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Il y a 40 ans, une nuit en Ariège … Pourquoi aujourd’hui, pourquoi ce coming-out bien modeste quarante ans après ? Certainement pas pour me mettre en valeur, les faits sont loin d’être héroïques et je n’en tire aucune fierté. Ils ont causé des gênes collatérales à des compatriotes ariégeois et je le regrette. Non, c’est seulement que j’atteins un âge auquel on n’a plus grand-chose à cacher et qui invite à se pencher sur ses jeunes années, au risque de le faire avec une bienveillance coupable ou une sévérité exagérée. Je voudrais convoquer la mémoire d’une jeunesse agitée avant que le souvenir ne s’en efface à jamais, une jeunesse qui fut la mienne mais aussi celle de milliers baby- boomers. Inutile de préciser que tout ce que je dévoile, tant dans le récit de cette nuit ariégeoise que dans l’évocation des années 70, est rigoureusement exact. Travestir la vérité n’aurait aucun intérêt, il y a des écrivains talentueux pour ça. Bien sûr mes souvenirs peuvent me trahir sur certains détails. Au-delà des faits, je me suis aussi efforcé de traduire mes pensées de l’époque en évitant tout anachronisme. ***** Ce soir-là nous ne sommes pas armés. Pas besoin. Trop dangereux. Vol de nuit avec port d’arme, ça vaut encore la peine de mort. Plus jamais donnée bien sûr. Mais quand même. Alors les armes, c’est seulement pour braquer. Ce soir on ne braque pas. On cherche, on trouve, on prend. Nous sommes arrivés, Fred et moi, à St Girons en milieu d’après-midi avec ma Citroen. Il était prévu de trouver un autre véhicule sur place. Pour transporter la marchandise. La ville quittait tranquillement l’été. Plus de touristes mais pas encore de collégiens dans les rues. Nous sommes revenus sur les lieux. Impossible d’aller derrière le bâtiment sans se faire remarquer. Pour nous, il doit y avoir un espace aménagé dans le flanc de la colline. Pas possible que les explosifs soient stockés dans la maison. Nous verrons bien ce soir. Nous avons fait une heure de surveillance. Fred au bord du Salat, en contrebas. L’antenne de son talkie déployée, comme s’il pêchait. Moi un peu plus loin dans ma voiture. Nous espérions suivre une livraison qui nous aurait

Vol de dynamite une nuit en Ariège

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11 septembre 1975, Pierre Lateulère a dérobé 218 kg de dynamite dans une usine de Saint-Girons. Quarante ans après, l'Ariégeois, qui était proche des mouvements d'extrême-gauche occitanistes, raconte comment et pourquoi il a volé ces explosifs qui n'ont jamais été utilisés. Le vol n'a jamais été résolu.

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Il y a 40 ans, une nuit en Ariège …

Pourquoi aujourd’hui, pourquoi ce coming-out bien modeste quarante ans après ? Certainement pas pour me mettre en valeur, les faits sont loin d’être héroïques et je n’en tire aucune fierté. Ils ont causé des gênes collatérales à des compatriotes ariégeois et je le regrette.

Non, c’est seulement que j’atteins un âge auquel on n’a plus grand-chose à cacher et qui invite à se pencher sur ses jeunes années, au risque de le faire avec une bienveillance coupable ou une sévérité exagérée. Je voudrais convoquer la mémoire d’une jeunesse agitée avant que le souvenir ne s’en efface à jamais, une jeunesse qui fut la mienne mais aussi celle de milliers baby-boomers.

Inutile de préciser que tout ce que je dévoile, tant dans le récit de cette nuit ariégeoise que dans l’évocation des années 70, est rigoureusement exact. Travestir la vérité n’aurait aucun intérêt, il y a des écrivains talentueux pour ça. Bien sûr mes souvenirs peuvent me trahir sur certains détails. Au-delà des faits, je me suis aussi efforcé de traduire mes pensées de l’époque en évitant tout anachronisme.

*****

Ce soir-là nous ne sommes pas armés. Pas besoin. Trop dangereux. Vol de nuit avec port d’arme, ça vaut encore la peine de mort. Plus jamais donnée bien sûr. Mais quand même. Alors les armes, c’est seulement pour braquer. Ce soir on ne braque pas. On cherche, on trouve, on prend.

Nous sommes arrivés, Fred et moi, à St Girons en milieu d’après-midi avec ma Citroen. Il était prévu de trouver un autre véhicule sur place. Pour transporter la marchandise. La ville quittait tranquillement l’été. Plus de touristes mais pas encore de collégiens dans les rues. Nous sommes revenus sur les lieux. Impossible d’aller derrière le bâtiment sans se faire remarquer. Pour nous, il doit y avoir un espace aménagé dans le flanc de la colline. Pas possible que les explosifs soient stockés dans la maison. Nous verrons bien ce soir. Nous avons fait une heure de surveillance. Fred au bord du Salat, en contrebas. L’antenne de son talkie déployée, comme s’il pêchait. Moi un peu plus loin dans ma voiture. Nous espérions suivre une livraison qui nous aurait menés à une carrière. Mais rien n’a bougé. On n’a pas pu se maintenir. Fallait se replier. Il y a un chien dans l’enceinte. Nous sommes allés dans une boucherie de la rue Villefranche pour acheter de la viande. On improvisera sur place.

Le reste de l’après-midi, nous l’avons passé à chercher un endroit propice pour prendre le véhicule porteur. Assez éloigné, mais pas trop. Nous avons atterri aux papeteries Bergès à lorp. Il y a des autos, du bruit, peu de lumière, ça ira.

Nous dînons dans un petit restau sur le quai du Gravier. Il y a là un type qui vient du bout du monde. Pour jouer au rugby. Un Néo-Zélandais. Je discute un moment avec lui. Sympa. Puis je lis La Dépêche au café. On parle des suites d’Aleria. Encore des arrestations. On parle des négociations sur le vin italien. Ca chauffe de plus en plus dans le Midi. On ne va pas s’en plaindre. Tiens, on parle aussi du tunnel de Salau. Pourrait bien devenir un combat emblématique. Sûr qu’on se heurtera aux écolos. Tant pis. Le désenclavement du Couserans, ça m’intéresse. En plus ça ferait un second accès vers le Haut Aran.

