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Rhizome Bulletin national santé mentale et précarité édito RHIZOME n.m. (gr. rhiza, racine). Tige souterraine vivante, souvent horizontale, émettant chaque année des racines et des tiges aérien- nes. 14 Au sommaire DOSSIER Santé mentale et évaluation : une place nécessaire pour le ressenti Michel JOUBERT p. 2 Témoignages de patients à propos de l’hôpital Guy ARDIET p. 3 Il n’y a pas de sucre sur ma vie Laurence FREVILLE p. 4 Ne pas déranger Alain MERCUEL p. 5 On est des sujets parce qu’on se suggère... Christine DURIF BRUCKERT p. 6 Ce sont les dispositifs qui décident de ce dont on a besoin p. 7-9 Djamila HADDOU, Gladys MONDIERE Veille de carnaval... interpellée par Monsieur C., homme de la rue Karine BELLIOT-BOINOT p. 8-9 Janvier 2004 Gladys MONDIERE Jean FURTOS RHIZOME est téléchargeable sur le Web : www.ch-le-vinatier.fr/orspere Violences à la personne Pour ne pas rester sur nos habitudes, pour réfléchir sur nos pratiques, il nous a paru important de nous ressourcer à partir de la subjectivité, en écoutant ce qui fait violence à la personne. Les témoignages ici recueillis indiquent comment s’en tire le sujet : celui ou celle qui a besoin d’aide, mais aussi le professionnel. Apparaît alors la procédure d’aide dans sa crudité, dans ses effets de violence dont tous ne sont pas nécessaires ; le texte de Jean-Pierre Martin évoque les « violences pour le bien des personnes », cela doit interro- ger. Se ressourcer, c’est écouter, c’est évaluer, et une évaluation doit tenir compte aussi de l’écho en soi du témoignage. Parmi ces témoignages, un seul est signé du nom de la personne aidée, co-signée par sa thérapeute ; les autres sont anonymes ou rapportés par les praticiens, cliniciens, chercheurs, certains s’impliquant fortement dans le récit. Pourquoi est-il si difficile d’afficher publiquement son nom lorsque l’on passe dans les circuits de l’aide ? Est-ce seulement une forme de protection, une pudeur du thérapeute ? On peut penser, entre au- tres, que cette difficulté légitime la parole et la place reconnue aux associations d’usagers. En tout cas ces témoignages nous en disent plus que nous en attendions, ils touchent nos affects et notre pensée, ils altèrent notre état de bonne conscience autojustifiant nos pratiques, et relan- cent notre créativité de praticien. MEILLEURS VŒUX A TOUS NOS LECTEURS ! Que nous acceptions d’être dérangés dans nos subjectivités et dans nos institutions pour le bien commun ! N’ayons pas peur d’une inquiétude éthique active et vigilante ! Humeurs après un entretien avec Monsieur K, demandeur d’asile Valérie COLIN p. 10 Quel est mon métier ? Jean-Michel BOQUET p. 11-12 Les violences humiliantes Vincent de GAULEJAC p. 13 Violences “pour le bien des patients” Jean-Pierre MARTIN p. 14-15 Hospitalisation sans consentement et grand froid Jean FURTOS p. 15 ACTUALITES p. 16 Inclus le pré-programme du Congrès International organisé par l'ORSPERE-ONSMP

Violences à la personne - Psychaanalyse BULLETIN... · Guy ARDIET Psychiatre, St Cyr au Mont D’Or Voici le texte d'une patiente, tel qu'elle me l'a remis en janvier 2003. Je n'ai

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eBulletin national santé mentale et précarité

édit

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RHIZOME n.m. (gr. rhiza, racine). Tige souterraine vivante, souventhorizontale, émettant chaque année des racines et des tiges aérien-nes.

14Au sommaire

DOSSIER

Santé mentale et évaluation : une place nécessaire pour le ressentiMichel JOUBERT p. 2Témoignages de patients à propos de l’hôpital Guy ARDIET p. 3Il n’y a pas de sucre sur ma vie Laurence FREVILLE p. 4Ne pas déranger Alain MERCUEL p. 5On est des sujets parce qu’on se suggère... Christine DURIF BRUCKERT p. 6Ce sont les dispositifs qui décident de ce dont on a besoin p. 7-9Djamila HADDOU, Gladys MONDIERE

Veille de carnaval... interpellée parMonsieur C., homme de la rueKarine BELLIOT-BOINOT p. 8-9

Janvier 2004

Gladys MONDIEREJean FURTOS

RHIZOME est téléchargeablesur le Web : www.ch-le-vinatier.fr/orspere

Violences à la personne

Pour ne pas rester sur nos habitudes, pour réfléchir sur nos pratiques,il nous a paru important de nous ressourcer à partir de la subjectivité,en écoutant ce qui fait violence à la personne.

Les témoignages ici recueillis indiquent comment s’en tire le sujet : celuiou celle qui a besoin d’aide, mais aussi le professionnel.

Apparaît alors la procédure d’aide dans sa crudité, dans ses effets deviolence dont tous ne sont pas nécessaires ; le texte de Jean-Pierre Martinévoque les « violences pour le bien des personnes », cela doit interro-ger. Se ressourcer, c’est écouter, c’est évaluer, et une évaluation doittenir compte aussi de l’écho en soi du témoignage.

Parmi ces témoignages, un seul est signé du nom de la personne aidée,co-signée par sa thérapeute ; les autres sont anonymes ou rapportéspar les praticiens, cliniciens, chercheurs, certains s’impliquant fortementdans le récit.

Pourquoi est-il si difficile d’afficher publiquement son nom lorsque l’onpasse dans les circuits de l’aide ? Est-ce seulement une forme deprotection, une pudeur du thérapeute ? On peut penser, entre au-tres, que cette difficulté légitime la parole et la place reconnueaux associations d’usagers.

En tout cas ces témoignages nous en disent plus que nous enattendions, ils touchent nos affects et notre pensée, ils altèrent

notre état de bonne conscience autojustifiant nos pratiques, et relan-cent notre créativité de praticien.

MEILLEURS VŒUX A TOUS NOS LECTEURS !

Que nous acceptions d’être dérangés dans nos subjectivités et dans nos institutions pour le bien commun ! N’ayons pas peur d’une inquiétude éthique active et vigilante !

Humeurs après un entretien avecMonsieur K, demandeur d’asileValérie COLIN p. 10Quel est mon métier ?Jean-Michel BOQUET p. 11-12

Les violences humiliantesVincent de GAULEJAC p. 13Violences “pour le bien des patients” Jean-Pierre MARTIN p. 14-15Hospitalisation sans consentement et grand froidJean FURTOS p. 15ACTUALITES p. 16

Inclus le pré-programme du Congrès Internationalorganisé par l'ORSPERE-ONSMP

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Dans une conjoncture où la psychiatrie reconnaît qu’il est

nécessaire de redéfinir sonchamp1, en même temps que desacteurs très divers disent agir surle volet non médical de la « santé

mentale », de nombreuses pratiques, qu’elles soient cliniques,

psychosociales ou relevant de l’action éducative et sociale se

sont développées avec une relative économie de référents. Les savoirs issus des pratiques

restent souvent à l’état empirique, fondus dans les

processus de mise en œuvre […].

Certaines personnes affectées detroubles psychiques graves seretrouvent en prison, dans la rueou s’auto-médiquent avec lespsychotropes illicites ; d’autresvivent dans les dispositifs desoins des parcours désastreuxvécus sur le mode de la violence ;des personnes déstabilisées pardes événements et/ou des condi-tions de vie défavorables sontmédicalisées via des prescrip-tions abusives de médicaments ;d’autres encore, repliées oudéboussolées, « prennent surelles » sans trouver dans leurenvironnement les soutiens dontelles auraient besoin.Pour répondre à ces situations« tangentes » ou « hors cadre »de nombreux acteurs tout hori-zon se sont engagés : cliniciens,travailleurs sociaux, associations,intervenants locaux, avec descompétences souvent composi-tes associant plusieurs référencesd’expériences ou de connais-sances. Le travail en réseau, lesdispositifs de proximité, d’ac-cueil et d’écoute, les interven-tions « mobiles », les actions dites« communautaires » ou « solidai-res », mais aussi de multiplesinnovations cliniques ontconduit ces dix dernières annéesà réduire pratiquement l’écartentre notre architecture officielleet la situation des publics vivantces difficultés. Mais il manqueencore un minimum de syner-gie et de consensus sur ce quipourrait à la fois fournir uncadre commun de repérage,

d’analyse et d’évaluation de cesactions, et assurer aux acteursune meilleure vision de leurplace respective, et donc descomplémentarités possibles.

Pour sortir du statut quo, lesrapports, manifestes ou décla-rations d’intention ne suffisentpas. Nous avons vu qu’ilsavaient contribué, au contraire,à figer les positions et à attiserles méfiances. Il ne peut êtrequestion de remettre en causela spécificité de la psychiatrie, deson domaine de compétence.Bien au contraire. La multipli-

cation des travaux visant à ana-lyser des expériences typiquesd’intervention dans les diffé-rentes régions du champ devraitnous aider à mieux approcherla manière dont les actionscontribuent à nous faire com-prendre ce que vivent les sujetsconcernés ainsi que les métho-des qui permettent au mieuxde les rencontrer et de les aiderà améliorer leur situation. Onpeut parler d’ethno méthodes2,car c’est par l’observation et l’a-nalyse commune des pratiquesdes professionnels et des expé-riences subjectives des sujets,qu’il est possible de reconsti-tuer les méthodes engagéesd’une manière très empiriqueet de faire valoir les référentsimplicites qui garantissent leurcohérence. L’implication sur leterrain peut faciliter la créationd’un espace de réflexion et d’analyse faisant ressortir les

Santé mentale et évaluation : une place nécessaire pour le ressenti

Michel JOUBERTProfesseur de SociologieUniversité Paris VIIIChercheur au CESAMES(CNRS-INSERM)

Bibliographie :

1 Cf. parmi les derniers endate : M.-C. Hardy-Baylé,C. Bronnec, Jusqu’où la psychiatrie peut-elle soigner ?,Odile Jacob, 2003, M. Brian, Psychiatrie, la find’une époque ? Le Débat, 127,nov-déc 2003.

2 Cf. M. De Dornel, A. Ogien,L. Quéré (dir.),L’ethnométhodologie. Une socio-logie radicale, La Découverte,Mauss, 2001.

3 Cf. E. Goffman, Les cadresde l’expérience, Minuit, 1991.

4 Cf. M. Joubert, C. Mannoni,Ateliers santé ville. Synthèse desréflexions menées sur le départe-ment de la Seine-Saint-Denis,Profession Banlieue, 2003.

