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Vie de Monsieur Turgot Nicolas de Condorcet

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Vie de Monsieur Turgot

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  • Vie de Monsieur Turgot

    (1786)

    Jean Antoine Nicolas Caritat, marquis de Condorcet

    Paris, dcembre 2011 Institut Coppet

    www.institutcoppet.org

    Cette uvre est diffuse sous License Creative Commons

  • Secta fuit servare modum, finemque tenere,

    Naturamque sequi, patriaeque impendere vitam ;

    Non sibi, sed toti genitum se credere mundo1

    .

    Lucain

    Pharsale

    1 [Cest l Caton, voil ses murs,] telle est sa secte : immuable, elle se modre : elle propose un but et y tend ;

    elle suit sa nature, et dvoue sa vie la patrie. Sappartient-il lui-mme ? Non, le monde le rclame.

  • Avertissement

    Les Mmoires2

    sur la vie de M. Turgot, qui ont paru en 1783, auraient d sans doute mempcher dcrire. Mais quelque bien faits que soient ces Mmoires, et malgr la connaissance approfondie des principes de lconomie politique et des oprations excutes ou projets par M. Turgot, qui rend cet ouvrage aussi intressant quinstructif, jai espr quon me pardonnerait davoir envisag le mme objet sous un point de vue diffrent, et davoir cherch faire connatre dans M. Turgot le philosophe plutt que lhomme dEtat. Si javais song aux intrts de mon amour-propre, jaurais gard le silence : je sentais combien il y avait de danger paratre aprs un ouvrage qui avait obtenu un succs si gnral et si mrit ; et je ne pouvais me dissimuler la supriorit que lauteur avait sur moi. Mais je naurais pu me pardonner de navoir pas rendu ce faible hommage la mmoire dun grand homme que jai tendrement chri, dont lamiti ma t si douce et si utile, et dont le souvenir sera toujours pour moi un de ces sentiments dlicieux et tristes qui deviennent une partie de notre existence, et ont le pouvoir de nous la rendre plus chre. Cest ce sentiment que jai cd ; et jose esprer quen me donnant quelques droits lindulgence de ceux qui pourront jeter les yeux sur cet ouvrage, il obtiendra grce pour ses dfauts.

    2 Note de lditeur. Mmoires sur Turgot, publi par Dupont de Nemours, en franais, aux Etats-Unis. Une

    deuxime dition est parue comme premier volume des uvres de M. Turgot, dites par Dupont de Nemours en 9 volumes chez A. Belin (1809-1811).

  • Vie de Monsieur Turgot

    Dans cette foule de ministres qui tiennent pendant quelques instants entre leurs mains le destin des peuples, il en est bien peu qui soient dignes de fixer les regards de la postrit. Sils nont eu que les principes ou les prjugs de leur sicle, quimporte le nom de lhomme qui a fait ce que mille autres sa place eussent fait comme lui ?

    Lhistoire gnrale renferme le rcit des vnements auxquels ils ont eu part. On y voit que tel ministre, tir de la foule des ambitieux, a plus song obtenir les places qu sen rendre digne ; quil sest plus occup de les conserver longtemps, que de les bien remplir. On voit le mal quils ont fait par ambition, celui quils ont souffert par ignorance ou par faiblesse, quelquefois le bien quils ont tent sans succs, plus rarement celui quils ont pu faire.

    Lhistoire de leurs penses, celle mme de leurs vertus, se trouve dans le tableau des opinions et des prjugs de leurs contemporains.

    Mais si dans ce nombre il se rencontre un homme a qui la nature ait donn une raison suprieure, avec des principes ou des vertus qui ntaient qua lui, et dont le gnie ait devanc son sicle assez pour en tre mconnu, alors lhistoire dun tel homme peut intresser tous les ges et toutes les nations ; son exemple peut tre longtemps utile ; il peut donner des vrits importantes cette autorit ncessaire quelquefois la raison mme. Tel fut le ministre dont jentreprends dcrire la vie.

    Si lhonneur davoir t son ami est le seul titre lestime publique dont jose me flatter, si ce sentiment a t le plus doux peut-tre que jaie jamais prouv, lamiti ne me fera point altrer la vrit. Le mme sentiment qui anima toute sa vie, lamour de lhumanit, ma seul inspir le dsir den tracer le tableau ; et, sil tait possible que je fusse tent den altrer quelques traits, je me souviendrai alors davoir appris de lui que le plus grand bien quon puisse faire aux hommes est de leur dire la vrit, sans dguisement comme sans exagration, sans emportement comme sans faiblesse.

    Sa vie noccupera quune partie de cet ouvrage. Aprs avoir dit le bien quil a fait et celui quil prparait ; aprs avoir montr ses vertus, ses talents et son courage dans le petit nombre des vnements dune vie toujours constamment dirige par des principes invariables et simples quil stait forms ; aprs avoir parl de quelques ouvrages qui, dicts par une raison suprieure, renferment des vues aussi vastes que saines et bien combines, et qui cependant sont presque tous au-dessous de lui, il me restera encore tracer lhistoire de ses opinions, de ses ides, de son caractre. Je sens combien je dois rester au-dessous dun tel sujet ; mais ceux qui me liront jugeront, par ce que je dirai, combien il tait difficile de le bien remplir. Les hommes clairs et vertueux verront tout ce quils ont perdu en lui, et ils me sauront gr de mes efforts pour le leur faire mieux connatre.

    Anne Robert Jacques Turgot naquit Paris, le 10 mai 1727. Sa famille est une des plus anciennes de la Normandie. Son nom signifie le dieu Thor, dans la langue de ces conqurants du Nord, qui ravagrent nos provinces pendant la dcadence de la race de Charlemagne. Lhpital de Cond-sur-Noireau fut fond, en 1281, par un de ses anctres. Son trisaeul, un des prsidents de la noblesse de Normandie aux tats de 1614, sopposa avec courage la concession quun gouvernement faible, plus occup de flatter lavidit des grands que de

  • dfendre ls droits des citoyens, venait de faire au comte de Soissons des terres vaines et vagues3 de la province. Le pre de M. Turgot fut longtemps prvt des marchands4

    Un trait de lenfance de M. Turgot annona son caractre. La petite pension dont ses parents lui laissaient la disposition au collge, disparaissait aussitt quil lavait reue, sans quon pt deviner quel en tait lemploi. On voulut le savoir : et on dcouvrit quil la distribuait des pauvres coliers externes, pour acheter des livres. La bont, la gnrosit mme, ne sont pas des sentiments rares dans lenfance : mais que ces sentiments soient dirigs avec cette sagesse, quils soient soumis des vues dune utilit relle et durable, voil ce qui semble prsager vritablement un homme extraordinaire, dont tous les sentiments devaient tre des vertus, parce quils seraient toujours conduits par la raison.

    ; et tandis que le vulgaire admirait la somptuosit lgante des ftes quil ordonnait, le got pur et noble des monuments quil fit lever, tribut quil payait, malgr lui peut tre, aux ides de son temps ; tandis que les citoyens respectaient lconomie et lordre de son administration, lintgrit et le dsintressement de sa conduite, un petit nombre de sages applaudissaient des travaux utiles, dirigs par de vraies connaissances, des soins pour la sant, pour les intrts du pauvre, quil tait alors trop commun doublier. On se rappellera longtemps ce jour o le peuple tonn le vit se jeter seul entre deux troupes de gardes franaises et suisses prtes se charger, saisir le bras de lun deux dj lev pour frapper, et forcer des soldats furieux reconnatre une autorit paisible et dsarme.

    Les parents de M. Turgot le destinaient ltat ecclsiastique. Il tait le dernier de trois frres. Lan devait se consacrer la magistrature, devenue, depuis quelques gnrations, ltat de sa famille, et le second embrasser la profession des armes. Ctait alors un usage presque gnral, de prononcer ds le berceau sur le sort de ses enfants daprs les convenances de famille, ou les consquences quon tirait de leurs inclinations naissantes. Ces hommes, placs au hasard dans des professions pour lesquelles ils ntaient pas ns, devenaient, pour les familles et pour lEtat, un fardeau inutile et souvent funeste. Heureusement cet usage ne subsiste plus : et cest un des bienfaits de cette philosophie, dont on dit encore tant de mal par habitude, en jouissant de tout le bien quelle a fait.

    Le got de M. Turgot pour ltude, la modestie et la simplicit de ses manires, son caractre rflchi, une sorte de timidit qui lloignait de la dissipation, tout semblait le rendre propre ltat ecclsiastique ; et il paraissait quil lui aurait cot peu de sacrifices, pour se livrer lesprance de la fortune brillante que ses talents runis sa naissance lui auraient assure.

    Mais M. Turgot eut peine atteint lge o lon commence rflchir, quil prit a la fois la rsolution de sacrifier ces avantages sa libert et sa conscience, et celle de suivre cependant les tudes ecclsiastiques, et de ne dclarer sa rpugnance ses parents qu linstant dun engagement irrvocable. Cet tat nimposait M. Turgot aucun devoir de conduite qui pt leffrayer ; mais il sentait combien tout engagement pour la vie est imprudent. Quelque frivole que paraisse lobjet dun serment, il ne croyait pas quil pt tre permis de sen jouer, ni quon pt, sans savilir soi-mme, faire des actions qui avilissent dans lopinion commune la profession que lon a embrasse. Il voyait dans ltat ecclsiastique lengagement, plus imprudent encore, davoir toujours les mmes opinions publiques, de prcher ce quon cessera peut-tre bientt de croire, denseigner aux autres comme des vrits

    3 Note de lditeur. Une vaine pture est une terre o la pture est libre ; une terre vague est une terre

    laisse sans culture. 4 Note de lditeur. Premier magistrat municipal de Paris.

  • ce quon regarde comme des erreurs, et de se mettre dans la ncessit si jamais on adopte des sentiments diffrents de ceux de lEglise, ou de mentir chaque instant de sa vie, ou de renoncer beaucoup davantages, et peut-tre de sexposer beaucoup de dangers. Et qui peut se rpondre alors davoir le courage de remplir ce devoir ? Pourquoi sexposer au malheur dtre rduit choisir entre sa sret et sa conscience ? Sil croyait la religion, tait-il sr dy croire toujours ? pouvait-il se rpondre den adopter toujours tous les dogmes ? et ds lors lui tait-il permis de prendre lengagement de les professer toute sa vie ?