Il faudra un jour une base de repli. Autant l’envisager dés maintenant. J’ai décidé que ce serait Barcelone. Rien ne vaut une frontière. On avait aussi les vallées italiennes, pas mal implantées (MAO*). Mais l’Italie, c’est déjà le Marché Commun. A terme il y aura une coopération entre les justices. Et puis il faut une grande ville. Turin et Milan ne sont rien pour nous. L’Espagne de Franco ne nous fera pas d’histoires si on se fond dans la masse. Aucune relation avec les Catalanistes tant que Franco est là. A chacun sa guerre.

Quand nous repartons, les gens sont devant leur télé. Il y a des lueurs bleues un peu partout

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derrière les baies ouvertes. Au programme, Salvator et les mohicans de Paris sur TF1. Le mystère Frontenac sur Antenne 2. Le bel Antonio avec Mastroianni sur FR3. Dommage, j’aurais bien regardé le Mauriac.

Vers minuit nous laissons ma Citroen à quelques centaines de mètres de la papeterie. La lune est en partie voilée, une demi-lune montante. Mais il fait bon dans la plaine de St Lizier, la météo annonçait 22°. Le temps, c’est toujours un facteur important en opération. La pluie étouffe les bruits et fait rentrer les gens. La chaleur fait ouvrir les fenêtres, entrouvrir les volets. Là c’est délicat. Pas de problème ce soir. Les machines de la papeterie ronronnent. Suffit juste de faire le guet pour que personne ne nous tombe dessus. Nous approchons du parking. Il y a quelques autos rangées le long du bâtiment. Bingo ! Nous n’aurons même pas besoin de sortir les outils. Il y a une Peugeot prête à partir. Trop facile ! Démarrage sans feux jusqu’à la route, deux minutes plus tard je reprends ma Citroen et nous regagnons St Girons en convoi. Le cinéma a éteint ses lumières. Il est désert. On y donnait un James Bond, Opération Tonnerre.

Une de nos premières cibles, avant Noël , sera le coffre de la grande poste de l’avenue Etienne Billières à Toulouse. Et oui, sans nerf de la guerre, pas de guerre. Nous avons déjà fait un repérage en juillet. J’ai fait venir de Bordeaux mon ami Paul. Paul a été artificier dans les commandos de marine. Il a sacrément bourlingué, Madagascar et tout le tintouin. Nous avons passé 24 h à Toulouse, dormi à l’hôtel Regina à Matabiau. Après étude des lieux, nous avons décidé qu’un véhicule piégé sauterait à la Patte d’Oie pour faire diversion.

Je me gare assez loin, près de l’ancien pont métallique, à la naissance de l’avenue Gallieni. Fred me prend au passage. Nous abordons la plaine. Après l’entrepôt, c’est quasiment désert jusqu’à Eycheil. Peu de lumières en bordure de la ville. Fred dépasse la cible pour aller faire demi-tour un peu plus loin. La route est étroite à cet endroit. Il manœuvre rapidement en guettant les phares qui pourraient survenir. Côté Eycheil la vue porte loin. Mais du côté de la ville le virage est proche. Il faut faire vite. Pas de chance ! En passant la marche arrière, le moteur cale. Nous voici en travers de la chaussée et ce démarreur qui tourne en vain. Reurrrrrrr…Reurrrrrr. Fred insiste. Cette minute me semble une éternité. Je tourne la tête fébrilement d’avant en arrière pour surveiller les horizons opposés. Rien à faire. Le moteur est noyé, la batterie montre déjà des signes de faiblesse. Il faut prendre une décision. Le démarreur se tait, tout autour c’est le silence, on perçoit à peine le bruit du Salat à son plus bas niveau d’étiage en cette fin d’été. Nous décidons d’abandonner la voiture. Pas question de se lancer dans la mécanique au bord de la route. Nous n’avons pas les horaires des patrouilles. Si l’Estafette des gendarmes survient, nos chances seront maigres avec la falaise d’un côté et la rivière de l’autre. Tant pis, il est à peine minuit. Nous devons en trouver une autre. Nous poussons la Peugeot sur le bas côté en prenant garde de ne pas empiéter sur la chaussée. Le temps de remonter les glaces et de refermer doucement les portières, nous voilà à pied sous la lune. La cible est toujours calme, elle nous attend. Ce sera pour plus tard. Nous la dépassons pour atteindre le virage en haut de la côte qui mène à St Girons. Soudain nous apercevons une bicyclette, là sur la droite. Pourquoi pas ? Nous gagnerons du temps. On sera toujours à temps de la jeter à terre à la première alerte. Fred l’enlève sans bruit et l’enfourche tandis que je monte sur le porte-bagages. Elle est vieille, elle grince. Je ne peux m’empêcher de sourire de la situation. Fred ne rit pas, il mouline comme un forçat. Bientôt nous avons avalé l’avenue Gallieni, puis la rue Villefranche jusqu’à la place menant au pont sur le Salat. Nous voilà dans la vieille ville. Nous abandonnons notre destrier contre le mur de l’église et sillonnons à pied le quartier des Jacobins, le quai du Gravier. Soudain une Citroën nous parait possible. Elle n’est ni jeune ni grande. Mais à presque une heure du matin, on ne va pas faire les difficiles. Ces modèles démarrent avec un simple tournevis. Nous ne sommes pas longs à en trouver un. Une chance, elle part au premier coup. Marche arrière, un ultime coup d’œil aux volets des étages, et nous voilà repartis.

