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Si l’idée que les riches ont une espé- rance de vie supérieure aux pauvres relève aujourd’hui de l’évidence, il n’en a pas toujours été ainsi et, longtemps, on a vu dans l’opulence un facteur de décès précoce. En réalité, l’idée même d’éta- blir un lien entre la situation écono- mique et la mortalité n’allait pas de soi. En particulier, il était admis que la mort relevait d’un pur destin individuel déter- miné en dehors de contingences aussi matérielles que la fortune personnelle. L’objectif ici n’est pas d’étudier comment le lien entre mortalité et condi- tions économiques et sociales a pu être envisagé au cours du temps ; il est de mesurer empiriquement la relation entre mortalité et richesse, à partir de données nouvelles portant sur des individus morts entre 1800 et 1940. De nombreux travaux ont mis en évidence l’influence des conditions d’existence sur la mortalité individuelle, mais ils ont principalement utilisé des informations sur le revenu ou sur la profession. Il est plus rare que la relation entre mortalité et richesse comme les effets propres de celle-ci sur celle-là aient été envisagés pour eux- mêmes. Une difficulté inhérente à l’étude de la mortalité tient au fait que les facteurs endogènes de mortalité 2 agissent moins de manière immédiate et exclusive que de manière différée. On peut même dire qu’ils agissent presque nécessairement de manière progressive ou cumulative, conjointement avec des facteurs exogè- nes (« dangers de l’environnement natu- rel » ou « comportement de l’homme par rapport à l’environnement ou à son propre corps » 3 ). Idéalement, il faudrait pouvoir identifier une richesse écono- mique pure, strictement monétaire et connue tout au long de la vie pour 79 ANNALES DE DÉMOGRAPHIE HISTORIQUE 2004 n° 1 p. 79 à 105 VIEUX, RICHES ET BIEN PORTANTS. UNE APPLICATION DE LA BASE « TRA » AUX LIENS ENTRE MORTALITÉ ET RICHESSE par Jérôme BOURDIEU et Lionel KESZTENBAUM C'est un problème assez difficile à résoudre, que celui de savoir quel est l'excès le plus pernicieux, celui du travail ou celui du repos ; et s'il périt plus d'hommes d'indigestions, que de faim : ce problème n'en seroît plus un, si on en plaçoit l'application dans certains lieux, ou dans certain ordre de personnes. Un travail continu est contre l'ordre naturel, et l'homme ne peut le soutenir que par des efforts dont l'habitude seule rend capable ; mais la mollesse oisive, l'exemption de toute douleur et de tout besoin, est encore bien plus éloignée de l'état de nature, et bien plus destructive de l'espèce humaine : on peut assurer que dans Paris les maladies qui sont les suites de la superfluité des aliments, sont plus destructives que celles qu'occasionne l'indigence. Presque tous les gens riches sont plus gras que ne l'exige l'état de santé, et que ne permet la plénitude de la force : mais une preuve plus convaincante des inconvénients qu'entraîne l'opulence, est que, dans le nombre des person- nes qui ont poussé leur vie jusqu'à un âge extraordinaire, on ne compte point de gens riches; et comme la meilleure de toutes les situations pour le bonheur, est la médiocrité d'état, elle l'est aussi pour la santé et la durée de la vie. Jean-Baptiste Moheau. Recherches et considérations sur la population 1

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Si l’idée que les riches ont une espé-rance de vie supérieure aux pauvresrelève aujourd’hui de l’évidence, il n’en apas toujours été ainsi et, longtemps, on avu dans l’opulence un facteur de décèsprécoce. En réalité, l’idée même d’éta-blir un lien entre la situation écono-mique et la mortalité n’allait pas de soi.En particulier, il était admis que la mortrelevait d’un pur destin individuel déter-miné en dehors de contingences aussimatérielles que la fortune personnelle.

L’objectif ici n’est pas d’étudiercomment le lien entre mortalité et condi-tions économiques et sociales a pu êtreenvisagé au cours du temps ; il est demesurer empiriquement la relation entremortalité et richesse, à partir de donnéesnouvelles portant sur des individus mortsentre 1800 et 1940. De nombreuxtravaux ont mis en évidence l’influencedes conditions d’existence sur la mortalité

individuelle, mais ils ont principalementutilisé des informations sur le revenu ousur la profession. Il est plus rare que larelation entre mortalité et richessecomme les effets propres de celle-ci surcelle-là aient été envisagés pour eux-mêmes.

Une difficulté inhérente à l’étude de lamortalité tient au fait que les facteursendogènes de mortalité2 agissent moinsde manière immédiate et exclusive quede manière différée. On peut même direqu’ils agissent presque nécessairementde manière progressive ou cumulative,conjointement avec des facteurs exogè-nes (« dangers de l’environnement natu-rel » ou « comportement de l’hommepar rapport à l’environnement ou à sonpropre corps »3). Idéalement, il faudraitpouvoir identifier une richesse écono-mique pure, strictement monétaire etconnue tout au long de la vie pour

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ANNALES DE DÉMOGRAPHIE HISTORIQUE 2004 n° 1 p. 79 à 105

VIEUX, RICHES ET BIEN PORTANTS.

UNE APPLICATION DE LA BASE « TRA » AUX LIENS

ENTRE MORTALITÉ ET RICHESSE

par Jérôme BOURDIEU et Lionel KESZTENBAUM

C'est un problème assez difficile à résoudre, que celui de savoir quel est l'excès le pluspernicieux, celui du travail ou celui du repos ; et s'il périt plus d'hommes d'indigestions,que de faim : ce problème n'en seroît plus un, si on en plaçoit l'application dans certainslieux, ou dans certain ordre de personnes. Un travail continu est contre l'ordre naturel, etl'homme ne peut le soutenir que par des efforts dont l'habitude seule rend capable ; mais lamollesse oisive, l'exemption de toute douleur et de tout besoin, est encore bien plus éloignéede l'état de nature, et bien plus destructive de l'espèce humaine : on peut assurer que dansParis les maladies qui sont les suites de la superfluité des aliments, sont plus destructivesque celles qu'occasionne l'indigence. Presque tous les gens riches sont plus gras que nel'exige l'état de santé, et que ne permet la plénitude de la force : mais une preuve plusconvaincante des inconvénients qu'entraîne l'opulence, est que, dans le nombre des person-nes qui ont poussé leur vie jusqu'à un âge extraordinaire, on ne compte point de gensriches ; et comme la meilleure de toutes les situations pour le bonheur, est la médiocritéd'état, elle l'est aussi pour la santé et la durée de la vie.

Jean-Baptiste Moheau. Recherches et considérations sur la population1

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évaluer les bénéfices qu’en tirent lesindividus à chaque instant. Or larichesse que nous observons n’est pasune richesse économique stricto sensupuisqu’elle est une évaluation écono-mique d’un patrimoine composite ; etelle n’est pas connue tout au long de lavie puisque nous l’observons seulementau moment du décès des individus.

Néanmoins, disposant d’un grandnombre d’observations, nous pouvonsreconstituer un ensemble de cohortesnées en France dans la première moitiédu XIXe siècle. On obtient ainsi uninstrument qui permet d’analyser deseffets spécifiques à la richesse aussi bienà l’échelle d’une vie que dans uneperspective historique longue.

Nous plaçant d’abord à une échelleplutôt macro, nous chercherons à faireapparaître la manière dont se transfor-ment les effets de la richesse au cours dutemps. Puis, en examinant des donnéesindividuelles portant sur deux généra-tions, nous étudierons les effets différésde la richesse, et en particulier de larichesse héritée.

MORTALITÉ ET CONDITIONSÉCONOMIQUES EN LONGUE DURÉE

Les modes d’interactions entre mortalité etrichesse

Même s’il est difficile de donner unereprésentation exhaustive des interac-tions entre mortalité et richesse, on peutessayer d’identifier un certain nombrede canaux d’influence, réciproque ounon, entre richesse et santé.

Pour ce faire, il est utile de se représen-ter santé et richesse comme des capitauxdétenus individuellement (selon desmodes d’appropriation très différents)

que des flux viennent abonder ouréduire.

Notons que, de la sorte, on admet quela relation de la mortalité à la richessen’est plus envisagée comme directe ausens où elle dépend de la variation de cecapital qu’est la santé. La mortalité estainsi conçue comme le point d’épuise-ment du capital santé, point qui peut êtreatteint soit de manière progressive, selonune logique de dégradation des condi-tions de santé, soit de manière brutale, dufait d’un accident. Les deux éventualitéspeuvent être plus ou moins liées, demanière négative ou positive. Par exem-ple, certains accidents sont plus probableslorsqu’on est en mauvaise santé ; d’autres,au contraire, n’arrivent qu’aux individusen bonne santé (les accidents de travailn’arrivent qu’aux individus en suffisam-ment bonne santé pour travailler et lestravaux physiquement durs sont souventplus dangereux et supposent destravailleurs plus robustes). D’autresencore sont relativement indépendantsde la santé, comme le fait d’être victimed’une catastrophe naturelle.

Schématisons : l’ensemble des flux quiaffectent aussi bien le travail que larichesse sont liés au fait même detravailler et à des flux de consommation.Ces derniers, à commencer par ceuxdestinés à l’alimentation ou au logement,favorisent la santé et la longévité – à condition toutefois de ne pas dépassercertaines limites : l’abus d’alcool commeune alimentation trop riche ou inadaptéepeuvent être nocifs, pour reprendre deuxexemples à la fois anciens et actuels.Inversement, le travail est en lui-mêmedangereux pour la santé, autant par lesaccidents qu’il provoque que par l’usurequ’il entraîne. Pour boucler la boucle, ilfaut suivre la contrainte budgétaire, ausens économique du terme : les revenus

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assurent la consommation et le travailassure le revenu plus l’épargne, donc larichesse qui, elle-même, génère des flux,soit des revenus, soit des services (le loge-ment, par exemple). La richesse, enfin,peut être directement sollicitée pour assu-rer des dépenses de santé ; il se peut aussi,et ce point est important pour la suite,qu’elle diminue rapidement pour faireface aux besoins provoqués par la dégra-dation de la santé en fin de vie.

