs acquisitions, ils seseraient établis pour mieuxen jouir, et les chosesauraient repris leur coursnaturel. Mais c’étaient desbrutes désintéressées. Ilsméprisaient l’or. Et ils seruaient en avant, brûlant toutsur leur passage.

*

Dès lors Robinson s’appliqua àvivre de rien tout en travaillant àune exploitation intense des

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ressources de l’île. Il défricha etensemença des hectares entiers deprairies et de forêts, repiqua tout unchamp de navets, de raves etd’oseille, espèces qui végétaientsporadiquement dans le Sud,protégea contre les oiseaux et lesinsectes des plantations de palmiersà choux, installa vingt ruches queles premières abeillescommencèrent à coloniser, creusaau bord du littoral des viviers d’eaudouce et d’eau de mer dans lesquelsil élevait des brèmes, des anges demer, des cavaliers et même desécrevisses de mer. Il constituad’énormes provisions de fruits secs,

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de viande fumée, de poissons saléset de petits fromages durs etfriables comme de la craie, maisd’une conservation indéfinie. Ildécouvrit enfin un procédé pourproduire une sorte de sucre grâceauquel il put faire des confitures etdes conserves de fruits confits. Ils’agissait d’un palmier dont letronc, plus gros au centre qu’à labase et au sommet, pleurait unesève extraordinairement sucrée. Ilabattit un de ces arbres, coupa lesfeuilles qui le couronnaient, etaussitôt la sève se mit à sourdre àl’extrémité supérieure. Elle coulaainsi des mois entiers, mais il fallait

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que Robinson enlevât chaque matinune nouvelle tranche du tronc dontles pores avaient tendance à seboucher. Ce seul arbre lui donnaquatre-vingt-dix gallons de mélassequi se solidifia peu à peu en unénorme gâteau. C’est en ce temps-làque Tenn, le setter-laverack de laVirginie, jaillit d’un buisson et seprécipita vers lui, éperdu d’amitié etde tendresse.

*

Log-book.

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Tenn, mon fidèlecompagnon de traversée,m’est revenu. Impossibled’exprimer la joie quecontient cette simple phrase.Je ne saurai jamais où, nicomment il a vécu depuis lenaufrage, du moins je croiscomprendre ce qui le tenaitéloigné de moi. Alors que jeconstruisais comme un foul’Évasion, il avait surgidevant moi, pour fuir aussitôtavec des grondementsfurieux. Je m’étais demandédans mon aveuglement si lesterreurs du naufrage suivies

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d’une longue période desolitude dans une naturehostile ne l’avaient pasramené à l’état sauvage.Incroyable suffisance ! Lesauvage de nous deux, c’étaitmoi, et je ne doute pas que cefut mon air farouche et monvisage égaré qui rebutèrent lapauvre bête, demeurée plusprofondément civilisée quemoi-même. Il ne manque pasd’exemples de chiens obligés,presque malgré eux,d’abandonner un maître quisombre dans le vice, ladéchéance ou la folie, et on

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n’en connaît pas quiaccepteraient que leur maîtremangeât dans la mêmeécuelle qu’eux. Le retour deTenn me comble parce qu’ilatteste et récompense mavictoire sur les forcesdissolvantes quim’entraînaient vers l’abîme.Le chien est le compagnonnaturel de l’homme, non dela créature nauséabonde etdégénérée que le malheur,l’arrachant à l’humain, peutfaire de lui. Je lirai désormaisdans ses bons yeux noisette sij’ai su me tenir à hauteur

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d’homme, malgré l’horribledestin qui me ploie vers lesol.

*

Mais Robinson ne devaitrecouvrer pleinement son humanitéqu’en se donnant un abri qui soitautre chose que le fond d’une grotteou un auvent de feuilles. Ayantdésormais pour compagnon le plusdomestique des animaux, il sedevait de se construire une maison,si profonde est parfois la sagesseque recouvre une simple parenté

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verbale.

Il la situa à l’entrée de la grottequi contenait toutes ses richesses etqui se trouvait au point le plus élevéde l’île. Il creusa d’abord un fossérectangulaire de trois pieds deprofondeur qu’il meubla d’un lit degalets recouverts eux-mêmes d’unecouche de sable blanc. Sur cesoubassement parfaitement stérileet perméable, il éleva des cloisonsen superposant des troncs depalmiers assujettis par des entaillesangulaires. Les squames et le crinvégétal comblaient les intersticesentre les troncs. Sur une légèrecharpente de perches à double

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versant, il jeta une vannerie deroseaux sur laquelle il disposaensuite des feuilles de figuiers-caoutchouc en écailles, comme desardoises. Il revêtit la surfaceextérieure des murs d’un mortierd’argile mouillée et de paillehachée. Un dallage de pierres plateset irrégulières, assemblées commeles pièces d’un puzzle, recouvrit lesol sablonneux. Des peaux debiques et des nattes de jonc,quelques meubles en osier, lavaisselle et les fanaux sauvés de laVirginie, la longue-vue, le sabre etl’un des fusils suspendus au murcréèrent une atmosphère

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confortable et même intime dontRobinson ne se lassait pas des’imprégner. De l’extérieur cettepremière demeure avait un airsurprenant d’isba tropicale, à la foisfruste et soignée, fragile par satoiture et massive par ses murs, oùRobinson se plut à retrouver lescontradictions de sa propresituation. Il était sensible en outre àl’inutilité pratique de cette villa, à lafonction capitale, mais surtoutmorale, qu’il lui attribuait. Il décidabientôt de n’y accomplir aucunetâche utilitaire – pas même sacuisine –, de la décorer avec unepatience minutieuse et de n’y

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dormir que le samedi soir,continuant les autres jours à userd’une sorte de grabat de plumes etde poils dont il avait bourré unenfoncement de la paroi rocheusede la grotte. Peu à peu cette maisondevint pour lui comme une sorte demusée de l’humain où il n’entraitpas sans éprouver le sentimentd’accomplir un acte solennel. Il pritmême l’habitude, ayant déballé lesvêtements contenus dans les coffresde la Virginie (et certains étaientfort beaux), de ne pénétrer dans ceslieux qu’en habit, haut-de-chausses,bas et souliers, comme s’il rendaitvisite à ce qu’il y avait de meilleur

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en lui-même.

Il s’avisa plus tard que le soleiln’était visible de l’intérieur de lavilla qu’à certaines heures du jouret qu’il serait judicieux d’y installerune horloge ou une machine propreà mesurer le temps à tout moment.Après quelques tâtonnements, ilchoisit de confectionner unemanière de clepsydre assezprimitive. C’était simplement unebonbonne de verre transparent dontil avait percé le cul d’un petit troupar où l’eau fuyait goutte à gouttedans un bac de cuivre posé sur lesol. La bonbonne mettaitexactement vingt-quatre heures à se

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vider dans le bac, et Robinson avaitstrié ses flancs de vingt-quatrecercles parallèles marqués chacund’un chiffre romain. Ainsi le niveaudu liquide donnait l’heure à toutmoment. Cette clepsydre fut pourRobinson la source d’un immenseréconfort. Lorsqu’il entendait – lejour ou la nuit – le bruit régulierdes gouttes tombant dans le bassin,il avait le sentiment orgueilleux quele temps ne glissait plus malgré luidans un abîme obscur, mais qu’il setrouvait désormais régularisé,maîtrisé, bref domestiqué lui aussi,comme toute l’île allait le devenir,peu à peu, par la force d’âme d’un

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seul homme.

*

Log-book.

Désormais, que je veilleou que je dorme, que j’écriveou que je fasse la cuisine,mon temps est sous-tendupar un tic-tac machinal,objectif, irréfutable, exact,contrôlable. Comme j’ai faimde ces épithètes quidéfinissent autant devictoires sur les forces du

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mal ! Je veux, j’exige que toutautour de moi soitdorénavant mesuré, prouvé,certifié, mathématique,rationnel. Il faudra procéder àl’arpentage de l’île, établirl’image réduite de laprojection horizontale detoutes ses terres, consignerces données dans uncadastre. Je voudrais quechaque plante fût étiquetée,chaque oiseau bagué, chaquemammifère marqué au feu.Je n’aurai de cesse que cetteîle opaque, impénétrable,pleine de sourdes

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fermentations et de remousmaléfiques, ne soitmétamorphosée en uneconstruction abstraite,transparente, intelligiblejusqu’à l’os !

Mais aurai-je la force demener à bien cette tâcheformidable ? Cette dosemassive de rationalité que jeveux administrer à Speranza,en trouverai-je la ressourceen moi-même ? Le bruitrégulier de la clepsydre quime berçait il y a un instantencore d’une musiquestudieuse et rassurante

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comme celle du métronomeévoque tout à coup une imagetout opposée qui m’effraie :celle de la pierre la plus dureinexorablement entamée parla chute inlassable d’unegoutte d’eau. Il est inutile dese le dissimuler : tout monédifice cérébral chancelle. Etle délabrement du langage estl’effet le plus évident de cetteérosion.

J’ai beau parler sans cesseà haute voix, ne jamais laisserpasser une réflexion, une idéesans aussitôt la proférer àl’adresse des arbres ou des

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nuages, je vois de jour en jours’effondrer des pans entiersde la citadelle verbale danslaquelle notre pensée s’abriteet se meut familièrement,comme la taupe dans sonréseau de galeries. Des pointsfixes sur lesquels la penséeprend appui pour progresser– comme on marche sur lespierres émergeant du lit d’untorrent – s’effritent,s’enfoncent. Il me vient desdoutes sur le sens des motsqui ne désignent pas deschoses concrètes. Je ne puisplus parler qu’à la lettre. La

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métaphore, la litote etl’hyperbole me demandentun effort d’attentiondémesuré dont l’effetinattendu est de faireressortir tout ce qu’il y ad’absurde et de convenu dansces figures de rhétorique. Jeconçois que ce processusdont je suis le théâtre seraitpain béni pour ungrammairien ou unphilologue vivant en société :pour moi, c’est un luxe à lafois inutile et meurtrier.Telle, par exemple, cettenotion de profondeur dont je

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n’avais jamais songé à scruterl’usage qu’on en fait dans desexpressions comme « unesprit profond », « un amourprofond »… Étrange parti priscependant qui valoriseaveuglément la profondeuraux dépens de la superficie etqui veut que « superficiel »signifie non pas « de vastedimension », mais de « peude profondeur », tandis que« profond » signifie aucontraire « de grandeprofondeur » et non pas « defaible superficie ». Etpourtant un sentiment

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comme l’amour se mesurebien mieux il me semble – sitant est qu’il se mesure – àl’importance de sa superficiequ’à son degré de profondeur.Car je mesure mon amourpour une femme au fait quej’aime également ses mains,ses yeux, sa démarche, sesvêtements habituels, sesobjets familiers, ceux qu’ellen’a fait que toucher, lespaysages où je l’ai vueévoluer, la mer où elle s’estbaignée… Tout cela, c’est biende la superficie, il mesemble ! Au lieu qu’un

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sentiment médiocre visedirectement – en profondeur– le sexe même et laisse toutle reste dans une pénombreindifférente.

Un mécanisme analogue –qui grince depuis peu quandma pensée veut en user –valorise l’intériorité auxdépens de l’extériorité. Lesêtres seraient des trésorsenfermés dans une écorcesans valeur, et plus loin ons’enfoncerait en eux, plusgrandes seraient les richessesauxquelles on accéderait. Ets’il n’y avait pas de trésors ?

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Et si la statue était pleine,d’une plénitude monotone,homogène, comme celled’une poupée de son ? Je saisbien, moi, à qui pluspersonne ne vient prêter unvisage et des secrets – que jene suis qu’un trou noir aumilieu de Speranza, un pointde vue sur Speranza – unpoint, c’est-à-dire rien. Jepense que l’âme necommence à avoir uncontenu notable qu’au-delàdu rideau de peau qui séparel’intérieur de l’extérieur, etqu’elle s’enrichit

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indéfiniment à mesurequ’elle s’annexe des cerclesplus vastes autour du point-moi. Robinson n’estinfiniment riche que lorsqu’ilcoïncide avec Speranza toutentière.

*

Dès le lendemain Robinson jetales bases d’un Conservatoire desPoids et Mesures. Il l’édifia enforme de pavillon, mais dans lesmatériaux les plus réfractaires qu’ilput trouver : blocs de granit et

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parpaings de latérite. Il y exposa surune sorte d’autel – comme autantd’idoles – et contre les murs –comme les armes de la panoplie dela raison – les étalons du pouce, dupied, du yard, de la verge, del’encablure, de la pinte, du picotin,du boisseau, du gallon, du grain, dela drachme, de l’once avoirdupois etde la livre avoirdupois.

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CHAPITRE IV

Le jour 1 000 de son calendrier,Robinson revêtit son habit decérémonie et s’enferma dans savilla. Il se plaça devant un pupitrequ’il avait imaginé et fabriqué pourpouvoir écrire debout, dans uneattitude de respect et de vigilance.Puis ouvrant le plus grand des livreslavés qu’il avait trouvés dans laVirginie, il écrivit :

CHARTE DE L’ÎLE DE SPERANZA

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COMMENCÉE LE 1000e JOUR DUCALENDRIER LOCAL

ARTICLE PREMIER. – En vertude l’inspiration de l’Esprit Saintperçue et obéie conformément àl’enseignement du Vénéré AmiGeorge Fox, le sujet de S. M.George II, Robinson Crusoé, né àYork le 19 décembre 1737, estnommé Gouverneur de l’île deSperanza située dans l’océanPacifique entre les îles JuanFernández et la côte occidentale duChili. En cette qualité, il a toutpouvoir pour légiférer et exécutersur l’ensemble du territoire

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insulaire et de ses eaux territorialesdans le sens et selon les voies quelui dictera la lumière intérieure.

ARTICLE II. – Les habitants del’île sont tenus, pour autant qu’ilspensent, de le faire à haute etintelligible voix.

Scolie. – Perdre la faculté de laparole par défaut d’usage est l’unedes plus humiliantes calamités quime menacent. Déjà j’éprouve,quand je tente de discourir à hautevoix, un certain embarras delangue, comme après un excès devin. Il importe donc désormais quele discours intérieur que nous noustenons aussi longtemps que nous

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demeurons conscients parviennejusqu’à mes lèvres pour les modelersans cesse. C’est d’ailleurs sa pentenaturelle, et il faut une particulièrevigilance de l’attention pour leretenir avant qu’il ne s’exprime,comme le montre l’exemple desenfants, et des vieillards qui parlentseuls par faiblesse d’esprit.

ARTICLE III. – Il est interdit defaire ses besoins naturels ailleursque dans les lieux prévus à cetusage.

Scolie. – Il est certain que laplace de cette disposition àl’article III de la Charte pourrasurprendre. Mais c’est que le

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Gouverneur légifère au fur et àmesure que telle nécessité ou telleautre se fait sentir, et dans lerelâchement qui menace leshabitants de l’île, il est urgent deleur imposer une petite discipline àl’un des endroits de leur vie qui lesrapprochent le plus de la bestialité.

ARTICLE IV. – Le vendredi estjeûné.

ARTICLE V. – Le dimanche estchômé. À dix-neuf heures le samedi,tout travail doit cesser dans l’île, etles habitants doivent revêtir leursmeilleurs vêtements pour le dîner.Le dimanche matin à dix heures,une méditation religieuse sur un

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texte des Saintes Écritures lesréunira dans le Temple.

ARTICLE VI. – Seul leGouverneur est autorisé à pétuner.Encore ne doit-il le faire que chaquesemaine le dimanche après-midi cemois-ci, puis toutes les deuxsemaines le mois prochain, uneseule fois dans le mois d’après,enfin un mois sur deux seulementdans la suite.

Scolie. – J’ai découvert depuispeu seulement l’usage et l’agrémentde la pipe en porcelaine de feu VanDeyssel. Malheureusement laprovision de tabac contenue dans lebarillet n’aura qu’un temps. Il

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importe donc de la prolongerautant que possible, et de ne pascontracter une habitude dontl’insatisfaction serait plus tard unesource de souffrance.

Robinson se recueillit unmoment. Puis ayant refermé le livrede la Charte, il ouvrit un autrevolume – également vierge – etinscrivit en capitales sur la page degarde :

CODE PÉNAL DE L’ÎLE DESPERANZA

COMMENCÉ LE 1000e JOUR DU

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CALENDRIER LOCAL

Il tourna la page, réfléchitlonguement et écrivit enfin :

ARTICLE PREMIER. – Lesmanquements à la Charte sontpassibles de deux peines : jours dejeûne, jours de fosse.

Scolie. – Ce sont les deux seulespeines applicables actuellement, leschâtiments corporels et la peine demort impliquant une augmentationde la population insulaire. La fosseest située dans la prairie, à mi-chemin des contreforts rocheux et

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des premiers marécages. Elle estexposée de telle sorte que le soleil ydarde ses rayons pendant les sixheures les plus chaudes de lajournée.

ARTICLE II. – Tout séjour dansla souille est interdit. Lescontrevenants seront punis d’unséjour de durée double dans lafosse.

Scolie. – La fosse apparaîtcomme l’antithèse – et donc en uncertain sens comme l’antidote – dela souille. Cet article du Code pénalillustre subtilement le principeselon lequel un fauteur doit êtrepuni par où il a péché.

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ARTICLE III. – Quiconque apollué l’île de ses excréments serapuni d’un jour de jeûne.

Scolie. – Nouvelle illustrationdu principe de la correspondancesubtile entre la faute et la peine.

ARTICLE IV. – …

Robinson s’accorda un momentde méditation avant de déterminerles peines frappant l’outrage publicà la pudeur sur le territoireinsulaire et ses eaux territoriales. Ilfit quelques pas en direction de laporte qu’il ouvrit, comme pour semontrer à ses sujets. Le

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moutonnement des frondaisons dela grande forêt tropicale déferlaitvers la mer qui se confondait plusloin avec le ciel. Parce qu’il étaitroux comme un renard, sa mèrel’avait voué dès sa plus petiteenfance aux vêtements verts, et ellelui avait inculqué la méfiance dubleu qui ne s’accordait, disait-elle,ni à la rouille de ses cheveux ni à lateinte de ses vêtements. Or rien nechantait pour l’heure plusharmonieusement que cette mer defeuillages contre la toile océanetendue jusqu’au ciel. Le soleil, lamer, la forêt, l’azur, le monde entierétaient frappés d’une telle

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immobilité que le cours du tempsaurait paru suspendu sans le tic-tacmouillé de la clepsydre. « S’il estune circonstance privilégiée, pensaRobinson, où l’Esprit Saint doitmanifester sa descente en moi,législateur de Speranza, ce doit êtreun jour comme celui-ci, une minutecomme celle-ci. Une langue de feudansant au-dessus de ma tête ouune colonne de fumée montanttoute droite vers le zénith nedevraient-elles pas attester que jesuis le temple de Dieu ? »

Comme il prononçait ces mots àhaute voix – conformément àl’article II de la Charte – il vit

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s’élever derrière le rideau forestierun mince filet de fumée blanche quisemblait partir de la Baie du Salut.Croyant que sa prière était exaucée,il tomba à genoux en murmurantune oraison jaculatoire. Après quoiun doute se fit dans son esprit. Il sereleva et il alla décrocher du mur unmousquet, une poire à poudre, unebourse de balles et la longue-vue.Puis il siffla Tenn, et il s’enfonçadans l’épaisseur du taillis en évitantla voie directe qu’il avait tracée durivage à la grotte.

Ils étaient une quarantaine quifaisaient cercle debout autour d’unfeu d’où montait un torrent de

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fumée lourde, épaisse, laiteuse,d’une consistance anormale. Troislongues pirogues à flotteur etbalancier étaient déhalées sur lesable. C’étaient des embarcationsd’un type courant dans tout lePacifique, d’une remarquable tenuede mer malgré leur étroitesse et lafaiblesse de leur tirant d’eau. Quantaux hommes qui entouraient lefoyer, Robinson reconnut à lalongue-vue des Indiens costinos dela redoutable peuplade desAraucaniens, habitants d’une partiedu Chili moyen et méridional qui,après avoir tenu en échec lesenvahisseurs incas, avaient infligé

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de sanglantes défaites auxconquistadores espagnols. Petits,trapus, ces hommes étaient vêtusd’un grossier tablier de cuir. Leurvisage large, aux yeuxextraordinairement écartés, étaitrendu plus étrange encore parl’habitude qu’ils avaient de s’épilercomplètement les sourcils, et par lachevelure abondante, noire, moirée,superbement entretenue qu’ilssecouaient fièrement à touteoccasion. Robinson les connaissaitpar de fréquents voyages à Temuco,leur capitale chilienne. Il savait quesi un nouveau conflit avec lesEspagnols avait éclaté, aucun

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homme blanc ne trouverait grâce àleurs yeux.

Avaient-ils effectué l’énormetraversée des côtes chiliennes àSperanza ? La valeur traditionnelledes navigateurs costinos rendait cetexploit vraisemblable, mais il étaitplus probable que l’une ou l’autredes îles Juan Fernández avait étécolonisée par eux – et c’était unechance que Robinson n’eût pas étéjeté entre leurs mains, car il eût étéà coup sûr massacré ou, pour lemoins, réduit en esclavage.

Grâce à des récits qu’il avaitentendus en Araucanie, il devinaitle sens de la cérémonie qui se

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déroulait actuellement sur le rivage.Une femme décharnée et échevelée,chancelant à l’intérieur du cercleformé par les hommes, s’approchaitdu feu, y jetait une poignée depoudre et respirait avidement leslourdes volutes blanches quis’élevaient aussitôt. Puis, commesoulevée par cette inhalation, elle setournait vers les Indiens immobileset semblait les passer en revue, pasà pas, avec de brusques arrêtsdevant l’un ou l’autre. Ensuite ellerevenait près du foyer, et le manègerecommençait, si bien queRobinson se demandait si lasorcière n’allait pas s’écrouler

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asphyxiée avant l’achèvement durite. Mais non, le dramatiquedénouement se produisit tout àcoup. La silhouette haillonneusetendait le bras vers l’un deshommes. Sa bouche grande ouvertedevait proférer des malédictionsque Robinson n’entendait pas.L’Indien désigné par la voyantecomme responsable d’un malquelconque dont la communautédevait souffrir – épidémie ousécheresse – se jeta à plat ventresur le sol, secoué de grandsfrissons. L’un des Indiens marchavers lui. Sa machette fit d’abordvoler le tablier du misérable, puis

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elle s’abattit sur lui à coupsréguliers, détachant sa tête, puis sesbras et ses jambes. Enfin les sixmorceaux de la victime furentportés dans le brasier, tandis que lasorcière, accroupie, recroquevilléesur le sable, priait, dormait,vomissait ou pissait.

Les Indiens avaient rompu lecercle et se désintéressaient du feudont la fumée était devenue noire.Ils entourèrent leurs embarcation,et six d’entre eux en sortirent desoutres et se dirigèrent vers la forêt.Robinson battit en retraiteprécipitamment sans perdre de vuetoutefois ces hommes qui

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envahissaient son domaine. S’ilsvenaient à découvrir quelque tracede son établissement dans l’île, lesdeux équipages pourraient se lancerà sa recherche, et il en réchapperaitdifficilement. Mais heureusement,le premier point d’eau étant à lalisière de la forêt, les Indiensn’eurent pas à s’enfoncer bien avantdans l’île. Ils remplirent leursoutres qu’ils portaient à deux,suspendues à une perche, et sedirigèrent vers les pirogues où leurscompagnons avaient pris place. Lasorcière était prostrée sur une sortede siège d’apparat placé à l’arrièred’un des deux bateaux.

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Lorsqu’ils eurent disparuderrière les falaises occidentales dela baie, Robinson s’approcha dubûcher. On y distinguait encore desrestes calcinés de la victimeexpiatoire. Ainsi, pensa-t-il, ceshommes frustes appliquaient-ilsinconsciemment et avec leurcruauté naturelle la parole del’Évangile : « Si ton œil droit estpour toi une occasion de chute,arrache-le et jette-le loin de toi, carmieux vaut pour toi qu’un seul detes membres périsse et que toncorps tout entier ne soit pas jetédans la géhenne. Et si ta maindroite est pour toi une occasion de

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chute, coupe-la et jette-la loin detoi… » Mais la charité n’était-ellepas d’accord avec l’économie pourrecommander plutôt de soignerl’œil gangrené et de purifier lemembre de la communauté devenuune cause de scandale pour tous ?

Et ce fut empli de doutes que leGouverneur de Speranza regagna sarésidence.

*

ARTICLE VII. – L’île deSperanza est déclarée placefortifiée. Elle est placée sous le

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commandement du Gouverneur quiprend grade de général. Le couvre-feu est obligatoire une heure aprèsle coucher du soleil.

ARTICLE VIII. – Le cérémonialdominical est étendu aux joursouvrables.

Scolie. – Toute augmentation dela pression de l’événement brut doitêtre compensée par unrenforcement correspondant del’étiquette. Cela se passe decommentaire.

Robinson reposa sa plume devautour et regarda autour de lui.

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Devant sa villa résidentielle et lesbâtiments du Pavillon du Poids etMesures, du Palais de Justice et duTemple se dressait maintenant uneenceinte crénelée édifiée avec ledéblai d’un fossé de douze pieds deprofondeur et de dix pieds de largequi courait d’une paroi à l’autre dela grotte en un vaste demi-cercle.Les deux mousquets à silex et lepistolet à double canon étaientposés – chargés – sur le bord destrois créneaux du centre. En casd’attaque, Robinson pourrait fairecroire aux assaillants qu’il n’étaitpas le seul défenseur de la place. Lesabre d’abordage et la hache se

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trouvaient également à portéed’usage, mais il était peu probablequ’on en vînt jamais à un corps àcorps, car l’approche du mur étaitsemée de pièges. C’était d’abord unesérie d’entonnoirs disposés enquinconce au fond desquels dardaitun pieu à la pointe durcie au feu, etque recouvraient des touffesd’herbes posées sur une mince claiede joncs. Ensuite Robinson avaitenfoui dans le sol à l’issue –formant clairière – de la pisteprovenant de la baie – là oùnormalement d’éventuelsassaillants se rassembleraient pourse consulter avant d’aller plus avant

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– un tonneau de poudre qu’uncordon d’étoupe permettait de faireexploser à distance. Enfin lapasserelle qui franchissait le fosséétait, bien entendu, amovible del’intérieur.

Ces travaux de fortifications etl’état d’alerte où le maintenait lapeur d’un retour des Araucaniensentretenaient Robinson dans uneexcitation tonique dont il ressentaitle bienfait moral et physique. Iléprouvait une fois de plus que,contre les effets dissolvants del’absence d’autrui, construire,organiser et légiférer étaient desremèdes souverains. Jamais il ne

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s’était senti aussi éloigné de lasouille. Chaque soir, avant lecouvre-feu, il faisait une ronde,accompagné de Tenn, qui paraissaitavoir compris la nature du dangerqui le menaçait. Puis on procédait àla « fermeture » de la forteresse.Des blocs de pierre étaient roulés àdes emplacements calculés afin qued’éventuels assaillants fussentobligés de se diriger vers lesentonnoirs. Le « pont-levis » étaitretiré, on barricadait toutes lesissues, et l’heure du couvre-feuétait sonnée. Puis Robinsonpréparait le dîner, dressait la tablede la résidence et se retirait dans la

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grotte. Il en ressortait quelquesminutes plus tard, lavé, parfumé,peigné, la barbe taillée, vêtu de sonhabit de cérémonie. Enfin, à lalueur d’un candélabre sur lequelflambait un buisson de baguettesenduites de résine, il dînaitlentement sous la surveillancerespectueuse et passionnée deTenn.

À cette période d’activitémilitaire intense succéda une brèvesaison de pluies diluviennes quil’obligèrent à de pénibles travaux deconsolidation et de réfection de sesétablissements. Puis ce fut ànouveau la récolte des céréales. Elle

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fut si riche qu’il fallut aménager ensilo une grotte secondaire prenantson point de départ à l’intérieurmême de la grotte principale, maissi étroite et d’un accès si malaiséque Robinson avait renoncé jusque-là à l’utiliser. Cette fois il ne serefusa pas la joie de se faire du pain.Il réserva une petite partie de sarécolte à cet usage, et alluma enfinle four qu’il tenait prêt depuis silongtemps. Ce fut pour lui uneexpérience bouleversante dont ilmesura certes la gravité, mais donttous les aspects ne lui apparurentque plus tard. Une fois de plus, ilreplongeait ainsi dans l’élément à la

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fois matériel et spirituel de lacommunauté humaine perdue.Mais si cette première panificationle faisait remonter, par toute sasignification mystique etuniverselle, aux sources del’humain, elle comportait aussidans son ambiguïté desimplications tout individuellescelles-là – cachées, intimes,enfouies parmi les secrets honteuxde sa petite enfance – et promisespar là même à un épanouissementimprévu dans sa sphère solitaire.

*

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Log-book.

En pétrissant ma pâtepour la première fois cematin, j’ai fait renaître enmoi des images oblitérées parle tumulte de la vie, mais quemon isolement contribue àexhumer. Je pouvais avoir dixans quand mon père medemanda quel métier jesouhaitais exercer plus tard.Sans hésiter je lui répondis :boulanger. Il me regarda avecgravité et hocha lentement latête d’un air d’affectueuse

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approbation. Nul doute quedans son esprit cet humblemétier était revêtu d’unesorte de dignité sacrée partous les symboles quis’attachent au pain,nourriture par excellence ducorps, mais aussi de l’espritselon la tradition chrétienne– qu’il récusait certes parfidélité à l’enseignementquaker, mais tout enrespectant son caractèrevénérable.

Pour moi, il s’agissait debien autre chose, mais je mesouciais peu à l’époque

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d’expliciter la signification duprestige dont brillait laboulange à mes yeux. Chaquematin, en allant à l’école, jepassais devant un certainsoupirail dont l’haleinechaude, maternelle et commecharnelle m’avait frappé lapremière fois, et me retenaitdepuis, longuement accrochéaux barreaux qui lefermaient. Dehors c’était lanoirceur humide du petitjour, la rue boueuse, avec aubout l’école hostile et lesmaîtres brutaux. À l’intérieurde la caverne dorée qui

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m’aspirait, je voyais unmitron – le torse nu et levisage poudrés « à frimas » –pétrir à pleins bras la masseblonde de la pâte. J’aitoujours préféré les matièresaux formes. Palper et humersont pour moi des modesd’appréhension plusémouvants et plus pénétrantsque voir et entendre. Je penseque ce trait ne parle pas enfaveur de la qualité de monâme, mais je le confesse bienhumblement. Pour moi lacouleur n’est qu’unepromesse de dureté ou de

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douceur, la forme n’est quel’annonce d’une souplesse oud’une raideur entre mesmains. Or je ne concevaisrien de plus onctueux ni deplus accueillant que ce grandcorps sans tête, tiède et lascif,qui s’abandonnait au fond dupétrin aux étreintes d’unhomme à demi nu. Je le saismaintenant, j’imaginaisd’étranges épousailles entrela miche et le mitron, et jerêvais même d’un levain d’ungenre nouveau qui donneraitau pain une saveur musquéeet comme un fumet de

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printemps.

*

Ainsi, pour Robinson,l’organisation frénétique de l’îleallait de pair avec le libre et d’abordtimide épanouissement detendances à demi inconscientes. Etil semblait bien en effet que tout cetéchafaudage artificiel et extérieur –branlant, mais sans cessefiévreusement perfectionné –n’avait pour raison d’être que deprotéger la formation d’un hommenouveau qui ne serait viable que

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plus tard. Mais cela, Robinson ne lereconnaissait pas encorepleinement, et il se désolait desimperfections de son système. Eneffet, l’observation de la Charte etdu Code pénal, la purge des peinesqu’il s’infligeait, le respect d’unemploi du temps rigoureux qui nelui laissait aucun répit, lecérémonial qui entourait les actesmajeurs de sa vie, tout ce corset deconventions et de prescriptionsqu’il s’imposait pour ne pas tomberne l’empêchait pas de ressentir avecangoisse la présence sauvage etindomptée de la nature tropicale et,à l’intérieur, le travail d’érosion de

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la solitude sur son âme d’hommecivilisé. Il avait beau s’interdirecertains sentiments, certainesconclusions instinctives, il tombaitsans cesse dans des superstitionsou des perplexités qui ébranlaientl’édifice dans lequel il s’efforçait des’enfermer.

C’est ainsi qu’il ne pouvait sedéfendre d’attribuer unesignification fatidique aux cris ducheucau. Cet oiseau toujoursprofondément dissimulé dans lestaillis – invisible mais souvent àportée de la main – faisait éclater àson oreille deux cris dont l’unpromettait à n’en pas douter le

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bonheur, tandis que l’autrerésonnait comme l’annoncedéchirante d’une calamitéprochaine. Robinson en était arrivéà redouter comme la mort ce cri dedésolation, mais il ne pouvaits’empêcher de s’aventurer dans leshalliers sombres et humidesqu’affectionnent ces oiseaux, lecœur à l’avance broyé par leur noirprésage.

Il lui arrivait aussi de plus enplus souvent de soupçonner sessens de le tromper, et de considérertelle ou telle perception commenulle parce qu’entachée d’un douteimpossible à lever. Ou alors, il

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refaisait inlassablement telleexpérience qui lui paraissaitinsolite, suspecte, contradictoire.En approchant en pirogue du rivagesud-ouest de l’île, par exemple, ilfut frappé de la rumeurassourdissante de cris d’oiseaux etde crissements d’insectes quiparvenait jusqu’à lui comme portéepar des vagues successives. Orayant abordé, et s’étant enfoncésous les arbres, il se trouva plongédans un silence qui le remplit destupeur inquiète. La rumeur de lafaune ne s’entendait-elle que del’extérieur et d’une certainedistance de la forêt, ou bien était-ce

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sa présence qui provoquait cesilence ? Il reprit sa pirogue,s’éloigna, revint, aborda,recommença, énervé, épuisé, sanspouvoir trancher.

Il y avait aussi ces dunes desable grossier au nord-est d’oùsemblait sortir lorsqu’il s’yaventurait une sorte demugissement profond, abyssal etcomme tellurique qui le glaçaitd’horreur, ne fût-ce que parl’impossibilité d’en déterminer laprovenance. Certes il avait entenduparler au Chili d’une colline appeléeEl Bramador – la bramante – parceque du sable mis en mouvement

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par les pas d’un marcheur émanecomme un grondement caverneux.

Mais se souvenait-il vraiment decette anecdote, ou bien l’avait-ilinventée inconsciemment dans leseul but de calmer son angoisse ? Ilne pouvait le dire, et avec uneobstination maniaque, il marchaitdans les dunes, la bouche grandeouverte pour mieux entendre, selonune recette de marin.

*

Log-book.

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Trois heures du matin.Lumineuse insomnie. Jedéambule dans les galerieshumides de la grotte. Enfant,je me serais évanouid’horreur en voyant cesombres, ces fuites deperspectives voûtées, enentendant le bruit d’unegoutte d’eau s’écraser sur unedalle. La solitude est un vinfort. Insupportable à l’enfant,elle enivre d’une joie âprel’homme qui a su maîtriser,quand il s’y adonne, lesbattements de son cœur delièvre. Ne serait-ce pas que

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Speranza couronne un destinqui s’est dessiné dès mespremières années ? Lasolitude et moi, nous noussommes rencontrés lors demes longues promenadesméditatives sur les bords del’Ouse, et aussi quand jem’enfermais jalousementdans la librairie de mon pèreavec une provision dechandelles pour tenir la nuit,ou encore lorsque je refusai àLondres d’user des lettres derecommandation quim’auraient introduit chez desamis de ma famille. Et je suis

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entré en solitude, comme onentre tout naturellement enreligion après une enfancetrop dévote, la nuit où laVirginie a achevé sa carrièresur les récifs de Speranza.Elle m’attendait depuisl’origine des temps sur cesrivages, la solitude, avec soncompagnon obligé, lesilence…

Ici je suis devenu peu àpeu une manière despécialiste du silence, dessilences, devrais-je dire. Detout mon être tendu commeune grande oreille, j’apprécie

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l a qualité particulière dusilence où je baigne. Il y a dessilences aériens et parfuméscomme des nuits de juin enAngleterre, d’autres ont laconsistance glauque de lasouille, d’autres encore sontdurs et sonores commel’ébène. J’en arrive à sonderla profondeur sépulcrale dusilence nocturne de la grotteavec une volupté vaguementnauséeuse qui m’inspirequelque inquiétude. Déjà lejour, je n’ai pas pour meretenir à la vie une femme,des enfants, des amis, des

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ennemis, des serviteurs, desclients qui sont commeautant d’ancres fichées enterre. Pourquoi faut-il qu’aucœur de la nuit je me laissede surcroît couler si loin, siprofond dans le noir ? Il sepourrait bien qu’un jour, jedisparaisse sans trace,comme aspiré par le néantque j’aurais fait naître autourde moi.

*

Les silos de grain qui se

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multipliaient d’année en annéeposèrent bientôt de gravesproblèmes de protection contre lesrats. Les rongeurs paraissaientproliférer dans l’exacte proportionoù les céréales s’accumulaient, etRobinson ne manquait pasd’admirer cette adaptation d’uneespèce animale aux richesses dumilieu, à l’opposé de l’espècehumaine qui s’accroît, au contraire,d’autant plus que les ressourcesdont elle dispose sont plus pauvres.Mais puisqu’il entendait ne pascesser d’entasser récolte sur récolteaussi longtemps qu’il en aurait laforce, il fallait sévir contre les

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parasites.

Certains champignons blancs àpois rouges devaient être vénéneux,car plusieurs chevreaux étaientmorts après en avoir brouté desfragments mêlés à l’herbe.Robinson en fit une décoction danslaquelle il fit tremper des grains deblé. Puis il répandit ses grainsempoisonnés sur les passageshabituels des rats. Ils s’enrégalèrent impunément. Ilconstruisit alors des cages danslesquelles la bête tombait par unetrappe. Mais il en aurait fallu desmilliers, et en outre quel n’était passon dégoût de se sentir fixé par les

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petits yeux intelligents et haineuxde ces bêtes quand il enfonçait leurcage dans la rivière ! La solitudel’avait rendu infiniment vulnérableà tout ce qui pouvait ressembler à lamanifestation d’un sentimenthostile à son égard, fût-ce de la partde la plus méprisable des bestioles.L’armure d’indifférence etd’ignorance réciproques dont leshommes se protègent dans leursrapports entre eux avait disparu,comme un cal fond peu à peu dansune main devenue oisive.

Un jour il assista au duel furieuxque se livraient deux rats. Aveugleset sourdes à tout ce qui les

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entourait, les deux bêtes nouéesroulaient sur le sol avec desmiaulements rageurs. Finalementelles s’entre-égorgèrent etmoururent sans desserrer leurétreinte. En comparant les deuxcadavres, Robinson s’avisa qu’ilsappartenaient à deux variétés biendifférentes : l’un très noir, rond etpelé, était semblable en tous pointsà ceux qu’il avait accoutumé depourchasser sur tous les navires oùil s’était trouvé. L’autre gris, plusallongé et de poil plus fourni, sortede campagnol rustique, se voyaitdans une partie de la prairie qu’ilparaissait avoir colonisée. Nul

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doute que cette seconde espèce fûtindigène, tandis que la premièreprovenant de l’épave de la Virginieavait crû et multiplié grâce auxrécoltes de céréales. Les deuxespèces paraissaient avoir leursressources et leurs domainesrespectifs. Robinson s’en assura enlâchant un soir dans la prairie unrat noir capturé dans la grotte.Longtemps les herbes frémissantestrahirent seules le tracé d’unecourse invisible et nombreuse. Puisla chasse se circonscrit et le sable semit à voler au pied d’une dune.Quand Robinson arriva, il ne restaitde son ancien prisonnier que des

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touffes de poil noir et des membresdéchiquetés. Alors il répandit deuxsacs de grain dans la prairie aprèsavoir semé une mince traînéedepuis la grotte jusque-là. Ce lourdsacrifice risquait d’être inutile. Il nele fut pas. Dès la nuit, les noirsvinrent en foule récupérer ce qu’ilsconsidéraient peut-être comme leurbien. La bataille éclata. Surplusieurs acres de prairie unetempête paraissait souleverd’innombrables et minusculesgeysers de sable. Les couples delutteurs roulaient comme desboulets vivants, tandis qu’unpiaillement innombrable montait

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du sol, comme d’une cour derécréation infernale. Sous lalumière livide de la lune, la plaineavait l’air de bouillir en exhalantdes plaintes d’enfant.

