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IDÉOLOGIE : CONCEPT CULTURALISTE ET CONCEPT CRITIQUE Olivier Voirol Presses Universitaires de France | « Actuel Marx » 2008/1 n° 43 | pages 62 à 78 ISSN 0994-4524 ISBN 9782130568087 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2008-1-page-62.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Olivier Voirol, « Idéologie : concept culturaliste et concept critique », Actuel Marx 2008/1 (n° 43), p. 62-78. DOI 10.3917/amx.043.0062 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.230.30.200 - 04/02/2016 12h18. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.230.30.200 - 04/02/2016 12h18. © Presses Universitaires de France

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IDÉOLOGIE : CONCEPT CULTURALISTE ET CONCEPT CRITIQUEOlivier Voirol

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

2008/1 n° 43 | pages 62 à 78 ISSN 0994-4524ISBN 9782130568087

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2008-1-page-62.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Olivier Voirol, « Idéologie : concept culturaliste et concept critique », Actuel Marx 2008/1 (n°43), p. 62-78.DOI 10.3917/amx.043.0062--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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IDÉOLOGIE : CONCEPT CULTURALISTE ET CONCEPT CRITIQUEpar Olivier VOIROL

Le concept d’idéologie appartient à cette classe de concepts de la théo-rie sociale qui sont tellement chargés que leur seule évocation suffit àéveiller les soupçons. On ne compte plus les commentaires sur ce concept,et il est vain de vouloir entreprendre un inventaire de ses redéfinitions etde ses diverses élaborations. Issu d’un héritage critique, il a été – et conti-nue d’être – au centre de conflits théoriques et d’enjeux politiques. Il estdifficile de voir clair dans la masse des analyses qui, depuis plusieurs décen-nies, ont, d’un côté, annoncé la « fin de l’idéologie » et la désuétude duconcept1 et, de l’autre, cherché à défendre le concept, proclamant la per-manence de l’idéologie, voire parfois son « retour »2. Prenant acte de cesallées et venues, le présent texte s’attache à montrer que l’évolution la plusmarquante dans la théorie sociale réside, non pas dans la « fin » ou le« retour » de l’idéologie, mais dans la redéfinition du concept qui, non seu-lement l’a considérablement éloigné de son acception marxiste mais, sur-tout, l’a dépouillé de son aiguillon critique. Loin d’assister à une dispari-tion du concept d’idéologie dans la théorie sociale, le phénomène majeursemble donc être sa reformulation dans un sens acritique.

Ce qui a amplement disparu du panorama de la théorie sociale, c’estl’idée d’une critique de l’idéologie prenant la forme d’une élaboration desavoirs à visée « libératrice », capables d’offrir des leviers aux sujets sociauxdans leurs efforts pour se défaire d’entraves sémantiques contribuant aumaintien de rapports sociaux de domination. Repenser aujourd’hui leconcept d’idéologie pour reformuler les termes d’une critique de l’idéolo-gie fait partie des tâches pressantes de la théorie sociale, à l’heure où s’estimposé un capitalisme à dominante « communicationnelle », producteur,à un niveau inégalé, de disjonctions idéologiques entre les pratiquessociales effectives et les registres discursifs et prescriptifs s’imposant à elles.Dans ce sens, et en dépit des problèmes épistémologiques considérablesqu’elle soulève, la critique de l’idéologie s’impose comme une nécessitéautant théorique que politique.

Dans le présent texte, il s’agira tout d’abord de mettre en évidence lesprésupposés du concept marxiste d’idéologie et quelques motifs de leur

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Actuel Marx / no 43 / 2008 / Critiques de l’idéologie.

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1. Voir notamment Daniel Bell, La fin de l’idéologie, Paris, PUF, 1997 (1960). Les principaux auteurs associés à la thèse de la « fin del’idéologie », un produit intellectuel et politique typique de la Guerre froide, sont Raymond Aron, Edward Shils, Daniel Bell, SeymourMartin Lipset (voir David McLellan, Ideology, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1995, pp. 44-55). Pour les tenants de cettethèse, le terme d’idéologie, loin d’être un système d’idées séculières, renvoie à des doctrines totalisantes qui offrent une visioncohérente du monde socio-historique et requiert un degré élevé d’implication émotionnelle.2. Voir notamment Stuart Hall, « The Rediscovery of Ideology : Return of the Repressed in Media Studies », in M. Gurevitch, T.Bennet, J. Curran (éd)., Culture, Society and the media, New York, Routledge, 1982, pp. 56-90 ; Ernesto Laclau, « The Death andResurrection of the Theory of Ideology », Journal of Political Ideologies, 1(3), 1996, pp. 201-221.3. Pour un « panorama » de ces conceptions, voir notamment John B. Thompson, Studies in the Theory of Ideology, Cambridge, PolityPress, 1984 ; Paul Ricœur, Idéologie et utopie, Paris, Seuil, 1997. Un survol des réinterprétations contemporaines du concept se trouvedans Aletta J. Norval, « The Things We Do with Words - Contemporary Approaches to the Analysis of Ideology », British Journal ofPolitical Science, 30, 2000, pp. 313-346.4. Si, chez Marx, le concept d’idéologie renvoie à L’Idéologie allemande alors que celui de fétichisme renvoie davantage au Capital,les deux concepts se recoupent en partie sur certains points, en particulier la question de la distorsion. Sur le lien entre idéologie etfétichisme, voir notamment un débat récent dans M. Wayne, « Fetishism and Ideology », Historical Materialism, 13(3), pp.193-218.Voir également E.Renault dans le présent volume.

abandon par la théorie sociale au cours des deux dernières décennies (1).Cet abandon s’est fait au profit d’une conception « culturaliste » de l’idéo-logie. Parmi les motifs de ce tournant culturaliste, la critique de la coupu-re entre perspective interne et critique externe a été un des argumentsmajeurs (2). Dans un troisième temps, il s’agira d’esquisser les pistes d’unereconstruction critique du concept d’idéologie s’inscrivant dans l’héritagede la tradition critique. La théorie de la reconnaissance offre en ce sens desoutils permettant de réanimer une telle conception (3).

UN ABANDON DU CONCEPT MARXISTE D’IDÉOLOGIEParmi la multiplicité des approches et des définitions de l’idéologie au

XXe siècle3, la conception de Marx, que ce soit dans sa version deL’Idéologie allemande ou dans celle du Capital 4, peut être considéréecomme le pivot théorique à partir duquel se sont élaborées des conceptionsdivergentes de l’idéologie. Même lorsqu’elle est vue comme dépassée, laconception marxiste de l’idéologie continue de configurer le débat et d’of-frir le socle théorique à partir duquel se pense la question de l’idéologie.