Du côté d’Eycheil, tout est calme. Cette fois nous n’avons pas droit à l’erreur. Bientôt la Citroen est garée non loin de la Peugeot abandonnée. Ce n’est pas plus mal, deux autos attirent moins l’attention qu’une seule isolée. Un sac de voyage sous le bras, nous parcourons rapidement la centaine de mètres qui nous sépare de l’entrepôt. Un petit escalier épaule la bâtisse au nord. Nous l’empruntons jusqu’à un portillon vite franchi. Un chien vient à nous en aboyant. Nous le

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redoutions. Pas ses morsures, mais ses aboiements. Les lieux sont gardés, nous le savons. Si le chien gueule trop longtemps, il donnera l’alerte. Nous nous replions un peu. L’animal est jeune, il ne montre pas les dents. Nous décidons de tenter la méthode douce. Fred chuchote des amabilités tandis que je lui lance un bout de viande. Le corniaud se tait, interloqué, puis il se jette sur ce présent inattendu. Je sors du sac la couverture que nous avons apportée. Il nous guette toujours du coin de l’œil mais commence réellement à nous trouver sympathiques. Je risque une main sur son pelage. Il est très jeune. Il accepte. Nous lui proposons une nouvelle ration. Je commence à l’envelopper dans la couverture, puis je le soulève doucement. Il se laisse faire. Fred lui tient la viande sous la truffe. Nous redescendons tous les trois le petit escalier et nous dirigeons rapidement vers la Citroen. Le chien et son repas sont embarqués à l’arrière. Nous ne pensions pas que ce serait si facile. Nous avions prévu d’autres solutions pour un animal plus hargneux. Il est presque deux heures quand nous traversons l’usine JOB. Nous poursuivons jusqu’à Lacourt où nous abandonnons l’animal près des tunnels, de l’autre côté du pont. Il sera sans doute recueilli au matin. Nous aimons à le penser.

Maintenant la voie est libre. La voiture garée, nous remontons l’escalier pour déboucher dans la cour. Apparemment rien n’a bougé. La lune a disparu et la place est très sombre. Nous visitons les lieux mais ne trouvons pas l’entrée que nous imaginions. Par contre deux véhicules légers sont parqués, sans doute en attente de livraison. Nous nous attaquons au hayon de l’un d’eux. La serrure ne nous résiste pas longtemps, nous avons du métier. Fred entrouvre les portes arrières, je braque le faisceau de ma torche vers l’intérieur. Bingo ! Des cartons. J’en ouvre un fébrilement. De la dynamite, beaucoup de dynamite. Des cordeaux détonants. Nous faisons un rapide inventaire. Il ne manque que les détonateurs. Logique. Tant pis, nous n’aurons pas le temps de les chercher. D’ailleurs ils sont peut-être dans la maison gardée. Je sais où m’en procurer ailleurs. Mais il faudra les payer.

Pour financer nos actions, nous attaquerons uniquement les PTT. C'est-à-dire l’Etat. A l’exclusion de toute banque ou tout organisme privé. Seront bannis les trafics et les extorsions de fond.

Il ne reste plus qu’à embarquer la marchandise. Nous nous limiterons au raisonnable. La Citroën n’est pas un camion, même pas une camionnette. Et il est hors de question d’en mettre dans la mienne. Nous avons toujours un véhicule ouvreur, sans jamais déroger à la règle.

Trois allers-retours sont nécessaires, il y en a sans doute pas loin de 200 kg. Heureusement rien ne bouge. Pas de lumière à l’entrepôt, pas d’estafette bleue, même pas un fêtard ou un ouvrier de JOB pour prendre la route. On a connu des aventures bien plus mouvementées. Seul problème, une fois chargée, coffre et banquette arrière, la Citroën n’en peut plus. Ses suspensions s’affaissent et elle lève le nez. Tant pis, pas le choix. Nous montons à l’avant et refermons délicatement les portières. Heureusement, elle démarre au quart de tour. Je jette un dernier regard à la façade de l’entrepôt, toujours close. A présent je sais que nous avons réussi. Reste à traverser le sud-ouest en diagonale. Ca ne me fait pas peur, la nuit campagnarde est mon royaume, elle m’a toujours sauvée. Nous éviterons au maximum les villes. Aujourd’hui c’est Fred qui a le mauvais rôle. Hier c’était moi, demain ce sera moi encore. Je reprends possession de ma Citroën près du pont de chemin de fer abandonné. St Girons nous laisse passer, un frisson de satisfaction m’envahit. Adieu, belle endormie. J’ai vu le jour ici, rue Villefranche. J’ai fêté mes vingt-et-un ans il y a trois jours.

*****

Les armes… Oui c’est vrai, je les aimais à vingt ans. Sans doute trop. Elles donnaient à ma

jeunesse le sentiment du possible. Quand on braque une arme sur quelqu’un, il s’exécute en général. Quand ce quelqu’un est un Etat ou une institution, il s’inquiète, il est contraint de vous prendre au sérieux. Je le croyais ferme à l’époque. J’étais ainsi passé du jouet au pistolet d’alarme dés treize

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ans, et à seize j’achetais mon premier vrai browning à un copain anar pour à peine deux cents francs.

A l’époque des faits, je possédais un Astra 400 produit à Guernica, et la seule évocation de ce village martyr parlait à mon imagination. Il y avait sur le mur de ma chambre le portrait des six premiers morts d’ETA et je m’endormais chaque soir sous leur regard figé à jamais.

C’était une époque tendue politiquement, même à notre petit niveau, celui des porches de lycées et des manifs de rue. Cette tension nous l’aimions, nous la cultivions même. Elle nourrissait nos espoirs de changement et nos rêves d’aventures.

Je louvoyais alors entre deux voies d’expression de la violence politique, et je n’étais pas le seul, l’histoire de la dérive gauchiste des années 70 en témoigne. 