5 RESSCOM-OFDT, Évaluationdes Points Écoute Jeunes etParents, 1999.

cadres communs de l’expé-rience3, la nature des avancéesmais aussi des obstacles, freinsou impasses rencontrés dans larésolution des problèmes. Cesexpériences et engagementsd’acteurs dans le champ de lasanté mentale sont très nom-breux et il serait véritablementcatastrophique de les laisser s’épuiser dans la singularité.Nous avons travaillé sur de mul-tiples conjonctures de ce type :depuis l’expérience du travail desecteur, en passant par les poli-tiques locales engageant desréseaux d’acteurs et/ou des

dynamiques communautaires4

ou encore des procédures d’éva-luation abordées sur un modeparticipatif5. Beaucoup d’éva-luations et de travaux ont étéengagés sur les nouvelles pro-blématiques d’action en santémentale, qu’il s’agisse de trai-tements, de soutien ou de pré-vention.

Les enseignements qui ressor-tent convergent sur un point :l’analyse des méthodes d’actiondes intervenants et de l’expé-rience des publics (ressenti,manière de faire face, de gérer)permet de mieux comprendreles conditions qui favorisent lesrencontres, les changements,mais aussi celles qui condui-sent – malgré les meilleuresintentions – à produire de laviolence, de l’incompréhension,de l’échec et de l’usure. ■

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Témoignages de patients à propos de l’hôpital

Guy ARDIETPsychiatre, St Cyr au Mont D’Or

Voici le texte d'une patiente, telqu'elle me l'a remis en janvier

2003. Je n'ai rien changé, elle avécu les choses ainsi, et m'a parlé d'humiliation, d'oubli du respect.

Elle souhaite garder l’anonymat encas de re-hospitalisation éventuelle

dans le même service de psychiatrie.

« Lorsque mon médecin penseque mon état de santé relèveraitd’une hospitalisation, cela mecause un profond problème etune réelle angoisse. Car aprèsplusieurs expériences, l’hôpitalest pour moi la pire de solutions.Toute cette violence, toute cettepromiscuité ! Et quel désoeu-vrement… Sans compter l’éloi-gnement de l’hôpital.

Il y a le terrible moment de l’in-ventaire, tout de suite, commeentrée en matière ; je ne sais pasà quoi sert au juste cet inven-taire. J’ai pensé parfois que c’é-tait pour préserver ce que l’onavait pu apporter comme vête-ments, pour éviter qu’ils nesoient perdus ou volés. Maisdans le fond j’en doute. Caralors, cela justifierait un contreinventaire au moment de votredépart de l’hôpital. Mais il n’y ena jamais.

Mais le pire est la fouille poli-cière du sac à main que je ressenscomme un viol. Que l’infirmièrenous réclame nos diversesordonnances médicales, c’estnormal. Mais il serait bien préfé-rable et plus tolérable pour moide les lui remettre moi-même,alors qu’au contraire je la voisfouiller dans tous mes papiers.Ce n’est pas un geste humain etje ressens mon intimité violée.J’imagine qu’en prison on fait demême, et que la police a lesmêmes gestes brusques etpéremptoires. Et puis, pourquoivouloir me faire enlever mamontre et la donner à ranger jene sais où. Une patiente m’aconfiée qu’on l’avait obligée àlaisser sa montre, et bien elle n’ajamais pu la récupérer, les infir-mières ne la trouvant plus et ne

savaient pas ce qu’elle était deve-nue.

Tout y passe, et tout est passé aupeigne fin. Mais qu’est-ce qu’ellecherche donc cette foutue infir-mière ? Je me souviens. Lors dema dernière hospitalisation, il yavait une petite cigale en formede broche. Sans aucune valeur.Sinon celle du souvenir de troisamies qui s’étaient cotisées pourme l’offrir pour ma fête. Et bien,l’infirmière l’a emportée. Et unbon moment après, elle estvenue me la rendre. Sans plusd’explication à un moment qu’àl’autre. Il y a aussi mes tubes degranules homéopathiques qu’onm’a volés, oui, je dis bien volés,car je n’ai jamais pu les récupé-rer, on ne les trouvait plus.Qu’on ne s’étonne pas s’il y a dela violence à l’hôpital, violencedes patients en réponse à la vio-lence de l’attitude des soignantslors de ce premier contact avecl’hôpital qui est l’inventaire. Neparlons pas d’accueil. »

Autre témoignage…

Mr D, 58 ans, ancien ouvrier enusine, a été licencié économiqueà 54 ans. Atteint de troublesimportants de la statique verté-brale, pour partie reconnuscomme liés à un travail pénible,nous dit-il, il touche une pen-sion d’invalidité. Depuis 2001, il est suivi pourdépression après la mort, parti-culièrement tragique, de l’un deses deux fils. En juin 2003, ondépiste un cancer de la racine dunez.

Lors de la première consultation,il aura à verser de sa poche60 euros, non remboursés. Ren-seignements pris, il n’a pas faitde feuille de ma-ladie, il n’a paspensé à la demander au derma-tologue, « tellement il a eu peuravec cette maladie ».

Ensuite, il a dû faire au chirur-gien, à la clinique, un chèque de530 euros, de dépassement d’ho-

noraires. « Et cela n’est pas rem-boursé par ma mutuelle ».

Il n’a que 610 euros de pensiond’invalide du travail, sur laquelleil donne 180 euros de pension àson ex-femme ; il n’a pas pupayer son loyer, et a dû aller à lacampagne chez sa mère, âgée de84 ans, pour pouvoir manger.« Elle m’a fait de la viande, ce queje n’avais pas mangé depuis long-temps ».Il devait retourner voir le chirur-gien, pour une visite de contrôle,mais il n’ira pas : « il va encore me

rançonner, ou je vais lui casser lafigure ; c’est un menteur, il m’avaitdit que tout serait remboursé ». Demême, il ne fera pas la numéra-tion formule sanguine de con-trôle : « j’en ai eu assez, des prisesde sang ». Mr D est prêt à témoigner detout cela, même s’il sait qu’iln’aura pas plus d’argent. « Vouspouvez même écrire mon nom, jem’en fous ».Mais il trouve tellement injuste,« ces 530 euros, qui sont monargent de un mois, une fois payémon loyer et la pension de mafemme, c’est ma nourriture pen-dant 3 mois ; je ne sais pas com-ment je vais faire ».

En tant que professionnel dusoin, je me pose une question : lesecteur médical privé a-t-il ledroit « éthique » de ces dépasse-ments d’honoraires, pour cethomme qu’on ne peut croisersans percevoir la précarité ? ■

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personne. Je n’ai pas d’argent.Toujours je pensais comment jevais faire avec mon bébé. Dieuest grand. Dieu m’a amené deuxfemmes que je n'ai jamais atten-dues, qui sont bien dans leurcœur. Ce sont elles qui m’ontsauvé la vie. On m’a trouvé trèsmalade, je ne suis rien dans mavie. Les choses que je pense cejour-là, ce ne sont pas les chosesque l’on pense quand on veutvivre. On m’a amenée à l’hôpitaltout de suite. C’est grâce à ellesque j’ai trouvé le médicamentqui me permet de penser encorela vie.

Et puis avec tous mes espoirsencore, j’attends mes papiers,2 ans et quelques. Je crois tou-jours que je vais recevoir despapiers qui me donnent le droitde travailler pour rendre monbébé heureux, pour faire tout cequ’il veut avec tout ce que jepeux. Mais encore on m’a ditd’attendre, et ça n’a pas marché.Et je ne comprends pas. Je n’ar-rive pas à comprendre, je ne saispas. Peut-être c’est moi qui n’aipas de chance.Ma vie c’est attendre, c’est ça queje vois. Pourtant, je suis venue enFrance pour changer ma vie. Etvoilà. Et maintenant, s’il n’y arien du tout, comment je vaisfaire ? Moi, je peux attendre,mais le bébé ne peut pas. EnFrance, chacun a sa maison fer-mée, personne ne sait ce que jevis, personne ne le voit.Heureusement, quand même, jeremercie Dieu car il y a deuxfemmes qui me rendent visite

chaque vendredi. Elles sontvenues au début de ma souf-france et elles n’ont pas changé.

Même si je dors, je me réveille etje pense : est-ce qu’il y aura unchangement un jour ? Je vis avecla souffrance depuis longtemps.Je crois que tu peux vivre avec lasouffrance un peu, mais si çadure, c’est impossible. Je penseque je n’ai pas le courage.Avec toute ma souffranceencore, il y a encore quelquechose qui se rajoute. Je vis dansune maison noire avec monenfant : ni le gaz, ni le courant.Il y a des choses qui m’ont faitsouffrir, qui m’ont dégoûtée dela vie, qui m’ont empêchée devivre bien. Je vais essayer d’ou-blier mais ça revient toujours.Quand ça revient, même s’il y aquelqu’un devant moi, je ne levois pas bien. Dieu voit tout, ilvoit ma souffrance, je le remer-cie. Je veux parler des choses queje pense dans mon cœur. Si lecœur s’ouvre, je vais montrer auxgens comment je souffre. Ilsvont voir que j’ai tellement desoucis, que je suis mort-vivante.Je suis quelqu’un qui vit avec lasouffrance : je me réveille avec, jedors avec, je marche avec, jemange avec. C’est dur. Je vaisdemander : est-ce moi qui suiscoupable ou est-ce les gens quim’ont donné la souffrance ? Maintenant, il y a un autre pro-blème encore, ils vont venir poursaisir la maison mais qu’est-cequ’ils vont trouver là ? Lorsquenous serons dehors avec monbébé, est-ce qu’il fera froid ouest-ce qu’il y aura du soleil ?Le cœur n’a plus de larmes. Jesuis en train de voir ce que je vaisfaire mais dans le cœur, il n’y aplus rien. Il faut que je prenneune autre décision. Il n'y a riendu tout, je ne vois pas le change-ment. On dirait que je ne saispas ce que je vais faire et quelchoix ?

Ma vie est trop compliquée. Iln’y a pas de sucre sur ma vie.Donc si je prends mon déjeuner,je prends beaucoup de sucre queje mets sur ma bouche. Commeça je sais qu’il y a du sucre dansma vie, parce que je vois seule-ment le sucre comme ça doncj’en profite. ■

Il n’y a pas de sucre sur ma vie

Propos recueillis parLaurence FREVILLE,Infirmière auCentre Petite Enfance,de Vénissieux (Secteur 69 I 07)

C’est moi Madame Dé. C’est une dame qui est heureuse, qui avait une

bonne vie quelques temps.