L’issue du combat étaitprévisible. Un animal qui se bat surle territoire de son adversaire atoujours le dessous. Ce jour-là, tousles rats noirs périrent.

*

Log-book.

Cette nuit, mon bras droit

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tendu hors de ma couches’engourdit, « meurt ». Je lesaisis entre le pouce et l’indexde ma main gauche et jesoulève cette chose étrangère,cette masse de chair énormeet pesante, ce lourd et grasmembre d’autrui soudé àmon corps par erreur. Je rêveainsi de manipuler tout moncadavre, de m’émerveiller deson poids mort, de m’abîmerdans ce paradoxe : une chosequi est moi. Mais est-elle bienmoi ? Je sens remuer en moile souvenir d’une vieilleémotion que me donnait

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enfant un vitrail de notreéglise figurant le martyre desaint Denis : décapité sur lesdegrés d’un temple, le corpsse penche et saisit sa propretête dans ses deux grandesmains, il la ramasse… Or ceque j’admirais ce n’étaitjustement pas cette preuve deprodigieuse vitalité. Dansmon enfantine piété, cettemerveille me paraissait lamoindre des choses, etd’ailleurs j’avais vu descanards s’envoler sans tête.Non, le vrai miracle, c’étaitqu’étant débarrassé de sa

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tête, saint Denis allât lachercher dans le ruisseau oùelle avait roulé, et qu’il lasaisît avec tant d’attention, detendresse, d’affectueusesollicitude. Ah, par exemple,si l’on m’avait décapité, cen’est pas moi qui auraiscouru après cette tête dontles cheveux roux et les tachesde son faisaient monmalheur ! Comme je lesrécusais passionnément, cechef flamboyant, ces longsbras maigres, ces jambes decigogne et ce corps blanccomme une oie plumée,

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fourré çà et là d’une écumede duvet rosâtre ! Cetteantipathie vigoureuse m’apréparé à une vision de moi-même qui n’a pris toute sonampleur qu’à Speranza.Depuis quelque temps eneffet je m’exerce à cetteopération qui consiste àarracher de moisuccessivement les uns aprèsles autres tous mes attributs– je dis bien tous – commeles pelures successives d’unoignon. Ce faisant, jeconstitue loin de moi unindividu qui a nom Crusoé,

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prénom Robinson, quimesure six pieds, etc. Je levois vivre et évoluer dans l’îlesans plus profiter de sesheurs, ni pâtir de sesmalheurs. Qui je ? Laquestion est loin d’êtreoiseuse. Elle n’est même pasinsoluble. Car si ce n’est lui,c’est donc Speranza. Il y adésormais un je volant qui vase poser tantôt sur l’homme,tantôt sur l’île, et qui fait demoi tour à tour l’un oul’autre.

Ce que je viens d’écrire,n’est-ce pas cela que l’on

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appelle « philosophie » ?Quelle étrangemétamorphose ne suis-je pasen train de subir pour quemoi, le plus positif, le moinsspéculatif des hommes, j’enarrive non seulement à meposer de pareils problèmes,mais, apparemment dumoins, à les résoudre ! Ilfaudra y revenir.

*

Cette antipathie pour son proprevisage et aussi une éducation

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hostile à toute complaisancel’avaient longtemps tenu à l’écartdu miroir provenant de la Virginiequ’il avait suspendu au murextérieur le moins accessible de laRésidence. L’attention vigilantequ’il portait désormais à sa propreévolution l’y ramena un matin – etil sortit même son siège habituelpour scruter plus à loisir la seuleface humaine qu’il lui fût donné devoir.

Aucun changement notablen’avait altéré ses traits, et pourtantil se reconnut à peine. Un seul motse présenta à son esprit : défiguré.« Je suis défiguré », prononça-t-il à

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haute voix, tandis que le désespoirlui serrait le cœur. C’étaitvainement qu’il cherchait, dans labassesse de la bouche, la matité duregard ou l’aridité du front – cesdéfauts qu’il se connaissait depuistoujours –, l’explication de ladisgrâce ténébreuse du masque quile fixait à travers les tachesd’humidité du miroir. C’était à lafois plus général et plus profond,une certaine dureté, quelque chosede mort qu’il avait jadis remarquésur le visage d’un prisonnier libéréaprès des années de cachot sanslumière. On aurait dit qu’un hiverd’une rigueur impitoyable fût passé

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sur cette figure familière, effaçanttoutes ses nuances, pétrifiant tousses frémissements, simplifiant sonexpression jusqu’à la grossièreté.Ah, certes, cette barbe carrée quil’encadrait d’une oreille à l’autren’avait rien de la douceur floue etsoyeuse de celle du Nazaréen !C’était bien à l’Ancien Testament età sa justice sommaire qu’elleressortissait, ainsi d’ailleurs que ceregard trop franc dont la violencemosaïque effrayait.

Narcisse d’un genre nouveau,abîmé de tristesse, recru de dégoûtde soi, il médita longuement en têteà tête avec lui-même. Il comprit que

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notre visage est cette partie de notrechair que modèle et remodèle,réchauffe et anime sans cesse laprésence de nos semblables. Unhomme que vient de quitterquelqu’un avec qui il a eu uneconversation animée : son visagegarde quelque temps une vivacitérémanente qui ne s’éteint que peu àpeu et dont la survenue d’un autreinterlocuteur fera rejaillir laflamme. « Un visage éteint. Undegré d’extinction sans doutejamais atteint encore dans l’espècehumaine. » Robinson avaitprononcé ces mots à haute voix. Orsa face en proférant ces paroles

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lourdes comme des pierres n’avaitpas davantage bougé qu’une cornede brume ou un cor de chasse. Ils’efforça à quelque pensée gaie ettâcha de sourire. Impossible. Envérité il y avait quelque chose degelé dans son visage et il aurait fallude longues et joyeuses retrouvaillesavec les siens pour provoquer undégel. Seul le sourire d’un amiaurait pu lui rendre le sourire…

Il s’arracha à l’horriblefascination du miroir et regardaautour de lui. N’avait-il pas tout cequ’il lui fallait sur cette île ? Ilpouvait étancher sa soif et apaisersa faim, pourvoir à sa sécurité et

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même à son confort, et la Bible étaitlà pour satisfaire ses exigencesspirituelles. Mais qui donc, par lasimple vertu d’un sourire, feraitjamais fondre cette glace quiparalysait son visage ? Ses yeuxs’abaissèrent alors vers Tenn, assispar terre à sa droite qui levait sonmuseau vers lui. Robinson avait-ilune hallucination ? Tenn souriait àson maître. D’un seul côté de sagueule, sa lèvre noire, finementdentelée se soulevait et découvraitune double rangée de crocs. Enmême temps il inclinait drôlementla tête sur le côté, et on aurait ditque ses yeux noisette se plissaient

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ironiquement. Robinson saisit àdeux mains la grosse tête velue, etson regard se voila d’émotion. Unechaleur oubliée colorait ses joues etun frémissement imperceptiblefaisait trembler les commissures deses lèvres. C’était comme sur lesbords de l’Ouse, quand le premiersouffle de mars faisait pressentir lesprochains tressaillements duprintemps. Tenn faisait toujours sagrimace et Robinson le regardaitpassionnément afin de recouvrer laplus douce des facultés humaines.Désormais ce fut comme un jeuentre eux. Tout à coup Robinsoninterrompait son travail, sa chasse,

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son cheminement sur la grève oudans les bois – ou bien il allumaitune torche résineuse au milieu dela nuit – et son visage qui n’étaitplus qu’à demi mort fixait Tennd’une certaine façon. Et le chien luisouriait, la tête inclinée, et sonsourire de chien se reflétait de jouren jour plus distinctement sur levisage humain de son maître.

*

L’aube était déjà rose, mais legrand concert des oiseaux et desinsectes n’avait pas encore

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commencé. Pas un souffle d’airn’animait les palmes quifestonnaient la porte grandeouverte de la Résidence. Robinsonouvrit les yeux beaucoup plus tardqu’à l’accoutumée. Il s’en renditcompte aussitôt, mais sa consciencemorale dormant sans doute encore,il ne songea pas à s’en faire grief. Ilimagina, comme en panorama,toute la journée qui l’attendait à laporte. Il y aurait d’abord la toilette,puis la lecture de la Bible devant lelutrin, ensuite le salut aux couleurset l’« ouverture » de la forteresse. Ilferait basculer la passerelle par-dessus le fossé et dégagerait les

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issues obstruées par les quartiers deroche. La matinée serait consacréeau cheptel. Les biques marquéesB 13, L 24, G 2 et Z 17 devaient êtresmenées au bouc. Robinsonn’imaginait pas sans dégoût la hâteindécente avec laquelle cesdiablesses accourraient sur leursjambes sèches empêtrées dans leursmamelles vers l’enclos des mâles.Pour le reste, il les laisseraitforniquer à leur aise toute lamatinée. Il y aurait lieu aussi devisiter la garenne artificielle qu’ilessayait d’établir. C’était une combesablonneuse, semée de bruyères etde genêts qu’il avait entourée d’une

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murette de pierres sèches et où ilcultivait des navets sauvages, de laluzerne vierge et un carré d’avoinepour y retenir une colonie d’agoutis,sorte de lièvres dorés aux oreillescourtes, dont il n’avait pu tuer quede rares exemplaires depuis ledébut de son séjour à Speranza. Ilfaudrait encore avant le déjeunerremettre à niveau ses trois viviersd’eau douce que la saison sècheéprouvait dangereusement. Ensuiteil mangerait sur le pouce, et ilrevêtirait son grand uniforme degénéral, car un après-midisurchargé d’obligations officiellesl’attendait : mise à jour du

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recensement des tortues de mer,présidence de la commissionlégislative de la Charte et du Codepénal, enfin inauguration d’un pontde lianes audacieusement jeté par-dessus un ravin de cent pieds deprofondeur en pleine forêttropicale.

Robinson se demandait avecaccablement s’il trouverait en outrele temps d’achever la gloriette defougères arborescentes qu’il avaitcommencé de construire à la lisièrede la forêt bordant le rivage de labaie et qui serait à la fois unexcellent gabion d’affût poursurveiller la mer et une retraite

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d’ombre verte d’une exquisefraîcheur aux heures les pluschaudes de la journée, quand ilcomprit soudain la cause de sonéveil tardif : il avait oublié deregarnir la clepsydre la veille, et ellevenait de s’arrêter. À vrai dire lesilence insolite qui régnait dans lapièce venait de lui être révélé par lebruit de la dernière goutte tombantdans le bassin de cuivre. Entournant la tête, il constata que lagoutte suivante apparaissaittimidement sous la bonbonne vide,s’étirait, adoptait un profilpiriforme, hésitait puis, commedécouragée, reprenait sa forme

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sphérique, remontait même vers sasource, renonçant décidément àtomber, et même amorçant uneinversion du cours du temps.

Robinson s’étenditvoluptueusement sur sa couche.C’était la première fois depuis desmois que le rythme obsédant desgouttes s’écrasant une à une dans lebac cessait de commander sesmoindres gestes avec une rigueurde métronome. Le temps étaitsuspendu. Robinson était envacances. Il s’assit au bord de sacouche. Tenn vint poseramoureusement son museau surson genou. Ainsi donc la toute-

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puissance de Robinson sur l’île –fille de son absolue solitude – allaitjusqu’à une maîtrise du temps ! Ilsupputait avec ravissement qu’il netenait qu’à lui désormais deboucher la clepsydre, et ainsi desuspendre le vol des heures…

Il se leva et alla s’encadrer dansla porte. L’éblouissement heureuxqui l’enveloppa le fit chanceler etl’obligea à s’appuyer de l’épaule auchambranle. Plus tard, réfléchissantsur cette sorte d’extase qui l’avaitsaisi et cherchant à lui donner unnom, il l’appela un momentd’innocence. Il avait d’abord cru quel’arrêt de la clepsydre n’avait fait

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que desserrer les mailles de sonemploi du temps et suspendrel’urgence de ses travaux. Or ils’apercevait que cette pause étaitmoins son fait que celui de l’île toutentière. On aurait dit que cessantsoudain de s’incliner les unes versles autres dans le sens de leur usage– et de leur usure – les chosesétaient retombées chacune de sonessence, épanouissaient tous leursattributs, existaient pour elles-mêmes, naïvement, sans chercherd’autre justification que leur propreperfection. Une grande douceurtombait du ciel, comme si Dieus’était avisé dans un soudain élan

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de tendresse de bénir toutes sescréatures. Il y avait quelque chosed’heureux suspendu dans l’air, et,pendant un bref instant d’indicibleallégresse, Robinson crut découvriru n e autre île derrière celle où ilpeinait solitairement depuis silongtemps, plus fraîche, pluschaude, plus fraternelle, et que luimasquait ordinairement lamédiocrité de ses préoccupations.

Découverte merveilleuse : il étaitdonc possible d’échapper àl’implacable discipline de l’emploidu temps et des cérémonies sanspour autant retomber dans lasouille ! Il était possible de changer

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sans déchoir. Il pouvait romprel’équilibre si laborieusement acquis,et s’élever, au lieu de dégénérer ànouveau. Indiscutablement il venaitde gravir un degré dans lamétamorphose qui travaillait leplus secret de lui-même. Mais cen’était qu’un éclair passager. Lalarve avait pressenti dans une brèveextase qu’elle volerait un jour.Enivrante, mais passagère vision !

Désormais il recourut souvent àl’arrêt de la clepsydre pour se livrerà des expériences qui dégageraientpeut-être un jour le Robinsonnouveau de la chrysalide où ildormait encore. Mais son heure

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n’était pas encore venue. L’autre îlene sortit plus du brouillard rose del’aurore, comme ce matinmémorable. Patiemment il ramassasa vieille défroque et reprit le jeu oùil l’avait laissé, oubliant dansl’enchaînement des menues tâcheset de son étiquette qu’il avait puaspirer à autre chose.

*

Log-book.

Je ne suis guère versé enphilosophie, mais les longues

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méditations où je suis réduitpar force, et surtout l’espècede délabrement de certains demes mécanismes mentaux,dû à la privation de toutesociété, m’amènent àquelques conclusionstouchant l’antique problèmede la connaissance. Il mesemble en un mot que laprésence d’autrui – et sonintroduction inaperçue danstoutes les théories – est unecause grave de confusion etd’obscurité dans la relationdu connaissant et du connu.Non pas qu’autrui n’ait à

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jouer un rôle éminent danscette relation, mais il faudraitque cela fût en son temps eten pleine lumière seulement,et non de façon intempestiveet comme à la dérobée.

Dans une pièce obscure,une chandelle promenée çà etlà éclaire certains objets et enlaisse d’autres dans la nuit.Ils émergent des ténèbresilluminés un moment, puisils se fondent à nouveau dansle noir. Or qu’ils soient ounon éclairés ne change rien,ni à leur nature ni à leurexistence. Tels ils étaient

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avant le passage sur eux dufaisceau lumineux, tels ilsseront encore pendant etaprès ce passage.

Telle est l’image que nousnous faisons toujours à peuprès de l’acte deconnaissance, la chandellefigurant le sujet connaissant,les objets éclairésreprésentant tout le connu.Or voici ce que m’a appris masolitude : ce schéma neconcerne que la connaissancedes choses par autrui, c’est-à-dire un secteur étroit etparticulier du problème de la

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connaissance. Un étrangerintroduit dans ma maison,découvrant certains objets,les observant, puis sedétournant d’eux pours’intéresser à autre chose,voilà ce qui correspondprécisément au mythe de lachandelle promenée dans unepièce obscure. Le problèmegénéral de la connaissancedoit être posé à un stadeantérieur et plusfondamental, car pour qu’onpuisse parler d’un étrangers’introduisant dans mamaison et furetant parmi les

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choses qui s’y trouvent, ilfaut que je sois là,embrassant ma chambre duregard et observant lemanège de l’intrus.

Il y a ainsi deux problèmesde la connaissance, ou plutôtdeux connaissances qu’ilimporte de distinguer d’uncoup d’épée, et que j’auraissans doute continué àconfondre sans le destinextraordinaire qui me donneune vue absolument neuvedes choses : la connaissancepar autrui et la connaissancepar moi-même. En

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mélangeant les deux sousprétexte qu’autrui est unautre moi, on n’aboutit àrien. Or c’est bien ce qu’onfait quand on se figure lesujet connaissant comme unindividu quelconque entrantdans une pièce et voyant,touchant, sentant, brefconnaissant les objets qui s’ytrouvent. Car cet individu,c’est autrui, mais ces objets,c’est moi – observateur detoute la scène – qui lesconnais. Pour posercorrectement le problème, ilfaut donc décrire la situation

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non d’autrui pénétrant dansla pièce, mais de moi-mêmeparlant et voyant. Ce que jevais tenter.

Une première constatations’impose lorsqu’on s’efforcede décrire le moi sansl’assimiler à autrui, c’est qu’iln’existe que de façonintermittente et somme touteassez rare. Sa présencecorrespond à un mode deconnaissance secondaire etcomme réflexif. Que se passe-t-il en effet de façon primaireet immédiate ? Eh bien, lesobjets sont tous là, brillants

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au soleil ou tapis dansl’ombre, rugueux oumoelleux, lourds ou légers, ilssont connus, goûtés, pesés, etmême cuits, rabotés, pliés,etc., sans que moi quiconnais, goûte, pèse, cuis,etc., n’existe en aucunemanière, si l’acte de réflexionqui me fait surgir n’est pasaccompli – et il l’est en faitrarement. Dans l’étatprimaire de la connaissance,la conscience que j’ai d’unobjet est cet objet même,l’objet est connu, senti, etc.,sans personne qui connaisse,

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sente, etc. Il ne faut pasparler ici d’une chandelleprojetant un faisceaulumineux sur les choses. Àcette image il convient d’ensubstituer une autre : celled’objets phosphorescents pareux-mêmes, sans riend’extérieur qui les éclaire.

Il y a à ce stade naïf,primaire et commeprimesautier qui est notremode d’existence ordinaireune solitude heureuse duconnu, une virginité deschoses qui possèdent toutesen elles-mêmes – comme

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autant d’attributs de leuressence intime – couleur,odeur, saveur et forme. AlorsRobinson est Speranza. Il n’aconscience de lui-même qu’àtravers les frondaisons desmyrtes où le soleil darde unepoignée de flèches, il ne seconnaît que dans l’écume dela vague glissant sur le sableblond.

Et tout à coup un déclic seproduit. Le sujet s’arrache àl’objet en le dépouillant d’unepartie de sa couleur et de sonpoids. Quelque chose acraqué dans le monde et tout

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un pan des choses s’écrouleen devenant moi. Chaqueobjet est disqualifié au profitd’un sujet correspondant. Lalumière devient œil, et ellen’existe plus comme telle :elle n’est plus qu’excitationde la rétine. L’odeur devientnarine – et le monde lui-même s’avère inodore. Lamusique du vent dans lespalétuviers est réfutée : cen’était qu’un ébranlement detympan. À la fin le mondetout entier se résorbe dansmon âme qui est l’âme mêmede Speranza, arrachée à l’île,

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laquelle alors se meurt sousmon regard sceptique.

Une convulsion a eu lieu.Un objet a brusquement étédégradé en sujet. C’est sansdoute qu’il le méritait, cartout ce mécanisme a un sens.Nœud de contradiction, foyerde discorde, il a été éliminédu corps de l’île, éjecté,rebuté. Le déclic correspond àun processus derationalisation du monde. Lemonde cherche sa proprerationalité, et ce faisant ilévacue ce déchet, le sujet.

Un jour un galion

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espagnol cinglait versSperanza. Quoi de plusvraisemblable ? Mais il y aplus d’un siècle que lesderniers galions ont disparude la surface des océans. Maisil y avait une fête à bord.Mais le navire, au lieu demouiller et d’affaler unechaloupe, longea le rivagecomme s’il s’en était trouvé àmille lieues. Mais une jeunefille en vêtements surannésme regardait du château depoupe, et cette jeune filleétait ma sœur, morte depuisdeux lustres… Tant

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d’insanités n’étaient pasviables. Le déclic s’estproduit, et le galion a étédébouté de ses prétentions àl’existence. Il est devenul’hallucination de Robinson.Il s’est résorbé dans ce sujet :un Robinson hagard, en proieà une fièvre cérébrale.

Un jour je marchais dansla forêt. À une centaine depas une souche se dressait aumilieu du sentier. Unesouche étrange, velue, aurait-on dit, ayant vaguement leprofil d’un animal. Et puis lasouche a remué. Mais c’était

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absurde, une souche neremue pas ! Et puis la souches’est transformée en bouc.Mais comment une souchepourrait-elle se transformeren bouc ? Il fallait que ledéclic eût lieu. Il a eu lieu. Lasouche a disparudéfinitivement et mêmerétroactivement. Il y avaittoujours eu un bouc. Mais lasouche ? Elle était devenueune illusion d’optique, la vuedéfectueuse de Robinson.

Le sujet est un objetdisqualifié. Mon œil est lecadavre de la lumière, de la

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couleur. Mon nez est tout cequi reste des odeurs quandleur irréalité a été démontrée.Ma main réfute la chosetenue. Dès lors le problèmede la connaissance naît d’unanachronisme. Il implique lasimultanéité du sujet et del’objet dont il voudraitéclairer les mystérieuxrapports. Or le sujet et l’objetne peuvent coexister,puisqu’ils sont la mêmechose, d’abord intégrée aumonde réel, puis jetée aurebut. Robinson estl’excrément personnel de

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Speranza.

Cette formule épineuseme comble d’une sombresatisfaction. C’est qu’elle memontre la voie étroite etescarpée du salut, d’uncertain salut en tout cas, celuid’une île féconde etharmonieuse, parfaitementcultivée et administrée, fortede l’équilibre de tous sesattributs, allant droit sonchemin, sans moi, parce quesi proche de moi que, mêmecomme pur regard, c’en seraitencore trop de moi et qu’ilfaudrait me réduire à cette

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phosphorescence intime quifait que chaque chose seraitconnue, sans personne quiconnaisse, consciente, sansque personne ait conscience…Ô subtil et pur équilibre, sifragile, si précieux !

*

Mais il était impatient de quitterces rêveries et ces spéculations etde fouler le sol ferme de Speranza.Il crut un jour avoir trouvé une voied’accès concrète à l’intimité la plussecrète de l’île.

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CHAPITRE V

Située au centre de l’île au pieddu cèdre géant, ouverte comme ungigantesque soupirail à la base duchaos rocheux, la grotte avaittoujours revêtu une importancefondamentale aux yeux deRobinson. Mais elle n’avaitlongtemps été pour lui que lecoffre-fort où il amassait avarementce qu’il avait de plus précieux aumonde : ses récoltes de céréales, sesconserves de fruits et de viandes,

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plus profondément ses coffres devêtements, ses outils, ses armes,son or, enfin en dernier lieu, dans lefond le plus reculé, ses tonneaux depoudre noire qui auraient suffi àfaire sauter toute l’île. Bien qu’il eûtcessé depuis longtemps d’user deses armes à feu pour chasser,Robinson restait très attaché à cettefoudre en puissance qu’il nedépendait que de lui de déchaîner etoù il puisait le réconfort d’unpouvoir supérieur. Sur ce trônedétonant, il asseyait sa souverainetéjupitérienne sur l’île et seshabitants.

Mais depuis quelques semaines,

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la grotte se chargeait d’unesignification nouvelle pour lui.Dans sa vie seconde – celle quicommençait lorsque, ayant déposéses attributs de gouverneur-général-administrateur, il arrêtait laclepsydre – Speranza n’était plus undomaine à gérer, mais unepersonne, de natureindiscutablement féminine, verslaquelle l’inclinaient aussi bien sesspéculations philosophiques que lesbesoins nouveaux de son cœur et desa chair. Dès lors il se demandaitconfusément si la grotte était labouche, l’œil ou quelque autreorifice naturel de ce grand corps, et

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si son exploration poussée à sonterme ne le conduirait pas dansquelque repli caché répondant àquelques-unes des questions qu’ilse posait.

Au-delà de la poudrière le tunnelse poursuivait par un boyau enpente raide où il ne s’était jamaisengagé avant ce qu’il appelleraitplus tard sa période tellurique.L’entreprise présentait, il est vrai,une difficulté majeure, celle del’éclairage.

S’avancer dans ces profondeursavec à la main une torche de boisrésineux – et il ne disposait de riend’autre –, c’était courir un risque

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redoutable par la proximité destonneaux de poudre dont il n’étaitmême pas sûr que le contenu ne sefût pas quelque peu répandu sur lesol. C’était aussi saturer de fuméesirrespirables l’air raréfié etimmobile de la grotte. Ayant dûabandonner également le projet depercer une cheminée d’aération etd’éclairage au fond de la grotte, il nelui restait plus qu’à assumerl’obscurité, c’est-à-dire à se plierdocilement aux exigences du milieuqu’il voulait conquérir, une idée quine se serait certes pas présentée àson esprit quelques semaines plustôt. Ayant pris conscience de la

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métamorphose où il était engagé, ilétait prêt maintenant à s’imposerles plus rudes conversions pourrépondre à ce qui était peut-êtreune vocation nouvelle.

Il tenta d’abord toutsuperficiellement de s’habituer àl’obscurité pour pouvoir progresserà tâtons dans les profondeurs de lagrotte. Mais il comprit que cepropos était vain et qu’unepréparation plus radicales’imposait. Il fallait dépasserl’alternative lumière-obscurité danslaquelle l’homme estcommunément enfermé, et accéderau monde des aveugles qui est

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complet, parfait, certes moinscommode à habiter que celui desvoyants, mais non pas amputé detoute sa partie lumineuse et plongédans des ténèbres sinistres, commel’imaginent ceux qui ont des yeux.L’œil qui crée la lumière inventeaussi l’obscurité, mais celui qui n’apas d’yeux ignore l’une et l’autre, etne souffre pas de l’absence de lapremière. Pour approcher cet état, iln’était que de rester immobile trèslongtemps dans le noir, ce que fitRobinson, entouré de galettes demaïs et de pichets de lait de chèvre.

Le calme le plus absolu régnaitautour de lui. Aucun bruit ne

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parvenait jusqu’au fond de la grotte.Pourtant il savait déjà quel’expérience promettait de réussir,car il ne se sentait nullement séparéde Speranza. Au contraire, il vivaitintensément avec elle. Accroupicontre la roche, les yeux grandsouverts dans les ténèbres, il voyaitle blanc déferlement des vagues surtoutes les grèves de l’île, le gestebénisseur d’un palmier caressé parle vent, l’éclair rouge d’un colibridans le ciel vert. Il sentait sur tousles atterrages la fraîcheur mouilléede la grève que venait de découvrirle jusant. Un bernard-l’ermite enprofitait pour prendre l’air sur le

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pas de sa coquille. Une mouette àtête noire se mettait tout à coup enperte de vitesse pour piquer sur unchétodon tapi dans les alguesrouges que le ressac revêtait toutesensemble de leur envers brun. Lasolitude de Robinson était vaincued’étrange manière – non paslatéralement, – par abords etcôtoiements, comme quand on setrouve dans une foule ou avec unami – mais de façon centrale,nucléaire, en quelque sorte. Ildevait se trouver à proximité dufoyer de Speranza d’où partaient enétoiles toutes les terminaisonsnerveuses de ce grand corps, et vers

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lequel affluaient toutes lesinformations venues de lasuperficie. Ainsi dans certainescathédrales y a-t-il souvent un pointd’où l’on entend, par le jeu desondes sonores et de leursinterférences, les moindres bruits,qu’ils proviennent de l’abside, duchœur, du jubé ou de la nef.

Le soleil déclinait lentementvers l’horizon. Au ras del’amoncellement rocheuxcouronnant l’île, la grotte ouvrait sagueule noire qui s’arrondissaitcomme un gros œil étonné, braquésur le large. Dans peu de temps latrajectoire du soleil le placerait dans

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l’axe exact du tunnel. Le fond de lagrotte se trouverait-il éclairé ? Pourcombien de temps ? Robinson netarderait pas à le savoir, et sanspouvoir se donner aucune raison ilattachait une grande importance àcette rencontre.

L’événement fut si rapide qu’ilse demanda s’il n’avait pas étévictime d’une illusion d’optique. Unsimple phosphène avait peut-êtrefulguré derrière ses paupières, oubien était-ce vraiment un éclair quiavait traversé l’obscurité sans lablesser ? Il avait attendu le leverd’un rideau, une auroretriomphante. Cela n’avait été qu’un

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coup d’épingle de lumière dans lamasse ténébreuse où il baignait. Letunnel devait être plus long oumoins rectiligne qu’il n’avait cru.Mais qu’importait ? Les deuxregards s’étaient heurtés, le regardlumineux et le regard ténébreux.Une flèche solaire avait percé l’âmetellurique de Speranza.

Le lendemain le même éclair seproduisit, puis douze heurespassèrent de nouveau. L’obscuritétenait toujours, bien qu’elle eût toutà fait cessé de créer autour de lui celéger vertige qui fait chanceler lemarcheur privé de points de repairevisuels. Il était dans le ventre de

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Speranza comme un poisson dansl’eau, mais il n’accédait pas pourautant à cet au-delà de la lumière etde l’obscurité dans lequel ilpressentait le premier seuil de l’au-delà absolu. Peut-être fallait-il sesoumettre à un jeûne purificateur ?D’ailleurs il ne lui restait plus qu’unpeu de lait. Il se recueillit vingt-quatre heures encore. Puis il se levaet sans hésitation ni peur, maispénétré de la gravité solennelle deson entreprise, il se dirigea vers lefond du boyau. Il n’eut pas à errerlongtemps pour trouver ce qu’ilcherchait : l’orifice d’une cheminéeverticale et fort étroite. Il fit

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aussitôt quelques tentatives sanssuccès pour s’y laisser glisser. Lesparois étaient polies comme de lachair, mais l’orifice était si resserréqu’il y demeurait prisonnier à mi-corps. Il se dévêtit tout à fait, puisse frotta le corps avec le lait qui luirestait. Alors il plongea, la tête lapremière, dans le goulot, et cettefois il y glissa lentement maisrégulièrement, comme le bolalimentaire dans l’œsophage. Aprèsune chute très douce qui duraquelques instants ou quelquessiècles, il se reçut à bout de brasdans une manière de crypte exiguëoù il ne pouvait se tenir debout qu’à

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condition de laisser sa tête dansl’arrivée du boyau. Il se livra à uneminutieuse palpation du caveau oùil se trouvait. Le sol était dur, lisse,étrangement tiède, mais les paroisprésentaient de surprenantesirrégularités. Il y avait des tétonslapidifiés, des verrues calcaires, deschampignons marmoréens, deséponges pétrifiées. Plus loin lasurface de la pierre se couvrait d’untapis de papilles frisées quidevenaient de plus en plus drues etépaisses à mesure qu’on approchaitd’une grosse fleur minérale, unesorte de concrétion de gypse, assezsemblable en plus composé aux

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roses de sable qui se rencontrentdans certains déserts. Il en émanaitun parfum humide et ferrugineux,d’une réconfortante acidité, avecune trace d’amertume sucréeévoquant la sève du figuier. Mais cequi retint Robinson plus que touteautre chose, ce fut un alvéoleprofond de cinq pieds environ qu’ildécouvrit dans le coin le plus reculéde la crypte. L’intérieur en étaitparfaitement poli, maiscurieusement tourmenté, comme lefond d’un moule destiné à informerune chose fort complexe. Cettechose, Robinson s’en doutait, c’étaitson propre corps, et après de

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nombreux essais, il finit par trouveren effet la position – recroquevillésur lui-même, les genoux remontésau menton, les mollets croisés, lesmains posées sur les pieds – qui luiassurait une insertion si exactedans l’alvéole qu’il oublia leslimites de son corps aussitôt qu’ill’eut adoptée.

Il était suspendu dans uneéternité heureuse. Speranza était unfruit mûrissant au soleil dontl’amande nue et blanche, recouvertepar mille épaisseurs d’écorce,d’écale et de pelures s’appelaitRobinson. Quelle n’était pas sa paix,logé ainsi au plus secret de

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l’intimité rocheuse de cette îleinconnue ! Y avait-il jamais eu unnaufrage sur ses rives, un rescapéde ce naufrage, un administrateurqui couvrit sa terre de moissons etfit multiplier les troupeaux dans sesprairies ? Ou bien ces péripétiesn’étaient-elles pas plutôt le rêvesans consistance de la petite larvemolle tapie de toute éternité danscette énorme urne de pierre ?Qu’était-il, sinon l’âme même deSperanza ? Il se souvint de poupéesgigognes emboîtées les unes dansles autres : elles étaient toutescreuses et se dévissaient engrinçant, sauf la dernière, la plus

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petite, seule pleine et lourde et quiétait le noyau et la justification detoutes les autres.

Peut-être s’endormit-il. Iln’aurait su le dire. Aussi bien ladifférence entre la veille et lesommeil était-elle très effacée dansl’état d’inexistence où il se trouvait.Chaque fois qu’il demandait à samémoire de faire un effort pourtenter d’évaluer le temps écoulédepuis sa descente dans la grotte,c’était toujours l’image de laclepsydre arrêtée qui se présentaitavec une insistance monotone à sonesprit. Il nota que l’éclair lumineuxmarquant le passage du soleil dans

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l’axe de la grotte eut lieu encore unefois, et c’est un peu après que seproduisit un changement qui lesurprit, bien qu’il s’attendît depuislongtemps à quelque chose de cegenre : tout à coup l’obscuritéchangea de signe. Le noir où ilbaignait vira au blanc. Désormaisc’était dans des ténèbres blanchesqu’il flottait, comme un caillot decrème dans un bol de lait. Aussibien n’avait-il pas dû frotter de laitson grand corps blanc pour pouvoiraccéder à cette profondeur ?

À ce degré de profondeur lanature féminine de Speranza sechargeait de tous les attributs de la

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maternité. Et commel’affaiblissement des limites del’espace et du temps permettait àRobinson de plonger comme jamaisencore dans le monde endormi deson enfance, il était hanté par samère. Il se croyait dans les bras desa mère, femme forte, âmed’exception, mais peucommunicative et étrangère auxeffusions sentimentales. Il ne sesouvenait pas qu’elle eût embrasséune seule fois ses cinq frères etsœurs et lui-même. Et pourtantcette femme était tout le contraired’un monstre de sécheresse. Pourtout ce qui ne concernait pas ses

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enfants, c’était même une femmeordinaire. Il l’avait vue pleurer dejoie en retrouvant un bijou defamille qui était demeuréintrouvable pendant un lustre. Ill’avait vue perdre la tête le jour oùleur père s’était effondré sous lecoup d’une crise cardiaque. Maisdès qu’il s’agissait de ses enfants,elle devenait une femme inspirée,au sens le plus élevé du mot. Trèsattachée, comme le père, à la sectedes quakers, elle rejetait l’autoritédes textes sacrés aussi bien quecelle de l’Église papiste. Au grandscandale de ses voisins, elleconsidérait la Bible comme un livre

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dicté par Dieu certes, mais écrit demain humaine et grandementdéfiguré par les vicissitudes del’histoire et les injures du temps.Combien plus pure et plus vivanteque ces grimoires venus du fonddes siècles était la source de sagessequ’elle sentait jaillir au fond d’elle-même ! Là, Dieu parlaitdirectement à sa créature. Là,l’Esprit Saint lui dispensait salumière surnaturelle. Or sa vocationde mère se confondait pour elleavec cette foi paisible. Son attitudeà l’égard de ses enfants avaitquelque chose d’infaillible qui lesréchauffait plus que toutes les

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démonstrations. Elle ne les avaitpas embrassés une seule fois, maisils lisaient dans son regard qu’ellesavait tout d’eux, qu’elle éprouvaitleurs joies et leurs peines plusfortement encore qu’eux-mêmes, etqu’elle disposait pour les servirhumblement d’un inépuisabletrésor de douceur, de lucidité et decourage. En visite chez des voisines,ses enfants étaient effrayés par lesalternances de colères etd’effusions, de gifles et de baisersque ces femmes criardes etsurmenées dispensaient à leurprogéniture. Toujours égale à elle-même, leur mère avait

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imperturbablement le mot ou legeste qui pouvait le mieux apaiserou réjouir ses petits.

Un jour que le père était absentde la maison, le feu se déclara dansle magasin du rez-de-chaussée. Ellese trouvait au premier étage avecles enfants. L’incendie se propageaavec une rapidité effrayante danscette maison de bois plusieurs foisséculaire. Robinson n’avait quequelques semaines, sa sœur aînéepouvait avoir neuf ans. Le petitdrapier revenu en hâte étaitagenouillé dans la rue, devant lebrasier, et il suppliait Dieu pour quetoute sa famille fût partie en

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promenade, quand il vit son épouseémerger tranquillement d’untorrent de flammes et de fumée : telun arbre ployant sous l’excès de sesfruits, elle portait ses six enfantsindemnes sur ses épaules, dans sesbras, sur son dos, pendus à sontablier. Or c’était sous cet aspectque Robinson revivait le souvenirde sa mère, pilier de vérité et debonté, terre accueillante et ferme,refuge de ses terreurs et de seschagrins. Il avait retrouvé au fondde l’alvéole quelque chose de cettetendresse impeccable et sèche, decette sollicitude infaillible et sanseffusions inutiles. Il voyait les

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mains de sa mère, ces grandesmains qui jamais ne caressaient nine frappaient, si fortes, si fermes,aux proportions si harmonieusesqu’elles ressemblaient à deuxanges, un fraternel couple d’angesœuvrant ensemble selon l’esprit.Elles pétrissaient une pâteonctueuse et blanche, car on était àla veille de l’Épiphanie. Les enfantsse partageraient le lendemain unegalette d’épeautre où une fève sedissimulait dans une anfractuositéde croûte. Il était cette pâte mollesaisie dans une poigne de pierretoute-puissante. Il était cette fève,prise dans la chair massive et

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inébranlable de Speranza.

L’éclair se répercuta encorejusqu’aux tréfonds où il flottait deplus en plus désincarné par lejeûne. Or dans cette nuit lactée soneffet parut inversé à Robinson :pendant une fraction de seconde lablancheur ambiante noircit, puisretrouva aussitôt sa pureténeigeuse. On aurait dit qu’unevague d’encre avait déferlé dans lagueule de la grotte pour refluerinstantanément sans laisser lamoindre trace.

Robinson eut le pressentimentqu’il fallait rompre le charme s’ilvoulait jamais revoir le jour. La vie

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et la mort étaient si proches l’unede l’autre dans ces lieux livides qu’ildevait suffire d’un instantd’inattention, d’un relâchement dela volonté de survivre pour qu’unglissement fatal se produisît d’unbord à l’autre. Il s’arracha àl’alvéole. Il n’était vraiment niankylosé ni affaibli, mais allégéplutôt et comme spiritualisé. Il sehissa sans peine par la cheminée oùil flotta comme un ludion. Parvenuau fond de la grotte, il retrouva àtâtons ses vêtements qu’il roula enboule sous son bras, sans prendre letemps de se rhabiller. L’obscuritélactée persistait autour de lui, ce qui

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ne laissait pas de l’inquiéter. Serait-il devenu aveugle pendant son longséjour souterrain ? Il progressait entitubant vers l’orifice quand uneépée de feu le frappa soudain auvisage. Une douleur fulgurante luidévora les yeux. Il couvrit sonvisage de ses mains.

Le soleil de midi faisait vibrerl’air autour des rochers. C’étaitl’heure où les lézards eux-mêmescherchent l’ombre. Robinsons’avançait à demi courbé, grelottantde froid et serrant l’une contrel’autre ses cuisses humides de laitcaillé. Sa déréliction au milieu de cepaysage de ronces et de silex

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coupants l’écrasait d’horreur et dehonte. Il était nu et blanc. Sa peause granulait en chair de poule,comme celle d’un hérisson apeuréqui aurait perdu ses piquants. Sonsexe humilié avait fondu. Entre sesdoigts filtraient des petits sanglots,aigus comme des cris de souris.

Il progressa tant bien que malvers la résidence, guidé par Tennqui dansait autour de lui, toutheureux de l’avoir retrouvé, maisdéconcerté par sa métamorphose.Dans la pénombre lénifiante de lamaison, son premier soin fut deremettre en marche la clepsydre.

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*

Log-book.