Ce schéma doit toutefois être amendédans deux directions. D’une part, il eststatique et trop étroitement écono-mique. Des flux strictement monétairesont sans doute un effet additif instantanésur les stocks mais ils constituent plutôtl’exception que la règle. Les effets qu’ontle travail ou la consommation sur lasanté sont, eux, des effets différés à plusou moins long terme (la privation denourriture, par exemple, a des effets à lafois à court et à long terme). Et le passagedu temps, le vieillissement, est en lui-même une caractéristique dynamiquepropre à l’évolution du capital santé.D’autre part, ce schéma des flux supposedes conditions sociales de fonctionne-ment : chacune des interactions qu’ilenvisage ne saurait renvoyer seulement àune sorte d’équation économico-biolo-gique (une heure de travail se convertis-sant en joules et en usure d’un côté, enfrancs et en calories d’aliments consom-més de l’autre, chacune venant demanière mécanique alimenter un stockde bonne santé et un stock économique).Ces flux doivent être rapportés à desstyles de vie, à des conditions sociales etinstitutionnelles qui en modèlent laforme et les effets : les styles de vie et lesconditions historiques et sociales qui lesdéterminent affectent très profondémentchacune des interactions évoquées précé-demment. Autrement dit, à un même

niveau de ressources économiquescorrespond un large éventail de styles devie.

Retraduits en termes d’interactionsentre santé et richesse telles qu’on peutles observer, ces flux, et les relationsentre les stocks qu’ils induisent, suggè-rent que l’information nécessaire pourmesurer l’influence de la richesse sur lamortalité est extrêmement exigeante.Non seulement il ne suffit pas d’obser-ver la richesse courante et la santé (ou lamortalité) courante pour inférer unequelconque relation entre richesse etsanté (en raison du caractère différé ounon des effets considérés et aussi de lamultiplicité des connections possibles),mais il est vraisemblable que cette rela-tion dépende des conditions sociales ethistoriques dans lesquelles elle sedéroule.

Pour situer notre propre contribution,il est utile de résumer au préalable lestravaux empiriques portant sur lamortalité individuelle, qu’ils soientcontemporains aux données étudiées ouà visées historiques.

Principaux résultats antérieurs

Une fois surmontée l’idée que lamortalité est le résultat d’un ordre divinou naturel et donc sans lien avec l’envi-ronnement4, nombreux ont été lesauteurs qui, depuis le XVIIIe siècle, ontcherché à identifier les liens entre condi-tions de vie et mortalité. Le docteurLachaire en 1822 et surtout Villerméont ainsi étudié la mortalité des différen-tes professions5. Dans le même esprit, àla fin du XIXe et au début du XXe siècle,Bertillon puis Huber ont utilisé desdonnées nettement plus précises pourconstruire des taux de mortalité paroccupation professionnelle. Ces auteurs

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concluent invariablement à une trèsforte surmortalité des catégories profes-sionnelles les plus défavorisées.

Ce champ d'analyse a ensuite connuun développement très important dansles années 1970. Il était alors courant desouligner la persistance de considérablesinégalités devant la mort voire leuraggravation. Au lendemain de laSeconde Guerre mondiale, il était géné-ralement admis que l'évolution dessociétés développées ne pouvait quetendre à réduire les différences d'espé-rance de vie constatées au XIXe siècleentre groupes sociaux, en raison del'amélioration générale des conditionsde vie et de travail. En particulier, onassociait les inégalités d'accès aux soinset les inégalités devant la mort, ce quiamenait à conclure qu'il suffisait deremédier aux premières (ce qui sera faitdans une certaine mesure dans laplupart des pays industrialisés par l'in-termédiaire des systèmes de sécuritésociale) pour supprimer les secondes.

Or un grand nombre d'études réali-sées depuis6, particulièrement dans lespays développés, montrent sans ambi-guïté l’existence d’importants écartsd'espérance de vie. Dans une synthèserécente des résultats obtenus pour laFrance dans la seconde moitié du XXe

siècle, Cambois montre ainsi uneaugmentation des inégalités de mortalitéentre catégories socio-professionnelles(Cambois et al., 2001) .

Ces différentes études n’ont pastoujours utilisé des informations demême nature pas plus qu’elles n’onttoujours retenu comme pertinents lesmêmes facteurs de mortalité. Les unesmobilisent en effet des données portantsur une population d’individus vivantsdont on observe le décès éventuel (ilpeut s’agir d’une coupe pour une année

donnée, de coupes répétées ou, plusrarement, du suivi longitudinal decohortes complètes). D’autres portentsur une population d’individus décédés(constituée éventuellement par descoupes répétées plusieurs années). Cetype de données comporte une difficultépropre : par construction, les individusdécédés ne sont pas représentatifs de lapopulation des vivants. Mais, pour unâge donné, le nombre de morts estproportionnel au nombre de vivants etle quotient de mortalité permet depasser de la population des morts à lapopulation des vivants. Le problème estdonc d’estimer correctement cesquotients en fonction à la fois de l’âge etdu niveau de richesse. Les analysesempiriques de l’accumulation indivi-duelle de richesse doivent éliminer l’ef-fet de sélection par la mortalité car lesindividus pauvres meurent plus jeunesque les riches et sont de ce fait sous-représentés aux âges élevés. Or on cons-tate d’importants écarts dans les mesuresobtenues7. Ainsi autour de 70 ans, lerapport entre la mortalité des riches etcelle de l’ensemble de la population estde 0,7 selon Shorrocks (1975), mais de0,8 selon Attanasio (2001) ou Hurd(1998) pour les hommes ; et, selon Hurd(1998), il serait de 0,3 pour les femmes.Force est donc de conclure que cesauteurs ont les plus grandes difficultés às’accorder sur une même estimation deseffets de la richesse sur la mortalité8.

Les études sur la mortalité individuellese divisent aussi selon une autre ligne departage qui tient à la nature des facteursexplicatifs invoqués et, en particulier,des facteurs économiques ainsi que de laconnaissance éventuelle des circonstan-ces du décès. Toutes ou presque fontintervenir les facteurs démographiquescomme le sexe et l’âge. Les facteurs

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économiques, quant à eux, sont intro-duits sous la forme d’une mesure durevenu courant ou, plus rarement, de larichesse (patrimoine économique). Desfacteurs sociaux peuvent aussi être prisen compte. C’est le cas notamment detravaux portant sur la mortalité profes-sionnelle et de ceux qui s’intéressent auxfacteurs sociaux de la mortalité, commel’origine ethnique ou géographique(voir, par exemple, Menchik, 1993).Enfin, une partie des études s'intéressentplus spécifiquement aux maladies ayantentraîné une dégradation de la santé etle décès, les conditions économiquespouvant avoir des effets différenciéspour certaines pathologies (on trouveraplusieurs exemples de ce type d’appro-che dans Costa, 2003).

Toutes ces études sont confrontées àune même difficulté. D’un côté, il s’agitd’estimer les variables9 qui peuventrendre compte d’un différentiel demortalité entre des groupes disposant apriori d’un même « potentiel vitalbiologique »10. Dans ce cas, seul undéfaut de ressources explique quecertains groupes ne parviennent pas àatteindre ce potentiel. De l’autre, il sepeut que tous les individus ne disposentpas du même potentiel et soientdésavantagés au cours de leur vie parune santé fragile ou un handicapphysique qui affectent notamment leuraccumulation économique et leurs choixprofessionnels. Cette tension s’observeaussi bien dans les travaux sur la morta-lité professionnelle (la mortalité relative-ment faible des mineurs ne peut s’expli-quer que par le fait qu’il faut être deconstitution particulièrement robustepour devenir mineur11) que dans lestravaux portant sur le lien réciproqueentre accumulation patrimoniale etmortalité. L’effet aux âges élevés est

particulièrement difficile à mesurerpuisqu’on peut imputer une partie de lalongévité à la désaccumulation derichesse (un individu peut être mortpauvre et plus âgé qu’un riche précisé-ment parce qu’il a désaccumulé trèsfortement au point qu’il était plus richeque lui à l’âge où le riche est mort). Pourcertains auteurs, Deaton par exemple(Deaton et al., 2003), l'effet réciproqueest suffisant pour faire disparaître l'effetde la richesse sur la longévité ; d'autresau contraire, comme Attanasio ouMenchik, montrent que cet effet persistemais varie en fonction de certainescaractéristiques, comme l’état marital(Attanasio, 2001 ; Menchik, 1993).

On peut retenir les résultats suivants :– la richesse protège d’une mort

précoce.– Cette protection est moindre si on

prend en compte le fait qu’une partie deceux qui sont pauvres le sont parce qu’ilsétaient en trop mauvaise santé pourdevenir riches.

– La protection que confère la richessediminue avec l’âge au point de disparaî-tre pour les âges élevés, voire de s’inver-ser. Ainsi, la protection que confère larichesse vaut surtout pour les enfants.Cette atténuation des facteurs desurmortalité avec l’âge s’observe pourd’autres variables (notamment les origi-nes ethniques, voir Menchik, 1993).