Le temps est venu, il y a dessouffrances qui sont venues chezmoi ; je vivais ces souffrances. Jevis des choses que je n’ai pasattendues dans ma vie. C’esttrop difficile de parler des pre-mières choses. Mais les deuxiè-mes choses me permettent deparler, et de donner des leçonspour les gens qui n’ont pas eu desouffrance dans leur vie. Si je disqu’il y a quelqu’un qui souffrecomme moi, ils vont dire quenon, parce qu’en France, il n’y apas de souffrance. Mais pour-tant, j’ai laissé beaucoup de payset j’ai choisi la France pour voirsi mes premières souffrancesallaient partir. J’avais de l’espoir.

Je pensais que ma vie allait chan-ger. Je crois que je n’ai pas dechance dans ma vie, je suis tom-bée sur un homme qui donne dela souffrance à une femme. Cethomme-là, je l’ai rencontré parceque je n’étais pas bien. Je l’ai vu,je lui ai fait confiance. Il m’aconvaincu de vivre avec lui parses mots, cela m’a obligé de res-ter avec lui parce que je n’ai pasde choix ici. Je suis restéequelque temps avec lui, je suisheureuse avec lui. Cela a duré unmois. Ma situation ne me per-met pas de changer d’endroit. Tellement je lui ai fait confiance,je l’aimais, j’ai fait un bébé aveclui, je n’ai même pas fait atten-tion. Après, quel dommageencore ! J’ai regretté, avec le bon-heur quand même parce quej’aime mon bébé. Je suiscontente. J’aime mon bébé, j’aifait mon bébé avec confiance.Mais quand il est arrivé, je n’a-vais pas de moyen pour le rendreheureux, pour m’en occuperbien. Quand tu fais un enfant, ilfaut être bien avec le papa dubébé, il doit s’en occuper aussi, jecrois que c’est comme ça. Toutesles choses que j’ai imaginées aveccet homme-là sont restées dans l’image. Il m’a jetée après avec lebébé et il est parti, c’est ça lachose qu’il m’a faite.

Je ne suis rien du tout parce queje ne travaille pas. Je ne connais

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« Vous comprenez, quand vousêtes chez vous et que sans cessetous les quarts d’heure, quel-qu’un, les associations, les poli-ciers, les voisins, les curés, lessyndicats, le maire, les bienfai-teurs de tous poils… tous vien-nent tour à tour vous demandersi vous n’avez besoin de rien, etbien cela doit devenir gênantà la longue. Pour nous, à larue, c’est pareil : vous n’avez pasfaim, vous n’avez pas froid, oùen est votre RMI, ce n’est pasbien de boire autant, il fau-drait se protéger,… maintenantje les envoie paître ». La ques-tion soulevée est celle de la qua-lité des réseaux de soutien etde la fluidité des échangesinformatifs sur la situation detelle ou telle personne. Plus leréseau est efficace, moins cetype d’interventions sans lien seproduira. D’où l’intérêt de separler avant d’écouter…

« Je me suis rendu compte quedepuis que je suis à la rue, j’aichangé de caractère. J’étais assezfacile à vivre avant, bien sûrj’avais des coups de gueulecomme tout le monde mais j’ai-mais bien rencontrer mes amis,bavarder, d’ailleurs ils me trou-vaient agréable, mais je le sensbien maintenant, je suis dé-sagréable avec les gens. Ils nousprennent pour des chiens : allez,fais le beau, viens à la niche,il fait chaud dedans et tu aurasun petit susucre dans ton café.Il y en a marre de ces cafés-hameçons, on est piégé. Audébut on ne se rend pascompte, on y croit à leur héber-gement, mais ce qui est le plusdur à supporter c’est le décalageentre ce qui nous est présentépar ceux qui se penchent surnos cartons, qui nous disentque cela sera mieux dans uncentre et quand on y est, biensûr, on se fait tout piquer maisle problème c’est surtout qu’onest parqué, on nous manquede respect, on est dominé, ilssont dominants. Il faut toujourscomposer, accepter, alors qu’on

voudrait exploser. C’est pourça que je préfère le respect dansle froid que le non respect auchaud. Alors maintenant quandils viennent nous rencontreron se sent agressé. C’est commeles Témoins de Jéhovah ». Ilne s’agit plus là de la qualitédu fonctionnement en réseaumais du discours du réseau quipeut apparaître parfois stéréo-typé, à tel point qu’il n’est plusperçu comme personnalisé et dece fait n’est plus crédible.

« Et puis autre chose, il s’esttrompé Brassens dans sa chan-son, c’est pas le pain et la cha-leur qui réchauffent, c’est qu’onn’ait pas honte de s’occuper denous. Vous savez, il y en a quine veulent pas dire qu’ils s’oc-cupent de nous, ils ont honte,pas nous. On n’a pas hontemais on a mal ».« Je suis devenu hypersensible,pas au froid, au regard. Quandon vient nous voir on lit dansles yeux, des fois c’est pour dufaux. Et puis il y a des copainsqui s’en sortent, des fois on lesrevoit et ils nous disent quedans le fond, quand on vamieux on tolère qu’on nousmarche dessus et on est moinssensible ». Le discours ici témoi-gne d’une forme de perceptionparfois distordue. Même lors-que les rencontres se préparent,s’articulent correctement avecdes intervenants attendus etprésentés, la position dépressivevoire paranoïaque, liées auxmodalités de défenses psycho-logiques inhérentes à la rue, faitque toute rencontre est a priorisuspecte.

« Quelqu’un s’approche de vouset vous demande comment çava, mais en fait il nous fait peur,des copains se sont fait agres-ser par des « faux ». On croitqu’on vient nous aider et ilsnous piquent tout, alors quanddes « vrais » arrivent on a peur,pour se protéger on refuse tout.C’est plus insupportable quele froid ». Dans ce cas la vio-

lence est réelle mais conduit àdes conséquences néfastes surles rencontres ultérieures.

Cette violence particulière,même si elle peut paraîtredisproportionnée, n’en est pasmoins ressentie. A n’y prendregarde chacun d’entre nous yparticipe peu ou prou. Plus pré-cisément qu’une violence il s’a-girait plutôt de « harcèlementà l’aide ». A tel point que l’onvoit maintenant se dessiner desinscriptions explicites sur les

cartons, pancartes et autres sup-ports d’écriture des personnessans toit. Au lieu de lire lesanciens « pour manger S.V.P. »,« je suis sourd et muet,… »,« pour mon chien », « pour unpetit sandwich »,… certainsaffichent :« ICI, PAS DE DEMANDE »

ou encore « NE PAS DERANGER »

Plus encore, le « ATTEN-TION, CHIEN MECHANT »invite à passer son chemin sansse pencher sur le carton. ■

Ne pas dérangerLes personnes exclues, Sans Domicile Fixe, Sans Résidence Stable, Sans Toit,… en un mot, vivantdans la rue, traversent des situations de violence qui se déclinent sous plusieurs formes : individuel-les, entre groupes, réactionnelles, de comportement de survie, liées au racket, générées par les diverstoxiques… Mais il en existe une, parmi elles, peu décrite et pourtant souvent présente : la violenceressentie lors de la rencontre avec un accueillant, un aidant de toute sorte.

Alain MERCUELPsychiatre, Sainte-Anne, Paris

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On est des sujets parce qu’on se suggère...

Léa, Igor, Noémie, Jules,Marine, Victor, Rose,Eléonore, Suzanne,Pauline, Agathe etClément, Gabriel Buffard,Catherine Vigouroux, A. Nicolas, Florence Weber

Christine DURIF-BRUCKERTMaître de Conférence,Chercheur en anthropologie, psychologie clinique etsociale - Lyon

* Gabriel BuffardPsychologueA. NicolasMédecin assistantC. VigourouxF. Weber infirmières

Bibliographie :

1 M. Plaza , Ecriture et folie, Puf,1986.

2 Ce groupe de recherche s’inscritdans le contexte d’une recherche-action qui fait l’objet d’uneconvention entre l’hôpital duVinatier, (le Conseil Scientifiquede la Recherche, l’ARP-UCPB,l’Université Lyon 2 et le CNRS-ICAR, UMR 5191, ENS-LSH. Cf. rapport de la recherche 2002.

3 Sous la responsabilité scientifique de C. Durif-Bruckert,Institut de psychologie, GERA(Département de psychologie),CNRS-ICAR, ENS/LSH, UniversitéLyon 2.

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Lorsque le malade écrit ou parlede sa maladie, son

premier et véritable objectif estsans aucun doute celui de

« neutraliser l’objectivation dont il a été victime » :

il souhaite se « réhabiliter » à ses propres yeux et aux yeux

des autres, il souhaite reconquérir « la maîtrise

de sa vie »1.

De fait, le travail d’élaborationde la maladie par le sujet maladepeut être un élément essentield’activation du soin. C’est danscette perspective que s’est mis enplace un groupe de narration dela maladie avec la participationde douze patients d’un hôpitalde jour pour adultes2. Ce groupea fonctionné durant une année3,dans un lieu neutre de l’hôpitalet en collaboration avec les pro-fessionnels de l’Unité*.

Quelques extraits montrent leseffets identitaires produits :• par l’engagement des patients

et leur implication en tantqu’acteurs dans le dispositif dela narration d’une part,

• par le travail de négociationdu cadre (passage de la situa-tion du soin à un cadre derecherche) et des objectifs mê-me de la recherche d’autrepart.