Marx a établi les bases du concept d’idéologie grâce à trois idéesmajeures : la distorsion de la réalité, la légitimation de la domination, la cri-tique « libératrice ». (a) L’idée de distorsion s’inscrit dans le cadre d’une cri-tique de la conscience sous le capitalisme en soulignant la distorsion de laréalité produite par l’idéologie et la « fausseté » qui l’accompagne. Marxprocède dans le Capital à une investigation des processus matériels quigénèrent des illusions dans la conscience ordinaire de l’économie qu’ont lessujets sociaux. En révélant la manière dont se manifeste le mode de pro-duction capitaliste, Marx montre que ces phénomènes sont des apparencesqui entraînent les sujets sociaux dans l’erreur dès lors qu’ils les confondentavec la réalité.

(b) La seconde idée de Marx consiste à dire que cette illusion percepti-ve, non seulement masque la réalité des rapports économiques – parexemple en faisant passer le profit pour le salaire du capital, dissimulant

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ainsi la pratique sociale à l’origine de la valeur, soit le travail ouvrier – maisproduit aussi des effets de légitimation de l’organisation capitaliste.L’idéologie n’engendre pas seulement une distorsion de la réalité des rap-ports sociaux, elle contribue aussi à légitimer ces rapports en les faisant pas-ser pour justes et « naturels ». L’idéologie parvient ainsi à imprégner laconscience des sujets sociaux en leur faisant croire en la nécessité de l’ordrecapitaliste et à son caractère juste. Ce faisant, elle réduit la conscience à desintérêts matériels, ceux de la bourgeoisie, et masque cette domination enfaisant passer des intérêts particuliers de classe pour les intérêts de tous.

(c) Enfin, la troisième idée de Marx est que la critique peut procéder auquestionnement de ces deux rapports et contribuer à dissiper les illusions,en se dirigeant à la fois contre l’économie capitaliste et contre la science quiperpétue sa domination, soit l’économie politique classique. DansL’Idéologie allemande, le point d’accès à cette critique de l’illusion idéolo-gique est la méthodologie scientifique visant la vérité. La méthode scienti-fique marxiste serait en mesure de rendre justice à l’instance pratique – letravail ouvrier – dont le pouvoir constituant est nié par l’idéologie propreà l’organisation capitaliste. Autrement dit, la théorie marxiste doit se sub-stituer à la science économique pour dépasser la domination. Le conceptd’idéologie permet de pointer les obstacles à la conscience de la réalité éco-nomique, d’identifier les illusions produites par l’économie politique et deconcevoir une critique capable de s’en émanciper.

Si cette séparation entre une « fausse conscience » ligotée dans l’idéolo-gie et une posture de connaissance accédant à la vérité au moyen de lascience marxienne est plus complexe dans l’analyse de Marx – pour qui, enfait, la science n’est pas exempte d’idéologie5 –, une coupure épistémiqueintervient à ce niveau. C’est là un des éléments fondamentaux de laconception marxiste de l’idéologie, qui se retrouve dans d’autres versionsdu concept, comme par exemple chez Louis Althusser.

Parmi ces idées fondatrices de la conception marxiste de l’idéologie, lacoupure épistémique entre illusion et vérité est sans doute celle qui a occa-sionné les plus vives critiques, allant chez certains jusqu’à motiver l’aban-don de l’édifice marxiste dans son ensemble. Dans Idéologie et utopie(1929), Karl Mannheim pointait une impasse et un paradoxe propre auconcept d’idéologie. Le « paradoxe de Mannheim » a souvent été évoquépour cibler la contradiction insurmontable d’un concept qui souligne la« fausseté » de notre rapport à la réalité alors que la possibilité même de ceténoncé exige en soi une non-distorsion. En effet, l’énoncé même duconstat selon lequel tout est imprégné d’idéologie et de rapports de domi-

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O. VOIROL, Idéologie : concept culturaliste et concept critique

5. Je ne peux entrer ici dans le détail de cette argumentation. Sur ce point, voir Emmanuel Renault, Marx et l’idée de critique, Paris,PUF, 1995, pp. 107-120, qui montre que, pour Marx (celui du Capital), l’idéologie n’est pas l’antithèse de la science mais sa condition.

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6. Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 1997, p. 19. Voir aussi sur ce point Terry Eagleton, Ideology. An Introduction, London,Verso, 1991, chap. 1.7. C’est ce type d’objection qu’avance John Holloway dans Change the world without taking power (London, Pluto Press, 2002). PourHolloway, un des arguments pour lesquels il faut renoncer au concept d’idéologie, c’est qu’il produit un « eux », celui des membres duprolétariat pris dans l’illusion, et un « nous », celui de l’avant-garde politique appelée à éclairer ces derniers en leur appliquant unepédagogie appropriée (p. 55). Autrement dit, on ne peut faire abstraction des conséquences politiques du concept d’idéologie.

nation échappant à notre réflexivité ne peut provenir de l’intérieur mêmede l’idéologie. Il exige un point extérieur, un détachement : le point de vueindiquant une distorsion idéologique doit, en toute logique, s’accorder unstatut épistémique échappant à l’emprise idéologique.

La solution marxiste consistait à situer ce statut dans le potentiel d’unescience critique capable de lever le « voile » idéologique par une critique àla fois de l’apparence des rapports économiques dans le capitalisme et duprolongement scientifique de cette illusion, l’économie politique. Maisbien des critiques ont souligné le statut épistémique trop privilégié quecette solution marxiste accorde au critique de l’idéologie. Elle implique eneffet une distinction entre une posture de « fausseté » et d’illusion, d’unepart, et une posture de vérité et de connaissance, d’autre part : pour le cri-tique, l’idéologie est forcément le propre « des autres », de ceux et celles qui« ne savent pas » et s’enferrent sous l’emprise de l’illusion. La posture cri-tique confère un privilège à ceux qui savent, grâce à la « science », à la« théorie » ou à la « raison », coupée de la posture naïve des autres. Commele dit Paul Ricœur, l’idéologie « n’est jamais assumée en première person-ne ; c’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre. Même lorsqu’on l’en-tend en un sens plus faible, l’idéologie est quand même le tort de l’autre.Personne ne se reconnaît jamais comme pris dans l’idéologie »6.