L’une rationnelle, construite, contenue, s’appuyait sur une analyse politique qui pouvait être fausse par ailleurs. Plus jeune je m’étais éveillé à l’activisme au sein de la GP*. C’est de la GP que naquit l’éphémère NRP* qui se voulait le bras armé de l’organisation et procéda à l’enlèvement de Robert Nogrette. La NRP sut non seulement libérer son otage mais aussi s’auto-dissoudre quand elle le jugea nécessaire, preuve d’une rare maturité politique.

A cette époque je théorisais pauvrement une échelle d’action allant du « terrorisme d’appoint », notion que j’avais puisé dans la littérature du FLQ*, jusqu’à la guerre révolutionnaire qui ravageait le Vietnam, en passant par tous les degrés de guérilla. Le terrorisme d’appoint se proposait de soutenir les luttes sociales ou d’attaquer des symboles. C’était un terrorisme qui se voulait maîtrisé, il ne le fut pas toujours. Voir à ce sujet l’affaire du Mc Do de Quévert en Bretagne.

Parmi les mouvements que j’admirais alors, basque, breton, corse, irlandais, québécois, s’ils étaient tous structurés et appuyés sur une forte base idéologique, certains avaient déjà largement dépassé le stade de l’appoint pour se livrer, avec mort d’hommes, à une véritable guerre contre les institutions.

J’éprouvais une sympathie particulière pour l’IRA* et l’ETA*, même si elles étaient les plus violentes, parce qu’elles avaient une base ouvrière. Tandis que nos maigres mouvements corse, breton ou occitan se complaisaient dans une ruralité agonisante. Si mes inclinaisons naturelles me portaient vers le monde paysan et une petite bourgeoisie fraîchement issue des campagnes, je n’ignorais pas que le plus dur de notre conquête se jouerait dans les villes, notamment les grandes métropoles très fortement désoccitanisées. Mon idéal économique traduisant le « volem viure al païs », je le puisais dans le paysage du Pays Basque espagnol. A chaque voyage j’enviais ces vallées verdoyantes constellées de fermes et d’usines à taille humaine, des villages peuplés, vivants, et j’en rêvais pour nos Pyrénées déjà mourantes. Quel contraste avec le St Girons ou le Montferrier d’aujourd’hui… C’était ce déclin inexorable que nous voulions enrayer.

Mais la seconde option qui s’offrait à ceux qui rêvaient de subversion brutale, c’était une autre voie issue de la pensée libertaire qui donna entre autres le courant autonome, en France comme en Italie. Plus d’appareil dans ce mouvement spontané, mais un libre cours à toutes les formes de révolte, individuelle comme collective. Beaucoup moins ancrée dans le mouvement ouvrier en France qu’en Italie, sa dérive aboutira pour certains à l’aventure d’Action Directe. Une minorité importante de ma génération a connu ce que je nommerais « la tentation brigadiste ». Bien peu y ont cédé, fort heureusement. Je me souviens que même au sein de la GP bordelaise certains électrons libres s’échauffaient dangereusement, comme ce type qui projetait de liquider Jacques Chaban-Delmas dans un attentat, entre l’aéroport de Mérignac et la mairie de Bordeaux, il avait tout calculé et disait disposer déjà d’une mine magnétique. Heureusement sa proposition fut rejetée. Il faut ici rappeler à quel point la GP pratiquait un activisme dit « spontanéïste ». Le soir à la sortie du lycée quelques copains vous proposaient avec un air mystérieux de vous joindre à eux pour une action d’éclat et vous vous retrouviez à dix, foulard sur le nez, en train d’incendier une boutique de luxe que vous n’aviez même pas remarquée auparavant. Pas d’adhésion, pas de carte, vous aviez réussi votre examen de passage et rejoint la grande famille révolutionnaire. Les slogans étaient

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simplistes, les cibles toujours symboliques. La nuit brûlaient des Mercedes rutilantes, à l’été 70 coulaient des bateaux dans le Bassin d’Arcachon, par application du mot d’ordre « pas de vacances pour les riches ».

Je n’ai pas terminé mon année à la GP. Pas assez libertaire à mes yeux. Parfois je fréquentais un peu le local de la FA*, rue du Muguet. Mais tout y suintait la misère et un passé révolu. Pourtant combien j’aimerais aujourd’hui bavarder avec ces vétérans barcelonais de la CNT, condamné à les retrouver dans les livres d’histoire alors que je les ai côtoyés. Souvent je songe à tous ces hommes de la colonne Durutti, la fameuse 26ème division, victimes de la défaite et de l’enfermement, si près, presque sur mes terres.

On a beaucoup glosé sur les raisons qui ont permis à la France, contrairement à l’Allemagne et l’Italie, d’échapper à la fièvre terroriste à la fin des années 70. Certains ont relevé que la France avait été moins frappée que l’Italie par la crise économique de 1974. D’autres ont prétendu que la signature du Programme Commun et la perspective de l’arrivée de la gauche au pouvoir aurait différé les violences. D’autres encore l’ont expliqué par l’hégémonie du trotskisme dans la nébuleuse gauchiste. J’y vois moi une autre dimension qu’on ne saurait oublier, c’est le poids du mouvement des femmes en France et tout particulièrement au cœur de cette nébuleuse. L’expansion du MLF* et du MLAC*, épaulés par les organisations maoïstes qui auraient pu être à la source des dérives terroristes, a sérieusement douché les rêves para-militaires. Elle a contraint les hommes à une réflexion sur la signification de la violence, non plus sur le terrain social mais au plus profond d’eux-mêmes. Le « militaro » partageait la vie d’une « MLF » et ça changeait beaucoup de choses.

Moi-même, quand je braquais mon Astra sur le miroir de ma chambre, pour voir si je pouvais réellement intimider quelqu’un, imitant sans rire De Niro dans Taxi Driver, j’avais lu Wilhem Reich, au moins en diagonale. Et ça changeait aussi pas mal de choses. Je n’ai jamais été dupe quant à l’usage des armes, même pas à seize ans. J’ai toujours su que derrière l’engagement et les meilleures explications du monde, il y avait une volonté de puissance et un goût effréné de l’aventure. Au risque de choquer certains, pour avoir beaucoup étudié les années 1935-1945, je peux affirmer malgré l’immense admiration que je leur porte, qu’au-delà du patriotisme, de la haine de l’occupant et de l’antifascisme, le goût des armes et de l’aventure a aussi parfois motivé certains résistants. Ce n’est pas décevant, l’important en la matière, c’est de maîtriser ses penchants naturels, de les mettre au service d’une cause et d’en avoir conscience.