« Mental, ça veut pas direqu’on a perdu les pédales ? »Le terme de malade mental estexplicitement contesté par Igor.Chercheur : qu’est-ce que vousproposez à la place ?Clément : dérangéPauline : non un problèmepsychologique Eléonore : la dépression Rose : c’est plus la dépression quela maladie mentalePauline : c’est comme unedépressionIgor : je parlerai de souffrance, desouffrance psychique, ça corres-pond à souffrance psychique Pauline : mal-êtreRose : mais y’ a quand même lamaladie, parce que quand y’ahôpital, c’est plus que souffrancePauline : puis ça peut être phy-sique aussi

Rose : ça nécessite pas forcémentune prise en charge à l’hôpital, lamaladie psychique Igor : c’est pas très heureux ma-ladie mentale Eléonore : ben y’a une connota-tion un peu (inaudible) à men-tale, autrement c’est le termehein, c’est vraiment ça, c’est bienmentaleEléonore : c’est mentale qui gêneNoémie : c’est les deux ensemble,c’est maladie et mentale Igor : maladie, mal-être euhPauline : mentale, ça veut pasdire, que, qu’on a perdu lespédales ? Suzanne : ben si hein,Pauline : ça dépend, pour cer-tains, siSuzanne : disons que dans lamaladie mentale, y’en a peut-être qui les ont perdu, ou qui lesont pas perdu Suzanne : alors qu’on ne voit quele coté où on a perdu les pédalesRose : maladie psychique, moi jetrouve que c’est bien, maladiepsychiqueIgor : oui, maladie psychiqueRose : psychique, ça a moins deconnotation, psychique ça faitmoins connotation hôpital psy-chiatrique que maladie mentale,mais en fait ça revient un peu aumême hein, puis mois je trouveque c’est pareil psychique et phy-sique, enfin que les maladiesphysiques retentissent sur le psy-chisme, et les maladies psychi-ques retentissent sur le physiqueIgor : le somatique Rose : oui les maladies somatiquesSuzanne : on cherche où c’est, lamaladieClément : On recherche…« On est des sujets » …Clément : on est des sujets hein,à partir du moment où on est dessujets, on se suggère… gérer c’estle contraire de subir… » Pauline : il y a la suggestion et lasubjectivité…».« On est des témoins » La conversion du cadre et doncdu contexte de l’énonciationdonne à la parole une « force »,un « poids », une valeur de « paro-le pleine ». Agathe : « ce sont des adultes quiparlent avec des mots d’adulte,avec une dignité d’adulte… je

suis surprise de ce change-ment… on est les mêmes, maison se voit différemment, on nes’exprime pas de la mêmefaçon… je parle de moi commemalade et en même temps je sorsde ce regard. Pauline : celui ou celle qui arrivele matin à l’hôpital de jour entraînant des pieds… je n’ai pasdormi… je suis angoissé… je mesens mal… j’ai envie de repar-tir… c’est celui-ci ou celle-làmême qui adopte un autre lan-gage… pourquoi ? Agathe : parce qu’il se sentresponsable et acquiert ici uneidentité… parce qu’il sait que sesparoles auront une importance,lui l’incompris.…Suzanne : Nous sommes auteurs,témoins de ce qui nous estarrivé, nous avons été pris entant qu’individus et non commepatients, c’est le témoin qui est làavant le patient… le patient esteffacé par le témoin… c’est parcequ’on était dans un autre cadreque celui du soin »Igor : il y a plus de paroles pous-sées dans le témoignageSuzanne : nos témoignages iciont un but constructif… C’est-à-dire, on est pris comme forcede proposition par rapport ausoin…»…Agathe : y’a pas la dépression,mais plein de dépressions avecdes ramifications et des chemins,s’ils se trompent de chemin, lespsychiatres, ils risquent de raterle malade. Ce chemin ils le trou-vent parce qu’on l’indique hein. …Ainsi l’idée de la recherche,négociée dans et par l’avancéedu récit, a suivi le fil d’une fonc-tion implicite et consensuelle :celle d’éviter de rester assigné àune place exclusive de malademental (en tant que catégoriestigmatisée), de patient (d’unservice psychiatrique) ; et dansle cours des investigations, depouvoir en chercher, en essayerune autre, pas forcément substi-tutive d’ailleurs, par la mise à l’épreuve de nouvelles compré-hensions et d’autres positionsvis-à-vis de la maladie. ■

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Djamila Haddou accepte de co-signer cet article en

connaissance de cause. Elle a ludes numéros de Rhizome qu’elle a

trouvé intéressants mais très techniques et manquant de« punch » et de sentiments.

• Quelle est votre première rencontre avec les dispositifsd’aide ?Je suis revenue d’Algérie fin1999 pour d’importants problè-mes de santé après y avoir vécu13 ans, je suis née dans le Nord.Mon premier contact, en tantqu’adulte, (je suis partiemineure) avec les servicessociaux s’est fait pour unedemande de C.M.U.* pour mesbesoins de soins. Les hospita-lisations et les consultations chezmon médecin généraliste n’ontpas posé de problèmes, mais j’aimis 5 mois à pouvoir bénéficierde la C.M.U. à la pharmacie.Les investigations médicalesmettront en évidence une ma-ladie orpheline de type inflam-matoire entraînant de nombreuxdésagréments (intenses douleursarticulaires, intolérance à denombreux traitements, etc…).Par contre ma demande deRMI** s’est très bien passée etm’a permis de rencontrer unréférent qui m’a aidé à m’insérerdans différents dispositifs, de

formation notamment. J’étaissuffisamment autonome pourfaire toutes les démarches et jen’allais le voir que pour les fichesde liaison.Il m’a fait connaître des organis-mes de formations où de toutesfaçons je ne pouvais pas me pré-senter seule. On ne peut pas arri-ver dans un organisme deformation et dire que l’on veut seformer sans être inscrite dans undispositif. Pour ma part, je n’a-vais jamais travaillé et j’étaisprête à faire des stages en entre-prise pour me former, mêmesans être payée pendant deuxans. Mais s’il faut travailler, onne peut pas pour autant faire desstages comme ça, gratuitement.Il faut être pris en charge, par lesASSEDIC, par exemple… maispour les avoir il faut déjà avoirtravaillé ! Bref, une situationimpossible.

• Avez-vous vécu d’autressituations paradoxales,comme ça ?Pour des raisons familiales, j’aidû faire appel au 115, j’ai étéaccueillie dans un centre d’ur-gence, c’était l’horreur. Je passesur la nourriture, les draps quin’en sont pas et un seul de toutesfaçons, l’absence d’intimité,l’impossibilité de sortir le soir…Non, le comble c’est quand jedevais faire des démarches.Dans ce foyer, les titulaires duRMI devaient participer à cer-tains frais comme les tickets debus que l’on pouvait donner àceux qui n’avaient rien. Commeça, à première vue, cela semblecohérent. Mais cela se com-plique lorsque l’on n’a pasencore perçu le versement duRMI, mais qu’on est dans lacatégorie « RMI », mais qu’ilnous faudrait malgré tout bienun ticket de bus pour aller encours, pour effectuer les différen-tes démarches…C’est pour quitter ce foyer quej’ai accepté un studio que j’avaisprécédemment refusé, parcequ’il était insalubre. Une assis-tante sociale m’a inscrit dans ledispositif « Tremplin » pour les18/25 ans, même si j’avaisdépassé mes 25 ans, comme quoi

parfois cela peut s’assouplir. Je nepensais pas que ce serait aussiélastique ! En principe, cette aideà l’entrée dans la vie adulte nedoit pas excéder 12 mois, ce quim’a rassurée pour accepter cetappartement. Cela fait mainte-nant 4 ans que j’y suis !A plusieurs reprises, j’ai fait desdemandes à l’office HLM de laville pour changer d’apparte-ment (je n’ai pas les moyens dechercher dans des agencesimmobilières classiques, comptetenu du prix des logements), celam’a toujours été refusé.Le seul qui m’ait été proposé estdans un tel état qu’uniquementdes personnes qui ne se soucientpas de leur environnement pour-raient l’accepter. C’est encoreplus délabré qu’où je suis, per-sonne de sensé n’accepterait. Ilsm’ont dit (aux HLM) que jepourrais peut-être avoir un autreappartement si j’avais l’A.A.H.(ressources plus fiables que leRMI, parce que supérieures).Cette allocation précédemmentdemandée pour ma maladiesomatique m’avait déjà été refu-sée. On a recommencé avec leC.M.P. et je l’ai eu. J’ai, de fait, réactualisé mademande aux H.L.M, et là onm’a dit que non qu’avecl’A.A.H.*** c’était pas possible,« ça ne rentrait pas dans leur quo-tas ». Je ne sais pas commentfonctionnent les attributions delogement, mais de ce que j’en aicompris, ce qui est peut-êtreerroné, il semblerait qu’il y aitcomme des quotas (tant de loge-ments pour les A.A.H., tantpour les RMI, etc.). Aucunelogique d’attribution n’est expli-quée, ou explicable ?J’ai vraiment pété un plomb !J’en suis même arrivée à enten-dre que les F2 étaient réservésaux couples, si je me mariaispeut-être… J’ai mal dû com-prendre !!!

• Que pensez-vous de tout ça ?La première chose, c’est que leplus souvent tout est décidé sansnotre avis. Je prends l’exempledu studio. Je suis dans un studioalors que j’ai besoin d’une cham-bre à part de la pièce commune

Ce sont les dispositifs qui décident de ce dont on a besoin

Djamila HADDOU

Gladys MONDIÈREPsychologue Centre de santé mentaleTrieste 59250 Halluin

* Couverture MaladieUniverselle.

** Revenu Minimumd’Insertion.

*** Allocation AdulteHandicapé.

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étant à pied, il dit que cela vaêtre dur car il ne peut pas beau-coup marcher : « la semaine der-nière, ils m’ont coupé les doigts depied ». Il veut ôter ses chaussurespour les montrer, disant quec'est à force de trop marcher etde dormir dans la rue. Pendantque je réfléchis, il a réussi à attra-per sa bouteille et en boit unegorgée. Il a plusieurs tatouages,dont un prénom inscrit au poi-gnet : « Robert ». Je pense àRobert C. dont on m’a déjàbeaucoup parlé en terme d’hom-me violent, d’habitué. Je vaisvoir aux urgences s’ils peuventl’accueillir : je dois faire venir lespompiers car eux ne sont pashabilités à aller le chercher.

Retour sur les lieux. MonsieurC. s’est relevé, marche pénible-ment en se raccrochant au mur,essayant de tenir son pantalon.Quand je l’interpelle, il lève lamain comme pour frapper, di-sant qu’il ne reconnaît personne.Je lui demande où il va : « chez leTurc, chercher une bouteille ».Entre temps, plusieurs jeunespassent : « Alors Robert, encorelà ! ». L’un d’entre eux me prêteson portable. En ligne avec lespompiers, à peine ai-je com-mencé à décrire l’objet de monappel et la localisation, on merépond que c'est quelqu'un detrès connu, de violent, refusantd’être emmené. Il faut télépho-ner à la Police. J’insiste, on medit de patienter. Cinq minutesplus tard, après avis du chef deservice : cela ne relève pas de leurattribution, « pas équipés. Je nevais pas mobiliser un VSAB* justepour un transport ».

J’en informe Monsieur C. et luipropose d’y aller à pied à sonrythme. Il accepte, fait quelquespas, puis dit vouloir s’arrêter unpeu, exactement au mêmeendroit où je l’avais vu et où ilreprend la même position.J’obtiens un fauteuil roulant auCHU ; Monsieur C. ne veutplus y aller, dit s’en foutre, il asommeil. Il pose sa tête, protégée

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par son bras, sur le bitume. Ils’urine de nouveau sur lui.

