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‘’ J’écrirai le jeudi j’écrirai le dimanche quand je n’irai pas à l’école j’écrirai des nouvelles j’écrirai des romans et même des paraboles je parlerai de mon village je parlerai de mes parents de mes aïeux de mes aïeules je décrirai les prés je décrirai les champs les broutilles et les bestioles puis je voyagerai j’irai jusqu’en Iran au Tibet ou bien au Népal et ce qui est beaucoup plus intéressant du côté de Sirius ou d’Algol où tout me paraîtra tellement étonnant. Raymond QUENEAU LES PREMIERS VOYAGES RACONTÉS Depuis toujours les hommes se sont déplacés et ont exploré de proche en proche la terre entière. L’Homme préhistorique quitte l’Afrique il y a deux millions d’années pour rejoindre l’Asie et un million d’années plus tard l’Europe. Puis c’est la colonisation de l’Australie (entre -70.000 et -40.000 ans) et celle de l’Amérique (vers -25.000) Mais de ces voyages là, nous ne savons presque rien ; il n’y a pas de traces écrites (si ce n’est en Égypte quelques inscriptions funéraires). Ce n’est qu’à partir de l’Antiquité que sont écrits les premiers récits de voyage ; voyages d’abord imaginaires relatant les pérégrinations d’Ulysse revenant dans sa patrie ou celles des Argonautes partis à la conquête de la Toison d’or ; puis voyages bien réels comme ceux d’Hérodote et de Xénophon. Si parmi les nombreux écrivains antiques qui ont relaté leurs déplacements on distingue plus particulièrement ces deux là, c’est que, leur façon de raconter leurs périples est déjà très actuelle. Ils ont aimé voyager et le plaisir qu’ils y ont pris se ressent dans leur narration alerte, extrêmement vivante, pleine de digressions, de faits vus et rapportés, de légendes, d’anecdotes piquantes, d’étrangetés qui titillent encore aujourd’hui la curiosité du lecteur.

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‘’ J’écrirai le jeudi j’écrirai le dimanchequand je n’irai pas à l’école

j’écrirai des nouvelles j’écrirai des romanset même des paraboles

je parlerai de mon village je parlerai de mes parentsde mes aïeux de mes aïeules

je décrirai les prés je décrirai les champsles broutilles et les bestioles

puis je voyagerai j’irai jusqu’en Iranau Tibet ou bien au Népal

et ce qui est beaucoup plus intéressantdu côté de Sirius ou d’Algol

où tout me paraîtra tellement étonnant.                                                                                                  Raymond QUENEAU

LES PREMIERS VOYAGES RACONTÉSDepuis toujours les hommes se sont déplacés et ont exploré de proche en proche la terre entière. L’Homme préhistorique quitte l’Afrique il y a deux millions d’années pour rejoindre l’Asie et un million d’années plus tard l’Europe. Puis c’est la colonisation de l’Australie (entre -70.000 et -40.000 ans) et celle de l’Amérique (vers -25.000)Mais de ces voyages là, nous ne savons presque rien ; il n’y a pas de traces écrites (si ce n’est en Égypte quelques inscriptions funéraires).

Ce n’est qu’à partir de l’Antiquité que sont écrits les premiers récits de voyage ; voyages d’abord imaginaires relatant les pérégrinations d’Ulysse revenant dans sa patrie ou celles des Argonautes partis  à la conquête de la Toison d’or ; puis voyages bien réels comme ceux d’Hérodote  et de Xénophon. Si parmi les nombreux écrivains antiques qui ont relaté leurs déplacements on distingue plus particulièrement ces deux là, c’est que, leur façon de raconter leurs périples est déjà très actuelle. Ils ont aimé voyager et le plaisir qu’ils y ont pris se ressent dans leur narration alerte, extrêmement vivante, pleine de digressions, de faits vus et rapportés, de légendes, d’anecdotes piquantes, d’étrangetés qui titillent encore aujourd’hui la curiosité du lecteur.

Voyageur moderne, sans préjugés, s’efforçant toujours d’être impartial, curieux de tout, avide de connaissances, Hérodote sait écouter, observer jusqu’aux détails les plus imprévus de la vie quotidienne. Il fait du voyage non un moyen de conquête ou un instrument au service du prosélytisme grec mais une façon d’approcher l’autre, d’apprendre à le connaître. Humaniste avant l’heure, devançant Montaigne, il relativise les différences entre les peuples. C’est dans cette diversité que se trouve la richesse du monde.

‘’ Si l’on proposait aux hommes de choisir parmi toutes les coutumes du monde celles qu’ils trouvent les meilleures, chacun choisirait certainement les siennes’’

L’Anabase est l'œuvre la plus célèbre de Xénophon. Elle raconte le périple des Dix Mille, mercenaires grecs engagés par Cyrus le Jeune dans sa lutte contre son frère le roi de Perse,

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puis leur retraite vers l'Hellespont à travers le désert de Syrie, la Babylonie, le Kurdistan, l’Iran, l’Arménie, la Géorgie et la Turquie. L’Anabase est, l’un des tout premiers récits d’exploration géographique d’une région jusque là inconnue. Il ouvrira grand la voie à l’expédition d’Alexandre le Grand.

 ‘’ Thalassa ! Thalassa ! ‘’ Après des mois de marche éprouvante c’est le cri plein d’allégresse des Grecs apercevant enfin la mer.

(Tous les livres dont les jaquettes sont présentées dans ce dossier peuvent être consultés et empruntés à l’Odyssée)

Alors que le monde antique a été le temps d’une culture voyageuse, cela devient moins vrai au Moyen Age où tout déplacement est synonyme de contrainte et de dangerosité au point qu’il n’est pas rare de voir les voyageurs faire leur testament avant de partir.On vit dans l’ignorance la plus complète des autres civilisations. Les connaissances géographiques accumulées dans l’Antiquité sont remplacées par des légendes qui resteront vivaces jusqu’à la fin du 15es : légende de Saint Brendan parti à la recherche du jardin d’Eden et dont l’embarcation surplombe un énorme poisson ; légende du Royaume chrétien du Prêtre Jean perdu quelque part en Orient….

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Le Moyen Age est riche en voyages mythiques comme ceux de Sindbad le Marin des Mille et une Nuits.  Outre les expéditions marchandes ou militaires, le pèlerinage qui permet de se rapprocher de Dieu et du Paradis est la forme la plus représentative du voyage au Moyen Age. Qu’'il aille à Rome, à Saint-Jacques-de-Compostelle ou à Jérusalem, le pèlerin a pour l’aider à surmonter les difficultés de la route (et les possibles tentations terrestres qu’offrent toujours les déplacements) un mode d’emploi mis au point par l’Eglise.  Ancêtre de nos guides touristiques, ce document décrit les routes et les étapes avec les distances ; il comporte un vocabulaire usuel des langues et patois des pays traversés ; il dresse la liste des lieux où l'on trouve de l'eau, des reliques et des curiosités à voir au passage... Les cartes médiévales sont faites par les théologiens qui représentent un monde plat dont le centre est Jérusalem et quelquefois Rome. Dans l’imaginaire médiéval, la terre ne peut être ronde comme le prétendaient les anciens Grecs : cela voudrait dire que ceux qui habitent de l'autre côté du globe marchent la tête en bas....Jusqu’au début du 18es, ces cartes sont jalonnées de lieux inexistants, souvent des îles. Les cartographes qui représentent de nouveaux archipels ont l’habitude d’y ajouter une île qui porte le nom de leur bien-aimée ; on l’appelle très simplement l’île de la femme du cartographe.

Si jusqu’à la fin du 13es, le voyage est avant tout une expérience spirituelle, la réalité du monde et de ses habitants prend toute sa place dans les relations de Marco Polo ou de Ibn Battuta, considérés par beaucoup comme les deux plus grands voyageurs de tous les temps.

De l'autre côté de la Méditerranée, en pays arabe, un voyageur-pèlerin, Ibn Battûta  (1304 – 1377) effectue à l’âge de 22 ans, un premier pèlerinage à La Mecque, centre historique culturel de l’Islam. Il rentre 29 ans plus tard, après avoir traversé le monde, de l’Afrique de l’Ouest, l’Espagne et l’Inde à la Chine et aux Maldives, parcourant plus de 120 000 kilomètres ! A la demande du sultan de Fez, Ibn Battuta dictera ses souvenirs et livrera l'un des récits de voyage les plus célèbres du monde, le Rihla. En

arabe son livre a pour titre Tuhfat al nuzzar fi ghara 'ib al amsar Wa-'adja'ib al asfar ce qui veut dire en français "Cadeaux précieux pour ceux qui considèrent les choses étranges des grandes villes et les merveilles des voyages". Ce livre célèbre dans le monde entier est pour les historiens une source inépuisable d’informations sur les pays traversés.

Mais c’est avec le Devisement du monde de Marco Polo que la relation de voyage trouve ses lettres de noblesse. C’est grâce à ce livre que l’Occident confiné depuis des siècles dans la méfiance des autres civilisations fait connaissance directement avec l’Extrême-Orient. Parti à l’âge de 16 ans avec son père et son oncle en Mongolie, Marco Polo s’intégrera à la cour du grand Khan et y restera 16 ans. A son retour à Venise il est fait prisonnier lors d’une bataille navale entre Gênes et Venise. Et c’est en prison qu’il dicte ses souvenirs de Chine au trouvère Rusticien de PiseMarco Polo raconte ce qu'il a vu ou entendu dire lors de son fabuleux séjour en Chine ; rien ne lui échappe de la vie quotidienne, des croyances, des institutions économiques et

politiques de cet immense empire dont il décrit la faune et la flore, les villes, les moyens de transport... Tout au long du récit, il fait preuve d'une précision documentaire, de qualités

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d'observations qu'on ne soupçonnerait pas chez un homme de son époque. Ce qui l'étonne le plus c'est le système des postes, les réalisations de travaux publics (routes, ponts et canaux), celles de l'artisanat – en particulier le travail de la soie –, l'utilisation, enfin, du papier-monnaie.Le Livre des merveilles du monde jouera un rôle considérable dans le développement des mythes relatifs aux richesses de la Chine et des contrées voisines. Il marquera profondément l'imaginaire européen. Toutes les grandes découvertes des Temps modernes sont en effet nées de ce livre : les expéditions de Vasco de Gama et de Christophe Colomb ne seront entreprises que pour partir à la conquête des fabuleux trésors qu'il révèle, en contournant l'obstacle musulman qui s'oppose alors à la pénétration occidentale en Chine.

Périple de Marco Polo                                                        Périple d’Ibn Battuta

LE VOYAGE CONQUÉRANTAprès la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, tous les pays européens se mettent à la recherche d’une nouvelle route maritime vers les Indes, continent riche en épices et en métaux précieux. Profitant des progrès dans la cartographie et des innovations en matière de navigation (boussole – astrolabe, gouvernail d’étambot…), plusieurs expéditions sont lancées avec à leur tête quelques hommes intrépides : les Conquistadores magnifiquement évoqués par José Maria de Heredia.

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,Fatigués de porter leurs misères hautaines,De Palos de Moguer, routiers et capitainesPartaient, ivres d'un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métalQue Cipango murit dans ses mines lointaines,Et les vents alizés inclinaient leurs antennesAux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,L'azur phosphorescent de la mer des TropiquesEnchantait leur sommeil d'un mirage doré;

Où, penchés à l'avant de blanches caravelles,Ils regardaient monter en un ciel ignoréDu fond de l'Océan des étoiles nouvelles.

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Parmi tous ces explorateurs, deux touchent particulièrement l’imagination car leur vie et leur mort ressemblent à un roman : Christophe Colomb qui ne saura jamais qu’il est arrivé en Amérique et Magellan qui meurt les armes à la main sans finir le premier tour du monde.

Comme tous les grands aventuriers, Christophe Colomb nourrit un rêve : découvrir une nouvelle route pour aller aux Indes. Il étudie les écrits de divers savants, notamment ceux de Ptolémée et de Marco Polo et en tire une certitude qui ne le quittera pas. Pour se rendre en  Asie il faut passer par l’Ouest.  Ayant convaincu Isabelle et Ferdinand, les Rois d’Espagne du bien-fondé de son projet et obtenu leur soutien, il embarque à la tête de trois navires et de 90 membres d’équipage. Quand il accoste après une longue traversée, Il est persuadé d’être arrivé en Inde mais c’est un

nouveau continent qu’il découvre. Trois voyages suivront sans qu’il ne corrige son erreur tant la puissance de son illusion est grande : faisant plus confiance aux connaissances livresques qu’à ce que voient ses yeux, Christophe Colomb préfigure d’une certaine façon le Chevalier à la Triste figure, un Don Quichotte guerrier que créera un siècle plus tard Cervantès.