    M. Turgot fit sa licence, et fut prieur de Sorbonne, espce de dignit lective, que les docteurs de la maison confrent ordinairement celui des bacheliers dont la famille a le plus dclat ou de crdit. Il tait oblig, par cette place, de prononcer deux discours latins ; et ces ouvrages, faits en 1750 par un jeune homme de 23 ans, sont un monument vraiment singulier, moins encore par ltendue des connaissances quils supposent, que par une philosophie et des vues propres lauteur. On y trouve, pour ainsi dire, son esprit tout entier ; et il semble que la mditation et le travail nont fait depuis que le dvelopper et le fortifier. Le premier de ces discours a pour objet lutilit que le genre humain a retire de la religion chrtienne. La conservation de la langue latine et dune partie des ouvrages des anciens ; ltude de la scolastique, qui du moins prservera dune stupidit absolue les Etats des barbares destructeurs de lempire romain, et qui produisit dans la logique, comme dans la morale et dans une partie de la mtaphysique, une subtilit, une prcision dides, dont lhabitude, inconnue aux anciens, a contribu plus quon ne croit aux progrs de la bonne philosophie5 ; ltablissement dune morale plus universelle, plus propre rapprocher les hommes de tous les pays, fonde sur une fraternit gnrale entre tous les individus de lespce humaine tandis que la morale paenne semblait tendre les isoler, ne rapprocher que les membres dune mme cit, et surtout ne soccupait que de former des citoyens ou des philosophes, au lieu de former des hommes ; la destruction de lesclavage domestique et de celui de la glbe6

    Ce nest pas que M. Turgot se dissimult ni les abus affreux du pouvoir ecclsiastique, qui avait chang la race humaine en vil troupeau tremblant sous la verge dun lgat

    , qui est peut-tre autant louvrage des maximes du christianisme que de la politique des souverains, intresss crer un peuple pour le faire servir labaissement des grands ; cette patience, cette soumission que le christianisme inspire, et qui, dtruisant lesprit inquiet et turbulent des peuples anciens, rendit les Etats chrtiens moins sujets aux orages, apprit respecter les puissances tablies et ne point sacrifier lamour, mme lgitime, de lindpendance, la paix, le repos et la sret de ses frres : tels furent les principaux bienfaits du christianisme.

    7

    5 Note de lditeur. Cest par cette phrase, en exergue, que commence le premier livre du trait de Logique de

    John Stuart Mill. Bel loge venant de la part dun des adversaires les plus systmatiques du systme philosophique de Turgot.

    ou dun pnitencier, ni les querelles sanglantes du sacerdoce et de lempire, ni les funestes maximes du clerg, armant les rois contre leurs sujets, l soulevant les peuples contre les rois, et agissant, au gr de son intrt, tantt le poignard du fanatisme, et tantt la hache des bourreaux. Le sang de plusieurs millions dhommes, massacrs au nom de Dieu, fume encore autour de nous. Partout la terre qui nous porte couvre les ossements des victimes dune intolrance barbare. Une me douce et sensible pouvait-elle navoir pas t rvolte de ces horribles tableaux ? Une me pure et noble pouvait-elle ne pas tre souleve en voyant dans

    6 Note de lditeur. On appelle glbe le fonds de terre auquel taient rattachs les Serfs et avec lequel ils taient habituellement vendus.

    7 Note de lditeur. Nom donn aux ambassadeurs et fonctionnaires du souverain pontife.

  • ces mmes sicles lesprit humain dgrad par de honteuses superstitions, la morale corrompue, tous les principes des devoirs mconnus ou viols, et lhypocrisie faisant avec audace, de lart de tromper les hommes et de les abrutir, le seul moyen de les dominer et de les conduire ? Car tous ces attentats, rigs en devoir sacrs aux yeux des ignorants, taient prsents aux politiques comme des crimes ncessaires au repos des nations ou lambition de leurs souverains.

    M. Turgot tait ds lors trop clair pour ne voir que des abus dans ces consquences ncessaires de toute religion qui, charge de dogmes spculatifs, fait dpendre le salut des hommes de leur croyance, regarde le libre usage de la raison comme une audace coupable, et fait de ses prtres les prcepteurs des peuples et les juges de la morale. Il nignorait pas que, si les gouvernements de lEurope pouvaient cesser dtre clairs ; sils pouvaient oublier quelques instants de veiller sur les entreprises du clerg ; si tous les hommes qui ont reu de lducation, qui ont des lumires, qui peuvent prtendre aux places, tous ceux, en un mot, dont lopinion gouverne rellement le monde, pouvaient cesser dtre runis dans un esprit de tolrance et de raison, bientt les mmes causes reproduiraient les mmes effets. Mais M. Turgot croyait cette rvolution impossible ; il voyait que tous les maux par lesquels le genre humain avait t prouv, lavaient conduit une poque o le retour la barbarie ne pouvait plus tre craindre8

    Le second discours a pour objet le tableau des progrs de lesprit humain. Lauteur les suit depuis les anciens peuples asiatiques, qui sont pour nous les crateurs des sciences, jusqu nos jours, au milieu des rvolutions des empires et des opinions. Il expose comment la perfection des beaux-arts est limite par la nature mme, tandis que celle des sciences est sans bornes. Il fait voir comment les plus utiles inventions dans les arts mcaniques ont pu natre dans les sicles dignorance, parce que ces inventions ont pour objet des arts cultivs ncessairement dans tous les temps, et que lobservation et lexprience peuvent en ce genre donner aux hommes de gnie les connaissances ncessaires pour slever ces inventions. Il montre que les sciences durent leurs premiers progrs la dcouverte de lcriture ; que celle de lcriture alphabtique leur fit faire un nouveau pas, et limprimerie un plus grand encore, puisque cet art les a rpandues sur un grand espace, et garantit leur dure. Enfin, il prouve que leurs progrs, auxquels on ne peut assigner aucun terme, sont une suite de perfectibilit de lesprit humain, perfectibilit quil croyait indfinie. Cette opinion, quil na jamais abandonne depuis, a t un des principaux principes de sa philosophie.

    ; que, par une suite ncessaire du progrs toujours croissant des lumires, linfluence, malheureusement encore si funeste, de lesprit de superstition et dintolrance sanantirait de jour en jour, et quenfin le mpris public achverait dans moins dun sicle louvrage que la raison avait si heureusement commenc. Ce bonheur, dont nos neveux ont lesprance, et dont nous gotons dj quelques fruits, a sans doute cot bien cher nos anctres : mais lAsie na-t-elle pas souffert presque autant de la barbarie de ses conqurants, que lEurope de la cruaut de ses prtres ? Cependant ces maux ont t une pure perte ; les rvolutions ont succd aux rvolutions, la tyrannie a la tyrannie ; et, sans les lumires de lEurope, le genre humain aurait t condamn une ternelle ignorance et des dsastres perptuels.

    Le temps o il fallait dclarer enfin quil ne serait point ecclsiastique tait arriv. Il annona cette rsolution son pre dans une lettre motive ; et il obtint son consentement.

    8 Note de lditeur. La conviction que certains changements sont irrversibles (linvention de limprimerie, par

    exemple) est une des ides sur lesquelles repose la doctrine de la perfectibilit indfinie de lesprit humain, qui soppose la conception qui voit lhistoire comme un cycle qui recommence ternellement au mme point.

  • Ltat de matre des requtes9

    M. Turgot stait prpar suivre cette nouvelle carrire, en tudiant avec plus de soin les parties des sciences qui avaient plus de rapport aux fonctions et aux devoirs des matres des requtes ; celles des sciences physiques qui sappliquent lagriculture, aux manufactures, a la connaissance des objets de commerce, la construction des travaux publics ; les parties des mathmatiques ncessaires pour savoir dans quel cas on peut faire un usage utile de ces sciences, et pour ntre pas embarrass des calculs que les questions de physique, de commerce, de politique, rendent souvent ncessaires. Il avait approfondi les principes de la lgislation, de la politique, de ladministration, et ceux du commerce. Plusieurs de ses lettres, crites alors, montrent non seulement ltendue de ses lumires, mais prouvent, si on les compare aux ouvrages alors connus, quil en devait lui-mme la plus grande partie.

    tait celui quil avait choisi. Passionn pour tous les genres de connaissances, comme pour la littrature et la posie, il avait tudi les lments de toutes les sciences, en avait approfondi plusieurs, et form la liste dun grand nombre douvrages quil voulait excuter. Des pomes, des tragdies, des romans philosophiques, surtout de vastes traits sur la physique, sur lhistoire, la gographie, la politique, la morale, la mtaphysique et les langues, entraient dans cette liste singulire. Il nexiste que le plan de quelques uns de ces ouvrages ; et ces plans supposent des connaissances aussi vastes que varies, des vues neuves et profondes. Cette passion de ltude aurait pu conduire un homme, n mme avec moins de gnie que lui, mais avec un caractre aussi suprieur lambition, et une me aussi loigne de toute vanit, ne dsirer dautre tat que celui dhomme de lettres. M. Turgot pensait autrement. Ltat o il pouvait tre le plus utile, sans jamais tre oblig de sacrifier ni la vrit, ni la justice, tait celui quil se croyait oblig dembrasser. Il prfra donc une charge de matre des requtes aux autres places de la robe. Ministre du pouvoir excutif dans un pays o lactivit de ce pouvoir stend sur tout ; agent du gouvernement dans les oprations sur les finances ou le commerce qui influent le plus sur la prosprit publique ; appel plus srement que les membres daucun autre ordre aux premires places de ladministration, il est rare quun matre des requtes nait une grande influence ou sur une province ou sur ltat entier, et que dans le cours de sa vie ses lumires ou ses prjugs, ses vertus ou ses vices, naient fait beaucoup de bien ou beaucoup de mal.

    Deux vnements de sa vie, cette poque, paraissent seuls devoir nous arrter. Il avait t charg dexaminer laffaire dun employ des fermes10

    Forc de juger de ces causes o la lettre de la loi semblait contraire au droit naturel, dont il reconnaissait la supriorit sur toutes les lois, il crut devoir le prendre pour guide dans son opinion. Aucune des conclusions de son rapport ne fut admise ; la pluralit prfra une loi positive qui paraissait claire, un droit plus sacr, mais dont les hommes qui ont peu rflchi

    , poursuivi pour un crime par la justice, et qui avait eu le moyen de sy soustraire. M. Turgot, persuad que cet homme tait coupable, et que le devoir quil avait remplir serait un devoir de rigueur, avait diffr de sen occuper. Cependant, aprs de longs dlais il commena laffaire, et il trouva que laccus tait innocent. Alors il se crut oblig de rparer le tort que ce dlai avait pu lui causer ; et, sachant quels taient les appointements dont il avait t priv pendant la dure du procs, il les lui remit exactement, et lobligea de les recevoir, en ayant soin de ne mettre dans cette action que de la justice, et non de la gnrosit.

    9 Note de lditeur. Lexpression tait utilise pour dsigner certains membres de la haute fonction publique. 10 Note de lditeur. La perception de certains impts tait afferme , attribue en concession des

    personnes ou entreprises prives (les fermes). Un employ des fermes est donc un employ des entreprises charges de collecter les impts.