Cette descente et ce séjourdans le sein de Speranza, jesuis encore bien loin depouvoir en apprécierjustement la valeur. Est-ce unbien, est-ce un mal ? Ce seraittout un procès à instruirepour lequel il me manqueencore les pièces capitales.Certes le souvenir de lasouille me donne desinquiétudes : la grotte a une

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indiscutable parenté avecelle. Mais le mal n’a-t-il pastoujours été le singe dubien ? Lucifer imite Dieu à samanière qui est grimace. Lagrotte est-elle un nouvel etplus séduisant avatar de lasouille, ou bien sa négation ?Il est certain que, comme lasouille, elle suscite autour demoi les fantômes de monpassé, et la rêverierétrospective où elle meplonge n’est guère compatibleavec la lutte quotidienne queje mène pour maintenirSperanza au plus haut degré

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possible de civilisation. Maistandis que la souille mefaisait hanter principalementma sœur Lucy, être éphémèreet tendre – morbide en unmot –, c’est à la haute etsévère figure de ma mère queme voue la grotte. Prestigieuxpatronage ! Je serais assezporté à croire que cettegrande âme voulant venir enaide au plus menacé de sesenfants n’a eu d’autreressource que de s’incarnerdans Speranza elle-mêmepour mieux me porter et menourrir. Certes l’épreuve est

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rude, et plus encore le retourà la lumière quel’ensevelissement dans lesténèbres. Mais je suis tentéde reconnaître dans cettebénéfique discipline lamanière de ma mère qui neconcevait pas de progrès quine soit précédé – et commepayé – par un effortdouloureux. Et comme je mesens conforté par cetteretraite ! Ma vie reposedésormais sur un socle d’uneadmirable solidité, ancré aucœur même de la roche et enprise directe avec les énergies

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qui y sommeillent. Il y avaittoujours eu auparavant enmoi quelque chose deflottant, de mal équilibré quiétait source de nausée etd’angoisse. Je me consolaisen rêvant d’une maison, de lamaison que j’aurais pour finirmes jours – et je l’imaginaismontée en blocs de granite,massive, inébranlable,assumée par des fondationsformidables. Je ne fais plusce rêve. Je n’en ai plusbesoin.

Il est écrit qu’on n’entrepas dans le Royaume des

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Cieux si l’on ne se fait passemblable à un petit enfant.Jamais parole d’Évangile nes’est appliquée pluslittéralement. La grotte nem’apporte pas seulement lefondement imperturbable surlequel je peux désormaisasseoir ma pauvre vie. Elleest un retour vers l’innocenceperdue que chaque hommepleure secrètement. Elleréunit miraculeusement lapaix des douces ténèbresmatricielles et la paixsépulcrale, l’en deçà et l’au-delà de la vie.

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*

Robinson effectua encoreplusieurs retraites dans l’alvéole,mais il en fut détourné par lamoisson et la fenaison qui nepouvaient attendre. Elles furentd’un rapport si médiocre qu’il s’enalarma. Sans doute sonravitaillement et la subsistance deses troupeaux n’étaient pasmenacés, l’île étant exploitée pourassurer la vie de toute unepopulation. Mais un déséquilibre sefaisait sentir dans les relations

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d’une subtile sensibilité qu’ilentretenait avec Speranza. Il luisemblait que les forces nouvellesqui gonflaient ses muscles, cetteallégresse printanière qui lui faisaitentonner un hymne d’action degrâces en s’éveillant chaque matin,toute cette verdeur heureuse qu’ilpuisait au fond de la grotte étaientprélevées sur les ressources vitalesde Speranza et diminuaientdangereusement son énergieintime. Les pluies généreuses, quibénissaient habituellement la terreaprès le grand effort des moissons,demeurèrent en suspens dans unciel plombé, strié d’éclairs, toujours

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menaçant, mais avare et aride.Quelques acres de pourpiers quifournissaient une salade juteuse etgrasse séchèrent sur pied avantd’arriver à maturité. Plusieurschèvres mirent bas des chevreauxmorts. Un jour Robinson vits’élever un nuage de poussière surle passage d’une harde de pécaris aumilieu des marécages de la côteorientale. Il en conclut aussitôt quela souille avait dû disparaître, et ilen éprouva une profondesatisfaction. Mais les deux sourcesoù il avait accoutumé de puiser soneau douce tarirent, et il fallutdésormais s’avancer très avant dans

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la forêt pour trouver un point d’eauencore vif.

Cette dernière source suintaitpetitement d’un mamelon de terrequi s’élevait dans une clairière aumilieu des arbres, comme si l’îleavait écarté sa robe de forêt en cetendroit. Robinson était ailé de joieviolente quand il se hâtait, porté parl’assouvissement anticipé, vers lemince filet d’eau. Lorsqu’il collaitses lèvres avides au trou pour suceractivement le liquide vital, ilvagissait de reconnaissance, etderrière ses paupières abaissées, ilvoyait flamber la promesse deMoïse :

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Enfants d’Israël, je vous feraientrer dans une terre ruisselante delait et de miel.

Pourtant il ne pouvait plus sedissimuler que s’il ruisselaitintérieurement de lait et de miel,Speranza s’épuisait au contrairedans cette vocation maternellemonstrueuse qu’il lui imposait.

*

Log-book.

La cause est entendue.Hier je me suis enseveli à

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nouveau dans l’alvéole. Cesera la dernière fois, car jereconnais mon erreur. Cettenuit dans le demi-sommeiloù je végétais, ma semences’est échappée, et je n’ai euque le temps de couvrir dema main, pour la protéger,l’étroite anfractuosité – largede deux doigts à peine – quise creuse tout au fond del’alvéole et qui doit être leplus intime, le sein du sein deSperanza. La parole del’évangéliste m’est revenue àl’esprit, mais avec un sensmenaçant cette fois : Nul, s’il

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n’est semblable à un petitenfant… Par quelle aberrationai-je pu me prévaloir del’innocence d’un petitenfant ? Je suis un hommedans la force de l’âge et je medois d’assumer virilementmon destin. Les forces que jepuisais au sein de Speranzaétaient le dangereux salaired’une régression vers lessources de moi-même. J’ytrouvais, certes, la paix etl’allégresse, mais j’écrasais demon poids d’homme ma terrenourricière. Enceinte de moi-même, Speranza ne pouvait

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plus produire, comme le fluxmenstruel se tarit chez lafuture mère. Plus gravementencore, j’allais la souiller dema semence. Levain vivant,quel horrible mûrissementn’aurait-il pas provoqué dansce four gigantesque, lagrotte ! Je vois Speranza toutentière gonfler comme unebrioche, boursoufler sesformes à la surface de la mer,crever enfin pour vomirquelque monstre incestueux !

Au péril de mon âme, dema vie et de l’intégrité deSperanza, j’ai exploré la voie

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de la terre maternelle. Plustard peut-être, quand lasénilité aura stérilisé moncorps et desséché ma virilité,je redescendrai dans l’alvéole.Mais ce sera pour n’en plusremonter. Ainsi j’aurai donnéà ma dépouille la plus tendre,la plus maternelle dessépultures.

*

La clepsydre reprit son tic-tac, etl’activité dévorante de Robinsonemplit à nouveau le ciel et la terre

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de Speranza. Il mûrissait un vastedessein dont l’entreprise l’avait faitreculer jusqu’à ce jour : transformeren rizières les marécages de la côteorientale de l’île. Il n’avait jamaisosé toucher au sac de riz hérité de laVirginie. Le consommer sans espoirde fructification, dissiper enjouissance éphémère ce capital danslequel dormaient peut-être dessiècles de récoltes, c’était un crime– le crime par excellence – qu’il nepouvait commettre, qu’il n’auraitmême pas pu physiquement menerà son terme, car pas une cuilleréede la céréale assassinée n’aurait puêtre avalée ou digérée par son

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gosier ou son estomac scandalisés.

Mais la culture du riz demarécage implique la possibilité denoyer et d’assécher à volonté lesrizières et donc la construction d’unsystème d’étangs collecteurs, dedigues, de barrages et de vannes.Travaux gigantesques pour unhomme seul, surchargé de surcroîtpar ses autres cultures, ses élevageset ses obligations officielles.Pendant des mois la clepsydre nes’arrêta plus, mais le journalrégulièrement tenu attestait lecheminement d’une méditation surla vie, la mort et le sexe qui n’étaitelle-même que le reflet superficiel

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d’une métamorphose de son êtreprofond.

*

Log-book.

Je sais maintenant que sila présence d’autrui est unélément fondamental del’individu humain, il n’en estpas pour autantirremplaçable. Nécessairecertes, mais pasindispensable, comme disentd’eux-mêmes avec humilité

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les Amis de George Fox,autrui peut-être suppléé parcelui auquel les circonstancesle refusent. Remplacer dud o n n é par du construit,problème général, problèmehumain par excellence, s’ilest vrai que ce qui distinguel’homme de l’animal, c’estqu’il ne peut attendre que desa propre industrie tout ceque la nature donnegratuitement à l’animal – sarobe, ses armes, sa pitance.Isolé sur mon île, je pouvaism’effondrer au niveau del’animalité en ne construisant

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pas – ce que j’ai commencépar faire au demeurant – ouau contraire devenir unemanière de surhomme enconstruisant d’autant plusque la société ne le faisaitplus pour moi. Donc j’aiconstruit, et je continue deconstruire, mais en véritél’œuvre se poursuit, sur deuxplans différents et en des sensopposés. Car si, à la surfacede l’île, je poursuis monœuvre de civilisation –cultures, élevages, édifices,administration, lois, etc. –copiée sur la société

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humaine, et donc en quelques o r t e rétrospective, je mesens le théâtre d’uneévolution plus radicale quisubstitue aux ruines que lasolitude crée en moi dessolutions originales, toutesplus ou moins provisoires etcomme tâtonnantes, mais quiressemblent de moins enmoins au modèle humaindont elles étaient parties.Pour en finir avecl’opposition de ces deuxplans, il ne me semble paspossible que leur divergencecroissante puisse s’aggraver

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indéfiniment. Il viendrafatalement un temps où unRobinson de plus en plusdéshumanisé ne pourra plusêtre le gouverneur etl’architecte d’une cité de plusen plus humanisée. Déjà jesurprends des passages à videdans mon activité extérieure.Il m’arrive de travailler sanscroire vraiment à ce que jefais, et la qualité et laquantité de mon travail nes’en ressentent même pas. Aucontraire, il y a dans certainsefforts une ivresse derépétition qui a tout à gagner

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à une désertion de l’esprit :on travaille pour travaillersans penser au but poursuivi.Et pourtant on ne creuse pasindéfiniment un édifice parl’intérieur sans qu’il finissepar s’effondrer. Il estprobable qu’un momentviendra où l’île administrée etcultivée cesseracomplètement dem’intéresser. Alors elle auraperdu son seul habitant…

Mais alors pourquoiattendre ? Pourquoi ne pasdécider que ce jour est venu ?Pourquoi ? Parce que dans

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l’état actuel de mon âme, ceserait fatalement retomberdans la souille. Il y a en moiun cosmos en gestation. Maisun cosmos en gestation, celas’appelle un chaos. Contre cechaos, l’île administrée – deplus en plus administrée, caren cette matière on ne restedebout qu’en avançant – estmon seul refuge, ma seulesauvegarde. Elle m’a sauvé.Elle me sauve encore chaquejour. Cependant le cosmospeut se chercher. Telle outelle partie du chaoss’ordonne provisoirement.

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Par exemple, j’avais crutrouver dans la grotte uneformule viable. C’était uneerreur, mais l’expérience aété utile. Il y en aura d’autres.Je ne sais où va me menercette création continuée demoi-même. Si je le savais,c’est qu’elle serait achevée,accomplie et définitive.

Ainsi le désir. C’est untorrent que la nature et lasociété ont emprisonné dansun bief, dans un moulin, dansune machine pour l’asservir àune fin dont par lui-même iln’a cure : la perpétuation de

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l’espèce.

J’ai perdu mon bief, monmoulin, ma machine. Enmême temps que toute laconstruction sociale, tombéeen ruine en moi d’année enannée, a disparul’échafaudage d’institutionset de mythes qui permet audésir de prendre corps, audouble sens du mot, c’est-à-dire de se donner une formedéfinie et de fondre sur uncorps féminin. Or c’est troppeu dire que mon désir n’estplus canalisé vers les fins del’espèce. Il ne sait même plus

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à qui s’en prendre !Longtemps ma mémoire étaitencore assez nourrie pourfournir à mon imaginationdes créatures désirables bienqu’inexistantes. Maintenant,c’est fini. Mes souvenirs sontexsangues. Ce ne sont plusque cosses vides etdesséchées. Je prononce :femme, seins, cuisses, cuissesécartelées par mon désir.Rien. La magie de ces motsne joue plus. Des sons, flatusvocis. Est-ce à dire que mondésir est mort lui-mêmed’inanition ? Tant s’en faut !

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Je sens toujours murmureren moi cette fontaine de vie,mais elle est devenuetotalement disponible. Aulieu de s’engager docilementdans le lit préparé à l’avancepar la société, elle déborde detous côtés et ruisselle enétoile, cherchant comme àtâtons une voie, la bonne voieoù elle se ressemblera etroulera unanime vers unobjet.

*

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C’est ainsi que Robinsonobservait avec un intérêt passionnéles mœurs nuptiales des animauxqui l’entouraient. Il s’était détournédès le début des chèvres et desvautours – et d’une façon généraledes mammifères et des oiseaux –dont les amours lui paraissaient lacaricature hideuse des amourshumaines. Mais les insectes avaientdroit à toute son attention. Il savaitque certains d’entre eux, attirés parle nectar des fleurs, se couvrent lecorps du pollen des fleurs mâles etle transportent involontairementjusqu’aux pistils des fleursfemelles. Le perfectionnement à ce

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système qu’il observa à la loupechez l’aristoloche syphon le plongeadans l’émerveillement. À peinel’insecte s’est-il enfoncé dans cettebelle fleur cordiforme qu’un déclicreferme sur lui une partie de lacorolle. Le voilà prisonnier pour uninstant du réceptacle le pluscapiteusement féminin qui soit. Lapetite brute velue se débatfurieusement pour se dégager, et, cefaisant, elle s’inonde de pollen.Aussitôt un nouveau déclic lui rendla liberté, et il s’envole, poudré àfrimas, pour se faire prendreailleurs, fidèle et inconscientserviteur des amours florales.

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Cette insémination à distance,inventée par des époux végétauxcruellement séparés, lui semblaitd’une émouvante et suprêmeélégance, et il se prenait à rêver dequelque oiseau fantastique quis’enduirait de la semence duGouverneur de Speranza et voleraitjusqu’à York féconder sa femmeesseulée. Mais il réfléchit que,depuis si longtemps sans nouvelles,elle avait dû entrer en veuvage – etpeut-être même en était-elle sortiedéjà et remariée.

Ses rêveries prirent un autrecours. Il était intrigué par lemanège d’un hyménoptère mâle qui

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ne visitait qu’une certaine variétéd’orchidée{1} sans paraître sesoucier le moins du monde debutiner. Il passa de longues heures,la loupe à la main, à essayer dedéchiffrer le comportement de labestiole. Il découvrit d’abord que lafleur reproduisait exactement enmatière végétale l’abdomen de lafemelle de cet insecte au point deprésenter une sorte de vagin quidevait très probablement dégagerl’odeur aphrodisiaque spécifique,propre à attirer et à séduirel’amoureux. L’insecte ne butinaitpas la fleur, il la lutinait, puis il luifaisait l’amour selon les rites de

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fécondation propres à son espèce.L’opération le plaçait dans la bonneposture pour que le pollen réuni endeux pollinies vienne se ficher surson front grâce à deux petitescapsules visqueuses, et c’est orné decette paire de cornes végétales quel’amoureux berné poursuivait saquête de fleur mâle en fleurfemelle, travaillant pour l’avenir del’orchidée en croyant servir sapropre engeance. Un pareilparoxysme de ruse et d’ingéniositépouvait faire douter du sérieux duCréateur. La nature avait-elle étémodelée par un Dieu infinimentsage et majestueux, ou par un

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démiurge baroque poussé aux plusfolles combinaisons par l’ange dubizarre ? Repoussant ses scrupules,Robinson imagina que certainsarbres de l’île pourraient s’aviser del’utiliser – comme les orchidéesfaisaient les hyménoptères – pourvéhiculer leur pollen. Alors lesbranches de ces arbres semétamorphoseraient en femmeslascives et parfumées dont les corpsincurvés seraient prêts àl’accueillir…

Parcourant l’île en tous sens, ilfinit par découvrir en effet unquillai dont le tronc – terrassé sansdoute par la foudre ou le vent –

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rampait sur le sol dont il s’élevaitmédiocrement en se divisant endeux grosses branches maîtresses.L’écorce était lisse et tiède,douillette même à l’intérieur de lafourche dont l’aisselle était fourréed’un lichen fin et soyeux.

Robinson hésita plusieurs joursau seuil de ce qu’il appellerait plustard la voie végétale. Il revenaittourner autour du quillai avec desairs louches, finissant par trouverdu sous-entendu aux branches quis’écartaient sous les herbes commedeux énormes cuisses noires. Enfinil s’étendit nu sur l’arbre foudroyédont il serra le tronc dans ses bras,

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et son sexe s’aventura dans la petitecavité moussue qui s’ouvrait à lajonction des deux branches. Unetorpeur heureuse l’engourdit. Sesyeux mi-clos voyaient undéferlement de fleurs aux chairscrémeuses qui versaient de leurscorolles inclinées des effluveslourds et entêtants. Entrouvrantleurs muqueuses humides, ellessemblaient attendre quelque don duciel que traversaient des volsparesseux d’insectes. Robinsonn’était-il pas le dernier être de lalignée humaine appelé à un retouraux sources végétales de la vie ? Lafleur est le sexe de la plante. La

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plante naïvement offre son sexe àtout venant comme ce qu’elle a deplus brillant et de plus parfumé.Robinson imaginait une humaniténouvelle où chacun porteraitfièrement sur sa tête ses attributsmâles ou femelles – énormes,enluminés, odorants…

Il connut de longs mois deliaison heureuse avec Quillai. Puisvinrent les pluies. Rien n’étaitchangé apparemment. Pourtant unjour qu’il gisait écartelé sur sonétrange croix d’amour, une douleurfulgurante lui traversa le gland et leremit d’un coup sur ses pieds. Unegrosse araignée tachetée de rouge

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courut sur le tronc de l’arbre etdisparut dans l’herbe. La douleur nese calma que plusieurs heures plustard, cependant que le membreblessé prenait l’aspect d’unemandarine.

Certes Robinson avait subi biend’autres mésaventures dans sesannées de vie solitaire au milieud’une faune et d’une floreenfiévrées par le climat tropical.Mais cet accident revêtait unesignification morale indéniable.Sous les espèces d’une piqûred’araignée, n’était-ce pas en véritéune maladie vénérienne qui l’avaitfrappé – semblable au mal des

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Français contre lequel ses maîtresn’avaient cessé de mettre en gardesa jeunesse estudiantine ? Il y vit lesigne que la voie végétale n’étaitpeut-être qu’une dangereuseimpasse.

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CHAPITRE VI

Robinson fit monter la queue dela vanne de trois trous et la bloquaen engageant une cheville dans lequatrième trou. Un frémissementparcourut la surface plombée del’étang collecteur. Puis unentonnoir glauque et vivant s’ycreusa, corolle liquide qui se tordaitet tournait de plus en plus viteautour de sa tige. Une feuille morteglissa lentement vers le bord del’entonnoir et, après un instant

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d’hésitation, elle bascula etdisparut, comme avalée par l’eau.Robinson se retourna et s’appuyadu dos aux montants de la vanne.De l’autre côté, une nappe d’eausale s’élançait sur la terre humideen charriant des herbes sèches, desdébris de bois et des îlots d’écumegrise. À cent cinquante pas de là,elle atteignit le seuil de la vanned’évacuation et commença à refluer,tandis que le flot qui s’engouffraitsous les pieds de Robinson perdaitde son impétuosité. Une odeur depourriture et de fécondité montaitdans l’air. Sur cette terre d’alluvionau sous-sol argileux qui devait

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convenir, Robinson avait semé à lavolée la moitié des quelque dixgallons de riz qu’il tenait en réservedepuis si longtemps. La nappe d’eauserait maintenue, et renouvelée sielle venait à baisser, jusqu’à lafloraison de la graminée, puisRobinson la laisserait s’épuiser etau besoin l’évacuerait pendant lamaturation des épis.

Ce bruit de déglutition boueuse,ces vapeurs décomposéesqu’exhalaient des remous visqueux,toute cette atmosphèremarécageuse évoquaitpuissamment la souille dans sonesprit, et il était partagé entre un

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sentiment de triomphe et unefaiblesse nauséeuse. Cette rizièren’était-elle pas la domesticationdéfinitive de la souille et une ultimevictoire sur ce qu’il y avait de plussauvage et de plus inquiétant enSperanza ? Mais cette victoire avaitété chèrement acquise, et Robinsonse souviendrait toujours avecaccablement des efforts que luiavaient demandés le détournementdu ruisseau qui alimentait le bassinde retenue, la levée de digues surtout le pourtour de la rizière situéeen aval, la construction des deuxvannes avec leurs bajoyers d’argile,leurs vantaux formés de madriers

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superposés, et les radiers de pierreétablis sous les portes pour éviterl’affouillement du fond par les eaux.Tout cela pour que dans dix moisdes sacs de riz – dont le décorticageaurait exigé à son tour des semainesde travail – aillent rejoindre dansles silos le blé et l’orge qui endébordaient déjà. Une fois de plussa solitude condamnait à l’avancetous ses efforts. La vanité de touteson œuvre lui apparut d’un coup,accablante, indiscutable. Inutilesses cultures, absurdes ses élevages,ses dépôts une insulte au bon sens,ses silos une dérision, et cetteforteresse, cette Charte, ce Code

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pénal ? Pour nourrir qui ? Pourprotéger qui ? Chacun de ses gestes,chacun de ses travaux était un appellancé vers quelqu’un et demeuraitsans réponse.

Il sauta sur la digue, franchitd’un bond une gouttière d’irrigationet s’élança droit devant lui, la vuebrouillée par le désespoir. Détruiretout cela. Brûler ses récoltes. Fairesauter ses constructions. Ouvrir lescorrals, et fouailler les chèvres etles boucs jusqu’au sang pour qu’ilsfoncent éperdument dans toutes lesdirections. Il rêvait de quelqueséisme qui pulvériserait Speranza,et la mer refermerait ses eaux

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bénéfiques sur cette croûtepurulente dont il était la consciencesouffrante. Des sanglotsl’étouffaient. Après avoir traverséune forêt de gommiers et desantals, il se trouvait sur un plateaude prairies sablonneuses. Il se jetasur le sol et, pendant un tempsinfini, il ne vit plus que desphosphènes qui traversaientcomme des éclairs la nuit rouge deses paupières, il n’entendit plus quele chagrin dont l’orage grondait enlui.

Certes ce n’était pas la premièrefois que l’achèvement d’uneentreprise de longue haleine le

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laissait vidé et épuisé, proie faciledu doute et du désespoir. Mais ilétait certain que l’île administréelui apparaissait de plus en plussouvent comme une entreprisevaine et folle. C’était alors quenaissait en lui un homme nouveau,tout étranger à l’administrateur.Ces deux hommes ne coexistaientpas encore en lui, ils se succédaientet s’excluaient, et le pire danger eûtété que le premier –l’administrateur – disparût pourtoujours avant que l’hommenouveau fût viable.

À défaut de séisme, il avait seslarmes dont la saumure rongeait

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activement la boule de colère et detristesse qui l’étranglait. Une lueurde sagesse lui revint. Il comprit quel’île administrée demeurait son seulsalut aussi longtemps qu’une autreforme de vie – qu’il n’imaginaitmême pas, mais qui se cherchaitvaguement en lui – ne serait pasprête à se substituer aucomportement tout humain auquelil était resté fidèle depuis lenaufrage. Il fallait continuer àtravailler patiemment, tout enguettant en lui-même lessymptômes de sa métamorphose.

Il s’endormit. Quand il rouvritles yeux et se laissa rouler sur le

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dos, le soleil déclinait. Le vent passadans les herbes avec une rumeurmiséricordieuse. Trois pinsnouaient et dénouaientfraternellement leurs branchesdans de grands gestes apaisants.Robinson sentit son âme légères’envoler vers une lourde nef denuages qui croisait dans le ciel avecune majestueuse lenteur. Un fleuvede douceur coulait en lui. C’estalors qu’il eut la certitude d’unchangement, dans le poids del’atmosphère peut-être, ou dans larespiration des choses. Il était dansl’autre île, celle qu’il avait entrevueune fois et qui ne s’était plus

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montrée depuis. Il sentait, commejamais encore, qu’il était couché surl’île, comme sur quelqu’un, qu’ilavait le corps de l’île sous lui.C’était un sentiment qu’il n’avaitjamais éprouvé avec cette intensité,même en marchant pieds nus sur lagrève, si vivante pourtant. Laprésence presque charnelle de l’îlecontre lui le réchauffait, l’émouvait.Elle était nue, cette terre quil’enveloppait. Il se mit nu lui-même. Les bras en croix, le ventreen émoi, il embrassait de toutes sesforces ce grand corps tellurique,brûlé toute la journée par le soleilet qui libérait une sueur musquée

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dans l’air plus frais du soir. Sonvisage fermé fouillait l’herbejusqu’aux racines, et il souffla de labouche une haleine chaude en pleinhumus. Et la terre répondit, elle luirenvoya au visage une boufféesurchargée d’odeurs qui mariaitl’âme des plantes trépassées et leremugle poisseux des semences,des bourgeons en gestation. Commela vie et la mort étaient étroitementmêlées, sagement confondues à ceniveau élémentaire ! Son sexecreusa le sol comme un soc et s’yépancha dans une immense pitiépour toutes choses créées. Étrangessemailles, à l’image du grand

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solitaire du Pacifique ! Ci-gîtmaintenant, assommé, celui quiépousa la terre, et il lui semble,minuscule grenouille colléepeureusement à la peau du globeterrestre, tourner vertigineusementavec lui dans les espaces infinis…Enfin il se releva dans le vent, unpeu étourdi, salué véhémentementpar les trois pins unanimesauxquels répondit l’ovationlointaine de la forêt tropicale dontla toison verte et tumultueusebordait l’horizon.

Il se trouvait dans une prairiedoucement vallonnée, coupée decluses et de talus que couvrait un

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pelage d’herbes de sectioncylindrique – comme des poils – etde couleur rosâtre. « C’est unecombe, murmura-t-il, une comberose… » Ce mot de combe enévoquait un autre dans son esprit,proche parent par la consonance, etqui l’enrichissait de toute uneconstellation de significationsnouvelles, mais il ne pouvait s’ensouvenir. Il luttait pour l’arracher àl’oubli où il était à demi enlisé.Combe… combe… Il voyait un dosde femme un peu gras, mais d’unport majestueux. Une houlemusculeuse entourait lesomoplates. Plus bas, cette belle

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plaine de chair tourmentée seresserrait et s’aplanissait en uneplage étroite, cambrée, très ferme,divisée par une cluse médiane quecouvrait un pâle duvet orienté enlignes de force divergentes. LesLOMBES ! Ce beau mot grave etsonore avait brusquement retentidans sa mémoire, et Robinson sesouvenait en effet que ses mainss’étaient jadis rejointes et reposéesdans ce creux où dorment lesénergies secrètes de la détente et duspasme, râble de la bête et centre degravité de l’animal humain. Leslombes… Il regagna sa résidence,les oreilles pleines de ce mot qui y

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grondait comme un bourdon decathédrale.

*

Log-book.

Cette espèced’ahurissement dans lequelnous nous réveillons chaquematin. Rien ne confirmemieux que le sommeil estune expérience authentiqueet comme la répétitiongénérale de la mort. De toutce qui peut arriver au

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dormeur, l’éveil estcertainement ce à quoi ils’attend le moins, ce à quoi ilest le moins préparé. Aucuncauchemar ne le choquecomme ce brusque passage àla lumière, à une autrelumière. Nul doute que pourtout dormeur, son sommeilest définitif. L’âme quitte soncorps à tire-d’aile, sans seretourner, sans esprit deretour. Elle a tout oublié, toutrejeté au néant, quandsoudain une force brutalel’oblige à revenir en arrière, àréendosser sa vieille

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enveloppe corporelle, seshabitudes, son habitus.

Ainsi donc tout à l’heure,je vais m’allonger et melaisser glisser dans lest é n è b r e s pour toujours.Étrange aliénation. Ledormeur est un aliéné qui secroit mort.

*

Log-book.

Toujours ce problème del’existence. Il y a quelques

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années, si quelqu’un m’avaitdit que l’absence d’autrui meferait un jour douter del’Existence, comme j’auraisricané ! Comme je ricanais enentendant citer parmi lespreuves de l’existence deDieu le consentementuniversel ! « La majorité detous les hommes, de tous lestemps et de tous les payscroit ou a cru à l’existence deDieu. Donc Dieu existe. »Était-ce bête ! La plus bêtedes preuves de l’existence deDieu. Quelle misère encomparaison de cette

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merveille de force et desubtilité, l’argumentontologique !

La preuve par leconsentement universel. Jesais aujourd’hui qu’il n’y en apas d’autre. Et pas seulementpour l’existence de Dieu !

Exister, qu’est-ce que çaveut dire ? Ça veut dire êtredehors, sistere ex. Ce qui est àl’extérieur existe. Ce qui est àl’intérieur n’existe pas. Mesidées, mes images, mes rêvesn’existent pas. Si Speranzan’est qu’une sensation ou unfaisceau de sensations, elle

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n’existe pas. Et moi-même jen’existe qu’en m’évadant demoi-même vers autrui.

Ce qui complique tout,c’est que ce qui n’existe pass’acharne à faire croire lecontraire. Il y a une grande etcommune aspiration del’inexistant vers l’existence.C’est comme une forcecentrifuge qui pousserait versle dehors tout ce qui remueen moi, images, rêveries,projets, fantasmes, désirs,obsessions. Ce qui n’ex-sistep a s in-siste. Insiste pourexister. Tout ce petit monde

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se pousse à la porte du grand,du vrai monde. Et c’est autruiqui en tient la clé. Quand unrêve m’agitait sur ma couche,ma femme me secouait parles épaules pour me réveilleret faire cesser l’insistance ducauchemar. Tandisqu’aujourd’hui… Maispourquoi revenirinlassablement sur ce sujet ?

*

Log-book.

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Tous ceux qui m’ontconnu, tous sans exceptionme croient mort. Ma propreconviction que j’existe acontre elle l’unanimité. Quoique je fasse, je n’empêcheraipas que dans l’esprit de latotalité des hommes, il y al’image du cadavre deRobinson. Cela seul suffit,non certes à me tuer, mais àme repousser aux confins dela vie, dans un lieu suspenduentre ciel et enfers, dans leslimbes, en somme. Speranzaou les limbes du Pacifique…

Cette demi-mort m’aide

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au moins à comprendre larelation profonde,substantielle et comme fatalequi existe entre le sexe et lamort. Plus près de la mortqu’aucun autre homme, jesuis du même coup plus prèsdes sources mêmes de lasexualité.

Le sexe et la mort. Leurétroite connivence m’estapparue pour la première foisgrâce aux propos de SamuelGloaming, vieil original,herboriste de son état, aveclequel j’aimais à allerbavarder certains soirs à

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York, dans sa boutique pleined’animaux empaillés etd’herbes séchées. Il avaitréfléchi toute sa vie auxmystères de la création. Ilm’expliquait que la vie s’estpulvérisée en une infinitéd’individus plus ou moinsdifférents les uns des autrespour avoir un nombre dechances également infini desurvivre aux infidélités dumilieu. Que la terre serefroidisse et devienne uneseule banquise ou aucontraire que le soleil enfasse un désert de pierre, la

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plupart des êtres vivantspériront, mais grâce à leurvariété il s’en trouveratoujours un certain nombreque leurs qualitésparticulières rendront aptesaux nouvelles conditionsextérieures. De cettemultiplicité des individusrésultait, selon lui, lanécessité de la reproduction,c’est-à-dire le passage d’unindividu à un autre plusjeune, et il insistait sur lesacrifice de l’individu àl’espèce qui est toujourssecrètement consommé dans

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l’acte de procréation. Ainsi lasexualité était, disait-il, laprésence vivante, menaçanteet mortelle de l’espèce mêmeau sein de l’individu.Procréer, c’est susciter lagénération suivante quiinnocemment, maisinexorablement, repousse laprécédente vers le néant. Àpeine les parents ont-ils cesséd’être indispensables qu’ilsdeviennent importuns.L’enfant envoie ses géniteursau rebut, aussi naturellementqu’il a accepté d’eux tout cequ’il lui fallait pour pousser.

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Dès lors il est bien vrai quel’instinct qui incline les sexesl’un vers l’autre est uninstinct de mort. Aussi bien lanature a-t-elle cru devoircacher son jeu – pourtanttransparent. C’estapparemment un plaisirégoïste que poursuivent lesamants, alors même qu’ilsmarchent dans la voie del’abnégation la plus folle.

J’en étais là de cesréflexions quand j’eusl’occasion de traverser uneprovince de l’Irlande du Nordqu’une terrible famine venait

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d’éprouver. Les survivantsdivaguaient dans les rues desvillages comme desquelettiques fantômes, et onentassait les morts sur desbûchers pour détruire aveceux les germes d’épidémiesplus redoutables encore quela disette. La majorité descadavres étaient de sexe mâle– tant il est vrai que lesfemmes supportent mieuxque les hommes la plupartdes épreuves – et tous ilsproclamaient la mêmeparadoxale leçon : dans cescorps consumés par la faim,

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vidés de leur substance,réduits à des mannequins decuir et de tendons d’uneeffrayante sécheresse, le sexe– et lui seul – s’épanouissaitmonstrueusement,cyniquement, plus gonflé,plus turgescent, plusmusculeux, plus triomphantqu’il n’avait sans doutejamais été du vivant de cesmisérables. Cette funèbreapothéose des organes de lagénération jetait une étrangelumière sur les propos deGloaming. J’imaginai aussitôtun débat dramatique entre

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cette force de vie – l’individu– et cette force de mort, lesexe. Le jour, l’individutendu, monté, lucide refoulel’indésirable, le réduit,l’humilie. Mais à la faveurdes ténèbres, d’une langueur,de la chaleur, de la torpeur,de cette torpeur localisée, ledésir, l’ennemi terrassé serelève, darde son glaive,simplifie l’homme, en fait unamant qu’il plonge dans uneagonie passagère, puis il luiferme les yeux – et l’amantdevient ce petit mort, undormeur, couché sur la terre,

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flottant dans les délices del’abandon, du renoncement àsoi-même, de l’abnégation.

Couché sur la terre. Cesquatre mots, tombés toutnaturellement de ma plume,sont peut-être une clé. Laterre attire irrésistiblementles amants enlacés dont lesbouches se sont unies. Elleles berce après l’étreinte dansle sommeil heureux qui suitla volupté. Mais c’est elleaussi qui enveloppe lesmorts, boit leur sang etmange leur chair, afin que cesorphelins soient rendus au

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cosmos dont ils s’étaientdistraits le temps d’une vie.L’amour et la mort, ces deuxaspects d’une même défaitede l’individu, se jettent d’uncommun élan dans le mêmeélément terrestre. L’un etl’autre sont de naturetellurique.

Les plus sagaces deshommes devinent – plutôtqu’ils n’aperçoiventclairement – cette relation.La situation sans exemple oùje me trouve me la faitapparaître lumineusement –que dis-je ! me force à la vivre

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de tous les pores de ma peau.Privé de femme, je suis réduità des amours immédiates.Frustré du détour fécond quiemprunte les voiesféminines, je me retrouvesans délai dans cette terre quisera aussi mon dernierséjour. Qu’ai-je fait dans lacombe rose ? J’ai creusé matombe avec mon sexe et jesuis mort, de cette mortpassagère qui a nom volupté.Je note également que j’aifranchi ainsi une nouvelleétape dans la métamorphosequi m’emporte. Car il m’a

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fallu des années pour enarriver là. Quand j’ai été jetésur ces bords, je sortais desmoules de la société. Lemécanisme qui détourne lavocation naturellementgéotropique du sexe pourl’engager dans le circuitutérin était en place dansmon ventre. C’était la femmeou rien. Mais peu à peu lasolitude m’a simplifié. Ledétour n’avait plus d’objet, lemécanisme est tombé enfloche. Pour la première foisdans la combe rose, mon sexea retrouvé son élément

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originel, la terre. Et en mêmetemps que je faisais cenouveau progrès dedéshumanisation, mon altere g o accomplissait avec lacréation d’une rizière l’œuvrehumaine la plus ambitieusede son règne sur Speranza.

Toute cette histoire seraitpassionnante si je n’en étaispas le seul protagoniste et sije ne l’écrivais pas avec monsang et mes larmes.

*

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Tu seras une couronne d’honneurdans la main de Yahweh,

Une tiare royale dans la main denotre Dieu.

On ne te nommera plus Délaisséeet on ne nommera plus ta terre

Désolation,Mais on t’appellera Mon-plaisir-en-

elle et ta terre l’Épousée.Car Yahweh mettra son plaisir en

toi, et ta terre aura un époux…

Isaïe, LXII.

Debout sur le seuil de laRésidence, devant le lutrin surlequel s’ouvrait la Sainte Bible,

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Robinson se souvenait en effetqu’un jour très lointain il avaitbaptisé cette île Désolation. Or cematin-là avait une splendeurnuptiale, et Speranza étaitprosternée à ses pieds dans ladouceur des premiers rayons dulevant. Un troupeau de chèvresdescendait d’une colline, et leschevreaux soudain emportés par lapente et par l’excès de leur vitalitédéboulaient et rebondissaient,comme des balles. À l’ouest lepelage doré d’un champ de blé mûrondulait sous la caresse d’un venttiède. Un bouquet de palmiersmasquait à moitié l’éclat argenté de

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la rizière hérissée d’épisadolescents. Le cèdre géant de lagrotte ronfla comme un orgue.Robinson tourna quelques pages duLivre des livres, et ce qu’il lut n’étaitrien d’autre que le cantiqued’amour de Speranza et de sonépoux. Il lui disait :

Tu es belle, mon amie, commeThirsa, charmante commeJérusalem.

Tes cheveux sont comme untroupeau de chèvres suspenduesaux flancs de la montagne deGalaad.

Tes dents sont comme un troupeau

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de brebis qui remontent dulavoir.

Chacune porte deux jumeaux, etparmi elles il n’en est pas destérile.

Ta joue est comme une moitié degrenade derrière son voile.

La courbure de tes reins est commeun collier, œuvre d’un artiste.

Ton nombril est une coupe arrondieoù le vin aromatisé ne manquepas.

Ton ventre est un monceau defroment entouré de lis.

Tes seins sont comme deux faons,jumeaux d’une gazelle.

Ta taille ressemble au palmier, et

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tes seins à ses grappes.J’ai dit : je monterai au palmier,

j’en saisirai les régimes.Que tes seins soient comme les

grappes de la vigne, le parfumde ton souffle comme celui despommes, et ton palais comme unvin exquis.

Et Speranza lui répondait :

Mon bien-aimé est descendu dansmon jardin aux parterres debaumiers pour y faire paître sontroupeau et pour cueillir des lis.

Je suis à mon bien-aimé et mon

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bien-aimé est à moi, il fait paîtreson troupeau parmi mes lis.

Viens mon bien-aimé, sortons dansles champs,

Passons la nuit dans les villages.Dès le matin nous irons aux vignes,

nous verrons si la vignebourgeonne.

Si les bourgeons se sont ouverts, siles grenades sont en fleur.

Là je te donnerai mon amour,Les mandragores feront sentir leur

parfum !

Elle lui disait enfin comme sielle avait lu en lui ses méditationssur le sexe et la mort :

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Pose-moi comme un sceausur ton cœur,

Comme un sceau sur tonbras,

Car l’amour est fort commela mort !

Ainsi Speranza était-elle douéedésormais de la parole. Ce n’étaitplus le bruissement du vent dansles arbres, ni le mugissement desflots inquiets, ni même lescraquements paisibles du feu deveille doublement reflété dans lesyeux de Tenn. La Bible débordante

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d’images qui identifient la terre àune femme ou l’épouse à un jardinaccompagnait ses amours du plusvénérable des épithalames.Robinson connut bientôt par cœurces textes sacrés et brûlants, etlorsqu’il traversait le bois degommiers et de santals pour serendre à la combe rose, il proféraitles versets de l’époux, puis setaisant, il écoutait chanter en lui lesrépons de l’épouse. Il était prêtalors à se jeter dans un sillon desable et, posant Speranza commeun sceau sur son cœur, à apaiser enelle son angoisse et son désir.