Six ans après le découverte par Christophe Colomb de l’Amérique, et sur les traces de Bartolomeu  Dias qui a doublé en 1487 le Cap des Tempêtes (devenu le Cap de Bonne espérance sur ordre de Jean II), un jeune homme de 29 ans, Vasco de Gama va relier Lisbonne à Calicut (aujourd’hui Kozhikode). Le vieux rêve de l ‘Occident est enfin réalisé : l’Inde peut être rejointe par l’Afrique et les épices livrées à l’Europe sans transiter par les marchands musulmans.

Marin portugais, Magellan sait depuis 1508 et le voyage d’Amerigo Vespucci, que Colomb n’a pas atteint l’Inde mais une terre jusque là inconnue donnant à l’ouest sur une mer inexplorée. Il propose à Charles Quint un ambitieux projet : trouver, au sud de l'Amérique, une route nouvelle qui conduirait vers les richesses de l'Orient. Le 21 octobre1520, il découvre un passage entre la Terre de feu et la Patagonie. Le 28 novembre, il est dans le Pacifique. Trahisons, mutineries matées dans le sang, désertions, agressions des indigènes, pillages, viols, tempêtes, famines parsèment le voyage. ... Magellan lui-même trouve la mort, blessé par une flèche indigène alors qu’il couvre la retraite de ses compagnons. Au terme de trois ans d'épreuves et de drames, dix-huit survivants, à bord d'un unique vaisseau, reviendront à Séville. Mais, le premier tour du monde est accompli et a fait la preuve jusque là controversée : la terre est sphérique.

‘’L'Eglise dit que la terre est plate mais j’ai vu l’ombre sur la lune et j’ai plus foi en l’ombre qu’en l’Eglise’’ (Magellan)

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En juillet 1519, lorsque Hernán Cortés se lança dans cette grande aventure qu'on appelle aujourd'hui "la conquête du Mexique", une Amérindienne était à ses côtés. Elle devint le

témoin et l'un des acteurs - des événements tragiques qui suivirent. Cortés l'appelait "Marina" ; l'histoire se souvient d'elle sous le nom de "Malinche"." Elle était née vers 1500 dans l'isthme de Tehuantepec, au

sud du Mexique. Vendue enfant comme esclave, elle fut offerte avec d'autres femmes à Cortés en mars 1519. Comme elle connaissait deux

langues, le maya et le nahuatl, et qu'un Espagnol de l'expédition parlait le maya, elle devint le truchement indispensable pour entrer en contact

avec l'empire mexicain puis le vaincre. C'est donc cette jeune Amérindienne qui adressa au puissant souverain Moctezuma les premières paroles du conquistador. Mais de son interprète Cortés fit

aussi sa concubine; il eut d'elle un fils avant de la marier à l'un de ses compagnons, et Malinche est entrée dans l'histoire à la fois comme une traîtresse et comme la mère du premier Mexicain. ‘’ 

(Anna Lanyon)Avec l’histoire de cette Malinche, preuve est faite que les explorateurs de ces nouveaux territoires s'intéressent avant tout aux ressources commerciales systématiquement recensées et beaucoup moins aux habitants considérés comme main d'œuvre gratuite ou âmes à convertir au plus vite (les missionnaires). Voyager et en faire un récit écrit sert avant tout à affirmer la suprématie de l’Europe sur les autres continents. 

Bartolomé de las Casas, fils d'un compagnon de Christophe Colomb est attiré très jeune par le Nouveau Monde. Nommé prêtre à Saint-Domingue, il se rend compte que le système del'encomienda (titre de propriété attribué à un Espagnol sur des terres indigènes avec les habitants qui y sont rattachés pour exploiter ces terres) est en train de détruire la population indigène. Il s'engage alors dans une lutte de plus de 50 ans, pour défendre le droit des Indiens contre les Conquistadores espagnols, multipliant les prêches, les excommunications, les voyages entre les deux continents pour demander le soutien des rois Ferdinand et Charles Quint qui supprimera le système de l'encomienda en 1542 mais le rétablira quatre ans plus tard. Las

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Casas fut ensuite nommé évêque du Chiapas au Mexique où il s’attira l’hostilité des colons. Revenu en Espagne. Il exposa ses idées dans la célèbre thèse soutenue à Valladolid en 1550 et mourut en 1566 à Madrid. Sa grande œuvre ‘Histoire des Indes’ délivre un message qui garde aujourd’hui encore toute son actualité. ‘’ Tous les peuples du monde sont des hommes et pour chacun d’eux, il y a une seule et même définition ‘’. 

‘’Ils ont construit des potences assez hautes pour que les pieds touchent à peine le sol… et ils ont brûlés les Indiens vivant.’ Illustration de Theodore de Bry dans ‘Très brève relation de la destruction des Indes'.

Bartolome de las Casas ne fut pas le seul à se préoccuper du sort des Indiens.Militant calviniste, Jean de Léry  (1534-1613) a juste vingt-trois ans quand il débarque au Brésil. Avec d'autres, il vient prêter main-forte à la colonie protestante, installée dans l'île de Villegagnon, face à l'actuelle Rio de Janeiro. Le récit de son séjour, qu'il publie en 1578, ‘’Histoire d’un voyage faict en terre du Brésil’’ brosse un saisissant tableau de l'humanité primitive. Anecdotes savoureuses, observations passionnées, rien ne manque à sa description de la vie des Indiens qu'il aura côtoyés neuf mois durant : le milieu, l'existence quotidienne, les relations familiales, les mœurs, les croyances religieuses, les habitudes culinaires, les scènes de guerre, l'anthropophagie... A travers l’autre, Jean de Léry se découvre lui-même et porte un regard sévère sur la société occidentale au point de regretter de ne plus être parmi les sauvages pourtant païens et cannibales : aveu sidérant à cette époque.

Ce livre inspirera le très célèbre chapitre des essais de Montaigne intitulé « Des cannibales »Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage, comme de vray il semble que nous

n'avons autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est toujours la parfaicte religion, la parfaicte police perfect et accomply usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de mesmes que nous appelons sauvages les fruicts que nature, de soy et de son progrez ordinaire, a produicts: là où, à la vérité, ce sont ceux que

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nous avons alterez par nostre artifice et detournez de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutost sauvages.

LE VOYAGE SAVANTJusqu'au 19es, le voyage doit avoir une fonction : on voyage pour découvrir de nouveaux territoires ou de nouvelles ressources ; pour transporter des hommes, des marchandises ; pour imposer des idées, un mode de vie, pour répandre la civilisation européenne et la religion catholique. S'il n'entre pas dans l’un de ces cadres, le voyageur devient très vite un suspect proche du vagabond ou de l’espion.Se promenant avec son ami Maxime du Camp,  Flaubert rapporte cette amusante anecdote résultant d'une rencontre avec deux gendarmes ; encore à cette époque (1847), on conçoit avec peine qu’on puisse se déplacer simplement pour se divertir.

''Jamais cependant ils ne purent croire que nous fussions des messieurs cheminant à pied pour leur récréation personnelle; cela leur paraissait inouï absurde ; nous étions des dessinateurs ou des leveurs de plan qui voyageaient par ambition pour faire mieux que les autres et gagner par là la croix d'honneur ; nous étions salariés par le gouvernement pour inspecter les routes et surveiller les allumeurs de phares ; nous avions une mission secrète, un travail que nous ne voulions pas dire afin de surprendre les gens et de faire notre coup ; il y avait quelque

chose d'incompréhensible , de contradictoire et nous les effrayions presque tant nous semblions étranges'' Par les champs et par les grèves

On voyage enfin, pour se perfectionner intellectuellement ; c’est alors un déplacement raisonné qui sert à ordonner et classifier le monde. Pendant très longtemps, le voyage est avant tout le moyen de vérifier sur place et de visu, ce qu’on a appris dans les livres. Voyager c’est avant tout être érudit, retrouver dans les paysages contemplés les descriptions lues dans la Bible ou chez les auteurs anciens qui savent mieux que personne ce qui est important et ce qu'il y a à voir.Se développe alors toute une littérature prescriptive sur l’art de bien voyager et d’en tirer profit. On ne part pas sans une longue préparation : nombreuses lectures, apprentissage de la langue du pays. … Pendant le voyage, on se fait accompagner d’une personne compétente et cultivée, on tient un journal quotidien qu’on agrémente de croquis. On écrit à l’encre, surtout pas au crayon qui pourrait s’effacer ; on cache ses précieuses notes de peur de se les faire voler et même on en fait un double. Toutes ces précautions s’expliquent car seul le retour et les connaissances accumulées puis partagées donnent sens au voyage.

Montaigne à une époque où voyager était encore un acte singulier réservé à quelques professions (diplomates, marchands, navigateurs, soldats…) a bien compris que partir loin de chez soi et de ses habitudes était une nécessité pour parfaire l'éducation intellectuelle et morale des jeunes gens. Il faut, dit-il : " frotter et limer notre cervelle contre celle d'autrui «,

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Dans le voyage qui le mena en Suisse, en Allemagne et en Italie du mois de juin 1580 au mois de novembre 1581, pour prendre les eaux afin de guérir de la maladie de la pierre dont il souffrait, il affirme aussi dans un texte merveilleux d’intelligence et d’empathie que l’on peut voyager sans but particulier : voyager par plaisir, pour voyager : idée totalement neuve qui sera reprise par les Romantiques.

Le voyage me semble un exercice profitable (*) . L'âme y a une continuelle exercitation à remarquer les choses inconnues et nouvelles; et je ne sache point meilleure école, comme j'ai dit souvent, à former la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, opinions et usages, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de

notre nature [...].Moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, je ne me guide pas si mal (que ceux qui sont contraints à voyager pour affaires). S'il fait laid à droite, je prends à gauche: si je me trouve mal propre à monter à cheval je m'arrête. Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J'y retourne; c'est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne déterminée, ni droite ni courbe. Ne trouvé - je pas où je vais ce qu'on m'avait dit ? Comme il advient souvent que les jugements d'autrui ne s'accordent pas aux

miens, et je les ai trouvés plus souvent faux, je ne plains pas ma peine : j'ai appris que ce qu'on disait n'y est point.[...] La diversité des façons d'une nation à une autre ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a ses raisons. Assiettes d'étain, de bois, de terre, viande bouillie ou rôtie, beurre ou huile de noix ou d'olive, chaud ou froid, tout m'est égal, et si égal que, vieillissant, j'accuse cette généreuse faculté et aurais besoin que la délicatesse et le choix arrêtassent le manque de modération de mon estomac. Quand j'ai été ailleurs qu'en France et que, pour me faire courtoisie, on m'a demandé si je voulais être servi à la française, je m'en suis moqué et me suis toujours jeté aux tables les plus fournies d'étrangers.

L’idée que les voyages forment la jeunesse se banalise et donne naissance au 18es à un type de voyage très particulier : le Grand Tour. Les jeunes aristocrates - surtout anglais - effectuent à travers l’Europe (Pays-Bas, Allemagne, Suisse, France et Italie) un long périple pour perfectionner leur formation politique, économique, acquérir la pratique des langues étrangères , découvrir les œuvres d’art les plus importantes, apprendre les bonnes manières, lier connaissance avec des personnes de même milieu social et même avoir leurs premières expériences sexuelles ; de quoi devenir des gentlemen accomplis prêts à tenir leur rang social, de retour dans leur pays. Ce type de voyage

contribua à créer ainsi à travers toute l’Europe une culture commune qui renforce les liens sociaux déjà existants. Beaucoup d’écrivains, d’artistes et de philosophes entreprennent aussi ce périple. Comme Lord Byron,  ils considèrent que voyager est la seule manière de découvrir le monde et de se découvrir soi-même.

L’expérience du voyage tient donc une place centrale dans la formation de l’homme. S’ensuivent des relations de voyage à des fins pédagogiques comme Le voyage de Télémaque de Fénelon  destiné

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au jeune duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, afin de lui apprendre à devenir un bon roi ou comme l’Emile de Jean-Jacques Rousseau  : A l’âge de 20 ans, Émile entreprend à travers toute l’Europe un voyage long de deux ans pour s’instruire sur les mœurs et les gouvernements des différents pays qu’il traverse. C’est par ce voyage de formation civile que se termine l’éducation du jeune homme : devenu citoyen, Émile peut maintenant se marier avec Sophie et fonder une famille.

Cette idée d’ouverture au monde par le voyage sera largement reprise dans les ouvrages destinés à la jeunesse. Jules Verne sera le représentant le plus célèbre de cette littérature de formation aux sciences à l’histoire et à la géographie. C’est lui qui a l’idée géniale dans Le tour du monde en quatre vingt jours de mesurer les déplacements de son héros non plus au niveau de l’espace mais du temps.

Au 18es commence toute une série de voyages qui ont pour objectif l’accroissement des connaissances scientifiques et techniques ; après la quête de spiritualité propre au Moyen- Age, de richesse à la Renaissance, voila celle du savoir humain que l’on rêve encyclopédique.