  • peuvent regarder les principes comme trop vagues, ou les dcisions comme incertaines. Quelques jours aprs, les parties transigrent volontairement daprs ces mmes conclusions, et rendirent hommage cette justice dun ordre suprieur11

    Pendant que M. Turgot ; tait matre des requtes, il y eut une chambre royale

    . 12

    Il pensait que le Roi doit ses sujets des tribunaux de justice, composs dhommes ayant les qualits que les lois exigent pour les remplir ; forms du nombre de juges ncessaire suivant les mmes lois ; institus, non pour une cause particulire, mais pour un district marqu, ou pour un genre gnral de causes ; indpendants, enfin, dans le cours de leurs fonctions, de toute rvocation arbitraire. Il pensait que tout tribunal ainsi constitu peut tre lgitime ; que la difficult de remplacer les anciens juges, quand ils ont quitt leurs fonctions, non parce quon a voulu les forcer a juger contre ls lois, mais parce quon a bless leurs opinions ou attaqu des privilges trangers leur devoir principal, ne pouvait que donner des armes lesprit danarchie, et introduire, entre les ministres du souverain et ses officiers de justice, une espce de gageure qui sacrifierait avec plus dopinitret lintrt du peuple a ses intrts personnels. Lopinion populaire stait dclare contre la chambre royale ; mais ce motif narrta point M. Turgot : la certitude davoir bien fait, le tmoignage de quelques hommes clairs lui suffisaient ; et il a toujours pens que, sil ne faut point blesser lopinion, mme injuste, dans les choses indiffrentes, cest, au contraire, un vritable devoir de la braver lorsquelle est la fois injuste et nuisible.

    , et il y sigea. Sil et cru que sa conscience lobligeait de refuser il et obi sa conscience. Pouvait-il mme ignorer que cette rsolution ne demandait pas un grand courage ? En effet, il ne sagissait pas de vritables troubles dans ltat, mais de cabales qui partageaient la cour, et de cette querelle des billets de confession dont limportance devait tre momentane et le ridicule ternel. Il savait que le parti alors accabl pouvait, sous un autre ministre, devenir le parti dominant. En suivant la route ordinaire, peine tait-il aperu ; en sen cartant, il sassurait lappui dun parti et la faveur populaire. Ctait une de ces circonstances plus communes quon nimagine, o la conduite la plus dangereuse est en mme temps la plus sre, o lon suit ses vritables intrts, en ayant lair de se sacrifier son devoir. Mais cette ambition raffine tait aussi loigne de lui quune complaisance servile ; et il accepta comme il et refus, en prfrant la conduite que sa raison regardait comme la plus juste.

    Ce fut cette mme poque de sa vie que M. Turgot donna quelques articles de lEncyclopdie. Il tait li avec les diteurs de cet ouvrage : dailleurs, il tait persuad que le seul moyen sr et vraiment efficace de procurer aux hommes un bonheur durable cest de dtruire leurs prjugs, et de leur faire connatre et adopter les vrits qui doivent diriger leurs opinions et leur conduite. Il pensait que lon parviendra infailliblement ce but en examinant toutes les questions, en discutant paisiblement toutes les opinions ; et quil est important que cette discussion soit publique, que tous les hommes soient appels cet examen, afin que la connaissance de la vrit ne reste pas renferme entre un petit nombre de personnes, mais quelle soit assez rpandue pour ntre point ignore de ceux qui, par lducation quils ont reue, sont destins occuper toutes les places.

    11 Note de lditeur. La loi positive dont il est question ne semblait pas prvoir le versement des salaires et

    appointements dont lemploy avait t priv pendant que durait linstruction et le procs. Le droit naturel dont Turgot se rclamait comme principe moral suprme, lui indiquait, comme devoir de justice naturelle (justice suprieure celle de la loi positive), de rendre ces sommes lemploy sil savrait innocent.

    12 Note de lditeur. Tribunal dexception nomm par le Roi pour examiner une cause particulire. Condorcet tente dexpliquer pourquoi Turgot, oppos par principe aux tribunaux exceptionnels, et constatant que lopinion publique sopposait celui-ci, dcide malgr tout dy participer.

  • LEncyclopdie lui parut un ouvrage trs propre remplir ces vues. Il devait contenir des notions lmentaires et justes sur tous les objets de nos connaissances, renfermer les vrits les plus certaines, les plus utiles et les plus importantes des diffrentes sciences. On y devait trouver la discussion de toutes les questions qui intressent les savants ou les hommes, et les opinions les plus gnrales ou les plus clbres, avec lhistoire de leur origine, de leurs progrs, et mme les preuves, bonnes ou mauvaises, sur lesquelles elles avaient t appuyes. Aussi sintressa-t-il vivement la perfection de cet ouvrage : il voulut mme y contribuer, parce quil voyait avec peine lespce dabandon auquel plusieurs parties importantes avaient t livres ; et il donna les articles Etymologie, Expansibilit, Existence, Foire et Fondation.

    Il montre, dans le premier article, que la science des tymologies, devenue presque ridicule par labus quon en a fait, peut, si lon sasservit aux rgles dune saine critique, cesser dtre arbitraire et incertaine ; qualors elle sert nous clairer sur les rvolutions du langage, rvolutions qui sont lies avec lhistoire des opinions et celle des progrs de lesprit humain ; et il fait voir que lrudition peut ntre pas une tude frivole, mme aux yeux dun philosophe qui naime que la vrit, et, parmi les vrits, celles qui sont utiles.

    Dans larticle Existence il cherche, par une analyse profonde, comment nous en avons acquis lide, et quel est le vritable sens que nous attachons ce mot ; et il trouve que lexistence est pour nous lide de la permanence de certaines collections de sensations, qui, dans des circonstances semblables, rapparaissent constamment les mmes, ou avec des changements assujettis certaines lois. Quand nous disons quun objet existe, nous entendons seulement quun systme de sensations simultanes ayant t aperu par nous pendant une certaine dure, ayant disparu plus dune fois, et stant reprsent encore, nous sommes ports, mme lorsque ce systme de sensations cesse de soffrir nous, regarder ce mme systme comme devant se prsenter de nouveau de la mme manire, si nous nous retrouvions dans les mmes circonstances : et nous disons alors que cet objet existe.

    Cette thorie, si neuve, qu peine fut elle entendue de quelques philosophes, avait des consquences importantes ; elle tait lie avec la thorie entire de la nature de nos connaissances, et de celle de lespce de certitude laquelle nous pouvons atteindre. Ctait un grand pas dans la connaissance la plus intime de lesprit humain, et presque le seul quon ait fait depuis Locke.

    Dans ce mme article, M. Turgot exposait comment, par lusage seul de lorgane de la vue, on pourrait parvenir se faire des notions de lespace, et de la manire dont les corps y peuvent tre ordonns. Ide singulire et juste, par laquelle il rectifiait et perfectionnait encore les recherches de Locke et de ses disciples.

    Larticle Expansibilit renfermait une physique nouvelle. M. Turgot y explique en quoi consiste cette proprit quont les fluides, doccuper un espace indfini en vertu dune force toujours dcroissante, et qui cesse dagir lorsquune force oppose fait quilibre son action. Il apprenait distinguer lvaporation des fluides, cest--dire, la dissolution de leurs parties dans lair, davec la vaporisation de ces parties lorsquelles passent de ltat de liquide celui de fluide expansible. Il observait qu un mme degr de chaleur, cette vaporisation avait lieu plus promptement et pour de plus grandes masses, mesure que ces liquides taient contenus par une moindre force ; en sorte que la vaporisation ne cesse, par exemple, dans un vase ferm et vide dair, quau moment ou la force expansive des parties dj vaporises est en quilibre avec celle qui produit la vaporisation. Lavantage de pouvoir distiller dans le vide avec une moindre chaleur, tait une suite de ces principes ; et on pouvait employer ce moyen, soit pour faire avec conomie les distillations en grand, soit pour excuter des analyses chimiques avec une prcision plus grande, et de manire connatre les principes immdiats dun grand nombre de substances. M. Turgot ne soccupa que longtemps aprs de ces consquences de sa

  • thorie ; mais il est encore le premier qui ait fait des analyses par le moyen de la distillation dans le vide, et le premier qui ait propos dappliquer cette mthode la distillation des eaux-de-vie et celle de leau de mer.

    Dans larticle Foire M. Turgot remonte lorigine de ces tablissements. Ils taient presque ncessaires dans ces sicles o le commerce tant resserr dans un petit espace que lignorance, le brigandage, les longues guerres, la dfiance et la haine des diffrents peuples, ne lui permettaient pas de franchir : ctait seulement dans les foires que les nations de lEurope, les provinces dun mme empire, les cantons dune mme province, et jusquaux villages dun mme canton, pouvaient changer leurs productions et soulager mutuellement leurs besoins, labri de la protection momentane que lintrt particulier accordait au lieu destin pour ces assembles.

    Mais, de nos jours, ces tablissements ont cess dtre utiles au commerce. Les rglements qui lui fixent ou un lieu ou un temps dtermin, ceux que ces tablissements rendent ncessaires, ceux surtout auxquels ils servent de prtexte, sont autant datteintes la libert, et par consquent de vritables impts et de vritables injustices. Ces mmes tablissements seraient encore nuisibles, quand ils ne feraient que forcer le commerce scarter de la route naturelle quil aurait suivie. Lintrt gnral des commerants et celui des consommateurs saura, bien mieux que le ngociant le plus habile ou le lgislateur le plus clair, fixer les lieux, les temps, o ils doivent se rassembler pour leur avantage commun13

    Dans larticle Fondation, M. Turgot montre que si des particuliers peuvent difficilement former des institutions, dont le plan saccorde avec lintrt commun et le systme gnral de ladministration, il est impossible quune fondation perptuelle ne devienne la longue dune ternelle inutilit, si mme elle ne finit par tre nuisible. En effet, les changements invitables dans les murs, dans les opinions, dans les lumires, dans lindustrie, dans les besoins des hommes, les changements non moins infaillibles dans ltendu, la population, les richesses, les travaux dune ville ou dun canton, empcheraient absolument lhomme le plus clair de son sicle de former, pour le sicle suivant, un tablissement utile. Combien donc ces abus, que lhomme du sens le plus droit, de lesprit le plus tendu, ne pourrait ni prvoir, ni prvenir, ne sont-ils pas plus dangereux et plus invitables dans ces fondations qui sont presque toujours louvrage de la vanit, dune bienfaisance aveugle, du caprice, des prjugs et des vues les plus troites et les plus fausses.

    .