Observées historiquement, les inégali-tés devant la mort présentent despropriétés analogues à celles qui vien-nent d’être évoquées, notamment laréduction avec l'âge des inégalités demortalité entre riches et pauvres12.S’agissant de la France du XIXe siècle, parexemple, on constate qu’aux âges lesplus élevés, la mortalité des riches etcelle des pauvres deviennent trèsproches, ce qui n’empêche pas de

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profondes inégalités plus tôt au cours dela vie, particulièrement entre 30 et 60ans. À ces âges intermédiaires, le rapportentre les taux de mortalité des riches etceux de l'ensemble de la population estcompris entre 0,7 et 0,8 pour lespropriétaires (Blumet et al., 1990)13 quireprésentent la couche supérieure de lapopulation parisienne, c’est-à-dire qu’ilest comparable aux résultats de Shor-rocks pour l’Angleterre de la premièremoitié du XXe siècle. Dit autrement, lesclasses les plus aisées de la populationsubissent une mortalité inférieure de 20à 30 % à celle de l'ensemble de la popu-lation. Néanmoins, à l’inverse de ce quel’on observe aujourd’hui, il ne semblepas y avoir de différences significativesde mortalité par sexe (ainsi l’espérancede vie à 30 ans est de 33,3 années pourles femmes contre 33,1 pour leshommes). Si l’on regarde plus particu-lièrement ce qui se produit aux âges plusélevés, on constate que les différencesd’espérance de vie entre les différentsgroupes sociaux ne sont plus significati-ves après 60 ans, à l’exception notable decelles qui concernent le groupe social leplus désavantagé, travailleurs agricoles etouvriers (Houdaille, 1988).

Les études menées sur les inégalités demortalité en France au XIXe siècle utilisentdes variables différentes pour mesurer lesconditions de vie, le plus souvent la caté-gorie socioprofessionnelle (que l’onobtient après codage de la profession telleque reportée dans les registres du XIXe

siècle – tables de mariage, registres mili-taires, recensements etc.), ou encorel’éducation ou le revenu. La richessequant à elle est rarement employée danscette optique. Ces études donnent unevision claire du différentiel de mortalitéentre les groupes sociaux sans tenircompte toutefois des biais de sélection

propres à la formation de ces groupes.Ainsi, la profession n’est pas un étatpermanent et, de plus, elle n’a pas lamême signification en fonction de l’âgede celui qui l’exerce. L’éducation est unecaractéristique plus stable mais difficile àévaluer au XIXe siècle. De plus, on peutpenser que, excepté pour la frange supé-rieure de la population, le différentield'éducation n'est pas suffisant pourinfluencer la carrière professionnelle etdonc les conditions de vie ; à tout lemoins, il paraît très probable que d’autresfacteurs ont une influence plus discrimi-nante, à commencer par l'origine sociale,les réseaux professionnels, les migrations– l'exode rural notamment.

Le revenu, quant à lui, est difficile àmesurer, en particulier sous sa forme desalaire (qui, pendant toute la périodeconsidérée, concerne la majorité de lapopulation active). Le marché du travailreste en effet très hétérogène non seule-ment entre Paris et la province mais aussien province, de région à région, sansparler des différences entre sexes ou entremigrants au sein d’une même profession,comme le montre par exemple Bompard,(Bompard et al., 1990). Toutes ces oppo-sitions rendent insuffisantes des compa-raisons de revenu et mieux vaudraitpouvoir comparer des pouvoirs d'achat14.

Dans une période où il n'existe quasi-ment aucune forme de retraite, il noussemble que la richesse, constituée parl'accumulation du revenu, est un indica-teur relativement fiable qui témoigne àla fois des conditions de vie et ducomportement des individus durant leurcycle de vie. En outre, la distribution dela richesse est beaucoup plus inégalitaireque la distribution du revenu. Larichesse permet donc mieux de saisir leséventuels liens entre les conditions devie et la mortalité.

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ANALYSE DES EFFETS DE LARICHESSE SUR LA MORTALITÉ ÀL’AIDE DE L’ENQUÊTE TRA

Évolution de l’âge moyen des richeset des pauvres

Dans cette perspective, il est intéres-sant d’analyser l’inégalité devant la morten fonction des inégalités patrimoniales,mesurées sur un échantillon très largecomme celui que constitue l’enquêteTRA qui permet de connaître descohortes annuelles d’individus mortsentre 1800 et 194015. Pour cela, nousutilisons en particulier l’information quiconcerne l’existence d’un actif au décès ;dans tout ce qui suit nous désigneronscomme « riches » ceux qui possèdent unactif au décès (si petit soit-il), et comme« pauvres » les autres.

Un tel point de vue est certes simplifi-cateur. En premier lieu, nous éliminonstout effet du niveau de richesse alors quel’hétérogénéité au sein du groupe desriches est très grande. Or, à y regarder deplus près, il y a une différence énormeentre ce que possèdent les individusselon qu’ils comptent parmi le quart desplus riches et le quart des moins riches.Qui plus est, ces derniers laissent enréalité peu de chose : mesurée en francs1914, leur richesse varie de 1 à 200 F en1820 ou de 1 à 750 F en 1930, soit dansles deux cas des sommes qui sont aumieux de l’ordre du salaire annuel d’unouvrier non qualifié. Pourtant, commenous l’avons souligné dans un articleprécédent (Bourdieu et al., 2003), lacoupure entre ceux qui laissent un patri-moine, même minime, et ceux qui nelaissent rien nous paraît à la fois bienmesurée empiriquement et significativehistoriquement. Il y a une frontière

entre riches et pauvres. Simplement,l’effet de la richesse que nous mesuronsainsi est pour partie un effet de statut(être propriétaire) et pas seulement uneffet de niveau de vie (lié aux revenus ouressources que peut fournir la richesse).En second lieu, si marquante soit-elle,cette frontière est poreuse. Il faut noterque le statut de riche n’est pas unedonnée constitutive de l’individu :certains individus sont devenus riches aucours de leur existence, d’autres ontcessé de l’être. Lorsque nous comparonsun riche et un pauvre, il faut donc avoirà l’esprit que le riche peut avoir été long-temps pauvre, ou qu’il aurait pu le deve-nir s’il avait vécu plus longtemps (lamême chose étant vraie de manièreinversée pour le pauvre). Nous revien-drons sur ces deux points dans l’analyseempirique.

Compte tenu de ces hypothèses, unpremier angle d’approche est de compa-rer l’âge moyen au décès des riches et despauvres. Avant de procéder à cetteconfrontation, il importe cependant devérifier que l’évolution de l’âge moyenau décès dans l’échantillon TRA estcohérente avec celle de la populationfrançaise. Les graphiques 1 et 2 compa-rent l’âge moyen au décès calculé à partirdes TRA avec celui obtenu à partir destables de mortalité pour la France cons-truites par France Meslé et JacquesVallin (Meslé et al., 2001). Dans lesdeux cas, on prend uniquement encompte les individus âgés de plus de 20ans. Des écarts apparaissent pour leshommes au moment des guerres, où unepartie importante des décès survienthors de France (de ce fait, comme prévi-sible, l’écart est particulièrement pro-noncé au moment des guerres napoléo-niennes mais faible en 1870). De façongénérale, la population des TRA meurt

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un peu plus jeune que la populationfrançaise ; l’écart moyen (années deguerre exclues) est légèrement supérieurpour les femmes (1,54 ans contre 0,81ans pour les hommes). Néanmoins,

l’échantillon reflète remarquablementbien la situation d’ensemble dont ilcapture les fluctuations conjoncturellescomme le mouvement général tant pourles hommes que pour les femmes.

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Fig. 1 Âge moyen au décès des hommes de plus de 20 ans (moyenne mobile sur 5 ans)

Fig. 2 Âge moyen au décès des femmes de plus de 20 ans (moyenne mobile sur 5 ans)

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Hommes

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Femmes

TRA Femmes

Âge

On peut aussi comparer les TRA à lapopulation française telle que la mesure lerecensement de 185116. Pour ce faire, onreconstitue la population TRA vivante del’année 1851 à partir de l’ensemble desdécédés des années 1851 à 194017. Onidentifie tous les individus TRA vivants

en 1851 grâce à leur année de décès18.Après avoir lissé les effectifs19, oncompare la distribution des vivants desdeux sexes chez les TRA avec celle fourniepar le recensement général de la popula-tion. L’observation des deux pyramidesdes âges montre un sous-enregistrement

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des femmes qui semble être relativementconstant au cours du temps, mais, ànouveau, la comparaison vient valider laqualité de l’échantillon. La distributionpar âge de la population TRA reconsti-

tuée rétrospectivement et celle de lapopulation française (connue par lerecensement) sont proches, ce qui traduitl’absence d’un sous-enregistrement desdécédés pour une année particulière.

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Fig. 3 Pyramide des âges comparées pour les TRA et la population française en 1851

0

10

20

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80

0,10 0,08 0,06 0,04 0,02 0 0,02 0,04 0,06 0,08 0,10Proportion

Âge

FEMMES HOMMES

Recensement

TRA

Il paraît donc justifié de s’appuyer surl’échantillon TRA pour analyser l’âge audécès de la population et de ses différen-tes composantes. Puisqu’on cherche àisoler la situation des riches et celles despauvres, il faut tenir compte de ce quel’âge moyen au décès est le produit dedeux effets. D’une part, la mortalité desriches peut être différente de celle despauvres. D’autre part, les structures parâge des deux populations peuvent ellesaussi être différentes. Si, comme on peutl’attendre, la mortalité est plus élevéepour les pauvres que pour les riches, àstructure de population vivante iden-tique l’âge moyen au décès des riches estsupérieur à celui des pauvres. De même,si les riches sont en général plus vieuxque les pauvres20, à mortalité égale, l’âgemoyen des décédés riches sera plus élevéque celui des décédés pauvres. Ces deux

effets se renforcent. L’évolution del’écart d’âge moyen au décès entre richeset pauvres est fonction de l’évolutiondifférentielle des taux de mortalité et/oude celle des structures de population.Ajoutons que l’évolution historique dela répartition de la population entreriches et pauvres par groupes d’âge vientinterférer avec ces deux effets. Si, aucours du temps, les individus dans lapopulation vivante deviennent richesplus jeunes en moyenne, alors à morta-lité constante, l’âge moyen au décès desriches diminuera.