Cette distinction entre, d’une part, une posture prise dans l’illusion, la« fausse conscience » et la distorsion et, d’autre part, une posture savante de« dévoilement » s’appuyant sur un savoir scientifique censé produire unregard plus clairvoyant sur la réalité des rapports socio-économiques et ladomination cachée qui les structure a fait l’objet de vives objections dans lathéorie sociale. Celles-ci stipulent que cette coupure radicale dénie la capa-cité aux sujets sociaux de connaître de manière clairvoyante leurs intérêts etd’agir en conséquence. Une coupure de ce type conduirait à un paternalis-me épistémique puisqu’une connaissance non distordue serait le privilègeexclusif de la théorie, qui prétend être libre des illusions idéologiques. Sur leplan moral, ce paternalisme se caractériserait par la capacité de la critique àdéfinir les savoirs et les actes appropriés, indépendamment des convictionset des actes des sujets concernés. Sur le plan politique, il se traduirait par unedistinction nette entre, d’une part, des sujets ordinaires sous l’emprise del’idéologie et, d’autre part, des sujets agissant en leur nom et pour leurémancipation, grâce à des savoirs critiques étrangers aux premiers7.

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La coupure épistémique qui confère à la théorie un privilège épisté-mique par rapport aux sujets sociaux a été profondément remise en causedans la théorie sociale. Que ce soit en explicitant les compétences commu-nicationnelles (Habermas), en insistant sur les compétences interprétativeset réflexives des sujets sociaux (Giddens) ou encore en révélant les capaci-tés pratiques des acteurs (les sociologies de la pratique), les principaux cou-rants de la théorie sociale contemporaine ont désavoué à leur manière l’idéed’une « fausseté » ou d’une distorsion au sein des rapports sociaux. Cettecritique a été radicalisée par l’ethnométhodologie, qui se pense comme unealternative radicale à la « grande théorie » : renonçant à tout privilège épis-témique propre à la posture savante, ce courant de la phénoménologiesociale appréhende l’activité des membres du point de vue de la dynamiquede leur accomplissement en situation8. Une telle approche conçoit la scien-ce non pas comme une activité distincte des pratiques ordinaires maiscomme une activité intramondaine qui se superpose à ces dernières. Ce « tournant » épistémologique a trouvé ses expressions dans les sciencessociales en France, à partir du milieu des années quatre-vingt, dans uneréfutation radicale du modèle de la coupure épistémologique. On retrou-ve des traces de cette conception aussi bien dans les travaux de BrunoLatour en sociologie des sciences et des techniques que dans ceux de LucBoltanski et Laurent Thévenot, qui ont cherché à renouveler la sociologiemorale en s’inscrivant en faux contre une sociologie de la domination et del’illusion qui procède par « dévoilement » au profit d’une rupture avec lesens ordinaire9. Contre la posture omnisciente du théoricien savant, elleadopte le point de vue du participant, doté de compétences morales, enprenant son propos au sérieux et en refusant d’emblée de le concevoircomme le produit d’une illusion.

S’il s’agit là d’un ensemble non homogène de positions théoriques,dont les différences ne sont pas négligeables, ces courants sociologiques ontceci de commun qu’ils conduisent tous à abandonner les principaux traitsthéoriques autour desquels s’articulait le concept marxiste d’idéologie. Cetournant conceptuel fait voler en éclats une telle conception de l’idéologiedans la mesure où (a) il conteste toute coupure entre le réel et l’illusion etexclut toute idée de « fausseté » ou de distorsion, (b) il remet en cause l’idéeque cette illusion assurerait le maintien de rapports sociaux de domination,(c) il met en équivalence le savoir scientifique et le savoir ordinaire tout enrenonçant à l’idée d’une science sociale productrice de savoirs « libéra-teurs ». Ces trois tendances amènent en toute logique à renoncer à l’ap-

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O. VOIROL, Idéologie : concept culturaliste et concept critique

8. Une vaste littérature existe sur ce sujet : en français, voir notamment Michel de Fornel, Albert Ogien, Louis Quéré (dir.),L'ethnométhodologie. Une sociologie radicale, Paris, La Découverte, 2001.9. Boltanski, Luc, Thévenot, Laurent, De la justification, Paris, Gallimard, 1991. L. Boltanski, « De la sociologie critique à la sociologiede la critique », Politix, n° 10-11, 1990, pp. 124-134.

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10. Clifford Geertz, « Ideology as a Cultural System », in The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 2000.

proche de l’idéologie héritée du marxisme – distorsion, domination, cri-tique émancipatrice nourrie par la méthode scientifique. Toutefois, cetabandon du concept marxiste d’idéologie ne signifie pas l’abandon duconcept d’idéologie tout court. Ainsi a-t-on également assisté, dans lessciences sociales, à une reformulation du concept.

UN CONCEPT CULTURALISTE D’IDÉOLOGIEC’est sans doute dans ce sens qu’il faut comprendre le rôle aujourd’hui

prépondérant dans les sciences sociales du concept culturaliste d’idéologieformulé entre autres par Clifford Geertz – et dont on retrouve les princi-paux éléments notamment chez Louis Dumont et Paul Ricœur. Dans sontexte « Ideology as a cultural system »10, Geertz propose une approche del’idéologie comme « systèmes de symboles » et modèles sémantiques. Àcette approche, Geertz oppose les conceptions de l’idéologie commeformes de méconnaissance, comme illusions cachant des intérêts effectifs,comme armes politiques dans la lutte des classes ou encore comme mani-festations de contradictions sociales. À ses yeux, ces conceptions de l’idéo-logie passent à côté de l’essentiel, à savoir son rôle intégrateur et pour-voyeur d’identité symbolique pour la communauté. L’idéologie est d’uneimportance cruciale pour qu’une communauté assume son auto-défini-tion, en particulier dans les moments où les ressources de sens ordinaire du« savoir » local (sens commun, sens religieux, cosmogonies, etc.) n’offrentplus de ressorts interprétatifs suffisants. Aussi les périodes au cours des-quelles la production de l’idéologie est la plus intense sont-elles les périodesd’effondrement ou d’effritement des référents symboliques antérieures, parexemple la Révolution française. L’idéologie naît donc de la situationouvertement conflictuelle propre à la modernité, elle répond à la menacede la perte d’identité et de la dissolution des référents symboliques.Autrement dit, elle a à voir avec l’identité et l’intégration d’une commu-nauté dont les célébrations de mémoire, moments refondateurs de « répé-tition des origines », sont des actes idéologiques par excellence.