    Aprs avoir montr combien les fondations perptuelles sont dangereuses, M. Turgot prouve que celles qui existent ne doivent tre respectes quaussi longtemps quelles sont utiles, et que lautorit publique tire de la nature mme des choses un droit lgitime de les changer. Le droit de proprit dune terre ou dune denre est fond sur la nature ; et la conservation de ce droit est le motif principal de ltablissement de la socit. La proprit des fondations, au contraire, et toutes les autres de cette espce, nexistent que par le consentement de lautorit, et le droit de les rformer ou de les dtruire lorsquelles

    13 Note de lditeur. Cest ce que lon appelle parfois de nos jours une explication de type main invisible :

    lactivit spontane des marchands devrait conduire ce que, spontanment, le meilleur lieu possible (du point de vue de lintrt de la communaut) surgisse comme localisation pour la foire. Avec lge et lexprience, tant Turgot que Condorcet ont rejet beaucoup de ces ides optimistes, qui ne dcoulaient pas vraiment de lEconomie politique, mais qui sont plutt un avatar de la doctrine de lharmonie naturelle que tellement de commentateurs confondent encore avec lconomie politique classique. Larticle Fondation, que Condorcet rsume immdiatement aprs, montre combien Turgot tait loign, mme cette poque, de cet optimisme naf selon lequel le bien surgit toujours spontanment sans aucune intervention consciente de la part des gouvernements.

  • deviennent inutiles ou dangereuses, est une condition ncessaire de ce consentement. Lide de tout tablissement perptuel renferme ncessairement celle dun pouvoir qui ait le droit de le changer. Ainsi la nation seule est le vritable propritaire des biens qui appartiennent ces fondations, et qui nont t donns que par elle et pour elle. M. Turgot ne dveloppe pas les consquences de ces principes que tous les bons esprits ne pouvaient manquer dapercevoir et dadopter : il pensait quil y avait des circonstances o il fallait laisser au public le soin de lapplication ; et il lui suffisait davoir pos en peu de mots, dans cet article, les vrais principes daprs lesquels on doit dterminer, pour un objet si important, la limite, encore si peu connue, o finit le droit naturel, o commence celui de lautorit lgislative, et indiqu en mme temps les rgles qui doivent la guider dans lexercice de ce droit.

    Ces cinq articles, qui appartiennent des genres diffrents, dont chacun renferme des vues neuves et importantes, sont les seuls que M. Turgot ait donns dans lEncyclopdie. Il en avait prpar dautres ; et comme un article de dictionnaire, quelque important quil soit, nexige point quon forme un plan tendu, quon remonte jusquaux premiers principes, quon approfondisse toutes les parties dun objet, quon en examine tous les dtails ; cet esprit dordre et de combinaison, cet amour pour la perfection, qui a empch M. Turgot dachever de grands ouvrages, net servi qu rendre meilleurs ces traits dtachs, qui nauraient paru lmentaires ou incomplets qu lui seul.

    Mais les perscutions suscites contre lEncyclopdie empchrent M. Turgot de continuer y travailler. Personne ne le souponnera davoir abandonn la cause de la raison ou des lumires par ambition ou par faiblesse. Jamais homme na profess plus franchement et plus constamment le mpris pour les prjugs, et lhorreur pour les obstacles quon essaye dopposer aux progrs de la vrit.

    Il avait un autre motif. On tait parvenu faire passer lEncyclopdie pour un livre de secte ; et, selon lui, ctait en quelque sorte nuire aux vrits quon devait chercher rpandre, que de les insrer dans un ouvrage frapp de cette accusation, bien ou mal fonde.

    Il regardait toute secte comme nuisible. En effet soit que lambition de dominer sur les esprits lait forme, soit que, comme celle qui a reu le nom dencyclopdique, elle doive son origine la perscution qui force les hommes se runir ; du moment quune secte existe, tous les individus qui la composent rpondent des erreurs et des fautes de chacun deux. La ncessit de rester unis oblige de taire ou de dissimuler les vrits qui blesseraient des hommes dont le suffrage ou ladhsion est utile la secte. On est oblig de former en quelque sorte un corps de doctrine ; et les opinions qui en font partie, adoptes sans examen, deviennent la longue de vritables prjuges. Lamiti sarrte sur les individus ; mais la haine et lenvie quexcite chacun deux, stend sur la secte entire. Si cette secte est forme par les hommes les plus clairs dune nation, si la dfense des vrits les plus importantes au bonheur public est lobjet de son zle, le mal est plus grand encore. Tout ce qui se propose de vrai et dutile est rejet sans examen. Les abus, les erreurs de toute espce ont pour dfenseurs ce ramas dhommes orgueilleux et mdiocres, ennemis acharns de tout ce qui a de lclat et de la clbrit. A peine une vrit parat-elle, que ceux qui elle serait nuisible la fltrissent du nom dune secte dj odieuse, et sont srs dempcher quelle ne soit mme coute. M. Turgot tait donc convaincu que le plus grand mal peut-tre quon puisse faire la vrit, cest de forcer ceux qui laiment former une secte, et quils ne peuvent commettre une faute plus funeste que davoir la vanit ou la faiblesse de donner dans ce pige.

  • M. Turgot comptait au nombre de ses amis M. de Gournay, longtemps ngociant, et devenu intendant du commerce14

    M. Turgot retira une trs grande utilit de ses confrences avec M. de Gournay ; il se rendit propres toutes les vrits qui taient le fruit de la longue exprience de ce citoyen clair et vertueux ; et dj convaincu quune libert entire et absolue tait la seule loi de commerce utile et mme juste, il apprit de M. de Gournay connatre dans les dtails tous les avantages de cette libert, tous les inconvnients des prohibitions, rsoudre les objections produites par lignorance des principes qui dirigent les spculations de commerce, et celles qui ont leur source dans les prjugs des ngociants eux-mmes, ou plutt dans lintrt des ngociants accrdits. Car eux seuls aiment les rglements, par la raison que ces rglements mettent les oprations nouvelles ou importantes dans la dpendance du gouvernement, et cartent, par consquent, la concurrence des ngociants trop peu riches pour avoir des protecteurs.

    . Lexprience et les rflexions de M. de Gournay lavaient clair sur les principes alors trs peu connus de ladministration du commerce ; et il avait appris, ou plutt il avait vu que ces prohibitions de marchandises trangres, ces dfenses dexporter les productions brutes du territoire, qui ont pour prtexte dencourager lindustrie nationale, ne font quen dranger le cours naturel ; que la protection accorde un genre particulier de commerce nuit au commerce en gnral ; que tout privilge pour acheter, pour vendre, pour manufacturer, loin danimer lindustrie la change en esprit dintrigue dans les privilgis, et ltouffe dans les autres ; que ces rglements, dont lobjet public et avou est dempcher le peuple dprouver la disette des denres ncessaires, de les lui procurer un moindre prix, enfin, dassurer la bont de ces denres ou celle des ouvrages des manufactures, rendent la fois labondance de ces denres moindre et plus incertaine, en augmentent le prix, et presque toujours en diminuent la qualit ou la perfection ; quen un mot toutes ces prcautions de la timidit et de lignorance, toutes ces lois, nes dun esprit de machiavlisme qui sest introduit dans la lgislation du commerce comme dans les entreprises de la politique, produisent des gnes, des vexations, des dpenses relles, qui les rendraient nuisibles, quand mme elles produiraient le bien quon en attend au lieu de produire leffet oppos.

    M. de Gournay mourut en 1759 ; et M. Turgot, sintressant la gloire de son ami, quil croyait lie lintrt public, rassembla des matriaux pour son loge. Il y exposait avec clart, avec prcision, les principes de M. de Gournay, qui taient devenus les siens ; et cet loge, que M. Turgot regardait comme une simple esquisse, renferme lexposition la plus simple et la plus complte des vrais principes qui prouvent lutilit de la libert dindustrie et de commerce, linjustice de toute restriction, et donne en mme temps un modle de ce que devraient tre ces hommages rendus aux morts, mais dont il faut que linstruction des vivants soit le premier objet15

    14 Note de lditeur. Dlgu qui exerait, dans une province, linspection du bon fonctionnement du

    commerce, au nom du Roi.

    .

    15 Note de lditeur. Deux objections peuvent tre faites ce rsum de lEloge de Vincent de Gournay que fait Condorcet. Premirement, il peut laisser croire au lecteur peu inform du langage dans lequel se droulaient les dbats de lpoque, que de Gournay (et Turgot) taient partisans de la non intervention de lEtat, alors que la question est plutt de savoir quelles interventions sont bonnes et quelles sont mauvaises (quelles interventions accompagnent, facilitent et acclrent le dveloppement naturel et quelles interventions lui font obstacle). Craignant, peut tre, que la premire partie de son Eloge ait t mal comprise, dans le sens dune apologie de la non intervention, Turgot se ressaisit dans la deuxime partie et prcise : M. de Gournay ne prtendait pas tellement borner les soins de ladministration, en matire de commerce, celui den maintenir la libert...[il tait] trs convaincu de lutilit des encouragements donner lindustrie [...] Il savait que lors mme quil existe la plus grande libert, ces moyens sont souvent utiles [...] Mais il ne pouvait approuver que ces encouragements pussent, en aucun cas, nuire des nouveaux progrs par des prohibitions ou des avantages exclusifs...[il

  • M. Turgot tait destin devenir intendant ; et quelque soin quil et pris pour rassembler toutes les connaissances dans lesquelles il pouvait entrevoir lombre mme dune utilit loigne, il sentait quil navait pu acqurir dexprience, et il ne se croyait pas permis dachever son instruction aux dpens de la province qui serait confie ses soins. Il demanda donc M. de la Michaudire, dont il connaissait la probit et lamour du bien public, la permission de laccompagner dans les tournes quil faisait dans son intendance, de laider dans son travail, et dacqurir sous ses yeux les connaissances pratiques qui lui manquaient, que la thorie ne pouvait lui donner, mais dont elle facilite lacquisition, et quelle seule peut rendre sres et vraiment utiles.

    En 1761, il fut nomm lintendance de Limoges.

    Lautorit directe dun intendant a peu dtendue : des ordres de dtail pour lexcution des ordres gnraux quil reoit du ministre, la dcision provisoire de quelques affaires, le jugement de quelques procs de finance ou de commerce, dont lappel est port au conseil : telles sont, pour ainsi dire, toutes les fonctions dun intendant. Mais il est lhomme du gouvernement, il en possde la confiance ; le gouvernement ne voit que par ses yeux, nagit que par lui ; cest sur les comptes quil a rendus, sur les informations quil a prises, sur les mmoires quil a envoys, que les ministres dcident toutes les affaires ; et cela dans un pays o le gouvernement runit tous les pouvoirs, o une lgislation dfectueuse dans toutes ses parties loblige de peser sur tout et dagir sans cesse. Peut-tre serait-il dsirer que lautorit publique de ces magistrats ft plus grande, et que leur influence secrte ft moins puissante : alors ils pourraient rpondre de leurs dlits, de leurs fautes ; au lieu que dans ltat actuel presque toujours couverts de lautorit suprme, les rclamations leves contre eux semblent attaquer le gouvernement ; et il lui est souvent trs difficile de soutenir un intendant sans exercer un despotisme tyrannique, ou de le condamner sans introduire une anarchie dangereuse.