En 1766, Louis Antoine Bougainville quitte le port de Brest pour un voyage autour du monde au bord de la Frégate La Boudeuse. C’est le quatorzième dans l’histoire de l’Humanité mais le premier réalisé par un Français de façon officielle et scientifique. En 1768, James Cook part à la découverte du Pacifique puis c’est le tour de Jean-François de La Pérouse en 1785. Chacun d’entre eux est accompagné de dessinateurs qui vont illustrer le journal de bord. Cette association du texte et de l’image va permettre de transmettre aux lecteurs tout un tas de nouvelles connaissances particulièrement dans le domaine de la faune et de la flore (kangourou – pingouin). En plus des dessinateurs, des savants accompagnent les expéditions de reconnaissance géographique. Astronomes, mathématiciens, botanistes, géographes sont maintenant de la partie. Et ce sont les Sociétés savantes qui financent le voyage.

Louis XVI donnant ses instructions au capitaine de vaisseau La Pérouse.

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Le récit d’exploration atteint sa perfection avec les récits de Bougainville, de Cook et de La Pérouse. Tous ces grands navigateurs sont aussi hommes de science et de philosophie. A la différence de leurs prédécesseurs dont les relations de voyage tenaient beaucoup de l’inventaire, (Jean-Baptiste Tavernier et ses 6 voyages de Turquie et de Perse un siècle plus tôt)  ils réinventent cette littérature en multipliant les notations géologiques, géographiques, ethnologiques et en les entremêlant de réflexions critiques. L’observation scientifique, rationnelle permet de démystifier les préjugés, les superstitions et les croyances non vérifiées. James Cook  met ainsi fin à un des mythes récurrents de la géographie de cette époque : l’existence d’un immense continent austral dans le Pacifique sud appelé le cinquième continent.

Buffon lui, découvre le temps comme ‘’grand ouvrier de la Nature’’ et entrevoit une sorte d’évolution dans la ‘’dégénération des animaux ‘’ annonçant les théories de Charles Darwin. Dans son Voyage d’un naturaliste autour du monde, cet autre savant nous livre les observations qu’il a pu faire pendant ses voyages, notamment en Amérique du sud et dans les îles de l’Océanie ; hypothèses, raisonnements, comparaisons émaillent ce récit de voyages et vont servir de base à une théorie qui va révolutionner l’histoire de la science : la théorie de l’évolution

Précurseur et visionnaire, William Bartram a exploré les deux Caroline, la Géorgie et la Floride du Nord de 1773 à 1776. Il a eu l'intuition que l'observation du monde permettait de l'appréhender et de donner à chaque chose sa place dans le cycle de la vie, d'où son respect des Indiens, sa condamnation de l'esclavage, son amour de la nature et sa défense des animaux.  L’éditeur José Corti a eu la bonne idée de sortir de l’ombre ses ‘’Voyages ‘’ et de les publier l’année dernière.

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Dans la société occidentale, ce sont donc les explorateurs qui par leurs découvertes font évoluer les mentalités. Les philosophes des Lumières surfent sur la vague d’enthousiasme provoquée par ce genre de récits pour produire des livres qui critiquent la civilisation occidentale et la société française.

Les lettres persanes de Montesquieu  écrites en 1721, sous forme épistolaire sont un tableau satirique de la France du 18ème siècle à travers le voyage de deux Persans, Usbek et Rica, visitant Paris et communiquant leurs impressions à des compatriotes. Retournement de situation : ce sont les Occidentaux dont on observe les mœurs si étranges et trop souvent barbares !‘’ Le roi de France est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de mines d’or, comme le roi d’Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre ; et, par un prodige de l’orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées’’ Le mythe du bon sauvage a joué un rôle fondamental dans le travail de réflexion que la culture occidentale a effectué sur elle-même. Déjà présent dans l’œuvre de Montaigne et de Thomas More dans son Utopie, il bénéficie au 18es d’un engouement sans pareil après la

parution de la relation de voyage de Louis Antoine de Bougainville. La nouvelle image du sauvage est tout à fait idyllique ; il n’a que des qualités : simplicité, sens de l’hospitalité, dévouement ; il vit en accord avec lui-même et autrui. La nature pourvoit à ses besoins et il n’a pas à gagner son pain à la sueur de son front :

« J'ai plusieurs fois été, moi second ou troisième me promener dans l'intérieur. Je me croyais transporté dans le jardin d'Eden : nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse sans aucun des inconvénients qu'entraîne l'humidité. Nous

trouvions des troupes d'hommes et de femmes assis à l'ombre des vergers ; tous nous saluaient avec amitié ; ceux que nous rencontrions dans les chemins se rangeaient à côté pour nous laisser passer ; partout nous voyions régner l'hospitalité, le repos une joie douce et toutes les apparences du bonheur. » BougainvilleMais l'élément qui impressionna le plus les Occidentaux fut sans doute la liberté sexuelle de ces autochtones. En effet, les Tahitiens avaient pour habitude d’offrir leurs compagnes aux étrangers qui leur rendaient visite. Aussi Bougainville baptisa-t-il Tahiti "La   Nouvelle Cythère’’. 

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Si l’on admet que les sauvages sont plus heureux que nous il faut donc reconnaître écrit James Cook que : ‘’ Nous avons perdu du côté de la félicité en perfectionnant notre nature, en augmentant nos connaissances ‘’.

Les philosophes des Lumières utilisent l’image du Bon sauvage pour donner une leçon de relativisme, faire voir une autre façon de vivre, d’être heureux et pour s’interroger sur l’intolérance, l’absolutisme et les inégalités. C’est pourtant toujours une projection occidentale qui ignore les modes de vie des sauvages eux aussi régis par des règles bien précises. L’altérité continue d’être analysée à l’aune de l’Europe. Cette ignorance arrogante sera fatale au grand navigateur James Cook tué et peut-être dévoré par les indigènes, choqués que leur invité n'ait pas respecté leurs tabous.

Dans le supplément au voyage de Bougainville Denis Diderot présente une critique de la société européenne du XVIIIe siècle et du processus de civilisation par contraste avec la société tahitienne, tout entière naturelle, décrite par Bougainville. Conçu comme un dialogue opposant deux façons de penser, de vivre, ce livre soulève également le problème du colonialisme.

Mais des autodidactes ont aussi par leurs déplacements, fait avancer les connaissances. Le plus bel exemple en est René Caillié  dont Le Voyage à Tombouctou paru en 1830 après avoir connu un succès phénoménal a été quelque peu oublié, jusqu’à sa réédition par François Maspero en 1979. Fils d’un boulanger condamné au bagne pour un menu vol (on n’est pas loin de Jean

Valjean), René Caillié n’a qu’un rêve depuis son enfance et ses premières lectures (en particulier Robinson Crusoé dont les initiales sont aussi les siennes) : être le premier à entrer dans la ville de Tombouctou interdite aux chrétiens. Après quelques voyages en Afrique, il part seul en 1828 dans cette ville connue des Européens par les descriptions qu’en a fait un voyageur du 16es : Léon l’Africain. C'est sous l’identité et le déguisement d’un pèlerin arabe qu'il pénètre dans la

cité interdite. Si attendue et tant rêvée, la ville le déçoit quelque peu : “Revenu de mon enthousiasme, je trouvai que le spectacle que j’avais sous les yeux ne répondait pas à mon attente; je m’étais fait de la grandeur et de la richesse de cette ville une tout autre idée: elle n’offre au premier aspect qu’un amas de maisons en terre mal construites; dans toutes les directions, on ne voit que des plaines immenses de sable mouvant, d’un blanc tirant sur le jaune et de la plus grande aridité. Le ciel à l’horizon est d’un rouge pâle : tout est triste dans la nature; on n’entend pas le chant d’un seul oiseau.”

Truffé d’observations scientifiques et ethnographiques d’une grande précision et honnêteté, ce livre ouvre la voie aux récits de voyages ethnologiques de la première moitié du 20es.

Mais qu'est ce qu'un ethnologue ? Un scientifique travaillant sur le terrain ? Un voyageur parti à la rencontre de populations inconnues ? Un écrivain relatant son expérience ? Autre question : si l’observateur se borne à des notations extérieures et se tait sur ce qu'il est lui-même et sur ce qu’il recherche, ne fausse t-il pas les résultats de son étude en se mettant hors champ ? Bien conscients de ce problème, certains ethnologues ont publié alors deux documents ; d’un côté un document scientifique, savant, souvent sous forme de thèse ; de l’autre un récit autobiographique (ressemblant fort aux récits de voyage) destiné au grand public. La collection Terre humaine  a publié un grand nombre de ces témoignages où le

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ressenti, les émotions et les affects de l'ethnologue apportent un nouvel éclairage aux observations faites sur le terrain. C’est le cas de Michel Leiris et de Claude Levy-Srauss.

Embauché comme enquêteur dans l’expédition Dakar-Djibouti chargée sous les ordres de Marcel Griaule de compléter les collections du musée ethnographique du Trocadéro, Michel Leiris  espère que ce travail et ce séjour en terre africaine vont le transformer en ‘’un autre homme plus ouvert et guéri de ses obsessions’’ Avec l’Afrique fantôme il détourne les techniques d'enquête et de retranscription ethnographiques pour les appliquer à la description du quotidien de l'équipe de chercheurs. La publication de ce

texte provoque la rupture avec Marcel Griaule qui n’apprécie guère que soient mises au grand jour les méthodes brutales utilisées pour la collecte de certains objets sacrés.. Au fil du livre, l’exploration de l’Afrique fait de plus en plus place à une auto-analyse. Le voyage est avant tout révélateur, découverte de soi.Autre autobiographie ethnologique : Tristes tropiques de Claude Levy-Strauss. Relatant ses travaux sur le terrain chez les Indiens du Brésil, il élargit petit à petit sa réflexion à sa vie propre et à son expérience ; celle d’un homme qui a voyagé sur tous les continents et qui a assisté à la rapide transformation du monde d’après-guerre. S’ouvrant sur la célèbre phrase ‘’ je hais les voyages et les explorateurs’’ ce livre subtil et rigoureux montre que l’étude des sociétés primitives ramène aussi à l’étude de l’homme dans ce qu’il a de plus universel.

LE VOYAGE EXOTIQUEAu début du 19es, apparaît une esthétique nouvelle qui ne repose plus sur la volonté d’apprendre mais sur le désir de ressentir. Elle va renouveler l’écriture du voyage qui jusqu’ici avait pour but primordial de transmettre des informations et des connaissances.

C’est Jean-Jacques Rousseau qui va initier cette nouvelle façon de voyager et de raconter le voyage. A rebours de ce qui se pratique à son époque, il préfère la marche à pied. (Quelle révolution !). En solitaire (là encore, quel changement), il parcourt la Suisse, l’Allemagne, l’Italie du Nord. Dans ces livres (Julie ou la Nouvelle Héloïse – Emile) il met à l’honneur des paysages considérés jusqu’ici comme horribles, effrayants ou sans intérêt : les Alpes qui vont fasciner les générations suivantes, la campagne, nouveau jardin d’Eden, la Suisse pure de toute dépravation et qui va être durant tout le 19es le must du voyage d’agrément ; (Le voyage de Monsieur Perrichon d’Eugène Labiche)

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‘’ Je ne conçois qu'une manière de voyager plus agréable que d'aller à cheval, c'est d'aller à pied. On part à son moment, on s'arrête à sa volonté, on fait tant et si peu d'exercice qu'on veut. On observe tout le pays: on se détourne à droite, à gauche: on examine tout ce qui nous flatte, on s'arrête à tous les points de vue. Aperçois-je une rivière, je la côtoie:; un bois touffu, je vais sous son

ombre; une grotte, je la visite; une carrière, j'examine les minéraux. Partout où je me plais, j'y reste. A l'instant que je m'ennuie, je m'en vais. Je ne dépends ni des chevaux ni du postillon. Je n'ai pas besoin de choisir des chemins tout faits, des routes commodes; je passe partout

où un homme peut passer; je vois tout ce qu'un homme peut voir; et, ne dépendant que de moi-même, je jouis de toute la liberté dont un homme peut jouir… Quand on ne veut qu'arriver, on peut courir en chaise de poste; mais quand on veut voyager, il faut aller à pied.’’

En 1801, lorsqu'il publie Atala, Chateaubriand est encore un inconnu. Pour écrire son livre qui raconte l'histoire d’une tribu indienne de Louisiane massacrée par les Français, l’écrivain lit tout ce qui a été publié sur l’Amérique : ouvrages de missionnaires, de voyageurs, de géographes, de botanistes. Mais ce travail de préparation ne suffit pas. Il veut voir de ses propres yeux les lieux et les peuples dont il parle. (Ce sera pour les écrivains romantiques l’obligatoire sésame qui ouvre à la création). Aussi s’embarque t-il plusieurs fois pour le Nouveau monde. Il ne partage pas pour autant

l’admiration des philosophes des Lumières pour les populations autochtones. Le monde civilisé occidental lui semble bien supérieur à celui des indiens pour qui il a cette phrase condescendante :" Il faut les contempler d'un peu loin, se contenter de l'ensemble, et ne pas entrer dans les détails. "

Avides d’exotisme, d’aventure et de dépaysement, les écrivains – de Victor Hugo à Gérard de Nerval- sont allés en Italie, en Espagne, en Afrique, en Amérique. Pour eux, seul le voyage, permet d’oublier l’ennui engendré par une société bourgeoise, qui ne jure que par le progrès et le machinisme industriel. Mais pas n’importe où : il faut de grands espaces dénués de toutes activités humaines, des habitants féroces, des mœurs étranges ; de la couleur locale voilà ce que l’on recherche pour se réinventer et retrouver le goût du bonheur.