Globalement, l’âge moyen au décèsdes deux groupes augmente, mais ilaugmente plus vite pour les pauvres.Soit que l’impact des ressources écono-miques individuelles se réduise. Soit quela population vivante des pauvresdevienne progressivement plus vieille

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relativement aux riches au cours de lapériode étudiée, et donc qu'il faille êtrede plus en plus vieux pour accéder à larichesse.

Il existe tout d’abord des facteurs d’ac-croissement de l’âge moyen au décèscommuns aux riches et aux pauvres quisont le produit joint d’un changementdes taux de mortalité par âge et desstructures d’âge. Le changement destructure d’âge est lui-même le résultatd’une diminution du taux de natalité etde la diminution passée des taux demortalité par âge (les taux de mortalitéinfantile ont baissé au cours du XIXe

siècle ; les taux de mortalité propres auxâges avancés baissent plus tardivementet essentiellement pour les femmes).

Les structures par âge de la popula-tion des riches et des pauvres peuventévoluer de manière différenciée aucours du temps, indépendamment detout changement des taux de mortalité(ou de natalité) dans chaque groupe.En effet, au cours du temps, la propor-tion de riches et de pauvres change et,éventuellement de manière différentesuivant les classes d’âge. De fait, la partdes riches diminue de 14 points chezles décédés âgés de 20 à 50 ansentre 1800 et 1940 et seulement de 10points pour ceux qui ont plus de 50 anssur la même période. Ainsi, touteschoses égales par ailleurs, l’âge moyenau décès des riches augmente, celui despauvres diminue.

De plus, la structure de la populationest affectée par des chocs temporairesmais qui se propagent dans le tempsavec des échos d’une génération à l’au-tre. Les guerres napoléoniennes ontprivé la population d’une fraction nonnégligeable de jeunes hommes. Il enrésulte un accroissement de l’âge moyenau décès pendant les années 1820 et une

diminution pendant les années 1850(dans une mesure moindre, ce mêmephénomène se reproduit lors de laguerre de Crimée puis de la guerre de1870 et de la Commune). Le choc leplus visible reste toutefois la PremièreGuerre mondiale qui explique à la fois latrès forte baisse d’âge moyen au décèsdes hommes entre 1914 et 1918 maisaussi, de manière plus indirecte, la dimi-nution de l’écart entre la courbe desriches et la courbe des pauvres. Cettediminution ne tient pas au fait que laguerre épargnerait plus les riches que lespauvres mais qu’elle tue des jeunes,c’est-à-dire des individus qui n’ont paseu le temps de devenir riches. La dimi-nution de l’écart s’explique aussi parl’augmentation du taux de pauvres dansla population qui vient renforcer l’effetpropre à la baisse du taux de mortalitéplus fort pour les pauvres que pour lesriches. Mais, pour être tout à fait juste, ilfaudrait tenir compte de ce que larichesse n’est pas un état stable duranttoute la vie, qu’on peut devenir riche(ou pauvre) et que la manière dont seproduisent ces transitions varient avecl’âge (et peut-être aussi avec le temps).On y revient plus loin.

L’évolution de l’écart pour les femmesest à première vue très différente. Globa-lement, elles gagnent plus en espérancede vie que les hommes, surtout après1870. Cependant, l’écart entre riches etpauvres est faible dans les années 1820-1848 en raison d’une sous mortalitérelative des femmes pauvres. Une inter-prétation possible est que, après lasurmortalité d’hommes jeunes pendantla période révolutionnaire et les guerresnapoléoniennes, les femmes trouventmoins facilement à se marier, surtout lesplus pauvres, ce qui les protège de lamortalité précoce en couches.

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Effet de la richesse/effet del’enrichissement : Richesse du père etmortalité de l’enfant

Pour mieux connaître l’effet de larichesse sur la mortalité, il serait utile dedisposer de tables de mortalité pour lesriches et les pauvres. De là l’intérêt del’échantillon TRA. Les individus présentsdans la base sont morts entre 1800et 1940 et nés entre 1707 et 1939. Onpeut donc considérer qu’à partir de 1810et jusqu’en 1850, on dispose de cohortescomplètes dans la mesure où il n’y a pasde biais de sélection des TRA, ni par sexe,ni par âge. À vrai dire, comme on l’anoté, il manque des TRA morts dansl’enfance et, jusqu’en 1820, il manqueégalement des individus qui meurentjeunes (des hommes surtout). C’est pour-quoi nous avons pris 20 ans commeracine des tables de mortalité calculéespour les années 1810 à 185021. En outre,nous ignorons l’effet de l’émigrationinternationale : les individus qui décèdentà l’étranger ne sont pas pris en comptedans nos tables de mortalité. L’ampleurréduite du phénomène nous autorise àraisonner comme s’il s’agissait d’unepopulation fermée.

Pour ces cohortes, il est possible deconstruire une table de mortalité globaleou une table pour les décédés riches etune pour les décédés pauvres22. Il fautpour cela calculer le taux de mortalité parâge en rapportant le nombre de décédésriches (respectivement pauvres) d’un âgedonné à l’ensemble des survivants à cetâge qui comprend tous les individusmorts riches (respectivement pauvres) au-delà de cet âge23. Un tel calcul n’est toute-fois pertinent que sous l’hypothèse que larichesse ou la pauvreté représentent unétat définitif. Or, l’état de la fortune indi-viduelle n’est pas constant avec l’âge etdonc des individus perçus comme pau-vres au moment de leur décès peuvent, enréalité, avoir été riches auparavant. Dansce cas, il se peut que ce soit la richessepassée de ces « pauvres » qui explique leurlongévité. Inversement, une partie desindividus décédés riches a pu vivre dansla pauvreté.

On peut cependant réduire cettesource de biais. Pour cela, la fortune dupère est utilisée comme un indicateur decelle de son enfant, et à ce titre ellemesure la protection face à la mort dontce dernier a bénéficié. Or cette informa-tion est connue pour quelque 7 000

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VIEUX, RICHES ET BIEN PORTANTS. UNE APPLICATION DE LA BASE « TRA »

Fig. 4 Âge moyen au décès par sexe et fortune (plus de 20 ans uniquement)

40

45

50

55

60

65

70

1810 1830 1850 1870 1890 1910 1930

Femmes pauvres

Femmes riches

Hommes pauvres

Hommes riches

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personnes de l’échantillon TRA. Il fautcependant tenir compte de ce qu’unindividu peut avoir bénéficié de lafortune de son père durant sa vie dedifférentes manières : soit il en a héritéau moment du décès de ce dernier, soit ilen a directement profité durant sonenfance. Les avantages que le fils peuttirer de la fortune de son père varientdonc selon le moment où ce dernierdécède. Ce point sera analysé plus bas.

En pratique, pour chaque grouped’âge, on calcule la proportion d’enfantsde riches parmi les décédés pauvres etd’enfants de pauvres parmi les décédés

riches. Ces proportions sont utiliséespour corriger le nombre de décédés richeset pauvres à chaque âge, sous l’hypothèseque les enfants de riches, même décédéspauvres, ont bénéficié de la richesse deleur parent durant une partie importantede leur vie. Dans la mesure où ces coeffi-cients de pondération fluctuent en fonc-tion de l’âge du fait de la faible taille del’échantillon, on a choisi de les ajuster parune régression linéaire sur l’âge (voirtableau 1)24. À partir de ces coefficients,on recalcule les taux de mortalité pourchaque cohorte, les résultats sont présen-tés dans les graphiques 5 et 6.

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Tab. 1 Coefficients de pondération

Âge P1base P1 Effectifs P2 Effectifs

20-24 0,530 0,501 0,140

25-29 0,530 0,518155

0,140249

30-34 0,557 0,535 0,150

35-39 0,557 0,552158

0,150377

40-44 0,550 0,569 0,175

45-49 0,550 0,586196

0,175520

50-54 0,624 0,603 0,166

55-59 0,624 0,620250

0,166783

60-64 0,578 0,637 0,167

65-69 0,578 0,654379

0,1671231

70-74 0,686 0,671 0,171

75-79 0,686 0,688558

0,1711320

80-84 0,757 0,705 0,146

85et+ 0,757 0,722355

0,146577

La part des enfants de riches dans lesdécédés pauvres augmente strictementavec l’âge. À l’inverse, la proportion d’in-dividus morts riches d’un père décédépauvre est pratiquement constante avecl’âge. De ce fait, l’augmentation avec l’âgedes enfants de riches parmi les décédéspauvres est uniquement due à la diminu-tion des enfants de pauvres, ce qui traduitl’effet de sélection par la richesse attendu:

au fur et à mesure que l’âge augmente, lesenfants de riches, quel que soit leur statutpropre, pauvre ou riche, représentent unepart croissante de la population.

L’utilisation de la richesse du pèrecomme indicateur de celle de son enfantpose toutefois un problème lorsque cedernier décède peu après son père. Dansce cas, en effet, l’individu aurait effectuéune forte désaccumulation avant de

Lecture : Entre 20 et 24 ans, 53,5 % des décédés pauvres sont nés d'un père riche (ce qui correspond au premier coeffi-cient de pondération P1base). À l'inverse 14 % des décédés riches sont nés d'un père pauvre (ce qui correspond ausecond coefficient de pondération P2). La colonne P1 fournit le coefficient de P1base après ajustement par une régres-sion linéaire, ce sont ces coefficients qui sont finalement utilisés pour ajuster le nombre de décédés TRA.

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mourir qui pourrait remettre en cause lavalidité même de notre indicateur derichesse. De fait, on observe que 30 % desindividus pauvres qui ont perdu leur pèreau cours des cinq années qui précèdentleur décès, étaient riches au moment de lamort de celui-ci. Faut-il en conclure quedans la population en général, uneproportion analogue de pauvres étaienteux aussi riches dans les années précédantleur mort?