L’idéologie se voit ainsi conférer un sens positif, celui de maintenirl’unité et d’assurer l’intégration sociale ; elle rend possible le comportementcollectif plus que l’aveuglement dans des illusions, elle produit des schémasde perception, de compréhension et de jugement du monde environnantsans lesquels les situations resteraient incohérentes. Aux trois dimensionsdu concept d’idéologie hérité de la tradition marxiste, le concept cultura-liste apporte une réponse diamétralement opposée. (a) Il s’agit d’une cri-

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tique de la conception de la distorsion ou de la « fausse conscience »puisque l’idéologie n’implique pas une relation faussée à la réalité : elle estla possibilité de cette relation. De plus, cette relation idéologique ne cor-respond pas à une perception faussée dissimulant des intérêts antagonistesmais à la condition même de leur intelligibilité. (b) On se situe à l’opposéd’une conception de l’idéologie comme légitimation et maintien de ladomination puisque celle-ci relève d’un ensemble de représentationssociales partagées qui ne peuvent être le produit d’intérêts particuliers. (c)On comprendra aisément, enfin, que cette conception va à l’encontre del’idée selon laquelle une critique de l’idéologie pourrait opérer « de l’exté-rieur », par exemple en recourant à la science. Le processus de formulationsymbolique ne peut être saisi que si l’anthropologue cherche à le com-prendre « du point de vue des indigènes »11. Contre la pratique du « soup-çon » consistant à parler de l’idéologie négativement comme une distorsionde la réalité, Geertz cherche à reconnaître les valeurs d’un groupe sur labase de sa compréhension interne desdites valeurs.

On trouve une formulation philosophique du concept culturalisted’idéologie chez Paul Ricœur, qui s’est attaché à reconstruire, en partant deMarx et en passant par Weber, Mannheim, Althusser et Geertz, uneconception positive de l’idéologie comme intégrateur symbolique d’unecommunauté préservant son identité culturelle. Plus précisément, Ricœurentend offrir une synthèse théorique du concept en subsumant, sous uneconception de l’intégration, ses dimensions de distorsion et de légitima-tion12. Ricœur n’entend pas contester la pertinence du concept marxisted’idéologie mais l’englobe dans une conception culturaliste. Il considèreque la conception de l’idéologie comme intégration embrasse ses dimen-sions, secondaires, de distorsion et de légitimation. À ses yeux, ce qui carac-térise l’idéologie dans son fondement premier, c’est sa fonction d’intégra-tion de la communauté. Pour lui, la distorsion n’est possible que dans lecadre d’un système sémantique organisé par l’idéologie ; elle est doncsecondaire face à une réalité sociale toujours préalablement médiatisée pardes symboles13. Comme chez Geertz, l’idéologie a une fonction positive,elle assure le fondement symbolique de la vie sociale, elle résout les contra-dictions ou les amoindrit à travers un processus d’identification et de com-munion entre des sujets qui peuvent, grâce à elle, se constituer commemembres de la communauté dotés d’une identité stable. Sur le plan poli-

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11. Clifford Geertz, « From the ‘Native’s Point of View’. On the Nature of Anthropological Understanding », in Local Knowledge, NewYork, Basic Books, 2000, pp. 55-70.12. On sait les réticences de Ricœur envers ce qu’il nomme les « théories du soupçon » (Marx, Freud, Nietzsche) qui voit des proces-sus et des intérêts dissimulés derrières les formes de manifestation du réel. Voir Paul Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986(troisième partie, pp. 281-406).13. Paul Ricœur, L’Idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 1997 (1986), chapitre 1.

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14. Pour une présentation détaillée de cette reprise, voir Eve Chiapello, « Reconciling the Two Principal Meanings of the Notion ofIdeology. The Example of the Concept of the ‘Spirit of Capitalism’ », European Journal of Social Theory, 6(2), 2003, pp. 155-171. L’« esprit du capitalisme » renvoie à « cet ensemble de croyances (…) qui contribuent à justifier cet ordre et à le soutenir, en légiti-mant les modes d’action et les dispositions qui sont cohérents avec lui » (Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme,Paris, Gallimard, 1999, p. 46).15. Pour ces auteurs, il faut rompre avec une idée de l’idéologie comme processus par lequel les dominants obtiennent le consente-ment des dominés et « reconnaître qu’une majorité des parties prenantes, les forts comme les faibles, prennent appui sur les mêmesschèmes pour se figurer le fonctionnement, les avantages et les servitudes de l’ordre dans lequel ils se trouvent plongés » (ibid., p. 46)16. Dans les recherches actuelles sur les médias en France, on trouve un refus clair et net de tout concept critique d’idéologie en par-ticulier dans les recherches sur les « médiacultures ». Voir entre autres Eric Macé, Les imaginaires médiatiques. Une sociologie postcri-tique des médias, Paris, Editions Amsterdam, 2006.

tique, elle comble un besoin essentiel de légitimation qui apparaît néces-sairement dans toute société marquée par des divisions internes et des rela-tions de pouvoir, notamment la division du travail ; elle joue un rôle de jus-tification du pouvoir en remplissant l’écart entre les prétentions élevées deceux qui commandent et les croyances de ceux qui obéissent. Cette fonc-tion de légitimation du pouvoir précède toute distorsion et s’accorde avecsa fonction intégrative.

Le concept culturaliste d’idéologie dans sa version ricœurienne et geert-zienne a exercé une profonde influence dans les sciences sociales. On leretrouve dans les travaux de Luc Boltanski et Eve Chiapello sur le « nouvelesprit du capitalisme », avec l’idée que l’idéologie offre des ressources nor-matives permettant de justifier l’ordre capitaliste – justifications ambiguëspuisqu’elles permettent à ses adversaires de les retourner contre lui pour encontester la légitimité14. Si cette conception de l’idéologie reprend laconception culturaliste, c’est toutefois en la reformulant dans les termesd’une sociologie morale : ce qui est partagé relève moins des symboles quedes référents normatifs servant d’appuis aux opérations de justification15.Mais le concept culturaliste d’idéologie n’est pas seulement mobilisé dansles recherches sur le capitalisme, il l’est également dans l’analyse de la cul-ture et des médias, pour rendre compte de la manière dont ces derniers(télévision, radio, presse, etc.) fournissent des ressources symboliquesorientant les pratiques sociales et structurant un monde de sens par desmédiations symboliques16. Les récits médiatiques sont conçus comme lesmodalités d’une société produisant sa propre intelligibilité publique face à« ce qui se passe ». Si cette conception des médias comme vecteurs idéolo-giques assurant « l’intégration sociale » n’est pas sans intérêt, elle écartecependant les questions liées à la distorsion de la réalité sociale et auxmanières de reproduire des rapports de domination.