Tentative de faire le 115 : la ligneest saturée. Rappel des pom-piers : même réponse, proposi-tion de voir avec le SAMU : si lemédecin accepte de faire un bon,ils viendront le chercher. Il leur aété déjà signalé, quasiment tousles jours ; je n’ai aucun argumentde plus. Je signale que les urgen-ces prévenues acceptent de leprendre. On me dit que c'est unefaçon de se renvoyer le bébé. Lasituation a été dénoncée au pré-fet mais il ne fait rien. Le méde-cin du SAMU me demandant dedécrire la situation, me répondque l’ivresse n’a jamais été uneurgence médicale, que les urgen-ces sont surchargées, que l’hôpi-tal n’est pas un hôtel. Je faisréférence au risque d’hypother-mie, il dit en riant « bien sûr, il ya un risque ». Cela relève de l’ur-gence sociale, je dois faire le 115.Il me demande si j’ai d’autresarguments : « trois hivers dehorspour ce monsieur, ce n’est pas lapremière fois ».

Du simple passage… à l’acte.Entre temps, une femme vivantdans le quartier dit que, per-sonne ne voulant plus intervenir,elle a tenu à faire enregistrer uneplainte. Retour sur les lieux. Unhomme paraissant bien le con-naître vient lui proposer d’allerchercher une bouteille, de la luidonner s’il vient avec lui. Il ditqu’il a l’habitude : en tel cas, ill’emmène un peu plus loin.L’impression que nous gênonssur un territoire gardé, lieu pro-bable de trafic.Du rougissement au malaisephysique, le côtoiement de cethomme avec ce qu’il y a de pro-ximité charnelle et de rapproche-ment social met en jeu desconventions plus ou moins éla-borées. Un couple s’arrête. Plu-sieurs jeunes demandent s’il fautappeler les pompiers. Un couplepasse, la femme cache ses yeux etaccélère le pas. Une mère se met

Veille de carnaval… interpelléepar Monsieur C, homme de la rue

Karine BELLIOT-BOINOTPsychologue clinicienne,doctorante en psychologieUniversité Rennes 2

* Véhicule de SecoursAsphyxiés et Blessés.

La rencontre avec Monsieur C.s’est effectuée le samedi 29 mars

2003 à 17h45, jour de la braderie à N. Quai F. Roosevelt,boulevard proche du centre-ville,je vois un homme semi allongé, se maintenant la tête avec sonbras, son pantalon dégage sonpostérieur. Il s’est uriné sur lui.

Autre élément du décor : un litrede rouge. Après avoir été

interpellée par ce corps et sa posture, que dois-je faire ? S’est-

il endormi ? Si oui, dois-je leréveiller ? A demi dévêtu,

dans ses excréments… Je ne peux pas le laisser

comme cela.

Approchant, je m’accroupis etl’interpelle. Il ouvre les yeux. Luidisant bonjour. Il me tend lamain. Je lui dis qu’il ne peut pasrester comme ça, que son panta-lon est tombé. Il me répondaffirmativement qu’il faut qu’ilse change car il est trempé. Unsamedi soir, toutes les structuressont fermées. Sachant que lesurgences du CHU proche dispo-sent d’un vestiaire, je lui proposed’y aller. Il répond qu’il pourraitprendre un bain. Seulement,

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Veille de carnaval… interpellée par Monsieur C, homme de la rue (suite)

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devant ses enfants en disant« oh ! Mon Dieu » et continueson chemin. Je décide de partir. Je vais aumoins le signaler à une antennede commissariat. L’équipe decette après-midi l’a déjà vu ; ilfaut appeler les pompiers ; « àchaque fois, c'est la même chose »,« c'est quelqu'un qui a toutes lesmaladies du monde ».

19h30, j’essaie de faire le 115.En ligne avec un écoutant social,puis avec le SAMU social, j’ex-pose de nouveau la situation sanspréciser l’identité. Ils savent dequi il s’agit. Ils ne peuvent rienfaire car ne sont pas équipés.« On connaît l’histoire, on a déjàessayé plusieurs choses ». On me

dit de faire le 17 et le 18. Si euxpassent – pas avant 22 heures –s’il est toujours là, ils verront cequ’ils peuvent faire. On meremercie de mon appel.

19h45, retour sur les lieux.Monsieur C. est toujours là. Jevais voir des pompiers interve-nant en face. D’emblée, on merépond qu’il est connu, qu’àchaque fois c’est pareil : « nous,on se soucie de lui. Lui, le pro-blème, il se laisse vivre, il s’enfout ». Ordre est donné à unjeune pompier de prendre unecouverture isothermique et defaire un bilan de conscience. Eny allant, il demande si c'est C. ouV., autre « habitué ». A son arri-vée, Monsieur C. râle, com-

mence à cracher. Le pompier, luidisant de ne pas commencer,tente vainement de lui remettreson pantalon et dispose tant bienque mal la couverture en faisantcette remarque : « on dirait unedécoration de Noël ».

20h15, un homme allongé àmême le sol, recouvert d’unpapier brillant, dans son urine etsa merde. Le mur contre lequel ilest appuyé tient des bâtimentsvides. Une affiche dit « bureauxà louer ». Demain, c'est carnaval,il est déjà déguisé. Ce qui est ras-surant : il est âgé de 37 ans, il enparaît 25 de plus et « c'est unhabitué » n’a-t-on cessé de merépéter. ■

(pour des raisons pratiques inhé-rentes à mes problèmes physi-ques). D’autres sont dans un F1ou F2 alors que pour eux cela nefait aucune différence. On estadulte, responsable, on pourraitréfléchir ensemble. Ce sont lesdispositifs qui décident de cedont on a besoin, cela manquede souplesse et surtout d’adapta-tion au cas par cas.Pour des démarches sociales(logement…), il est difficile d’ê-tre écouté vraiment, il faut sou-vent passer par un interlocuteur :référent, assistant social, psycho-logue, comme si notre parole,toute seule, n’avait pas de sens,de valeur.Ensuite, toute demande doit êtrejustifiée. Si je suis dans un foyer

d’urgence et que je veux sortir unsoir ou un week-end, il faut queje me justifie (pourquoi, qui, où,à quelle heure…), comme si j’étais mineure et irresponsable. Enfin, moi je « cumule les han-dicaps », si l’on peut dire :maghrébine, suivie psychologi-quement et atteinte d’une mala-die que l’on ne sait pas soigner.On me demande de m’en sor-tir, et j’aimerais d’ailleurs vrai-ment m’en sortir, et pourtanttout s’oppose systématiquementà mes demandes (plus ou moinsouvertement, ma nationalité –ça s’est très subtil –, ma maladie,mes problèmes psychologi-ques)…Car là aussi finalement, déclarerque l’on est suivi psychologique-

ment nous désavantage. Onnous met une étiquette qui nenous correspond pas, en particu-lier tout ce qui est lié à une inca-pacité.Toutes les personnes suiviespsychologiquement ne sont pasdes incapables, non ?

Pour moi, les aides et les disposi-tifs semblent plutôt justes, c’estleur application rigide qui ne vapas. Car s’ils fonctionnent d’unemanière générale, ils mérite-raient souvent une marged’adaptation, au cas par cas. ■

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La peur, la menace, le sentimentde menace le poursuit alorsmême qu’il est en règle, alorsmême qu’il sait qu’il n’a commisaucun crime sur le territoirefrançais, alors même qu’il estdans un lien de confiance et deprotection avec les interlocu-teurs de l’association qui l’hé-berge et qui nous a mis en rela-tion. De notre côté, nous avons nosnormes de respect de la per-sonne, nous sommes des cher-cheurs (tout de même !) : nousgarantissons l’anonymat et lesecret professionnel, mais est-ce que ça veut dire quelquechose pour lui qui a fui unemenace que nous ne connais-sons pas au prix de laisser sesenfants sur place ? Certes, nousn’avons pas d’uniforme, visuel-lement nous avons plutôt bonnemine, mais comment nous faireconfiance d’emblée, combien defois n’a-t-il pas vécu l’expérienceque ces bons français ne pou-vaient pas le protéger et aucontraire le remettaient en situa-tion de danger (renvoi d’unbureau à l’autre). Ils sont tousbien gentils ces gens qui l’ac-cueillent à tous les guichets età tous les « bureaux » commeil dit, bureaux qu’il fréquentecontinuellement de peur qu’onl’oublie (lui et son dossier). Maisqu’ont-ils fait jusque-là pourrépondre à sa demande pres-sante de protection ? Ah, oui,il a eu un toit de temps à autrepour dormir, certes à coup de3 nuits par ci par là depuis plusd’un an. Ah oui, il a bénéficiédu versement d’une allocationqui est un droit par les ASSE-DIC pendant un an, sachantque la procédure dure à peu prèstrois ans. Ah, il a également,bien sûr touché une allocationd’attente d’approximativement300 euros au bout de plusieurssemaines lorsqu’il a repéré à quiil devait s’adresser (nous-mêmesavons mis plusieurs mois avantde repérer le SSAE* commeacteur clé). Mais cet homme qui

a laissé une part de lui dansson pays, c’est-à-dire sa famille,ne peut pas utiliser cet argentqu’on lui donne juste pour lui,il a des responsabilités envers lessiens. Il s’arrange alors pour enfaire parvenir une partie à ses« petits », comme il dit, par lebiais de personnes de confiancequi voyagent. Pudiquement, ilexplique qu’il peut ne pas man-ger pendant plusieurs jours pourfaire ces économies qu’il trouveencore bien maigres. Mais c’estlui qui s’amaigrit. Lorsqu’il estarrêté par les forces de l’ordrefrançaises pour un contrôle d’i-dentité, tout se passe bien caril est effectivement en règle.Oui, du point de vue de la loifrançaise, il est « clean ». Expertiser sa santé mentale ?!!Mais ma brave dame si nousétions tous dans cette santé là…Ses souffrances, on les imagine,voire on les vit au fil de son récitd’un jet, d’un coup, en uneseule charge, mais lui s’enaccommode, non sans effort,mais avec philosophie commeon dit. Oui, cet homme est fort,est sain, il ne lui plaît pas d’ê-tre une victime, il ne revendiquepas de l’être non plus. Il ditjuste que chez lui c’est dange-reux, qu’il veut vivre et que pourça il a besoin d’un autre payspour l’aider à se protéger carseul dans son pays, il n’y par-vient pas. Il a choisi le nôtre,je suis honorée et immédiate-ment honteuse. Mon pauvremonsieur que vous a-t-on ditsur la France, sur notre proprecapacité à vous protéger ? Vousvous êtes déjà senti exténué,à bout, au point d’être hospi-talisé à plusieurs reprises. Maisqui ne le serait à vivre dans uneinquiétude continue sur le len-demain, dans une mobilisationd’énergie intense et répétée pourse faire comprendre, avec uneusure du corps peu ou pas ali-menté, peu ou pas soigné,lavé… La solitude ? Vous neconnaissez pas ! Je vais finir parcroire que c’est un mal occi-dental. Pourquoi ne vous sen-tiez-vous pas seul, même au piredes moments noirs ? Parce quevotre existence à vous n’a desens que pour l’ensemble. C’estcette foi, cette foi en je ne sais