Le Registre général ne montre aucunedilapidation significative des fortunes aucours des années qui précèdent le décès(cf. article Bourdieu, Postel-Vinay, Suwa).Le groupe d’individus pour lesquels nous

observons ce phénomène est en réalitéparticulier. Il regroupe essentiellement desindividus adultes mais décédés jeunes, quiappartiennent dans la plupart des cas àdes fratries nombreuses (en moyenne 2,3survivants à 20 ans contre 1,7 pour l'en-semble des riches). Le résultat le plusmarquant est que, dans deux cas sur trois,ils sont les seuls de leur fratrie à être pau-vres (tous les autres ont un actif au décès).Les individus qui meurent pauvres, touten héritant de leur père au moins cinq ansavant de mourir eux-mêmes, constituentdonc une population particulière dontl’observation ne peut s’appliquer à l’en-semble des décédés pauvres.

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VIEUX, RICHES ET BIEN PORTANTS. UNE APPLICATION DE LA BASE « TRA »

Fig. 5 Rapport entre le taux de mortalité des pauvres et celui des riches (brut)

Fig. 6 Rapport entre le taux de mortalité des pauvres et celui des riches après modération

0,5

1,0

1,5

2,0

2,5

3,0

3,5

20 25 30 35 40 45 50 55 60 65 70 75 80 85Âge

1810

1830

1850

Âge

0,8

1,0

1,2

1,4

1,6

1,8

2,0

20 25 30 35 40 45 50 55 60 65 70 75 80 85

1810

1830 1850

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Les graphiques 5 et 6 représententl’évolution avec l’âge du rapport entre letaux de mortalité des riches et des pau-vres, par cohorte de naissance : quand cerapport est supérieur à 1, la mortalité despauvres à un âge donné est supérieure àcelle des riches. Sans la correction par larichesse du père, le taux de mortalité desriches est supérieur à celui des pauvres àpartir de l’âge de 45 ans environ. Leverdict de Jean-Baptiste Moheau cité enexergue trouve dans cette observationune sorte de validation inattendue : iln’est pas si simple de faire ressortir l’effetdiscriminant de la richesse sur la morta-lité et, à première vue, c’est-à-dire à enjuger par leur fortune au moment demourir, les riches meurent plus que lespauvres. Cette sous-mortalité des pauvresillustre le fait que, parmi les pauvres quisurvivent, on trouve une part de plus enplus importante d’enfants de riches. Lacorrection une fois introduite, on observeque le taux de mortalité des « pauvres »ainsi défini est toujours supérieur à celuides riches. L’avantage des riches décroîtavec l’âge25. Plus précisément, à l’âgeadulte, cet avantage est particulièrementprononcé entre 20 et 40 ans, où la morta-lité des riches est inférieure d’environ untiers. Au-delà de 40 ans, les riches bénéfi-cient d’une sous-mortalité constante maisfaible (moins de 10 %). Il faut cependantnoter que le taux de mortalité évolue avecl’âge. Après 35 ans, il augmente exponen-tiellement. De ce fait les différentielsreprésentés dans le graphique 6 s’appli-quent à des taux absolus très différents.Ainsi, après 45 ans, la surmortalité despauvres par rapport aux riches, pour êtrefaible, n’en concerne pas moins unnombre important d’individus.

On étudie également l’évolutionhistorique de l’écart entre la mortalitédes riches et celle des pauvres. Pour ce

faire, on compare les taux de mortalitépar âge de la première et de la dernièrecohorte dont nous disposons, 1810 et1850. La structure par âge est relative-ment stable d’une cohorte à l’autre. Lesupplément de longévité que procure larichesse augmente pour les générationsnées dans la première moitié du XIXe

siècle. On peut se demander si cetteévolution tient plutôt d’une dégradationde la situation des pauvres ou uneamélioration de celle des riches.

Une manière d’appréhender cettequestion est de comparer les espérancesde vie correspondant aux taux de morta-lité du graphique 6. L’évolution d’en-semble (tableau 2) est conforme auxrésultats obtenus par Meslé et Vallin(2001) pour des cohortes néesentre 1800 et 1850. En particulier, onobserve que l’espérance de vie est stablepour ces cohortes alors que l’âge moyenobservé en coupes annuelles tend à croî-tre (graphique 4). Ceci s’explique par lefait que le calcul de l’espérance de viesupprime les effets de structures, parexemple, la baisse de la natalité infantilequi se produit au cours du XIXe siècle.

Lorsque l’on compare les espérances devie à trente ans, on retrouve l’accroisse-ment de l’écart entre riches et pauvresconstaté sur le graphique 6. L’augmenta-tion est de 6 mois environ en 40 ans.Dans le même ordre d’idée, la part desindividus ayant vécu au moins 30 ans, quidépassent finalement l’âge de 85 ans,augmente constamment (avec un picpour la génération née en 1830). Dans lesdeux cas, la situation des pauvres nechange pas tandis que celle des richess’améliore. Ces observations convergentessuggèrent que les riches profitent plus dela croissance de l’économie française queles pauvres en termes d’espérance de vie,sans que l’on observe, du moins à cette

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échelle, une dégradation de la situationdes plus pauvres (ce qui supposerait parexemple de distinguer en leur sein ceuxqui, en plus du dénuement matériel, ontconnu des conditions de travail pénibles).

Effets différés de la richessesur la mortalité

Pour préciser le lien entre richesse etmortalité tel qu’il ressort de l’analysepar cohortes menée précédemment,on cherche à mettre en évidence deseffets propres à la richesse, c’est-à-direà mon-trer en quoi la richesseinfluence la mortalité selon des moda-lités spécifiques qui se distinguentnotamment des effets que peuventavoir le revenu. Dans cette optique,nous voulons privilégier les effets àlong terme de la richesse sur la morta-lité (sachant que, rétroactivement, lamortalité dépend elle-même defacteurs qui peuvent agir sur larichesse ou, au moins, sur l’accumula-tion de richesse). Plus précisément,deux modes d’action spécifiques à larichesse retiennent notre attention.Tout d'abord la richesse apparaîtcomme une variable d’ajustement faceà des chocs temporaires, comme par

exemple une perte momentanée derevenu (chômage, maladie). Le fait dedisposer d’une fortune, surtout d’unefortune relativement « liquide », est unmoyen de surmonter les crises etd’avoir des réserves qui jouent diffé-remment du niveau de revenu. Lesecond point tient au caractère dura-ble de la richesse, qui est caractéris-tique d’un état, comme par exemple lefait d’être propriétaire.

Dans cette dernière partie, on s'inté-resse plus précisément à la richesse trans-mise par la famille (par le père) et non pasà la richesse accumulée par l’individu lui-même (le processus d’accumulation ayantéventuellement un impact sur la morta-lité). Pour ce faire, nous utilisons le souséchantillon, évoqué précédemment, desindividus pour lesquels nous connaissonsla fortune du père au décès, que nousconsidérons comme une richesse initiale,non accumulée par l’individu lui-même26. Ce que l'on cherche à montrerc'est que le fait d'avoir été riche en débutde vie favorise la longévité ultérieure27.En réalité, la richesse du père est observéelors de son décès, qui peut intervenir àdes moments très différents de la vie del'enfant, par exemple longtemps après

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VIEUX, RICHES ET BIEN PORTANTS. UNE APPLICATION DE LA BASE « TRA »

Tab. 2 Évolution par cohorte de naissance de différents indicateurs démographiques en fonction du statut de fortune

Espérance de vie à 30 ans Écarts-type Survivants au dernier âge*

Riches Pauvres Écart Riches Pauvres Riches Pauvres Écart

1810 35,08 33,57 1,514 0,897 1,696 0,0444 0,0353 0,0091

1815 34,34 32,84 1,501 0,885 1,676 0,0433 0,0336 0,0097

1820 34,80 33,23 1,563 0,880 1,651 0,0496 0,0413 0,0083

1825 34,51 32,95 1,562 0,889 1,625 0,0505 0,0409 0,0096

1830 34,59 32,81 1,777 0,887 1,655 0,0648 0,0536 0,0112

1835 33,77 32,17 1,593 0,918 1,647 0,0534 0,0444 0,0091

1840 34,00 32,48 1,517 0,925 1,670 0,0558 0,0456 0,0102

1845 34,76 32,71 2,050 0,927 1,661 0,0599 0,0489 0,0110

1850 34,98 32,83 2,159 0,916 1,634 0,0572 0,0444 0,0128

*Part des plus de 85 ans parmi les individus ayant atteint 30 ans

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son enfance ou au contraire à son toutdébut. Aussi, pour évaluer le rôle de larichesse du père, prenons-nous encompte l’âge de l’enfant au décès de sonpère28. La richesse détenue par le père agitalors, suivant les cas, à travers les avan-tages matériels immédiats qu’elle procureaux enfants quand ils sont encore jeunes,par le capital initial qu’elle fournit si ledécès du père intervient au moment deleur installation (aux âges adultes) ou parl’accroissement direct de richesse lié àl'héritage lorsqu'il intervient ultérieure-ment dans leur cycle de vie. Ces bénéficespeuvent bien sûr être cumulatifs, l'enfantayant en ce cas profité successivement destrois types d’avantages29. Nos données nepermettent toutefois pas de dire combiende temps l’enfant a bénéficié de cettefortune.

En outre, le moment où est transmisela richesse modifie les modalités de cettetransmission. Transmission sous formede conditions d’existence plus favorablesdurant l’enfance, qui va probablementde pair avec une meilleure éducation etdes conditions d’entrée sur le marché dutravail plus faciles. Transmission d’unactif professionnel et d’un apprentissageadapté à l’emploi de cet actif. Transmis-sion du capital de relations sociales quiva avec la richesse économique et quis’exprime aussi bien dans le devenirprofessionnel que dans les choix matri-moniaux. Transmission finalement decapital économique à proprementparler, par donation ou héritage, maissous une forme plus ou moins liquide,selon qu’il s’agit d’une habitation oubien simplement d'argent, par exemple.