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*

Il fallut près d’une année àRobinson pour s’apercevoir que sesamours provoquaient unchangement de végétation dans lacombe rose. Il n’avait pas pris gardetout d’abord à la disparition desherbes et des graminées partout oùil avait répandu sa semence dechair. Mais son attention fut alertéepar la prolifération d’une plantenouvelle qu’il n’avait vue nulle partailleurs dans l’île. C’étaient degrandes feuilles dentelées quipoussaient en touffes au ras du solsur une tige très courte. Elles

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donnaient de belles fleurs blanchesaux pétales lancéolés, à l’odeursauvagine, et des baies brunesvolumineuses qui débordaientlargement de leur calice.

Robinson les examina aveccuriosité, puis n’y pensa plus,jusqu’au jour où il crut avoir lapreuve indiscutable qu’ellesapparaissaient régulièrement enquelques semaines à l’endroitprécis où il s’était épanché. Dès lorsson esprit ne cessa plus de tourneret de retourner ce mystère. Ilenfouit sa semence près de lagrotte. En vain. Apparemment,seule la combe pouvait produire

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cette variété végétale. L’étrangetéde ces plantes l’empêchait de lescueillir, de les disséquer, d’y goûter,comme il l’aurait fait en d’autrescirconstances. Il avait fini parchercher un dérivatif à cettepréoccupation sans issue, quand unverset du Cantique des cantiques,qu’il avait mille et mille fois répétésans y attacher d’importance, luiapporta une soudaine illumination :« Les mandragores feront sentirleur parfum », promettait la jeuneépousée. Était-il possible queSperanza tînt cette promessebiblique ? Il avait entendu racontermerveille de cette solanacée qui

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croît au pied des gibets, là où lessuppliciés ont répandu leursultimes gouttes de liqueurséminale, et qui est en somme leproduit du croisement de l’hommeet de la terre. Ce jour-là, il seprécipita à la combe rose et,agenouillé devant l’une de cesplantes, il dégagea sa racine trèsdoucement, en creusant tout autouravec ses deux mains. C’était biencela, ses amours avec Speranzan’étaient pas demeurées stériles : laracine charnue et blanche,curieusement bifurquée, figuraitindiscutablement le corps d’unepetite fille. Il tremblait d’émotion et

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de tendresse en replaçant lamandragore dans son trou et enramenant le sable autour de sa tige,comme on borde un enfant dansson lit. Puis il s’en alla sur la pointedes pieds en prenant bien garde àne pas en écraser quelque autre.

Désormais, avec la bénédictionde la Bible, un lien plus fort et plusintime l’attachait à Speranza. Ilavait humanisé celle qu’il pouvaitbien désormais appeler son époused’une façon incomparablement plusprofonde que toutes les entreprisesdu gouverneur. Que cette unionplus étroite signifiât en revanchepour lui-même un pas de plus dans

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l’abandon de sa propre humanité, ils’en doutait certes, mais il ne lemesura que le matin où ens’éveillant il constata que sa barbeen poussant au cours de la nuitavait commencé à prendre racinedans la terre.

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CHAPITRE VII

Ne gaspille pas le temps, c’estl’étoffe dont la vie est faite.

Suspendu dans le vide sur unesorte d’escarpolette de lianes,Robinson repoussa des deux piedsla paroi rocheuse sur laquelle ilvenait de peindre cette devise. Surle granite les lettres se détachaienténormes et blanches.L’emplacement était exceptionnel.Chaque mot porté par cettemuraille noire semblait catapulté

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comme un hurlement silencieuxvers l’horizon brumeux quifrangeait le vaste scintillement de lamer. Depuis quelques mois le jeudéréglé de sa mémoire lui restituaitles « almanachs » de BenjaminFranklin que son père considéraitcomme la quintessence de lamorale et qu’il lui avait faitapprendre par cœur. Déjà desrondins plantés dans le sable desdunes proclamaient que : Lapauvreté prive un homme de toutevertu : il est difficile à un sac videde se tenir debout. On pouvait lireaussi en mosaïques incrustées dansla paroi de la grotte que Si le second

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vice est de mentir, le premier est des’endetter, car le mensonge monte àcheval sur la dette. Mais le chef-d’œuvre de ce bréviaire flamberaiten lettres de feu sur la grève, la nuitoù Robinson éprouverait le besoinde lutter contre les ténèbres par laproclamation de la vérité. Desbûchettes de pin enveloppéesd’étoupe étaient posées sur un lit depierres sèches, toutes prêtes à êtreenflammées, et elles disaient dansleur arrangement : Si les coquinssavaient tous les avantages de lavertu, ils deviendraient vertueuxpar coquinerie.

L’île était couverte de champs de

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céréales et de légumes, la rizièreallait donner bientôt sa premièrerécolte, des hordes de chèvresdomestiquées se bousculaient dansles enclos, la grotte débordait deprovisions qui auraient suffi ànourrir la population d’un villagedurant plusieurs années. PourtantRobinson sentait toute cette œuvremagnifique se vider inexorablementde son contenu. L’île administréeperdait son âme au profit de l’autreîle, et devenait semblable à uneénorme machine tournant à vide.L’idée lui était alors venue que decette première île gouvernée etexploitée si économiquement

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pouvait se dégager une manière demorale dont les maximes setrouvaient toutes dans les écrits dubonhomme Franklin. Il avait doncentrepris de les inscrire dans lapierre, la terre, le bois, bref dans lachair même de Speranza pourtâcher de donner à ce grand corpsun esprit qui lui convienne.

Balançant d’une main sonpinceau de poils de bouc, de l’autreson pot de craie pulvérisée liée à lasève de houx, il cherchaitmaintenant un endroit approprié àcette pensée apparemmentmatérialiste, mais marquantcependant une certaine prise de

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possession du temps : Celui qui tueune truie anéantit sa descendancejusqu’à la millième génération.Celui qui dépense une pièce de cinqshillings assassine des monceauxde livres sterling. Un troupeau dechevreaux s’enfuit en désordredevant lui. Ne serait-il pas curieuxde tondre sur le flanc de chaquechevreau l’une des 142 lettres decette devise, de telle sorte qu’ildépendrait de la Providence que lavérité jaillisse tout à coup duchassé-croisé de ces bêtesremuantes ? Cette idée faisait sonchemin dans son esprit, et ilsupputait les chances qu’il aurait

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d’être là quand la formule« sortirait », lorsqu’il laissa soudaintomber son pinceau et son pot,glacé par la peur. Un mince filet defumée blanche s’élevait dans le cielpur. Il provenait, comme lapremière fois, de la Baie du Salut, etil avait cette même consistancelourde et laiteuse que Robinsonavait remarquée. Mais cette fois lesinscriptions répandues sur lesroches et écrites en bâtons sur lagrève risquaient d’alerter les intruset de les lancer à la recherche del’habitant de l’île. Suivi de Tenn, ils’élança vers la forteresse en priantDieu que les Indiens n’y fussent pas

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arrivés avant lui. Dans sa courseailée par la peur, un incident auquelil n’eut guère le temps de prendregarde lui revint plus tard comme unsigne funeste : l’un de ses boucs lesplus familiers, surpris par cettecavalcade inattendue, le chargeabrutalement, tête baissée. Robinsonl’évita de justesse, mais Tenn roulaen hurlant, projeté comme uneballe dans un massif de fougères.

Ce qu’il n’avait pas prévu, c’étaitque l’attente d’une attaqueéventuelle à une demi-lieue dupoint de débarquement des Indiensconstituerait pour lui une épreuveau-dessus de ses forces nerveuses.

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Si les Araucans avaient entreprisd’investir la forteresse, en plus del’avantage du nombre ils auraientcelui de la surprise. Mais si, aucontraire, ils n’avaient prêté aucuneattention aux traces de la présenced’un habitant et qu’ils fussent pourl’heure tout absorbés dans leursjeux meurtriers, quel soulagementpour le solitaire ! Il fallait qu’il eneût le cœur net. Toujours suivi deTenn qui boitait bas, il empoignal’un des mousquets et glissa lepistolet dans sa ceinture, puis ils’enfonça sous la futaie en directionde la baie. Il fut obligé cependant derevenir sur ses pas, ayant oublié la

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longue-vue dont il pouvait avoirbesoin.

C’étaient trois pirogues àbalancier cette fois qui étaientposées sur le sable, comme desjouets d’enfant. Le cercle deshommes autour du feu était plusvaste que lors de la premièreincursion, et Robinson en lesexaminant à la longue-vue crutremarquer qu’il ne s’agissait pas dumême groupe. Le sacrifice rituelparaissait consommé à en juger parl’amoncellement de chairspantelantes vers lequel deuxguerriers se dirigeaient. Mais alorseut lieu un incident qui jeta un

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moment de trouble dansl’ordonnance rituelle. La sorcièresortit tout à coup de la prostrationqui la tenait recroquevillée et,bondissant vers l’un des hommes,elle le désigna de son brasdécharné, la bouche béante pourvociférer un flot de malédictionsque Robinson ne pouvait entendre.Était-il possible que les cérémoniesexpiatoires araucaniennes fassentplus d’une victime ? Il y eutflottement parmi les hommes.Enfin l’un d’eux se dirigea, unemachette à la main, vers le coupabledésigné que ses deux voisinsavaient soulevé et projeté sur le sol.

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La machette s’abattit une premièrefois et le pagne de cuir vola dans lesairs. Elle allait retomber sur lecorps nu, quand le malheureuxbondit sur ses pieds et s’élança enavant vers la forêt. Dans la longue-vue de Robinson, il paraissait sautersur place, poursuivi par deuxIndiens. En réalité il courait droitvers Robinson avec une rapiditéextraordinaire. Pas plus grand queles autres, il était beaucoup plussvelte et comme taillé pour lacourse. Il paraissait de peau plussombre, de type un peu négroïde,sensiblement différent de sescongénères – et peut-être cela avait-

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il contribué à le faire désignercomme victime.

Cependant il approchait deseconde en seconde, et la distancequi le séparait de ses deuxpoursuivants ne cessait de croître.Si Robinson n’avait pas eu lacertitude qu’il était absolumentinvisible de la plage, il aurait pucroire que le fuyard l’avait vu etvenait se réfugier auprès de lui. Ilfallait prendre une décision. Dansquelques instants les trois Indiensallaient se trouver nez à nez aveclui, et cette découverte d’unevictime inespérée allait peut-êtreles réconcilier. C’est le moment que

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choisit Tenn pour aboyerfurieusement dans la direction de laplage. Maudite bête ! Robinson serua sur le chien et, lui passant lebras autour du cou, il lui serra lemuseau dans sa main gauche,tandis qu’il épaulait tant bien quemal son mousquet d’une seulemain. En abattant l’un despoursuivants, il risquait d’ameutertoute la tribu contre lui. Aucontraire en tuant le fuyard, ilrétablissait l’ordre du sacrificerituel, et peut-être son interventionserait-elle interprétée comme l’actesurnaturel d’une divinité outragée.Ayant à se ranger dans le camp de la

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victime ou dans celui des bourreaux– l’un et l’autre lui étantindifférents – la sagesse luicommandait de se faire l’allié desplus forts. Il visa au milieu de lapoitrine le fugitif qui n’était plusqu’à trente pas de lui et pressa ladétente. Au moment où le couppartait, Tenn, incommodé par lacontrainte que lui imposait sonmaître, fit un brusque effort pour selibérer. Le mousquet dévia, et lepremier des poursuivants opéra unplongeon parabolique qui s’achevadans une gerbe de sable. L’Indienqui le suivait s’arrêta, se pencha surle corps de son congénère, se releva,

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inspecta le rideau d’arbres oùs’achevait la plage et, finalement,s’enfuit à toutes jambes vers lecercle de ses semblables.

*

À quelques mètres de là, dans unmassif de fougères arborescentes,un homme noir et nu, l’espritdévasté par la panique, inclinait sonfront jusqu’au sol, et sa maincherchait pour le poser sur sanuque le pied d’un homme blanc etbarbu, hérissé d’armes, vêtu depeaux de biques, la tête couverte

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d’un bonnet de fourrure et farciepar trois millénaires de civilisationoccidentale.

*

Robinson et l’Araucan passèrentla nuit derrière les créneaux de laforteresse, l’oreille tendue vers tousles échos et soupirs de la forêttropicale, aussi bruissante, bien quedifféremment, la nuit que le jour.Toutes les deux heures, Robinsonenvoyait Tenn en reconnaissanceavec mission d’aboyer s’il décelaitune présence humaine. Chaque fois

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il revint sans avoir donné l’alerte.L’Araucan qui serrait autour de sesreins un vieux pantalon de marinque Robinson lui avait fait enfiler –moins pour le protéger de lafraîcheur de la nuit que pourménager sa propre pudeur – étaitabattu, sans réaction, comme écraséà la fois par son horrible aventure etpar l’incroyable cité où il se trouvaittransporté. Il avait laissé intacte lagalette de gruau que Robinson luiavait donnée, et se contentait demâcher sans cesse des fèvessauvages dont Robinson sedemanda un instant où il avait bienpu les trouver. Un peu avant les

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premières lueurs de l’aube, ils’endormit sur un tas de feuillessèches, curieusement enlacé à Tennqui s’était lui aussi assoupi.Robinson connaissait l’habitude decertains Indiens chiliens d’utiliserun animal domestique comme unevivante couverture pour se protégerdu froid des nuits tropicales, mais ilfut cependant surpris de latolérance du chien – pourtant d’unnaturel assez farouche – quiparaissait s’accommoder de ceprocédé.

Mais peut-être les Indiensattendaient-ils le jour pourattaquer ? Robinson armé du

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pistolet, des deux mousquets et detout ce qu’il pouvait transporter depoudre et de balles se glissa hors del’enceinte et gagna la Baie du Saluten faisant un vaste crochet à l’estpar les dunes. La plage était déserte.Les trois pirogues et leursoccupants avaient disparu. Lecadavre de l’Indien abattu la veilled’une balle dans la poitrine avait étéenlevé. Il ne restait que le cerclenoir du feu rituel où les ossementsse distinguaient à peine des souchescalcinées. Robinson, en posant surle sable sa panoplie et sesmunitions, eut le sentiment de selibérer d’un coup de toute l’angoisse

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accumulée pendant cette nuitblanche. Un immense rire lesecoua, nerveux, fou, inextinguible.Lorsqu’il s’arrêta pour reprendreson souffle, il s’avisa que c’était lapremière fois qu’il riait depuis lenaufrage de la Virginie. Était-ce lepremier effet sur lui de la présenced’un compagnon ? La faculté de rirelui avait-elle été rendue en mêmetemps qu’une société, aussimodeste soit-elle, lui était donnée ?La question lui reviendrait plustard, mais pour l’heure une idéebeaucoup plus importante venait del’éperonner. L’Évasion ! Il avaittoujours évité de revenir sur les

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lieux du grand échec qui avaitpréludé à ses années de déchéance.Pourtant l’Évasion devait attendre,fidèle, la proue tournée vers le largeque des bras suffisamment forts lalancent vers les flots. Peut-êtrel’Indien rescapé allait-il donner unesuite à cette entreprise depuis silongtemps ensablée, et saconnaissance de l’archipel seraitprécieuse !

En approchant de la forteresse,Robinson aperçut l’Araucan quijouait tout nu avec Tenn. Il s’irritade l’impudeur du sauvage, et ausside l’amitié qui semblait être néeentre le chien et lui. Après lui avoir

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fait comprendre sans aménité qu’ilavait à se reculotter, il l’entraînavers la baie de l’Évasion.

Les genêts avaient beaucouppoussé, et la silhouette trapue dupetit bâtiment paraissait flotter surune mer de fleurs jaunes,tourmentée par le vent. Le mât étaittombé, et le pont se soulevait parendroits, sans doute sous l’effet del’humidité, mais la coque paraissaitintacte. Tenn, qui précédait les deuxhommes, fit plusieurs fois le tourdu bateau, et on ne devinait saprésence que par le frémissementdes papilionacées sur son passage.Puis d’un coup de reins il sauta sur

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le pont qui s’effondra aussitôt sousson poids. Robinson le vitdisparaître dans la cale avec unhurlement de peur. Quand il arrivaprès du bateau, le pont tombait parpans entiers chaque fois que Tennfaisait un effort pour sortir de saprison. L’Araucan posa sa main surle bord de la coque, puis son poingfermé s’éleva vers le visage deRobinson et s’ouvrit pour luimontrer un peu de sciure rougeâtrequ’il laissa fuir ensuite dans le vent.Un grand rire illumina sa face noire.À son tour Robinson donna un légercoup de pied dans la coque. Unnuage de poussière s’éleva dans l’air

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tandis qu’une brèche s’ouvrait dansle flanc du bateau. Les termitesavaient fait leur œuvre. L’Évasionn’était plus qu’une barque decendres.

*

Log-book.

Que d’épreuves nouvellesdepuis trois jours et qued’échecs mortifiants pourmon amour-propre ! Dieum’a envoyé un compagnon.Mais, par un tour assez

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obscur de sa Sainte Volonté,il l’a choisi au plus bas degréde l’échelle humaine. Nonseulement il s’agit d’unhomme de couleur, mais cetAraucanien costinos est bienloin d’être un pur sang, ettout en lui trahit le métisnoir ! Un Indien mâtiné denègre ! Et s’il était encored’âge rassis, capable demesurer calmement sanullité en face de lacivilisation que j’incarne !Mais je serais étonné qu’il aitplus de quinze ans – comptetenu de l’extrême précocité

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de ces races inférieures – etson enfance le pousse à rireinsolemment de mesenseignements.

Et puis cette survenueinattendue après des lustresde solitude a ébranlé monfragile équilibre. L’Évasion aété à nouveau pour moil’occasion d’une défaillancemortifiante. Après ces annéesd’installation, dedomestication, deconstruction, de codification,il a suffi de l’ombre d’unespoir de possibilité pour meprécipiter vers ce piège

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meurtrier où j’ai faillisuccomber jadis. Acceptons-en la leçon avec une humblesoumission. J’ai assez gémide l’absence de cette sociétéque toute mon œuvre surcette terre appelait en vain.Cette société m’est donnéesous sa forme la plusrudimentaire et la plusprimitive certes, mais il nem’en sera sans doute queplus facile de la plier à monordre. La voie qui s’impose àmoi est toute tracée :incorporer mon esclave ausystème que je perfectionne

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depuis des années. Laréussite de l’entreprise seraassurée le jour où il n’y auraplus de doute que Speranza etlui profitent conjointementde leur réunion.

P.-S. – Il fallait trouver unnom au nouveau venu. Je nevoulais pas lui donner unnom de chrétien avant qu’ilait mérité cette dignité. Unsauvage n’est pas un êtrehumain à part entière. Je nepouvais pas non plusdécemment lui imposer unnom de chose, encore quec’eût été peut-être la solution

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de bon sens. Je crois avoirrésolu assez élégamment cedilemme en lui donnant lenom du jour de la semaine oùje l’ai sauvé : Vendredi. Cen’est ni un nom de personne,ni un nom commun, c’est, àmi-chemin entre les deux,celui d’une entité à demivivante, à demi abstraite,fortement marquée par soncaractère temporel, fortuit etcomme épisodique…

*

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Vendredi a appris assez d’anglaispour comprendre les ordres deRobinson. Il sait défricher,labourer, semer, herser, repiquer,sarcler, faucher, moissonner, battre,moudre, bluter, pétrir et cuire. Iltrait les chèvres, fait cailler le lait,ramasse les œufs de tortue, les faitcuire mollet, creuse des rusd’irrigation, entretient les viviers,piège les bêtes puantes, calfate lapirogue, ravaude les vêtements deson maître, cire ses bottes. Le soir,il endosse une livrée de laquais etassure le service du dîner duGouverneur. Puis il bassine son litet l’aide à se dévêtir avant de s’aller

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lui-même étendre sur une litièrequ’il tire contre la porte de larésidence et qu’il partage avec Tenn.

Vendredi est d’une docilitéparfaite. En vérité il est mort depuisque la sorcière a dardé son indexnoueux sur lui. Ce qui a fui, c’étaitun corps sans âme, un corpsaveugle, comme ces canards qui sesauvent en battant des ailes aprèsqu’on leur a tranché la tête. Mais cecorps inanimé n’a pas fui au hasard.Il a couru rejoindre son âme, et sonâme se trouvait entre les mains del’homme blanc. Depuis, Vendrediappartient corps et âme à l’hommeblanc. Tout ce que son maître lui

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ordonne est bien, tout ce qu’ildéfend est mal. Il est bien detravailler nuit et jour aufonctionnement d’une organisationdélicate et dépourvue de sens. Il estmal de manger plus que la portionmesurée par le maître. Il est biend’être soldat quand le maître estgénéral, enfant de chœur quand ilprie, maçon quand il construit, valetde ferme quand il se consacre à sesterres, berger quand il se préoccupede ses troupeaux, rabatteur quand ilchasse, pagayeur quand il vogue,porteur quand il voyage, guérisseurquand il souffre, et d’actionner pourlui l’éventail et le chasse-mouches.

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Il est mal de fumer la pipe, de sepromener tout nu et de se cacherpour dormir quand il y a à faire.Mais si la bonne volonté deVendredi est totale, il est encoretrès jeune, et sa jeunesse fuseparfois malgré lui. Alors il rit, iléclate d’un rire redoutable, un rirequi démasque et confond le sérieuxmenteur dont se parent legouverneur et son île administrée.Robinson hait ces explosionsjuvéniles qui sapent son ordre etminent son autorité. C’est d’ailleursle rire de Vendredi qui provoquason maître à lever la main sur luipour la première fois. Vendredi

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devait répéter après lui lesdéfinitions, principes, dogmes etmystères qu’il prononçait.Robinson disait : Dieu est un maîtretout-puissant, omniscient,infiniment bon, aimable et juste,créateur de l’homme et de touteschoses. Le rire de Vendredi fusa,lyrique, irrépressible,blasphématoire, aussitôt éteint,écrasé comme une flamme folle parune gifle retentissante. C’est quecette évocation d’un Dieu à la fois sibon et si puissant lui avait paruamusante en face de sa petiteexpérience de la vie. Qu’importe, ilrépète maintenant d’une voix

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entrecoupée de sanglots les motsque lui mâche son maître.

Il lui a d’ailleurs apporté unpremier sujet de satisfaction. Grâceà lui, le Gouverneur a enfin trouvél’emploi des pièces de monnaie qu’ila sauvées de l’épave. Il paieVendredi. Un demi-souverain d’orpar mois. Au début il avait pris soinde « placer » la totalité de cessommes à un intérêt de 5,5 %. Puis,considérant que Vendredi avaitatteint mentalement l’âge de raison,il lui laissa la libre disposition deses arrérages. Avec cet argent,Vendredi achète de la nourriture ensupplément, des menus objets

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d’usage ou de pacotille hérités de laVirginie, ou tout simplement unedemi-journée de repos – la journéeentière n’est pas achetable – qu’ilpasse dans un hamac de saconfection.

Car si le dimanche est chômé àSperanza, il s’en faut qu’il soitabandonné à une coupable oisiveté.Levé aux aurores, Vendredi balaie etapprête le temple. Puis il varéveiller son maître et récite laprière du matin avec lui. Ensuite ilsse rendent ensemble au temple oùle pasteur officie deux heures.Debout devant le lutrin, ilpsalmodie des versets de la Bible.

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Cette lecture est coupée de longssilences méditatifs que suivent descommentaires inspirés par l’EspritSaint. Vendredi, agenouillé dans latravée gauche – la travée droite estréservée aux femmes –, écoute detoutes ses forces. Les mots qu’ilentend – péché, rédemption, enfer,parousie, veau d’or, apocalypse –composent dans sa tête unassemblage envoûtant bien quedépourvu de signification. C’est unemusique d’une beauté obscure etun peu effrayante. Parfois unevague lueur émane de deux ou troisphrases. Vendredi croit comprendrequ’un homme avalé par une baleine

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en est ressorti indemne, ou qu’unpays fut envahi en un jour degrenouilles si nombreuses qu’on entrouvait dans les lits et jusque dansle pain, ou encore que deux millecochons se jetèrent dans la merparce que des démons étaiententrés dans leur corps. Alors il sentimmanquablement unchatouillement lui tourmenterl’épigastre tandis qu’un souffled’hilarité gonfle ses poumons. Ils’acharne à détourner sa penséevers des sujets funèbres, car il n’osemême pas imaginer ce qui seproduirait s’il venait à éclater derire pendant le service dominical.

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Après le déjeuner – plus lent etplus raffiné qu’en semaine – leGouverneur se fait apporter unemanière de canne de sa fabricationqui tient de la crosse épiscopale etdu sceptre royal, et, le chef abritésous une vaste ombrelle de peauxde chèvre que tient Vendredi, ildéambule majestueusement danstoute l’île, inspectant ses champs,ses rizières et ses vergers, sestroupeaux, les constructions et lestravaux en cours, et dispensant àson domestique le blâme, l’éloge etles instructions pour les jours àvenir. Comme le reste de l’après-midi ne peut pas davantage que les

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autres heures être consacré à destravaux lucratifs, Vendredi enprofite pour nettoyer et embellirl’île. Il désherbe les chemins, sèmedes graines de fleurs devant lesmaisons, taille les arbres quiagrémentent la partie résidentiellede l’île. En dissolvant de la cired’abeille dans de l’essence detérébenthine colorée au quercitron,Robinson est parvenu à produireune belle encaustique dont l’emploia posé quelques problèmes, lesmeubles étant rares et les parquetsinexistants dans l’île. Finalement ila eu l’idée de faire cirer parVendredi les galets et les cailloux de

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la voie principale, celle qui dévalede la grotte vers la Baie du Salutdont Robinson emprunta le tracé lejour même de son arrivée dans l’île.La valeur historique de cette voielui parut à la réflexion justifier cetravail énorme que la moindreaverse réduisait à néant et dont ils’était demandé au début s’il étaitbien raisonnable de l’imposer àVendredi.

L’Araucan avait su s’attirer labienveillance de son maître parplusieurs initiatives heureuses.L’un des grands soucis de Robinsonétait de se débarrasser des ordureset détritus de la cuisine et de

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l’atelier d’une façon qui n’attirât niles vautours ni les rats. Or aucunedes solutions imaginées à ce jourpar Robinson ne lui donnaitentièrement satisfaction. Les petitscarnivores exhumaient ce qu’ilenfouissait sous la terre, les maréesrejetaient sur la grève tout ce qu’ildéversait au large, quant à ladestruction par le feu, elle se faisaitpayer par une fumée âcre quiempestait les maisons et lesvêtements. Vendredi eut l’idée demettre à profit la voracité d’unecolonie de fourmis rouges qu’ilavait découverte à un jet de pierrede la résidence. Les rebuts déposés

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au milieu de la fourmilièresemblaient à quelque distancedoués d’une sorte de viesuperficielle, parcourus par unfrémissement épidermique, etc’était fascinant de voir la chairfondre insensiblement, et l’osapparaître, nu, sec, parfaitementnettoyé.

Vendredi se révéla égalementexcellent lanceur de bolas, galetsronds au nombre de trois attachés àdes cordelettes réunies à un centrecommun. Lancées adroitement,elles tournoient comme une étoile àtrois branches, et si elles sontarrêtées par un obstacle, elles

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l’entourent et le ligotentétroitement. Vendredi s’en servitd’abord pour immobiliser leschèvres ou les boucs qu’il voulaittraire, soigner ou sacrifier. Puiselles firent merveille pour capturerdes chevreuils et même des oiseauxéchassiers. Enfin il persuadaRobinson qu’en augmentant lagrosseur des galets on pouvait fairedes bolas une arme redoutablecapable de défoncer la poitrine d’unennemi après l’avoir à demiétranglé. Robinson, qui craignaittoujours un retour offensif desAraucans, lui fut reconnaissantd’avoir ajouté à sa panoplie cette

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arme silencieuse, facile à remplaceret cependant meurtrière. Ilss’exercèrent longtemps sur la grèveen prenant pour cible un troncd’arbre de la grosseur d’un homme.

Les premières semaines quisuivirent l’arrivée de Vendredi, l’îleadministrée avait ainsi par la forcedes choses regagné toute lasollicitude de Robinson, redevenupour un temps au moinsgouverneur, général, pasteur… Ilcrut même un moment que laprésence du nouveau venu allaitapporter à son organisation unejustification, un poids, un équilibrequi mettraient fin définitivement

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aux périls qui l’avaient menacée, demême que certains naviresn’acquièrent leur tenue de mernormale que chargés d’un certainfret. Il avait même senti le dangerque pouvaient présenter à la foisl’état de tension permanent oùétaient entretenus les habitants del’île et l’inflation de biens deconsommation qui faisaientdéborder les silos, et il pensait yfaire face par un programme defêtes et de réjouissances quis’accompagneraient de festins et debeuveries. Mais il soupçonnait cedernier propos – qui répondait sipeu en vérité à l’esprit de l’île

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administrée – de lui avoir étésourdement inspiré par la nostalgiede l’« autre île » qui sommeillait etse fortifiait secrètement en lui.Peut-être était-ce cette mêmenostalgie qui l’empêchait égalementde se satisfaire de la docilité totalede Vendredi et l’induisait à lapousser, pour l’éprouver, jusqu’àses dernières limites.

*

Log-book.

Évidemment il m’obéit au

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doigt et à l’œil, et je suis bienétrange de m’en plaindre.Mais il y a dans cettesoumission quelque chose detrop parfait, de mécaniquemême qui me glace – si cen’est hélas ce rire dévastateurqu’il paraît ne pas pouvoirréprimer dans certains cas, etqui ressemble à lamanifestation soudaine d’undiable qui serait en lui.Possédé. Oui, Vendredi estpossédé. Et mêmedoublement possédé. Car ilfaut bien reconnaître qu’endehors de ses éclats de rire

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diaboliques, c’est moi toutentier qui agis et pense en lui.

Je n’attends pas beaucoupde raison d’un homme decouleur – de couleurs,devrais-je dire, puisqu’il y aen lui de l’Indien et du nègre.Du moins pourrait-ilmanifester quelquesentiment. Or, en dehors del’absurde et choquantetendresse qui le lie à Tenn, jene sache pas qu’il éprouved’affection. En vérité jetourne autour d’un regretqu’il me coûte d’avouer, maisque je me dois d’exprimer. Je

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ne me risquerai jamais à luidire « aime-moi », parce queje sais trop que pour lapremière fois je ne serais pasobéi. Pourtant il n’a aucuneraison de ne pas m’aimer. Jelui ai sauvé la vie –involontairement il est vrai,mais comment s’endouterait-il ? Je lui ai toutappris, à commencer par letravail qui est le biensuprême. Certes, je le bats,mais comment necomprendrait-il pas que c’estpour son bien ? Pourtant làencore ses réactions sont

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déconcertantes. Un jour queje lui expliquais, assezvivement il est vrai, commentécorcer et fendre des brinsd’osier avant de les tresser,j’ai fait un geste un peuample de la main. À magrande surprise, je l’ai vuaussitôt reculer d’un pas ense protégeant le visage de sonbras. Or il aurait fallu que jefusse insensé pour vouloir lefrapper au moment où je luienseignais une techniquedifficile et requérant touteson application. Et tout meporte à croire hélas que cet

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insensé, je le suis à ses yeux,à toutes les heures du jour etde la nuit ! Alors je me mets àsa place, et je suis saisi depitié devant cet enfant livrésans défense sur une îledéserte à toutes les fantaisiesd’un dément. Mais macondition est pire encore, carje me vois dans mon uniquecompagnon sous les espècesd’un monstre, comme dansun miroir déformant. Lasséde le voir accomplir les tâchesqui lui incombent sansjamais s’inquiéterapparemment de leur raison

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d’être, j’ai voulu en avoir lecœur net. Je lui ai imposé letravail absurde considérédans tous les bagnes dumonde comme la plusavilissante des vexations :creuser un trou, puis en faireun deuxième pour mettre sesdéblais, un troisième pourenfouir les déblais dudeuxième, etc. Il a peinétoute une journée sous unciel plombé, dans une chaleurd’étuve. Pour Tenn, cetteactivité forcenée était un jeupassionnant, enivrant. Dechaque trou montaient des

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effluves complexes etgrisants. Dès que Vendredi seredressait et passait sonavant-bras sur son front,Tenn se ruait au milieu de laterre remuée. Il enfouissaitsa truffe au milieu desmottes, aspirant et soufflantcomme un phoque, puiscreusait frénétiquement enprojetant la terre entre sescuisses. Enfin, au comble del’excitation, il galopait autourdu trou avec des jappementsplaintifs, et revenait encorepuiser une ébriété nouvelleau sein de cette glèbe

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marneuse où l’humus noir semêlait au lait des racinestranchées, comme la mort seconfond avec la vie dès qu’onatteint un certain niveau deprofondeur.

Or c’est trop peu dire queVendredi ne s’est pas cabrédevant ce labeur imbécile. Jel’ai rarement vu travailleravec autant d’ardeur. Il y amême mis une sorted’allégresse qui déjouel’alternative où je prétendaisl’enfermer – Vendredi tout àfait abruti, ou Robinsonconsidéré par lui comme

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dément – et qui m’oblige àchercher ailleurs. Et je medemande si la dansepassionnée de Tenn autour etdans les plaies ouvertesgratuitement sur le corps deSperanza n’est pasrévélatrice, et si je n’ai pascommis l’impardonnablestupidité de livrer àl’Araucan, en voulantsimplement l’humilier, lesecret de la combe rose…

*

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Une nuit, Robinson ne puttrouver le sommeil. Le clair de lunejetait un rectangle lumineux sur lesdalles de la résidence. Une dameblanche hulula, et il crut entendrela terre elle-même qui gémissaitd’amour esseulé. Sous son ventre,le matelas d’herbes sèches étaitd’une mollesse inconsistante,absurde. Il revoyait Tenn danser foude désir autour de cette glèbeouverte, offerte après que l’outil del’Araucan l’avait violée. Il y avaitdes semaines qu’il n’était pasretourné à la combe. Ses filles lesmandragores avaient dû biengrandir pendant tout ce temps ! Il

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était assis sur sa couche, les piedsposés sur le tapis de lune, et ilsentait une odeur de sève monterde son grand corps, blanc commeune racine. Il se leva en silence,enjamba les corps enlacés deVendredi et de Tenn, et se dirigeavers la forêt de gommiers et desantals.

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CHAPITRE VIII

En entrant dans la Résidence,Vendredi s’aperçut aussitôt que laclepsydre était arrêtée. Il restait del’eau dans la bonbonne de verre,mais l’orifice était obstrué par unbouchon de bois, et le niveau s’étaitstabilisé à la hauteur de troisheures du matin. Il ne futnullement surpris que Robinson aitdisparu. Dans son esprit l’arrêt de laclepsydre impliquait toutnaturellement l’absence du

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Gouverneur. Accoutumé à prendreles choses comme elles seprésentaient, il ne se demanda ni oùétait Robinson, ni quand ilreviendrait, ni même s’il étaitencore vivant. Il n’eut pasdavantage l’idée d’aller à sarecherche. Il était totalementabsorbé par la contemplation deschoses pourtant familières quil’entouraient, mais auxquellesl’arrêt de la clepsydre et l’absencede Robinson conféraient un aspectnouveau. Il était maître de lui,maître de l’île. Comme pour leconfirmer dans cette dignité dont ilse sentait revêtu, Tenn se hissa

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paresseusement sur ses pattes, vintse placer près de lui et leva vers sonvisage son regard noisette. Il n’étaitplus de première jeunesse, cepauvre Tenn, et sa croupe rondecomme un tonneau, ses pattes tropcourtes, ses yeux larmoyants et sarobe laineuse et terne disaient assezles injures de l’âge au terme d’unevie de chien bien remplie. Mais ilressentait lui aussi apparemment lanouveauté de la situation, et ilattendait de son ami qu’il prît unedécision.

Que faire ? Il ne pouvait êtrequestion d’achever l’arrosage desoseilles et des raves rendu

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nécessaire par la sécheresse, ni depoursuivre la construction d’unmirador d’observation au sommetdu cèdre géant de la grotte. Cestravaux relevaient évidemment d’unordre suspendu jusqu’au retour deRobinson. Le regard de Vendredi seposa sur un coffre soigneusementfermé, mais non verrouillé et dont ilavait pu inspecter le contenu, rangésous la table de la Résidence. Il letraîna sur les dalles et, l’ayantdressé sur son petit côté, ils’agenouilla et le fit basculer surson épaule. Puis il sortit, suivi deprès par Tenn.

Au nord-ouest de l’île, à l’endroit

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où la prairie se perdait dans lessables qui annonçaient les dunes, sepressaient les silhouettes bizarres,vaguement humaines du jardin decactées que Robinson y avait établi.Certes, il avait eu scrupule àconsacrer du temps à une cultureaussi gratuite, mais ces plantes nedemandaient presque aucun soin, etil n’avait eu que la peine detransplanter sur un terrainparticulièrement favorable lessujets les plus intéressants qu’ilavait découverts sporadiquementdans toute l’île. C’était un hommageà la mémoire de son père dont laseule passion – en dehors de sa

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femme et de ses enfants – était lepetit jardin tropical qu’il entretenaitdans la rotonde vitrée de la maison.Robinson avait inscrit sur destablettes de bois montées sur desbâtonnets piqués en terre les nomslatins de ces variétés qui lui étaientrevenus tous ensemble par l’un deces caprices imprévisibles de samémoire.

Vendredi lança sur le sol lecoffre qui lui avait meurtri l’épaule.Les charnières du couverclesautèrent, et un somptueuxdésordre d’étoffes précieuses et debijoux se répandit au pied descactées. Il allait enfin pouvoir user à

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sa fantaisie de ces hardes dontl’éclat le fascinait, mais dontRobinson ne faisait pour lui qu’uninstrument de gêne et decérémonie. Car il ne s’agissait pasde lui-même – un vêtement quelqu’il soit ne faisait qu’entraver sesgestes – mais précisément de cesétranges végétaux dont la chairverte exorbitante, boursouflée,provocante, paraissait plus proprequ’aucun corps humain à mettre envaleur la beauté de ces étoffes.

Il les étala d’abord sur le sableavec des gestes délicats pour enembrasser du regard la richesse etle nombre. Il rassembla aussi

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devant lui des pierres plates surlesquelles il disposa les bijoux,comme à la vitrine d’une joaillerie.Puis il tourna longtemps autour descactus dont il mesurait du regard lasilhouette et appréciait du doigt laconsistance. C’était une étrangesociété de mannequins végétauxcomposés de candélabres, deboules, de raquettes, de membrescontournés, de queues velues, detêtes crépues, d’étoiles piquantes,de mains aux mille doigtsvenimeux. Leur chair était tantôtune pulpe molle et aqueuse, tantôtun caoutchouc coriace, tantôtencore des muqueuses verdâtres

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dégageant des remugles de viandepourrie. Enfin il alla ramasser unecape noire moirée dont il drapa d’unseul mouvement les épaulesmassives de Cereus pruinosus. Puisil voila de coquets falbalas les fessestuméfiées de Crassula falcata. Unedentelle aérienne lui servit àenguirlander le phallus barbelé deStapelia variegata, tandis qu’ilhabillait de mitaines de linon lespetits doigts velus de Crassulalycopodiodes. Une toque de brocartse trouvait là à point nommé pourcoiffer la tête laineuse deCephalocereus senilis. Il travaillalongtemps ainsi, complètement

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absorbé par ses recherches, drapant,ajustant, prenant du recul pourmieux juger, déshabillant tout àcoup l’une des cactées pour enrhabiller une autre. Enfin ilcouronna son œuvre en distribuantavec autant de discernementbracelets, colliers, aigrettes, bouclesd’oreilles, ferrets, croix et diadèmes.Mais il ne s’attarda pas à lacontemplation du cortègehallucinant de prélats, de grandesdames et de monstres opulents qu’ilvenait de faire surgir en plein sable.Il n’avait désormais plus rien à fairelà, il s’éloigna avec Tenn sur sestalons.