‘’Voyager, c’est vivre dans toute la plénitude du beau ; c’est oublier le passé et l’avenir pour le présent ; c’est respirer à pleine poitrine, jouir de tout, s’emparer de la création comme d’une chose qui est sienne. [...] Beaucoup sont passés avant moi où je suis passé, qui n’ont pas vu les choses que j’y ai vues, qui n’ont pas entendu les récits qu’on m’a faits, et qui ne sont pas revenus pleins de ces milles souvenirs poétiques que mes pieds ont fait jaillir en écartant à grand-peine quelque fois la poussière des âges passés.». A. Dumas

C’est la même joie qu’exprime Théophile Gautier dans son Voyage en Espagne fasciné par ce pays solaire et populaire. ‘’Nous prendrons au hasard, à droite et à gauche, sans choix ni préférence; car tout est beau, tout est admirable’’

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Stendhal  qui a passé dix ans en Italie définit très bien ce qu’il faut désormais attendre d’un récit de voyage : ‘’ Au lieu de décrire des tableaux ou des statues, l’auteur décrit des mœurs, des habitudes morales, l’art d’aller à la chasse au bonheur en Italie’’

On recherche avant tout l’agrément, le plaisir, dans ces pays étrangers, où au détour d’une impression heureuse, d’une aventure amoureuse, on rêve quelques instants de non retour. On veut presque se sentir chez soi, ce qui pour bien des artistes n’est même pas le cas dans leur propre pays. C’est bien là le sentiment de Théophile Gautier, voyageur enthousiaste et fervent ‘’je me sentis là sur mon vrai sol et comme dans ma patrie retrouvée’’ Se détachant de plus en plus des romantiques et de leurs visions du voyage, Gautier affirme ‘je suis un homme pour qui le monde extérieur existe’’ Toutes les qualités d’émerveillement, d’absence de préjugés et d’honnêteté qu’on attend d’un écrivain voyageur, Théophile Gautier les possède déjà.

    

Lorsque parurent les premières traductions des Mille et une Nuits d'Antoine Galland en 1705, ce fut un immense succès en Europe. C’est cet Orient littéraire, imaginaire que vont populariser les écrivains romantiques, au moment même où ce dernier se modernise, s’éloigne de cette image archétypale qui a tellement frappé les esprits de l’époque qu’il nous en reste encore quelque chose aujourd’hui.

Quand ils visitent ces terres lointaines, La plupart de ces écrivains se conduisent en esthètes bien plus à la recherche du pittoresque  qui nourrira leur œuvre que d’une réalité dont ils ne sont guère curieux. Ils ne font que passer, bienveillants mais animés d’un sentiment de supériorité dû à leur double état d’occidental et d’artiste. Alphonse de Lamartine ne s’en cache pas : ’’ C’est le regard écrit, c’est le coup d’œil d’un passager assis sur son chameau ou sur le pont de son navire, qui voir fuir des paysages devant lui, et qui, pour s’en souvenir le lendemain, jette quelques coups de crayon sans couleur sur les pages de son journal’’ Voyage en Orient

Certains, cependant ont nié cette vision autocentrée pour ouvrir d’autres voies à l’expérience et à l’écriture du voyage. En novembre 1849, Gustave Flaubert part pour l’Egypte avec son ami Maxime du Camp qui photographie sites, monuments tandis que l’auteur de Salammbô remplit ses calepins de notes et de dessins. A la différence de bien d’autres, Flaubert s’interdit d’évaluer selon ses propres normes, la

société égyptienne. Il veut tout voir, tout comprendre mais sans juger sur ce qui est bien, mal, beau, laid. Ne jamais tirer de conclusions toujours hâtives et souvent fausses : cette façon d’appréhender le voyage et l’altérité va révolutionner son écriture ; il appliquera dans ses romans ces mêmes principes de non intervention pour donner de la réalité un portrait aussi précis que possible.

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Peintre et écrivain Eugène Fromentin s’est dressé à son tour contre cette notion d’exotisme qui rend la plupart des descriptions superficielles et banales. Voilà ce qu’il écrit dans Un été au Sahara ‘’Je m’amuse à des portraits. D’abord on n’aperçoit que la variété des

costumes ; elle séduit et fait oublier l’homme ; puis on s’arrête aux traits caractéristiques de la race et, pour empêcher de la confondre avec une autre, on donne à tous les individus la même parenté de tournure, d’élégance et de beauté banale. Ce n’est que plus tard que l’homme apparaît enfin sous les traits de l’Arabe, et montre qu’il a comme nous, ses passions, ses difformités, ses ridicules…N’est-il pas temps de sortir du bas-relief, d’envisager ces gens-là de face et de reconstruire des figures pensantes’’

Lorsque Gérard de Nerval décide de partir en Orient en 1842, sa maîtresse Jenny Colon vient de mourir. Très fragilisé par cette disparition, il craint un nouvel internement et décide

de voyager pour enrayer sa mélancolie. Il part en Grèce (qui le déçoit quelque peu) débarque en Egypte puis en Syrie, au Liban, en Turquie. Dans un style simple et raffiné, sans les préjugés qui ont habité ses prédécesseurs, Châteaubriand et Lamartine, Nerval a su rendre compte avec beaucoup de précision et d’empathie la beauté de ces pays et de ces habitants. Et cela sans jamais tomber dans ce pittoresque recherché par beaucoup de ses confrères.

Fin du 19es et début 20es, les pays occidentaux – France et Angleterre en tête - se partagent les richesses des pays colonisés pour qui ils éprouvent une grande attirance mêlée de mépris et de peur. Avec la révolution industrielle qui transforme le travail en valeur suprême, les peuples colonisés sont perçus comme des êtres incapables de faire fructifier leurs richesses. C’est l’époque des expositions universelles où l’on exhibe des hommes et des femmes ramenés des colonies. C’est aussi l’apparition de théories qui démontrent la supériorité de l’homme européen ; Jules Ferry soutient qu’il y a des races supérieures qui ont un droit de vie sur les races inférieures et le devoir de les civiliser.

C’est en vain que quelques philanthropes ont essayé de prouver que l’espèce nègre est aussi intelligente que l’espèce blanche. Quelques rares exemples ne suffisent point à prouver l’existence chez eux de grandes capacités intellectuelles. Un fait incontestable et qui domine tous les autres, c’est qu’ils ont le cerveau plus rétréci, plus léger et moins volumineux que l’espèce blanche, et comme, dans toute la série animale, l’intelligence est en raison directe des dimensions du cerveau, du nombre et de la profondeur des circonvolutions, ce fait suffit pour prouver la supériorité de l’espèce blanche sur l’espèce noire.. Si les nègres se rapprochent de certaines espèces animales, par leurs formes anatomiques, par leurs instincts grossiers, ils en diffèrent et se rapprochent des hommes blancs sous d’autres rapports et nous devons en tenir grand compte. Ils sont doués de la parole, et par la parole nous pouvons essayer de les élever jusqu’à nous, certains d’y réussir dans une certaine limite. Du reste, un fait physiologique que nous ne devons jamais oublier, c’est que leur race est susceptible de se mêler à la nôtre, signe sensible et frappant de notre commune nature. Leur infériorité intellectuelle, loin de nous conférer le droit d’abuser de leur faiblesse, nous impose le devoir de les aider et de les protéger. - Pierre Larousse (1872)

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Dans Le Fardeau de l’Homme blanc, poème, publié en 1899, Rudyard Kipling décrit la mission civilisatrice qu’on doit accomplir en Afrique. L’une des principales responsabilités de l’Homme blanc est en fait de veiller sur ces peuples enfantins, sauvages et agités.

O Blanc, reprends ton lourd fardeau :Envoie au loin ta plus forte race,

Jette tes fils dans l'exilPour servir les besoins de tes captifs;

Pour - lourdement équipé – veillerSur les races sauvages et agitées,

Sur vos peuples récemment conquis,Mi-diables, mi-enfants.

C’est dans ce contexte que se développe l’œuvre singulière de Pierre Loti  écrivain, dessinateur, photographe et surtout grand voyageur qui ne cesse de ‘’rêver de cette éternelle nostalgie d’où je ne suis pas’’ Une grande partie de son travail s'est inspiré de ses voyages d’officier marin à Tahiti pour Le Mariage de Loti , au Sénégal pour Le Roman d'un spahi ou au Japon pour Madame Chrysanthème . Il a gardé toute sa vie une attirance très forte pour la Turquie, qui le fascinait pour la place faite à la sensualité féminine : Aziyadé (1879)

Même si Pierre Loti n’est pas un colonialiste aussi engagé que Joseph Arthur Gobineau qui défend dans son Essai sur l’Inégalité des races  la thèse voulant

que la décadence des plus grandes civilisations soit la conséquence de leurs croisements avec d’autres races (particulièrement celles des peuples vaincus), il n’hésite pas en 1887 pour le Figaro dont il est un des correspondants, de décrire de cette façon la prise d’Annam :

‘’Alors la grande tuerie avait commencé. On avait fait des feux de salve-deux ! et c’était plaisir de voir ces gerbes de si facilement dirigeables s’abattre sur eux deux fois par minute au commandement d’une manière méthodique et sûre… on en voyait d’absolument fous qui se reprenaient pris d’un vertige de courir… Ils faisaient en zigzag et tout de travers cette course de la mort, se retroussant jusqu’aux reins d’une manière comique. Et puis on s’amusait à compter les morts’’

Même arrogance, même sentiment de supériorité impitoyable dans Madame Chrysanthème :‘’Allons, petite mousmé, séparons-nous bons amis ; embrassons-nous même, si tu veux. Je t'avais prise pour m'amuser ; tu n'y as peut-être pas très bien réussi, mais tu as donné ce que tu pouvais, ta petite personne, tes révérences et ta petite musique ; somme toute, tu as été assez mignonne, dans ton genre nippon.’’

Pierre Loti a connu de son vivant un énorme succès et encore de nos jours ; il excelle à rendre parfaitement les émotions ressenties face à ces paysages lointains tout en apportant à ses dires la caution de sa profession : officier de marine. ‘’ll y a toujours ce vent d'inconnu et d'aventures qui nous talonne tous, et sans lequel notre métier ne serait pas possible ; quand une fois on a respiré ce vent-là, on étouffe après, en

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air calme ; toutes les choses douces et aimées, après lesquelles on a soupiré quand on était au loin, deviennent peu à peu monotones, incolores ; - et, sourdement, on rêve de repartir.’’

Victor Segalen (qui a fait plus ou moins les mêmes voyages que Pierre Loti et à peu près à la même époque) s’est opposé dans toute son œuvre, des Immémoriaux à Stèles à cette représentation des pays lointains qui ne porte d’attention qu’à ce qui peut paraître excitant aux Occidentaux avides de sensations fortes teintées d’érotisme. Selon lui, cet exotisme de pacotille empêche de voir l’autre dans sa différence. Il propose alors une

toute autre approche : percevoir comment ceux que nous observons nous considèrent nous, voilà ce qu’il faut faire, pour rendre possible une vraie rencontre. Le voyageur c’est l’exote  (néologisme créé par l’écrivain) qui a ‘’la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même’’ ; Sûrement pas celui qui recherche les palmiers, les chameaux, les couchers de soleil, les plages de sable blanc, les vahinés… Déplorant l’uniformisation du monde ‘’la fin du divers’’, Victor Segalen élabore une nouvelle esthétique de l’exotisme. Mais ce nouvel état d’esprit arrive trop tard. A Tahiti, en Chine, au Japon, partout où il va, il constate qu’il ne reste presque plus rien des anciennes cultures. Le rouleau compresseur européen par l’entremise des missionnaires et des colonisateurs a fait son œuvre. Privés de leurs mythes et de leurs langues, tous ces pays si riches en traditions et expressions artistiques sont en voie d’occidentalisation irréversible.Le récit de voyages a-t-il encore lieu d’exister si toute différence a été tronquée effacée ou ne se conjugue plus qu’au passé dans les livres ? Si la connaissance de l’autre s’avère toujours incomplète ? Il ne reste plus que la quête d’un écrivain recherchant sa terre intérieure ‘’on fit comme toujours un voyage au loin de ce qui n’était qu’un voyage au fond de soi’’A la fin du 19es, l’exotisme des pays lointains entretenu par une habile propagande gouvernementale (il faut bien peupler les colonies !) habite l’imagination collective Dans ce climat plutôt consensuel, certains artistes se démarquent et trouvent pour parler de l’ailleurs, de nouvelles figures. On peut voyager de bien des façons et l’une d’entre elles consiste à supprimer le déplacement. Le voyage n’a pas besoin d’être réellement accompli pour exister : Pour ces artistes, il est avant tout onirique. Ce thème du voyage immobile a été exploité de façon brillante, presqu’un siècle auparavant, par  Xavier de Maistre et son célèbre Voyage autour de ma chambre (1795) : l’auteur mis aux arrêts pendant 42 jours dans une chambre close, décide de faire appel à ses souvenirs et au décor qui l’entoure pour lever l’ancre. Contraint à l’immobilité, il peut grâce au pouvoir du rêve et de l’imagination se libérer à son gré du monde des contingences.‘’Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria ; sa direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en contiendra cependant davantage car je la traverserai souvent en long et en large ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode. Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie, si le besoin l’exige. Je n’aime pas les gens qui sont si fort les maîtres de leurs pas et de leurs idées, qui disent : "Aujourd’hui je ferai trois visites j’écrirai quatre lettres, je finirai cet ouvrage que j’ai commencé."