    Lorsque M. Turgot fut nomm lintendance de Limoges, M. de Voltaire lui manda : Un de vos confrres vient de mcrire quun intendant nest propre qu faire du mal ; jespre que vous prouverez quil peut faire beaucoup de bien.

    La disposition gnrale des esprits tait alors favorable ces vues de bienfaisance. La fureur guerrire et religieuse qui, pendant quatorze cents ans, avait tourment lEurope, parut

    prfrait] les gratifications accordes proportion de la production [...] ce sont les principes quil a constamment appliqus (nous soulignons, Eloge de Vincent de Gournay).

    Deuximement, lorsque Condorcet dit de Turgot que les principes de M. de Gournay taient devenus les siens , il faut distinguer les deux sens diffrents dans lesquels cela peut tre compris. En effet, le mot principe est parfois utilis dans son sens prescriptif, pour dsigner les maximes de bon gouvernement et les rgles de sagesse politique quil faut suivre pour quun pays senrichisse (par exemple : il ne faut pas accorder des monopoles ; les impts doivent tre clairs et prvisibles , etc.). Le mot principes peut aussi tre utilis dans son acception descriptive, pour dsigner les hypothses et dfinitions qui sont au dbut, au point de dpart des raisonnements, dans une science comme lconomie politique (par exemple : le capitaliste tend investir dans lemploi qui donne le taux de profit le plus lev ). Si nous prenons le mot principe dans ce deuxime sens, il nest pas certain que Turgot ait adopt tous ceux de Gournay. La dfinition du revenu que donne ce dernier, par exemple, est clairement diffrente de celle de Turgot. Pour lui la somme des revenus est compose du revenu net de chaque terre, et du produit net de lindustrie de chaque particulier , [de Gournay] pensait quun ouvrier qui avait fabriqu une pice dtoffe avait ajout la masse des richesses de lEtat une richesse relle (Eloge, 1759). Turgot, par contre, semble avoir adhr la dfinition dite physiocratique du revenu ; ainsi il crit dans une lettre Hume : Je veux seulement vous indiquer le principe do je pars et que je crois incontestable, cest quil ny a dautre revenu possible dans un Etat que la somme des productions annuelles de la terre (Lettre Hume, 25 mars 1767).

  • commencer se calmer vers la fin du sicle dernier ; et une mulation pour le commerce et pour les arts, pour les richesses et pour la gloire de lesprit, sempara de toutes les nations. Les peuples en furent plus tranquilles : mais comme on commenait les compter pour quelque chose et quon daignait mme les couter quelquefois, on saperut quils taient encore beaucoup trop malheureux. Le temps de fonder leur bonheur sur les maximes invariables dune politique sage et claire ntait pas arriv ; mais les encouragements pour lagriculture, et les soins dhumanit pour le peuple taient devenus le premier objet de ceux des hommes en place qui avaient quelque vertu ou quelque amour pour la renomme.

    M Turgot profita de ces dispositions pour donner de lactivit la socit dagriculture de Limoges et pour en diriger les travaux vers un but utile, pour faire instruire dans des cours publics les sage femmes rpandues dans les campagnes, pour assurer au peuple dans les pidmies les soins de mdecins clairs, pour tablir des ateliers de charit, la seule espce daumne qui nencourage point loisivet, et qui procure la fois des secours aux pauvres, et au public des travaux utiles.

    Il introduisit dans sa gnralit la culture des pommes de terre, ressource prcieuse pour le pauvre. Le peuple la ddaigna dabord comme une nourriture au-dessous de la dignit de lespce humaine, et ne consentit ladopter quaprs que lintendant en eut fait servir chez lui, en eut donn le got aux premires classes de citoyens, et quil ne fut plus permis den regarder lusage comme le signe humiliant du dernier degr de la misre. Mais M. Turgot, en faisant avec autant dactivit, de zle, et des principes plus srs, le bien que dautres intendants pouvaient faire comme lui, soccupait de projet plus grands et plus dignes de son courage et de ses lumires.

    La rpartition de impts, la construction des chemins, les milices, les soins pour les subsistances, la protection du commerce, furent les principaux objets de ses travaux pendant les treize annes que la province du Limousin fut confie ses soins.

    Dans toutes les gnralits assujetties la taille16

    La plupart des terres de cette province sont exploites par des mtayers, auxquels le propritaire fournit le logement, la nourriture pour une partie de lanne, la semence, les outils aratoires, les bestiaux ncessaires lexploitation. La rcolte faite, le propritaire en prend la moiti. Non seulement il tait trs difficile de distinguer dans cette forme de culture la partie qui devait tre regarde comme le produit net de la terre, et celle qui tait destine payer les frais de culture, ou lintrt des avances faites en bestiaux et en instruments ; mais on ignorait absolument, du temps de M. de Tourni, que cette partie, la seule dont le propritaire puisse disposer sans nuire la culture, la seule quon puisse regarder comme formant le produit annuel, est aussi la seule quon puisse assujettir limpt, qui doit y tre proportionn

    , lide de faire un cadastre est une des premires qui se prsentent un administrateur ami de la justice : mais la mthode de faire cette opration avec exactitude et avec quit est peine connue de nos jours ; et celui qui avait t excut en Limousin par M. de Tourni, tait devenu la source de dsordres aussi grands que ceux qui avaient dtermin lentreprendre.

    17

    La valeur des terres navait donc pu tre estime daprs aucun principe certain ; et les travaux de M. Turgot pour rparer ces dsordres, pour dlivrer enfin lagriculture dun impt

    .

    16 Note de lditeur. La taille personnelle tait un impt sur le revenu ; la taille relle tait un impt foncier.

    Variable selon la province, selon le rgne, trs ingalement reparti (avec de trs injustes exemptions), la taille tait profondment impopulaire. Pour plus de dtails voir la note 41 de Condorcet ci-dessous.

    17 Note de lditeur. La clbre doctrine de limpt unique des physiocrates.

  • distribu avec inexactitude, et dont mme une partie tombait directement sur les bestiaux employs au labourage, sont le premier exemple dun cadastre form sur des principes vrais, par une mthode exacte et conforme la justice. A ce bienfait M. Turgot en ajouta un autre La collecte de limpt tait une charge de communaut galement onreuse et celui qui tait forc de la remplir, et la communaut qui rpondait des dsordres causs par lincapacit ou la mauvaise conduite de son collecteur. M. Turgot en fit un emploi que la communaut confiait un homme solvable, dune conduite connue, et qui sen chargeait volontairement pour un droit trs modique.

    Le soin daffranchir le Limousin du fardeau des corves tait plus cher encore au cur de M. Turgot. Des hommes qui nont que leur salaire pour vivre, condamns travailler sans salaire ; des familles qui ne subsistent que par le travail de leur chef, dvoues la faim et la misre ; les animaux ncessaires au labourage enlevs leurs travaux, sans gard aux besoins particuliers des propritaires, et souvent ceux de toute la contre ; enfin la forme absolue des ordres, la duret des commandements, la rigueur des amendes et des excutions, unissant la dsolation la misre et lhumiliation au malheur, tel est le tableau des corves. Et si on y ajoute, que les chemins taient faits regret, et par des hommes auxquels lart trs peu compliqu quexige leur construction tait absolument tranger ; que sous prtexte de forcer le peuple un travail plus suivi, on lui marquait ses ateliers plusieurs lieues de son habitation ; que les reconstructions frquentes de chemins, ou mal dirigs, ou faits avec de mauvais matriaux, taient les suites ncessaires dun systme o lon se croyait permis de prodiguer le travail, parce quil ne cotait rien au trsor royal, et o lingnieur avait la facilit funeste de couvrir ses fautes aux dpens des sueurs et du sang des misrables alors on ne pourra sempcher de voir dans la corve une des servitudes les plus cruelles et un des impts les plus onreux auxquels un peuple puisse tre condamn. Cet impt portait dailleurs directement sur le pauvre. Puisque lon avait adopt le principe dexiger le travail en nature, on navait pu y assujettir que ceux qui pouvaient travailler ; et il tait arriv quun impt nouveau, pour lequel aucun usage ancien, aucun privilge ne pouvait rclamer dexemption, tait devenu, par sa nature mme, un de ceux pour lequel les exemptions taient le plus tendues.

    M. Turgot proposa aux communauts voisines des grandes routes de faire excuter prix dargent les travaux auxquels elles pouvaient tre assujetties : elles levaient la somme laquelle montait ladjudication du chemin, proportionnellement limposition de leur taille ; mais elles recevaient une diminution dimposition gale la somme avance ; diminution qui tait ensuite rpartie sur toutes les paroisses, comme celles quon est oblig daccorder pour des pertes accidentelles. Lentretien des routes se faisait de mme par de petites adjudications partielles. Cet entretien journalier cotait beaucoup moins, et prvenait bien plus srement la dgradation des chemins, que des corves qui ne peuvent se faire que deux fois lanne tout au plus, et dont les travaux ne peuvent tre excuts avec la mme intelligence. La premire construction tait la fois, et plus conomique et plus solide. Le magistrat avait clair les ingnieurs et les entrepreneurs et il avait perfectionn la mthode de construire. Ainsi tout ce que les corves ont dodieux, tout ce qui annonce la contrainte et la servitude personnelle, tout ce qui porte dans le sein du peuple la faim, le dsespoir et la mort, avait disparu. Il ne restait que la distribution injuste de limpt ; mais il ntait pas au pouvoir dun intendant de la changer Ce ntait pas mme ce pouvoir qui avait produit la destruction de la corve, ctait lautorit de la raison, la confiance quinspire la vertu. Les peuples quune exprience malheureuse a trop instruits se dfier de ceux qui les commandent, qui ont vu si souvent violer des promesses solennelles, couvrir du voile de lutilit publique des vexations cruelles, et faire servir le bien quon veut leur faire de prtexte au mal quon leur fait ; les peuples, dont le concours tait cependant ncessaire au succs de cette opration, parurent dabord ny

  • consentir quavec crainte ; mais la conduite de M. Turgot, constamment dirige par la raison, la justice et lhumanit, triompha bientt de leur dfiance ; et ce triomphe fut un des plus difficiles et des plus doux que jamais la vertu ait obtenus. Pour clairer les peuples sur ses intentions et sur leurs vrais intrts, il sadressait aux curs. Les lettres quil leur crivait, o il entrait dans les dtails les plus minutieux, o il ne ngligeait rien pour se rendre intelligible aux habitants des campagnes, pour parler leur raison, ou plutt pour leur en crer une, ces lettres subsistent : et quelle ide ne donnent-elles pas de la grandeur et de la bont de son me. quand on songe que celui qui employait le temps le plus prcieux de sa vie crire, rpter des choses si familires et si simples, tait ce mme homme qui entran par un penchant irrsistible, avait pntr les abmes de la mtaphysique, tudi toutes les sciences et essay den sonder toutes les profondeurs ; qui, enfin, dans ce temps l mme, achevait dembrasser lensemble et ltendue de toutes les sciences politiques dans le systme le plus suivi et le plus vaste que jamais lesprit humain ait conu !