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Il traversa la zone des dunes ens’amusant de la rumeur sonorequ’éveillaient ses pas. Il s’arrêta etse tourna vers Tenn en imitantbouche fermée ce grondement,mais ce jeu n’amusa pas le chienqui progressait péniblement parbonds successifs dans le solmouvant, et dont l’échine sehérissait d’hostilité quand larumeur augmentait. Enfin le sols’affermit, et ils débouchèrent sur lagrève largement dégagée par lejusant. Vendredi redressé, cambrédans la lumière glorieuse du matin,marchait avec bonheur sur l’arèneimmense et impeccable. Il était ivre

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de jeunesse et de disponibilité dansce milieu sans limites où tous lesmouvements étaient possibles, oùrien n’arrêtait le regard. Il ramassaun galet ovale et le posa enéquilibre sur la paume de sa mainouverte. Il préférait aux bijoux qu’ilavait abandonnés sur les cactéescette pierre fruste, mais rigoureuse,où des cristaux de feldspath rosesse mêlaient à une masse de quartzvitreux, pailletée de mica. La courbedu galet touchait en un seul pointcelle de sa paume noire, et formaitavec elle une figure géométriquesimple et pure. Une vagues’allongea rapidement sur le miroir

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de sable mouillé constellé de petitesméduses et encercla ses chevilles. Illaissa tomber le galet ovale et enramassa un autre, plat et circulaire,petit disque opalescent tacheté demauve. Il le fit sauter dans sa main.S’il pouvait s’envoler ! Setransformer en papillon ! Fairevoler une pierre, ce rêve enchantaitl’âme aérienne de Vendredi. Il lelança à la surface de l’eau. Le disquerebondit sept fois sur la nappeliquide avant de s’y insérer sanséclaboussures. Mais Tenn, habituéà ce jeu, s’était élancé dans lesvagues et, battant l’eau de sesquatre pattes, la tête dardée vers

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l’horizon, il nagea jusqu’au pointd’immersion du galet, plongea etrevint, porté par le déferlement desvagues, le déposer aux pieds deVendredi.

Ils marchèrent longtemps versl’est, puis, lorsqu’ils eurentcontourné les dunes, vers le sud.Vendredi ramassait et lançait desétoiles de mer, des souches, descoquillages, des os de seiche, desperruques de goémon quidevenaient aussitôt pour Tennautant de proies vivantes, désirableset fugitives, et il les poursuivait enaboyant. Ils arrivèrent ainsi à larizière.

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Le bassin collecteur était à sec etle niveau de la lagune ensemencéebaissait de jour en jour. Pourtant ilfallait qu’elle demeurât immergéeun mois encore pour que les épisvinssent à maturité, et Robinsonrevenait plus soucieux de chacunede ses visites d’inspection.

Vendredi avait à la main le galetmauve. Il le lança dans la rizière, etcompta ses rebonds sur l’eau morte,moirée de reflets gras. Le disque depierre sombra après neuf ricochets,mais déjà Tenn sautait de la digue àsa poursuite. Son élan l’emporta àune vingtaine de mètres, mais là ils’arrêta. L’eau était trop peu

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profonde pour qu’il puisse nager, etil pataugeait dans la vase. Il fitdemi-tour et entreprit de revenirvers Vendredi. Un premier bondl’arracha bien à l’étreinte de laboue, mais il retomba pluslourdement et ses efforts devinrentdésordonnés. Il allait périr s’iln’était pas secouru. Vendredi hésitaun instant penché au-dessus decette eau traîtresse et impure. Puisil se ravisa et courut à la vanned’évacuation. Il passa un bâton dansle premier trou de la queue et fitlevier de toutes ses forces enprenant appui sur les portants. Letablier remonta en grinçant dans

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ses coulisses. Aussitôt le tapisfangeux qui couvrait la rizière sedéplaça et commença à se résorberdans la vanne en se froissant.Quelques minutes plus tard, Tennatteignit en rampant le pied de ladigue. Ce n’était plus qu’un bloc deboue, mais il était sauf.

Vendredi le laissa à sa toilette etse dirigea en dansant vers la forêt.L’idée que la récolte de riz étaitperdue ne l’avait pas effleuré.

*

Pour Vendredi, l’arrêt de la

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clepsydre et l’absence de Robinsonn’avaient signifié qu’un seul etmême événement, la suspensiond’un certain ordre. Pour Robinson,la disparition de Vendredi, lescactées parées et l’assèchement dela rizière traduisaient unanimementla fragilité et peut-être l’échec de ladomestication de l’Araucan. Il étaitrare d’ailleurs qu’agissant de sonpropre chef il trouve grâce aux yeuxde Robinson. Il fallait ou qu’il nefasse rien, ou qu’il agisse trèsexactement selon ses instructionspour ne pas avoir à encourir sesreproches. Robinson devait biens’avouer que Vendredi sous sa

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docilité empressée avait unepersonnalité, et que tout ce qui enémanait le choquait profondémentet portait atteinte à l’intégrité del’île administrée.

Il décida d’abord de prendre sonparti de la disparition de soncompagnon. Au bout de deux jourspourtant, il céda à une inquiétudecomplexe où se mêlaient un vagueremords, la curiosité et aussi la pitiéque lui inspirait le chagrin visiblede Tenn, et il se mit à sa recherche.Pendant toute une matinée ilsillonna avec Tenn la forêt où s’étaitperdue la trace de l’Araucan. Çà etlà, ils relevèrent des signes de son

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passage. Bientôt Robinson dutmême se rendre à l’évidence : à soninsu, Vendredi devait séjournerrégulièrement dans cette partie del’île, y mener une vie en marge del’ordre et s’y adonner à des jeuxmystérieux dont le sens luiéchappait. Des masques de bois,une sarbacane, un hamac de lianesoù reposait un mannequin deraphia, des coiffes de plumes, despeaux de reptile, des cadavresdesséchés d’oiseaux étaient lesindices d’un univers secret dontRobinson n’avait pas la clef. Mais sasurprise fut à son comble lorsqu’ildéboucha au bord d’un marigot que

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bordaient de petits arbres assezsemblables à des saules. En effetces arbustes avaient tous étévisiblement déracinés et replantés àl’envers, les branches enfouies dansla terre et les racines dressées versle ciel. Et ce qui achevait de donnerun aspect fantastique à cetteplantation monstrueuse, c’est qu’ilsparaissaient tous s’êtreaccommodés de ce traitementbarbare. Des pousses vertes etmême des touffes de feuillesapparaissaient à la pointe desracines, ce qui supposait que lesbranches enterrées avaient su semétamorphoser elles-mêmes en

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racines, et que la sève avait inverséle sens de sa circulation. Robinsonne pouvait s’arracher à l’examen dece phénomène. Que Vendredi ait eucette fantaisie et l’ait exécutée étaitdéjà assez inquiétant. Mais lesarbustes avaient accepté cetraitement, Speranza avaitacquiescé apparemment à cetteextravagance. Pour cette fois aumoins l’inspiration baroque del’Araucan avait eu un résultat qui,pour dérisoire qu’il fût, comportaitcependant un certain aspect positifet n’avait pas abouti à une puredestruction. Robinson n’avait pasfini de méditer cette découverte ! Il

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revenait sur ses pas quand Tenntomba en arrêt devant un massif demagnolias envahi par le lierre, puisprogressa lentement, le cou tendu,en posant ses pattesprécautionneusement. Enfin ils’immobilisa le nez sur l’un destroncs. Alors le tronc s’agita, et lerire de Vendredi éclata. L’Araucanavait dissimulé sa tête sous uncasque de fleurs. Sur tout son corpsnu, il avait dessiné avec du jus degénipapo des feuilles de lierre dontles rameaux montaient le long deses cuisses et s’enroulaient autourde son torse. Ainsi métamorphoséen homme-plante, secoué d’un rire

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démentiel, il entoura Robinsond’une chorégraphie éperdue. Puis ilse dirigea vers le rivage pour selaver dans les vagues, et Robinson,pensif et silencieux, le regardas’enfoncer toujours dansant dansl’ombre verte des palétuviers.

*

Cette nuit encore un ciel purlaissait la pleine lune régner de toutson éclat sur la forêt. Robinsonferma la résidence, confia Vendrediet Tenn à la garde l’un de l’autre, ets’engagea sous la galerie sylvestre

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où filtraient de rares rayonsd’argent. Hypnotisés peut-être parl’astre blafard, les petits animaux etles insectes qui peuplaienthabituellement le hallier de leursmurmures observaient un silencesolennel. À mesure qu’il approchaitde la combe rose, il sentait sedénouer l’emprise despréoccupations quotidiennes et unedouceur nuptiale l’envahir.

Vendredi lui donnait des soucisde plus en plus graves. Nonseulement l’Araucan ne se fondaitpas harmonieusement dans lesystème, mais – corps étranger – ilmenaçait de le détruire. On pouvait

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passer sur des bévues majeures etdévastatrices, commel’assèchement de la rizière, en lesmettant sur le compte de sajeunesse et de son inexpérience.Mais sous son apparente bonnevolonté il s’avérait complètementréfractaire aux notions d’ordre,d’économie, de calcul,d’organisation. « Il me donne plusde travail qu’il n’en effectue »,pensait tristement Robinson avec lesentiment vague qu’il exagérait toutde même un peu. En outre l’étrangeinstinct qui gagnait à Vendredi lacompréhension et – pourrait-ondire – la complicité des animaux,

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s’il aboutissait à une intimité déjàirritante avec Tenn, avait des effetsdésastreux sur le menu peuple deschèvres, des lapins et même despoissons. Impossible de faire entrerdans cette tête de bois d’ébène quece petit cheptel n’était rassemblé,nourri, sélectionné que pour sonrendement alimentaire, et non pourle dressage, la familiarité ou dessimulacres de chasse et de pêche.Vendredi ne concevait pas qu’on pûttuer une bête autrement qu’auterme d’une poursuite ou d’unelutte qui lui donnait ses chances,conception dangereusementromanesque ! Il ne comprenait pas

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davantage qu’il y avait des espècesnuisibles qu’il convenait decombattre à outrance, et ne s’était-ilpas avisé d’amadouer un couple derats qu’il prétendait faire croître etmultiplier ! L’ordre était uneconquête fragile, durement gagnéesur la sauvagerie naturelle de l’île.Les coups que lui portait l’Araucanl’ébranlaient gravement. Robinsonne pouvait s’offrir le luxe d’unélément perturbateur menaçant dedétruire ce qu’il avait mis desannées à édifier. Mais alors quefaire ?

Arrivé à la lisière de la forêt, ils’arrêta, saisi par la grandeur et la

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douceur du paysage. La prairieétendait à perte de vue sa robesoyeuse qu’un très léger soufflecreusait parfois d’ondulationsmolles. À l’ouest dormaient deboutles quenouilles des roseaux, serréescomme les lances d’une armée, d’oùmontait à intervalles réguliers lanote flûtée d’une rainette. Unedame blanche le frôla de son aile, seposa sur un cyprès, et tourna verslui sa face hallucinée. Une haleineparfumée l’avertit qu’il approchaitde la combe rose dont lesirrégularités de terrain étaientgommées par la lumière lunaire.Les mandragores s’y multipliaient

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au point que la physionomie dupaysage en était modifiée. Robinsons’assit, le dos appuyé à un talussablonneux, et chercha de la mainles larges feuilles violacées, auxbords déchiquetés, dont il a étél’introducteur dans l’île. Ses doigtsrencontrèrent la rondeur d’un deces fruits bruns qui laissait uneodeur profonde et fétide,difficilement oubliable. Ses fillesétaient là – bénédiction de sonunion avec Speranza –, inclinantleurs jupes dentelées dans l’herbenoire, et il savait que s’il endéracinait une, il ferait apparaîtreles jambes blanches et grasses du

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petit être végétal. Il s’étendit dansun sillon un peu graveleux, maistrès enveloppant, et jouit del’engourdissement voluptueux qui,montant du sol, gagnait ses reins.Contre ses lèvres, il pressait lesmuqueuses tièdes et musquéesd’une fleur de mandragore. Cesfleurs, il les connaissait bien pouren avoir recensé les calices bleus,violets, blancs ou purpurins. Maisqu’est ceci ? La fleur qu’il a sous lesyeux est rayée. Elle est blanche avecdes zébrures marron. Il secoue satorpeur. Il ne comprend pas. Cepied de mandragore n’existait pasdeux jours auparavant. Il faisait

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soleil, il aurait remarqué cettenouvelle variété. D’autre part, iltient un compte topographique trèsprécis de ses ensemencements. Ilvérifiera sur cadastre à la mairie,mais il est à l’avance convaincuqu’il ne s’est jamais étendu àl’emplacement où fleurit lamandragore zébrée…

Il se leva. Le charme étaitrompu, tout le bienfait de cette nuitradieuse était dissipé. Un soupçonencore très vague était né en lui ets’était mué aussitôt en rancunecontre Vendredi. Sa vie secrète, lessaules plantés à l’envers, l’homme-plante, et même auparavant les

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cactées parées, la danse de Tenndans les plaies de Speranza,n’étaient-ce pas là autant d’indicesqui éclairaient le mystère desnouvelles mandragores ?

*

Log-book.

J’ai regagné la résidenceau comble de l’agitation. Biensûr mon premier mouvementa été de réveiller l’infâme,puis de le battre pour lui fairecracher ses secrets, et de le

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battre encore pour le châtierdes crimes avoués. Mais j’aiappris à ne jamais agir sous lecoup de la colère. La colèrepousse à l’action, mais c’esttoujours à la mauvaise action.Je me suis contraint derentrer chez moi, de meplacer debout, talons joints,devant le lutrin et de lire auhasard quelques pages de laBible. Quelle contention neme fallut-il pas, alors quemon esprit faisait des bondssur place, comme un cabriencordé trop court à un pieu !Enfin l’apaisement est entré

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en moi à mesure que laparole majestueuse et amèrede l’Ecclésiaste s’envolait demes lèvres. Ô livre des livres,combien d’heures sereines nete dois-je pas ! Lire la Bible,c’est monter au sommetd’une montagne d’où l’onembrasse du même regardtoute l’île et l’immensitéocéane qui la cerne. Alorstoutes les petitesses de la viesont balayées, l’âme déploieses grandes ailes et plane, neconnaissant plus que deschoses sublimes et éternelles.Le pessimisme hautain du roi

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Salomon était bien fait pourparler à mon cœur débordantde rancune. J’aimais lire querien n’est nouveau sous lesoleil, que le travail du justen’est pas mieux récompenséque l’oisiveté du fou, qu’il estvain de bâtir, de planter,d’irriguer, d’élever des bêtes,car tout cela est poursuite duvent. On aurait dit que leSage des sages flattait monhumeur atrabilaire pourmieux m’assener ensuite lavérité qui seule importait àmon cas, celle qui de touteéternité n’était écrite que

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dans l’attente de cet instant.Et le fait est que j’ai reçu enplein visage, comme une giflebienfaisante, ces versets duchapitre IV :

Mieux vaut vivre à deux quesolitaire ;il y a pour les deux un bonsalaire dans leur travail,car s’ils tombent, l’un peutrelever son compagnon.Mais malheur à celui qui estseul,et qui tombe sans avoir unsecond pour le relever !De même si deux couchent

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ensemble, ils se réchauffent,mais un homme seul,comment aurait-il chaud ?Et si quelqu’un maîtrise celuiqui est seul,les deux pourront lui résister,et le fil triplé ne rompt pasfacilement.

J’ai lu et relu ces lignes, etc’est en les récitant encoreque je fus me coucher. Je mesuis demandé pour lapremière fois si je n’avais pasgravement péché contre lacharité en cherchant par tousles moyens à soumettre

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Vendredi à la loi de l’îleadministrée, marquant par làqu’à mon petit frère decouleur je préférais la terremodelée par mes mains.Vieille alternative en vérité,origine de plus d’undéchirement et de crimesinnombrables.

*

Robinson s’efforçait ainsi dedétourner sa pensée desmandragores zébrées. Il y était aidépar l’urgence des travaux de

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terrassement et de reconstructionque des pluies diluviennesrendirent nécessaires et qui lerapprochèrent de Vendredi. Ainsiles mois passaient dans desalternances de dissentimentsorageux et de réconciliationstacites. Il arrivait aussi queRobinson, profondément choquépar la conduite de son compagnon,n’en laissât rien paraître et tâchâtde l’excuser lorsqu’il se trouvait entête à tête avec son journal. Tel futle cas par exemple dans l’affaire dubouclier d’écaille.

Vendredi était absent ce matin-làdepuis plusieurs heures, quand

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Robinson avait été alerté par unecolonne de fumée qui s’élevaitderrière les arbres, du côté de laplage. Il n’était pas défendud’allumer des feux sur l’île, mais laloi exigeait que l’on en avisâtpréalablement les autorités enprécisant le lieu et l’heure, afind’éviter tout risque de confusionavec le feu rituel des Indiens. Pourque Vendredi eût négligé cetteprécaution, il fallait qu’il eût sesraisons, ce qui signifiait en d’autrestermes que l’entreprise à laquelle ilse livrait n’avait aucune chance deplaire à son maître.

Robinson referma sa Bible en

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soupirant, puis il se leva et sedirigea vers la plage après avoirsifflé Tenn.

Il ne comprit pas tout de suitel’étrange travail qu’accomplissaitVendredi. Sur un tapis de cendresbrûlantes, il avait posé une grossetortue qu’il avait fait basculer sur ledos. L’animal n’était pas mort, loinde là, et battait furieusement l’airde ses pattes. Robinson crut mêmeentendre une sorte de toux rauquequi devait être sa façon de seplaindre. Faire crier une tortue !Fallait-il que ce sauvage eût lediable à l’âme ! Quant au but de cetraitement barbare, il le comprit en

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voyant la carapace de la tortueperdre sa concavité et se redresserlentement sous l’action de lachaleur, cependant que Vendredi sehâtait de couper avec un couteau lesadhérences qui la retenaient encoreaux organes de l’animal. L’écailleétait encore loin d’être plane, elleavait pris l’aspect d’un plateaulégèrement incurvé, quand latortue, roulant sur le côté, seretrouva debout sur ses pattes. Uneénorme cloque rouge, vert et violacése balançait sur son dos comme unebesace gonflée de sang et de fiel.Avec une vélocité de cauchemar,aussi vite que Tenn qui la

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poursuivait en aboyant, elle galopavers la mer et s’enfonça dans ledéferlement des vagues. « Elle atort, observa Vendredi avec calme,demain les crabes l’aurontmangée. » Cependant il frottait avecdu sable l’intérieur de la carapaceaplatie. « Aucune flèche ne peutpercer ce bouclier, expliqua-t-il àRobinson, et même les grossesbolas rebondissent dessus sans lecasser ! »

*

Log-book.

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C’est le propre de l’âmeanglaise d’être plus pitoyableà l’égard des animaux qu’àl’égard des hommes. On peutdiscuter cette disposition dessentiments. Le fait est querien ne m’a plus éloigné deVendredi que l’horribletorture que je l’ai vu infliger àune tortue (je m’avise de lasimilitude de ces deux motstorture et tortue. Est-ce à direque ces malheureuses bêtessoient naturellement vouéesà être des souffre-douleur ?).Pourtant son cas n’est passimple et soulève bien des

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questions.

J’avais cru d’abord qu’ilaimait mes bêtes. Maisl’entente immédiate etcomme instinctive quis’établit entre elles et lui –qu’il s’agisse de Tenn, deschevreaux, ou même des ratset des vautours – est sansrapport avec l’élansentimental qui me portevers mes frères inférieurs. Envérité ses relations avec lesanimaux sont elles-mêmesplus animales qu’humaines.Il est de plain-pied avec eux.Il ne cherche jamais à leur

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faire du bien, et moins encoreà s’en faire aimer. Il les traiteavec une désinvolture, uneindifférence et une cruautéqui me révoltent, mais qui neparaissent pas entamer lemoins du monde sa faveurauprès d’eux. On dirait quel’espèce de connivence qui lesrapproche est plus profondeque les pires traitements qu’ilpeut leur infliger. Quand ilm’est apparu qu’en cas debesoin il n’hésiterait pas àégorger Tenn pour le manger,que Tenn en avaitobscurément conscience et

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que cela ne tempérait en rienla préférence qu’il manifesteen toute occasion pour sonmaître de couleur, j’en aiconçu une irritation mêlée dejalousie contre cet animalstupide et borné,obstinément aveugle à sonpropre intérêt. Et puis j’aicompris qu’il ne fautcomparer que ce qui estcomparable, et que l’affinitéde Vendredi avec les bêtes estsubstantiellement différentedes relations que j’aiinstaurées avec mes animaux.Il est reçu et accepté par les

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bêtes comme l’une d’elles. Ilne leur doit rien et peutexercer sur ellesinnocemment tous les droitsque lui donnent sa forcephysique et son ingéniositésupérieures. J’essaie de meconvaincre qu’il manifesteainsi la bestialité de sanature.

*

Les jours qui suivirent, Vendredise montra fort préoccupé d’un petitvautour qu’il avait recueilli après

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que sa mère l’eut chassé du nidpour des raisons obscures. Salaideur était si provocante qu’elleaurait suffi à justifier cetteexpulsion, si elle n’avait étécommune à toute l’espèce. Legnome dénudé, difforme, boitillant,tendait à tout venant au bout d’uncou pelé un bec affamé quesurmontaient deux yeux énormesaux paupières closes et violacées,semblables à deux tumeursgonflées de pus.

Dans ce bec quémandeur,Vendredi jeta d’abord des lambeauxde chair fraîche qui disparurentavec des hoquets de déglutition –

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mais même des cailloux, semble-t-il, auraient été avalés avec une égaleavidité. Pourtant le petit charognarddonna dès le surlendemain dessignes de dépérissement. Il nemanifestait plus la même vivacité, ilsommeillait des journées entières,et Vendredi en lui palpant le gésierle trouva dur, engorgé, chargé, bienque le dernier repas remontât àplusieurs heures, bref donnant tousles symptômes d’une digestiondifficile, voire impossible.

Dès lors, l’Araucan laissalonguement mûrir au soleil dansune nuée de mouches bleues desviscères de chevreau dont la

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puanteur exaspéra Robinson. Enfindes myriades de larves blanchesgrouillèrent dans la carne à demiliquéfiée, et Vendredi put se livrer àune opération qui laissa unsouvenir ineffaçable dans lesouvenir de son maître.

À l’aide d’un coquillage, il grattales viscères en décomposition. Puisil porta à sa bouche une pleinepoignée d’asticots ainsi recueillis etmâcha patiemment, avec un airabsent, l’immonde provende. Enfin,penché sur son protégé, il laissacouler dans son bec tendu commeune sébile d’aveugle une manièrede lait épais et tiède que le vautour

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déglutit avec des frémissements decroupion.

Reprenant sa récolte de larves,Vendredi expliqua :

— Les vers vivants trop frais.L’oiseau malade. Alors il fautmâcher, mâcher. Toujours mâcherpour les petits oiseaux…

Robinson s’enfuit, le cœursoulevé. Mais le dévouement et lalogique impavides de soncompagnon l’avaient impressionné.Pour la première fois, il se demandasi ses exigences de délicatesse, sesdégoûts, ses nausées, toute cettenervosité d’homme blanc étaient un

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ultime et précieux gage decivilisation ou au contraire unballast mort qu’il faudrait qu’il serésolve à rejeter un jour pour entrerdans une vie nouvelle.

*

Mais parfois aussi leGouverneur, le général, le pontifereprenaient le dessus en Robinson.Alors il mesurait d’un coupl’étendue des ravages provoqués parVendredi dans la belle ordonnancede l’île, les récoltes perdues, lesprovisions gaspillées, les troupeaux

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dispersés, les bêtes puantesprospères et prolifiques, les outilsbrisés ou égarés. Et cela n’auraitrien été encore, mais il y avait enoutre un certain esprit aux idéesdiaboliques et vagabondes, auxtrouvailles infernales etimprévisibles qu’il répandait autourde lui et qui infestaient jusqu’àRobinson lui-même. Pour mettre lecomble à ce réquisitoire, Robinsonn’avait plus alors qu’à évoquerenfin la mandragore zébrée qui lehantait et lui retirait le sommeil.

C’était dans ces dispositions derage qu’il s’était confectionné unechicote en tressant des lanières de

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cuir de bouc. Il en avait secrètementhonte et il s’inquiétait des progrèsqu’avait faits la haine dans soncœur. Ainsi, non content desaccager Speranza, l’Araucan avaitempoisonné l’âme de son maître !Depuis peu, en effet, Robinson avaitdes pensées qu’il n’osait s’avouer àlui-même et qui étaient autant devariations sur un même thème, lamort naturelle, accidentelle ouprovoquée de Vendredi.

Il en était là quand un matin unpressentiment funeste dirigea sespas vers le bois de gommiers et desantals. Une fleur s’envola d’unmassif de thuyas et elle s’éleva en

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vacillant dans un rayon de soleil.C’était un somptueux etgigantesque papillon de veloursnoir soutaché d’or. La mèche de lachicote siffla et claqua. La fleurvivante éclata en lambeaux quivoltigèrent autour de lui. Cela nonplus il ne l’aurait pas fait quelquesmois plus tôt… Il est vrai que le feuqu’il sentait couver en lui paraissaitd’une essence plus pure et d’uneorigine plus haute qu’une simplepassion humaine. Comme tout cequi touchait à ses relations avecSperanza, sa fureur avait quelquechose de cosmique. Ce n’était passous l’espèce vulgaire d’un homme

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irrité qu’il apparaissait à ses propresyeux, mais comme une forceoriginelle, issue des entrailles de laterre et balayant tout d’un souffleardent. Un volcan. Robinson étaitun volcan qui crevait à la surface deSperanza, comme la colèrefondamentale de la roche et du tuf.D’ailleurs, depuis quelque temps,chaque fois qu’il ouvrait la Bible, ilentendait gronder le tonnerre deYahweh :

Sa colère brûle, et l’ardeur en est

accablante.Ses lèvres respirent la fureur, et sa

langue est comme un feu

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dévorant.Son souffle est comme un torrent

débordant qui montePour cribler les nations avec le

crible de la destructionEt mettre un frein d’égarement aux

mâchoires des peuples.

En lisant ces versets, Robinsonne pouvait retenir des rugissementsqui le libéraient et l’enflammaient àla fois. Et il croyait se voir deboutlui-même sur le plus haut point del’île, terrible et grandiose :

Yahweh fera éclater la majesté

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de sa voix, et il fera voir son brasqui s’abaisse, dans l’ardeur de sacolère et la flamme d’un feudévorant, dans la tempête, l’averseet les pierres de grêle (Isaïe, XXX).

La mèche de la chicote fenditl’air vers la silhouette lointaine d’unbusard qui planait en plein ciel.Certes, le rapace poursuivit sachasse paresseuse à une altitudeinfinie, mais Robinson, dans unbrouillard d’hallucination, l’avait vutomber à ses pieds, pantelant etdéchiqueté, et il avait risauvagement.

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Au milieu de toute cettedésolation aride coulait pourtant ungrand fleuve de douceur. La comberose avec ses plis accueillants et sesondulations lascives était toujourslà, fraîche, lénitive dans la douceurde sa toison balsamique. Robinsonpressa le pas. Dans quelquesinstants, il allait s’étendre contrecette terre féminine, sur le dos, lesbras en croix, et il lui sembleraittomber dans un abîme d’azur,portant sur ses épaules Speranzatout entière, comme Atlas le globeterrestre. Alors il sentirait une forceneuve le pénétrer au contact decette source première, et il se

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retournerait, il collerait son ventreau flanc de cette gigantesque etbrûlante femelle pour la labourerd’un soc de chair.

Il s’arrêta à la lisière de la forêt.La combe déroulait à ses pieds sescroupes et ses mamelons. De toutesleurs feuilles larges comme desmains, les mandragores, ses filles,lui faisaient des signes debienvenue. Déjà une douceur leprenait aux entrailles, une salivesucrée lui emplissait la bouche.Ayant fait signe à Tenn de restersous les arbres, il s’avança, portépar des ailes invisibles, vers sacouche nuptiale. Une noue

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marneuse où dormait une napped’eau immobile s’achevait par unesaignée de sable blond que couvraitun velours de graminées. C’était làque Robinson aimerait aujourd’hui.Il connaissait déjà ce nid deverdure, et d’ailleurs l’or violacé desfleurs de mandragore y brillaitsourdement.

C’est alors qu’il aperçut sous lesfeuilles deux petites fesses noires.Elles étaient en plein travail,parcourues par une houle qui lesgonflait, puis les contractaitdurement, les regonflait, les serraità nouveau. Robinson était unsomnambule qu’on venait

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d’arracher brutalement à un rêved’amour. Il contemplait, atterré,l’abjection pure qui se consommaitsous ses yeux. Speranza bafouée,salie, outragée par un nègre ! Lesmandragores zébrées fleuriraient icimême dans quelques semaines ! Etil avait laissé sa chicote près deTenn à la lisière de la forêt ! D’uncoup de pied il releva Vendredi,d’un coup de poing il l’étala ànouveau dans l’herbe. Puis il tombasur lui de tout son poids d’hommeblanc. Ah, ce n’est pas pour un acted’amour qu’il est couché au milieudes fleurs ! À poings nus il frappecomme un sourd, sourd en effet aux

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plaintes qui s’échappent des lèvreséclatées de Vendredi. La fureur quile possède est sacrée. C’est le délugenoyant sur toute la terre l’iniquitéhumaine, c’est le feu du cielcalcinant Sodome et Gomorrhe, cesont les Sept Plaies d’Egyptechâtiant l’endurcissement dePharaon. Pourtant cinq motsprononcés dans un dernier soufflepar le métis percent tout à coup sasurdité divine. Le poing écorché deRobinson retombe encore une fois,mais sans conviction, retenu par uneffort de réflexion : « Maître, ne metue pas ! » a gémi Vendredi, aveuglépar le sang. Robinson est en train

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de jouer une scène qu’il a déjà vuedans un livre ou ailleurs : un frèrerossant à mort son frère sur lerevers d’un fossé. Abel et Caïn, lepremier meurtre de l’histoirehumaine, le meurtre parexcellence ! Qu’est-il donc ? Le brasde Yahweh ou le frère maudit ? Il serelève, il s’éloigne, il court, il fautqu’il se lave l’esprit dans la sourcede toute sagesse…

*

Le voici à nouveau devant lelutrin, talons joints, mains jointes,

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il attend l’inspiration de l’Esprit. Ils’agit d’élever sa colère, de luidonner un ton plus pur, plussublime. Il ouvre la Bible au hasard.C’est le livre d’Osée. La parole duProphète se tord en signes noirs surla page blanche avant d’éclater enondes sonores par la voix deRobinson. Ainsi l’éclair précède letonnerre. Robinson parle. Ils’adresse à ses filles, lesmandragores, et les prévient contreleur mère, la terre adultère :

Plaidez contre votre mère,

plaidez.Car elle n’est plus ma femme,

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Et moi je ne suis plus sonmari.

Qu’elle éloigne de ma face sesprostitutions

et ses adultères du milieu deses seins,

de peur que je ne ladéshabille à nu,

et que je ne la mette tellequ’au jour de sanaissance,

et que je ne la rende pareilleau désert,

faisant d’elle une terredesséchée,

et que je ne la fasse mourirde soif !

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Osée, II, 4.

Le Livre des livres s’estprononcé, et il condamneSperanza ! Ce n’est pas ce quecherchait Robinson. Il voulait lireen lettres de feu la condamnationdu serviteur indigne, du suborneur,du souilleur. Il ferme la Bible et larouvre au hasard. C’est Jérémie quiparle maintenant, et c’est de lamandragore zébrée qu’il s’agit, sousles espèces de la vigne bâtarde :

Sur toute colline élevée, sous tout

arbre vert,

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Tu t’es étendue comme unecourtisane,

Et moi je t’avais plantée comme unevigne excellente,

Tout entière d’une souche franche.Comment t’es-tu changée pour moi

en sarments bâtards d’une vigneétrangère ?

Oui, quand tu te laverais à la soudeet que tu prodiguerais lapotasse,

Ton iniquité ferait tache devantmoi !

Mais si Speranza a séduitVendredi, est-ce à dire quel’Araucan est totalement innocent,

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irresponsable ? Le cœur outragé deRobinson se cabre devant ce verdictbiblique qui condamne Speranza etelle seule. Il ferme et ouvre une foisencore la Bible. C’est le chapitreXXXIX de la Genèse qui retentitcette fois par la voix de Robinson :

Il arriva que la femme de sonmaître jeta les yeux sur Joseph etlui dit : « Couche avec moi. » Ilrefusa et dit à la femme de sonmaître : « Voici, mon maître nes’informe avec moi de rien dans lamaison et il a remis tout ce qu’il aentre mes mains. Il n’est pas plusgrand que moi dans cette maison,

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et il ne m’a rien interdit que toi,parce que tu es sa femme. Commentferais-je un si grand mal etpécherais-je contre Dieu ? »Quoiqu’elle en parlât tous les joursà Joseph, il ne consentit pas àcoucher auprès d’elle, ni à être avecelle. Un jour qu’il était entré dans lamaison pour faire son service, sansqu’il y eût là aucun des gens de lamaison, elle le saisit par sonvêtement, en disant : « Couche avecmoi. » Mais il lui laissa sonvêtement dans la main, et il s’enfuitau-dehors. Quand elle vit qu’il luiavait laissé son vêtement dans lamain et qu’il s’était enfui dehors,

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elle appela les gens de sa maison etleur parla en disant : « Cet hommeest venu chez moi pour coucheravec moi, et j’ai appelé à grandscris. Et quand il a entendu quej’élevais la voix et que je criais, il alaissé son vêtement à côté de moi ets’est enfui au-dehors. » Quand lemaître de Joseph eut entendu lesparoles de sa femme qui lui parlaiten ces termes : « Voilà ce que m’afait ton serviteur », sa colères’enflamma. Il prit Joseph et le miten prison. C’était le lieu où étaientdétenus les prisonniers du Roi. Et ilfut là, en prison.

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Robinson se tait, accablé. Il estsûr que ses yeux ne l’ont pastrompé. Il a bel et bien prisVendredi en flagrant délit defornication dans la terre deSperanza. Mais il sait aussi que,depuis longtemps déjà, il lui fautinterpréter les faits extérieurs –aussi indiscutables soient-ils –comme autant de signessuperficiels d’une réalité profondeet encore obscure en voie degestation. En vérité Vendredirépandant sa semence noire dansles plis de la combe rose par espritd’imitation ou par facétie, c’est unfait accidentel qui relève de

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l’anecdote au même titre que lesdémêlés de la Putiphar avec Joseph.Robinson sent se creuser de jour enjour un hiatus entre les messagesbavards que la société humaine luitransmet encore à travers sa propremémoire, la Bible et l’image quel’une et l’autre projettent sur l’île, etl’univers inhumain, élémentaire,absolu, où il s’enfonce et dont ilcherche en tremblant à démêler lavérité. La parole qui est en lui et quine l’a jamais trompé lui balbutie àdemi-mot qu’il est à un tournant deson histoire, que l’ère de l’îleépouse – qui succédait à l’île mère,elle-même postérieure à l’île

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administrée – vient à son tour deprendre fin, et que le temps estproche de l’avènement de chosesabsolument nouvelles, inouïes etimprévisibles.

Pensif et silencieux, il faitquelques pas et s’encadre dans laporte de la résidence. Il a unmouvement de recul, et sa colère seranime quand il aperçoit, à gauchecontre le mur de la maison,Vendredi accroupi sur ses talons,dans une immobilité complète, levisage tourné vers l’horizon, leregard perdu. Il sait que l’Araucanest capable de demeurer ainsi desheures durant, dans une posture

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qu’il ne peut lui-même adopterquelques secondes sans que descrampes fulgurantes s’éveillentdans ses genoux. Il est la proie desentiments divers puis il prend surlui d’aller s’asseoir près de Vendrediet de communier avec lui dans lagrande attente silencieuse quienveloppe Speranza et seshabitants.

Dans le ciel d’une puretéimpeccable, le soleil étale sasouveraine omnipotence. Il pèse detout son poids doré sur la mercouchée sous lui dans unesoumission totale, sur l’île pâmée etdesséchée, sur les constructions de

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Robinson qui ressemblent pourl’heure à autant de temples dédiés àsa gloire. La parole intérieure luisouffle que peut-être au règnetellurique de Speranza succédera unjour un règne solaire, mais c’estune idée encore si vague, si faible, siinsaisissable qu’il ne peut la retenirlongtemps et qu’il la met en réservedans sa mémoire pour la laissermûrir.

En tournant un peu la tête àgauche, il voit le profil droit deVendredi. Son visage est labouréd’ecchymoses et de coupures, et sursa pommette proéminentes’écartent les lèvres violacées d’une

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vilaine plaie. Robinson observecomme sous une loupe ce masqueprognathe, un peu bestial, que satristesse rend plus buté et plusboudeur qu’à l’ordinaire. C’est alorsqu’il remarque dans ce paysage dechair souffrante et laide quelquechose de brillant, de pur et dedélicat : l’œil de Vendredi. Sous cescils longs et recourbés, le globeoculaire parfaitement lisse etlimpide est incessamment balayé,rafraîchi et lavé par le battement dela paupière. La pupille palpite sousl’action variable de la lumière,mesurant exactement son diamètreà la luminosité ambiante, afin que

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la rétine soit toujours égalementimpressionnée. Dans la massetransparente de l’iris est noyée uneinfime corolle de plumes de verre,une rosace ténue, infinimentprécieuse et délicate. Robinson estfasciné par cet organe si finementcomposé, si parfaitement neuf etbrillant aussi. Comment unepareille merveille peut-elle êtreincorporée à un être aussi grossier,ingrat et vulgaire ? Et si en cetinstant précis il découvre par hasardla beauté anatomique stupéfiantede l’œil de Vendredi, ne doit-il pashonnêtement se demander sil’Araucan n’est pas tout entier une

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addition de choses égalementadmirables qu’il n’ignore que paraveuglement ?

Robinson tourne et retournecette question en lui-même. Pour lapremière fois il entrevoitnettement, sous le métis grossier etstupide qui l’irrite, l’existencepossible d’un autre Vendredi –comme il a soupçonné jadis, bienavant de découvrir la grotte et lacombe, une autre île, cachée sousl’île administrée.

Mais cette vision ne devait durerqu’un instant fugitif, et la vie devaitreprendre encore son coursmonotone et laborieux.

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*

Elle reprit son cours en effet,mais quoi que fît Robinson, il yavait toujours quelqu’un en lui quiattendait un événement décisif,bouleversant, un commencementradicalement nouveau quifrapperait de nullité touteentreprise passée ou future. Puis levieil homme protestait, s’accrochaità son œuvre, supputait lesprochaines récoltes, projetaitvaguement des plantations de boisprécieux, d’hévéas ou de coton,

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dessinait les plans d’un moulin quicapterait l’énergie d’un torrent.Mais jamais plus il ne retourna à lacombe rose.

Vendredi ne se posait aucunproblème de ce genre. Il avaitdécouvert le barillet à tabac, et ilfumait la longue pipe de VanDeyssel en cachette de son maître.La punition s’il était découvertserait sans doute exemplaire, car laprovision de tabac touchait à sa fin,et Robinson ne s’accordait plusdésormais qu’une pipe tous lesdeux mois. C’était une fête pour luià laquelle il songeait longtemps àl’avance, et il redoutait le moment

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où il devrait renoncerdéfinitivement à ce plaisir.

Ce jour-là, il était descenduinspecter les lignes de fond qu’ilavait posées la veille par maréebasse et qui devaient être tout justedécouvertes par le jusant. Vendredimit le barillet à tabac sous son braset alla s’installer dans la grotte.Tout son plaisir était perdu quand ilfumait en plein air, mais il savaitque s’il avait fumé dans l’une desmaisons, l’odeur l’auraitimmanquablement trahi. Robinsonpouvait fumer n’importe où. Pourlui, seul comptait le fourneaubrûlant et vivant, grésillant et

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culotté. C’était l’enveloppe terrestred’un petit soleil souterrain, unemanière de volcan portatif etdomestiqué qui rougeoyaitpaisiblement sous la cendre àl’appel de sa bouche. Dans cettecornue en miniature le tabac recuit,calciné, sublimé se transmuait enrésines, goudrons et siropsbitumeux dont l’âme venait luipiquer agréablement la narine.C’était la chambre nuptialepossédée, enfermée dans le creux desa main, de la terre et du soleil.

Pour Vendredi, au contraire,toute l’opération ne se justifiait quepar la fumée libérée en volutes, et le

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moindre vent ou courant d’airrompait le charmeirrémédiablement. Il lui fallait uneatmosphère absolument calme, etrien ne convenait mieux à ses jeuxéoliens que l’air dormant de lagrotte.