En renonçant aux articulations théoriques qui composaient le « noyau »du concept marxiste d’idéologie, l’approche culturaliste a tourné le dos à lacritique de l’idéologie. C’est, en effet, une dimension constitutive duconcept d’idéologie qui est abandonnée, à savoir sa capacité non seulementà faire le jour sur la reproduction de rapports sociaux de domination, irré-fléchis du point de vue des sujets concernés, mais aussi à envisager une pos-

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sible déprise de cette relation faussée. Or lorsque l’idéologie est partout, aupoint d’être érigée à l’état de précondition des relations sociales, il estimpossible d’envisager un procédé pour s’en émanciper. Le principe dutout-idéologique doté d’une qualité intégratrice contribue à vider leconcept d’idéologie de sa portée critique. Dans la théorie sociale critique,celle-ci s’articulait en effet à la possibilité de se dégager de l’idéologie parl’exercice de la critique ouvrant vers un processus de déprise de la domina-tion17. Le processus critique s’accompagnait d’une visée de transformationdes rapports sociaux vers un état plus désirable. En effet, la théorie socialecritique concevait la critique de certaines dispositions ou institutionssociales comme un moyen de saisir les obstacles à une configuration moins« fausse » et moins oppressante des rapports sociaux.

Une telle perspective présuppose que les pratiques sociales contiennentdes potentiels irréalisés dans la configuration présente et idéologique desrapports sociaux ; elle montre combien ceux-ci n’ont rien de « naturel » oude nécessaire, et cela y compris quand les sujets sociaux tendent eux-mêmes à les naturaliser. Seul leur questionnement critique permet d’ouvrirun espace de relations susceptible de rendre possible leur déploiement.Autrement dit, ce concept d’idéologie implique en soi d’identifier les confi-gurations sociales oppressantes qui entravent et nient les potentialités pra-tiques. Le renoncement à ce concept critique d’idéologie dans la théoriesociale contemporaine a beaucoup à voir avec l’abandon des perspectivesémancipatrices capables d’indiquer une instance pratique extrathéoriqueservant de référent normatif à l’aune duquel la domination sociale peut êtresoumise à la critique. C’est ce qui oblige, aujourd’hui, à repenser lescontours d’un concept critique de l’idéologie en des termes capables deconcevoir un contenu normatif à portée libératrice dans les pratiquessociales. La théorie de la reconnaissance est à ce jour une des rares perspec-tives allant dans le sens d’une telle élaboration.

UN CONCEPT CRITIQUE D’IDÉOLOGIEL’esquisse d’une approche de l’idéologie alternative à la conception

« culturaliste » exige un réexamen des dimensions du concept marxisted’idéologie – y compris pour en identifier les limites ou pour opérer desdéplacements. Ce qui, à nos yeux, confère un caractère critique au conceptest lié (a) à l’idée de distorsion allant de pair avec celle de relation « faus-sée » à la réalité des pratiques sociales ; (b) à l’idée que cette distorsion assu-re le maintien de rapports de domination qui passent inaperçus aux yeux dessujets concernés ; (c ) à l’idée d’une déprise possible reposant sur un ques-

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17. Voir notamment sur ce point Maeve Cooke, « Resurrecting the Rationality of Ideology Critique. Re-flections on Laclau on Ideology »,Constellations, Vol.13, n° 1, 2006, pp. 4-7.

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18. Les principaux éléments de cette théorie se trouvent dans Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 (1992).19. A. Honneth, « La reconnaissance comme idéologie », in La Société du mépris, Paris, La Découverte, 2006, pp. 245-274.20. Ibid., pp. 262-267.

tionnement réflexif « libérateur » identifiant les termes de cette distorsionqui permet la domination. Si une actualisation du concept d’idéologieassume ces trois dimensions en tant qu’elles sont constitutives de l’accep-tion critique du concept, cela ne signifie pas pour autant qu’elles doiventêtre réarticulées telles quelles – ce qui supposerait de rejeter d’un revers dela main les objections qui leur ont été adressées. Pour éviter le piège dupaternalisme épistémique, une posture de critique de l’idéologie peut s’en-visager dans les termes d’une critique immanente aux rapports sociaux.

La théorie de la reconnaissance offre une perspective allant dans cettedirection18. Elle met en effet au jour, par la théorie, un contenu normatifimmanent aux pratiques sociales – les relations de reconnaissance intersub-jective – qui est une condition de l’autoréalisation des sujets sociaux et deleur accès à l’autonomie. Ces relations ne sont pas réalisées tant que les rap-ports sociaux et les institutions engendrent un déni de reconnaissance,d’une part, sous la forme du mépris social et, d’autre part, sous la formeidéologique d’une reconnaissance « faussée »19. Dans ce dernier cas, on ades discours prétendant à la reconnaissance sans que les conditions réellespermettent la réalisation effective de ces prétentions – alors même que lessujets endossent ces discours et s’y sentent reconnus. Selon cette théorie, lacapacité des acteurs de formuler des exigences de reconnaissance et de lut-ter pour leur réalisation dépend d’un langage normatif de revendicationque la théorie critique contribue à sa manière à enrichir. En outre, ellefournit des critères et une grille de lecture permettant de distinguer entredes formes effectives et des formes idéologiques de reconnaissance. À l’au-ne de cette approche, il devient possible de reformuler, en les déplaçant, lestrois dimensions du concept critique d’idéologie.

a) L’idée de distorsion ou de rapport « faussé » à la réalité socialeimplique que les sujets sociaux sont dans une situation d’incapacité d’ex-pliciter ce rapport. Le concept d’idéologie décrit un type de relation dessujets à la réalité sociale qui se caractérise par ses « apparences normales »,ordinaires et sans aspérités. Autrement dit, les sujets se sentent « à l’aise »dans l’idéologie et sont à mille lieues de ressentir leur adhésion de maniè-re négative ; l’idéologie fournit des modes de description et d’interprétationdes relations sociales dans lesquels, loin de se sentir floués, ils rencontrentun univers de sens accueillant et conformant leur rapport au monde.Honneth insiste sur cette propriété de l’idéologie : elle est convaincante etcrédible pour les sujets sociaux et participe à un sentiment positif d’eux-mêmes20. Au point que leur adhésion dans ces modes d’intelligibilité trou-ve, à leurs yeux, ses raisons d’être et peut même être justifiée par des argu-

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ments fondés. Dans ce sens, l’adhésion active des sujets sociaux à des sché-mas idéologiques peut être motivée par des raisons valables – l’idéologie est« vraie » et « fausse » en même temps. Les sujets concernés s’estiment effec-tivement à leur place dans les schémas de pensée et d’action dans lesquelsils se sentent reconnus ; ces schémas n’entraînent pas un sentiment de dénide leur identité ou de leurs capacités. À cela, il faut ajouter que cette adhé-sion idéologique suppose leur participation par une reprise active de sescatégories et un agissement effectif en fonction de ces dernières. Ces caté-gories faussées ne sont pas reconduites par une imposition contraignantemais par l’action même des sujets – phénomène d’autocontrainte implici-te que décrit le concept de « servitude volontaire »21. La question est, biensûr, de savoir comment et à partir de quelle posture épistémique les termesde cette distorsion oppressante peuvent être mis en évidence (point c).