Cet Astra, je me souviens l’avoir jeté plus tard dans un fossé au cours d’une course poursuite, me voyant pris je voulais alléger mon cas. Pourtant je ne fus pas pris.

Il m’est arrivé, dans ma seizième année, d’aller au collège armé. Je me souviens de ce jour où deux nervis d’Ordre Nouveau avaient menacé de me précipiter du haut de la coursive. J’avais témoigné la veille dans une sorte de procès public qui visait à dénoncer les liens de ce mouvement avec d’autres organisations fascistes européennes. Grâce à un informateur j’avais établi la liste des équipements fournis par le MSI* italien et le NPD* allemand et ça avait mis en rogne les nazillons de mon collège. Pendant les jours qui ont suivi, je suis allé en cours avec mon browning en poche et je l’ai fait savoir. Fort heureusement je n’ai pas eu à m’en servir. Aujourd’hui ne montent plus des cours d’écoles que des échos de racket, de violences faites aux filles, de revendications communautaires. Finalement je préférais mes petites guerres civiles.

Chaque époque connaît ses propres tensions. Il suffit de feuilleter de vieux journaux pour s’en convaincre. Aujourd’hui Daech à l’extérieur, le fondamentalisme religieux à l’intérieur. On imagine mal à quel point les années 70 étaient brutales. L’islam n’était pas un sujet, les banlieues non plus, les incivilités encore moins. Mais ça chauffait partout, sans aller jusqu’au Vietnam, au Chili, au Nicaragua, en Afrique du Sud ou ailleurs dans le monde où s’affrontaient partout les deux blocs par agences locales interposées. Sans évoquer les tensions sociales qui jetaient dans la rue plusieurs fois par semaine des dizaines de milliers de manifestants, les violences du cid-unati ou

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même la fusillade de Montredon qui fit deux victimes en mars 76, restons seulement au niveau des combats nationalitaires de la fin 75 :

Le 17 août à Belfast, quatre morts et quatre-vingts blessés durant la trêve… Le même jour, attentat du FLB-ARB* contre la centrale nucléaire des monts d’Arrée.

Le 22 août, début de l’occupation de la cave d’Aléria en Corse. Le lendemain fusillade qui cause la mort de deux gendarmes. Scènes de guérilla dans les rues de Bastia.

Le dimanche 24 août, trois mille personnes à la fête organisée par Lutte Occitane au pied de Montségur. J’y étais bien sûr.

Le 25 août, attentats à Bastia.

Le 27 août, arrestation de dix autonomistes en Corse. Attentats du FLB à rennes.

Dimanche 31 août, Corse île morte. A Burgos, verdict de mort contre deux membres de l’ETA.

Le 11 septembre, arrestation de membres de l’ARC*.

Le 12 septembre, attentats anti-ETA à St Jean-de-Luz.

Le 20 septembre, verdict de mort à Madrid contre trois militants politiques. Vague de protestations et de violences en Europe.

Le 21 septembre, onzième condamnation à mort en Espagne. Deux jeunes femmes sont également en attente d’exécution parce qu’elles sont enceintes. Attentat à Toulouse contre une banque espagnole.

Le 28 septembre à l’aube, cinq exécutions en Espagne. Vague de violences en France.

Le 9 octobre, un attaché militaire espagnol abattu à Paris.

Le 22 octobre commence l’agonie de Franco. Le même jour, rafle dans les milieux occitanistes, arrestation de Claude Marti et Michel Le Bris.

Le 20 novembre 1975 à 5h20 du matin, mort de Francisco Franco y Bahamonde.

Le hasard, mais aussi la curiosité intellectuelle, m’ont souvent conduit à fréquenter des milieux qui se situaient aux antipodes de mes convictions personnelles. Ainsi j’ai connu d’assez près certains membres des GAL*. J’avais un ami, presque un frère, avec qui j’avais connu pas mal d’aventures entre 1973 et 1979. Il était d’ailleurs issu d’une famille ariégeoise célèbre. Je lui avais fait connaître les milieux nationalistes de la côte basque, je l’avais introduit chez des amis « porteurs de valises » d’ETA. Nous étions même allés ensemble à l’Aberri Eguna de 1975, avant d’être refoulés par la Guardia Civil aux portes de Guernica. Aussi je fus stupéfait, un jour de l’automne 1979, de découvrir sa photo à la une du quotidien Sud-Ouest en compagnie de quatre malfrats bordelais pour ce qui apparaîtra par la suite comme un épisode parmi d’autres de la « sale guerre » que livra en France le gouvernement de Felipe Gonzales aux réfugiés basques. Des années plus tard, mon ami me jura qu’il n’avait pas trahi ma confiance, mais son passage dans l’autre camp ainsi que d’autres circonstances me permirent de connaître quelques-uns de ces types fourvoyés dans une action criminelle qui les dépassait largement. Dans les années 80 je me suis longuement

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posé la question de savoir si je devais ou non renseigner mes « amis basques ». Mais outre que je ne souhaitais pas me trouver un jour entre le marteau et l’enclume, la nouvelle stratégie de terrorisme aveugle de l’ETA douchait un peu plus chaque jour ma sympathie. C’est un point sur lequel je n’ai jamais varié, la pose d’une bombe dans un lieu public pour tuer aveuglément n’est pas acceptable, jamais ni nulle part. Ce n’est pas négociable.