À une vingtaine de pas del’entrée de la grotte, il s’estconstruit une manière de chaiselongue avec des sacs et destonneaux. À demi renversé enarrière, il tire profondément sur lebec de corne de la pipe. Puis seslèvres laissent filtrer un filet defumée qui se divise en deux et seglisse sans aucune perte dans ses

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narines. La fumée accomplit alorssa fonction majeure : elle meuble etsensibilise ses poumons, elle rendconscient et comme lumineux cetespace caché dans sa poitrine, et quiest ce qu’il y a en lui de plus aérienet de plus spirituel. Enfin il expulsedoucement le nuage bleu quil’habitait. À contre-jour, devantl’ouverture éclairée de la grotte, lafumée déploie une pieuvremouvante, pleine d’arabesques etde lents tourbillons qui grandit,monte et devient de plus en plusténue… Vendredi rêve de longuesminutes et s’apprête à tirer unenouvelle bouffée de sa pipe, quand

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l’écho lointain de cris etd’aboiements parvient jusqu’à lui.Robinson est revenu plus tôt queprévu, et il l’appelle d’une voix quine présage rien de bon. Tenn jappe,un claquement retentit. La chicote.La voix devient plus proche, plusimpérieuse. Dans le cadre clair del’entrée de la grotte se découpe lasilhouette noire de Robinson,poings sur les hanches, jambesécartées, paraphée par la lanière dufouet. Vendredi se lève. Que faire dela pipe ? Il la jette de toutes sesforces dans le fond de la grotte. Puisil marche bravement vers lechâtiment. Robinson a dû découvrir

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la disparition du barillet car ilécume de fureur. Il lève la chicote.C’est alors que les quarantetonneaux de poudre noire parlenten même temps. Un torrent deflammes rouges jaillit de la grotte.Dans une dernière lueur deconscience, Robinson se sentsoulevé, emporté, tandis qu’il voit lechaos rocheux qui surmonte lagrotte culbuter comme un jeu deconstruction.

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CHAPITRE IX

En ouvrant les yeux, Robinsonvit d’abord un visage noir penchésur lui. Vendredi lui soutenait latête de la main gauche et tentait delui faire boire de l’eau fraîche dansle creux de sa main droite. Maiscomme Robinson serraitconvulsivement les dents, l’eau serépandait autour de sa bouche, danssa barbe et sur sa poitrine.L’Araucan sourit et se releva en levoyant remuer. Aussitôt une partie

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de sa chemise et la jambe gauche deson pantalon, déchiquetés etnoircis, tombèrent sur le sol. Iléclata de rire et se débarrassa parquelques contorsions du reste deses vêtements à demi calcinés. Puis,ayant ramassé un fragment demiroir au milieu d’objetsdomestiques disloqués, il s’yregarda en faisant des grimaces et leprésenta à Robinson avec un nouveléclat de rire. Malgré les traces desuie qui le balafraient, il n’avaitaucune blessure au visage, mais sabelle barbe rousse était rongée detaches de pelade et semée de cespetites croûtes vernies que forme le

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poil en cramant. Il se leva et arrachaà son tour les loques carboniséesqui s’attachaient encore à lui. Il fitquelques pas. Il n’avait que descontusions superficielles sousl’épaisse couche de suie, depoussière et de terre qui le couvrait.

La Résidence brûlait comme unetorche. La muraille crénelée de laforteresse s’était effondrée dans lefossé qui en défendait l’approche.Plus légers, le bâtiment de laPaierie, l’Oratoire et le Mât-calendrier avaient été soufflés pêle-mêle. Robinson et Vendredicontemplaient ce spectacle dedésolation quand une gerbe de terre

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monta vers le ciel à cent pieds de là,suivie une seconde plus tard d’uneexplosion brisante qui les jeta ànouveau sur le sol. Une grêle decailloux et de souches déchiquetéescrépita autour d’eux. Ce devait êtrela charge de poudre que Robinsonavait enfouie sur la piste menant àla baie et qu’un cordon d’étoupepermettait d’enflammer à distance.Robinson dut se convaincre qu’il nerestait désormais plus un grammede poudre dans l’île pour avoir lecourage de se relever et depoursuivre l’inventaire de lacatastrophe.

Épouvantées par cette seconde

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explosion beaucoup plus proche, leschèvres s’étaient ruées toutesensemble dans la direction opposéeet avaient défoncé la clôture ducorral. Elles galopaient maintenanten tous sens, comme prises defrénésie. Il leur faudrait moinsd’une heure pour se disperser dansl’île, et moins d’une semaine pourretourner à l’état sauvage. À la placede la grotte – dont l’entrée avaitdisparu – s’élevait un chaos deblocs gigantesques en forme detours, de pyramides, de prismes, decylindres. Cet amoncellement étaitdominé par un piton rocheux quis’élevait à la verticale et devait

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fournir un point de vueincomparable sur l’île et la mer.Ainsi l’explosion n’avait-elle pas euqu’un effet destructeur, et ilsemblait qu’à l’endroit où ladéflagration avait été la plusviolente, un génie architectoniqueen eût profité pour donner librecours à une verve baroque.

Robinson regardait autour de luid’un air hébété, et machinalement ilse mit à ramasser les objets que lagrotte avait vomis avant de serefermer. Il y avait des hardesdéchirées, un mousquet au canontordu, des fragments de poterie, dessacs troués, des couffins crevés. Il

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examinait chacune de ces épaves etallait la placer délicatement au pieddu cèdre géant. Vendredi l’imitaitplus qu’il ne l’aidait, car répugnantnaturellement à réparer et àconserver, il achevait généralementde détruire les objets endommagés.Robinson n’avait pas la force des’en irriter, et il ne broncha mêmepas lorsqu’il le vit disperser àpleines poignées un peu de blé qu’ilavait trouvé au fond d’une urne.

Le soir tombait, et ils venaientenfin de trouver un objet intact – lalongue-vue – lorsqu’ilsdécouvrirent le cadavre de Tenn aupied d’un arbre. Vendredi le palpa

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longuement. Il n’avait rien de brisé,il n’avait même rien du toutapparemment, mais il étaitindiscutablement mort. PauvreTenn, si vieux, si fidèle, l’explosionl’avait peut-être fait mourir toutsimplement de peur ! Ils sepromirent de l’enterrer dès lelendemain. Le vent se leva. Ilsallèrent ensemble se laver dans lamer, puis ils dînèrent d’un ananassauvage – et Robinson se souvintque c’était la première nourriturequ’il eût prise dans l’île lelendemain de son naufrage. Nesachant où dormir, ils s’étendirenttous deux sous le grand cèdre,

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parmi leurs reliques. Le ciel étaitclair, mais une forte brise nord-ouest tourmentait la cime desarbres. Pourtant les lourdesbranches du cèdre ne participaientpas au palabre de la forêt, etRobinson, étendu sur le dos, voyaitleur silhouette immobile etdentelée se découper à l’encre deChine au milieu des étoiles.

Ainsi Vendredi avait eu raisonfinalement d’un état de choses qu’ildétestait de toutes ses forces. Certesil n’avait pas provoquévolontairement la catastrophe.Robinson savait depuis longtempscombien cette notion de volonté

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s’appliquait mal à la conduite deson compagnon. Moins qu’unevolonté libre et lucide prenant sesdécisions de propos délibéré,Vendredi était une n at u re dontdécoulaient des actes, et lesconséquences de ceux-ci luiressemblaient comme des enfantsressemblent à leur mère. Rienapparemment n’avait pu jusqu’iciinfluencer le cours de cettegénération spontanée. Sur ce pointparticulièrement profond, il serendait compte que son influencesur l’Araucan avait été nulle.Vendredi avait imperturbablement– et inconsciemment – préparé puis

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provoqué le cataclysme quipréluderait à l’avènement d’une èrenouvelle. Quant à savoir ce queserait cette ère nouvelle, c’était sansdoute dans la nature même deVendredi qu’il fallait chercher à enlire l’annonce. Robinson étaitencore trop prisonnier du vieilhomme pour pouvoir prévoir quoique ce fût. Car ce qui les opposaitl’un à l’autre dépassait – etenglobait en même temps –l’antagonisme souvent décrit entrel’Anglais méthodique, avare etmélancolique, et le « natif »primesautier, prodigue et rieur.Vendredi répugnait par nature à cet

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ordre terrestre que Robinson enpaysan et en administrateur avaitinstauré sur l’île, et auquel il avaitdû de survivre. Il semblait quel’Araucan appartînt à un autrerègne, en opposition avec le règnetellurique de son maître sur lequelil avait des effets dévastateurs pourpeu qu’on tentât de l’yemprisonner.

L’explosion n’avait pas tout à faittué le vieil homme en Robinson, carl’idée l’effleura qu’il pouvait encoreassommer son compagnon,endormi à côté de lui – il avait millefois mérité la mort – etentreprendre de retisser

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patiemment la toile de son universdévasté. Or la peur de se retrouverseul à nouveau et l’horreur que luiinspirait cette violence n’étaient passeules à le retenir. Le cataclysmequi venait d’avoir lieu, il y aspiraitsecrètement. En vérité l’îleadministrée lui pesait à la finpresque autant qu’à Vendredi.Vendredi, après l’avoir libéré malgrélui de ses racines terriennes, allaitl’entraîner vers autre chose. À cerègne tellurique qui lui était odieux,il allait substituer un ordre qui luiétait propre, et que Robinsonbrûlait de découvrir. Un nouveauRobinson se débattait dans sa

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vieille peau et acceptait à l’avancede laisser crouler l’île administréepour s’enfoncer à la suite d’uninitiateur irresponsable dans unevoie inconnue.

Il en était là de ses méditationslorsqu’il sentit quelque choseremuer sous sa main posée à platsur le sol. Il pensa à un insecte etpalpa l’humus du bout des doigts.Mais non, c’était la terre elle-mêmequi se soulevait en cet endroit. Unmulot ou une taupe allait émergerau bout de sa galerie. Robinsonsourit dans la nuit en imaginantl’effarement de la bestiole qui allaitse jeter dans une prison de chair en

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croyant aboutir à l’air libre. La terreremua derechef et quelque chose ensortit. Quelque chose de dur et defroid qui demeurait fortement ancrédans le sol. Une racine. Ainsi doncpour couronner cette journéeeffrayante, les racines prenaient vieet saillaient d’elles-mêmes hors deterre ! Robinson, résigné à toutesles merveilles, fixait toujours lesétoiles à travers les branches del’arbre. C’est alors qu’il vit sanserreur possible toute uneconstellation glisser d’un coup versla droite, disparaître derrière unrameau et reparaître de l’autre côté.Puis elle s’immobilisa. Quelques

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secondes plus tard, un long etdéchirant craquement fendit l’air.Vendredi était déjà sur ses pieds etaidait Robinson à se lever à sontour. Ils s’enfuirent à toutes jambesau moment où le sol basculait souseux. Le grand cèdre glissaitlentement parmi les étoiles ets’abattait avec un grondement detonnerre au milieu des autresarbres, comme un géant qui tombedans les herbes hautes. La souchedressée verticalement tenaitembrassée toute une colline deterre dans ses bras crochus etinnombrables. Un silenceformidable succéda à ce cataclysme.

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Miné par l’explosion, le génietutélaire de Speranza n’avait pasrésisté au souffle vigoureux – bienque sans rafales – qui animait lesfrondaisons.

Après la destruction de la grotte,ce nouveau coup à la terre deSperanza achevait de rompre lesderniers liens qui attachaientRobinson à son ancien fondement.Il flottait désormais, libre et apeuré,seul avec Vendredi. Il ne devait pluslâcher cette main brune qui avaitsaisi la sienne pour le sauver aumoment où l’arbre sombrait dans lanuit.

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*

La liberté de Vendredi – àlaquelle Robinson commença às’initier les jours suivants – n’étaitpas que la négation de l’ordre effacéde la surface de l’île par l’explosion.Robinson savait trop bien, par lesouvenir de ses premiers temps àSperanza, ce qu’était une viedésemparée, errant à la dérive etsoumise à toutes les impulsions ducaprice et à toutes les retombées dudécouragement, pour ne paspressentir une unité cachée, unprincipe implicite dans la conduite

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de son compagnon.

Vendredi ne travaillait àproprement parler jamais. Ignoranttoute notion de passé et de futur, ilvivait enfermé dans l’instantprésent. Il passait des jours entiersdans un hamac de lianes tresséesqu’il avait tendu entre deuxpoivriers, et du fond duquel ilabattait parfois à la sarbacane lesoiseaux qui venaient se poser surles branches, trompés par sonimmobilité. Le soir, il jetait leproduit de cette chasse nonchalanteaux pieds de Robinson qui ne sedemandait plus si ce geste étaitcelui du chien fidèle qui rapporte,

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ou au contraire celui d’un maître siimpérieux qu’il ne daigne mêmeplus exprimer ses ordres. En véritéil avait dépassé dans ses relationsavec Vendredi le stade de cesmesquines alternatives. Ill’observait, passionnément attentifà la fois aux faits et gestes de soncompagnon et à leur retentissementen lui-même où ils suscitaient unemétamorphose bouleversante.

Son aspect extérieur en avaitsubi la première atteinte. Il avaitrenoncé à se raser le crâne, et sescheveux se tordaient en bouclesfauves de jour en jour plusexubérantes. En revanche, il avait

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coupé sa barbe déjà saccagée parl’explosion, et il se passait chaquematin sur les joues la lame de soncouteau, longuement affûtée surune pierre volcanique, légère etporeuse, assez commune dans l’île.Du même coup, il avait perdu sonaspect solennel et patriarcal, ce côté« Dieu-le-Père » qui appuyait sibien son ancienne autorité. Il avaitainsi rajeuni d’une génération, etun coup d’œil au miroir lui révélamême qu’il existait désormais – parun phénomène de mimétisme bienexplicable – une ressemblanceévidente entre son visage et celui deson compagnon. Des années durant,

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il avait été à la fois le maître et lepère de Vendredi. En quelques joursil était devenu son frère – et iln’était pas sûr que ce fût son frèreaîné. Son corps s’était lui aussitransformé. Il avait toujours craintles brûlures du soleil, comme l’undes pires dangers qui menacent unAnglais – roux de surcroît – en zonetropicale, et il se couvraitsoigneusement toutes les parties ducorps avant de s’exposer à sesrayons, sans oublier, par précautionsupplémentaire, son grand parasolde peaux de chèvre. Ses séjours aufond de la grotte, puis son intimitéavec la terre avaient achevé de

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donner à sa chair la blancheurlaiteuse et fragile des raves et destubercules. Encouragé parVendredi, il s’exposait nu désormaisau soleil. D’abord apeuré,recroquevillé et laid, il s’étaitépanoui peu à peu. Sa peau avaitpris un ton cuivré. Une fierténouvelle gonflait sa poitrine et sesmuscles. De son corps rayonnaitune chaleur à laquelle il luisemblait que son âme puisait uneassurance qu’elle n’avait jamaisconnue. Il découvrait ainsi qu’uncorps accepté, voulu, vaguementdésiré aussi – par une manière denarcissisme naissant – peut être

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non seulement un meilleurinstrument d’insertion dans latrame des choses extérieures, maisaussi un compagnon fidèle et fort.

Il partageait avec Vendredi desjeux et des exercices qu’il auraitjugés autrefois incompatibles avecsa dignité. C’est ainsi qu’il n’eut decesse qu’il ne sache marcher sur lesmains aussi bien que l’Araucan. Iln’éprouva d’abord aucune difficultéà faire « les pieds au mur » contreun rocher en surplomb. Il était plusdélicat de se détacher de ce pointd’appui et de progresser sansbasculer en arrière et s’éreinter. Sesbras tremblaient sous le poids

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écrasant de tout le reste du corps,mais ce n’était pas faute de force,c’était plutôt l’assise et aussi laprise adéquate de ce fardeauinsolite qui restaient à acquérir. Ils’acharnait, considérant comme unprogrès décisif dans la voie nouvelleoù il avançait la conquête d’unesorte de polyvalence de sesmembres. Il rêvait de lamétamorphose de son corps en unemain géante dont les cinq doigtsseraient tête, bras et jambes. Lajambe devait pouvoir se dressercomme un index, les bras devaientmarcher comme des jambes, lecorps reposant indifféremment sur

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tel membre, puis sur tel autre, telleune main s’appuyant sur chacun deses doigts.

*

Parmi ses rares occupations,Vendredi confectionnait des arcs etdes flèches avec un soin minutieux,d’autant plus remarquable qu’il s’enservait peu pour la chasse. Aprèsavoir taillé des arcs simples dans lesbois les plus souples et les plusréguliers – santal, amarante etcopaïba –, il en vint rapidement àligaturer sur une âme de buis des

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lamelles de cornes de bouc qui enmultipliaient la vigueur.

Mais c’était aux flèches qu’ilaccordait la plus grande application,car s’il accroissait sans cesse lapuissance des arcs, c’était pourpouvoir augmenter la longueur desflèches qui dépassa bientôt sixpieds. L’équilibre délicat de lapointe et de l’empennage n’étaitjamais assez exact à son gré, et on levoyait durant des heures faireosciller le fût sur l’arête d’unepierre pour en situer le centre degravité. En vérité il empennait sesflèches au-delà de toute limiteraisonnable, usant à cette fin tantôt

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de plumes de papegais, tantôt defeuilles de palmier, et comme ildécoupait les pointes en formed’ailettes dans des omoplates dechèvres, il était évident qu’ils’agissait pour lui d’obtenir de sestraits, non qu’ils atteignissent uneproie avec force et précision, maisqu’ils volent, qu’ils planent aussiloin, aussi longtemps que possible.

Lorsqu’il bandait son arc, sonvisage se fermait sous un effort deconcentration presque douloureux.Il recherchait longuementl’inclinaison de la flèche qui luiassurerait la trajectoire la plusglorieuse. Enfin la corde sifflait et

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venait riper sur la manchette decuir dont il se protégeait l’avant-bras gauche. Tout le corps penchéen avant, les deux bras tendus dansun geste d’essor et d’imploration àla fois, il accompagnait la course dutrait. Son visage brillait de plaisiraussi longtemps que la force vivel’emportait sur le frottement de l’airet la pesanteur. Mais quelque chosesemblait se briser en lui lorsque lapointe basculait vers le sol, à peinefreinée dans sa chute parl’empennage.

Robinson se demandalongtemps quelle pouvait être lasignification de ces tirs à l’arc, sans

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gibier, sans cible, où Vendredi sedépensait jusqu’à épuisement. Ilcrut le comprendre enfin un jourqu’un assez fort vent marin faisaitmoutonner les vagues quidéferlaient sur la plage. Vendrediessayait des flèches nouvelles,d’une longueur démesurée,empennées sur près de trois piedspar une fine barbe prélevée sur desrémiges d’albatros. Il banda eninclinant la flèche à quarante-cinqdegrés en direction de la forêt. Laflèche monta jusqu’à une hauteurde cent cinquante pieds au moins.Là, elle parut marquer un instantd’hésitation, mais au lieu de piquer

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vers la plage, elle s’inclina àl’horizontale et fila vers la forêtavec une énergie nouvelle.Lorsqu’elle eut disparu derrière lerideau des premiers arbres,Vendredi se tourna radieux versRobinson.

— Elle va tomber dans lesbranches, tu ne la retrouveras pas,lui dit Robinson.

— Je ne la retrouverai pas, ditVendredi, mais c’est parce que celle-là ne retombera jamais.

*

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Revenues à l’état sauvage, leschèvres ne vivaient plus dansl’anarchie à laquelle ladomestication par l’hommecontraint les bêtes. Elles s’étaientgroupées en troupeaux hiérarchisésque commandaient les boucs lesplus forts et les plus sages. Quandun danger menaçait, le troupeau serassemblait – généralement sur uneéminence – et toutes les bêtes dupremier rang opposaient àl’agresseur un front de cornesinfranchissable. Vendredi se faisaitun jeu de défier les boucs qu’ilsurprenait isolés. Il les forçait à secoucher en empoignant leurs

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cornes, ou encore il les rattrapait àla course et, pour les marquer de savictoire, il leur nouait un collier delianes autour du cou.

Un jour pourtant, il tomba surune sorte de bouquetin gros commeun ours qui l’envoya rouler dans lesrochers d’un simple revers de sescornes énormes et noueuses qui sedressaient comme deux longuesflammes noires sur sa tête.Vendredi dut rester trois joursimmobile dans son hamac, mais ilparlait sans cesse de retrouver cettebête qu’il avait baptisée Andoar etqui paraissait lui inspirer uneadmiration mêlée de tendresse.

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Andoar était repérable à deux jetsde flèche rien qu’à sonépouvantable odeur. Andoar nefuyait jamais quand on l’approchait.Andoar était toujours à l’écart dutroupeau. Andoar ne s’était pasacharné sur lui après l’avoir àmoitié assommé, comme l’auraitfait n’importe quel autre bouc…Tout en psalmodiant à mi-voixl’éloge de son adversaire, Vendreditressait des cordelettes de couleursvives pour en faire un collier plussolide et plus voyant que les autres :le collier d’Andoar. Lorsqu’il repritle chemin du chaos rocheux oùgîtait la bête, Robinson protesta

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faiblement, sans espoir de leretenir. La puanteur qui lui collait àla peau après ces chasses à courred’un genre particulier suffisait àjustifier l’opposition de Robinson.Mais en outre le danger était réel,comme le prouvait son récentaccident dont il avait à peinesurmonté les suites. Vendredi n’enavait cure. Il était aussi prodigue deses forces et de son courage pour unjeu qui l’exaltait que démesuré danssa paresse et son indifférence entemps ordinaire. Il avait trouvé enAndoar un partenaire de jeu dontl’obtuse brutalité semblaitl’enchanter, et il acceptait d’avance

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avec bonne humeur la perspectivede blessures nouvelles, voiremortelles.

Il n’eut pas longtemps àchercher pour le découvrir. Lasilhouette du grand mâle se dressaitcomme un rocher au milieu d’unehoule de chèvres et de chevreauxqui refluèrent en désordre à sonapproche. Ils se retrouvèrent seulsau milieu d’une sorte de cirque dontle fond était limité par une paroiabrupte et qui s’ouvrait sur unecascade d’éboulis semés de cactus.À l’ouest une avancée de terrainsurplombait un à-pic d’une centainede pieds. Vendredi dénoua la

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cordelette qu’il avait enrouléeautour de son poignet et l’agita enmanière de défi dans la directiond’Andoar. Le fauve s’arrêta tout àcoup de mâcher, gardant unelongue graminée entre ses dents.Puis il ricana dans sa barbe et sedressa sur ses pattes de derrière. Ilfit ainsi quelques pas vers Vendredi,agitant dans le vide ses sabots dedevant, hochant ses immensescornes, comme s’il saluait une fouleau passage. Cette mimiquegrotesque glaça de surpriseVendredi. La bête n’était plus qu’àquelques pas de lui quand elle selaissa retomber en avant, prenant

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en même temps un élan decatapulte dans sa direction. Sa têteplongea entre ses pattes de devant,ses cornes pointèrent en fourche, etelle vola vers la poitrine deVendredi comme une grosse flècheempennée de fourrure. Vendredi sejeta sur la gauche une fraction deseconde trop tard. Une puanteurmusquée l’enveloppa au momentoù un choc violent à l’épaule droitele faisait tourner sur lui-même. Iltomba durement et demeura plaquéau sol. S’il s’était relevé aussitôt, ilaurait été hors d’état d’esquiver unenouvelle charge. Il resta donc aplatisur le dos, observant entre ses

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paupières mi-closes un morceau deciel bleu encadré d’herbes sèches.C’est là qu’il vit se pencher sur luiun masque de patriarche sémite,aux yeux verts tapis dans descavernes de poils, à la barbeannelée, au mufle noir que tordaitun rire de faune. Au faiblemouvement qu’il fit, son épaulerépondit par un élancementdouloureux. Il perdit connaissance.Lorsqu’il rouvrit les yeux, le soleiloccupait le centre de son champvisuel et le baignait d’une chaleurintolérable. Il prit appui sur la maingauche et ramena ses pieds sous lui.Redressé à demi, il observait dans

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un vertige la paroi rocheuse quiréverbérait la lumière sur tout lecirque. Andoar était invisible. Il seleva en titubant, et il allait seretourner, quand il entenditderrière lui un crépitement desabots sur les pierres. Le bruit étaitsi proche qu’il ne prit pas le tempsde faire face. Il se laissa basculersur la gauche, du côté de son brasvalide. Pris en écharpe au niveau dela hanche gauche, Vendreditrébucha, les bras en croix. Andoars’était arrêté, planté sur ses quatrepattes sèches et nerveuses, ayantbrisé son élan d’un coup de reins.Vendredi, déséquilibré, s’abattit,

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comme un mannequin désarticulé,sur le dos du bouc qui plia sous sonpoids et s’élança à nouveau. Torturépar son épaule, il se cramponnait àla bête. Ses mains avaient empoignéles cornes annelées au plus près ducrâne, ses jambes serraient lafourrure des flancs, tandis que sesorteils crochaient dans lesgénitoires. Le bouc faisait des bondsfantastiques pour se débarrasser decette torsade de chair nue quis’enroulait autour de son corps. Ilfit plusieurs fois le tour du cirquesans jamais perdre pied au milieudes rochers, malgré le poids quil’écrasait. S’il était tombé, ou s’il

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s’était volontairement roulé sur lesol, il n’aurait pu se relever.Vendredi sentait la douleur luibroyer l’estomac et craignait deperdre à nouveau connaissance. Ilfallait obliger Andoar à s’arrêter.Ses mains descendirent le long ducrâne bosselé, puis elles seplaquèrent sur les orbites osseusesde la bête. Aveuglée, elle ne s’arrêtapas. Comme si les obstaclesdevenus invisibles n’existaient plus,elle fonça droit devant elle. Sessabots sonnèrent sur la dalle depierre qui s’avançait vers leprécipice, et les deux corps toujoursnoués basculèrent dans le vide.

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*

À deux milles de là, Robinsonavait été témoin, longue-vue aupoing, de la chute des deuxadversaires. Il connaissait assezbien cette région de l’île pour savoirque le plateau semé d’épineux où ilsavaient dû s’écraser était accessible,soit par un petit sentier escarpédescendant des hauteurs, soitdirectement, à condition d’escaladerla falaise abrupte d’une centaine depieds qui y conduisait. L’urgencecommandait la voie directe, mais

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Robinson n’envisageait pas sansangoisse l’ascension tâtonnante lelong de la paroi irrégulière et parendroits en surplomb qu’il allaitfalloir affronter. Mais il n’y avaitpas que la nécessité de sauverVendredi – peut-être encore vivant– qui le poussât vers cette épreuve.Converti aux jeux musculaires quiportent le corps à sonépanouissement heureux, ilressentait comme l’une de sesdernières tares d’autrefois le vertigeintense auquel il était sujet, fût-ce àtrois pieds du sol. Il ne doutait pasqu’en affrontant et en surmontantcette faiblesse maladive, il

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accomplirait un progrès notabledans sa nouvelle voie.

Après avoir couru allégremententre les blocs rocheux, puis sautéde l’un à l’autre, comme il avait vuVendredi le faire cent fois, il arrivabien vite au point où il fallait secoller à la paroi et progresser engrippant de ses vingt doigts danstoutes ses anfractuosités. Là iléprouva un immense mais assezsuspect soulagement en retrouvantle contact direct de l’élémenttellurique. Ses mains, ses pieds,tout son corps nu connaissaient lecorps de la montagne, ses lisseurs,ses effritements, ses rugosités. Il se

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livrait avec une extase nostalgique àune palpation méticuleuse de lasubstance minérale où le souci desa sécurité n’entrait que pour unepart. Cela – il le savait bien – c’étaitune replongée dans son passé, etc’eût été une démission lâche etmorbide si le vide – auquel iltournait le dos – n’avait constituél’autre moitié de son épreuve. Il yavait la terre et l’air, et entre lesdeux, collé à la pierre comme unpapillon tremblant, Robinson quiluttait douloureusement pouropérer sa conversion de l’une àl’autre. Parvenu à mi-hauteur de lafalaise, il s’imposa un arrêt et un

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demi-tour, rendus possibles par unecorniche large d’un pouce surlaquelle ses pieds pouvaientprendre appui. Une sueur froidel’envahit et rendit ses mainsdangereusement glissantes. Ilferma les yeux pour ne plus voirtournoyer sous lui le dévalementdes blocs rocheux sur lesquels ilcourait tout à l’heure. Puis il lesrouvrit, décidé à maîtriser sonmalaise. Alors il eut l’idée deregarder vers le ciel qu’embrasaientles dernières lueurs du couchant.Un certain réconfort lui renditaussitôt une partie de ses moyens.Il comprit que le vertige n’est que

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l’attraction terrestre se portant aucœur de l’homme demeuréobstinément géotropique. L’âme sepenche éperdument vers ces fondsde granite ou d’argile, de silice oude schiste dont l’éloignementl’affole et l’attire en même temps,car elle y pressent la paix de lamort. Ce n’est pas le vide aérien quisuscite le vertige, c’est la fascinanteplénitude des profondeursterrestres. Le visage levé vers le ciel,Robinson éprouva que contrel’appel doucereux des tombes endésordre pouvait prévaloirl’invitation au vol d’un coupled’albatros planant fraternellement

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entre deux nuages teintés de rosepar les derniers rayons du soir. Ilreprit son escalade, l’âme confortée,et sachant mieux où le mèneraientses prochains pas.

Le crépuscule tombait lorsqu’ildécouvrit le cadavre d’Andoar aumilieu des maigres buissonsd’alisier qui poussaient entre lespierres. Il se pencha sur le grandcorps disloqué et reconnut aussitôtla cordelière de couleur solidementnouée autour de son cou. Il seredressa en entendant rire derrièrelui. Vendredi était là, debout,couvert d’égratignures, le brasgauche immobilisé, mais au

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demeurant indemne.

— Il est mort en me protégeantavec sa fourrure, dit-il. Le grandbouc est mort, mais bientôt je leferai voler et chanter…

*

Vendredi se remettait de sesfatigues et de ses blessures avecune rapidité qui étonnait toujoursRobinson. Dès le lendemain matin,le visage détendu et le corps dispos,il retourna à la dépouille d’Andoar.Il coupa d’abord la tête qu’il déposaau centre d’une fourmilière. Puis

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incisant la peau autour des pattes etsur toute la longueur de la poitrineet de l’abdomen, il l’étala sur le solet coupa les dernières adhérencesqui y retenaient le grand écorchémaigre et rose, fantômeanatomique d’Andoar. Il fendit lapoche abdominale, déroula lesquarante pieds d’intestin qu’ellecontenait, et, après les avoir lavés àgrande eau, il les suspendit dans lesbranches d’un arbre, étrangeguirlande, laiteuse et violacée, quiattira bientôt des myriades demouches. Puis il gagna la plage enchantonnant et en portant sous sonbras valide la lourde et grasse

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toison d’Andoar. Il la rinça dans lesvagues, et l’y laissa s’imprégner desable et de sel. Puis, à l’aide d’unqueursoir de fortune – uncoquillage ligaturé sur un galet –, ilentreprit de dépiler la faceextérieure et d’écharner la faceintérieure de la peau. Ce travail luidemanda plusieurs jours pendantlesquels il déclina l’aide deRobinson, lui réservant, disait-il,une tâche ultérieure plus noble,plus facile et tout aussi essentielle.

Le mystère fut levé lorsqu’il priaRobinson de bien vouloir uriner surla peau étendue au fond d’uneconcavité de rocher où les grandes

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marées déposaient un miroir d’eauqui s’évaporait en quelques heures.Il le supplia de beaucoup boire lesprochains jours et de ne jamais sesoulager ailleurs, l’urine devantrecouvrir totalement la dépouilled’Andoar. Robinson nota qu’ils’abstint lui-même, et il ne luidemanda pas s’il estimait que sapropre urine était dépourvue devertus tannantes ou s’il répugnait àl’infâme promiscuité qu’auraitsignifiée ce mélange de leurs eaux.La peau avait macéré huit joursdans ce qui était devenu unesaumure ammoniacale, lorsqu’ill’en retira, la rinça dans l’eau de

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mer et l’assujettit sur deux arcsdont l’effort la soumit à une tensionsouple et constante. Enfin il lalaissa sécher trois jours à l’ombre,et commença le palissonnage à lapierre ponce, alors qu’elleconservait un reste d’humidité.C’était désormais un grandparchemin vierge aux tons vieil orqui rendait sous la caresse desdoigts une note grave et sonore.

— Andoar va voler, Andoar vavoler, répéta-t-il très excité, enrefusant toujours de dévoiler sesintentions.

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*

Les araucarias de l’île étaientpeu nombreux, mais leurssilhouettes pyramidales et noires sedressaient superbement au milieude taillis qui végétaient dans leurombre. Vendredi affectionnaitparticulièrement ces arbres, sicaractéristiques de son pays qu’ilsen partageaient le nom, et il passaitdes journées entières tapi dans leberceau de leurs branchesmaîtresses. Le soir, il rapportait àRobinson une poignée de grainesailées, contenant une amandecomestible dont la substance

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farineuse était puissammentrelevée par une âcre odeur derésine. Robinson s’était toujoursgardé de suivre son compagnondans ces escalades qu’il jugeaitsimiesques.

Ce matin-là pourtant, il setrouvait au pied du plus haut de cesarbres, et plongeant le regard dansla profondeur de sa ramure, ilcalculait qu’il ne devait pas avoirmoins de cent cinquante pieds dehaut. Après plusieurs jours de pluie,la fraîcheur du matin annonçait unretour au beau temps. La forêtfumait comme une bête, et dansl’épaisseur des mousses d’invisibles

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ruisseaux faisaient entendre unramage inhabituel. Toujoursattentif aux changements qu’ilobservait en lui-même, Robinsonavait noté depuis plusieurssemaines qu’il attendait désormaischaque matin le lever du soleil avecune impatience anxieuse et que ledéploiement de ses premiers rayonsrevêtait pour lui la solennité d’unefête qui, pour être quotidienne, n’engardait pas moins chaque fois uneintense nouveauté.

Il empoigna la branche la plusaccessible et s’y hissa sur un genou,puis debout, songeant vaguementqu’il jouirait du lever du soleil

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quelques minutes plus tôt s’ilgrimpait au sommet de l’arbre. Ilgravit sans difficulté les étagessuccessifs de la charpente avecl’impression grandissante de setrouver prisonnier – et commesolidaire – d’une vaste structure,infiniment ramifiée, qui partait dutronc à l’écorce rougeâtre et sedéveloppait en branches,branchettes, tiges et tigelles, pouraboutir aux nervures des feuillestriangulaires, piquantes,squamiformes et enroulées enspirale autour des rameaux. Ilparticipait à l’évidente fonction del’arbre qui est d’embrasser l’air de

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ses milliers de bras, de l’étreindrede ses millions de doigts. À mesurequ’il s’élevait, il devenait sensible àl’oscillation de l’architecturalemembrure dans laquelle le ventpassait avec un ronflement d’orgue.Il approchait de la cime quand il setrouva soudain environné de vide.Sous l’effet de la foudre, peut-être,le tronc se trouvait écuissé en cetendroit sur une hauteur de sixpieds. Il baissa les yeux pouréchapper au vertige. Sous ses pieds,un fouillis de branches disposées enplans superposés s’enfonçait entournant dans une étourdissanteperspective. Une terreur de son

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enfance lui revint en mémoire. Ilavait voulu monter dans le clocherde la cathédrale d’York. Ayantlongtemps progressé dans l’escalierraide et étroit, vissé autour d’unecolonnette de pierre sculptée, ilavait brusquement quitté larassurante pénombre des murs etavait émergé en plein ciel, au milieud’un espace rendu plus vertigineuxencore par la lointaine silhouettedes toits de la ville. Il avait fallu leredescendre comme un paquet, latête enveloppée dans sa capelined’écolier…

Il ferma les yeux et appuya sajoue contre le tronc, seul point

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ferme dont il disposât. Dans cettevivante mâture, le travail du bois,surchargé de membres et cardant levent, s’entendait comme unevibration sourde que traversaitparfois un long gémissement. Ilécouta longuement cette apaisanterumeur. L’angoisse desserrait sonétreinte. Il rêvait. L’arbre était ungrand navire ancré dans l’humus etil luttait, toutes voiles dehors, pourprendre enfin son essor. Unechaude caresse enveloppa sonvisage. Ses paupières devinrentincandescentes. Il comprit que lesoleil s’était levé, mais il retardaencore un peu le moment d’ouvrir

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les yeux. Il était attentif à la montéeen lui d’une allégresse nouvelle.Une vague chaleureuse lerecouvrait. Après la misère del’aube, la lumière fauve fécondaitsouverainement toutes choses. Ilouvrit les yeux à demi. Entre sescils, des poignées de paillettesluminescentes étincelèrent. Unsouffle tiède fit frémir lesfrondaisons. La feuille poumon del’arbre, l’arbre poumon lui-même,et donc le vent sa respiration, pensaRobinson. Il rêva de ses proprespoumons, déployés au-dehors,buisson de chair purpurine,polypier de corail vivant, avec des

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membranes roses, des épongesmuqueuses… Il agiterait dans l’aircette exubérance délicate, cebouquet de fleurs charnelles, et unejoie pourpre le pénétrerait par lecanal du tronc gonflé de sangvermeil… Du côté du rivage, ungrand oiseau de couleur vieil or, deforme losangée, se balançaitfantasquement dans le ciel.Vendredi exécutant sa mystérieusepromesse faisait voler Andoar.

*

Ayant ligaturé trois baguettes de

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jonc en forme de croix à deuxcroisillons inégaux et parallèles, ilavait creusé une gorge danschacune de leurs sections et y avaitfait passer un boyau. Ensuite ilavait assujetti ce cadre léger etsolide à la peau d’Andoar enrabattant et en cousant ses bordssur le boyau. L’une des extrémitésde la baguette la plus longue sous-tendait la partie antérieure de lapeau, l’autre bout était recouvertpar sa partie caudale qui pendait enforme de trèfle. Ces deux extrémitésétaient réunies par une bride assezlâche à laquelle était nouée la cordede retenue en un point

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soigneusement calculé afin que lecerf-volant adoptât l’inclinaisonpropre à lui donner la plus grandeforce ascensionnelle. Vendredi avaittravaillé dès les premièresblancheurs de l’aube à cesassemblages délicats, et une fortebrise sud-ouest annonciatrice detemps sec et lumineux soufflant parrafales, le grand oiseau deparchemin à peine terminé s’agitaitentre ses mains, comme impatientde prendre son vol. Sur la grève,l’Araucan avait crié de joie aumoment où le monstre fragile,ployé comme un arc, était monté enfusée, claquant de toutes ses parties

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molles et entraînant une guirlandede plumes alternativementblanches et noires.

Lorsque Robinson vint lerejoindre, il était couché sur lesable, les mains croisées sous lanuque, et la corde du cerf-volantétait nouée à sa cheville gauche.Robinson s’étendit près de lui, ettous deux regardèrent longtempsAndoar qui vivait au milieu desnuages, cédant à de brusques etinvisibles attaques, tourmenté pardes courants contradictoires,débilité par un calme soudain, maisregagnant bientôt d’un bondvertigineux toute l’altitude perdue.

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Vendredi qui participaitintensément à toutes ces péripétieséoliennes se leva enfin et, les brasen croix, il mima en riant la dansed’Andoar. Il s’accroupissait en boulesur le sable, puis s’essorait,projetant vers le ciel sa jambegauche, tournoyait, chancelaitcomme soudain privé de ressort,hésitait, s’élançait à nouveau, et lacorde attachée à sa cheville étaitcomme l’axe de cette chorégraphieaérienne, car Andoar, fidèle etlointain cavalier, répondait àchacun de ses mouvements par deshochements, des voltes et despiqués.

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L’après-midi fut consacré à lapêche aux belones. La corded’Andoar fut attachée à l’arrière dela pirogue, tandis qu’une ligne demême longueur – cent cinquantepieds environ – partant de la queuedu cerf-volant se terminait par uneboucle de toile d’araignée qui frôlaiten scintillant la crête des vagues.

Robinson pagayait lentementcontre le vent, au large de la côteorientale laguneuse, tandis queVendredi, assis à l’arrière, et luitournant le dos, surveillait lesévolutions d’Andoar. Quand unebelone se jetait sur l’appât etrefermait inextricablement son bec

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pointu, hérissé de petites dents, surles toiles d’araignée, le cerf-volant,tel un bouchon de canne à pêche,accusait la prise par desmouvements désordonnés.Robinson faisait alors demi-tour et,ramant dans le sens du vent, ilrejoignait assez vite le bout de laligne que Vendredi saisissait. Aufond de la pirogue s’entassaient lescorps cylindriques aux dos verts etaux flancs argentés des belones.