    La milice tait un autre flau des campagnes. Cest un phnomne assez singulier, que lon ait pu parvenir rendre lemploi de soldat odieux et mme avilissant chez un peuple naturellement actif et courageux. Mais le milicien navait pas le mrite dun dvouement volontaire. Lincertitude de son sort lempchait de trouver des emplois avantageux. Confondu par son habillement avec le peuple, trop peu exerc pour tre compt au rang des soldats, il avait perdu sa libert, sans en tre ddommag ni par une subsistance assure, ni par lopinion. On stait imagin que la milice ne serait pas un impt, si on dfendait aux communauts de former, en faveur des miliciens, une contribution volontaire, contribution dont un mouvement naturel dhumanit et de justice avait inspir lide.

    M. Turgot sentait combien il est injuste de forcer un homme embrasser malgr lui un tat prilleux, sans daigner mme lui payer le prix de sa libert, et combien, dans nos constitutions politiques actuelles, la manire dont les travaux sont distribus parmi le peuple, la nature de nos guerres, la forme de nos armes, et les principes de notre art militaire, rendent inapplicable aux nations modernes la maxime des anciens peuples, qui appelait tous les citoyens la dfense de la patrie. Mais si M. Turgot ne pouvait dtruire le mal en lui-mme, il voulut du moins arrter les dsordres particuliers sa province. Dans un pays de montagnes, et o les habitations sont disperses, le dsir de se soustraire la milice produisait dautant plus de fuyards que lesprance dchapper tait mieux fonde. La loi qui dclarait les fuyards miliciens, enflammait le dsir de les arrter. Chaque communaut tait intresse augmenter le nombre de ses membres soumis au tirage ; chaque famille regardait lexemption rclame par une autre comme une augmentation pour elle de ce risque si terrible dans lopinion ; et lon voyait au moment des tirages les communauts poursuivre main arme les fuyards rpandus dans les bois, et se disputer avec violence les hommes que chacune prtendait lui appartenir. Les travaux taient suspendus ; il slevait entre les familles, entre les paroisses, de ces haines que le dfaut de distraction, et la prsence continuelle de lobjet, rend irrconciliables. Quelquefois le sang coulait ; et lon combattait avec courage, qui serait exempt den avoir.

    M. Turgot arrta ce dsordre, en obligeant les communauts de laisser la puissance publique le soin de faire excuter la loi, et en veillant ce quelle fut excute avec cette justice impartiale, qui inspire la confiance et fait pardonner la rigueur. Il coupa la source du mal, en permettant quune contribution paye par chaque communaut, mais toujours libre et rgle par elle seule, rendit volontaire lengagement du milicien. Cette mthode davoir des soldats est en mme temps la plus juste, la plus noble, la plus conomique, la plus sre, la plus propre former de bonnes troupes ; et elle ne peut manquer davoir un jour la prfrence sur

  • toutes celles que le mpris pour les hommes et le respect pour lusage ont fait adopter ou conserver.

    Le Limousin prouva, pendant ladministration de M. Turgot, deux annes conscutives de disette. Personne ntait plus convaincu que la libert la plus entire, la sret des magasins et des spculations du commerce, sont le seul moyen de prvenir les disettes et de les rparer. Partout la disette, en levant le prix, augmente lintrt de porter la denre o elle manque. Mais les lois de police, les ventes forces, les taxations, ne font quopposer des barrires ce mouvement naturel, et enlever cette ressource aux citoyens. Au mal quelles font par elles-mmes, se joint celui dexposer les commerants aux vexations des subalternes et la violence du peuple, dont linquitude et la terreur sont excites ou nourries par le spectacle dune lgislation inquite et turbulente. Il impute le mal quil souffre aux marchands qui viennent son secours, parce quil les regarde comme les agents du gouvernement, ou quil les voit lobjet de la dfiance des magistrats. Il impute ses maux ses chefs parce que la manire dont ils agissent annonce quils croient eux-mmes avoir le pouvoir de les rparer.

    M. Turgot savait galement que ces prcautions fatales dans les temps de disette ont leffet plus gnral, plus durable et non moins funeste, dempcher ltablissement dun commerce de grains rgulier, et par l de rendre la subsistance du peuple jamais prcaire.

    Aussi ne songea-t-il, dans ces temps malheureux, qu donner la libert du commerce des subsistances toute ltendue quil tait en son pouvoir de lui rendre, vitant mme de le dcourager par des approvisionnements particuliers, nemployant la force publique que pour le dfendre contre les prjugs du peuple ; et il eut la consolation de voir ce commerce, abandonn lui-mme, pourvoir la subsistance publique, malgr les obstacles que la situation de la province apportait ses oprations.

    Mais la libert ntait pas entire. Lusage de taxer le pain tait tabli dans les villes. M. Turgot vit que les boulangers, possesseurs dun privilge exclusif et sujets la taxe, en profitaient pour porter le pain au del de son prix naturel compar celui du bl : il suspendit lusage de leur privilge, en leur laissant la libert de vendre au prix quils voudraient ; et il vit bientt ce prix baisser, et les communauts des campagnes apporter la ville, mme de la distance de cinq lieues, un pain fait librement, et par consquent meilleur march.

    Cependant, si dans les temps de disette le gouvernement ne doit au peuple que la libert et la sret du commerce, il doit des secours aux pauvres ; mais il faut que ces secours soient le prix du travail.

    La vertu bien connue de M. Turgot fut alors le salut des malheureux. Comme il navait jamais rien demand pour lui-mme, il obtint aisment ce quil demandait pour sa province ; et le ministre ne pouvait pas refuser de croire ces secours ncessaires, quand il apprenait, par la voix publique, que lintendant ne les sollicitait quaprs avoir soulag le peuple, en lui distribuant et ses revenus et des emprunts faits sous son propre nom18

    18 Note de lditeur. Ici, comme dans le rsum quil fait de lEloge de Vincent de Gournay, Condorcet donne

    la fcheuse impression que Turgot adhrait la doctrine de lharmonie spontane et son corollaire, la politique de non intervention de lEtat, doctrines que Necker critique avec tellement de talent dans lEloge de Colbert. Condorcet semble mme se contredire ce propos ; comment peut-il crire, dans un paragraphe, que pour Turgot la libert est le seul moyen de prvenir les disettes et de les rparer , que pendant la disette du Limousin il ne songea [...] qu donner la libert du commerce des subsistances toute ltendue quil tait en son pouvoir de lui rendre , et quil eut la consolation de voir ce commerce, abandonn lui-mme, pourvoir la subsistance publique et, dans un paragraphe suivant, dire quil demanda des secours Paris aprs avoir soulag le peuple, en lui distribuant et ses revenus et des emprunts faits sous son propre nom ?

    .

  • Quelque temps aprs quune exprience si heureuse eut confirm M. Turgot dans ses principes, le ministre des finances consulta les intendants du royaume sur la lgislation du commerce des bls.

    Cette matire semblait tre puise dans un grand nombre de bons ouvrages ; mais dans sept lettres trs tendues, o M. Turgot crut devoir dvelopper son avis, la question se trouve traite daprs des principes plus approfondis et des vues plus vastes. Il y prouve que la libert du commerce des grains est utile pour en augmenter la reproduction, en augmentant lintrt

    Cette partie de lexpos de Condorcet peut donner une ide errone la fois de la thorie conomique sur

    laquelle se fonde Turgot, et des mesures politiques quil prit pendant cet pisode. Essayons de voir la manire dont Turgot voyait le fonctionnement du march des crales : il pensait que lorsquil y a disette dans une rgion le prix du bl dans cette localit augmente naturellement. Les commerants ont alors un intrt priv apporter du bl des autres rgions ; on doit donc les laisser libres de suivre leur intrt (on doit les laisser-faire - selon lexpression consacre, que Turgot utilise aussi mais rarement). Turgot comprit vite, pendant la disette du Limousin (ou peut tre le savait-il dj), que si les mcanismes naturels (spontans) agissent dans la bonne direction (intention bienfaisante de la Nature), ils ne suffissent pas.

    Il a remarqu dabord quil y a des rgions arrirs o il nexiste simplement pas une couche suffisamment importante de commerants ; il a vu aussi que dans les rgions montagneuses, o les routes nexistent pas, ou dans les endroits o elles sont impraticables en hiver (chose courante lpoque), les commerants napportent simplement pas les crales. Condorcet nous dit que fin de ne pas concurrencer lactivit prive, Turgot vita les approvisionnements particuliers . Les lettres de ladministrateur du Limousin son ministre donnent une image assez diffrente de celle peinte par Condorcet :

    le Limousin est trs loign de la mer et de toute rivire navigable [...] les transports ne sy font presque qu dos de mulet [...] il ne sy trouve point de ngociants riches qui se livrent des spculations sur le commerce des grains [...] o trouver ce secours, M., si ce nest dans lamour du Roi pour ses peuples et dans ses libralits

    Je voudrais pouvoir me flatter de trouver dans les ngociants de ce pays-ci des ressources pour les approvisionnements de grains, mais je nen ai trouv aucun qui voulut risquer ses capitaux dans ce commerce [...] Jai eu beaucoup de peine mme en trouver trois qui ont consenti donner aujourdhui des ordres pour faire venir de Hambourg une faible cargaison [...] encore nai-je pu les y engager quen leur promettant de les garantir de toutes pertes [...] Le grain charg de tous les frais de transport sera presque aussi cher ici que le grains du pays ; il ne pourra donc point en faire baisser le prix .