Pour capturer les effets de la richessetransmise et la manière dont ils peuventjouer différemment en fonction de l’âge,nous étudions successivement parmi lesindividus ayant vécu au moins jusqu’à

5 ans30 la proportion de ceux qui attei-gnent l’âge d’un adulte mûr (disons 35ans) puis un âge avancé (ici 65 ans31). Letableau 3 fournit ces proportions enfonction de diverses variables dont larichesse du père. Le calcul32 est effectuéd’abord pour toute la population, puisselon quatre groupes définis en fonctionde l’âge de l’enfant au décès de sonpère33. On peut ainsi voir quels facteurssont associés à une survie plus ou moinslongue, situer la richesse parmi eux touten contrôlant chacun par le momentauquel intervient le décès du père.

On observe ainsi, sans surprise, que laproportion de femmes qui atteignent 65ans est toujours significativement plusgrande que celle des hommes. De même,on vérifie l’existence des « désam-ménités » urbaines : les individus dont lepère est décédé à la campagne ont plus dechances de vivre jusqu’à 65 ans que ceuxdont le père est mort en ville. Plus inté-ressant, on voit que les garçons ont plusde chances d'atteindre 35 ans (90,3 %contre 85,6 %) mais moins de chancesd'atteindre 65 ans (50,5 % contre 53 %)que les filles. On retrouve là un schématraditionnel des différences de mortalitépar sexe, les femmes subissant unesurmortalité relative entre 5 et 15 ans etentre 25 et 35 ans environ34. Il faut doncnoter que la surmortalité des hommesentre 35 et 65 ans est très importantepuisque non seulement elle compense lamortalité des femmes aux jeunes âgesmais elle entraîne même une inversion dudifférentiel de mortalité. Cette surmorta-lité particulière peut peut-être s'expliquerpar une mortalité professionnelle impor-tante chez les hommes.

On voit surtout que l’écart de propor-tion de survivants entre riches et pauvresest significatif pour l’ensemble, à l’avan-tage des riches. Ce résultat ne tient en

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fait que pour les individus dont le pèreest mort après qu’ils ont atteint 18 ansrévolus (et en fait avant qu’ils aientatteint 65 ans). Lorsque l’on considère,par exemple, le groupe des individusdont le père est mort lorsqu’ils avaiententre 30 et 44 ans, l’accroissement deproportion de décédés est de 8,5 pointsaprès 65 ans. Le fait d’être riche estimportant pour la longévité, mais aussile moment où on le devient.

Finalement, on cherche à évaluerl’existence d’éventuels effets croisésentre la richesse et les autres facteursconsidérés. D’une part, on peut sedemander si la richesse préserve de lamort une fois pris en compte l’effet desautres variables. D’autre part, il s’agit dedéterminer dans quelle mesure certainesvariables agissent simultanément avec larichesse, qu’elles renforcent ou réduisentson impact sur la mortalité. Pour cela,on compare la proportion de survivantspour ces différentes variables selon quele père est riche ou non. On examinesuccessivement les survivants à 35 anspuis à 65 ans et on contrôle ensuite pargroupes d’âge de l’enfant au moment dudécès de son père.

En ce qui concerne la probabilité d'at-teindre 35 ans, les différences inter grou-pes (enfants de riches comparés auxenfants de pauvres) sont faibles une foispris en compte les effets sur la mortalitédu sexe, du rang de naissance et de la rési-dence en ville. En d’autres termes, danscette partie du cycle de vie (entre 5 et 35ans), ces variables ont un impact plusélevé sur la mortalité que la richesse dupère. Les effets intra groupes, c’est-à-direau sein des enfants de riches ou au seindes enfants de pauvres, l’emportent surl’effet propre à la richesse. Plus précisé-ment, les effets du sexe s’ajoutent à celuide la richesse, tandis que l’effet de la rési-

dence urbaine ou rurale neutralise celuide la richesse. Pour les femmes, l’effetnégatif de la pauvreté s’ajoute à celui dusexe, les femmes pauvres étant ainsidésavantagées à la fois par rapport auxhommes pauvres et aux femmes riches.

Lorsque, comme précédemment, onraisonne pour des groupes d’individusdéfinis par leur âge au moment du décèsde leur père, les résultats se précisent :lorsque le père meurt alors que l'enfantest encore jeune (moins de 18 ans), il n'ya aucune différence significative entreriches et pauvres. Ce résultat pour lemoins surprenant provient peut-être dela mauvaise utilisation de la richessefaite par les enfants qui héritent trop tôt.Par contre, les enfants sont significative-ment avantagés devant la mort si leurpère survit au-delà de leurs 18 ans etdécède riche plutôt que pauvre. Cetavantage est considérable avec 8 % dechances supplémentaires d'atteindre 35ans et on l’observe pratiquement pourtoutes les variables considérées.

Concernant la probabilité de devenirvieux, c’est-à-dire ici de dépasser 65 ans,les différences entre les enfants riches et lesenfants de pauvres (inter groupes) devien-nent déterminantes. Les écarts entre lesdeux groupes sont significatifs pour laplupart des variables incluses dans l'étude,alors que les écarts à l'intérieur des grou-pes apparaissent souvent très réduits. Parexemple, les effets de la résidence s’ajou-tent cette fois à l’effet de la richesse tandisque ceux du sexe disparaissent. Ces effetssont en partie dus au fait d’avoir bénéficiéde la richesse de son père durant l'ensem-ble de la vie. De fait, ils sont beaucoupplus importants pour ceux dont le père estdécédé après leurs trente ans. La richesseoffre donc une protection durable contrela mortalité, même une fois prise encompte l’influence d’autres variables.

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Tab. 3 Proportion des survivants à 5 ans qui atteignent l'âge de…

35 ans 65 ans

N % Khi² % Khi²

Ensemble 6 500 88,3 51,5

Homme 3 702 90,3 50,5

Femme 2 789 85,634,18***

53,03,92**

Aîné 1 470 89,5 52,7

Cadet 2 783 87,15,48

51,70,35

Riche 4 748 88,6 52,6

Pauvre 1 427 86,64,55**

47,113,08***

Ville 1 376 83,9 44,6

Campagne 4 983 89,431,52***

53,131,32***

Âge de l'enfant à la mort de son père

Moins de 18 ans

Ensemble 1 255 78,1 43,8

Homme 773 81,9 44,9

Femme 481 72,116,5***

42,01,01

Aîné 175 74,3 43,4

Cadet 578 74,40

43,40

Riche 943 78,2 44,4

Pauvre 247 76,90,17

40,51,24

Ville 260 71,5 32,7

Campagne 962 79,67,77***

46,114,88***

Entre 18 et 29 ans

Ensemble 1 540 77,9 42,1

Homme 897 82,8 42,7

Femme 640 71,129,93***

41,40,26

Aîné 733 74,6 41,3

Cadet 283 79,12,47

42,70,15

Riche 1 125 79,2 42,9

Pauvre 337 71,88,12***

37,43,28*

Ville 382 73,3 38,0

Campagne 1 134 79,35,9**

43,33,35*

Entre 30 et 44 ans

Ensemble 2 340 52,7

Homme 1 291 51,1

Femme 1 046 54,83,23*

AÎiné 584 48,8

Cadet 1 029 56,48,57***

Riche 1 717 54,3

Pauvre 513 45,811,48***

Ville 486 45,8

Campagne 1 804 54,412,74***

Plus de 45 ans

Ensemble 1 141 70,4

Homme 616 68,5

Femme 524 72,72,4

Aîné 382 71,5

Cadet 375 69,10,52

Riche 813 71,1

Pauvre 278 67,61,19

Ville 188 71,3

Campagne 928 70,20,1

Lecture : La première sous-colonne fournit les effectifs de survivants à 5ans pour chaque variable (N). Les quatre suivantes donnentla proportion de survivants respectivement à 35 et 65 ans et la statistique du khi² dans chacun des deux cas.

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VIEUX, RICHES ET BIEN PORTANTS. UNE APPLICATION DE LA BASE « TRA »

Tab. 4 Proportion des survivants à 5 ans qui atteignent l'âge de 35 ans

Père pauvre Père riche

N % Khi² N % Khi²Khi²

pauvre/riche

Ensemble 584 74,0 2068 78,7 5,92**

Homme 369 79,4 1209 82,7 2,09

Femme 215 64,715,35***

855 73,227,07***

6,19**

Aîné 105 70,5 334 75,8 1,17

Cadet 261 73,20,27

992 77,50,44

2,17

Ville 266 69,9 329 73,6 0,96

Campagne 304 77,64,38**

1705 79,55,72**

0,53

Âge de l'enfant à la mort de son père

Moins de 18 ans

Ensemble 247 76,9 943 78,2 0,17

Homme 165 80,6 567 81,7 0,09

Femme 82 69,53,79*

375 73,19,78***

0,43

Aîné 40 80,0 126 73,8 0,63

Cadet 109 73,90,68

444 74,10

0,02

Ville 105 72,4 133 70,7 0,08

Campagne 133 80,52,15

792 79,24,77**

0,11

Entre 18 et 29 ans

Ensemble 337 71,8 1125 79,2 8,12***

Homme 204 78,4 642 83,6 2,9*

Femme 133 61,711,19***

480 73,317,75***

6,87***

Aîné 65 64,6 208 76,9 3,89**

Cadet 152 73,01,55

548 80,31,04

3,75*

Ville 161 68,3 196 75,5 2,27

Campagne 171 75,42,08

913 79,71,73

1,6

Lecture : Les deux premières colonnes donnent l'inégalité devant la mort intra groupe, pour ceux dont le père est pauvre puis pour ceuxdont le père est riche. La dernière colonne fournit l'inégalité inter groupe pour chaque variable, donc entre les enfants de riche et lesenfants de pauvre (seul le khi² est donné, les effectifs et proportions de survivants restant bien entendu identiques). Le khi² des deuxpremières colonnes correspond donc aux deux modalités de la même variable. Ainsi 15,35 fait référence à l'opposition entre homme etfemme nés d'un père pauvre tandis que le khi² de la dernière colonne correspond à la différence entre enfants de riche et enfants depauvre pour une même variable, 2,09 se rapporte à la différence entre enfants de pauvre et enfants de riche pour les hommes seulement.