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Mais c’est avec Carl Joris Huysmans que le voyage immobile prendra toute sa force. Dans  A rebours, son personnage principal le Comte Floressas des Esseintes, se retire à Fontenay où il aménage selon une esthétique compliquée, son logis. Enfermé chez lui, au milieu de ses tableaux, de ses livres et de ses plantes - tous plus étranges les uns que les autres - il multiplie les expériences perverses et extravagantes. Pourtant un jour il décide de rompre son isolement et de partir à Londres. Déguisé en parfait gentleman il n’ira pas plus loin que la gare Saint-Lazare dans une taverne fréquentée par des anglais et aura cette phrase mille fois commentée :

‘’A quoi bon bouger quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise’’

Les voyages de Jean Cocteau sont avant tout artistiques : entre théâtre, poésie, arts plastiques, cinéma. Quel besoin de quitter Paris, sa chambre et sa machine à écrire quand il y a tant à découvrir sans aller plus loin ! Pourtant comme on lui reprochait de ne jamais voyager, il eut l’idée de refaire soixante ans après la sortie du roman de Jules Verne, le tour du monde en 80 jours : Voyage dans le temps plus que dans l’espace, dans les livres plus que dans l’univers. Reproduire à l’identique un périple déjà raconté en empruntant l’identité et le caractère de son protagoniste est-ce un voyage ou encore du théâtre ? En fait la seule aventure qu’il s’autorise est poétique :

‘’C’est demain que se produit le phénomène que la science explique fort bien mais qui reste une énigme poétique comme la longueur d’onde et le pigeon voyageur. Demain mardi 28 au soir les passagers d’endorment et… se réveillent mardi matin. Le 28 se prolonge jusqu’à devenir un jour anonyme. La semaine des deux mardis.’’

LE VOYAGE FEMININSi l’histoire n’en n’a gardé guère de traces, les femmes  de tout temps, ont accompagné leurs maris ou leurs parents lors des expéditions lointaines. Certaines d’entre elles eurent même un destin extraordinaire, corollaire à coup sûr d’un caractère et d’un courage exceptionnels.

Parmi celles qui sont passées à la postérité, Isabelle Barreto , épouse du navigateur Alvaro Mendaña qu’elle accompagne en 1595, lors de sa dernière expédition. Partis de Lima avec quatre navires, ils découvrent les îles Marquises puis les îles Santa Cruz où Mendaña, atteint de malaria, meurt le 18 octobre 1595, sans avoir pu découvrir le fameux cinquième continent qu’il avait surnommé Terre de mon hypothèse. C’est à sa femme qu’il confie le soin de réaliser son rêve ; elle n’a que 27 ans mais prend le commandement de la

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flotte avec le titre d’amiral. Après un effroyable voyage où une grande partie de l’équipage perdra la vie et où rien ne lui sera épargné (famines – maladies – mutineries- trahisons – massacres - naufrages) elle arrive à Manille en février 1596. Les années suivantes elle montera d’autres expéditions qui la conduiront jusqu’à Acapulco au Mexique, et Guanaco en Argentine, puis au Pérou où elle vivra jusqu’à sa mort. Alexandra Lapierre séduite par cette héroïne lui a consacré un roman en 2013 : Je te vois reine des quatre parties du monde.

Une autre histoire extraordinaire est celle de Jeanne Baret, rapportée dans le journal de Bougainville. Cette jeune femme est la maîtresse de Philibert Commerson, botaniste de Louis XVI et qui à ce titre, accompagne le célèbre navigateur. Une ordonnance interdisant aux femmes d’embarquer sur les navires de la Marine Royale, les deux amoureux décident d’une supercherie pour ne pas se séparer ; Jeanne devient le valet de Commerson sous le nom de Jean Baret. Très vite, certains marins sont en passe de deviner sa véritable identité mais Jeanne arrive à déjouer les soupçons comme en atteste ce passage du journal de Bougainville :

Ce sera à Tahiti que la supercherie sera découverte par un indigène que les vêtements d’homme de Jeanne ne trompent pas.

Bougainville rapporte ainsi l’incident : ‘’ j’ai vérifié à bord de l’Etoile un fait assez singulier. Depuis quelque temps, il courait le bruit dans les deux navires que le domestique de Monsieur de Commerson était une fille. Plusieurs indices avaient fait naître et accréditaient le soupçon. Elle m’a avoué, les larmes aux yeux, qu’elle avait trompé son maître en se présentant à lui sous des habits d’homme à Rochefort au moment de son embarquement. Elle savait, qu’en embarquant, il était question de faire le tour du monde, et ce voyage avait piqué sa curiosité. Elle sera la seule de son sexe et j’admire sa résolution, d’autant qu’elle s’est toujours conduite avec la plus scrupuleuse sagesse. La Cour, je crois, lui pardonnera l’infraction aux ordonnances. L’exemple ne saurait être contagieux » ;Pour avoir enfreint la règle Philibert Commerson et ‘’son valet’’ sont débarqués sur l’île Maurice. Jeanne Baret se retrouve seule après le décès de son maître. Elle ne reviendra à Paris qu’en 1776 ramenant de son périple plus de 30 caisses contenant 5000 espèces de plantes dont beaucoup sont inconnues. C’est aussi en suivant son mari nommé ambassadeur dans l’Empire ottoman en 1716 que

Mary Wortley Montagu va connaître la célébrité avec ces lettres envoyées de Turquie et

« Comment reconnaître une femme dans cet infatigable Baret, botaniste déjà fort exercé que nous avons vu suivre son maître dans toutes ses herborisations et porter même, dans ses marches pénibles, les provisions de bouche, les armes et les cahiers de plantes avec un courage et une force qui lui ont valu le surnom de bête de somme ? »

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réunies sous le titre de : ‘’ ‘’Je ne mens pas autant que les autres voyageurs’’ Elle sera la première à faire reconnaître la légitimité du voyage féminin puisqu’elle pourra entrer dans les lieux interdits aux hommes comme le harem ou les bains. Dans sa correspondance, elle s’attache à décrire avec beaucoup de vivacité et d’authenticité la vie des femmes turques dans ses moindres détails : vêtements, mœurs, mariage, religion, vie amoureuse. Jusqu’ici, lui semble t-il, les voyageurs ont écrit sur ce pays beaucoup d’absurdités mais elle se fait fort de rétablir la vérité. A contre-courant, ses lettres pourtant connaîtront une très grande audience, particulièrement en France.

‘’Il n’est point de Nation sur laquelle on ait plus écrit que sur les Turcs et peu de préjugés plus accrédités que ceux que l’on a adoptés sur leurs mœurs. La volupté des orientaux, l’ivresse du bonheur dont ils jouissent au milieu de plusieurs femmes, la beauté de celles qui peuplent de prétendus Sérails, les intrigues galantes, le courage des Turcs, la noblesse de leurs actions, leur générosité, que d’erreurs accumulées’’

Les pérégrinations d’une paria relate l’incroyable voyage que fit Flora Tristan au Pérou pour retrouver sa famille paternelle péruvienne. Divorcée, seule, sans argent et sans protection, (‘’J’appris, pendant ces six années d’isolement, tout ce qu’est condamnée à souffrir la femme séparée de son mari au milieu d’une société qui, par la plus absurde des contradictions, a conservé de vieux préjugés contre les femmes placées dans cette position, après avoir aboli le divorce et rendu presque impossible la séparation de corps’’.) la jeune femme embarque pourtant pour un voyage qui va durer plus de dix mois. Après une épouvantable traversée de l’Atlantique, et le passage du Cap Horn où elle croit mourir, elle continue sa route à dos de mule franchissant l’espace désertique et montagneux qui sépare la côte de sa destination. Ses misères n’en sont pas pour autant finies.

‘’ Je vais raconter deux années de ma vie : j’aurai le courage de dire tout ce que j’ai souffert. Je nommerai les individus appartenant à divers classes de la société, avec lesquels les circonstances m’ont mises en rapport : tous existent encore ; je les ferai connaître par leurs actions et leurs paroles.’’Autodidacte, Flora Tristan se lance dans la relation de son voyage, témoignage étonnant sur le Pérou où elle multiplie les descriptions mais aussi les dénonciations : inégalités, esclavage, condition féminine, tout y

passe. Cette démarche militante déplaît fort ; son livre est brûlé en place publique au Pérou ; son ex-mari furieux du scandale qu’elle a déclenché tente de l’assassiner d’un coup de pistolet et sa famille la déshérite. Revenue en France, elle connaît la même solitude morale qu’au Pérou. Dans une lettre, elle écrit en 1844, l’année de sa mort :: « (...) j'ai presque tout le monde contre moi. Les hommes parce que je demande l'émancipation de la femme et les propriétaires parce que je demande celle de l'ouvrier. »

Pour compléter les études que son père avait entreprises sur les fétiches religieux,  Mary Kingsley  une toute jeune londonienne arrive en Afrique en 1893. Avant cette date, elle n’est

jamais sortie de sa maison où elle s’occupait de sa mère invalide. Extraordinaire destin : la voilà qui parcourt (en robe et bottines) sans relâche les terres s’étendant de la Guinée à l’actuel Nigéria ; qui explore le cours inférieur du Congo, infesté de crocodiles dont elle se défend à coups

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de rames seule sur un canoë ; qui escalade le Mont Cameroun, visite la tribu des Fangs considérés comme de féroces cannibales. Première à s’introduire dans les régions reculées du Gabon et du Congo français, cette femme audacieuse est aussi humaniste, avant-gardiste dans une société impérialiste et conservatrice, défendant les Africains qu’elle admire et leurs traditions. A partir de sa correspondance, et sous le titre de La montagne des dieux, Esteban Mathieu et Guillaume Dorison se sont attachés à nous faire connaître cette vie extraordinaire.

Une autre très jeune femme Isabelle Eberhardt va aussi à l’âge de 20 ans en 1897, partir pour ce continent africain. Ce sera un voyage sans retour. Elle se convertit à l’Islam, découvre le Sahara, sa culture et son peuple dont elle partage la vie. Au grand dam de la

bonne société coloniale, elle va jusqu’à se marier avec un autochtone : scandale si grand qu’elle est obligée de se réfugier dans les Hauts Plateaux. Elle se transforme alors en un de ces nomades qu’elle admire tant. Lyautey lui offre son appui ; après sa mort, à 27 ans lors d’une crue, il lui rendra ce bel hommage : « Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire. Trouver quelqu’un qui est vraiment soi […] et qui passe à travers la vie, aussi libérée de tout que l’oiseau dans l’espace, quel régal… »

Cette voyageuse infatigable, exigeante, éprise d’absolu laisse une œuvre littéraire posthume très importante : Je ne suis qu’une originale, une rêveuse qui veut vivre loin du monde, vivre de la vie libre et nomade, pour essayer ensuite de dire ce qu’elle a vu et peut-être de communiquer à quelques-uns le frisson mélancolique et charmé qu’elle ressent en face des splendeurs tristes du Sahara’’ Ecrits sur le sable

Il est courant de dire qu’Alexandra David-Neel morte à l’âge de 101 ans eut plusieurs vies. Chanteuse d’opéra, journaliste, franc-maçonne, orientaliste érudite, écrivaine, elle fut aussi une grande voyageuse. En 1911, elle a déjà 43 ans quand elle obtient une aide financière pour un voyage d'études aux Indes. Partie en disant à son mari qu'elle reviendrait au bout de huit mois, elle ne remettra les pieds en Europe que 14 ans plus tard. Pendant toutes ces années, elle va arpenter l'Inde, la Chine, le Japon et le Tibet et s'immerger sans relâche dans les philosophies hindouistes. Car pour elle, la terre d’attache c’est le Tibet. Elle sera la première occidentale à séjourner à Lhassa la ville interdite ; Nous sommes en 1924 et notre aventurière a 55 ans. Huit mois lui auront été nécessaires pour entrer dans la capitale où elle est reçue par le Dalaï Lama. A la suite de son voyage, elle écrira son livre le plus célèbre : Voyage d’une parisienne à Lhassa. ‘’Ce fut les plus beaux jours de ma vie’’ dit l’aventurière, nonobstant les dangers, la vie rude dans ces régions en grande partie inconnues.