quoi d’ailleurs, qui vous soutientau point de pouvoir croire quevous pouvez vivre encore 100et même 400 ans si Dieu vousl’autorise. Le désespoir. Le dé-sespoir, c’est nous qui l’éprou-vons à cause de notre obses-sion de la rigueur des résultats :mais mon brave monsieur,savez-vous quand même quel’OFPRA** ne prendra que20 % d’entre vous ? Mais enfin, parlons sérieuse-ment Monsieur, vous êtes unpeu fou, non ? Et si vous nel’êtes pas, confiez-moi votre se-cret ? Ce qui se passe là-bas estmoins pire que ce que l’on vousimpose ici dans cette procédure.En tout cas, en tant que jeunefemme née au pays des Droitsde l’Homme, je vous trouveétrangement inquiétant tantvous êtes fort et ça vous rendbeau. Parler à d’autres, transmettre,c’est toujours aussi difficile, caril faut métaboliser cette souf-france qui nous est léguée avantde pouvoir la dire avec des motspour les autres, ça prend dutemps.Le temps, ils n’en ont pas cesdemandeurs d’asile ou ils en onttrop, tout dépend du point devue que l’on adopte. Ils n’en ontpas car leur vie, le sentiment d’être protégé dépend de cetteréponse étatique. Ils en ont tropcar ils s’ennuient le temps quedure cette procédure. Enfin, ilss’ennuient, je m’excuse, maisMonsieur K n’a pas une minuteà lui, il est réglé comme unehorloge en fonction des horaires d’accueil des différents servicesproposés. Le guide d’accueil dela ville, il l’a avalé tant il leconnaît par cœur. Y’a-t-il seu-lement des boutiques là où il vit,vivait !! Qu’est-ce que j’en saismoi comment il vivait cethomme, on n’en parle jamaisà la télé de l’Angola, c’est àpeine si je sais de quel continentil vient !! Mais en attendant de prolongercette passionnante discussion surmon manque de culture, qu’est-ce que je fais, moi, avec cette his-toire ? Malheureusement, ce n’estpas un CAS individuel, ce que,en tant que psychologue, j’au-rai pu tenter de traiter. ■

Humeurs après un entretien avecMonsieur K, demandeur d’asile

Valérie COLINPsychologueORSPERE-ONSMP

* Service Social d’Aide auxEmigrants

** Office Français deProtection des Réfugiés etApatrides

…Rencontre d’un homme en cours de procédure avec une psychologue en cours de recherche

qui en a été bouleversée...

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Août 2003, je suis de perma-nence au Service Educatif Au-près du Tribunal. Le parquetnous annonce pour le début d’a-près-midi qu’un mineur de15 ans très connu de la juri-diction (un grand tribunal dela région parisienne) sera déféré.Mon premier travail d’éducateurest de trouver les précédentsjudiciaires de ce mineur et decontacter les collègues quil’accompagnent dans le cadre demesure éducative (Liberté Sur-veillée Préjudicielle au pénal ouAction d’éducation en milieuouvert au civil).

Pierre est suivi dans le cadred’une L.S.P* dans un Centred’action éducative. Il a été suivipar l’Aide sociale à l’enfance(mesure judiciaire) pendant4 ans et demi et la famille aété mise sous tutelle aux pres-tations familiales pendant 1 an.Pierre a été jugé à de nom-breuses reprises ; il a 23 affai-res pénales en cours, essentiel-lement des vols et desdégradations.L’éducateur qui accompagnePierre et nous explique l’extrêmeprécarité de sa famille (domi-ciliée à l’hôtel et au chômage) ;il nous indique avoir essayé denombreux placements qui sesont toujours terminés par desfugues. Pierre et sa maman nesupportant pas d’être séparés,Pierre préfère toujours sa viefamiliale à l’éloignement. L’édu-

cateur précise aussi que per-sonne “n’adhère à la mesure édu-cative”, qu’il est dans l’impos-sibilité de travailler avecl’ensemble de la famille.

Je reçois Pierre en début d’après-midi, mon entretien se passe trèsbien, il exprime très clairementson parcours, ses motivationspour les délits commis et ce qu’ilest envisageable de travailleravec lui : refus de tout place-ment ; il accepte de reprendrerendez-vous avec son éducateuret précise une consommationrégulière de toxique. Il m’ap-paraît que Pierre est dans une

conduite d’autodestruction etdans un état profondémentdéprimé. Pour autant, même s’ilse rend compte de ses difficul-tés, il a du mal à envisager dessoins ou une mise en questionde son parcours. À la suite denotre entretien, nous propo-sons simplement la poursuite dela mesure. Il est pour nous tota-lement impossible de placerPierre (son état psychique et sonrefus ne nous permettent d’en-visager une telle mesure).

La requête du parquet demandeun placement en Centre d’Edu-cation Fermé (CEF) ; le juge desenfants nous impose de chercherun placement en foyer… Ladétention est impossible en rai-son de son âge (15 ans), cela

semble décevoir l’ensemble desmagistrats.

Je dois alors chercher une solu-tion qui ne semble pas souhai-table dans l’intérêt de ce mineur.Les 4 CEF ouverts en Franceà cette époque sont tous en pro-vince et complets. Mais per-sonne ne comprend l’impossi-bilité pour nous de faire unetelle proposition… Les foyerscontactés sont eux aussi com-plets (nous sommes en été etla grande majorité des foyerssont fermés ou en transfert) saufun : le seul foyer PJJ** ouvertdu département (qui mutualise

trois foyers). Problème : Pierrea déjà été placé dans l’un deuxet refuse de le reprendre. Je suisdonc amené, sur demande dujuge des enfants, à faire du “for-cing” auprès de nos collèguespour avoir une place. Je saisque Pierre refusera de s’y ren-dre ou, s’il s’y rend, il risquede poser de gros problèmes…

Tout ceci se fait alors que jesuis le seul à avoir rencontréPierre…

Audience de mise en examen,décision du juge des enfants :placement au foyer PJJ. Notreargumentaire, les rapports destravailleurs sociaux joints et l’ex-plication de Pierre lui-mêmen’auront jamais réussi à faire

Quel est mon métier ?

Jean-Michel BOQUETEducateur SEAT de Versailles

* Liberté SurveilléePréjudicielle.

** Protection Judiciaire de la Jeunesse.

Les éducateurs du SEAT (ServiceEducatif Auprès du Tribunal)

rencontrent les mineurs déférés – présentés à la justice

par la police. Ils renseignent lesmagistrats (juge des enfants ou

d’instruction et substitut duParquet) à partir de leurs entre-

tiens avec les mineurs et leursfamilles ainsi qu’avec les services

sociaux déjà impliqués. La présentation d’un rapport est

obligatoire dès lors qu’une incarcération est envisagée puis-

qu’il engage l’éducateur dans ce qu’on nomme un projet d’alternative

à l’incarcération.

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changer l’avis du juge desenfants. Pierre doit être placé aufoyer PJJ pour une durée de huitjours renouvelable une fois. Je suis donc chargé avec une col-lègue d’emmener Pierre aufoyer. Je suis en désaccord pro-fond avec cette décision de jus-tice que je dois exécuter et nepas commenter…

Je pars avec ma collègue, Pierrerefuse de nous accompagner,nous discutons, nous avançonsvers le parking où se trouve lavoiture, sa mère nous accom-pagne. Nous essayons deconvaincre la mère de l’intérêtde ce placement pour qu’elleessaie aussi de convaincre sonfils !!! Plus d’une demi-heurede discussion sur le trottoir etPierre nous quitte calmement,nous ne le reverrons pas… Ilest 19h30…

Appel au foyer, information dujuge des enfants, et quelquesautres démarches, 20h00 passé.Je me sens en même temps cou-pable, responsable et particu-lièrement impuissant. Que fal-lait-il faire dans l’intérêt dePierre ?

En deux heures (temps entrel’entretien avec le mineur et lerendu du rapport au juge), nousdevons faire NOTRE travaild’éducateur donc réfléchir à l’in-térêt éducatif du mineur maisaussi essayer de répondre auxdemandes des magistrats et descollègues. Les juges et substi-tuts nous demandent : place-ment en foyer, en CEF, enCER* ou qu’une mesure soitprise en urgence… Si nous netrouvons pas, ils savent nousdire que NOUS sommesresponsables. Nous ne donnons,certes, qu’un avis mais par lasuite l’exécution de la mesurenous revient et nous n’avonsaucun pouvoir pour convain-cre nos collègues ou partenaires.

L’éducateur au SEAT est à lacharnière du dispositif de pro-tection des mineurs. Il est le seulinterlocuteur direct avec l’en-semble des intervenants. Il sedoit de répondre à toutes lesdemandes et faire des démarchesauxquelles il ne croit pas.Finalement il cristallise l’en-semble des mécontentementset se retrouve responsable dedécisions qu’il ne prend pas.Comment peut-il ne pas êtredans une situation complexe demal-être ?

Protéger un mineur, travaillerdans l’intérêt de celui-ci, voilàl’unique mission d’un éduca-teur. Pourtant l’ensemble desdysfonctionnements m’amènentà me poser la question de maréelle mission : dois-je répon-dre systématiquement positive-ment à un juge ou à un pro-cureur ? Dois-je défendre, aurisque d’être en incohérence

avec mes valeurs professionnel-les, des décisions prises par unmagistrat ? Et finalement dois-je être responsable de ce qui sepasse pour le mineur ? Ces ques-tions sont récurrentes, il n’y apas un jour de permanence oùje ne me les pose pas, pas unjour où je n’essaie pas de meconvaincre que, quoi qu’ilarrive, je ne suis pas responsa-ble (des faits commis ou desdécisions de justice). Quand unmineur est incarcéré, quel édu-cateur en poste au SEAT ne s’estpas posé cette question : “ai-jetout fait pour qu’il n’aille pasen détention ?” et aussitôt uneautre apparaît “faut-il toujoursqu’un mineur évite d’aller enprison ?”. Notre mission estpourtant de proposer systéma-tiquement (comme le précisela loi) une “alternative à l’in-carcération”.