    Au dfaut des ressources du commerce, il faut bien que lAdministration prenne des mesures pour assurer les approvisionnements ; je sais M., combien toute opration de ce genre semble dabord oppose aux principes... (uvres, Edition Schelle, vol. III, page 115-118)

    Et mme l o il y a des routes et des voies navigables, ainsi quun commerce tabli depuis longtemps, le mcanisme naturel semble insuffisant. Turgot a remarqu que lorsquil y a une disette dans une rgion, loffre de bl diminue mais les revenus perus par la population (et par consquent la demande) diminuent aussi. Le prix du bl naugmente donc pas ncessairement, ou pas suffisamment pour attirer lapprovisionnement des autres rgions. Il tira comme consquence que lEtat devait, en priode de disette, acclrer les travaux publics afin de maintenir le niveau des revenus, notamment des salaires ; sinon la main invisible ne fonctionnerait pas.

    par un cruel enchanement, crit-il, le commerce napporte point de secours parce que les grains nont pas un prix assez haut pour le ddommager des frais de transport et, malgr lexcs du besoin, les grains ne peuvent monter ce prix parce que le peuple est dans limpuissance absolue de les payer...[il y a] dfaut des salaires rsultant de lconomie force de tous les petits propritaires [...] le seul moyen que jimagine, est que vous veuillez bien accorder la Province un fonds extraordinaire de 90000 livres pour les travaux des Ponts et Chausses, outre le fonds ordinaire de 50000 livres [...] Cest, M., un des soulagements les plus effectifs que vous puissiez procurer cette malheureuse province (Turgot, uvres, Edition Schelle, tome III, page 125-133).

    Quelques annes plus tard Condorcet, confront une situation similaire, fera la mme observation :

    Ainsi, cet quilibre, cette compensation tablie par la nature entre les diverses annes et les diffrents sols [...] noffrirait quune ressource insuffisante (Condorcet, Sur la libert de circulation des subsistances , uvres, vol X, p. 361.).

  • et les moyens dtendre et de perfectionner la culture ; que le maintien de la libert est encore le seul moyen, soit de faire natre un commerce constant, qui rpare les disettes locales et prpare des ressources dans les annes malheureuses, soit de faire baisser le prix moyen du bl et de diminuer les variations, objet plus important encore ; car cest sur ce prix moyen des subsistances que se rgle le prix des salaires et celui de la plupart des denres ; en sorte que, partout o ces variations ne sont pas trs grandes les salaires seront toujours suffisants au soutien du peuple, et son travail, ainsi que sa subsistance, toujours assurs. Il montre enfin que la libert du commerce des grains est galement utile aux propritaires, aux cultivateurs, aux consommateurs, aux salaris ; que plus une denre est ncessaire, plus son commerce doit tre libre ; et que les lois prohibitives19

    Malheureusement trois de ces lettres nexistent plus ; mais celles qui restent, en excitant de justes regrets, forment cependant un monument prcieux, qui peut-tre sera un jour le salut du peuple, lorsque le temps, qui teint les prventions de la haine personnelle et de lesprit de parti, aura donn au nom de M. Turgot lautorit due son gnie et ses vertus.

    , injustes envers ceux contre qui on les a faites, loin dtre excuses par la ncessit, ou mme par lutilit, sont nuisibles et funestes ceux dont lintrt en a t le prtexte. Il rassure contre la crainte des effets dune libert absolue, en faisant voir que les dsordres, les troubles, les sditions, la famine, sont louvrage de ces mmes lois tablies pour les prvenir ; que ces lois sont la seule cause de la dure des disettes relles, la seule cause du dfaut de secours du commerce, la seule origine des prjugs, des terreurs et des violences du peuple.

    Ces lettres furent composes en trois semaines, pendant une tourne de M. Turgot dans son intendance. Quelques unes ont t crites dans une seule soire, au milieu de lexpdition de tous les dtails de sa place, dont aucun ntait nglig ; et parmi les ouvrages quil a laisss cest un de ceux o lon peut observer le mieux la nettet de ses ides, la mthode dont il avait contract lhabitude, la facilit et la profondeur de son esprit.

    Le ministre, qui cet avis fut adress, loua M. Turgot, et fit des lois prohibitives. Malheureusement, dans les discussions politiques, on juge moins avec sa raison quavec son caractre et avec son me. Tous les esprits pourraient voir la mme vrit ; mais tous les caractres nosent pas la mettre en pratique. Ds lors on cherche ne pas croire ce quon na pas envie de faire ; et toute opinion qui exige quen ladoptant on se dvoue braver les prjugs et les cabales, et prfrer le bien public sa fortune, ne peut tre adopte que par des hommes qui aient du courage et de la vertu.

    M. Turgot eut encore une occasion de dployer son zle pour la libert du commerce, ou plutt pour la justice qui prescrit de laisser chacun le libre exercice de sa proprit lgitime (car la libert du commerce a un motif plus noble que celui de son utilit, quelque tendue quelle puisse tre20

    19 Note de lditeur. Loi prohibitive tait le nom donn aux lois qui restreignent lexercice dun droit

    naturel , comme celui de vendre ce que lon a produit de ses mains ou acquis par des contrats lgitimes. Une loi qui interdit ou restreint une pratique qui nest pas un droit naturel (qui interdit aux commerants, par exemple, de se coaliser dans le but de fixer les prix) nest pas une loi prohibitive . Puisque par dfinition la justice est la vertu qui consiste respecter le droit de chacun, une loi prohibitive (qui viole un droit) est injuste, par dfinition mme du mot justice.

    ). On sait quen France le prt dargent remboursable une poque fixe avec un intrt quel quil soit, et tout prt un intrt au-dessus de cinq pour cent, est trait par la loi comme une convention illgitime, et mme comme un dlit. Cependant, le

    20 Note de lditeur. Comme Rawls aujourdhui, Turgot et Condorcet rejetaient lutilit publique comme justification ultime des lois et institutions considrant que largument dcisif en faveur du respect de tel ou tel droit est sa conformit avec la Nature et la Raison.

  • commerce ne peut exister sans des prts remboursables temps, dont lintrt soit fix librement par une convention. Cette libert est ncessaire, parce que lintrt se rgle naturellement sur ltendue des profits de chaque commerce, sur les risques aux quels ce commerce est expos, sur le plus ou moins de confiance quon doit avoir au ngociant qui emprunte. Pour concilier la loi civile avec la ncessit, on a imagin de laisser dormir la loi, en se rservant de la rveiller au gr du prjug, de la rumeur publique, et du caprice de chaque juge. Mais il en rsulte que les prteurs, toujours exposs la perte de leurs crances, au dshonneur attach des actions que la loi proscrit, et mme des condamnations infamantes, sen ddommagent en ne consentant prter qu un trs haut intrt.

    Dailleurs, un seul procs intent par un dbiteur de mauvaise foi, suffit, par leffroi quil inspire, pour suspendre le commerce dune ville, dune province entire. Cest ce qui venait darriver Angoulme en 1770. Des banqueroutiers avaient imagin, pour viter de justes condamnations, daccuser dusure leurs cranciers. Une foule de dbiteurs peu dlicats avaient suivi cet exemple, et menaaient leurs cranciers de les dnoncer, sils ne se htaient de leur remettre les intrts stipuls, et quelquefois mme une partie du capital. La rigueur des poursuites, la faveur que ces dnonciations obtenaient dans les tribunaux, avaient port le dsordre son comble. Le commerce dAngoulme allait tre dtruit ; lalarme avait gagn plusieurs places commerantes, et le gouvernement crut devoir consulter lintendant de la province.

    Lavis quil envoya est un ouvrage complet sur les prts intrt. La libert des conditions dans les prts est une consquence naturelle de la proprit de largent ; et il ne faut que des lumires bien communes, pour voir que si le prteur peut quelquefois, en exigeant des conditions trop dures, manquer lhumanit, il ne peut blesser ni la justice, ni les lois, en usant du droit lgitime de disposer son gr de ce qui est lui21

    Il donne, dans ce mme trait, une notion trs nette, et en mme temps trs neuve, de lintrt lgal, qui nest et ne doit tre quun prix moyen de lintrt, form comme celui dune denre, daprs lobservation. Ainsi la loi ne doit lemployer que de la mme manire, cest--dire, pour fixer un prix lorsquil ne la pas t ou quil na pu ltre par des conventions particulires.

    . Mais si la question tait bien simple en elle-mme, louvrage de M. Turgot nen est que plus propre faire connatre son esprit et son caractre. Il ne croyait pas sabaisser en combattant srieusement les opinions les plus absurdes, lorsquil les regardait comme dangereuses. Il examine, dans son rapport au ministre, les prjugs de politique, de jurisprudence, de thologie qui ont donn naissance aux lois sur ce quon appelle usure, en fait voir lorigine et les progrs, et au lieu de se contenter de les accabler sous le poids de principes fonds sur la justice et sur la vrit, il daigne encore montrer que, quand mme on avilirait sa raison jusqu dcider daprs la thologie une question de jurisprudence et de morale, les prjugs sur lusure devraient encore tre rejets, parce quils ne sont appuys que sur une fausse interprtation des autorits auxquelles ils doivent leur origine et leur empire.

    Les occupations de M. Turgot ne lavaient point empche, nous ne disons pas de mditer ou dajouter ses lumires (ce besoin est trop imprieux pour le gnie de la trempe du sien), mais de composer quelques ouvrages. Nous ne citerons quun essai sur la formation de la richesse, ouvrage prcieux par une analyse fine et profonde, par la simplicit des principes et

    21 Note de lditeur. La libert entire du taux dintrt est un des points sur lesquels Turgot et Adam Smith

    divergent. Turgot, dont le principe thique suprme est le droit naturel, soppose toute limitation du taux dintrt dans les contrats privs car cela constitue une limitation dun droit naturel.

  • ltendue des rsultats, o lon est conduit par un enchanement de vrits claires et puises dans la nature, la solution des problmes les plus importants de lconomie politique. On peut mme regarder cet essai comme le germe du trait sur la richesse des nations du clbre Smith, ouvrage malheureusement encore trop peu connu en Europe pour le bonheur des peuples, et lauteur duquel on ne peut reprocher que davoir trop peu compt, quelques gards, sur la force irrsistible de la raison et de la vrit22

    Nous citerons encore un ouvrage sur les mines et les carrires, o les lois qui doivent en rgler lexploitation et en distribuer la proprit, sont dduites des principes de la justice naturelle, et rduites un petit nombre de rgles gnrales et simples. On est tonn de voir que des lois qui statuent sur un objet soumis jusquici chez toutes les nations des principes arbitraires dutilit et de convenance, puissent tre des consquences si claires des principes les plus gnraux et les plus certains du droit naturel ; mais, comme nous le dirons ailleurs, M. Turgot tait parvenu voir quil en tait de mme du systme des lois civiles, et quon pourrait le dduire en entier de ces mmes principes

    .