Autre dame remarquable, Ella Maillart morte elle aussi très âgée et ayant vécue comme Alexandra David-Neel mille vies en une. Exerçant de multiples métiers à Paris, Berlin, notre cosmopolite se rend en Russie puis dans le Turkestan Elle relatera ce voyage dans Les monts célestes au sable rouge. S’ensuivra un voyage à travers l’Inde, la Chine et c’est Oasis interdite dont les protagonistes sont ‘’l’espace, le silence et une forme de bonheur dont on ne guérit jamais’’ A la recherche d’un équilibre intérieur, de ce qu’elle nomme pudiquement son centre, Ella découvre sur ce continent l’importance du moment présent, de la lenteur, de l’intuition, en totale opposition avec ses contemporains avides de bruit et e vitesse.

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Bien différente est son amie Anne- Marie de Schwarzenback avec qui Ella Maillart entreprend en Ford un voyage qui les mèneront de la Suisse à l’Afghanistan et qu’elle relatera dans « La voie cruelle’’ Cette jeune femme tragique et ambivalente a deux passions la morphine et l’écriture ; elle traîne son mal de vivre à travers l’Europe, l’Asie, l’Afrique. En entreprenant ce périple avec elle, Ella espère la sauver mais elle échouera ; les deux femmes se sépareront à Kaboul et Anne- Marie trouvera la mort deux années plus tard dans une chute de vélo.Si Ella Maillart déteste écrire et ne le fait que pour financer ses voyages, il n’en n’est pas de même pour Anne-Marie qui a commis son premier roman à l’âge de neuf ans et vécu toute sa courte vie en littérature, à la recherche d’une ouverture qui ne cesse de lui échapper. Comme La voie cruelle, les quarante Colonne du souvenir raconte le voyage en Afghanistan. Plus que ce périple et ses péripéties, c’est sa souffrance, son désarroi, ses manques qu’elle relate, son dur combat contre la drogue ou avec l’écriture qui lui apporte tant de souffrances : ’’ Mais qu'arrive-t-il quand un être humain est à bout de forces ? (Ce n'est pas une maladie, pas une douleur, pas un malheur, c'est plus grave.) Un matin, il est assis devant sa tente et regarde par-delà le fleuve. En face, les mulets paissent l'herbe haute des rives (...) Si l'on regarde longtemps l'eau noire, rapide, brisée de reflets, on a le vertige et l'on éprouve quelque chose qui ressemble à de la peur... ‘’

Dans La Ferme africaine, Karen Blixen qui a vécu au Kenya de 1914 à 1931 retrace ces années, près de Nairobi où elle a une plantation de café « J’ai possédé une ferme en Afrique au pied du Ngong. La ligne de l’équateur passait dans les montagnes à vingt cinq miles au

nord. Mais nous étions à deux mille mètres ; au milieu de la journée, nous avions l’impression d’être tout près du soleil alors que les après-midi et les soirées étaient

fraîches et les nuits froides’’. Amoureuse des paysages d’Afrique, Karen Blixen découvre peu à peu la population indigène, les Kikuyus, la richesse de leurs croyances, leur vie équilibrée

harmonie avec la nature. Elle n’a de cesse de louer leur forme d’esprit

mythique et panthéiste.

La ferme de Karen Blixen dans la banlieue de Nairobi

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LE VOYAGE POETIQUEIl n’est pas rare de rapprocher le poète du voyageur ou vice-versa. La page blanche du poète ne diffère guère de la route du voyageur qu’il doit affronter, sans savoir si elle va déboucher sur une déception ou une révélation. Le désenchantement face à la réalité, le désir de changer la vie à moins que ce ne soit celui d’exorciser la mort, la recherche d’un ailleurs improbable, d’un paradis perdu regretté sont souvent à l’origine de ces deux passions. Il est significatif qu’un des premiers récits de voyage du monde occidental, l’Odyssée  soit un poème écrit sous la forme d’un traité de navigation ; poème singulier, car son héros n’est pas guidé par le désir d’aventures ou de découvertes, même s’il les multiplie, mais par la nostalgie, mot grec formé d’algie (souffrance) et nostos (désir de retour). L’Odyssée le premier voyage raconté est celui du retour sans cesse retardé et sans cesse désiré. La poésie comme le voyage ne sont jamais là où on les attend.Si le 19es à travers certains poèmes célèbres – L’invitation au voyage – Brise marine- Le bateau ivre – s’est intéressé au voyage, c’est surtout au 20es que ce thème sera présent et même central dans l’œuvre de nombreux écrivains qui trouvent une source d’inspiration dans les civilisations lointaines de mieux en mieux connues et reconnues grâce à l’engouement dont bénéficient l’art primitif, le jazz, la psychanalyse, l’ethnologie, le surréalisme, la drogue ou l’ésotérisme. Tous identifient leur maître à penser dans la personne d’Arthur Rimbaud poète et voyageur qui a voulu se faire voyant.   Avec Blaise Cendrars, le voyage est une nécessité vitale : ‘’J’avais faim Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verres J’aurais voulu les boire et les casser Et toutes les vitrines et toutes les rues Et toutes les maisons et toutes les vies’’

De la Russie au Brésil, de New York au Pôle Sud, cet éternel errant, ce bourlingueur n’est vivant qu’en partance entre deux villes, entre deux vies ou entre deux livres (n’a-t-il pas créé son double dans le personnage de Dan Yack ?) conjuguant sa passion de l’aventure avec la découverte du monde moderne industriel.

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Mais comme pour les autres poètes voyageurs, cette quête incessante du monde se double d’une aventure intérieure. En découvrant le monde puis en se l’appropriant par la force des mots, Blaise Cendrars se rend compte qu’il a déjà fait ces voyages ; bien avant ses périples, dès l’enfance où il dévorait les livres de Marco Polo, de Jules Verne. Derrière tout voyage se cache un voyage imaginaire. C’est plus dans le temps que dans l’espace qu’a lieu l’aventure pour le poète : un voyage à rebours, un retour aux origines. A ceux qui, à la lecture de son poème La Prose du Transsibérien et de la petite Jehane de France, doutaient qu’il n’ait jamais pris le Transsibérien, Cendrars répondait ‘’Quelle importance si je vous l’ai fait prendre ?’’

Ami de Cendrars, Guillaume Apollinaire fut aussi un grand voyageur à travers toute l’Europe. Pour lui, voyager, plus que voir de nouveaux paysages, c’est retrouver la liberté aller à l’aventure, s’arrêter dans des auberges où l’on découvre des visages fort éloignés de son quotidien, repartir, rencontrer sur le chemin saltimbanques, bohémiens ou émigrants, figures parfaites de l’errance. Avec Apollinaire curieux et disponible, sensible à la diversité de la vie partout où elle est, le voyage a tout d’une fête, devenant soudain mélancolique quand c’est au tour de l’aimée de s’éloigner très loin, sans désir de retour. (La chanson du mal-aimé’’)

A côté de ces deux poètes qui ont connu la guerre (amputation pour l’un et trépanation pour l’autre) puis la bohême, Valéry Larbaud, héritier d’une grande fortune s’adonna en toute liberté à ces deux passions, la littérature et les voyages. Grâce à sa richesse, il parcourt l’Europe à grands frais, bénéficiant de toutes les commodités du tourisme de luxe en plein essor à partir des années 1880 : premières classes dans les paquebots et les trains comme l’Orient-Express, palaces de rêve qu’il glorifie dans son livre A.O.Barnabooth, multiples séjours dans les riches stations thermales pour soigner une santé fragile…

Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce, Ton glissement nocturne à travers l’Europe illuminée

O train de luxe ! et l’angoissante musiqueQui bruit le long de tes couloirs de cuir doré

Tandis que derrière les portes laquées aux loquets de cuivre lourd,Dorment les millionnaires.

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Riche, mondain et dilettante de la même façon, Paul Morand, voyageur par goût et par profession (ambassadeur), célèbre dans nombre de ses écrits la pratique du voyage contemporain. En 1925, il fait un premier tout du monde, puis c’est l’Afrique, l’Amérique, New York où il séjourne plusieurs fois et dont il aime l’ambiance frénétique. Tout en déplorant à l’exemple de Segalen ou Michaux, l’uniformisation du monde, il se rapproche plus de Larbaud, goûtant comme lui le confort, le luxe et la vitesse. Il y a cependant du moraliste dans ce grand bourgeois hautain, peu fréquentable à cause de ses idées et choix politiques. Voyager, quitter ce que l’on connaît et qu’on aime n’est- ce pas d’une certaine façon se préparer au jour où il faudra tout quitter ?

‘’Voyager c’est être infidèle. Soyez le sans remords : oubliez vos amis avec des inconnus ; trompez vos maîtresses avec des monuments ; à vos parents préférez ce placeur de films avec lequel vous faites un poker de douze jours à travers le Pacifique. N’écrivez pas ; dites-vous que votre livre d’adresses est un cimetière ; mettez-vous en friche ; assolez votre esprit, faisant alterner les cultures de solitude, de silence avec les récoltes de travail, de

chagrins ou de succès..Un déplacement, c’est par magie une vie nouvelle qui nous est offerte, avec une naissance, une croissance et une mort qui nous est offerte à l’intérieur de l’autre’’

Chateaubriand, Stendhal, Claudel, Morand, Gary, Saint John Perse ont été ambassadeurs. Existerait-il en France une tradition de l’écrivain-diplomate se servant de son affectation en pays lointain pour nourrir son œuvre ? Comme Segalen, Cendrars ou Cocteau, Saint-John Perse a voulu faire du monde l’objet privilégié du poète. En 1924, il publie un poème épique, Anabase inspiré par la traversée du désert de Gobi, effectuée quand il était en poste à Pékin en 1916 comme diplomate. Salué comme un chef-d’œuvre et traduit immédiatement en plusieurs langues, ce très beau poème raconte l’aventure militaire d’un conquérant bâtisseur de villes qui, l’œuvre terminée, reprend sa marche à travers le désert jusqu’à de nouvelles contrées à prendre, à détruire et reconstruire. Derrière l’épopée guerrière se dessine bien sûr une épopée spirituelle où l’homme n’est jamais en repos, toujours en marche vers d’autres créations remplaçant celles qui viennent d’être achevées.‘’ Ce grand poème épique de la solitude dans l’action marque un tournant décisif dans son œuvre. Une sorte d’inventaire du monde et de ses richesses. Un appel ardent au départ, à la conquête des grands espaces, qui est aussi conquête spirituelle’’. (Bernard de Mazo)

Bien différent de ces écrivains fréquentant la haute société, est Antonin Artaud. Lecteur de Rimbaud, de Conrad et de Stevenson, l’homme de théâtre fuit en 1936, l’Europe pour le Mexique où il veut étudier la culture précolombienne et le culte du peyotl. Il espère surtout pouvoir enfin échapper à son mal-être constant et se régénérer :

Oui, je crois en une force qui dort dans la terre du Mexique. C’est pour moi le seul lieu du monde où dorment les forces naturelles qui peuvent être utiles aux vivants. Je crois à la réalité magique de ces forces, comme on peut croire au pouvoir curatif et salutaire de certaines eaux thermales. Je crois que les rites indiens sont les manifestations directes de ces forces. Je ne veux les étudier ni en tant qu’archéologue ni en tant qu’artiste, mais

comme un sage, au vrai sens du mot ; et j’essaierai de me laisser pénétrer en toute conscience de leurs vertus curatives, pour le bien de mon âme ».

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Après quelques mois à Mexico trop occidentalisé à son gré, il décide de rejoindre la tribu des Tarahumaras et fait en leur compagnie l’expérience de l’au-delà : ’On a vu d’où l’on vient et qui l’on est et on ne doute plus de ce qu’on est’’ Les textes relatifs à ce voyage écrits entre 1936 et 1948 durant ses longues années d’internement, furent publiés en 1955 sous le titre d’Un voyage au pays de Tarahumaras‘’L’expérience d’Artaud au Mexique est l’expérience extrême de l’homme moderne qui découvre un peuple primitif et instinctif ; la reconnaissance de la supériorité absolue du rite et de la magie sur l’art et la science. A la fin du mois d’octobre, il rentre en Europe, lourd de ce secret et de ce savoir inadmissible pour les Occidentaux. Dès lors, ni le théâtre, ni la poésie, ni même la religion n’intéressent Artaud ; seule, l’idée de la magie et son propre envoûtement. Son expérience dans la Sierra Tarahumara fut l’occasion d’une rupture totale avec le monde occidental, et Antonin Artaud ne put retrouver ses occupations antérieures’’ (Gustave Le Clezio)

Comme Artaud, Henri Michaux voyage contre : contre ses racines, sa culture et ses habitudes. Il n’aime pas voyager et pourtant : un périple autour du monde comme marin, un voyage en Equateur puis en Amérique du Sud en Egypte, en Turquie dans le sud de l’Europe.