Je n’ai pas aujourd’hui de répon-ses à ces nombreuses questions,je ne peux qu’illustrer le mal-être que nous (éducateurs duSEAT) portons chaque jourdans notre travail avec lesmineurs. Ce mal-être est avanttout lié à l’incompréhension denos partenaires sur notre métieret sur les dysfonctionnementsdes différentes structures char-gées de la protection desmineurs. Chacun revoit sesresponsabilités sur l’autre : lejuge sur l’éducateur, l’éduca-teur sur le juge, l’ASE** sur laPJJ, la PJJ sur l’ASE, la pré-vention sur la mission locale,etc., la liste pourrait être longue.Aujourd’hui étant au cœur dudispositif, j’ai l’impression deporter (seul) l’ensemble de cesproblèmes, d’être le seul etunique responsable. Pourtantje ne suis qu’un simple éduca-teur, les grosses difficultés (quenous soulevons très souvent)ne sont que peu ou pas enten-dues, et elles me dépassent lar-gement.

Je pourrais résumer tout cela parune dernière question : “quelest mon métier ?”. ■

* Centre d’EducationRenforcé.

** Aide Sociale à l’Enfance.

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Dossier Violences à la personne

Vincent de GAULEJACDirecteur du Laboratoirede Changement Social,Université Paris 7.Auteur de la Lutte desplaces (en collaborationavec I. TaboadaLéonnetti), et Les sour-ces de la honte, Descléede Brouwer, 1993 et1996.

Les violences humiliantesL’assistance n’est pas une

violence de même nature quel’exploitation économique ou la

misère. Bien au contraire, l’assistance est une tentative

pour gérer les effets de l’inégalité et de la pauvreté enapportant une aide à ceux qui

sont démunis.

Et pourtant l’assistance est sou-vent vécue comme une épreuvehumiliante parce que l’aide estsubordonnée à une série deconditions qui sont autant de« symptômes » de la considé-ration sociale dont l’assisté estl’objet. Cette considération n’estpas évaluée de la même façonselon que l’on interroge les pro-fessionnels de l’assistance ou lesusagers.

Un certain nombre de Rmistesque nous avons interviewés(Gaulejac, Taboada Lénonetti,1993) nous ont parlé de « par-cours du combattant » pourévoquer l’ensemble des démar-ches qui sont nécessaires pourobtenir une aide. On sait pour-tant que l’instauration du RMIa été justement pensée poursimplifier, accélérer et unifier lesprocédures, face à un systèmed’aide sociale dont la complexitéest reconnue par tout le monde.Plus généralement, les usagersexpriment beaucoup d’ambiva-lence face à l’assistance. D’uncôté, ils en reconnaissent lanécessité et ils valorisent le tra-vail de ceux qui acceptent deles écouter et de s’occuper d’eux,d’un autre côté, ils exprimentune colère et une souffrance d’ê-tre obligés de se soumettre àdes procédures qu’ils viventcomme inutiles, contraignan-tes ou dévalorisantes.

La plupart des assistés sont« obligés » de demander uneaide. C’est pour eux une néces-sité souvent liée à une questionde survie. Ils sont donc con-traints de se soumettre à ces pro-cédures et d’accepter une rela-tion dans laquelle ils se sententdominés. L’humiliation vientd’abord de cette obligation de sesoumettre, elle est entretenuepar le sentiment d’être traitécomme un objet et même par-

fois méprisé. C’est d’ailleursplus dans le fonctionnementdu système que dans la naturedes relations avec les profes-sionnels de l’assistance que lesentiment d’humiliation sedéveloppe : le fonctionnementbureaucratique et impersonnelde nombreux services sociauxconduit à privilégier le respectdes procédures à la qualité dela relation. On le perçoit en par-ticulier à travers trois élémentscaractéristiques des systèmesd’aide : le contrôle, l’attente etle mécanisme de la porte tour-nante.

Le contrôleLa plupart des services d’assis-tance subordonnent l’aide à desconditions préétablies. D’oùune demande de justificatifs,de papiers divers pour pouvoiren bénéficier. Une fois la légi-timité de la sélection établie sedéroule un processus bureau-cratique qui met à distance lebénéficiaire, l’oblige à rentrerdans les normes de l’institutionaidante et à se soumettre à l’or-dre institutionnel. La consé-quence de cette soumissionobjectivante et normalisante estle sentiment, partagé par les usa-gers, que l’aide doit se mériter,qu’elle est la contrepartie de sabonne volonté à se soumettre,qu’il y a un prix à payer : « rienn’est jamais gratuit pour un pau-vre ». Simone, 40 ans, au chô-mage depuis 5 ans, raconte dansun groupe de Rmistes : « Vingt-cinq ans de boulot, je me retro-uve au chômage et on medemande des papiers, des entre-tiens… J’ai ma fierté, je ne vaispas magouiller, me mettre àgenoux. C’est un droit. Chaquesemaine, il faut faire ça, donnerun papier. Je vais à l’ANPE etje me fais engueuler… Au lieude m’aider, on me fait des repro-ches… ».

L’attente« Partout où je vais, je me retro-uve dans une file d’hommes entrain d’attendre. Tout s’agiteautour de nous et nous sommeslà immobiles, pétrifiés, inutiles ».Comme si le temps de l’assistén’avait pas d’importance. Le faitde considérer que le temps

d’une personne est moins pré-cieux que le sien, conduit àdévaloriser cette personne, à ladéconsidérer. Si son temps n’apas de prix, c’est la personneelle-même qui est en fait consi-dérée comme « quantité négli-geable ». Ce qui n’a pas de prixne compte pas ! Comment alorsprétendre apporter une aide,une requalification, une réas-surance à quelqu’un dont onnéglige ainsi l’existence ? Laqualité de l’accueil est un bonanalyseur de la considérationque l’on attache aux personnesque l’on reçoit.

La porte tournanteLa résolution des problèmes esttoujours différée dans le tempsou dans l’espace. Il manque tou-jours un papier, la réponse esttoujours ailleurs, « Revenezdemain ! ». La multiplicationdes papiers à présenter, desdémarches à effectuer est un élé-ment de sélection et d’adapta-tion au système de l’assistance.Il signifie que l’assisté doit tou-jours être disponible, doit tou-jours répondre à ce qui lui estdemandé, doit montrer sabonne volonté à s’adapter ausystème et en même temps, ilsignifie que la résolution desproblèmes auxquels il estconfronté est toujours ailleurs,toujours différé soit dansl’espace soit dans le temps.Il ne s’agit d’imaginer une éra-dication totale de la violence,mais de dire que, s’il y a cer-tainement des violences néces-saires dans toute procédure, tou-tes les violences ne sont pasnécessaires. ■

Jean-Pierre MARTINPsychiatre, chef de service hôpital Esquirol, (94)Saint Maurice

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La psychiatrie est de plus en plusappelée à répondre à la violence

de sujets en souffrance sur leplan social. Cette violence est le

symptôme d’une société quant àses fonctionnements et à la crise

des liens sociaux.

Repérer cette situation globaleindique que la psychiatrie estconcernée, car elle participe desrapports sociaux de violence aumoins sur trois plans : en tantqu’institution sociale, commelieu de prise en compte du rôlede cette violence dans la consti-tution des symptômes indivi-duels, mais aussi par les violencesqu’elle exerce dans son cadre desoin sur le sujet au nom du« bien des patients ».

Stanislas Tomkiewicz a montréque cette violence institution-nelle a un rapport étroit avec laviolence d’Etat et, à propos desenfants, il la décline selon deuxcatégories de sévices :• les personnes que l’on consi-dère comme ne méritant pas unsort meilleur : délinquants, cassociaux, situations de chronicitédans la répétition, « perdus quoi-qu’on fasse pour eux ». Cettecatégorie constitue un risquemajeur d’exclusion de la part desrationalités médico-administra-tives actuelles qui tendent àréduire le soin et son coût à uneefficience immédiate ou rapide,en contradiction avec les butséthiques et une prise en chargeincluant le temps long.• la contrainte exercée au nomdu bien de l’enfant (du patient)afin d’extirper le mal qui setrouve en lui. Cette catégoriereste largement repérable dansnos structures de soins où, mal-gré le souci des droits de la per-sonne (Charte du patienthospitalisé, commission deshospitalisations psychiatriques,place reconnue aux associationsde patients et de leurs familles),l’équipe soignante n’imagine pasque le patient puisse être en plé-nitude un sujet de droit ; nousvoyons là un des mécanismesd’une chronicité institutionnelle.Notre expérience pratique nousamène à compléter ces deux

catégories par au moins deuxautres : celle du risque d’un dia-gnostic médical et de la prescrip-tion dans l’urgence, celle de lacontrainte à domicile et de l’en-cadrement de la vie privée, quiindiquent combien la psychiatries’inscrit aujourd’hui dans la vio-lence faite au sujet social.• La première est une forme denaturalisation du symptômeobjectif, hors du sens de la situa-tion sociale et psychique qui aproduit ce symptôme, le traite-ment en urgence venant fixer l’i-dentification sur l’être malade ensoi, redoublant le vécu de cata-strophe personnelle. Cetteobjectivation est d’autant pluspernicieuse que le patient et sesproches peuvent en ressentirdans l’immédiat un soulagementqui rendra d’autant plus incom-préhensible la répétition à venirou le déplacement du symp-tôme. Ce constat est particuliè-rement net dans les souffrancespost traumatiques.• La deuxième témoigne d’unencadrement des libertés dans lavie privée qui peut commencerdès la première intervention àdomicile sur un signalement del’entourage ou d’un travailleursocial. En termes juridiques, lavie privée n’est soumise à unestructure de soin que dans lesrégimes totalitaires, ce qui inter-roge sur les précautions éthiquesà mettre en œuvre quand les soi-gnants sont confrontés à cettenécessité, tant au domicile quedans la rue (ou les associations)pour les sans abris. Nous ratta-chons à cette question la pratique actuelle de la multipli-cation de l’encadrement de lon-gue durée par des mesures detutelle et de curatelle, la généra-lisation des pratiques d’experti-ses psychiatriques sur le plan dudroit civil, les sorties d’essais pro-longées de façon interminablelors d’hospitalisations souscontrainte.

Notre pratique de centre d’ac-cueil et de crise, depuis 12 ans,qui permet de prendre le tempsd’une rencontre réciproque dansun cadre d’ouverture 24h sur 24sur le terrain, d’instaurer une

approche clinique d’interfaceentre la demande sociale et laréponse soignante, d’écouter etde prendre en compte les tierscomme facteurs de compréhen-sion du sens de la situation et deressources pour le patient, aouvert un champ clinique etéthique positif sur l’ensembledes dérives institutionnelles vio-lentes, ne serait ce qu’en limitantles réponses d’hospitalisation.

L’institution Centre d’accueil etde crise est cependant prise dans l’idéologie individualiste con-temporaine, stigmatisant lourde-ment les échecs à la réussite.