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JÉRÔME BOURDIEU ET LIONEL KESZTENBAUM

Tab. 5 Proportion des survivants à 5 ans qui atteignent l'âge de 65 ans

Père pauvre Père riche

N % Khi² N % Khi²Khi*

pauvre/riche

Ensemble 1427 47,1 4748 52,6 13,08***

Homme 845 45,2 2666 51,7 10,9***

Femme 580 49,82,95*

2075 53,71,89

2,77*

Aîné 334 50,0 1071 53,7 1,39

Cadet 576 45,31,86

2092 53,30,04

11,53***

Ville 574 40,9 702 46,7 4,28**

Campagne 826 51,114,00***

3952 53,210,06***

1,24

Âge de l'enfant à la mort de son père

Moins de 30 ans

Ensemble 584 38,7 2068 43,6 4,51**

Homme 369 38,2 1209 42,5 4,68**

Femme 215 39,50,10

855 44,60,92

0,60

Aîné 104 40,4 333 43,5 0,85

Cadet 262 38,20,15

993 43,90,01

2,79*

Ville 266 34,6 329 35,9 0,10

Campagne 304 41,83,10*

1705 44,68,63***

0,85

Plus de 30 ans

Ensemble 791 53,5 2523 59,7 9,68***

Homme 444 50,9 1372 58,4 7,64***

Femme 346 56,92,85*

1148 61,42,38

2,23

Aîné 220 55,0 412 62,1 0,52

Cadet 303 51,50,63

649 58,52,26

11,01***

Ville 284 46,8 344 56,1 5,35**

Campagne 494 57,17,62***

2128 60,11,09

1,47

Note sur la statistique du khi² : tous les khi² fournit ont 1 comme degré de liberté, ils sont donc significatifs s'ils sont supérieurs à :2,706 au seuil de 10 % (*), 3,841 au seuil de 5 % (**) et 6,635 au seuil de 1 % (***).Dans l'analyse d'ensemble, seuls sont pris en compte les individus dont le père est mort avant qu'ils aient atteint l'âge de 30 ans.

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CONCLUSION

En conclusion, aux âges jeunes (de 5 à35 ans), l'inégalité intra groupe est supé-rieure à l'inégalité inter groupes. Larichesse préserve de la mort dans cettepartie du cycle de vie, mais son influencereste limitée ; l’environnement immédiat(vivre à la campagne plutôt qu’à la villepar exemple) est plus déterminant que lesressources économiques. Ce résultat estparticulièrement net pour ceux dont lepère décède alors qu'ils sont encoreenfants, puisque la richesse ne joue en cecas aucun rôle protecteur ni pour attein-dre 35 ans, ni 65 ans. C'est donc bien lefait de naître et de grandir dans un milieuriche qui protège alors que la richesse enelle-même, acquise trop tôt dans la vie,risque d’être mal utilisée et vite perdue. Àl'inverse, pour vivre vieux (pour survivrejusqu'à 65 ans), l'inégalité entre groupesprend le dessus sur l'inégalité au sein desgroupes. Quelle que soit la variable consi-dérée, l'écart entre enfants de riches etenfants de pauvres est important. Il s'agitsans doute là du rôle protecteur de larichesse durant l'enfance ; elle permet laconstitution d'un capital santé qui fait ladifférence en fin de vie. Les enfants depauvres, même lorsqu’ils se sont enrichispar la suite, « payent » leurs débuts dansla vie passés dans des conditions matériel-les défavorables.

La richesse héritée ne joue donc passeulement sur la perpétuation des inéga-lités économiques mais aussi sur lapersistance d’une inégalité devant lamort. Nous avons fait apparaître que lestemporalités propres au cycle de viejouent un rôle important dans la trans-mission de cette inégalité. Il faudraitaller plus loin, prendre en compte leniveau des fortunes et ne pas considérerl’héritage comme seul mode d’acquisi-tion de la richesse. On ignore en effet sila fortune n’acquiert pas un rôle protec-teur seulement au-delà d’un certainseuil, pour autant qu’il n’ait pas falluperdre la vie pour l’atteindre.

Enfin, la fortune économique n’est pastout. Il faudrait aussi disposer d’infor-mations sur la manière dont elle s’arti-cule avec d’autres formes de richesse, quila complètent ou s’y substituent, selondes logiques dont il importe decomprendre l’évolution historique : rienne garantit mieux la longévité peut-êtrequ’une bonne retraite.

Jérôme BOURDIEU*Lionel KESZTENBAUM**

* INRA-Jourdan** INRA-Jourdan, INED et IEP Paris

[email protected]@ined.fr

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VIEUX, RICHES ET BIEN PORTANTS. UNE APPLICATION DE LA BASE « TRA »

NOTES

1. Chapitre V : « De la Fatigue et du Repos ; de laRichesse et de l'Indigence », in Moheau (1778).

2. Exogène et endogène sont pris au sens deBourgeois-Pichat (1952).

3. On suit ici la deuxième partie de l’ouvragedirigé par Caselli et al., 2002, p. 176-314.

4. Idées que l’on retrouve, entre autres, chez Suss-milch (1741).

5. Vedrenne-Villeneuve (1961) dresse unpanorama relativement complet des études réali-sées en France durant les XVIIIe et XIXe siècles,duquel il ressort des idées nombreuses et originales(les précurseurs pensaient majoritairement que lamortalité était fonction croissante de la densité depopulation, ce qui expliquait que les pauvres entas-sés dans les villes mouraient plus, non parce quepauvres mais parce que nombreux), même si dès le

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milieu du XIXe siècle, une conclusion communes'impose, à savoir la corrélation négative entrerichesse et mortalité.

6. Hummer (Hummer, et al., 1998) résume« l'explosion » quantitative et qualitative de cetype d'études depuis les années soixante-dix et leschangements de mentalité sous jacents. Cet arti-cle donne en outre une bibliographie quasiexhaustive des études réalisées autour des liensentre santé, revenu, richesse et conditions de vied’une part et mortalité d’autre part.

7. On trouvera une synthèse très complète de cesétudes dans Williams (1990).

8. Voir en particulier le tableau 2 page 140, lesrésultats présentés proviennent des enquêtesréalisées par l’INSEE à partir d’un échantillonreprésentatif de la population des Français consti-tué à chaque recensement.

9. Pour des études réalisées ces dernières annéessur les liens entre richesse, mortalité et comporte-ment d’accumulation, à partir de donnéessouvent de bonne qualité, se référer à Attanasio etHoynes (2001) ou Hurd et al. (1998) entreautres.

10. Ces études utilisent toutefois des sources etdes méthodes très différentes, en particulier lapopulation « riche » utilisée dans ces différentsarticles est relativement hétérogène, ce qui limitela pertinence de la comparaison. En effet, Shor-rocks (1975) utilise des données d’actuaire tiréesde Revell (1967), concernant la populationmasculine âgée de 25 à 85 ans et concernant unepopulation observée dans les années 1950 à1970. Attanasio et Hoynes (2001) utilisent desdonnées de panel issues du SIPP (Survey andIncome Program Participation) qui fournissent desinformations sur la richesse et le décès éventuelde 7025 couples, entre 50 et 80 ans, desquels ilstirent la probabilité que l’un ou l’autre desmembres du ménage (époux ou épouse) décèdedurant l’année. Le ratio donné ici est le rapportentre la probabilité de décès pour les couplesappartenant au quartile le plus riche et l’ensembledes couples. Enfin, Hurd et al. (1998) se concen-trent sur la mortalité entre 70 et 74 ans d’indivi-dus du AHEAD (Asset and Health Dynamicsamong the Oldest-Old) contenant 7446 individusâgés de 69 ans et plus. Là encore le différentielextrapolé est celui du quartile le plus riche parrapport à l’ensemble de la population pour des

individus mariés (le différentiel est bien plus fortpour les célibataires).

11. Dans une perspective historique, il s'agit defaire apparaître comment les différentiels seréduisent ou de trouver quels facteurs s'opposentà leur réduction, par exemple Ferrie (2001).

12. Hummer et al. (1998) page 556.

13. Ce qui est la conclusion d’une des premièresétudes en la matière, Bertillon (1889).

14. On trouvera une présentation synthétiquedes évolutions démographiques de la France dansl’ouvrage édité par Jacques Dupâquier (Dupâ-quier, 1988). On se réfèrera en particulier auchapitre consacré à la mortalité p. 278-298.

15. Nous avons extrapolé les taux de mortalité àpartir des espérances de vie fournies dans cet article.

16. Par exemple, Marchand et Thélot (1997)décrivent l’évolution des salaires durant le XIXe

siècle, en particulier dans le chapitre VII.

17. Pour une présentation de la source, voir arti-cle dans le même numéro.

18. Nous remercions Michel Demonnet de nousavoir permis d’accéder aux données du recense-ment.

19. Le choix de l’année 1851 est conditionné par lalimite temporelle de l’échantillon TRA. On ne peuteffectuer cette reconstitution pour les recensementsultérieurs sous peine de sous enregistrer les plusâgés, en l’occurrence, les individus qui meurentaprès 1940.