Mais c’est en Asie que le poète trouve sa terre promise, là où les peuples lui semblent répondre à l’essentiel : ‘’J’arrive aux Indes, j’ouvre les yeux et j’écris un livre. Comment n’écrirait-on pas sur un pays qui s’est présenté à vous avec l’abondance des choses nouvelles et dans la joie de revivre’’ Il découvre dans les Hindous, les Chinois et les Malais des qualités propres à modifier la condition de l’humain : pas de séparation entre le corps et l’esprit ; pas de peur de la mort. Fasciné par la spiritualité de ces peuples, il n’en perd pas moins le droit de critiquer leur mode de vie. Même si Un barbare en Asie raconte un voyage réellement accompli, il ne s’intéresse

guère à ce qui fait l’ordinaire de ce genre de récit, description des paysages, des habitants, rencontres et anecdotes chronologiques. L’écriture fluide, les remarques pleines d’humour et d’empathie font de ce livre une belle introduction à l’œuvre de Michaux. C’est le dernier récit de ses voyages. ‘’En somme, j’aurai voyagé pour connaître des ambiances qui disposent à des idées autres, à des envies nouvelles’’A partir de là, Henri Michaux se désintéresse complètement du monde extérieur pour se consacrer entièrement à sa vie intérieure, à cet espace mental où naissent les pensées, les rêves. Déçu par le voyage réel, c’est aux déplacements imaginaires, à l’art, à la musique à l’écriture et à la drogue qu’il réclame désormais les moyens de s’évader et de faire l’expérience de l’infini.

André Breton qui n’était pas un féru de voyages a pourtant lui aussi beaucoup voyagé pour faire connaître entre3282800284588 autre, le mouvement surréaliste. Suspect aux autorités vichyssoises qui censurent son œuvre, il s’exile aux Etats-Unis en 1941. C’est là qu’il commence Arcane 17 inspiré par le voyage qu’il a effectué avec Elisa Claro dans la péninsule de Gaspé en 1944. Tout le livre est un va-et-vient entre paysage physique et paysage mental ; entre réel et imaginaire ; entre la vision de l’Europe martyrisée et l’éblouissement provoqué par ce nouvel amour au moment même où Paris est libéré. La vie a gagné sur les forces de la mort ; l’espoir sur celles de la douleur. Tour à tour roman, méditation philosophique, message initiatique, Arcanes 17 est surtout un vibrant hommage

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à la femme aimée : femme-poisson, femme-oiseau, femme-enfant, femme- fée, femme- avenir.

 ‘ ’C’est là, à cette minute poignante où le poids des souffrances endurées semble devoir tout engloutir,

que l’excès même de l’épreuve entraîne un changement de signe qui tend à faire passer

l’indisponible humain du côté du disponible et à affecter ce dernier d’une grandeur qu’il n’eût pu se

connaître sans cela […]. Il faut être allé au fond de la douleur humaine, en avoir découvert les étranges capacités, pour pouvoir saluer du même don sans limites de soi-même ce qui vaut la peine de vivre’’ 

LE VOYAGE RETROUVEAnnées 50-60, dans un climat exacerbé par la Guerre froide et la décolonisation, toute une génération d’écrivains prennent la route pour échapper au terrible carcan des idéologies du moment : marxisme – structuralisme – nouveau roman… Partir pour se retrouver ; s’éprouver en se frottant au monde ; inventer ses contraintes et son œuvre loin des passages obligés, tels sont les mots d’ordre de ces nouveaux auteurs qu’on va réunir sous un vocable appelé à faire fortune : les écrivains voyageurs.

Pour Nicolas Bouvier, Kenneth White, Bruce Chatwin, Paul Theroux, Jack Kerouac, Jean-Marie Le Clezio, écrivains-voyageurs parmi beaucoup d’autres, c’est le rapport au monde qui importe, quel que soit le lieu traversé connu ou inconnu, proche ou lointain. Partout il y a matière à création. Il suffit de s’oublier assez pour contempler la diversité qui règne sur la terre et la traduire en mots : ’le dehors guérit » disait si joliment Stevenson

Dans ‘’L’usage du monde’’ Nicolas Bouvier raconte son premier grand voyage. Parti de Genève, avec son ami Thierry Vernet, il traverse la Yougoslavie la Grèce, la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan. Avec pour tout viatique, une vieille Fiat Topolino qu’il faut souvent pousser, un accordéon, une guitare, un magnétophone pour enregistrer les chants serbes, tsiganes ou perses, une Remington pour mettre en forme les souvenirs, quelques pinceaux et toiles, et l’approbation d’Ella Maillart qu’ils sont allés voir avant le départ "Partout où des hommes

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vivent, un voyageur peut vivre aussi..." leur confie la vieille voyageuse.  Tournant le dos à la civilisation européenne, ils vont vivre de juin 1953 à décembre 1954 tels des nomades au rythme des saisons, de la nature, des rencontres sur le chemin. Enthousiastes, disponibles, débrouillards, ils redécouvrent la plénitude d’un monde où chaque élément vit en harmonie avec les autres. Même quand tout devient difficile, le voyage réserve toujours d’admirables surprises :

.

‘’Ecrire dans un bistrot dont les poules fientent entre vos pieds tandis que cinquante curieux se pressent contre la table, n'est pas propre à vous détendre ... Exposer sa peinture - après bien

des démarches - et ne pas vendre une toile, non plus. On se lasse aussi de courir la ville d'échec en échec, un fort soleil sur les épaules. Mais quand le courage manque, on peut toujours aller voir la vaisselle bleue de Kachan au musée ethnographique : des plats, des bols, des aiguières

qui sont l'apaisement même et auxquels la lumière de l'après-midi imprime une très lente pulsation qui envahit bientôt l'esprit du spectateur. Peu de contrariétés résistent à ce

traitement là.

Si L’usage du monde est le voyage du bonheur de l’amitié et de la légèreté, il n’en n’est pas de même pour le périple qui a amené Nicolas Bouvier au Japon et qu’il raconte dans Poisson-scorpion. Continuant seul son voyage, le jeune homme se retrouve malade, coincé à Ceylan "l'île des démons". Avec très peu d’argent, assommé par la chaleur, l'auteur va passer plusieurs mois dans cette ancienne colonie anglaise avec pour seuls compagnons un grouillement d'insectes qui partagent sa chambre payée une roupie par nuit. Il lui faudra plusieurs mois pour s’arracher à cet envoutement négatif et retrouver la force de repartir. Puis attendre de nombreuses années pour enfin écrire ce voyage et s’en exorciser. Le voyage peu aussi devenir cauchemardesque, avant-poste de la mort :

‘’On ne voyage pas pour se garnir d'exotisme et d'anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu'on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. On s'en va loin des alibis ou des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d'attente archibondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu'on voit passer c'est son propre cercueil. Sans ce détachement et cette transparence, comment espérer faire voir ce qu'on a vu ? Devenir reflet, écho, courant d'air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot."

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Né sur la côte ouest de l'Écosse mais installé en France, Kenneth White est le théoricien de la géopoétique  qui va l’amener à parcourir le monde entier : "Ce qui marque cette fin du XXe siècle, au-delà de tous les bavardages et de tous les discours secondaires, c’est le retour du fondamental, c’est-à-dire du poétique. Toute création de l’esprit est,

fondamentalement, poétique. Il s’agit de savoir maintenant où se trouve la poétique la plus nécessaire, la plus fertile, et de l’appliquer. Si, vers 1978, j’ai commencé à parler de "géopoétique", c’est, d’une part, parce que la terre (la biosphère) était, de toute évidence, de plus en plus menacée, et qu’il fallait s’en préoccuper d’une manière à la fois profonde et efficace, d’autre part, parce qu’il m’était toujours apparu que la poétique la plus riche venait d’un contact avec la terre, d’une plongée dans l’espace biosphérique, d’une tentative pour lire les lignes du monde."

Dans la route bleue il raconte le voyage qu’il fit de Montréal vers le Nord, jusqu’au ’’ lieu le plus lointain’’, traduction : la baie d'Ungava. Quand il fait part de son projet, on s’étonne. Quelle drôle d’idée : "il fait frouaid là haut" ou encore "Monsieur, c'est un joke ou quoi?". Ce à quoi il répond "le Labrador? Ce n'est tout de même pas une création de mon esprit! C'est un endroit, non? Et si c'est un endroit, çà veut dire qu'on peut y aller, il me semble". Sûrement, mais la vérité est au-delà : c’est un rêve d’enfant que l’auteur veut concrétiser :‘’ Le Labrador. C'est l'année de mes onze ans que ce pays, la terre que Dieu donna à Caïn, comme le désigna le capitaine Cartier, me fit signe. Cela, je le dois à un livre et aux images qu'il contenait : des Indiens, des Esquimaux, des montagnes, des poissons et des loups blancs hurlant à la lune.’’Trente ans après, il est temps de confronter le souvenir, le temps de l’enfance et de l’imaginaire à la réalité : il faut partir :(...) Voilà comment je me suis aventuré sur cette route bleue.Mais qu'est-ce qu'une route bleue ? me direz-vous. Je n'en sais trop rien moi-même. Il y a le bleu du grand ciel, bien sûr, il y a le bleu du fleuve, le majestueux Saint-Laurent, et, plus loin, il ya le bleu de la glace. Mais toutes ces notions, ainsi que quelques autres qui me viennent à l'esprit, si elles parlent à mes sens et à mon imagination, sont loin d'épuiser la profondeur de ce "bleu".Ce serait donc quelque chose de "mystique" ? (...) Peut-être la route bleue est-elle ce passage parmi les silences bleus du Labrador.Peut-être l'idée est-elle d'aller aussi loin que possible - jusqu'au bout de soi-même - jusqu'à un territoire où le temps se convertit en espace, où les choses apparaissent dans toute leur nudité et où le vent souffle, anonyme.Peut-être.La route bleue, c'est peut-être tout simplement le chemin du possible.De toute façon, je voulais sortir, aller là-haut et voir.»

C’est le voyage que nous raconte l’auteur avec ses rencontres, ses surprises, ses désagréments, son immense ouverture sur la poésie. Au fil de sa pérégrination, il nous entretient de ses écrivains favoris, Thoreau, Rimbaud, Nietzsche… Comme beaucoup d’autres, il mesure les ravages que la civilisation occidentale a porté à ses terres de silence et à ses habitants qu’elle a privés de tout leur passé. Jusqu’à changer leur toponymie !

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Une œuvre qui vise autant à retrouver un rapport authentique avec le monde et ceux qui l’habitent qu’à découvrir ‘ le langage inconnu auquel l’esprit aspire’’

Issu d’une longue lignée de voyageurs qu’il présente ainsi: ‘’ Oncle Charlie était allé vivre en Patagonie ; oncle Victor dans un camp de chercheurs d’or dans le Yukon ; oncle Robert s’était réfugié dans un port d’Orient ; quant à oncle Walter il était mort en chantant les sourates du

glorieux Coran dans un hôpital du Caire réservé aux saints hommes’,’ Bruce Chatwin digne héritier de ces originaux, parcourt les contrées les plus difficilement accessibles mais en amenant avec lui une suite de bagages dignes d’une star d’Hollywood. Expert en art chez Sotheby’ très vite lassé par le monde de l’art ses intrigues, il décide de vivre libre en nomade. ‘’ Le vrai domicile de l’homme n’est pas une maison mais la route et la vie elle-même est un voyage à faire à pied ‘’Dans son quatrième livre, Le chant des pistes, l’écrivain rapporte une vielle légende qui l’a

assez intrigué pour le forcer à partir pour l’Australie. Selon les aborigènes, c’est en chantant le nom de toutes les choses qu’ils ont croisé en chemin (animaux, plantes, rochers, lieux) que les ancêtres ont fait venir le monde à l’existence. Aujourd’hui encore le pays est sillonné de tout un réseau de routes chantées les ‘songlines’ auxquelles seuls les initiés ont accès. En marchant dans les pas de ceux-ci ils recréent à chaque fois le monde parfait comme il était au ‘Temps du Rêve’. ‘’Les blancs changent sans arrêt le monde pour l’adapter à la vision fluctuante qu’ils ont de l’avenir. Les aborigènes mettent toute leur énergie mentale pour laisser le monde dans l’état où il était. En quoi cette conception est-elle inférieure ?’’En Patagonie est le récit du voyage entrepris en 1977 à la suite d’une fascination qu’il a éprouvé, enfant, pour un bout de peau de brontosaure, hérité d’un cousin consul à Punta

Arenas et que sa mère un jour jeta ‘’Je suis toujours un homme qui arpente la terre de long en large à la recherche d’un morceau de brontosaure perdu’’ L’auteur transforme ce territoire désolé en un pays merveilleux tout bruissant de vie, d’histoires fabuleuses et de rencontres : comme si sur cette terre à l’autre bout du monde tous les excentriques, paumés, errants, révoltés s’étaient donnés rendez-vous sous la houlette d’Antoine de Tounens

autoproclamé Roi de Patagonie ou de Butch Cassidy, célèbre pilleur de banques. Romanesque, sûr de ses convictions, l’auteur sait aussi faire preuve d’humour :« Pourquoi allez-vous à pied ? demanda le vieillard. Vous ne savez pas monter à cheval ? Les gens par ici n’aiment pas les marcheurs. Ils pensent que ce sont des fous. »

Fils d’un père franco-canadien et d’une mère italienne, Paul Theroux avait déjà tout petit, le goût des livres et des voyages en train : "Dès mon enfance, à l'époque où nous habitions sur le passage du Boston-Maine, j'ai rarement entendu siffler un train sans éprouver l'envie d'être dedans’’

Réalisant ses rêves d’enfant, Paul Theroux se déplace ainsi la plupart du temps en train. Pourquoi le train ? 'Ils sont comme des souks, de fascinants bazars, qui serpentent entre les caprices du voyage sans jamais vous faire vaciller ni renverser votre verre, tandis que votre humeur va s'améliorant avec la vitesse. Le train est enfin ce lieu de passage, cet entre deux vers

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un lieu de départ et un lieu inconnu. C'est un pont suspendu, insaisissable car en perpétuel changement’’ Paul Theroux a traîné sa bosse sur tous les continents. Dans La Chine à petite vapeur, notre globe-trotter parcourt dans tous les sens le territoire chinois mais n’ira pas au Tibet dont il a pourtant souvent rêvé ; le train ne dessert pas ce fabuleux pays. Alors pas question !