Un jour de 1977, une de mes relations fit courir le bruit que j’étais un indicateur de police, un « indic ». C’était une accusation très grave. On a oublié à quel point la police était à cette époque l’ennemi de tous ces microcosmes. C’est seulement à partir de 1981 qu’on a pu être flic de gauche, maton de gauche, patron de gauche. Mon accusateur était Bernard Manciet, illustre écrivain gascon, un temps pressenti pour le Nobel, ancien diplomate en Allemagne, un John Le Carré édulcoré qui n’aurait écrit que sur les brumes de sa lande natale. J’avais été très proche de lui autour de mes dix-neuf ans, il avait tenté de faire de moi son poulain politique, me plaçant ici ou là dans un groupe dont il voulait garder la maîtrise. Puis je m’étais éloigné et ça lui avait déplu.

Comme il avait ses entrées dans la police bordelaise, il exhuma du passé une malheureuse et insignifiante histoire. A l’âge de 16 ans, nous avions cru, avec un ami lycéen aujourd’hui responsable d’une organisation patronale, pouvoir manipuler la police locale. En 1970 sont apparus des « comités anti-mafia » très politiques. Dans notre tête l’équation était simple. Le SAC* fournissait les gros-bras du gaullisme local. Les trafiquants de drogue et les proxénètes fournissaient les bataillons du SAC. Nous allions donc faire tomber quelques-uns de ces malfrats en fournissant à la police des tuyaux sur les filières. C’était gonflé, illusoire, mal ficelé, pur produit de nos cerveaux adolescents. Nous avons eu deux rencontres avec les flics, pas une de plus. Quand nous avons compris qu’ils s’intéressaient plus aux petits dealers qu’aux têtes de réseaux, nous avons rompu définitivement. Et c’est ce micro-évènement qu’exhuma Bernard Manciet quelques années plus tard pour se venger de moi. J’en eus quelques ennuis, vite dissipés. Mais c‘est toujours triste de voir un grand esprit s’égarer dans la bassesse.

L’Occitanie… Nous voulions croire qu’elle avait autant de réalité que les six autres minorités nationales de l’hexagone. C’était évidemment une fiction. D’ailleurs si certains d’entre nous soutenaient avec autant de conviction les autres combats périphériques, corse, basque ou breton, c’était pour palier un peu le manque de consistance de notre propre nation. En exacerbant le nationalisme de nos voisins nous pensions légitimer le nôtre. Cette Occitanie il nous fallait l’inventer, en dépit des siècles d’oubli, en dépit de son hétérogénéité, avec ce handicap qu’elle n’avait jamais connu d’Etat ni même d’unité politique. Elle était dans nos cœurs, dans nos pensées, mais le terrain la refusait. A l’époque j’étais membre du PNO* de François Fontan, une chapelle parmi d’autres qui ne dépassa jamais la centaine d’adhérents. Ce PNO rénové par Pierre Maclouf s’était engagé dans une voie résolument révolutionnaire, proche du gauchisme français, mais également doctrinaire, attachée à la construction d’un Etat indépendant. En réalité, malgré sa richesse intellectuelle, le groupe était un esquif en perdition, ne sachant sur quelle route s’engager pour parvenir au but final, privilégiant par réalisme une succession de paliers politiques dont le premier serait l’autonomie.

Précisons de suite que ma tentative de créer le noyau d’une action clandestine n’a jamais été ni de près ni de loin une option politique du PNO, formation résolument légaliste. On peut évoquer au passage un évènement plus lointain qui toucha Pierre Barral, dirigeant historique de cette formation. En 1971, Pierre Barral avait pour colocataire, à St Ouen, Mario Bachand, lui aussi militant historique, mais du FLQ*. Bachand, impliqué dans des activités terroristes au Québec dés 1963, s’était réfugié en France après un périple à Cuba et à Alger. Le 29 mars 1971, Barral rentrant à son domicile le découvrit assassiné de deux balles dans la tête. Il est à peu près établi que cette exécution avait été programmée par la GRC* avec la complicité de la CIA et ordonnée par le premier ministre du Canada, Pierre Eliott Trudeau.

A cause du concept revendiqué de nationalisme, le PNO représentait souvent un repoussoir

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pour de plus jeunes organisations comme Lutte Occitane. Pourtant son projet politique n’était pas moins socialiste et démocratique que les autres, juste un peu moins moderne et attrayant.

J’ai quitté le PNO en 1977 en même temps que mes espoirs dans l’émergence d’une Occitanie libre et unie. Pourtant le postulat selon lequel il n’y aurait pas de renaissance occitane sans projet politique m’a toujours paru pertinent. La langue de mes aïeux ne connaîtrait jamais cette chance de regagner la rue, l’entreprise et le pouvoir qu’ont connu le basque et le catalan durant la même période. Non pas parce qu’elle partait de trop loin pour concourir, non pas parce qu’elle était déjà trop éteinte, songeons au Gaélique si peu parlé en Irlande. Mais parce que la petite bourgeoisie de son territoire, notamment intellectuelle, n’aspirait pas à une construction politique occitane. Dés lors les jeux étaient faits.

Qu’on ne nous objecte pas la diversité dialectale de l’ensemble occitan. Le basque et le catalan tel qu’ils sont enseignés et donc parlés après deux générations sont aussi des constructions volontaires. Un jour une académie de la langue basque s’est constituée pour créer un euskara unifié. De même l’Institut d’Estudis Catalan a travaillé à la normalisation du catalan. C’est au moins un point qu’avait compris le PNO dés 1959 en prônant l’unification graphique et en partie dialectale.

Aujourd’hui je regarde les Calandretas (écoles occitanes) avec compassion. Elles n’ont aucune chance d’inverser le cours de l’histoire, à savoir la disparition complète de notre langue à échéance de deux ou trois générations. J’ai le plus grand respect pour leurs enseignants, un respect teinté d’affection en souvenir de ma jeunesse, mais c’est tout.