Nous pouvons ainsi repérer :- que certains patients présententune violence qui rend l’accueil« impossible » car la rencontre serésume à des heurts répétés.Cependant nous constatons quele cadre ouvert de l’accueil estmoins objectivant que celui del’hospitalisation et laisse desinterstices de travail sur la répéti-tion des passages et les tracesdéposées à chaque fois. Il permetdans certains cas la préhensiond’une humanité et de signesd’intersubjectivité. La limite estdonc elle même objet d’un tra-vail et d’une évolution possible.- que certaines souffrances psy-chiques demeurent abusivementtraitées sur un mode psychia-trique quand la réponse pour « lebien du patient » l’emporte surl’écoute et la distanciation.- que la question du consente-ment aux soins apparaît com-plexe sur le plan clinique :consentement à quels soins, avecqui, dans quel cadre, sur quelledurée ? Les patients présentantdes psychoses adhèrent souventau lieu de protection avant toutepossibilité de travail relationnel.L’omnipotence devient alorssource de difficultés pour lecadre, d’autant plus qu’elle s’af-firme sur un mode paranoïaquene laissant pas de place à la négo-ciation, et entraîne des phéno-mènes d’exclusion. Les limitesne doivent pas s’affirmer dansune omnipotence soignante enmiroir mais cela ne s’avère pastoujours possible.

Violences « pour le bien des patients »

Dossier Violences à la personneN

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Jean FURTOSPsychiatreORSPERE - ONSMP

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* Dispositif national « Urgence sociale et insertion » -Objectifs 2003/2004

** Dans ce numéro, p. 14/15.

Les limites et leurs effets de vio-lence demeurent soumis à ladisponibilité et à la fatigue de l’équipe, et par conséquent auxmultiples causes de souffrancespersonnelles de ce travail de pre-mière ligne. La multiplicité dessituations occasionnées par lamise en place de l’inter sectoria-lité, le poids de la gestion admi-nistrative des effectifs infirmiersdu fait de la réduction desmoyens de la psychiatrie ac-tuelle, sont autant de facteurs

qui altèrent la disponibilité soi-gnante et son organisation etdonc l’apparition de violencespossibles.Comment conclure cette appro-che de la violence institution-nelle ? Le travail de secteurappelle la notion de réseaux entrepartenaires qui préviennent etpermettent de prendre en chargeles situations les plus difficiles,un travail d’information et d’é-changes avec les élus donnantune compréhension claire du

dispositif d’accès aux soins et despossibilités d’insertion socialedes patients, ouvrant à l’élabora-tion d’actions de santé mentaledont la violence est entre autrel’objet. Le souci de ne pas s’alié-ner dans les fantasmes sécuritai-res actuels est un des axes de cetravail sur la violence, danslequel le « mieux » pour lespatients et leurs proches peut sesubstituer à l’impérialisme du« bien » véhiculé par les représen-tations sociales de l’époque. ■

Violences « pour le bien des patients » (suite)

Hospitalisation sans consentement et grand froid

Il est intolérable de voir une per-sonne sans abri, morte de froiddans la rue, et les effets tragiquesde la canicule de cet été ont aug-menté la culpabilité collective etles exigences qui en découlent.Cette année, comme chaqueannée depuis 1995, il y a un« plan froid » pour l’hiver incitantà une vigilance active en cedomaine. Dominique Versini,Secrétaire d’Etat à la lutte contrela précarité et l’exclusion, aenvoyé deux lettres circulaires endate des 7 octobre et 7 novem-bre dernier*, dressant le planexhaustif et structuré de ce qu’ilconvient de faire pour que per-sonne ne meure dans la rue.En cas de nécessité, parmi tou-tes les mesures, est évoquée lapossibilité d’une hospitalisationsans consentement, ce qui renvoieà l’hospitalisation sur demanded’un tiers (HDT), voire à l’hospi-talisation d’office (HO). Il estprécisé que l’obligation d’assis-tance à personne en danger seraappréciée (c’est nous qui souli-gnons) par les acteurs de terrain,intervenants sociaux et médecins ;et parmi ces derniers, ceux quipeuvent, ou non, signer l’hospi-talisation sans consentement.

Cette invitation forte a au moinsdeux effets :- Un effet positif, celui de rappe-

ler que même ceux que l’onnomme parfois « les cassociaux » ont droit à l’accès auxsoins. Parmi les personnes sansabri, on doit rappeler que laproportion de maladie psychia-trique avérée est fortementsupérieure à celle de la popu-lation générale.

- Un effet négatif : celui d’uneécoute radicalisée conduisant àl’injonction de psychiatriser et« d’interner » toute personnesans abri refusant l’hébergementpar temps de grand froid.L’argument s’appuierait sur lasituation de danger amenée parle refus de l’hébergement pro-posé.

Toute situation devant être jugée,au cas par cas, il doit être clairqu’une telle radicalité trouverait làune application pertinente de l’ar-ticle de J.P. Martin : Violences« pour le bien des personnes »**.

Il n’est pas simple de vouloir aiderquelqu’un qui récuse l’aide ensituation vitale. Le contourne-ment de la récusation reste un

art difficile dont on ne peut sedéfausser, soutenu par une doublepréoccupation : la vie de l’autre etle respect de ses défenses. ■

Nous avons lu

■ Ruptures des liens, cliniques des altéritésSous la direction d’Olivier Douville et de Claude WacjmanPsychologie Clinique, Ed.L’Harmattan, Paris, nov. 2003 Cet ouvrage important, qui rassemble de nombreuses contributions consacrées à la précarité des liens, porte undouble regard, psychologique et anthropologique, sur les nouvelles formes du lien social. A lire.

■ De file en filsVoici le premier numéro du Bulletin d’information semestriel Santé Mentale Précarité édité par la DDASS du Val de Marne. Il concrétise le projet d’une petite équipe pluriprofessionnelle et pluri institutionnelle : réaliser un bulletin quisoit un lieu d’expression et d’échange des pratiques, mais aussi un lieu de débat autour de la souffrance psy-chique liée à l’exclusion sociale et l’accès aux soins en santé mentale des personnes précarisées.

Agenda

■ Travail et immigration : interculturalité et pratiques professionnellesColloque international organisé à Lille du 17 au 19 mars 2004 à l’Université catholique Contact : Institut social Lille Vauban – Tél : 03 20 21 93 93 – Fax : 03 20 21 83 29 – E-mail : [email protected]

■ L’éloge du risqueSanté Mentale et Communautés : XIIe Cours sur les techniques de soins en psychiatrie de secteur 23, 24, 25 et 26 mars 2004, Centre Culturel et de la vie associative - Villeurbanne.Renseignements et inscriptions : Tél : 04 74 67 47 86 – Fax : 04 74 67 43 77E-mail : [email protected]

■ L’Art-thérapie : un soin d’actualité ?Les 11 et 12 juin 2004 à Revel/Castres (81).Contact : Artesia, Maison des associations, 1 place du 1er Mai, 81000 CastresTél : 05 34 26 47 37 – E-mail : artesia@[email protected]

■ La santé mentale face aux mutations socialesCongrès international organisé par l’ORSPERE-ONSMP les 12, 13 et 14 octobre 2004 à l’EcoleNormale Supérieure de Lyon. Renseignements : Tél : 04 37 91 53 90 – E-mail : [email protected]

■ Santé mentale en population générale : Images et Réalités2èmes Journées internationales du Centre Collaborateur de l’Organisation Mondiale de la Santé, les 25, 26 et 27 octobre 2004 à Lille.Contact : Tél : 03 20 62 07 28 – E-mail : [email protected]

Information

■ Aide médicale d’Etat (AME): limitations de l’accès aux soinsLe Sénat puis le Conseil Constitutionnel ont validé, après l’Assemblée Nationale, le votede la suppression du dispositif de l’admission immédiate à l’Aide Médicale d’Etat. Elle est désormais restreinte aux étrangers résidant « de manière ininterrompuedepuis plus de 3 mois » sur le sol français. Pendant cette période, en attendant l’ouverture des droits à l’AME, seule est assuréela prise en charge des « soins urgents dont l’absence mettrait en jeu le pronosticvital ou pourrait conduire à une altération grave et durable de l’état de santé de lapersonne ou d’un enfant à naître », et ce uniquement à l’hôpital. Les associations continuent de se mobiliser contre une réforme mettant en cause le droiteffectif d’accès aux soins des plus démunis.

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�Actualités

RHIZOME est un bulletin national trimestriel édité par l’Observatoire National des pratiquesen Santé Mentale et Précarité (ORS-PERE-ONSMP) avec le soutien de laDirection Générale de l’Action SocialeDirecteur de publication : Jean FURTOSAssistante de rédaction : Claudine BASSINI

Comité de rédaction : - Guy ARDIET, psychiatre (St Cyr au Mont d’Or)- Jean-Paul CARASCO, infirmier (St Maurice)- François CHOBEAUX, sociologue (CEMEA Paris)- Valérie COLIN, docteur en psychologie, Orspere- Jean DALERY, prof. de psychiatrie (Univ. Lyon 1)- Philippe DAVEZIES, enseignant, chercheur en

médecine du travail (Univ. Lyon 1) - Gilles DEVERS, avocat (Lyon)- Bernard ELGHOZI, médecin (Réseau Créteil)- Marie GILLOOTS, pédopsychiatre (Vénissieux) - Jean-François GOLSE, psychiatre (Picauville) - Alain GOUIFFÈS, psychiatre (UMAPPP Rouen)- Pierre LARCHER, DGAS- Christian LAVAL, sociologue, Orspere - Antoine LAZARUS, prof. santé publique (Bobigny)- Marc LIVET, cadre infirmier (Paris) - Jean-Pierre MARTIN, psychiatre (Paris)- Alain MERCUEL, psychiatre (St Anne Paris) - Michel MINARD, psychiatre (Dax) - Gladys MONDIERE, psychologue (Lille)- Pierre MORCELLET, psychiatre (Marseille)- Christian MULLER , psychiatre (Lille)- Jean PERRET, président d’association (Lyon) - Eric PIEL, psychiatre (Paris) - Christiane RICON, Directrice Etablissement Social- Olivier QUEROUIL, conseiller technique fonds

CMU (Paris).

Contact rédaction : Claudine BASSINI - Tél. 04 37 91 54 60Valérie BATTACHE - Tél. 04 37 91 53 90

CH Le Vinatier, 95, Bd Pinel 69677 Bron Cedex Tél. 04 37 91 53 90 Fax 04 37 91 53 92 E-mail : [email protected] : www.ch-le-vinatier.fr/orspereImpression et conception : ImprimerieBRAILLY (Chaponost) - Tél. 04 78 56 77 00Tirage : 8 500 ex.ISSN 1622 2032

Nous remercions Jean Yves Lefèbvre, artiste peintre, pour avoir mis à notre dispositionles illustrations de ce numéro (Atelier d’Artistes – CH le Vinatier – Bron)