Le soir venu, Vendredi ne put serésoudre à ramener Andoar à terrepour la nuit. Il l’attacha à l’un despoivriers auquel était suspendu sonhamac. Tel un animal domestique à

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la longe, Andoar passa ainsi la nuitaux pieds de son maître, et ill’accompagna encore tout le joursuivant. Mais au cours de ladeuxième nuit, le vent tomba tout àfait, et il fallut aller cueillir le grandoiseau d’or au milieu d’un champde magnolias où il s’étaitdoucement posé. Après plusieursessais infructueux, Vendredirenonça à le remettre à vent. Ilparut l’oublier, et se réfugia dansl’oisiveté pendant huit jours. C’estalors qu’il sembla se souvenir de latête du bouc qu’il avait abandonnéedans une fourmilière.

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*

Les actives petites ouvrièresrouges avaient bien travaillé. Deslongs poils blancs et bruns, de labarbe et de la chair, il ne restaitrien. Les orbites et l’intérieur de latête avaient été eux-mêmesparfaitement nettoyés, et lesmuscles et les cartilages si bieningérés que le maxillaire inférieurse détacha du reste de la tête, dèsque Vendredi y toucha. C’était untrès noble massacre au crâneivoirien, aux fortes cornes noires,annelées et en forme de lyre, qu’ilbrandit à bout de bras, comme un

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trophée. Ayant retrouvé dans lesable la cordelette de couleurs vivesqui avait été nouée au cou del’animal, il l’attacha à la base descornes, contre le bourrelet queforme la gaine cornée autour de sonaxe osseux.

— Andoar va chanter ! promit-ilmystérieusement à Robinson qui leregardait faire.

Il tailla d’abord deux petitestraverses de longueurs inégalesdans du bois de sycomore. Avec laplus longue, grâce à deux trouspercés latéralement à sesextrémités, il réunit les pointes desdeux cornes. La plus courte fut fixée

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parallèlement à la première à mi-hauteur du chanfrein. À un pouceplus haut environ, entre les orbites,il logea une planchette de sapindont l’arête supérieure portaitdouze étroits sillons. Enfin ildécrocha les boyaux d’Andoar qui sebalançaient toujours dans lesbranches d’un arbre, mince et sèchelanière tannée par le soleil, et il lacoupa en segments égaux de troispieds de long environ.

Robinson l’observait toujourssans comprendre, comme il auraitobservé le comportement d’uninsecte aux mœurs compliquées etinintelligibles à un cerveau humain.

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La plupart du temps, Vendredi nefaisait rien – et jamais l’ennui nevenait troubler le ciel de sonimmense et naïve paresse. Puis, telun lépidoptère invité par un souffleprintanier à s’engager dans leprocessus complexe de lareproduction, il se levait tout àcoup, visité par une idée, ets’absorbait sans désemparer dansdes occupations dont le sensdemeurait longtemps caché, maisavait presque toujours quelquerapport aux choses aériennes. Dèslors sa peine et son temps necomptaient plus, sa patience et sessoins n’avaient plus de limite. C’est

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ainsi que Robinson le vit plusieursjours durant tendre entre les deuxtraverses, à l’aide de chevilles, lesdouze boyaux qui pouvaient garnirles cornes et le front d’Andoar. Avecun sens inné de la musique, il lesaccordait, non à la tierce ou à laquinte comme les cordes d’uninstrument ordinaire, mais tantôt àl’unisson, tantôt à l’octave afinqu’elles puissent retentir toutesensemble sans discordance. Car ilne s’agissait pas d’une lyre ou d’unecithare dont il aurait lui-mêmepincé, mais d’un instrumentélémentaire, d’une harpe éolienne,dont le vent serait le seul exécutant.

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Les orbites tenaient lieu d’ouïes,ouvertes dans la caisse derésonance du crâne. Afin que le plusfaible souffle fût rabattu sur lescordes, Vendredi fixa de part etd’autre du massacre les ailes d’unvautour dont Robinson se demandaoù il avait pu les trouver, cesanimaux lui ayant toujours paruinvulnérables et immortels. Puis laharpe éolienne trouva place dansles branches d’un cyprès mort quidressait sa maigre silhouette aumilieu du chaos, en un endroitexposé à toute la rose des vents. Àpeine installée d’ailleurs, elle émitun son flûté, grêle et plaintif, bien

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que le temps fût tout à fait calme.Vendredi s’absorba longtemps dansl’audition de cette musique funèbreet pure. Enfin, avec une moue dedédain, il leva deux doigts endirection de Robinson, voulant luifaire remarquer par là que deuxcordes seulement étaient entrées envibration.

Vendredi était retourné à sessiestes et Robinson à ses exercicessolaires depuis de longuessemaines, quand Andoar donnaenfin toute sa mesure. Une nuit,Vendredi vint tirer par les piedsRobinson qui avait finalement éludomicile dans les branches de

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l’araucaria où il avait aménagé unabri à l’aide d’auvents d’écorce. Unetourmente s’était levée, apportantdans son souffle un orage dechaleur qui chargeait l’aird’électricité sans promettre la pluie.Lancée comme un disque, la pleinelune traversait des lambeaux denuages blêmes. Vendredi entraînaRobinson vers la silhouettesquelettique du cyprès mort. Bienavant d’arriver en vue de l’arbre,Robinson crut entendre un concertcéleste où se mêlaient des flûtes etdes violons. Ce n’était pas unemélodie dont les notes successivesentraînent le cœur dans leur ronde

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et lui impriment l’élan qui est enelle. C’était une note unique – maisriche d’harmoniques infinis – quirefermait sur l’âme une emprisedéfinitive, un accord formé decomposantes innombrables dont lapuissance soutenue avait quelquechose de fatal et d’implacable quifascinait. Le vent redoublait deviolence quand les deuxcompagnons parvinrent à proximitéde l’arbre chantant. Ancré court à saplus haute branche, le cerf-volantvibrait comme une peau detambour, tantôt fixé dans unetrépidante immobilité, tantôt lancédans de furieuses embardées.

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Andoar-volant hantait Andoar-chantant, et il paraissait à la foisveiller sur lui et le menacer. Sous lalumière changeante de la lune, lesdeux ailes de vautour s’ouvraient etse refermaient spasmodiquementde part et d’autre du massacre et luiprêtaient une vie fantastique,accordée à la tempête. Et il y avaitsurtout ce brame puissant etmélodieux, musique véritablementélémentaire, inhumaine, qui était àla fois la voix ténébreuse de la terre,l’harmonie des sphères célestes etla plainte rauque du grand boucsacrifié. Serrés l’un contre l’autre àl’abri d’une roche en surplomb,

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Robinson et Vendredi perdirentbientôt conscience d’eux-mêmesdans la grandeur du mystère oùcommuniaient les éléments bruts.La terre, l’arbre et le ventcélébraient à l’unisson l’apothéosenocturne d’Andoar.

*

Les relations entre Robinson etVendredi s’étaient approfondies ethumanisées, mais elles s’étaientaussi compliquées, et il s’en fallaitqu’elles fussent sans nuages.Autrefois – avant l’explosion –, il

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ne pouvait pas y avoir vraiment dedispute entre eux. Robinson était lemaître, Vendredi n’avait qu’à obéir.Robinson pouvait réprimander oumême battre Vendredi. Maintenantque Vendredi était libre et l’égal deRobinson, ils pouvaient se fâcherl’un contre l’autre.

C’est ce qui arriva un jour queVendredi prépara dans un grandcoquillage des rondelles de serpentavec une garniture de sauterelles.Depuis quelques semainesd’ailleurs, il agaçait Robinson. Riende plus dangereux que l’agacementquand on doit vivre seul avecquelqu’un. C’est une dynamite qui

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disloque les couples les plus unis.Robinson avait eu la veille uneindigestion de filets de tortue auxmyrtilles. Et voilà que Vendredi luimettait sous le nez cette fricasséede python et d’insectes ! Robinsoneut un haut-le-cœur et envoya d’uncoup de pied la grande coquillerouler dans le sable avec soncontenu. Vendredi furieux laramassa et la brandit à deux mainsau-dessus de la tête de Robinson.Les deux amis allaient-ils sebattre ? Non ! Vendredi se sauva.

Deux heures plus tard, Robinsonle vit revenir en traînant sansdouceur une sorte de mannequin.

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La tête était faite dans une noix decoco, les bras et les jambes dans destiges de bambou. Surtout, il étaithabillé avec des vieux vêtements deRobinson, comme un épouvantail àoiseaux. Sur la noix de coco, coifféed’un chapeau de marin, Vendrediavait dessiné le visage de son ancienmaître. Il planta le mannequindebout en face de Robinson.

— Je te présente RobinsonCrusoé, gouverneur de l’île deSperanza, lui dit-il.

Puis il ramassa la coquille sale etvide qui était toujours là, et avec unrugissement, il la brisa sur la noixde coco qui s’écroula au milieu des

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tubes de bambou brisés. Enfin iléclata de rire et alla embrasserRobinson.

Robinson comprit la leçon decette étrange comédie. Un jour queVendredi mangeait des gros vers depalmier vivants roulés au préalabledans des œufs de fourmis,Robinson exaspéré alla sur la plage.Dans le sable mouillé, il sculpta unesorte de statue couchée à platventre avec une tête dont lescheveux étaient des algues. On nevoyait pas la figure, cachée dansl’un des bras replié, mais le corpsbrun et nu ressemblait à Vendredi.Robinson avait à peine terminé son

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œuvre quand son compagnon vintle rejoindre, la bouche encorepleine de vers de palmier.

— Je te présente Vendredi, lemangeur de serpents et de vers, luidit Robinson en lui montrant lastatue de sable.

Puis il cueillit une branche decoudrier qu’il débarrassa de sesrameaux et de ses feuilles, et il semit à cingler le dos, les fesses et lescuisses du Vendredi de sable qu’ilavait façonné dans ce but.

Dès lors ils vécurent à quatre surl’île. Il y avait le vrai Robinson et lapoupée de bambou, le vrai Vendredi

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et la statue de sable. Et tout ce queles deux amis auraient pu se fairede mal – les injures, les coups, lescolères – ils le faisaient à la copiede l’autre. Entre eux, ils n’avaientque des gentillesses.

Pourtant Vendredi trouva moyend’inventer un autre jeu, encore pluspassionnant et plus curieux quecelui des deux copies.

Un après-midi, il réveilla assezrudement Robinson qui faisait lasieste sous un eucalyptus. Il s’étaitfabriqué un déguisement dontRobinson ne comprit pas tout desuite le sens. Il avait enfermé sesjambes dans des guenilles nouées

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en pantalon. Une courte vestecouvrait ses épaules. Il portait unchapeau de paille, ce qui nel’empêchait pas de s’abriter sousune ombrelle de palmes. Maissurtout il s’était fait une faussebarbe en se collant des touffes depoils roux de cocotier sur les joues.

— Sais-tu qui je suis ? demanda-t-il à Robinson en déambulantmajestueusement devant lui.

— Non.

— Je suis Robinson Crusoé, de laville d’York en Angleterre, le maîtredu sauvage Vendredi !

— Et moi alors, qui suis-je ?

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demanda Robinson stupéfait.

— Devine !

Robinson connaissait trop bienmaintenant son compagnon pourne pas comprendre à demi-mot cequ’il voulait. Il se leva et disparutdans la forêt.

Si Vendredi était Robinson, leRobinson de jadis, maître del’esclave Vendredi, il ne restait àRobinson qu’à devenir Vendredi, leVendredi esclave d’autrefois. Enréalité, il n’avait plus sa barbecarrée et ses cheveux ras d’avantl’explosion, et il ressemblaittellement à Vendredi qu’il n’avait

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pas grand-chose à faire pour jouerson rôle. Il se contenta de se frotterle visage et le corps avec du jus denoix pour se brunir, et d’attacherautour de ses reins le pagne de cuirdes Araucans que portait Vendredile jour où il débarqua dans l’île.Puis il se présenta à Vendredi et luidit :

— Voilà, je suis Vendredi !

Alors Vendredi s’efforça de fairede longues phrases dans sonmeilleur anglais, et Robinson luirépondit avec les quelques motsd’araucan qu’il avait appris dutemps que Vendredi ne parlait pasdu tout l’anglais.

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— Je t’ai sauvé de tes congénèresqui voulaient te sacrifier pourneutraliser ton pouvoir maléfique,dit Vendredi.

Et Robinson s’agenouilla parterre, il inclina sa tête jusqu’au solen grommelant des remerciementséperdus. Enfin prenant le pied deVendredi, il le posa sur sa nuque.

Ils jouèrent souvent à ce jeu.C’était toujours Vendredi qui endonnait le signal. Dès qu’ilapparaissait avec sa fausse barbe etson ombrelle, Robinson comprenaitqu’il avait en face de lui Robinson,et que lui-même devait jouer le rôlede Vendredi. Ils ne jouaient

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d’ailleurs jamais des scènesinventées, mais seulement desépisodes de leur vie passée, alorsque Vendredi était un esclaveapeuré et Robinson un maîtreexigeant. Ils représentaientl’histoire des cactus habillés, cellede la rizière asséchée, celle de lapipe fumée en cachette près destonneaux de poudre. Mais aucunescène ne plaisait autant à Vendredique celle du début, quand il fuyaitles Araucans qui voulaient lesacrifier, et quand Robinson lesauvait.

Robinson avait compris que cejeu faisait du bien à Vendredi parce

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qu’il le libérait du mauvais souvenirqu’il gardait de sa vie d’esclave.Mais à lui aussi Robinson, ce jeufaisait du bien, parce qu’il avaittoujours un peu de remords de sonpassé de gouverneur et de général.

*

À quelque temps de là, Robinsonretrouva par hasard la fosse où ilavait purgé jadis de nombreux joursde détention, et qui était devenuepar la force des choses une manièrede cabinet d’écriture à ciel ouvert. Ileut même la surprise de découvrir,

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sous une épaisse couche de sable etde poussière, un livre empli par lesnotes et observations du log-booket deux volumes vierges. Dans lepetit pot de terre qui lui avait servid’encrier, le jus de diodon avaitséché, et les plumes de vautour aveclesquelles il écrivait avaientdisparu. Robinson croyait que toutcela avait été détruit avec le restedans l’incendie de la Résidence. Ilfit part de sa découverte à Vendrediet décida de reprendre la rédactionde son log-book, témoin intéressantde son cheminement. Il y pensaitchaque jour et allait se décider àglaner des plumes de vautour et à

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partir à la pêche au diodon quand,un soir, Vendredi déposa devant luiun bouquet de plumes d’albatrossoigneusement taillées et un petitpot de teinture bleue qu’il avaitobtenue en broyant des feuillesd’isatis.

— Maintenant, lui dit-ilsimplement, l’albatros est mieuxque le vautour, et le bleu est mieuxque le rouge.

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CHAPITRE X

Log-book.

Ce matin, debout avant lejour, chassé de ma couche parune angoisse lancinante, j’aierré parmi les chosesdésolées par la trop longueabsence du soleil. Unelumière grise tombantégalement d’un ciel livideeffaçait les reliefs,décomposait les couleurs. Jesuis monté jusqu’au sommet

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du chaos en luttant de toutmon esprit contre la faiblessede ma chair. Il faudra prendregarde désormais à nem’éveiller que le plus tardpossible avant le lever dusoleil. Seul le sommeilpermet d’endurer le long exilde la nuit, et sans doute est-ce là sa raison d’être.

Suspendue au-dessus desdunes du levant, une chapelleardente rougeoyait où sepréparaient mystérieusementles fastes de l’héliophanie.J’ai mis un genou à terre et jeme suis recueilli, attentif à la

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métamorphose de la nauséequi m’habitait en une attentemystique à laquelleparticipaient les animaux, lesplantes et même les pierres.Quand j’ai levé les yeux lachapelle ardente avait éclaté,et c’était maintenant ungrand reposoir quiencombrait la moitié du cielde sa masse ruisselante d’oret de pourpre. Le premierrayon qui a jailli s’est posésur mes cheveux rouges, tellela main tutélaire etbénissante d’un père. Lesecond rayon a purifié mes

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lèvres, comme avait fait jadisun charbon ardent celles duprophète Isaïe. Ensuite deuxépées de feu ayant touchémes épaules, je me suisrelevé, chevalier solaire.Aussitôt une volée de flèchesbrûlantes ont percé ma face,ma poitrine et mes mains, etla pompe grandiose de monsacre s’est achevée tandis quemille diadèmes et millesceptres de lumièrecouvraient ma statuesurhumaine.

. . . . . . .

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Log-book.

Assis sur un rocher, iltrempe patiemment un fildans le remous des vaguespour tenter de capturer destrigles. Ses pieds nus qui nereposent sur la roche que parles talons pendent vers le flotdans le prolongement de sesjambes. On songe à desnageoires palmées, longues etfines qui s’accorderaient bienavec son corps de triton brun.Je m’avise qu’à l’opposé desIndiens qui ont le pied petitet le mollet proéminent,Vendredi présente le pied

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long et le mollet effacé,caractéristique de la racenoire. Peut-être y a-t-iltoujours un rapport inverseentre ces deux organes ? Lesmuscles du mollet prennentappui sur l’os du talon,comme sur un bras de levier.Et plus le levier est long,moins le mollet travaille pourfaire hocher le pied. Ainsis’expliqueraient le fort molletet le petit pied des Jaunes, etl’inverse chez les Noirs.

. . . . . . .

Log-book.

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Soleil, délivre-moi de lagravité. Lave mon sang de seshumeurs épaisses qui meprotègent certes de laprodigalité et del’imprévoyance, mais quibrisent l’élan de ma jeunesseet éteignent ma joie de vivre.Quand j’envisage au miroirma face pesante et tristed’hyperboréen, je comprendsque les deux sens du motgrâce – celui qui s’appliqueau danseur et celui quiconcerne le saint – puissentse rejoindre sous un certainciel du Pacifique. Enseigne-

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moi l’ironie. Apprends-moi lalégèreté, l’acceptation riantedes dons immédiats de cejour, sans calcul, sansgratitude, sans peur.

Soleil, rends-moisemblable à Vendredi.Donne-moi le visage deVendredi, épanoui par le rire,taillé tout entier pour le rire.Ce front très haut, maisfuyant en arrière et couronnéd’une guirlande de bouclesnoires. Cet œil toujoursallumé par la dérision, fendupar l’ironie, chaviré par ladrôlerie de tout ce qu’il voit.

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Cette bouche sinueuse auxcoins relevés, gourmande etanimale. Ce balancement dela tête sur l’épaule pourmieux rire, pour mieuxfrapper de risibilité touteschoses qui sont au monde,pour mieux dénoncer etdénouer ces deux crampes, labêtise et la méchanceté…

Mais si mon compagnonéolien m’attire ainsi à lui,n’est-ce pas pour me tournervers toi ? Soleil, es-tu contentde moi ? Regarde-moi. Mamétamorphose va-t-elle assezdans le sens de ta flamme ?

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Ma barbe a disparu dont lespoils végétaient en directionde la terre, comme autant deradicelles géotropiques. Enrevanche ma chevelure tordses boucles ardentes commeun brasier dressé vers le ciel.

Je suis une flèche dardéevers ton foyer, un penduledont le profil perpendiculairedéfinit ta souveraineté sur laterre, le style du cadransolaire sur lequel une aiguilled’ombre inscrit ta marche.

Je suis ton témoin deboutsur cette terre, comme uneépée trempée dans ta

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flamme.

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Log-book.

Ce qui a le plus changédans ma vie, c’estl’écoulement du temps, savitesse et même sonorientation. Jadis chaquejournée, chaque heure,chaque minute était inclinéeen quelque sorte vers lajournée, l’heure ou la minutesuivante, et toutes ensembleétaient aspirées par le desseindu moment dont l’inexistenceprovisoire créait comme un

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vacuum. Ainsi le tempspassait vite et utilement,d’autant plus vite qu’il étaitplus utilement employé, et illaissait derrière lui un amasde monuments et de détritusqui s’appelait mon histoire.Peut-être cette chroniquedans laquelle j’étaisembarqué aurait-elle finiaprès des millénaires depéripéties par « boucler » etpar revenir à son origine.Mais cette circularité dutemps demeurait le secret desdieux, et ma courte vie étaitpour moi un segment

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rectiligne dont les deux boutspointaient absurdement versl’infini, de même que riendans un jardin de quelquesarpents ne révèle la sphéricitéde la terre. Pourtant certainsindices nous enseignent qu’ily a des clefs pour l’éternité :l’almanach, par exemple,dont les saisons sont unéternel retour à l’échellehumaine, et même lamodeste ronde des heures.

Pour moi désormais, lecycle s’est rétréci au pointqu’il se confond avecl’instant. Le mouvement

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circulaire est devenu si rapidequ’il ne se distingue plus del’immobilité. On dirait, parsuite, que mes journées sesont redressées. Elles nebasculent plus les unes surles autres. Elles se tiennentdebout, verticales, ets’affirment fièrement dansleur valeur intrinsèque. Etcomme elles ne sont plusdifférenciées par les étapessuccessives d’un plan en voied’exécution, elles seressemblent au point qu’ellesse superposent exactementdans ma mémoire et qu’il me

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semble revivre sans cesse lamême journée. Depuis quel’explosion a détruit le mât-calendrier, je n’ai pas éprouvéle besoin de tenir le comptede mon temps. Le souvenirde cet accident mémorable etde tout ce qui l’a préparédemeure dans mon espritavec une vivacité et unefraîcheur inaltérables, preuvesupplémentaire que le tempss’est figé au moment où laclepsydre volait en éclats. Dèslors n’est-ce pas dansl’éternité que nous sommesinstallés, Vendredi et moi ?

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Je n’ai pas fini d’éprouvertoutes les implications decette étrange découverte. Ilconvient d’abord de rappelerque cette révolution – poursoudaine, et littéralementexplosive qu’elle fût – avaitété annoncée et peut-êtreanticipée par quelquesprodromes. Par exemple cettehabitude que j’avais prise,pour échapper au calendriertyrannique de l’îleadministrée, d’arrêter laclepsydre. Ce fut d’abord pourdescendre dans les entraillesde l’île, comme on plonge

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dans l’intemporel. Mais n’est-ce pas cette éternité lovéedans les profondeurs de laterre que l’explosion achassée au-dehors, et quiétend maintenant sabénédiction sur tous nosrivages ? Ou mieux,l’explosion n’est-elle pasl’épanouissement volcaniquede la paix des profondeurs,d’abord prisonnière du roc,comme une graine enfouie, etmaintenant maîtresse detoute l’île, tel un grand arbrequi étend son ombre sur uneaire de plus en plus vaste ?

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Plus j’y songe, plus il meparaît que les tonneaux depoudre, la pipe de VanDeyssel et la maladroitedésobéissance de Vendredi neforment qu’un manteaud’anecdotes qui recouvre unenécessité fatidique en marchedepuis le naufrage de laVirginie.

Par exemple encore, cesbrefs éblouissements quej’avais parfois et quej’appelais – non sansintuition divinatrice – « mesmoments d’innocence ». Ilme semblait alors entrevoir

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pendant un bref instant uneautre île cachée sous lechantier de construction etl’exploitation agricole dontj’avais couvert Speranza.Cette autre Speranza, j’y suistransporté désormais, je suisinstallé à demeure dans un« moment d’innocence ».Speranza n’est plus une terreinculte à faire fructifier,Vendredi n’est plus unsauvage qu’il est de mondevoir de morigéner. L’un etl’autre requièrent toute monattention, une attentioncontemplative, une vigilance

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émerveillée, car il me semble– non, j’ai la certitude – queje les découvre à chaqueinstant pour la première foiset que rien ne ternit jamaisleur magique nouveauté.

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Log-book.

Sur le miroir mouillé de lalagune, je vois Vendredi venirà moi, de son pas calme etrégulier, et le désert de ciel etd’eau est si vaste autour delui que plus rien ne donnel’échelle, de telle sorte quec’est peut-être un Vendredi

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de trois pouces placé à portéede ma main qui est là, ou aucontraire un géant de sixtoises distant d’un demi-mille…

Le voici. Saurai-je jamaismarcher avec une aussinaturelle majesté ? Puis-jeécrire sans ridicule qu’ilsemble drapé dans sanudité ? Il va, portant sa chairavec une ostentationsouveraine, se portant enavant comme un ostensoir dechair. Beauté évidente,brutale, qui paraît faire lenéant autour d’elle.

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Il quitte la lagune ets’approche de moi, assis surla plage. Aussitôt qu’il acommencé à fouler le sablesemé de coquillagesconcassés, dès qu’il est passéentre cette touffe d’alguesmauves et ce rocher,réintégrant ainsi un paysagefamilier, sa beauté change deregistre : elle devient grâce. Ilme sourit et fait un geste versle ciel – comme certainsanges sur des peinturesreligieuses – pour mesignaler sans doute qu’unebrise sud-ouest chasse les

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nuées accumulées depuisplusieurs jours et varestaurer pour longtemps laroyauté absolue du soleil. Ilesquisse un pas de danse quifait chanter l’équilibre despleins et des déliés de soncorps. Arrivé près de moi, ilne dit rien, taciturnecompagnon. Il se retourne etregarde la lagune où ilmarchait tout à l’heure. Sonâme flotte parmi les brumesqui enveloppent la fin d’unjour incertain, laissant soncorps planté dans le sable surses jambes écarquillées. Assis

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près de lui, j’observe cettepartie de la jambe situéederrière le genou – et qui estexactement le jarret –, sapâleur nacrée, le H majusculequi s’y dessine. Gonflée etpulpeuse quand la jambe esttendue, cette gorge de chairse creuse et s’attendritlorsqu’elle fléchit.

J’applique mes mains surses genoux. Je fais de mesmains deux genouillèresattentives à éprouver leurforme et à recueillir leur vie.Le genou par sa dureté, sasécheresse – qui contraste

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avec la tendresse de la cuisseet du jarret – est la clé devoûte de l’édifice charnelqu’il porte en vivant équilibrejusqu’au ciel. Il n’est pas defrémissement, d’impulsion,d’hésitation qui ne partent deces tièdes et mouvants galets,et qui n’y reviennent.Pendant plusieurs secondes,mes mains ont connu quel’immobilité de moncompagnon n’était pas celled’une pierre, ni d’une souche,mais tout au contraire larésultante instable, sanscesse compromise et recréée

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de tout un jeu d’actions et deréactions de tous sesmuscles.

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Log-book.

Je marche au crépusculeau bord des marais dont lesquenouilles s’entrechoquentà l’infini, quand je voistrottinant à ma rencontre unquadrupède qui me rappellede loin notre pauvre Tenn. Jereconnais bientôt une grossefemelle d’agouti. Le vent estpour moi, et la bestiole –naturellement myope –

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s’avance paisiblement sanssoupçonner ma présence. Jedeviens souche, rocher, arbre,espérant qu’elle va me croiseret poursuivre son chemin.Mais non. À cinq pas, elle sefige, les oreilles dressées, latête tournée pour m’observerde son gros œil brumeux.Puis comme l’éclair, elle faitvolte-face et détale follement,non dans les roseaux où elleaurait pu disparaître aussitôt,mais sur ce sentier d’où ellevient, et elle n’est plus qu’uneombre bondissante quej’entends encore ses griffes

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crisser sur les cailloux.

J’essaie de me figurerl’univers de cet animal dontle flair prodigieux joue le rôleprédominant qui revient à lavision chez l’homme. La forceet la direction du vent – quiimportent si peu à l’homme –jouent ici un rôlefondamental. L’animal setrouve toujours à la charnièrede deux zones inégalementconnaissables – ou enlangage humain inégalement« éclairées ». L’une estplongée dans une obscuritéd’autant plus épaisse que

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l’autre – celle d’où le ventsouffle – est plus foisonnanted’odeurs. En l’absence devent, ces deux moitiés dumonde baignent dans uncrépuscule confus, mais aumoindre souffle, l’une desdeux s’illumine d’une traméede lumière qui devienttraînée d’encre dès qu’elle aatteint et dépassé l’animal.Ces odeurs de la zone claire,un pouvoir séparateurformidable – comparable aupouvoir séparateur de l’œilhumain – les identifie à desmilles de distance, comme

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celle de tel arbre, de tel pécariou papegai, de Vendredirevenant à ses poivriers enmâchant une grained’araucaria, et tout cela avecla profondeur incomparablepropre à la connaissanceolfactive. Je revois notrepauvre Tenn lorsqueVendredi creusait des trousdans la terre. Le nez collé auplus profond de la glèbe, ilétait proprement ivre,courant et titubant autour demon compagnon en poussantdes petits jappementseffrayés et voluptueux. Il

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était si passionnémentabsorbé par cette chasse auxodeurs que rien d’autre nesemblait plus exister pour lui.

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Log-book.

Rien d’étonnant quand j’ysonge que l’attention presquemaniaque avec laquelle jel’observe. Ce qui estincroyable, c’est que j’aie puvivre si longtemps avec lui,pour ainsi dire sans le voir.Comment concevoir cetteindifférence, cette cécité alorsqu’il est pour moi toute

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l’humanité rassemblée en unseul individu, mon fils etmon père, mon frère et monvoisin, mon prochain, monlointain… Tous lessentiments qu’un hommeprojette sur ceux et celles quivivent autour de lui, je suisbien obligé de les faireconverger vers ce seul« autrui », sinon quedeviendraient-ils ? Queferais-je de ma pitié et de mahaine, de mon admiration etde ma peur, si Vendredi nem’inspirait pas en mêmetemps pitié, haine,

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admiration et peur ? Cettefascination qu’il exerce surmoi est d’ailleurs en grandepartie réciproque, j’en ai euplusieurs fois la preuve.Avant-hier notamment, jesomnolais étendu sur lagrève, quand il s’est approchéde moi. Il est resté debout unlong moment à me regarder,flexible et noire silhouettesur le ciel lumineux. Puis ils’est agenouillé et a entreprisde m’examiner avec uneintensité extraordinaire. Sesdoigts ont erré sur monvisage, palpant mes joues,

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apprenant la courbe de monmenton, éprouvant l’élasticitédu bout de mon nez. Il m’afait lever les bras au-dessusde ma tête, et, penché surmon corps, il l’a reconnupouce par pouce avecl’attention d’un anatomistequi s’apprête à disséquer uncadavre. Il paraissait avoiroublié que j’avais un regard,un souffle, que des questionspouvaient naître dans monesprit, que l’impatiencepouvait me prendre. Mais j’aitrop bien compris cette soifde l’humain qui le poussait

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vers moi pour contrarier sonmanège. À la fin il a souri,comme s’il sortait d’un rêveet s’avisait soudain de maprésence, et prenant monpoignet, il a posé son doigtsur une veine violette visiblesous la peau nacrée et m’a ditd’un ton de faux reproche :« Oh ! On voit ton sang ! »

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Log-book.

Suis-je en train de revenirau culte du soleil auquels’adonnaient certainspaïens ? Je ne crois pas, et

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d’ailleurs je ne sais rien deprécis sur les croyances et lesrites véritables de ceslégendaires « païens » quin’ont peut-être jamais existéque dans l’imagination de nospasteurs. Mais il est certainque flottant dans unesolitude intolérable qui neme donnait le choix qu’entrela folie et le suicide, j’aicherché instinctivement lepoint d’appui que ne mefournissait plus le corpssocial. En même temps, desstructures construites etentretenues en moi par le

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commerce de mes semblablestombaient en ruine etdisparaissaient. Ainsi étais-jeamené par tâtonnementssuccessifs à chercher monsalut dans la communionavec des éléments, étantdevenu moi-mêmeélémentaire. La terre deSperanza m’a apporté unepremière solution durable etviable, bien qu’imparfaite etnon sans danger. PuisVendredi est survenu et, touten se pliant apparemment àmon règne tellurique, il l’aminé de toutes les forces de

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son être. Pourtant il y avaitune voie de salut, car siVendredi répugnaitabsolument à la terre, il n’enétait pas moins aussiélémentaire de naissance queje l’étais moi-même devenupar hasard. Sous soninfluence, sous les coupssuccessifs qu’il m’a assenés,j’ai avancé sur le chemind’une longue et douloureusemétamorphose. L’homme dela terre arraché à son trou parle génie éolien n’est pasdevenu lui-même génieéolien. Il y avait trop de

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densité en lui, trop depesanteurs et de lentesmaturations. Mais le soleil atouché de sa baguette delumière cette grosse larveblanche et molle cachée dansles ténèbres souterraines, etelle est devenue phalène aucorselet métallique, aux ailesmiroitantes de poussière d’or,un être de soleil, dur etinaltérable, mais d’uneeffrayante faiblesse quand lesrayons de l’astre-dieu ne lenourrissent plus.

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Log-book.

Andoar, c’était moi. Cevieux mâle solitaire et têtuavec sa barbe de patriarche etses toisons suant la lubricité,ce faune tellurique âprementenraciné de ses quatre sabotsfourchus dans sa montagnepierreuse, c’était moi.Vendredi s’est pris d’uneétrange amitié pour lui, et unjeu cruel s’est engagé entreeux. « Je vais faire voler etchanter Andoar », répétaitmystérieusement l’Araucan.Mais pour opérer laconversion éolienne du vieux

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bouc, par quelles épreuvesn’a-t-il pas fait passer sadépouille !

La harpe éolienne.Toujours enfermé dansl’instant présent, absolumentréfractaire aux patientesélaborations qui procèdentpar agencement de piècessuccessives, Vendredi avecune intuition infaillible atrouvé le seul instrument demusique qui répondît à sanature. Car la harpe éoliennen’est pas seulement uninstrument élémentaire quifait chanter la rose des vents.

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C’est aussi le seul instrumentdont la musique au lieu de sedévelopper dans le tempss’inscrit tout entière dansl’instant. Il est loisible d’enmultiplier les cordes et defaire rendre à chacune telleou telle note qu’on voudra.Ce faisant, on compose unesymphonie instantanée quiéclate de la première à ladernière note dès que le ventattaque l’instrument.

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Log-book.

Je le regarde s’arracher en

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riant à l’écume des vaguesqui le baignent, et un mot mevient à l’esprit : la vénusté. Lavénusté de Vendredi. Je nesais pas exactement ce quesignifie ce substantif assezrare, mais cette chair luisanteet ferme, ces gestes de dansealentis par l’étreinte de l’eau,cette grâce naturelle et gaiel’appellent irrésistiblementsur mes lèvres.

Ceci n’est que l’un des filsd’un écheveau designifications dont Vendrediest le centre, et que jecherche à démêler. Un autre

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indice est le sensétymologique de Vendredi. Levendredi, c’est, si je ne metrompe, le jour de Vénus.J’ajoute que pour leschrétiens, c’est le jour de lamort du Christ. Naissance deVénus, mort du Christ. Je nepeux m’empêcher depressentir dans cetterencontre, évidemmentfortuite, une portée qui medépasse et qui effraie ce quidemeure en moi du dévotpuritain que je fus.

Un troisième fil m’estfourni par le souvenir des

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dernières paroles humainesqu’il me fut donné d’entendreavant le naufrage de laVirginie. Ces paroles qui sonten quelque sorte le viatiquespirituel que m’accordaitl’humanité avant dem’abandonner aux éléments,elles auraient dû s’imprimeren lettres de feu dans mamémoire. Hélas, il ne m’enrevient que des bribesconfuses et incomplètes !C’était, n’est-ce pas, lesprédictions que le capitainePieter Van Deyssel lisait – ouprétendait lire – sur les cartes

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d’un tarot. Or le nom deVénus est revenu plusieursfois dans ses propos sidéconcertants pour le jeunehomme que j’étais. N’avait-ilpas annoncé que devenuermite dans une grotte, j’enserais arraché par la survenuede Vénus ? Et cet être sortides eaux ne devait-il pas setransformer en archer tirantses flèches vers le soleil ?Mais ce n’est pas ce quim’importe le plus. Je revoisconfusément sur une cartedeux enfants – des jumeaux,des innocents – se tenant par

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la main devant un mur quisymbolise la Cité solaire. VanDeyssel avait commenté cetteimage en parlant de sexualitécirculaire, close sur elle-même, et il avait évoqué lesymbole du serpent qui semord la queue.

Or s’agissant de masexualité, je m’avise que pasune seule fois Vendredi n’aéveillé en moi une tentationsodomite. C’est d’abord qu’ilest arrivé trop tard : masexualité était déjà devenueélémentaire, et c’était versSperanza qu’elle se tournait.

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Mais c’est surtout que Vénusn’est pas sortie des eaux etn’a pas foulé mes rivagespour me séduire, mais pourme tourner de force vers sonpère Ouranos. Il ne s’agissaitpas de me faire régresser versdes amours humaines, maissans sortir de l’élémentairede me faire changerd’élément. C’est chose faiteaujourd’hui. Mes amoursavec Speranza s’inspiraientencore fortement desmodèles humains. Ensomme, je fécondais cetteterre comme j’aurais fait une

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épouse. Vendredi m’acontraint à une conversionplus radicale. Le coup devolupté brutale quitransperce les reins del’amant s’est transformé pourmoi en une jubilation doucequi m’enveloppe et metransporte des pieds à la tête,aussi longtemps que le soleil-dieu me baigne de ses rayons.Et il ne s’agit plus d’une pertede substance qui laissel’animal triste post coitum.Mes amours ouraniennes megonflent au contraire d’uneénergie vitale qui me donne

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des forces pour tout un jouret toute une nuit. S’il fallaitnécessairement traduire entermes humains ce coïtsolaire, c’est sous les espècesféminines, et comme l’épousedu ciel qu’il conviendrait deme définir. Mais cetanthropomorphisme est uncontresens. En vérité, ausuprême degré où nous avonsaccédé, Vendredi et moi, ladifférence de sexe estdépassée, et Vendredi peuts’identifier à Vénus, tout demême qu’on peut dire enlangage humain que je

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m’ouvre à la fécondation del’Astre Majeur.

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La pleine lune répand unelumière si vive que je puisécrire ces lignes sans lesecours d’une lampe.Vendredi dort, couché enboule à mes pieds.L’atmosphère irréelle,l’abolition de toutes chosesfamilières autour de moi,tout ce dénuement donnent àmes idées une légèreté, unegratuité qu’elles rachètent

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par leur fugacité. Cetteméditation ne sera qu’unsouper de lune. Ave spiritu,les idées qui vont mourir tesaluent !

Dans le ciel désastré parson rayonnement, le GrandLuminaire Halluciné flottecomme une gouttegigantesque et glaireuse. Saforme géométrique estimpeccable, mais sa matièreest agitée d’untourbillonnement qui évoqueune création intestine enplein travail. Dans sablancheur albumineuse de

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vagues figures se dessinentpour disparaître lentement,des membres épars sejoignent, des visages sourientun instant, puis tout serésout en remous laiteux.Bientôt les tourbillonsaccélèrent leur rotation aupoint de paraître immobiles.La gelée lunaire sembleprendre, par l’excès même desa trémulation. Peu à peu leslignes enchevêtrées qui s’ydessinent se précisent. Deuxfoyers occupent les pôlesopposés de l’œuf. Un jeud’arabesques court de l’un à

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l’autre. Les foyers deviennentdes têtes, l’arabesque laconjonction de deux corps.Des êtres semblables, desjumeaux sont en gestationdans la lune, des gémeauxnaissent de la lune. Nouésl’un à l’autre, ils remuentdoucement, commes’éveillant d’un séculairesommeil. Leurs mouvementsqui paraissent d’abord demolles et rêveuses caressesprennent un sens toutopposé : ils travaillentmaintenant à s’arracher l’unà l’autre. Chacun lutte avec

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son ombre, épaisse etobsédante, comme un enfantavec les humides ténèbresmaternelles. Bientôt ilschoient l’un de l’autre, ils sedressent ravis et solitaires, etils reprennent à tâtons lechemin de leur intimitéfraternelle. Dans l’œuf deLéda fécondé par le Cygnejupitérien, les Dioscures sontnés, gémeaux de la Citésolaire. Ils sont plusintimement frères que lesjumeaux humains, parcequ’ils se partagent la mêmeâme. Les jumeaux humains

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s o n t pluranimes. LesGémeaux sont unanimes. Ilen résulte une densité inouïede leur chair – deux foismoins pénétrée d’esprit, deuxfois moins poreuse, deux foisplus lourde et plus chair quecelle des jumeaux. Et c’est delà que viennent leur éternellejeunesse, leur inhumainebeauté. Il y a en eux du verre,du métal, des surfacesbrillantes, vernissées, unéclat qui n’est pas vivant.C’est qu’ils ne sont pas leschaînons d’une lignée quirampe de génération en

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génération à travers lesvicissitudes de l’histoire. Cesont des Dioscures, êtrestombés du ciel comme desmétéores, issus d’unegénération verticale, abrupte.Leur père le Soleil les bénit,et sa flamme les enveloppe etleur confère l’éternité.