Je descends d’une lignée d’enseignants ariégeois. Admirables dans leur obsession d’alphabétiser les campagnes, mais on ne dira jamais assez le mal qu’ont fait nos hussards de la république dans trois domaines. D’abord en mettant à mort les langues minoritaires, ensuite en encourageant la colonisation, enfin en exacerbant le nationalisme revanchard de la France face à l’Allemagne. C’est beaucoup pour de si belles âmes. Absorbant comme des éponges l’idéologie triomphante de la IIIème république, ils n’ont qu’un point à leur actif, leur relatif anticléricalisme.

Alors, l’Occitanie, une utopie ? Probablement. D’ailleurs si le terme Occitanie fleurit encore ici ou là pour désigner le Languedoc, celui d’occitanisme a déserté depuis longtemps les médias. Je ne peux que le regretter, comme Yves Rouquette dans sa préface à l’ouvrage de Gérard de Sède, « 700 ans de révoltes occitanes ».

En quarante ans le paysage européen a profondément changé. Certains verront dans la poussée de fièvre nationalitaire des années 70 le champ du cygne des cultures périphériques précédant leur dissolution dans une Union Européenne qui ne fera pas plus de cas de la culture française. Peut-on le regretter ? Je le crois. La France a raté l’occasion de devenir un grand état fédéral fondé sur autre chose qu’un découpage administratif dessiné ex-nihilo dans des cabinets ministériels à Paris et à Bruxelles. Que reste t-il aujourd’hui du crédit accordé à ces institutions technocratiques ? Elles sont perçues comme largement illégitimes. La France n’est-elle donc que ce vieux pays moisi et à bout de souffle qui permet aujourd’hui aux tenants de Vichy de rejoindre dans le discours ceux de Valmy, de Michelet et de Jaurès ?

Etions-nous condamnés à choisir entre un état amnésique ou une implosion de l’hexagone ? Je ne le crois pas. Pourquoi les états se cantonnent-ils si souvent à des solutions médiocres ? Il n’est pas interdit d’être intelligent en politique, comme en témoignent les accords de Matignon de 1988 qui on été, il est vrai, le produit des négociations de deux personnages exceptionnels, Michel Rocard et Jean-Marie Tjibaou. A contrario, pourquoi la France de Giscard a-t-elle été incapable de saisir la chance d’engager un débat avec l’ARC des frères Simeoni quand il en était encore temps, quand cette formation pouvait réunir à Corte en août 75 un corse sur deux pour un projet somme toute modéré. Pourquoi les états n’apprennent-ils jamais rien de leur histoire ?

Que penser des relations entre les organisations clandestines et le milieu ? Elles sont constantes, partout dans le monde. D’abord parce que les deux univers évoluent dans un même espace de clandestinité et se heurtent tous deux à la police. Ensuite parce que les uns ont

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besoin des autres. Les mouvements paramilitaires cherchent des armes, des munitions, des explosifs et le milieu les a. Enfin parce que certaines activités sont analogues, comme le braquage permettant de remplir les caisses et parfois l’extorsion de fonds (ETA).

On le sait, même la Résistance a parfois procédé à des « réquisitions » sauvages. C’est un aspect de l’histoire qui a été étudié tardivement mais son importance a été soulignée. Sans nerf de la guerre, pas de guerre. Les parachutages anglais de liasses de billets n’ont pas toujours suffi. Voir le braquage du train de la Banque de France le 26 juillet 1944 à Neuvic.

On pourrait se pencher sur le fonctionnement de n’importe quel « front de libération » dans le monde, on y trouverait toujours des vols, des coups de main, des enlèvements, des trafics de diamants, de pétrole, voire de drogue parfois. Plus près de nous la Corse donne depuis trente ans le triste spectacle de la dérive mafieuse de certaines organisations nationalistes. J’ai moi-même le souvenir vers 73-74 d’étudiants basques de Bordeaux qui se plaignaient du rôle que leur faisait jouer les réfugiés de la côte, des activités qu’ils qualifiaient de « droit commun » et qui douchaient sérieusement leur idéalisme.

Qui étions-nous en définitive ? De jeunes idéalistes ? Probablement, mais pas du tout naïfs, au contraire trop cyniques parfois. Nous avions soif d’aventure, nous vomissions cette fin des trente glorieuses qui n’avait pas su s’accompagner d’une révolution des esprits. La société pompidolienne était étouffante, nous aspirions à la faire imploser, faire bouger les lignes sans relâche. Très confusément, le projet occitan cristallisait ces aspirations comme si, en effaçant la France éternelle nous pourrions remettre toutes les pendules à l’heure dans un nouvel espace géographique. Du passé faisons table rase…

Etions-nous des fils de bourgeois désœuvrés ? Certainement pas, mais il est vrai que n’ayant pas connu la misère, l’urgence n’était pas à la réussite sociale à nos yeux. Le combat primait.

Trente ans plus tôt nous aurions sans doute choisi un camp, la tiédeur n’était pas notre fort. Nous aurions certainement été de la graine de maquis. Peut-être résistants, à supposer que nous en ayons eu le courage, je n’en suis pas certain pour moi-même. A la GP nous nous entraînions à supporter les brûlures de cigarette, avant de rentrer chez papa-maman, ce n’était pas sérieux. La torture me glace, comme tout être vivant. La compagne des mes jeunes années disait que la torture était une défaite de l’humanité, je crois qu’elle avait raison.

A moins que nous n’ayons choisi le mauvais camp, dans la mesure où l’on choisit vraiment. Les engagements sont affaire de rencontres si souvent, sinon de hasard. Il m’est arrivé de prendre le café en dissertant sur l’Occitanie nouvelle avec un ariégeois de la Charlemagne, rescapé berlinois d’avril 45. Il représentait tout ce qui m’est étranger mais ce n’était pas un extra-terrestre pour autant. L’un de mes grands-pères était l’instituteur d’un village abritant le camp de concentration le plus répressif de la zone libre. Je me suis toujours demandé comment il en parlait aux enfants. Il était pétainiste, membre de la Légion des Combattants comme tant de survivants des tranchées. Mon autre grand-père était chef de groupe de la Milice Patriotique dans le Couserans libéré, après avoir ravitaillé en viande les maquis locaux. Oui, quarante ans, trente ans plus tôt tout m’aurait porté à rejoindre les Brigades Internationales ou le maquis de la Crouzette. Mais l’aurais-je fait  ? En aurais-je eu le courage ?