Le 22 mai 2001, le manuscrit de On the road (Sur la route) de Jack Kerouac est vendu 2,42 millions de dollars aux enchères chez Christie’s à New York. La vente bat un record jamais

atteint par une œuvre littéraire. Constitué d’un rouleau de 35 mètres de long, fait de feuilles de papier collées, le manuscrit témoigne de la façon dont le roman fut écrit : d’une traite, en vingt jours et vingt nuits ; Jack Kerouac ne dormant et ne s’alimentant que très peu durant cette période. On the road raconte d’abord une rencontre décisive en la personne de Neal Cassady, un jeune homme qui sort de prison. Kerouac, fasciné, le rejoint à Denver en stop et embarque avec lui pour une série de folles traversées du continent américain, en auto-stop, d’est en ouest du nord au sud où l’improvisation est la règle : seul compte le voyage, la route et les rencontres qu’on y fait

Sans argent, sans projet sans préparation et sans destination, prêts à toutes les aventures, les deux amis multiplient soulographies, expériences sexuelles et hallucinogènes dans des cafés miteux où l’on parle poésie, musique, philosophie ‘’ parce que les seules gens qui existent pour moi sont les déments, ceux qui ont a démence de vivre, la démence de discourir, la démence d’être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller ni sortir un lieu commun mais qui brûlent, qui brûlent ”

Le cœur de Claudio Magris bat à Trieste, la ville où il est né, où il a fait carrière et où il s’interroge non sur le sens du voyage mais sur celui de frontière que tout voyageur est menée à franchir.Danubio, récit de voyage depuis la source du Danube jusqu’à son embouchure dans la Mer Noire est d’abord une traversée de toute la Mitteleuropa à la recherche des grands écrivains de la région : Le Danube ou comment un périple trop connu peut redevenir une redécouverte :‘’A se promener par les rues et les places ; à regarder près de soi et au loin, on est comme ce personnage d’un écrivain pragois de langue allemande, Meyrink, l’auteur de Golem, qui pointait sa longue-vue sur la ville et en isolait les images, des visages dans les foules

Ou les frises sur un portail, l’aile d’une statue, une flèche, un pilier de pont qui s’enfonce dans l’eau. La littérature tchèque est souvent caractérisée par l’irruption et la révolte des choses, simples objets qui s’émancipent de la totalité et de l’ordre général et se présentent au premier plan, dans leur vie menue et secrète. Des récits de Mala strana de Jean Neruda aux Récits titrés d’une poche de Capek, en passant par Hrabal, la littérature tchèque est

souvent une épopée de petites choses, celles qui sont en apparence insignifiantes, propos

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de taverne et promenades périphériques où s’éclaire la signification authentique de la vie, expériences menacées par la violence de l’histoire et l’abstraction des mécanismes sociaux

Toujours en route vers l’est, voici de Jean- Louis Gouraud auteur du pérégrin émerveilléEcrivain, éditeur, historien, il a réalisé un voyage équestre de Paris à Moscou : 3 333 km

avec deux chevaux de race trotteur français, Prince-de-la-Meuse et Robin. Parti le 1er mai 1990 et arrivé sur la Place Rouge le 14 juillet, il a offert (le cœur lourd) ses chevaux à Gorbatchev mais les a récupérés sous Eltsine (qui ne s’en occupait guère) dans des conditions rocambolesques. Depuis 1990, il a souvent refait ce voyage, à

cheval ou non, à travers ces pays qui ont entre temps tellement changé : le mur de la honte est abattu, l'Allemagne réunifiée, la Pologne intégrée à l'Union européenne, l'URSS remplacée par la Russie et des républiques indépendantes… Tant d’aventures et un talent incroyable pour les raconter ; un des plus beaux livres de l’année 2012

La Sibérie ne fait pas vraiment partie des destinations prisées, et pourtant : après notre pérégrin à cheval voici Sylvain Tesson  qui nous a ramené de cette dure région, un livre récompensé par le Médicis 2011 : Dans les forêts de Sibérie Ce géographe de formation est aujourd’hui un de nos globe-trotters les plus connus. Et à juste titre ; en 1991 première expédition en Islande, suivie en 1993 d'un tour du monde à vélo avec Alexandre Poussin. (On a roulé sur la terre) Puis c’est la traversée des steppes d'Asie centrale à cheval sur plus de 3000 km du Kazakhstan à l'Ouzbékistan. En 2004, il reprend l'itinéraire des évadés du goulag en suivant le récit de Slavomir Rawicz : The Long Walk (1955). Ce périple l'emmène de la Sibérie jusqu'en Inde à pied. La Sibérie il y revient en 2010 avec un nouveau projet : séjourner pendant plus de six mois dans une cabane près du Lac Baïkal, en solitaire, à quelque 120 km du premier village habité, Il pêche, bûcheronne, se promène à pied ou en kayak et surtout il lit . Mais ce n’est pas un ermite, façon David Thoreau qui raconte lui aussi dans Walden ou la vie dans les bois un retour à la vie sauvage, car la vodka et le tabac n’ont pas été oubliés dans les bagages :l’art de tourner le dos au monde pour y mieux y revenir

Assez tôt, j'ai compris que je n'allais pas pouvoir faire grand-chose pour changer le monde. Je me suis alors promis de m'installer quelque temps, seul, dans une cabane. Dans les forêts de Sibérie.J'ai acquis une isba de bois, loin de tout, sur les bords du lac Baïkal.Là, pendant six mois, à cinq jours de marche du premier village, perdu dans une nature

démesurée, j'ai tâché d'être heureux.Je crois y être parvenu.Deux chiens, un poêle à bois, une fenêtre ouverte sur un lac suffisent à la vie.Et si la liberté consistait à posséder le temps ?Et si le bonheur revenait à disposer de solitude, d'espace et de silence - toutes choses dont

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manqueront les générations futures ?Tant qu'il y aura des cabanes au fond des bois, rien ne sera tout à fait perdu.

Encore plus inhospitalière que la Sibérie : la Corée du Nord.  Jean-Luc Coatalem ‘ ’pour qui tous les voyages finissent en livres et tout part d’une lecture’’ décide de se rendre dans ce pays où nul n'entre ni ne sort. Déguisé en vrai-faux représentant d'une agence de tourisme, surveillé, par trois guides Kim 1, Kim 2, Kim 3 il va consigner jour après jour ses impressions dans un petit carnet. En fait, il ne voit que ce qu’on veut bien lui montrer ; défilés, cérémonies, coopératives modèles, maison natale du dictateur, mausolée Kim Il-sung. Pas de magasins, pas de journaux, pas de restaurants ; pas de voitures ; des rues désertes, une population affamée, brisée par une propagande incessante à la gloire du dictateur capable de déclencher la floraison des cerisiers d'un simple regard… Tout est en règle explique M. Kim avec satisfaction. Comment pourrait-il en être autrement dans ce périple prévu à l’avance, checké chaque matin, cadenassé heure par heure, où nous savons où nous serons ce soir, demain et après-demain à la minute près ? Jamais nous ne serons en promenade, pris par l'aventure, la fantaisie de la découverte, jamais nous ne goûterons au sucré-salé des imprévus et des hasards. Impossible de s'arrêter là, de faire un tour ici, sous les érables, vers ces grottes aux peintures rupestres, d'aller humer ce rivage où cogne la mer de l'Est et ses rouleaux d'écume (trois rangées de barbelés nous en empêchent), non, nous roulons sur des rails invisibles, guidés par des murs transparents, menottés à nos hôtes-geôliers. Même civile, notre estafette est un fourgon policier Pas envisageable de sympathiser avec les matons. Et je dois avoir, en plus de mon nom étranger, un numéro de matricule sur le dos, du genre : I-739. I comme intrus sur le territoire. Nouilles froides à Pyongyang

Après la mort de sa femme, Bernard Ollivier sent la nécessité de faire quelque chose d’assez insolite pour lui redonner le goût de vivre. Pourquoi pas une longue marche ? Un pèlerinage

à Saint-Jacques de Compostelle (2325 km) lui servira de préparation. Mais son objectif est plus ambitieux encore: pourquoi pas la totalité de la Route de la Soie, à pied ? 12.000 km! Personne ne l’avait encore fait. Il relatera cet immense voyage dans ‘’Longue marche’’ (4 tomes)Dans le tome 2 intitulé simplement Vers Samarcande,

quatre syllabes qui font toujours rêver, Bernard Ollivier raconte le périple de 3OOO km qui l’a mené de Téhéran à cette ville mythique en suivant la non moins mythique Route de la soie ; c’est Abriz où les Iraniens draguent dans les jardins publics en tenant un petit mouton en

laisse, Nichapour si souvent détruite, Merv où Scherazad sauve sa vie une première fois, en laissant son conte inachevé, le désert de Turkménistan, Boukhara l’une des plus anciennes cités du monde et enfin Samarcande et son ciel turquoise. Nous sommes en 2000 et c’est comme si rien n’avait changé ; d’autant que Bernard Ollivier préfère la marche à pied à tout autre moyen de transport :

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‘’La marche me saoule. L’ivresse des grandes distances me porterait, si je n’y mettais bon ordre, à marcher, marcher encore. Ne sorte d’excitation, de désir d’aller plus loin, plus vite…Mon corps veut filer de l’avant avec une sorte de jouissance. C’est devenu une drogue’’

Romancier, philosophe, éditeur directeur du festival Saint-Malo Étonnants Voyageurs, Michel Le Bris est avant tout un écrivain-voyageur engagé dans une multitude de combats  Mai 1968 jouera dans sa vie un rôle déterminant. Aux commandes du journal de la Gauche

prolétarienne La Cause du Peuple il est incarcéré, condamné à huit mois de prison. Jean-Paul Sartre prend sa suite et l’affaire devient alors internationale : on ne peut pas incarcérer Sartre ! En 1990, décidé à défendre l’idée d’une littérature résolument « aventureuse, voyageuse, ouverte sur le monde, soucieuse de le dire » il crée la revue trimestrielle Gulliver, mobilise ses amis écrivains français et étrangers, multiplie les collections (Phébus, Payot, la Table Ronde) lance

en France le mouvement des « écrivains voyageurs », propose en 1992 le terme de « littérature-monde », fait découvrir Nicolas Bouvier, dont il devient l’éditeur, mais aussi Redmond O’Hanlon, Ella Maillart, Patrick Leigh Fermor, Norman Lewis, Jonathan Raban, Colin Thubron, Edward Abbey, Peter Matthiessen,…

D’abord influencé par l’esthétique du Nouveau Roman, Jean-Marie Gustave Le Clézio s’en détache au fur à mesure que le thème du voyage et de ses ascendants prennent de l’importance dans son œuvre. Issu d’une famille bretonne émigrée à l’Ile Maurice il a beaucoup voyagé chez les indiens du Panama et du Yucatan. C’est par le voyage et son écriture qu’il retrouve ses racines incarnées dans la figure de son grand-père :

‘’J’ai senti que j’étais dans un lieu exceptionnel, que j’étais arrivé au bout du voyage, à l’endroit où je devais depuis longtemps venir’’

N’est- ce pas ce que nous recherchons tous dans le voyage : l’île des commencements, le paradis perdu, ce cinquième continent qui a tant fait rêver les navigateurs d’antan ?