    23

    22 Note de Condorcet. Cest du moins ce motif que nous croyons devoir imputer ce qui, dans son jugement

    sur ce quil appelle le systme agricultural, dans ses recherches sur limpt, dans ses ides sur les dpenses pour lducation publique et le culte religieux, nous a paru navoir ni la mme exactitude, ni la mme prcision quon admire dans le reste de son ouvrage. Nous attribuons encore la mme cause lespce de lgret avec laquelle il traite soit les auteurs quil dsigne sous le nom dEconomistes franais, soit la question de ltablissement dun impt unique, ce qui la entran dans quelques erreurs, et lui a fait commettre quelques injustices. Il y a aussi quelques inexactitudes peu importantes dans les faits relatifs la France.

    .

    23 Note de lditeur. Condorcet revient ici encore sur la divergence entre les deux grandes doctrines thiques dOccident : lutilitarisme (principe dutilit) et le droit naturel. Mais le paragraphe qui prcde exige un claircissement.

    Dans la philosophie du droit il convient de distinguer deux questions thoriquement distinctes mais qui sont souvent confondues. La premire, relve de ce que lon appelle de nos jours lthique et consiste savoir quel est le critre (la pierre de touche) pour dterminer si une lgislation particulire est bonne ou mauvaise. Selon le principe dutilit une loi est bonne si elle tend augmenter le bonheur de la communaut et mauvaise dans le cas contraire. Les partisans du droit naturel, comme Turgot, considrent quune loi est bonne si elle est conforme la Nature (conforme lintention que la Nature semble manifester), la volont de Dieu et/ou la Raison naturelle ; elle est mauvaise si elle leur est contraire (voir notre Prsentation).

    La deuxime question quon pose en philosophie du droit relve plutt de la thorie de la connaissance (ou gnosologie). Elle consiste se demander quelle est lorigine des ides. Lorsque est apparue pour la premire fois lide (qui allait devenir loi) que tout esclavage est condamnable, do est elle venue ? Par quel cheminement arrive-t-elle cette partie de lesprit que lon peut appeler pense consciente ?

    Deux grandes rponses ont t donnes cette deuxime question. La premire par la philosophie de lexprience (quon appelle parfois empirisme ), qui soutient que lide dune bonne loi surgit de lobservation et lexprience, cest--dire en observant les bons effets quelle produit l o elle a t applique (ou les mauvais effets l o elle nexiste pas). Une deuxime rponse est donne par la doctrine appele rationalisme ou parfois doctrine des ides innes , qui soutient quon arrive aux bonnes lois par un sorte deffort mental appel dduction partir de principes gnraux.

    Une analogie permettra de mieux saisir la diffrence entre ces deux questions ; supposons que lon cherche non pas de bonnes lois mais de leau potable. La premire question concerne les critres pour dcider si une eau est bonne ou mauvaise ( pure ou impure) ; la deuxime concerne les mthodes pour dcouvrir des nappes phratiques.

    Concernant le rationalisme, en matire juridique, il semble exister, si on en croit Michel Villey, sous deux formes : une extrme (Wolff) et une modre (Kant). Citons Villey :

    La nave ambition de Wolff [...] avait t de tout dduire, lexemple des mathmatiques, jusquaux solutions positives, au contenu des codes, ce que Kant nomme le quid juris [...] Kant [par contre] se limite aux

  • Tant de travaux, un amour de la justice accompagn dune bont toujours compatissante, un caractre incapable de cder a la sduction ou la crainte, un zle du bien public aussi dgag de tout intrt de gloire ou dambition que la nature humaine peut le permettre, avaient mrit M. Turgot les bndictions du peuple de sa province, lamiti et ladmiration dun petit nombre dhommes qui le connaissaient tout entier, et qui, pour me servir de lexpression de lun deux, se flicitaient dtre ns dans le sicle qui lavait produit24

    Les ministres qui gouvernaient pendant les dernires annes de ce long rgne avaient effray la nation plutt quils ne lavaient opprime. On chercherait en vain, dans lhistoire de leur administration, des lois semblables celles qui ont t faites dans des temps que lignorance regrette encore, et par des hommes auxquels on prodiguait, dans cette mme poque, des louanges ridiculement exagres

    ; enfin, les suffrages de tous les hommes clairs, de tous ceux que le nom de la vertu neffrayait pas ; et, la mort de Louis XV, la voix publique, que celle de lintrt et de la crainte nosait encore contredire, lappelait aux premires places, comme un homme qui joignait a toutes les lumires que ltude peut procurer, lexprience que donne lhabitude des affaires

    25. Mais le gouvernement, en affectant de braver lopinion, lavait arme contre lui. On prouvait les maux de lanarchie, et lon croyait sentir ceux du despotisme. Les finances taient en dsordre, et on croyait ce dsordre irrparable. Les ressources taient relles et grandes, mais le crdit tait ananti26

    Je ne connais point la marine, disait-il ; cependant il savait trs bien la gographie comme marin, comme ngociant, comme politique, comme naturaliste. Il avait tudi la thorie de la manuvre ; il connaissait celle de la construction et de tous les arts employs fabriquer un vaisseau, le grer et larmer. Les oprations astronomiques qui servent diriger la route des navires, les instruments imagins pour rendre ces oprations exactes, lui taient connus, et il tait en tat de juger entre toutes ces mthodes. En se comparant dautres hommes, il et pu se croire trs instruit ; mais ce ntait pas ainsi quil se jugeait lui-mme. Il sentait quil lui manquait lexprience de la navigation, lhabitude dobserver ces mmes arts dont il navait pu saisir que les principes ; enfin, des connaissances mathmatiques assez tendues, pour entendre ou appliquer les savantes thories sur lesquelles une partie importante de la science navale doit tre appuye.

    . La nation, pouvante, fatigue dabus accumuls, demandait un ministre rformateur ; elle voulait un homme dont le gnie pt voir toute ltendue du mal et en trouver le remde, dont le courage ne ft pas effray par les obstacles, dont la vertu demeurt incorruptible. Elle dsignait M. Turgot : sa voix fut coute, et il fut nomm dabord ministre de la marine.

    fondations initiales et mtaphysiques de la doctrine du droit (le quid jus). Quant au reste, le quid juris, les solutions concrtes du droit applicables dans le temps et lespace [...] ce nest plus affaire de la Raison, mais de recherches positives (Les italiques sont de Villey, Prface la Mtaphysique des murs : Doctrine du droit, de Kant, 1988, Librairie Vrin). La description que fait Condorcet de cette partie du systme de Turgot donne limpression que Turgot se situait, sur cette question, plus prs de Wolf que de Kant, opinion qui est peut tre excessive.

    24 Note de Condorcet. M. larchevque dAix. 25 Note de Condorcet. Voyez les lois faites par Colbert ; et lisez ensuite, si vous en avez le courage, lloge

    couronn en 1773 par lAcadmie franaise. [Il sagit de lEloge rdig par Necker, Note de lditeur]. 26 Note de lditeur. Le mot crdit est utilis ici pour dsigner la confiance quinspire quelquun (qui est le

    premier sens du mot en franais), il se rfre lopinion des prteurs ventuels, concernant la volont et capacit de lEtat grer sa dette (honorer ses engagements financiers). Cest, en quelque sorte, le credit rating . Par lexpression le crdit tait ananti Condorcet voulait dire que cette opinion tait au plus bas, quon ne prterait lEtat que sur pression politique ou avec une prime de risque trs lev.

  • Se comparer aux autres hommes pour senorgueillir de sa supriorit, lui paraissait une faiblesse : comparer ses connaissances ltendue immense de la nature, lui semblait une philosophie fausse, et propre produire une inaction dangereuse. Ctait entre ses connaissances personnelles et celles quon peut avoir dans le sicle o lon se trouve, quil croyait quun homme raisonnable devait tablir cette comparaison, pour bien juger de ltendue de ses propres lumires ; et il nest personne que cette comparaison ne doive encore rendre trs modeste.

    Nous ne citerons que deux traits de ce ministre, qui na dur quun mois. Il fit payer aux ouvriers de Brest une anne et demie des arrrages qui leur taient dus ; et il proposa au roi daccorder lillustre Euler une gratification de mille roubles, parce que ce grand gomtre, aprs avoir donn un trait trs profond sur la science navale, venait de runir, dans un ouvrage trs court, tout ce que la thorie a fait jusquici de certain et dapplicable la pratique.

    Le 24 aot, il passa du ministre de la marine celui des finances. Le changement que ses amis aperurent en lui dans ce moment est peut-tre un des traits qui peignent le mieux son me.

    Il ne se dissimulait point combien le ministre de la marine tait plus assur, plus labri des orages. Accoutum ds longtemps rflchir sur les objets de lconomie politique, il avait vu avec quelle facilit en suivant de nouveaux principes, en prenant la justice et la libert pour base dune nouvelle administration, il pourrait produire une rvolution dans le commerce, dtruire cette avidit tyrannique qui dsole lAsie pour dshonorer et corrompre lEurope, rendre nos colonies libres et puissantes, les attacher la mre patrie, non par leur faiblesse et la ncessit, mais par lintrt et la reconnaissance ; assurer enfin leur existence, aujourdhui si prcaire, en faisant disparatre peu peu, par des lois sages, cet esclavage des ngres, lopprobre des nations modernes. Il savait que, sur tous ces objets, lexemple donn par une grande nation entranerait toutes les autres, et mriterait au ministre qui laurait donn, des droits la reconnaissance de lhumanit entire. Il savait avec quelle facilit encore il pourrait, par de nouveaux voyages entrepris suivant un systme vaste et gnral, agrandir en peu de temps ltendue des connaissances humaines, enrichir les sciences, perfectionner les arts27

    La lettre quil crivit au roi, en recevant cette nouvelle marque de sa confiance, est connue.

    , et rpandre dans toutes les parties du globe des semences de raison et de bonheur. Ceux qui le connaissaient ne pouvaient douter que tous les dtails des prparatifs de ces expditions et de leurs rsultats ne fussent pour lui une source inpuisable des plaisirs les plus vifs. Cependant, en quittant ce ministre, il paraissait dlivr dun poids qui laccablait. Ni les dangers du poste quil acceptait, ni tout ce quil prvoyait dobstacles, doppositions, de dgots mme, rien ne pouvait balancer ses yeux lide quil quittait une place o il manquait de quelques unes des connaissances ncessaires pour prendre celle laquelle les travaux de toute sa vie lavaient prpar. Il embrassait avidement lesprance de faire plus de bien. Les obstacles, les difficults excitaient alors son courage ; et, peu de jours auparavant la seule crainte davoir quelquefois prononcer sur des objets quil ne connaissait pas assez, semblait lavoir abattu.

    27 Note de Condorcet. M. Turgot a envoy au Prou, en 1776, M. Dombei savant bot