Si l’on reprend notre exemple des médias, on peut considérer que noussommes en permanence engagés dans des récits médiatiques à partir des-quels nous donnons sens au monde dans lequel nous vivons. Certains deces récits font l’objet de contestations, de critiques, alors que d’autres sontacceptés sans être remis en cause. Ces récits médiatiques, nous les recon-naissons comme appropriés dans leurs descriptions des pratiques sociales etnous trouvons dans ces narrations une forme de reconnaissance abstraitepar l’activité même que nous déployons dans leur réception22. Ces récitsdoivent prendre une forme active pour être effectifs et fournir des catégo-ries reconnues, reprises par les sujets eux-mêmes dans leur action. Ainsi,lorsque le journal télévisé s’adresse aux spectateurs en disant « mes chersconcitoyens… » tout en faisant le récit de « l’actualité » d’une manière quiexclut ou déprécie une partie des « concitoyens », cette adresse idéologiquedevient effective si les sujets endossent à leur tour cette définition d’eux-mêmes – jusqu’à en faire une perception de soi et de leur place dans lemonde. C’est à cette modalité de re-connaissance par l’engagement dansdes récits médiatiques que s’applique le terme d’idéologie – et non à desrécits qui suscitent d’emblée un refus ou un sentiment de mépris. Bref,l’idéologie implique notre participation active à des récits ou des schémasdans lesquels nous prenons place, y compris en les reprenant à notre comp-te pour les raconter à notre tour.

Dans une perspective de critique de l’idéologie, cet engagement « nor-mal », voire routinier, dans des récits médiatiques relève de la distorsion lors-qu’il produit une disjonction entre des pratiques effectives et leur mise enrécit qui « aveugle » les sujets concernés. La reprise de ces récits par les sujets

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O. VOIROL, Idéologie : concept culturaliste et concept critique

21. Pour une analyse critique de ce concept et de l’idée de « fausseté » idéologique voir Michael Rosen, On Voluntary Servitude: FalseConsciousness and the Theory of Ideology, Cambridge, Polity Press, 1996.22. Pour un développement de cet argument, voir O. Voirol, « Le travail normatif du narratif. Enjeux de reconnaissance dans le récitmédiatique », Réseaux, n°132, 2005, pp. 51-71.

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23. John B. Thompson, Ideology and Modern Culture. Critical Social Theory in the Era of Mass Communication, Cambridge, Polity Press,1990, p. 67.

sociaux, par exemple sous forme de narration de soi et du monde environ-nant, les amène alors à confondre ces récits avec leurs propres pratiques ; ilsagissent mais ne « voient pas » tous les ressorts de leur action. Laissons pourl’instant la question de savoir comment s’opère la mise au jour de cette rela-tion pour aborder le second point, le maintien de la domination.

b) Cette distorsion a surtout pour conséquence le maintien, voire le ren-forcement, de rapports de domination. Il convient de s’en tenir à uneconception de l’idéologie renvoyant, comme dit J. B. Thompson, à « desformes symboliques de différentes sortes qui servent à établir et à maintenirdes relations de domination »23. Les sujets ne perdent pas seulement unepart d’appréhension de la réalité des pratiques sociales mais contribuent àperpétuer, par leur action même, un rapport social oppressant dans lequelils sont les premiers perdants. Si, d’un côté, leur engagement actif dans cesrapports « faussés » contribue à reproduire une domination sociale, del’autre, un désengagement hors de ces schémas idéologiques leur permettraitde s’affranchir d’un rapport social bornant leurs possibilités. Selon lestermes de la théorie de la reconnaissance, leur engagement dans de l’idéolo-gie entrave l’articulation de leurs exigences de reconnaissance et les empêchede développer le langage expressif adéquat susceptible de contribuer àamoindrir la relation de subordination qui les enserre. Il s’agit d’un rapport« faussé » à la réalité sociale dont le propre est de perpétuer les asymétriessociales en les légitimant grâce à des formes de reconnaissance « faussées ».

Si la domination repose, comme le dit Weber, sur une obéissance acti-ve des su-bordonnés aux dominants et non sur l’imposition contrainte deleur volonté – ce qui relève du pouvoir –, alors la distorsion idéologiqueengendre effectivement un rapport de domination. Les sujets se sentent « à l’aise » dans un rapport asymétrique appelant leur engagement actif etautosatisfait, mais dont la mise au jour montre qu’elle contribue à res-treindre leurs possibilités d’action et d’auto-interprétation. En d’autrestermes, l’idéologie contribue à limiter des potentialités pratiques de recon-naissance dont la réalisation est étouffée et à justifier une dominationsociale. Lorsqu’ils se sentent reconnus comme membres d’un collectif pardes récits idéologiques, ils sont en quelque sorte limités dans leurs possibi-lités de développer des relations plus amples de reconnaissance.

(c ) Si l’engagement dans l’idéologie s’opère dans l’action de sujetssociaux qui n’en perçoivent pas les effets oppressants, l’identification durapport social idéologique suppose une posture de désengagement ou dedéprise – passant d’une perspective participante à une perspective de l’ob-servation. Autrement dit, la critique de l’idéologie requiert un processus de

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désengagement de la relation idéologique : pour « voir » l’idéologie, il fautau préalable se dégager de son emprise. Cette séparation entre deux pers-pectives, l’une d’emprise dans l’idéologie et l’autre de déprise de l’idéologie,est constitutive de toute critique de l’idéologie. L’approche « culturaliste »de l’idéologie, on l’a souligné, considère que les pratiques sociales ne sontintelligibles qu’à condition d’être comprises dans des catégories de senspartagées par tous les sujets ; dans ce cas, il ne saurait y avoir de déprise del’idéologie puisque c’est d’elle dont procèdent les symboles partagés aux-quels tous les sujets sociaux participent de la même manière, sans exception– si bien que nous sommes tous sous l’emprise de l’idéologie et cela pour lebien de tous. En revanche, une approche critique de l’idéologie, sceptiqueà l’égard de cet optimisme intégrateur, ne peut faire l’économie d’une dis-tinction entre deux perspectives et doit refuser la conception « internalis-te » selon laquelle il ne peut y avoir d’activité interprétatrice ailleurs quedans l’horizon de l’idéologie.

En même temps, on l’a vu, la perspective « externaliste » consistant àplacer l’instance critique de l’idéologie dans une autorité épistémique onto-logiquement distincte des modalités interprétatives dont se servent lessujets sociaux dans leurs pratiques courantes – par exemple dans la scien-ce, la socioanalyse ou la théorie marxienne – ne va pas sans poser problè-me. Or, à l’aune de la théorie de la reconnaissance, il est possible d’envisa-ger une alternative entre une conception « culturaliste » purement interna-liste et une conception purement « externaliste ». En d’autres termes, iln’est nullement nécessaire de placer l’instance de la critique de l’idéologiedans un statut épistémique disjoint des potentialités pratiques des sujetssociaux ; à l’inverse, nier qu’il existe des postures externes qui, par leurréflexivité intrinsèque, impliquent en elles-mêmes une forme de prédispo-sition à la déprise idéologique serait pure fantaisie.