20. Ainsi sont considérés comme vivants en1851 tous les individus décédés en 1852 et âgésde 1 an et plus, en 1853 et âgés de 2 ans et plus,en 1854 et âgé de 3 ans et plus, etc. Deux diffi-cultés surgissent, posées par ceux qui sont mortsl’année 1851 ainsi que par ceux nés en 1851,puisque par définition ils n’étaient pas en viedurant l’ensemble de l’année 1851. Pour unecomparaison rigoureuse avec le recensement, ilfaudrait tenir compte de la date du recensementet ne considérer que ceux qui décèdent aprèscette date et pondérer de même la génération1851. Du fait de la faiblesse des effectifs impli-qués et donc du peu de conséquences sur lerésultat final, nous avons choisi d’inclure dans lapopulation vivante en 1851 à la fois l’ensembledes décédés de cette année et l’ensemble des indi-vidus nés cette année-là, en négligeant les sortiespar émigration.

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21. Après avoir déterminé le nombre de TRAvivants pour les années 1849 à 1853 par la mêmeprocédure, on utilise la moyenne de ces 5 annéespour construire les pyramides des âges.

22. La phase d’accumulation de richesse se situeentre 45 et 65 ans sans être compensée en moyennepar une éventuelle désaccumulation de fin de vie.De ce fait, la population vivante théorique quicorrespondrait aux riches que l'on observe au décèsest plus âgée que celle des pauvres.

23. Puisque nous n’observons que les personnesmortes avant 1939, les tables ne prennent pas encompte quelques individus nés dans les années1840 morts très âgés.

24. Sur les tables de mortalité et leur constructionvoir, parmi de nombreux travaux, Chiang,(1968), Chiang (1972), Brouard (1989) ouencore Caselli et al. (2002).

25. Voir en annexe le cas de l’année 1820.

26. Les pondérations sont calculées sur un échan-tillon qui sur-représente les enfants de riches. Eneffet, les liens généalogiques sont plus faciles àétablir pour les individus qui laissent une succes-sion. À ce biais de construction s’ajoute le fait queles individus qui sont pères ne constituent pas unéchantillon représentatif de l’ensemble de la popu-lation masculine, en particulier en ce qui concernel’âge. Plus âgés, ils sont donc aussi plus riches. Laproportion d’individus pauvres ayant été riches estsurestimée mais de façon homogène par âge. De cefait, la seule conséquence du biais est de surévaluerlégèrement l’avantage des riches aux âges jeunes.

Enfin, les pondérations ont été obtenues sur l’en-semble de la période, en négligeant d’éventuellesvariations historiques.

27. Il vaut 1 par construction, à la dernièrepériode, 85 ans et plus.

28. Ransom et Hutch (1986) ont bien montréque les crises et les carences graves qu’ellespeuvent provoquer sont une cause de surmorta-lité immédiate ou différée.

29. En réalité, la fortune du père mesurée audécès peut dépendre de la situation de sesenfants, soit que le père leur ait transmis unepartie de cette fortune sous forme de donation(de dots par exemple), soit que l’accumulation dupère soit freinée par la présence de l’enfant (lors-qu’il est jeune) ou favorisée par lui (lorsqu’iltravaille avec ou pour lui).

30. De nouveau, nous faisons abstraction dumontant de la richesse du père. Pas plus queprécédemment, nous n’évaluons la question d’uneffet de la richesse qui pourrait varier avec sonniveau. Cette question n’est pas anodine : laprotection que confère la richesse sur la mortalitéest peut-être croissante avec la richesse demanière linéaire ou non ; il pourrait aussi existerun seuil à partir duquel le niveau de richesse cessede compter ou même au-delà duquel, la richesse al’effet mortifère qu’évoque Moheau… De même,la forme que revêt la richesse, immobilière ounon, composé d’actif professionnel ou de rentesd’État, n’est pas envisagée à ce stade.

31. La longévité du père est importante en elle-même dans la mesure où, indépendamment de larichesse, elle pourrait se transmettre biologique-ment au fils. Nous n’examinons pas ce point ici.

32. Dans certains cas, le fils décède avant sonpère et ne profite qu’indirectement de sa fortune,aux donations éventuelles près.

33. Nous ne considérons pas les effets de larichesse sur la mortalité en bas âge qui sontprobablement très forts. En effet, les enfantsmorts jeunes et notamment avant un an sontsous-enregistrés dans les TSA.

34. Bien qu'arbitraires ces seuils correspondent àdes périodes particulières de la vie. En particulierl’utilisation d’un âge absolu d’entrée dans lavieillesse est en soi critiquable comme le montreBourdelais (1993).

35. La proportion d’atteindre 65 ans est de51,5 % pour l’échantillon dans son ensemble.Pour la France entière cette même proportionoscille entre 46 % (dans les années 1890) et 52 %(dans les années 1930) selon Meslé et Vallin(2001).

36. On élimine aussi les individus décédés lamême année que leur père afin d'écarter un éven-tuel artefact statistique lié au décès simultané desdeux (accident ou épidémie par exemple). Ilsemble qu’une fois écarté cet effet, la mort dupère ait peu de conséquences directe sur celle deses enfants. Voir à ce sujet Beeking et al. (2002).

37. Sur la différence de mortalité entre hommeset femmes, ses causes et son évolution historique,on peut se référer au chapitre qui y est consacrédans Caselli et al. (2002), chapitre 53 : « Morta-lité, sexe et genre », p. 319-350.

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VIEUX, RICHES ET BIEN PORTANTS. UNE APPLICATION DE LA BASE « TRA »

RÉSUMÉ

SUMMARY

De nombreuses études montrent les liensqui unissent conditions socio-économiqueset mortalité. Invariablement, elles concluentque les plus fortunés vivent plus vieux.Cependant les analyses menées sur ce thèmetentent rarement d'appréhender la richesseen tant que telle et ses avantages propres faceà la mort, qui ne sont pas les mêmes queceux que procurent d'autres variables écono-miques comme le revenu, par exemple. Àpartir d'une source nouvelle, les décédésTRA entre 1800 et 1940, cet article s'inté-resse au rôle spécifique de la richesse comme

protection face à la mort. Nous montronsque la richesse a des effets marqués sur lamortalité des individus à plus ou moins longterme. Les effets protecteurs d'une richessepassée jouent un rôle important tout au longdu cycle de vie de l'individu. Le momentauquel on a accès à la richesse s'avère égale-ment déterminant pour évaluer la mortalitédifférentielle des riches et des pauvres. Ilapparaît ainsi nécessaire de prendre encompte les effets différés de la richesse pourcomprendre précisément les liens entrestatut socio-économique et mortalité.

Many studies demonstrate the relationshipbetween socioeconomical situation andmortality. All conclude that the more weal-thy you are, the older you die. Meanwhilefew distinguish the proper effects of wealthand income. By using a new source (thedeceased persons from the TRA databasebetween 1800 and 1940), this paper aims to

define the proper role of wealth as a protec-tion against death. It shows that wealth is ashort-term protection for individuals buthas also strong long-term effects. The periodwhen one has access to wealth has to betaken into account for understanding diffe-rential mortality between rich and poorindividuals.

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(1) Dx : Nombre de TRA de la cohorte 1820 décédés riches entre l'âge x et l'âge x+5.Ce ne sont pas des nombres entiers car il s'agit de la moyenne des décédés des cohor-tes de 1818 à 1822.

(2) DPx : Nombre de TRA de la cohorte 1820 décédés pauvres entre l'âge x et l'âgex+5. De la même façon, il s'agit de la moyenne des décédés des cohortes de 1818 à1822.

(3) P1x : coefficient de pondération (voir tableau 1) qui donne le nombre de décédéspauvres dont le père est riche.

(4) P2x : coefficient de pondération (voir tableau 1) qui donne le nombre de décédésriches dont le père est pauvre.

(5) D'x : Nombre de décédés riches entre l'âge x et l'âge x+5 obtenu après pondération.Par définition des coefficients de pondération, il vaut :

(6) lx : Survivants à l'âge x.Comme on raisonne sur des cohortes complètes, le nombre de survivants au premierâge est donné par l'ensemble des décédés à tous les âges :

Pour les autres âges, on a :

(7) 1000Qx : quotient de mortalité à l'âge x (il est donné pour 1000 pour des raisonsde lisibilité). Il représente la probabilité pour un individu ayant atteint l'âge x dedécéder avant l'âge x+5 et vaut :

(8) Lx : nombre moyen d'années vécues entre l'âge x et l'âge x+5.

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JÉRÔME BOURDIEU ET LIONEL KESZTENBAUM

∑=

=85

2020 '

xxDl

xxx Dll '1 −= −

( ) ( )( )xxxxx PDPDPD 211' −×+×=

ANNEXE

Construction d'une table de mortalité pour les décédés riches nés en 1820.

xxx lDQ '=

52

5 ×+

= +xxx

llL

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Remarque : toutes les classes sont d'amplitude égale, 5 ans. Néanmoins pour ledernier âge (85 ans), appliquer cette hypothèse revient implicitement à considérerque tous les individus décèdent entre 85 et 90 ans ou plus exactement à faire commesi les plus de 85 ans décédaient en moyenne à 87,5 ans. Ce n'est bien sûr pas le casdans la réalité mais il n'entre pas dans notre propos de modéliser la mortalité auxgrands âges, les résultats étant en outre très peu affectés par un relâchement de cettehypothèse.

(9) Tx : nombre d'années vécues entre l'âge x et 85 ans (le dernier âge), qui est lasomme cumulée des années vécues dans chaque intervalle d'âge, soit :

(10) Ex : Espérance de vie à l'âge x, elle est calculée comme suit :

(11) 1000Mx : Taux de mortalité (pour 1000) à l'âge x. Il représente la probabilitépour un individu âgé entre x et x+5 de décéder dans l'année suivante et vaut :

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VIEUX, RICHES ET BIEN PORTANTS. UNE APPLICATION DE LA BASE « TRA »

∑=

=85

xiix lT

xxx lTE =

xxx LDM '=