Un petit nuage né del’occident vient obnubilerl’œuf de Léda. Vendredidresse vers moi un visageégaré, et prononce plusieursphrases incohérentes d’unevoix extraordinairementrapide, puis il retombe dans

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son sommeil, les jambespeureusement repliées versson ventre, les poings fermés,posés de part et d’autre de satête noire. Vénus, le Cygne,Léda, les Dioscures… jetâtonne à la recherche demoi-même dans une forêtd’allégories.

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CHAPITRE XI

Vendredi récoltait des fleurs demyrte pour en faire de l’eau d’ange,lorsqu’il aperçut un point blanc àl’horizon, du côté du levant.Aussitôt il sauta de branche enbranche jusqu’au sol et courutd’une traite prévenir Robinson quiachevait de se raser la barbe. Si lanouvelle l’émut, Robinson n’enlaissa rien paraître.

— Nous allons avoir de la visite,dit-il simplement, raison de plus

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pour que j’achève ma toilette.

Au comble de l’excitation,Vendredi monta au sommet duchaos. Il avait emporté la longue-vue qu’il mit au point sur le naviredevenu nettement visible. C’étaitune goélette à hunier, svelte et hautmâtée. Chargée de toiles, elle devaitemporter ses douze ou treize nœudssous une forte brise de sud-est quila chassait vertement sur la côtemarécageuse de Speranza. Vendredise hâta d’aller donner ces précisionsà Robinson qui mettait de l’ordredans sa crinière dorée à l’aide d’ungros peigne d’écaille. Puis il regagnason observatoire. Le commandant

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avait dû se rendre compte que lacôte n’était pas abordable de ce côtéde l’île, car le navire changeaitd’amures. La bôme balaya le pont,et il repartit tribord amures. Puis ilmit à la cape et courut à petitesvoiles le long du rivage.

Vendredi alla avertir Robinsonque le visiteur doublait les dunes duLevant et, très probablement,mouillerait dans la Baie du Salut. Ilimportait avant toute chose dereconnaître sa nationalité.Robinson s’avança avec Vendredijusqu’au dernier rideau d’arbresbordant la plage et braqua lalongue-vue sur le navire qui virait

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de bord et stoppait, bout au vent, àdeux encablures du rivage.Quelques instants plus tard onentendait le clair tintement de lachaîne d’ancre ripant sur l’écubier.

Robinson ne connaissait pas cetype de bâtiment qui devait êtrerécent, mais il identifia descompatriotes au pavillon de l’UnionJack hissé à la corne d’artimon. Dèslors il fit quelques pas sur la plage,comme il sied à un souverainvenant accueillir des étrangers envisite sur son sol. Là-bas, unechaloupe chargée d’hommes sebalançait au bout de ses bossoirs,puis touchait l’eau dans une gerbe

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irisée. Ensuite les avironsfrappèrent le flot.

Robinson mesura tout à coup lepoids extraordinaire des quelquesinstants qui restaient avant quel’homme de proue croche dans lesrochers avec sa gaffe. Comme unmourant avant de rendre l’âme, ilembrassait d’une visionpanoramique toute sa vie dans l’île,l’Évasion, la souille, l’organisationfrénétique de Speranza, la grotte, lacombe, la survenue de Vendredi,l’explosion, et surtout cette vasteplage de temps, vierge de toutemesure, où sa métamorphosesolaire s’était accomplie dans un

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calme bonheur.

Dans la chaloupe s’amoncelaientdes tonnelets, destinés à renouvelerl’aiguade du navire, et à l’arrière onvoyait, debout, le chapeau de pailleincliné sur une barbe noire, unhomme botté et armé, lecommandant, sans doute. Il allaitêtre le premier de la communautéhumaine qui envelopperaitRobinson dans le filet de sesparoles et de ses gestes, et le feraitentrer à nouveau dans le grandsystème. Et tout l’universpatiemment élaboré et tissé par lesolitaire allait connaître uneredoutable épreuve au moment où

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sa main toucherait celle duplénipotentiaire de l’humanité.

Il y eut un raclement et l’étravede l’embarcation se souleva avantde s’immobiliser. Les hommessautèrent dans le déferlement desvagues et entreprirent de déhaler lachaloupe hors de portée de la maréemontante. La barbe noire tendit lamain à Robinson.

— William Hunter, de Blackpool,commandant de la goélette leWhitebird.

— Quel jour sommes-nous ? luidemanda Robinson.

Le commandant surpris par la

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question se tourna vers l’hommequi le suivait et qui devait être sonsecond.

— Quel jour sommes-nous,Joseph ?

— Le mercredi 19 décembre1787, sir, répondit-il.

— Le mercredi 19 décembre1787, répéta le commandant àl’adresse de Robinson.

Le cerveau de Robinson travaillaà vive allure. Le naufrage de laVi rgi n i e avait eu lieu le 30septembre 1759. Il y avaitexactement vingt-huit ans, deuxmois et dix-neuf jours. Quel que

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soit le nombre des événements et laprofondeur de l’évolution qu’il avaitconnus depuis qu’il était dans l’île,cette durée parut fantastique àRobinson. Il n’osa pourtant pasdemander au second de luiconfirmer cette date qui persistait àappartenir pour lui à un avenirencore lointain. Il résolut même decacher aux nouveaux venus la datedu naufrage de la Virginie, par unesorte de pudeur, par crainte depasser à leurs yeux soit pour unimposteur, soit pour unphénomène.

— J’ai été jeté sur cette côtealors que je voyageais à bord de la

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galiote la Virginie commandée parPieter Van Deyssel, de Flessingue.Je suis le seul rescapé de cenaufrage. Le choc amalheureusement oblitéré plusd’un souvenir dans mon esprit, etnotamment, je n’ai jamais puretrouver la date du sinistre.

— Je n’ai entendu parler de cebâtiment dans aucun port, et moinsencore de sa disparition, observaHunter, mais il est vrai que laguerre avec les Amériques abouleversé toutes les relationsmaritimes.

Robinson ne savait pas de quelleguerre il s’agissait, mais il comprit

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qu’il devait observer la plus granderéserve s’il voulait dissimuler sonignorance du cours des choses.

Cependant Vendredi aidait leshommes à décharger les tonnelets,et il s’acheminait avec eux vers leplus proche point d’eau. Robinsonfut frappé de l’extrême facilité aveclaquelle il avait trouvé le contactavec ces hommes inconnus, alorsque lui-même se sentait si éloignédu commandant Hunter. Il étaitvrai que si Vendredi s’empressaitautour des matelots, c’étaitvisiblement dans l’espoir qu’ilsl’emmèneraient le plus tôt possibleà bord du Whitebird. Lui-même ne

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pouvait se dissimuler qu’il brûlaitd’envie de visiter ce fin voilier,merveilleusement effilé, taillé pourvoler à la surface des flots. Audemeurant, ces hommes etl’univers qu’ils apportaient avec euxlui causaient un insupportablemalaise, qu’il s’acharnait àsurmonter. Il n’était pas mort. Ilavait vaincu la folie au cours de sesannées de solitude. Il était parvenuà un équilibre – ou à une séried’équilibres – où Speranza et lui-même, puis Speranza, Vendredi etlui-même, formaient uneconstellation viable et mêmesuprêmement heureuse. Il avait

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souffert, il avait traversé des crisesmeurtrières, il se sentait capabledésormais avec Vendredi à ses côtésde défier le temps et – tels cesmétéores lancés dans un espacesans frottement – de poursuivre satrajectoire indéfiniment, sansjamais connaître ni baisse detension ni lassitude. Pourtant uneconfrontation avec d’autreshommes demeurait une épreuvesuprême d’où pouvaient sortir denouveaux progrès. Qui sait si, enrevenant en Angleterre, Robinsonne parviendrait pas, non seulementà sauvegarder le bonheur solaireauquel il avait accédé, mais même à

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l’élever à une puissance supérieureau milieu de la cité humaine ? AinsiZoroastre après avoir longuementforgé son âme au soleil du désertavait-il plongé à nouveau dansl’impur grouillement des hommespour leur dispenser sa sagesse.

En attendant, le dialogue avecHunter s’engageait laborieusementet menaçait à tout instant de seperdre dans un silence pesant.Robinson avait entrepris de lui faireconnaître les ressources deSperanza en gibier et en alimentsfrais, propres à prévenir le scorbut,comme le cresson et le pourpier.Déjà des hommes grimpaient le

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long des troncs à écailles pour fairetomber d’un coup de sabre leschoux palmistes, et on entendait lerire de ceux qui poursuivaient leschèvres à la course. Robinsonpensait, non sans orgueil, auxsouffrances qu’il aurait endurées, àl’époque où il entretenait l’îlecomme une cité-jardin, de la voirlivrée ainsi à cette bande fruste etavide. Car si le spectacle de cesbrutes déchaînées accaparait touteson attention, ce n’étaient ni lesarbres stupidement mutilés ni lesbêtes massacrées au hasard qui leretenaient, c’était le comportementde ces hommes, ses semblables, à la

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fois si familier et si étrange. Àl’emplacement où s’était élevéeautrefois la Paierie générale deSperanza, de hautes herbes secreusaient sous le vent avec unmurmure soyeux. Un matelot ytrouva coup sur coup deux piècesd’or. Il ameuta aussitôt sescompagnons à grands cris et, aprèsdes disputes hagardes, on décidad’incendier toute la prairie pourfaciliter les recherches. L’idéeeffleura à peine Robinson que cet orétait à lui, en somme, et que lesbêtes allaient être privées de laseule pâture de l’île que la saisondes pluies ne rendait jamais

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marécageuse. Les bagarres que nemanquait pas de susciter chaquenouvelle trouvaille le fascinaient, etc’était d’une oreille distraite qu’ilécoutait les propos du commandantqui lui racontait comment il avaitcoulé un transport de troupesfrançais envoyé en renfort auxinsurgés américains. De son côté, lesecond s’employait à l’initier aumécanisme si fructueux de la traitedes esclaves africains, échangéscontre du coton, du sucre, du café etde l’indigo, marchandises quiconstituaient un fret de retour idéalet qui s’écoulaientavantageusement au passage dans

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les ports européens. Aucun de ceshommes, murés dans leurspréoccupations particulières, nesongeait à l’interroger sur lespéripéties qu’il avait traverséesdepuis son naufrage. La présencemême de Vendredi ne semblaitsoulever aucun problème à leursyeux. Et Robinson savait qu’il avaitété semblable à eux, mû par lesmêmes ressorts – la cupidité,l’orgueil, la violence –, qu’il étaitencore des leurs par toute une partde lui-même. Mais en même tempsil les voyait avec le détachementintéressé d’un entomologistepenché sur une communauté

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d’insectes, des abeilles ou desfourmis, ou ces rassemblementssuspects de cloportes qu’onsurprend en soulevant une pierre.

Chacun de ces hommes était unm o n d e possible, assez cohérent,avec ses valeurs, ses foyersd’attraction et de répulsion, soncentre de gravité. Pour différentsqu’ils fussent les uns des autres, cespossibles avaient actuellement encommun une petite image deSperanza – combien sommaire etsuperficielle ! – autour de laquelleils s’organisaient, et dans un coin delaquelle se trouvaient un naufragénommé Robinson et son serviteur

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métis. Mais pour centrale que fûtcette image, elle était chez chacunmarquée du signe du provisoire, del’éphémère, condamnée à retournerà bref délai dans le néant d’oùl’avait tirée le déroutage accidenteld u Whitebird. Et chacun de cesmondes possibles proclamaitnaïvement sa réalité. C’était celaautrui : un possible qui s’acharne àpasser pour réel. Et qu’il soit cruel,égoïste, immoral de débouter cetteexigence, c’est ce que toute sonéducation avait inculqué àRobinson, mais il l’avait oubliépendant ces années de solitude, et ilse demandait maintenant s’il

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parviendrait jamais à reprendre lepli perdu. Il mêlait en outrel’aspiration à l’être de ces mondespossibles et l’image d’une Speranzavouée à disparaître que chacund’eux enveloppait, et il lui semblaitqu’en octroyant à ces hommes ladignité qu’ils revendiquaient, ilvouait du même coup Speranza àl’anéantissement.

Une première fois la chaloupeavait regagné le bord du Whitebirdpour y déposer tout un chargementde fruits, de légumes et de gibier aumilieu desquels se débattaient deschevreaux entravés, et les hommesattendaient les ordres du

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commandant avant d’effectuer unsecond voyage.

— Vous me ferez bien l’honneurde partager ma table, dit-il àRobinson, et sans attendre saréponse, il ordonna qu’onembarque l’eau douce et qu’onrevienne ensuite pour le mener àbord avec son invité. Puis, sortantde la réserve qu’il observait depuisson arrivée dans l’île, il parla, nonsans amertume, de la vie qu’ilmenait depuis quatre ans.

Jeune officier de la Royal Navy,il s’était jeté dans la Guerred’Indépendance avec toute lafougue de son âge. Il faisait partie

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des équipages de la flotte del’amiral Howe, et il s’était distinguélors de la bataille de Brooklyn et dela prise de New York. Rien ne l’avaitpréparé aux revers qui avaient suivicette campagne triomphale.

— On élève les jeunes officiersdans la certitude de victoires àl’avance enivrantes, dit-il. Il seraitplus sage de leur inculquer laconviction qu’ils seront d’abordvaincus, et de leur apprendre l’artinfiniment difficile de se relever etde reprendre la lutte avec uneardeur décuplée. Battre en retraite,regrouper les fuyards, réparer enhaute mer les gréements d’un

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navire à demi désemparé parl’artillerie ennemie, et retourner aucombat, voilà ce qu’il y a de plusdifficile, et à quoi on estime qu’ilserait honteux de préparer nosélèves officiers ! Pourtant l’histoirenous apprend assez que les plusgrandes victoires sont sorties dedéfaites surmontées, et n’importequel palefrenier sait bien que lecheval qui mène la course se faittoujours coiffer sur le poteau.

Les défaites de la Dominique etde Sainte-Lucie, puis la perte deTobago surprirent Hunter et luiinspirèrent une haine définitive desFrançais. La capitulation de

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Saratoga, puis celle de Yorktown,préparant le lâche abandon par lamétropole du plus beau fleuron dela Couronne d’Angleterre, brisèrentl’âpre passion de l’honneur quiavait été jusque-là le ressort de savie. Peu après le traité de Versaillesqui consommait la honteusedémission de l’Angleterre, il avaitrendu son uniforme du Corps desOfficiers royaux et s’était tournévers la marine marchande.

Mais il était trop exclusivementmarin pour s’accommoder desservitudes de ce métier qu’il avaitcru un métier d’homme libre.Dissimuler aux armateurs le mépris

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qu’on a pour ces terriens avides etpeureux, disputer sur le prix dunolis, signer des connaissements,établir des factures, endurer lesvisites douanières, mettre sa vietout entière dans des sacs, desballots, des barriques, c’en était troppour lui. À cela s’ajoutait qu’il avaitjuré de ne pas remettre le pied surle sol anglais et qu’il confondaitdans la même haine les États-Uniset la France. Il était à bout deressources quand il avait eu lachance – la seule que le sort lui eûtjamais réservée, soulignait-il – dese faire confier le commandementde ce Whitebird que les dimensions

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réduites de ses soutes et sesqualités voilières éminentesprédestinaient à des frets de faiblevolume – thé, épices, métaux rares,pierres précieuses ou opium – dontle commerce impliquait en outredes risques et des mystères quiflattaient son caractère aventureuxet romanesque. Sans doute la traiteou le métier de corsaire auraientmieux convenu encore à sasituation, mais son éducationmilitaire lui avait laissé unerépulsion instinctive pour cesactivités de mauvais aloi.

*

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Lorsque Robinson sauta sur le

pont du Whitebird, il y fut accueillipar un Vendredi radieux que lachaloupe avait amené lors de sonprécédent voyage. L’Araucan avaitété adopté par l’équipage etconnaissait apparemment le navirecomme s’il y était né. Robinsonavait eu l’occasion d’observer queles primitifs n’admirent que lesobjets de l’industrie humaine setrouvant pour ainsi dire à leuréchelle, couteau, vêtement, à larigueur pirogue. Mais, au-delà decette échelle, tout leur échappe, etils cessent d’admirer, considérant

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sans doute un palais ou un vaisseaucomme des produits de la nature, niplus ni moins étonnants qu’unegrotte ou un iceberg. Il en allait toutautrement de Vendredi, etRobinson mit d’abord sur le comptede sa propre influence lacompréhension immédiate qu’ilmanifesta à bord. Puis il le vits’élancer dans les haubans, sehisser sur la hune et repartir de làsur les marchepieds de la vergue, sebalançant à cinquante pieds au-dessus des flots avec un grand rireheureux. Il songea alors auxattributs aériens dont Vendredis’était entouré successivement – la

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flèche, le cerf-volant, la harpeéolienne – et il comprit qu’un grandvoilier, svelte et audacieusementgréé comme celui-ci, étaitl’aboutissement triomphal etcomme l’apothéose de cetteconquête de l’éther. Il en conçut unpeu de tristesse, d’autant plus qu’ilsentait grandir en lui-même unmouvement d’opposition à cetunivers dans lequel on l’entraînait,lui semblait-il, contre sa volonté.

Son malaise s’accrut lorsqu’ildistingua, attachée au pied du mâtde misaine, une petite formehumaine, à demi nue et lovée surelle-même. C’était un enfant qui

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pouvait avoir douze ans, d’unemaigreur de chat écorché. On nepouvait voir son visage, mais sescheveux formaient une masse rougeopulente qui faisait paraître pluschétives encore ses minces épaules,ses omoplates qui saillaient commedes ailes d’angelot, son dos le longduquel coulait une traînée de tachesde rousseur et que striaient desmarques sanglantes. Robinson avaitralenti le pas en le voyant.

— C’est Jaan, notre mousse, luidit le commandant. Puis il se tournavers le second. — Qu’a-t-il encorefait ?

Une trogne rougeaude coiffée

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d’un bonnet de maître coq émergeaaussitôt de l’écoutille de lacambuse, comme un diable qui sortd’une boîte.

— Je ne peux rien en tirer ! Cematin, il m’a gâté un pâté de pouleen le salant trois fois pardistraction. Il a eu ses douze coupsde garcettes. Il en aura d’autres s’ilne s’amende pas.

Et la tête disparut aussisoudainement qu’elle avait surgi.

— Détache-le, dit lecommandant au second, nous enavons besoin au carré.

Robinson déjeuna avec le

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commandant et le second. Iln’entendit plus parler de Vendrediqui devait se restaurer avecl’équipage. Il n’eut pas besoin de semettre en frais pour alimenter laconversation. Ses hôtes semblaientavoir admis une fois pour toutesqu’il avait tout à apprendre d’eux etrien à révéler sur lui-même etVendredi, et il s’accommodait fortbien de cette convention qui lelaissait observer et méditer à loisir.Au demeurant il était bien vrai enun certain sens qu’il eût tout àapprendre, ou plutôt qu’il eût tout àassimiler, tout à digérer, mais cequ’il entendait était aussi lourd et

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indigeste que les terrines et lesviandes en sauce qui défilaient dansson assiette, et il fallait craindrequ’un réflexe de refus ne lui fassetout à coup vomir en bloc le mondeet les mœurs qu’il découvrait peu àpeu.

Pourtant ce qui le rebutaitprincipalement, ce n’était point tantla brutalité, la haine et la rapacitéque ces hommes civilisés ethautement honorables étalaientavec une naïve tranquillité. Il restaittoujours facile d’imaginer – et sansdoute serait-ce possible de trouver– d’autres hommes à la place deceux-ci qui fussent, eux, doux,

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bienveillants et généreux. PourRobinson le mal était bien plusprofond. Il le dénonçait par-deverslui-même dans l’irrémédiablerelativité des fins qu’il les voyaittous poursuivre fiévreusement. Carce qu’ils avaient tous en but, c’étaittelle acquisition, telle richesse, tellesatisfaction, mais pourquoi cetteacquisition, cette richesse, cettesatisfaction ? Certes aucun n’auraitsu le dire. Et Robinson imaginaitsans cesse le dialogue qui finiraitbien par l’opposer à l’un de ceshommes, le commandant parexemple. « Pourquoi vis-tu ? » luidemanderait-il. Hunter ne saurait

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évidemment que répondre, et sonseul recours serait alors deretourner la question au Solitaire.Alors Robinson lui montrerait laterre de Speranza de sa maingauche, tandis que sa main droites’élèverait vers le soleil. Après unmoment de stupeur, lecommandant éclaterait forcémentde rire, du rire de la folie devant lasagesse, car comment concevrait-ilque l’Astre Majeur est autre chosequ’une flamme gigantesque, qu’il ya de l’esprit en lui et qu’il a lepouvoir d’irradier d’éternité lesêtres qui savent s’ouvrir à lui ?

C’était le mousse Jaan qui

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servait à table, à demi englouti dansun immense tablier blanc. Son petitvisage osseux, semé de taches deson, s’amenuisait encore sous lamasse de ses cheveux fauves, etRobinson cherchait vainement leregard de ses yeux si clairs qu’oncroyait voir le jour à travers sa tête.Lui non plus ne prêtait guèreattention au naufragé, tout absorbépar sa peur panique de commettrequelque impair. Après quelquesphrases rapides où perçait unevéhémence contenue, lecommandant s’enfermaitrégulièrement dans un silence quisemblait hostile ou méprisant – et

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Robinson songeait à un assiégé qui,après avoir longtemps enduré sansréagir le harcèlement de l’ennemi,se décide enfin à effectuer unesortie et court aussitôt s’enfermer ànouveau dans sa forteresse aprèslui avoir infligé des pertes sévères.Ces silences étaient comblés par lebavardage du second, Joseph, toutentier tourné vers la vie pratique etles progrès techniques de lanavigation, et qui éprouvaitvisiblement à l’égard de sonsupérieur une admiration renforcéepar l’incompréhension la plustotale. Après le déjeuner, ce fut luiqui entraîna Robinson sur la

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passerelle, tandis que lecommandant se retirait dans sacabine. Il voulait lui faire leshonneurs d’un instrumentrécemment introduit dans lanavigation, le sextant, grâce auquel,par un système de double réflexion,on pouvait mesurer la hauteur dusoleil au-dessus de l’horizon avecune exactitude incomparablementplus approchée que celle dont étaitcapable le traditionnel quart denonante. Tout en suivant avecintérêt la démonstrationenthousiaste de Joseph, et enmaniant avec satisfaction le belobjet de cuivre, d’acajou et d’ivoire

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qui avait été extrait de son coffret,Robinson admirait la vivacitéd’esprit de cet homme par ailleurssi borné. Il s’avisait quel’intelligence et la bêtise peuventhabiter dans la même tête sanss’influencer le moins du monde,comme l’eau et l’huile sesuperposent sans se mêler. Parlantalidade, limbe, vernier et miroirs,Joseph brillait d’intelligence.Pourtant c’était lui qui expliquaitun instant auparavant, avec forceclins d’œil en direction de Jaan, quel’enfant aurait tort de se plaindred’être dressé aux garcettes, ayantpour mère une garce à matelots.

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*

Le soleil commençait à décliner.C’était l’heure où Robinson avaitaccoutumé de s’exposer à sesrayons pour faire son pleind’énergie chaleureuse avant que lesombres s’allongent et que la brisemarine fasse chuchoter entre euxles eucalyptus de la plage. Àl’invitation de Joseph, il s’étenditsur le couronnement de la dunette,à l’ombre du penon, et regardalongtemps la flèche du mât de huneécrire des signes invisibles dans le

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ciel bleu où s’était égaré un fincroissant de lune en porcelainetranslucide. En tournant un peu latête, il voyait Speranza, ligne desable blond au ras des flots,déferlement de verdure et chaosrocheux. C’est là qu’il pritconscience de la décision quimûrissait inexorablement en lui delaisser repartir le Whitebird et dedemeurer dans l’île avec Vendredi.Plus encore que tout ce qui leséparait des hommes de ce navire, ily était poussé par son refus paniquedu tourbillon de temps, dégradantet mortel, qu’ils sécrétaient autourd’eux et dans lequel ils vivaient. 19

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décembre 1787. Vingt-huit ans,deux mois et dix-neuf jours. Cesdonnées indiscutables ne cessaientde le remplir de stupeur. Ainsi s’iln’avait pas fait naufrage sur lesrécifs de Speranza, il serait presquequinquagénaire. Ses cheveuxseraient gris, et ses articulationscraqueraient. Ses enfants seraientplus vieux qu’il n’était lui-mêmequand il les avait quittés, et il seraitpeut-être même grand-père. Carrien de tout cela ne s’était produit.Speranza se dressait à deuxencablures de ce navire plein demiasmes, comme la lumineusenégation de toute cette sinistre

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dégradation. En vérité il était plusjeune aujourd’hui que le jeunehomme pieux et avare qui s’étaitembarqué sur la Virginie. Car iln’était pas jeune d’une jeunessebiologique, putrescible et portant enelle comme un élan vers ladécrépitude. Il était d’une jeunesseminérale, divine, solaire. Chaquematin était pour lui un premiercommencement, le commencementabsolu de l’histoire du monde. Sousle soleil-dieu, Speranza vibrait dansun présent perpétuel, sans passé niavenir. Il n’allait pas s’arracher à cetéternel instant, posé en équilibre àla pointe d’un paroxysme de

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perfection, pour choir dans unmonde d’usure, de poussière et deruines !

Lorsqu’il fit part de sa décisionde demeurer sur l’île, seul Josephmanifesta de la surprise. Huntern’eut qu’un sourire glacé. Peut-êtreétait-il bien aise au fond de n’avoirpas à embarquer deux passagerssupplémentaires sur un bâtimentsomme toute modeste, où la placeétait rigoureusement mesurée. Ileut la courtoisie de considérer toutce qui avait été embarqué dans lajournée comme autant d’effets de lagénérosité de Robinson, maître del’île. En échange, il lui offrit la

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petite yole de repérage arrimée surla dunette et qui s’ajoutait aux deuxchaloupes de sauvetageréglementaires. C’était un canotléger et de bonne tenue, idéal pourun ou deux hommes par tempscalme ou même médiocre, et quiremplacerait avantageusement lavieille pirogue de Vendredi. C’estdans cette embarcation queRobinson et son compagnonregagnèrent l’île comme le soirtombait.

La joie qu’éprouva Robinson enreprenant possession de cette terrequ’il avait crue perdue à jamais étaitaccordée aux rougeoiements du

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couchant. Immense était certes sonsoulagement, mais il y avaitquelque chose de funèbre dans lapaix qui l’entourait. Plus encore queblessé il se sentait vieilli, comme sila visite du Whitebird avait marquéla fin d’une très longue et heureusejeunesse. Mais qu’importait ? Auxpremières lueurs de l’aube le navireanglais lèverait l’ancre etreprendrait sa course errante,emporté par la fantaisie de sonténébreux commandant. Les eauxde la Baie du Salut se refermeraientsur le sillage du seul navire ayantapproché Speranza en vingt-huitans. À mots couverts, Robinson

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avait laissé entendre qu’il nesouhaitait pas que l’existence et laposition de cet îlot fussent révéléespar l’équipage du Whitebird. Cevœu était trop conforme aucaractère du mystérieux Hunterpour qu’il ne le fasse pas respecter.Ainsi serait définitivement closecette parenthèse qui avait introduitvingt-quatre heures de tumulte etde désagrégation dans l’éternitésereine des Dioscures.

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CHAPITRE XII

L’aube était blême encorelorsque Robinson descendit del’araucaria. Il avait accoutumé dedormir jusqu’aux dernières minutesqui précèdent le lever du soleil, afinde réduire autant que possible cettepériode atone, la plus déshéritée dela journée, parce que la pluséloignée du couchant. Mais lesviandes inhabituelles, les vins, etaussi une sourde angoisse luiavaient donné un sommeil fiévreux,

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haché par de brusques réveils et desbrèves, mais arides insomnies.Couché, enveloppé de ténèbres, ilavait été la proie sans défensed’idées fixes et d’obsessionstorturantes. Il avait eu hâte de selever pour secouer cette meuteimaginaire.

Il fit quelques pas sur la plage.Comme il s’y attendait, leWhitebird avait disparu. L’eau étaitgrise sous le ciel décoloré. Unerosée abondante alourdissait lesplantes qui se courbaient éploréessous cette lumière pâle, sans éclatet sans ombre, d’une luciditénavrée. Les oiseaux observaient un

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silence glacé. Robinson sentit unecaverne de désespoir se creuser enlui, une citerne sonore et noire d’oùmontait – comme un esprit délétère– une nausée qui lui emplit labouche de salive fielleuse. Sur lagrève une vague s’étiraitmollement, jouait un peu avec uncrabe mort, et se retirait, déçue.Dans quelques minutes, dans uneheure au plus, le soleil se lèverait etregonflerait de vie et de joie touteschoses et Robinson lui-même. Iln’était que de tenir jusque-là et derésister à la tentation d’allerréveiller Vendredi.

Il était indiscutable que la visite

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d u W h itebird avait gravementcompromis l’équilibre délicat dutriangle Robinson-Vendredi-Speranza. Speranza était couvertede blessures manifestes mais,somme toute, superficielles, quidisparaîtraient en quelques mois.Mais combien de temps faudrait-il àVendredi pour oublier ce beaulévrier des mers qui s’inclinait sigracieusement sous la caresse detous les vents ? Robinson sereprochait d’avoir pris la décision dedemeurer dans l’île sans en avoirparlé auparavant à son compagnon.Il ne manquerait pas ce matinmême de lui rapporter les sinistres

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détails qu’il tenait de Joseph sur latraite des Noirs et leur sort dans lesanciennes colonies d’Amérique.Ainsi ses regrets – s’il en avait –seraient-ils diminués.

Pensant à Vendredi, il serapprochait machinalement desdeux poivriers entre lesquels lemétis avait tendu le hamac où ilpassait ses nuits et une partie de sesjournées. Il ne le réveillerait certespas, mais il le regarderait dormir, etcette présence paisible et innocentele réconforterait.

Le hamac était vide. Ce qui étaitplus surprenant, c’était ladisparition des menus objets dont

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Vendredi agrémentait ses siestes –miroirs, sarbacanes, flageolets,plumes, etc. Une brusque angoissefrappa Robinson comme un coup depoing. Il s’élança vers la plage : layole et la pirogue étaient là,déhalées sur le sec. Si Vendrediavait voulu rejoindre le bord duWhitebird, il aurait emprunté l’unedes deux embarcations et l’auraitabandonnée en mer, ou hissée surle navire. Il était peu croyable qu’ilse fût risqué aussi loin à la nage.

Alors Robinson commença àbattre toute l’île en clamant le nomde son compagnon. De la Baie del’Évasion aux dunes du Levant, de

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la grotte à la combe rose, de la forêtde la côte occidentale jusqu’auxlagunes orientales, il courut,trébuchant et criant, désespérémentconvaincu au fond de lui-même queses recherches étaient vaines. Il necomprenait pas comment Vendrediavait pu le trahir, mais il ne pouvaitplus reculer devant l’évidence qu’ilétait seul dans l’île, seul comme auxpremiers jours. Cette quête hagardeacheva de le briser en le ramenanten des lieux chargés de souvenirsoù il n’était plus revenu depuis deslustres. Il sentit sous ses doigts fuirla sciure rouge de l’Évasion et, sousses pieds, glisser la boue tiède de la

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souille. Il retrouva dans la forêt lapeau de chagrin racornie de sabible. Toutes les pages avaientbrûlé, sauf un fragment du Ier livredes Rois, et il lut dans un brouillardde faiblesse :

Le Roi David était vieux, avancéen âge. On le couvrait de vêtementssans qu’il pût se réchauffer. Sesserviteurs lui dirent : « Que l’oncherche pour mon Seigneur, le Roi,une jeune Vierge. Qu’elle se tiennedevant le Roi et le soigne, et qu’ellecouche dans ton sein, et monSeigneur, le Roi, se réchauffera. »

Robinson comprit que ces vingt-huit années qui n’existaient pas la

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veille encore venaient de s’abattresur ses épaules. Le Whitebird lesavait apportées avec lui – commeles germes d’une maladie mortelle– et il était devenu tout à coup unvieil homme. Il comprit aussi qu’iln’est pas de pire malédiction pourun vieillard que la solitude. Qu’ellese couche dans ton sein et monSeigneur, le Roi, se réchauffera. Envérité il grelottait de froid sous larosée du matin, mais plus personne,jamais, ne le réchaufferait. Unedernière relique se présenta sousses doigts : le collier de Tenn, rongéde moisissures. Toutes ses annéespassées qui semblaient

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définitivement effacées serappelaient donc à lui par desvestiges sordides et déchirants. Ilappuya sa tête contre le tronc d’uncyprès. Son visage se crispa, maisles vieillards ne pleurent pas. Sonestomac se souleva, et il vomit dansl’humus des déjections vineuses,tout ce repas infâme qu’il avaitabsorbé en face de Hunter et deJoseph. Lorsqu’il releva la tête, ilrencontra les regards d’un aréopagede vautours, rassemblés à quelquesmètres, qui le surveillaient de leurspetits yeux roses. Ainsi ils étaientvenus, eux aussi, à ce rendez-vousavec le passé !

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Allait-il falloir toutrecommencer, les plantations,l’élevage, les constructions, enattendant la survenue d’un nouvelAraucan qui balaierait tout celad’un souffle de flamme etl’obligerait à se hausser à un niveausupérieur ? Quelle dérision ! Envérité il n’y avait plus d’alternativequ’entre le temps et l’éternité.L’éternel retour, enfant bâtard del’un et de l’autre, n’était qu’unevésanie. Il n’y avait qu’un seul salutpour lui : retrouver le chemin de ceslimbes intemporelles et peupléesd’innocents où il s’était élevé parétapes et dont la visite du

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Whitebird l’avait fait choir. Mais,vieux et sans forces, commentrecouvrerait-il cet état de grâce silonguement et durement conquis ?N’était-ce pas tout simplement enmourant ? La mort en cette île dontplus personne ne violerait sansdoute la solitude avant desdécennies n’était-elle pas la seuleforme d’éternité qui lui convenaitdésormais ? Mais il importait dedéjouer la vigilance des charognardsmystérieusement avertis et prêts àremplir leur office funèbre. Sonsquelette devrait blanchir sous lespierres de Speranza, comme un jeude jonchets dont personne ne

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devrait pouvoir déranger l’édifice.Ainsi serait close l’histoireextraordinaire et inconnue du grandsolitaire de Speranza.

Il s’achemina à petits pas vers lechaos rocheux qui s’élevait à laplace de la grotte. Il était sûr qu’iltrouverait le moyen, en se glissantentre les blocs, de s’enfoncer assezavant pour se mettre à l’abri desanimaux. Peut-être même au prixd’une patience d’insecteretrouverait-il un accès jusqu’àl’alvéole. Là il lui suffirait de semettre en posture fœtale et defermer les yeux pour que la viel’abandonne, si total était son

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épuisement, si profonde satristesse.

Il trouva un passage en effet, unseul, à peine plus large qu’unechatière, mais il se sentait siamoindri, si tassé sur lui-mêmequ’il ne doutait pas de pouvoir s’yinsérer. Il en scrutait l’ombre pourtenter d’apprécier sa profondeurquand il crut y percevoir unremuement. Une pierre roula àl’intérieur et un corps obstrua lefaible espace noir. Quelquescontorsions le libérèrent de l’étroitorifice, et voici qu’un enfant setenait devant Robinson, le brasdroit replié sur son front, pour se

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protéger de la lumière ou enprévision d’une gifle. Robinsonrecula, abasourdi.

— Qui es-tu ? Qu’est-ce que tufais là ? lui demanda-t-il.

— Je suis le mousse duWhitebird, répondit l’enfant. Jevoulais m’enfuir de ce bateau oùj’étais malheureux. Hier, pendantque je servais dans le carré, vousm’avez regardé avec bonté. Alors,quand j’ai entendu que vous nepartiez pas, j’ai décidé de me cacherdans l’île et de rester avec vous.Cette nuit, je m’étais glissé sur lepont et j’allais me mettre à l’eaupour essayer de nager jusqu’à la

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plage, quand j’ai vu un hommeaborder en pirogue. C’était votreserviteur métis. Il a repoussé dupied la pirogue, et il est entré chezle second qui paraissait l’attendre.J’ai compris qu’il resterait à bord.Alors j’ai nagé jusqu’à la pirogue etje me suis hissé dedans. Et j’aipagayé jusqu’à la plage, et je mesuis caché dans les rochers.Maintenant, le Whitebird est partisans moi, conclut-il avec unenuance de triomphe dans la voix.

— Viens avec moi, lui ditRobinson.

Il prit l’enfant par la main, et,contournant les blocs, il commença

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à gravir la pente menant au sommetdu piton rocheux qui dominait lechaos. Il s’arrêta à mi-chemin et leregarda au visage. Les yeux vertsaux cils blancs d’albinos setournèrent vers lui. Un pâle sourireles éclaira. Il ouvrit sa main etregarda la main qui y était blottie. Ileut le cœur serré de la trouver simince, si faible, et pourtantlabourée par tous les travaux dubord.

— Je vais te montrer quelquechose, dit-il pour surmonter sonémotion, sans bien savoir lui-mêmeà quoi il faisait allusion.

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*

L’île qui s’étendait à leurs piedsétait en partie noyée dans la brume,mais du côté du levant le ciel grisdevenait incandescent. Sur la plage,la yole et la pirogue commençaientà s’émouvoir inégalement dessollicitations de la marée montante.Au nord un point blanc fuyait versl’horizon.

Robinson tendit le bras dans sadirection.

— Regarde-le bien, dit-il. Tu neverras peut-être plus jamais cela :un navire au large des côtes de

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Speranza.

Le point s’effaçait peu à peu.Enfin le lointain l’absorba. C’estalors que le soleil lança sespremières flèches. Une cigalegrinça. Une mouette tournoya dansl’air et se laissa choir sur le miroird’eau. Elle rebondit à sa surface ets’éleva à grands coups d’ailes, unpoisson d’argent en travers du bec.En un instant le ciel devintcéruléen. Les fleurs qui inclinaientvers l’ouest leurs corolles closespivotèrent toutes ensemble surleurs tiges en écarquillant leurspétales du côté du levant. Lesoiseaux et les insectes emplirent

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l’espace d’un concert unanime.Robinson avait oublié l’enfant.Redressant sa haute taille, il faisaitface à l’extase solaire avec une joiepresque douloureuse. Lerayonnement qui l’enveloppait lelavait des souillures mortelles de lajournée précédente et de la nuit. Unglaive de feu entrait en lui ettransverbérait tout son être.Speranza se dégageait des voiles dela brume, vierge et intacte. En véritécette longue agonie, ce noircauchemar n’avaient jamais eu lieu.L’éternité, en reprenant possessionde lui, effaçait ce laps de tempssinistre et dérisoire. Une profonde

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inspiration l’emplit d’un sentimentd’assouvissement total. Sa poitrinebombait comme un bouclierd’airain. Ses jambes prenaient appuisur le roc, massives et inébranlablescomme des colonnes. La lumièrefauve le revêtait d’une armure dejeunesse inaltérable et lui forgeaitun masque de cuivre d’unerégularité implacable oùétincelaient des yeux de diamant.Enfin l’astre-dieu déploya toutentière sa couronne de cheveuxrouges dans des explosions decymbales et des stridences detrompettes. Des reflets métalliquess’allumèrent sur la tête de l’enfant.

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— Comment t’appelles-tu ? luidemanda Robinson.

— Je m’appelle Jaan Neljapäev.Je suis né en Estonie, ajouta-t-ilcomme pour excuser ce nomdifficile.

— Désormais, lui dit Robinson,tu t’appelleras Jeudi. C’est le jourde Jupiter, dieu du Ciel. C’est aussile dimanche des enfants.

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{1} Il s’agit d’Ophrys bombyliflora (N.d. É.).