Il est possible de concevoir des processus de rupture avec les schémasidéologiques sans recourir obligatoirement aux préceptes épistémiquesd’une instance externe aux pratiques sociales – telle que la « science » ou la« théorie ». Si l’idéologie consiste effectivement à encapsuler des potentia-lités pratiques propres aux sujets sociaux – notamment celle de développerdes relations de reconnaissance mutuelle –, alors il faut concevoir quel’idéologie produit des écarts entre des énoncés de sens et un vécu pratiqueeffectif24. Si le propre de ces écarts entre énoncés et pratiques est de passerinaperçus et de produire une distorsion, ils entraînent des tensions qui semanifestent d’une manière ou d’une autre. Certes, l’idéologie implique ensoi un rapport aux pratiques qui tend à dissimuler ces tensions et à en

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24. Voir sur ce point A. Honneth, La société du mépris, op. cit., pp. 270-274.

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empêcher la manifestation. Mais la disjonction sur laquelle elle repose nerésiste pas à toutes les « épreuves » de réalité – c’est-à-dire des moments aucours desquels la logique des énoncés idéologiques est incapable de confé-rer du sens au processus pratique. Ces ruptures émergentes sont desmoments de fissuration des schémas idéologiques et de décomposition deleur cohérence antérieure sous le coup des paradoxes occasionnés par desdisjonctions entre énoncés affirmatifs et pratiques effectives.

Si l’on conçoit l’idéologie comme un déni de potentialités pratiques dereconnaissance mutuelle, du coup irréalisées par ses distorsions avec cevécu réel, un tel décalage ne peut couvrir en permanence toutes les mani-festations irruptives de cette pratique niée. C’est, par exemple, le cas de cessujets qui, pris au quotidien dans les récits de l’information médiatique,réalisent que « ce n’est pas ainsi », que la manière dont ces récits constituentun monde de sens contredit leurs intuitions pratiques. C’est notamment lecas des récits médiatiques s’adressant aux « chers concitoyens » en leur fai-sant croire qu’ils sont effectivement des membres de la « communauté »égaux en fait et pleinement reconnus. Sur le plan de leurs pratiques vécues,se manifestent en permanence l’inégalité de fait, l’injustice vécue, discrédi-tant les énoncés idéologiques. Dans bien des cas cependant, ces micro-rup-tures avec l’adhésion idéologique restent à un niveau d’élaboration tropfaible pour se muer en critique systématique de l’idéologie.

Pour ce faire, les sujets sociaux concernés doivent initier une sorte d’en-gagement réflexif en s’interrogeant sur les ressorts de cette fissure, en ques-tionnant ses modalités, ses causes, en identifiant des intérêts en jeu et enexplicitant des exigences de reconnaissance. Ce qui implique en soi undéplacement par rapport aux catégories de sens avec lesquelles ils « voyaientle monde » ; ils corrigent alors leurs modes de perception, parviennent àidentifier des récits et des schèmes sémantiques comme relevant de la dis-torsion; ils déplacent leurs appréciations en percevant le caractère borné deleur manière de voir antérieure ; ils expérimentent des potentialités inéditesde relations de reconnaissance auparavant enfermées dans la « fausseté »idéologique ; ils découvrent des modes d’expérience inconnus qui ampli-fient l’horizon possible de reconnaissance. C’est dans l’élargissement enactes de l’univers pratique que le caractère oppressant de la relation anté-rieure devient intelligible ; dès lors, l’idéologie apparaît au grand jourcomme une entrave engendrée par un rapport de domination.

Terry Eagleton définit ce processus de dégagement pratique d’une rela-tion idéologique en termes de prise de conscience des « intérêts objectifs ».Ce processus correspond à ses yeux à « un cours d’action qui va dans le sens

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de mes intérêts que je ne parviens normalement pas à reconnaître commetels. (…) Un énoncé fait simplement allusion à des intérêts cadrés discursi-vement qui, dans le présent immédiat, n’existent pas pour moi. Une fois quej’ai acquis de tels intérêts, je suis cependant capable d’observer ma condi-tion antérieure et de reconnaître que ce que je crois et ce que je désire à pré-sent correspond à ce que j’aurais cru et désiré si j’avais été en position de lefaire »25. Pour Eagleton, la déprise de l’idéologie ouvrant vers la saisie des« intérêts objectifs » s’insinue dans la marge entre ce qui est et ce qui pour-rait être ; l’idéologie naturalise et enferme dans ce qui est. Cette marge, touten étant « inhérente à notre existence historique », offre une arme critiqueredoutable contre l’idéologie. Surtout, cette déprise a un caractère libéra-teur: elle permet de se défaire de rapports sociaux oppressants. Ce queEagleton conçoit en termes « d’intérêt objectif » doit cependant être refor-mulé ici dans les termes de la théorie de la reconnaissance, c’est-à-dire entermes de potentialités pratiques inépuisées d’autoréalisation – opposées àdes formes de reconnaissance établies mais faussées et limitées.

C’est seulement lorsque ces processus de rupture sont engagés qu’unecritique « externe » livrant des catégories (issues de la théorie ou de la scien-ce) de contestation des schémas et récits idéologiques peut être mobilisée àson tour par les sujets sociaux pour constituer des appuis à leurs critiques.Autrement dit, une critique « externe » dont les ressorts sémantiquesn’émanent pas de l’immanence des pratiques des sujets sociaux peut êtremobilisée par ces derniers pour élaborer des récits non distordus capablesd’ouvrir un espace non faussé de reconnaissance de leurs pratiques réelles.On a donc affaire à une dynamique progressive d’émancipation de l’em-prise idéologique qui n’a rien d’un passage subi à la « vérité » du non idéo-logique mais relève d’un processus de questionnement aboutissant à undésenclavement de la relation antérieure26. Ce questionnement critique del’idéologie s’interrompt lorsque des récits sont acceptés comme de nou-velles formes reconnues d’organisation sensée de pratiques – récits qui peu-vent eux-mêmes devenir de nouvelles formes idéologiques si leur clôtureproduit de nouvelles distorsions et sert à la légitimation de rapports dedomination. À l’inverse, ils peuvent se renforcer et se disséminer pourouvrir vers une interrogation toujours plus poussée des rapports sociaux etdes institutions établies – et aboutir à des transformations profondes desrapports sociaux.