Je garde de mes années de jeunesse, entre 16 et 23 ans, la mémoire d’un tourbillon intellectuel. Des années riches de rencontres éphémères ou plus fouillées, plaisantes, formatrices. Souvenir d’avoir connu la fille d’Henri de Monfreid ou le fils de Jean Giraudoux, des poètes comme Bernard Manciet qui m’emmenait faire le tour de ses métayers en refaisant le monde, des chanteurs comme Claude Marti sur les genoux duquel j’avais fait un Pau-Orthez dans une auto bondée ! Mais aussi Alain Geismar, des sociologues comme Serge Mallet ou Georges Lapassade. Bien sûr des militants occitans, basques, bretons. Yves Rouquette qui vient de nous quitter après avoir enchanté si longtemps les pages de la Dépêche ou Joaquin Etxabe, frère de Juan, dirigeant historique d’ETA militaire. Lorsqu’un peu plus tard en cavale j’eus besoin d’un jeu de papiers, il assura mon intermédiaire qu’il s’en occuperait mais je ne vis rien venir. Il est vrai qu’à l’époque je

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n’avais pas d’existence à ses yeux et que les réfugiés basques détestaient tout ce qui pouvait déranger les autorités françaises en Iparralde (Euzkadi nord). En retour, lorsqu’il nous demanda un service logistique, trouver des points de chute en Catalogne nord, nous fîmes la sourde oreille.

J’ai aussi connu à Bordeaux José Bové dans son éternel duffle-coat, flanqué de sa compagne Alice. Un couple charmant mais qui nous paraissait bien tendre, à nous qui n’étions pas pacifistes. Inutile de préciser qu’en dépit de son pacifisme il a été infiniment plus utile que moi à cette terre.

Pendant ces années de militantisme occitaniste, nous avons eu des compagnons de route car il y avait alors un véritable intérêt pour les revendications nationalitaires. Evidemment nous les jugions aussi. Le communiste, trop jacobin et si conservateur sur le plan des mœurs. Mais comme lui nous combattions le Marché Commun à ses origines.L’écologiste, soupçonné de préférer une nature vierge et déserte au maintien des activités humaines.Le pacifiste, jugé trop tendre et inféodé aux religions.Le fédéraliste européen, trop à droite à l’époque.Le gauchiste, allié de circonstance mais trop sensible aux modes.

Serais-je capable de reprendre les armes aujourd’hui à 60 ans passés ? Au delà du ridicule de cette perspective, oui, sans aucun doute pour la Catalogne si elle se trouvait menacée. J’ai la plus grande admiration pour le projet politique de l’ERC* qui me parait être un phare pour l’Europe entière en mariant la défense passionnée d’une nation, la seule qui respecte la langue de mes aïeux au point d’en avoir fait une langue officielle, et l’idéal démocratique le plus moderne, aux antipodes des nationalismes douteux qu’on voit sourdre ici et là, en Italie du Nord, en Flandres et ailleurs en Europe.

Est-ce que je soutiendrais des actions illégales ici en Ariège ? Sans aucun doute chaque fois qu’une loi, qu’un décret ou qu’un arrêté contribuera à cette détestable « chasse aux pauvres » qui consiste à normer la vie quotidienne de tous sur le standard des classes moyennes. Au nom de la défense de l’environnement, de la sécurité routière, de la sécurité tout court, au nom de la croissance aussi, on interdit les habitats précaires ou on interdit de circulation les véhicules anciens. Ce ne sont que deux exemples parmi d’autres de cet excès de juridisme qui nous englue chaque jour un peu plus, comme si notre société moderne s’emballait, ne sachant plus ou placer le curseur entre la nécessaire réglementation de la vie commune et l’indispensable exercice des libertés individuelles. En tant que juriste de formation, je déplore que la loi se montre si souvent inapplicable ou si excluante, laissant nombre de jeunes et de pauvres dans une zone grise, un no man’s land de tolérance ou d’illégalité.

*****

Qu’est devenu notre butin ? A sept heures du matin nous faisions l’ouverture d’un café sur la place de Nerac, fatigués

mais vigilants.A dix heures, les explosifs étaient à l’abri au cœur de la Grande Lande. Finalement, un contretemps nous a empêché de les utiliser à Toulouse comme prévu. A l’été

suivant, mon compagnon ayant été arrêté et me trouvant moi-même en cavale, j’ai repris les 220 kg de dynamite, les cordons Bickford, je les ai chargés dans une voiture, traversé les Landes, la Gironde, la Dordogne et la Corrèze pour les entreposer dans le massif des Monédières. Je peux affirmer avec certitude que leur usage n’a causé aucune victime humaine, ni mort ni blessé.

Et j’en suis heureux.

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* MAO  Movimento Autonomista Occitano* GP  Gauche Prolétarienne* NRP  Nouvelle Résistance Populaire* FLQ  Front de Libération du Québec* IRA  Irish Republican Army* ETA  Euskadi Ta Askatasuna* FA  Fédération Anarchiste* MLF  Mouvement de Libération des Femmes* MLAC  Mouvement pour le Liberté de l’Avortement et de la Contraception* MSI  Movimento Sociale Italiano* NPD  Nationaldemokratische Partei Deutschlands* FLB-ARB Front de Libération de la Bretagne – Armée Révolutionnaire Bretonne* ARC Action Régionaliste Corse* GAL Groupes antiterroristes de Libération* SAC Service d’Action Civique* PNO Parti Nationaliste Occitan* GRC Gendarmerie Royale du Canada* ERC Esquerra Republicana de Catalunya