CRITIQUES DE L’ IDÉOLOGIE

O. VOIROL, Idéologie : concept culturaliste et concept critique

25. T. Eagleton, Ideology, op. cit., p. 217.26. C’est, entre autres, du côté du pragmatisme deweyien et de la notion d’expérimentation que peut être envisagée une critique del’idéologie en termes de déprise progressive. Sur le lien entre pragmatisme et critique de l’idéologie, voir James Bohman,« Participants, Observers, and Critics : Practical Knowledge, Social Perspectives, and Critical Pluralism », in William Rehg, JamesBohman, Pluralism and the Pragmatic Turn. The Transformation of Critical Theory, Cambridge Mass., MIT Press, 2001, pp. 87-113; voiraussi Robin Celikates, « On the Critique of Ideology after the Pragmatic Turn », Constellations, Vol.13, n° 1, 2006, pp. 21-40. Sur l’en-quête sociale, voir Joëlle Zask, « L’enquête sociale comme inter-objectivation », in Raisons pratiques, n° 15, 2004.

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Cette critique de l’idéologie en termes de questionnement progressif nevise pas à révéler des « réalités cachées » mais à élargir l’univers de poten-tialités étouffées par l’idéologie. Autrement dit, la séparation rigide entresavoir ordinaire et savoir scientifique, qui accompagnait l’idée de distorsionet de « fausse conscience », est remplacée par un continuum d’explorationréflexive immanent aux pratiques sociales. La rupture avec l’idéologie n’exi-ge pas en soi les ressources de la théorie pour se déployer mais peut prendreappui sur la théorie pour renforcer son mouvement de déprise. À l’inverse,la théorie, en tant qu’elle met au jour le contenu émancipatoire de poten-tialités étouffées contenues dans les pratiques sociales, offre un levier pourmener une critique de l’idéologie. C’est l’apport de la théorie de la recon-naissance que d’avoir reconstruit les normes implicites de reconnaissancemutuelle dans les rapports sociaux en montrant en quoi elles participent àl’autoréalisation des sujets sociaux. À partir du moment où cette théoriemet au jour, dans le monde social, les formes symboliques et les normesdominantes dont le propre est non seulement d’empêcher que ces poten-tiels pratiques se déploient mais que ce non-déploiement mène à une rela-tion faussée et au maintien de la domination, elle procède à une critiquede l’idéologie. Cette critique prend toutefois ancrage dans une effectivitépratique qui contient, indépendamment de la théorie, les potentiels dontle déploiement élargirait les possibilités de réalisation de soi – en cela, elle contient les normes tacites d’un monde social plus juste.

Une conception processuelle de la critique de l’idéologie maintientl’idée de distorsion mais déplace son point de rupture ; ainsi ne reproduit-on pas le paternalisme épistémique inhérent à la coupure entre illusionsociale et « vérité » théorique, entre conscience critique et « fausse conscien-ce », entre le sujet naïf et le savant éclairé. D’un côté, les sujets sociaux sontdotés de la capacité de devenir des enquêteurs critiques de l’idéologie, de l’autre, la théorie contribue à expliciter les potentiels tacites de libéra-tion en livrant un langage normatif et descriptif propre à alimenter lescapacités critiques des sujets sociaux. Simultanément, cette conceptionofferte par la théorie de la reconnaissance échappe à la posture strictement« internaliste » prônant l’équivalence de l’activité théorique et de l’activitéordinaire puisqu’elle reconnaît la spécificité de la théorie – sa capacité d’ex-pliciter des normes pratiques, de développer une perspective réflexive, de disposer d’une vision « synoptique » des pratiques sociales, de procéderà des généalogies, etc. – sans toutefois la doter d’un statut supérieur onto-logiquement et distinct des pratiques sociales.

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Cette esquisse d’une approche critique de l’idéologie échappant à la foisaux limites de l’approche « culturaliste » et au paternalisme épistémiquetant reproché à la tradition critique laisse évidemment en plan un nombreconsidérable de questions. Ainsi ne dit-on rien sur les déterminants sociauxet économiques producteurs d’idéologie, pas plus d’ailleurs que sur lesfaçons dont la critique peut leur porter atteinte. Mais elle ne renonce paspour autant à ces dimensions essentielles de la critique, en les renvoyantaux dynamiques réflexives de la pratique sociale issues des ruptures avecl’idéologie. Son apport est, surtout, de retrouver un concept d’idéologiefondé sur l’impératif de réflexivité quant à la perception faussée et la natu-re asymétrique des rapports sociaux27. De plus, elle permet d’envisager,grâce à la théorie de la reconnaissance, quelques axes majeurs d’une scien-ce sociale échappant aux limites de l’approche « culturaliste » et poursui-vant le projet d’une critique de l’idéologie. Premièrement, elle cherche àactiver, par ses explicitations théoriques, des potentialités immanentes auxpratiques sociales mais dont le déploiement est amputé par l’idéologie.Cette explicitation de potentiels effectifs réprimés vise alors un effet dedéprise libératrice pour les sujets sociaux. Deuxièmement, elle cherche à sai-sir les formes de clôture qui empêchent les sujets sociaux de rompre avecles schémas idéologiques, qui bornent leurs perspectives et les enfermentdans la domination. Dans cette optique, elle cherche, troisièmement, àfaire le jour sur les écarts producteurs de distorsion entre des énoncés idéo-logiques et des pratiques effectives, en insistant sur les décalages empêchantla perception sociale de ces pratiques. Quatrièmement, son rôle est demener une analyse interne et une critique des schémas idéologiques (récits,énoncés, etc.) ayant des effets de « naturalisation » des rapports sociaux,clôturant toute possibilité d’expliciter des exigences de reconnaissance ;bref, des schémas aux effets inhibants, qui engourdissent les capacités cri-tiques – comme c’est le cas de nombreux récits de « l’actualité » média-tique. Enfin, des sciences sociales qui reprennent à leur compte le projet dela critique de l’idéologie peuvent contribuer à créer des espaces d’articula-tion langagière et d’auto-interprétation, qui permettent de débloquer les processus entravant les sujets sociaux et de les mettre en situation d’ar-ticuler leurs exigences dans un agir politique à visée transformatrice. n

CRITIQUES DE L’ IDÉOLOGIE

O. VOIROL, Idéologie : concept culturaliste et concept critique

27. Dans ce sens, le concept même d’idéologie invite à activer une conscience critique qui rend possible l’ouverture d’une conflictua-lité sociale susceptible de transformer la structure des rapport sociaux. Pour un concept d’idéologie allant dans ce sens, voir IstvánMészáros, The Power of Ideology, Hertfordshire, Har-vester Wheatsheaf, 1989, pp. 10-14.

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